Les forestiers forment la cheville ouvrière sans laquelle la biodiversité en forêt ne pourrait être préservée. Cette mobilisation en faveur du bien commun mérite d’être encouragée et récompensée.
Après la récente clôture des Assises du Bois et de la Forêt, la multifonctionnalité de la forêt a été réaffirmée. Il s’agit d’une des spécificités du modèle français où la gestion forestière a été façonnée de telle sorte que les forêts remplissent trois fonctions : une fonction environnementale, une fonction de production de ressource durable et une fonction sociétale.
Cette notion n’a pas toujours fait l’objet d’un consensus, et aujourd’hui encore, plusieurs visions de ce à quoi nos forêts doivent être dévolues s’affrontent : certains activistes plaident pour une sanctuarisation de la forêt, alors même que la capacité des industries françaises à être présentes sur le marché du bois – décliné en une myriade de variations propres aux différents massifs forestiers et typicités locales – est une question de souveraineté. Le changement climatique, dont les ravages sont visibles en forêts, a imposé une prise de conscience collective des services environnementaux rendus par les forêts et de leurs richesses en matière de biodiversité.
Diversité des paysages ou des écosystèmes, diversité des espèces et diversité génétique : la biodiversité s’apprécie à différents niveaux et les forestiers privés et publics y contribuent quotidiennement. La hausse du nombre de formations, de circulaires, de nouvelles publications dans la littérature forestière, et de recommandations institutionnelles à ce sujet dans le milieu des sylviculteurs depuis plus de dix ans témoigne de la mobilisation collective. Elle est motivée par le simple bon sens : les pratiques en forêts se doivent d’être respectueuses, car le maintien des équilibres, auxquels la biodiversité participe largement, est essentiel pour la préservation du patrimoine naturel et la production de bois.
Améliorer la résilience des forêts françaises face au changement climatique
La prise en compte de la biodiversité nécessite une réflexion dans laquelle on se projette vers l’avenir. La réalisation d’un document de gestion permet d’encadrer les interventions en forêts. Il est aussi nécessaire de rappeler que les forestiers ont depuis plus de 30 ans drastiquement limité, sur leur propre initiative, l’utilisation d’intrants nocifs (désherbant, insecticide, fongicide…) en forêts. Au quotidien, il s’agit aussi bien souvent d’une question de bon sens. Par exemple, en préservant les tourbières, ces zones humides à la biodiversité remarquable, car elles ne sont pas adaptées pour accueillir des plantations. Il en va de même avec le choix des essences à planter : la diversification des essences est largement appliquée par les sylviculteurs, a fortiori parce qu’elle constitue un levier éprouvé de résilience des forêts face au changement climatique.
Ces actions portent leurs fruits : les populations d’ongulés sauvages n’ont jamais été aussi fortes et aucune espèce animale ou végétale au biotope strictement forestier n’est menacée en France métropolitaine. En dépit de ce que certains militants veulent faire croire, on ne peut pas comparer la destruction de forêts tropicales liée à la production d’huile de palme, qui menace des populations animales emblématiques comme l’orang outan, et l’exploitation de quelques hectares de résineux pour produire du bois utile à la société en forêt régulière dans le Morvan.
Récompenser les bons élèves en matière de biodiversité
C’est pour cela qu’il serait vivement souhaitable de faire émerger un outil de contrôle qualitatif et quantitatif national de la biodiversité. Ainsi, il sera possible d’encourager et de récompenser les forestiers qui mènent des actions en faveur de la biodiversité. Jusqu’à présent, ce travail au service du bien commun est bien mené “gratuitement”.
Alors, l’idée de rémunérer, même symboliquement, des zones forestières ou des aménagements forestiers à faible intérêt sylvicole mais précieux pour la biodiversité, serait une juste rétribution rendue aux forestiers par la société. Cette démarche permettrait de passer d’une écologie punitive à une écologie incitative, bien plus efficace qu’un arsenal d’obligations et de sanctions.
Sans compter qu’avec ce système, au vu de la distribution du foncier forestier français, on favorisera une multitude de placettes dédiées à la biodiversité au milieu de parcelles dédiées à la productivité sylvicole, dans tous les massifs forestiers de France et de Navarre. Ainsi, on évitera l’écueil des solutions radicales du « tout sanctuarisé » ou « tout industrialisé ».
Connemara, le dernier roman du prix Goncourt 2018, brosse dans la grande tradition du roman réaliste le portrait d’une société qui voudrait espérer mais qui ne le peut pas.
C’est la période qui veut ça : on ne cesse de radiographier la France. On voudrait la comprendre, anticiper ses humeurs, recenser ses métamorphoses. Les observateurs s’épuisent. On appelle à la rescousse les historiens, les géographes, les sociologues, les philosophes, les psychologues pour nous expliquer ce pays qui envoie tellement de messages contradictoires. On pense trop rarement aux écrivains pour effectuer ce travail, c’est dommage. Que saurions-nous exactement de la condition ouvrière au xixe siècle sans le Zola de Germinal ou de L’Assommoir, de la France de 1848 sans le Flaubert de L’Éducation sentimentale, de la société des années 1880 sans le Maupassant de Bel-Ami ? Pas grand-chose, sauf si nous étions des spécialistes de ces périodes. C’est là la force du roman : il renseigne, bien sûr, mais surtout, il incarne. Les statistiques, les graphiques, les cartes deviennent des personnages. Bien sûr, il faut être un bon romancier pour réussir ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du voisin. À la fin de votre lecture, vous connaissez mieux des personnages fictifs que votre voisin de palier.
Prenons le dernier roman de Nicolas Mathieu, Connemara, comme la chanson de Michel Sardou qu’un des personnages écoute dans sa voiture – alors qu’il est en train de se demander s’il ne rate pas sa vie. Une chanson qui le renvoie à l’enfance, quand sa mère l’écoutait sur un transistor le dimanche matin en écossant des petits pois pendant que lui dessinait un château fort sur la toile cirée. On mésestime la variété et on a tort, elle dit beaucoup de notre sensibilité et de notre société. Fanny Ardant, dans La Femme d’à côté de Truffaut, l’avait bien compris : les romances disent toujours la vérité.
Prix Goncourt 2018
Nicolas Mathieu est un écrivain qui réussit à donner corps à ses personnages, à montrer comment ils se débattent face aux déterminismes de classe et d’époque. En 2018, on s’était réjouis que le prix Goncourt couronne Leurs enfants après eux, un roman social qui explore les effets dévastateurs de la désindustrialisation lorraine sur deux générations, mesure ses effets sur les lieux et sur les corps, les désirs, les espérances et les désillusions de toute une population. On ne transforme pas impunément le monde de la fierté ouvrière en celui du chômage de masse sans provoquer quelques réactions. Elles se traduisent dans les résultats électoraux ou dans des manifestations sociales parfois violentes comme celles des Gilets jaunes. De quoi paniquer les observateurs et provoquer chez eux une incompréhension teintée de mépris.
Flaubert, Zola ou Maupassant avaient inventé une méthode : ils se documentaient puis oubliaient leur documentation. Le lecteur ignorait ce travail colossal et ne voyait que l’extraordinaire épaisseur des personnages et la justesse des situations. Il en est de même avec Nicolas Mathieu. Il nous plonge dans le milieu du consulting, celui de ces gens très diplômés et très bien payés pour expliquer à des entreprises ou des collectivités locales comment « se réorganiser » – ce qui signifie généralement licencier. Il est tout aussi à l’aise pour nous parler de la « common decency » des classes populaires dont il est issu que d’une équipe locale de hockey sur glace où se joue beaucoup plus que les matchs disputés. Preuve que l’on touche ici au grand art, celui qui ne connaît rien au hockey se prendra à se passionner pour des circonvolutions avec crosses et palet.
Un romancier de la France des « Grandes régions »
Pourquoi avons-nous l’impression de connaître aussi bien Hélène et Christophe, les deux héros de Connemara ? Parce qu’ils sont les fruits d’une histoire, d’un milieu, d’un territoire que l’auteur autopsie avec minutie. Connemara est un roman où il ne se passe rien de romanesque et où, pourtant, la vie affleure à chaque page. Nicolas Mathieu a renouvelé pour la France d’aujourd’hui la méthode naturaliste du xixe siècle, celle que Maupassant exposait dans la préface de son roman Pierre et Jean : « Le romancier qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques. »
Hélène et Christophe vont avoir 40 ans. On ne s’interroge pas assez sur la polysémie de la quarantaine, un âge mais aussi un isolement forcé entre la jeunesse et la maturité. Nous sommes à l’époque où le quinquennat Hollande prépare la création des « Grandes Régions ». Nicolas Mathieu montre au passage, notamment pour la région Grand Est où se déroule son histoire, l’aberration technocratique de la chose. Une réorganisation autoritaire du territoire sous prétexte d’économies budgétaires, qui va coûter une fortune, se révéler inefficace et, surtout, achever de désorienter des habitants qui n’avaient pas besoin de ça.
Hélène et Christophe sont originaires de Cornécourt, ville moyenne fictive sise à une encablure d’Épinal. 15 000 habitants, un maire sans étiquette qui est là depuis toujours et qui élève des chiens en espérant que l’usine de papeterie tenue par des Norvégiens ne ferme pas, car c’est le dernier gisement d’emplois, comme on dit. Christophe, divorcé, habite chez son père. Il vend des croquettes pour animaux domestiques. Il est plutôt bon dans sa partie malgré les « objectifs » de plus en plus inatteignables. La part de poésie dans sa vie ? Son fils Gabriel, 7 ans, dont il a la garde alternée avec sa mère qui va bientôt quitter la région. Il y a aussi les copains, célibataires, francs buveurs, qui tirent avec des carabines à plomb sur des pinces à linge. Les hommes restent toujours des mômes qui s’affolent d’avoir grandi trop vite. Et puis il y a surtout le hockey. Il a été un champion dans sa jeunesse et songe à remonter sur la glace parce que l’équipe va vraiment mal. À moins qu’il accepte de rejoindre le maire qui le verrait bien sur sa liste électorale.
Hélène, c’est la transfuge, passée des classes populaires à la classe moyenne supérieure malgré des parents qui auraient bien voulu que « la petite bêcheuse » reste à sa place. Elle est devenue consultante à Paris, s’est mariée, a eu deux filles. Évidemment, serait-on tentés de dire, elle est dépressive. Elle a réussi à convaincre son mari de retourner à Nancy, mais ne trouve pas la sérénité dans sa Lorraine natale : les open spaces sont les mêmes partout.
Nicolas Mathieu excelle dans les portraits de femmes, comme l’a prouvé notamment une novela noire (Mathieu vient du polar), Rose Royal, publiée en 2019, comme pour se ménager une pause après le Goncourt. Pour un peu, avec Hélène, dont il rend parfaitement les sensations les plus intimes, on l’accuserait – c’est à la mode – d’appropriation culturelle, voire de genre. C’est oublier que les vrais écrivains, quand ils écrivent, n’ont plus de sexe, d’origine, d’âge. Il faut souligner aussi, dans Connemara, la finesse de l’observation de ces rivalités minuscules qui signent les différences de milieu social, même si on va à la même école. L’émancipation d’Hélène se fait par une amie, une fille de cadre qui lui apprend à se tenir différemment, à comprendre une série de codes aussi imperceptibles qu’impitoyables. Hélène n’est pas Madame Bovary : quand elle va rejoindre Christophe et qu’ils vont devenir amants alors qu’ils ne faisaient, ados, que se côtoyer, elle ne recherche pas une vie de rêve. Comme Christophe, dans ces chambres d’hôtel de zones commerciales, ce qu’elle retrouve, au moins pour un moment, c’est la jeunesse.
En déployant une ample narration dans le temps et dans l’espace, tout en apportant un soin particulier à ses personnages secondaires, Nicolas Mathieu brosse le portrait d’un « aujourd’hui français ». Un pays inquiet et résigné malgré ses bouffées de colère, un pays désenchanté avec des gens de bonne volonté qui cherchent à trouver une raison de vivre à travers leurs enfants, dans l’amour mais certainement pas dans des métiers dépourvus de sens, ni même dans la politique. Un pays dans une impasse mélancolique qui n’attend plus grand-chose ou qui ne sait peut-être même plus au juste ce qu’il attend, ce qui est encore pire.
Tonnerre d’applaudissements au tomber de rideau de la première de « Cendrillon », samedi 26 mars.
L’immortel Jules Massenet est décidément mis à l’honneur cette année, la même salle de l’Opéra-Bastille ayant accueilli, il y a un mois à peine, Manon, l’autre opéra-comique archi connu du compositeur inspiré de Thaïs, d’Hérodiade ou de Werther, aux mélodies si délicatement chatoyantes. Tant mieux.
Monika Rittershaus / Opéra national de Paris
Sous la baguette de Carlo Rizzi, cette nouvelle production mise en scène par Marianne Clément (décors et costumes signés Julia Hansen) tire intelligemment l’adaptation lyrique du célèbre conte de Perrault vers l’époque exacte de sa création, à l’aube naissante de la Belle Epoque : tableautins animés en noir en blanc qui, renvoyant au premier Septième art, accompagnent les préludes de chacun des quatre actes ; usine textile tarabiscotée par quoi s’ouvre le spectacle, allusion évidente aux inventions de l’âge industriel telles que visitées par le génie de Méliès ; verrière de fer qui, pour figurer la salle des fêtes du palais où le livret de Henri Cain inscrit le deuxième acte, prend modèle sur l’esthétique des Grand et Petit Palais parisiens, quitte à transformer le plateau tout entier en édifice de l’Exposition universelle 1900… Sous les auspices du grand compositeur dans sa maturité tardive (en 1899, date de la création de « Cendrillon », Massenet est âgé de 57 ans – il mourra en 1912),
Cendrillon (dans le rôle, la soprano d’origine irlandaise Tarra Errgaught, légende vivante du Bayerische Staatsoper de Munich)n’a plus rien d’un conte pour enfants : Madame de La Haltière, génitrice de Lucette (car Cendrillon est ici pourvue d’un prénom) y figure une marâtre bourgeoise, antipathique mère-maquerelle tenaillée par une unique obsession : choper le parti le plus rentable en faveur de ses filles, Noémie et Dorothée. Choisissant avec tact de pasticher les opéras du XVIIIème siècle, ainsi que le fera un peu plus tard Richard Strauss pour le jeune Octavian du Chevalier à la Rose, Massenet travestit en femme le Prince charmant (chanté, au reste, avec une grâce absolue par la mezzo- soprano britannique Anna Stephany), tandis que la Fée, quant à elle, dans cette mise en scène 100% d’époque , pourrait-on dire, crépite d’ampoules à fort voltage, telle une authentique Fée-Electricité ; et que Pandolfe, le bonasse chef de famille rivé à son canapé anglais en cuir, semble bien souscrire à la tentation néo-rurale, avant la lettre: « Viens, entonne-t-il en effet, à l’adresse de sa petite Lucette/ Cendrillon dans le premier tableau du troisième acte, nous quitterons cette ville/où j’ai vu s’envoler ta gaîté d’autrefois/Et nous retournerons au fond de nos grands bois, / Dans notre ferme si tranquille, / et nous serons heureux, / Bien heureux, tous les deux… ».
Cendrillon. Conte de fées en quatre actes et six tableaux, opéra-comique de Jules Massenet (1899), d’après Charles Perrault. Direction musicale : Carlo Rizzi. Mise en scène : Marianne Clément. Avec Tarra Erraught, Daniela Barcellona, Anna Stephany, Kathleen Kim…
Du 29 mars au 28 avril. Durée du spectacle : 2h40. Opéra-Bastille. Paris.
Éric Zemmour a réalisé le plus grand rassemblement de la présidentielle, à Paris place du Trocadéro, hier. Mais la plupart des commentateurs préfèrent s’attarder sur l’incident des “Macron assassin” scandés par la foule. Causeur était dans les travées.
La météo était avantageuse. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais Éric Zemmour semble bien avoir réussi son pari. 100 000 citoyens se sont réunis au Trocadéro pour écouter le candidat de « Reconquête ». 100 000, du moins… selon les dires du candidat ! Assurément plusieurs dizaines de milliers en tout cas, la place étant largement pleine. Les sondeurs disaient sa campagne au crépuscule depuis plusieurs semaines, elle attendait une nouvelle aurore…
Éric Zemmour était précédé derrière le pupitre par ses soutiens Marion Maréchal, Nicolas Bay, Philippe de Villiers, Jacline Mouraud, Guillaume Peltier, Laurence Trochu et beaucoup d’autres. Une polémique médiatique est née après que quelques “Macron assassin!” aient été repris un instant par une partie de la foule. Nous allons bien sûr y revenir.
Une bonne droite
Nicolas Sarkozy avait réussi un rassemblement similaire au même endroit en 2012, et la droite s’y était également réunie autour de François Fillon en 2017. Le candidat de « Reconquête » a avant tout promis à ses supporters une « surprise à venir ». « Nous allons déjouer les pronostics », leur a-t-il assuré. « J’ai choisi le Trocadéro pour venir laver les affronts de la droite, les affronts du peuple qui a le sentiment légitime qu’on lui a trop longtemps volé son vote » promettait-il hier. « Nous sommes les seuls à être de droite dans cette campagne. Nous sommes les seuls héritiers d’une droite qui aime la France, le peuple, le travail, l’ordre et l’identité. » Pour réussir son pari, le candidat a renouvelé ses appels à l’aide à des figures politiques de droite qui pourraient se reconnaitre naturellement dans son discours, et les a fait applaudir par la foule : Eric Ciotti, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez, Nadine Morano et même Jordan Bardella.
À deux semaines du premier tour, le candidat s’est dit lassé de tous ceux qui trouvent son discours trop dur, trop martial : « certains s’indignent de ma fermeté. Ce qui m’indigne, moi, ce ne sont pas les mots, ce sont les drames quotidiens que vous subissez » s’est-il justifié, ajoutant : « la crainte de la fin de la France, c’est le malheur indéfinissable de se sentir étranger dans son propre pays, l’horreur devant les victimes qui se multiplient, le désespoir devant une classe politique si lâche. »
Catherine et Armelle, militantes issues de LR, se disent déçues par l’abandon des « valeurs sociétales par leur parti ».
Les générations se rencontrent. Antoine, 18 ans, lycéen venu de Dijon, et Michel, ancien dirigeant de société vivant en banlieue parisienne échangent sur les raisons de leur vote. Le premier incrimine l’insécurité et l’immigration ; le second la perdition morale de la société.
Dans les allées, personne n’est encore prêt à le lâcher. « J’y crois, je suis plutôt confiant. Cela faisait une décennie que je ne votais plus, la dernière fois c’était pour Sarkozy en 2007 » témoigne Alfred, ancien cadre d’Air France venu du Val d’Oise. Il ne se laisse pas décourager par la morosité des sondages : « Vous avez vu les sondages libres sur Twitter ? Les élections se font sur les réseaux sociaux désormais. Les grands médias ne sont plus aussi prescripteurs qu’autrefois » croit-il savoir. Un peu plus loin, le président du comité Trump France, Georges Clément – lequel regroupe une centaine de supporters français de l’ancien président américain – veut croire à un coup de théâtre le 10 avril : « la situation de Zemmour me fait penser à celle de Trump en 2016, à l’observation notamment de deux éléments : les sondages ridicules qui le donnent balayé et l’ampleur des foules qui viennent l’applaudir. On pourrait revivre la même grande surprise ».
On retrouve un peu partout ce mélange de confiance et d’assertivité. Un agrégé d’anglais et ancien directeur de lycée parisien nous détaille sa perception de la confection des sondages par le menu : « quatre électeurs sur 10 peuvent changer d’avis au dernier moment. Nous n’en sommes pas du tout au moment de la cristallisation électorale. Tout peut encore arriver ». Après avoir voté Mitterrand en 1981, Chirac en 1995 et Chevènement en 2002, son choix ne fait en tout cas pas de doute : pour 2022, ce sera Zemmour.
Macron assassin
Quand le candidat évoque les victimes de l’ensauvagement de la société dans son discours, nous avons effectivement bien entendu jaillir des cris « Macron assassin! » quelques instants depuis l’assistance. Comme bien d’autres observateurs présents, nous nous sommes alors retournés vers notre voisin (en l’occurrence, nous, vers Yannis Ezziadi) : « voilà qui est vraiment très con ! »
Plus tard, les journalistes repasseront la séquence en boucle. Sur BFMTV, Philippe Corbé dira : “Vous vous rendez compte de ce que cela veut dire, assassin ? (…) Cela signifie que la foule accuse le président français d’avoir prémédité la mort de Français ?” Derrière l’insulte malheureuse au monarque républicain, les commentateurs n’ont apparemment pas entendu le cri d’une foule excédée par la montée de la violence dans la société française, foule par ailleurs chauffée à blanc par les écrans géants du meeting où étaient diffusés des témoignages de proches de victimes soutenant Zemmour.
Le candidat assure ne pas avoir entendu ces insultes depuis la tribune. Il écrit aujourd’hui : « Je n’ai pas entendu ce mot dont la presse parle et que je ne cautionne pas. Mais j’ai vu ce dont la presse ne parle pas : j’ai vu 100 000 Français enthousiastes, patriotes et fiers. J’ai vu des Français qui n’en peuvent plus des politiciens et de l’idéologie de gauche ! »
Trop dur sur l’assimilation ?
Il l’avait dit dans le numéro de novembre de Causeur, Zemmour tend toujours la main aux « musulmans qui s’assimilent ». Il a reprécisé dimanche pendant un long moment ce qu’il attendait exactement, et a procédé à un habile renversement accusatoire, rappelant que lui voulait un État qui ne distingue plus les citoyens selon leurs origines, leurs couleurs de peau ou leur religion, contrairement aux autres “politiciens”, notamment de gauche.
Alfred, ancien cadre chez Air France, doute de la valeur des sondages officiels : « J’y crois encore, l’élection se fait de plus en plus sur les réseaux, et de moins en moins sur les grands médias ».
Solennellement, il annonce : “On a souvent joué sur les peurs avec mes propos, alors aujourd’hui au Trocadéro je veux parler directement à nos compatriotes de confession musulmane. Car les journalistes et politiciens vous désinforment et vous mentent. Ils vous font croire que je veux vous empêcher de pratiquer votre religion, c’est faux. Je connais l’islam mieux qu’aucun de mes concurrents. Je connais l’islam comme vous. Vous êtes issus d’une culture que je connais bien (…) car mes ancêtres sont nés en Algérie. Vous venez d’une culture dans laquelle la franchise compte autant que la parole donnée. Alors je sais que vous attendez qu’on vous parle sincèrement, pas comme tous les autres hypocrites qui n’osent jamais vous dire vraiment ce qu’ils pensent. Alors je ne me cache pas et je vous le dis : il y a un problème avec l’expansion de l’islam aujourd’hui en France. Il y a un problème car nos politiciens ont reculé, car ils ont voulu que la France fasse des accommodements raisonnables avec l’islam au lieu de demander aux musulmans de faire des accommodements raisonnables avec la France !” De quoi parle Zemmour ? Pas d’abandonner la pratique de la religion, donc : “Rien ne vous empêche d’être de vrais Français et de vivre votre religion dans le respect des lois et dans la discrétion. Le choix que je vous propose, c’est d’embrasser la culture française, une langue, notre histoire, nos mœurs et notre art de vivre. Je veux croire que c’est possible. Beaucoup de nos compatriotes musulmans ont déjà fait le choix de l’assimilation, et, ceux-là, je le répète, sont nos frères.” En revanche, pour ceux qui n’aiment pas la France et sa culture, le candidat reste cassant : “Si vous ne souhaitez pas être Français, eh bien c’est votre droit. Mais assumez-le ! Je suis honnête avec vous, soyez le avec la France. Ce n’est pas à la France de s’adapter à votre culture, mais à vous de faire vôtre la culture française”.
Beaucoup de jeunes
Parmi ceux venus écouter Éric Zemmour au Trocadéro, certains ne sont même pas encore des électeurs potentiels, il s’agit des nombreux lycéens parisiens de 16 ou 17 ans venus entendre ce « mec »« qu’ils adorent ».
Un public plutôt jeune devant les sculptures de soldats morts pour la France, Trocadéro, 27 mars 2022.
Ou Amine, « de nationalité algérienne », qui se retrouve simplement dans une partie de son discours: « beaucoup de Français ou résidents d’origine maghrébine ne veulent pas être confondus avec l’islamisme ou l’attitude de certaines étrangers ». Le scepticisme n’est jamais avoué même si beaucoup de militants admettent rencontrer quelques difficultés à convaincre leur entourage, notamment chez les sympathisants de la droite conservatrice pur sucre – celle qui devait déjà figurer au Trocadéro pour soutenir François Fillon en 2017. Armelle et Catherine, sympathisantes LR retraitées ayant consenti à nous donner leur âge vénérable, 80 et 79 ans, se disent contrariées « que les LR abandonnent toutes leurs valeurs sociétales ». Leur adhésion est franche : « Zemmour croit en ce qu’il dit et appelle les choses par leur nom ». Incrimineraient-elles certaines convenances bourgeoises, une prudence de la bonne société à rejoindre cet homme par qui le scandale arrive ? « Beaucoup de gens ne disent pas pour qui ils votent. Il y a une grande prudence voire une certaine timidité chez nos amis. Il faut toujours faire « comme il faut ». Ils font de savants calculs électoraux et intellectuels pour justifier un vote raisonnable et ont peur de quitter les sentiers battus… » N’en demeure pas moins qu’on croise moult polos Ralph Lauren et pantalons rouges dans le meeting et dans les artères du XVIe arrondissement autour du Trocadéro, que l’on devine tout juste sortis du diner en famille.
« Dans mon milieu, on pense encore beaucoup aux situations acquises, à la conservation des affaires – un peu plus qu’à la France » regrette Michel, ancien patron de société qui a fait le déplacement depuis les Hauts-de-Seine.
Un groupe de jeunes étudiants en BTS, venu de Lyon, tout en se disant convaincu par les propositions du candidat et excédé par l’insécurité dans leur ville – qu’ils attribuent à l’immigration et au laxisme de la municipalité – regrette que leur candidat se soit aventuré sur « le sujet des prénoms, du ministère de la remigration ou du refus d’accueillir les réfugiés ukrainiens » – propositions qui seraient à l’origine de son tassement dans les sondages.
“Rien ni personne” n’arrête la “puissance française”
C’est déjà la conclusion du discours. Zemmour offre au public venu l’applaudir une dernière et belle envolée faisant vibrer les cœurs. Les sympathisants sont en plein soleil depuis plus de deux heures. Rappelant qu’”impossible n’est pas français” et annonçant qu’il va “tout donner dans les 14 jours qui le séparent du premier tour”, car 2022 est selon lui la dernière chance, le candidat s’égosille:
“Quelle belle et grande aventure, quelle énergie nous allons déployer dans les deux semaines à venir, quelle détermination je sens chez vous aujourd’hui. Français, nous avons fait en trois mois ce qu’aucun politicien n’avait jamais réussi à faire en quinze ans. (…) Allons-nous décider de notre avenir, allons-nous donner tout à la France ? Oui (…) parce que rien ni personne ne nous empêchera d’écrire le destin de notre pays. Rien ni personne ne nous volera cette élection, rien ni personne ne nous empêchera de nous battre (…) rien ni personne ne nous fera reculer ou baisser les yeux, parce qu’il faudrait nous arracher le cœur, et ils n’y arriveront pas. Le peuple qui décide de se lever et la surprise de cette campagne, c’est nous !“ La foule est ravie. En quelques mois, le polémiste, plutôt gracile et malicieux, s’est transformé en redoutable tribun en se servant de sa grosse voix.
Le candidat de droite est désormais à la reconquête… de l’opinion !
En programmant « les Visiteurs » en prime time le soir du premier tour des élections présidentielles et en privant ses téléspectateurs d’une soirée électorale intégrale, TF1 envoie un message subliminal qui ne peut que renforcer l’abstention. Pour la première chaîne, les élections sont finalement des pièges à cons et comme celle-là est pliée d’avance, alors autant laisser la place au rire. Votez, oubliez et allez-vous marrer!
Les politologues, les sondeurs médiatiques, les propagandistes de la macronie et les seconds couteaux des partis politiques concurrents seront priés de quitter le plateau de TF1 à 21h30 le 10 avril !
Autant donner aux téléspectateurs une vraie comédie qui remplace la mascarade politique. Voilà ce que dit en vérité la chaîne.
La première chaîne de France et d’Europe a donc annoncé que sa soirée électorale aura une durée limitée de trois heures et se déroulera de 18h30 à 21h30 seulement. Après, place au divertissement avec la diffusion de la comédie culte des années 90 signée Jean-Marie Poiré, « les Visiteurs ». Ce sont les gamins qui vont être contents !
Un film que tout le monde a déjà vu plusieurs fois
Ainsi, dans des millions de foyers, le soir du premier tour, au lieu d’assister aux habituelles passes d’armes entre adversaires politiques, on entendra hurler Jacquouille La Fripouille « Messire, messire, pouah ça puire ! », « Okayyyy ! », ou encore « merci la gueuse, tu es un laideron mais tu es bien bonne », toutes ces répliques que tout le monde connaît par cœur. Il faut dire que le film a été diffusé plus de 27 fois. Alors une de plus, ça ne peut pas faire de mal – sauf peut-être pour l’originalité des programmes. Peu importe, ce qui compte c’est que les rires fassent oublier les résultats et que le puéril amusement détrône l’importance du moment.
« En tant que chaîne leader, nous considérons que dans la partie chaude d’une heure et demie on peut avoir donné l’intégralité des faits, des résultats, des réactions, des commentaires », a expliqué cette semaine Thierry Thuillier, le directeur général adjoint du pôle information de TF1 en guise de défense pour désamorcer les éventuelles critiques. Autrement dit, pour Thierry Thuillier, le choix du destin d’une nation ne mérite pas de passer toute la nuit à analyser les résultats et à débattre des futurs ralliements stratégiques, du niveau de l’abstention (annoncé comme historique) et des reports de voix décisifs. Exit, la tradition des soirées électorales qui s’éternisent jusqu’à pas d’heure et qui rendent palpable une certaine identité française pour la passion du débat politique.
Evolution des usages et des attentes
Thierry Thuillier pratiquerait la culture de l’effacement ? Peut-être, en tout cas, l’élève ne fait que dépasser le maître puisqu’il ne fait que s’inscrire dans la droite ligne de son illustre prédécesseur, Patrick Le Lay connu pour sa déclaration à la véracité aussi fracassante que déconcertante selon laquelle TF1 vendait du « temps de cerveau disponible » à Coca-Cola et autres annonceurs multinationaux.
Pour Thuillier, le temps de cerveau disponible du citoyen téléspectateur après les résultats de 20 heures est de 1h 30 minutes et l’agora est un show de courte durée où il s’agit de bombarder les scores des candidats, d’enchainer deux ou trois punchlines et un fact checking à la vitesse d’une story sur Instagram.
« La chaîne de télévision justifie cette décision par une évolution des usages et des attentes, face à la multiplication de l’offre notamment sur les chaînes d’information. Les aficionados de la politique pourront d’ailleurs continuer de voir la suite de la soirée électorale à partir de 21 h 30 sur LCI » écrivent les Echos. Ceux qui ne sont pas contents n’auront qu’à zapper sur LCI, c’est l’autre bonne excuse donnée à la tour TF1 de Boulogne-Billancourt. Mais derrière ce discours marketing bien rodé se cache peut-être une autre raison qui motive la chaine à écourter la soirée électorale : « Il y a moins de suspense qu’en 2017 » murmure-t-on dans les couloirs de TF1. Cet aveu déconcertant envoie un message subliminal terrible aux électeurs.
Pour TF1, les dés sont pipés : le duel annoncé depuis des mois aura bien lieu, Macron vs Le Pen et Macron sera automatiquement réélu. Alors, pourquoi subir une comédie surjouée où les éléments de langage habituels seront déversés, ponctués d’invectives, où les reductio ad hitelrum pleuvront et le cordon sanitaire face à un péril fasciste fantasmé sera encore une fois agité ? Autant donner aux téléspectateurs une vraie comédie qui remplace la mascarade politique. Voilà ce que dit en vérité la chaîne. Alors si votre cerveau souhaite un véritable débat au soir du premier tour, prenez votre télécommande et zappez, ou rendez-vous sur les réseaux sociaux ! Okayy ?
La candidate du Rassemblement national a vu son déplacement dans l’île chahuté par quelques opposants indépendantistes d’extrême gauche… Une vingtaine de militants ont fait irruption pendant un entretien avec des journalistes, samedi soir, et l’ont interrompu sous les cris de « Raciste ! »
Ce qui s’est passé en Guadeloupe est une honte démocratique. Une vingtaine de militants d’extrême gauche s’en sont pris à Marine Le Pen. Elle a été violemment bousculée et a dû être évacuée. Il convient de rapprocher cet épisode choquant des agressions, intimidations, jets de projectiles, dont Eric Zemmour, ses soutiens et ses militants ont été régulièrement victimes ces derniers temps. La violence est donc partagée à l’encontre de ces deux personnalités et amèrement on constate que la parité est respectée.
Il faut dénoncer toutes les violences dans cette campagne!
Ne votant demain ni pour l’une ni pour l’autre, on ne peut me suspecter de m’indigner seulement de manière intéressée. Dès que j’ai pris connaissance de cette déplorable péripétie à l’encontre de Marine Le Pen, je l’ai dénoncée sur mon compte Twitter et sur TikTok en ajoutant qu’évidemment la macronie se taisait et qu’Emmanuel Macron ne réagissait pas, ligoté par sa posture de candidat. Mais je fais amende honorable, j’ai eu totalement tort.
Ce qui montre bien la validité d’un précédent article où je soutenais que le président-candidat n’offrait pas à ses opposants le grand avantage d’être médiocre. En effet, avec un certain retard – j’admets qu’il a aussi d’autres sujets de préoccupation -, il est intervenu sur France 3 pour condamner « toute forme de violence en politique », ajoutant « je combats les idées de Marine Le Pen, mais avec respect » et qu’il faudra « des clarifications et que la justice passe ». Il a sauvé l’honneur de la classe politique dont il fait partie car je n’ai entendu personne d’autre sur ce même registre. Ce propos qu’il a tenu et donne sur ce plan une belle image de lui rend d’autant plus odieux les cris de « Macron assassin » proférés au meeting du Trocadéro par des soutiens d’Eric Zemmour. Il devrait y avoir des limites à l’esprit partisan !
L’autre abstention
Chacun des autres candidats, enkysté, englué dans sa seule cause, s’est montré incapable, sans doute secrètement réjoui, de dire ce qui convenait et de dépasser l’intérêt immédiat de sa campagne au profit d’une attitude républicaine. Face à ces abstentions, je ne peux m’empêcher de penser que pour certains il y a presque une forme de normalité dans les violences commises au détriment d’un camp qu’ils qualifient paresseusement d’extrême droite. En effet, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’ultradroite, dans ses débordements, est stigmatisée et condamnée sur-le-champ quand l’ultragauche est souvent comprise, traitée en tout cas avec une infinie indulgence. Comme si l’esprit révolutionnaire et les pulsions affichées progressistes bénéficiaient par principe d’une sorte de complaisance aussi bien politique que médiatique.
La lâcheté de cette minorité d’extrême gauche guadeloupéenne paraissant fière d’elle pour des procédés qui devraient la disqualifier, me remet en mémoire un fait divers en 1997 à Mantes-la-Jolie, où Jean-Marie Le Pen, à la suite d’une bousculade mal éclaircie avec la député-maire Annette Peulvast-Bergeal, s’était vu unanimement honni entre autres parce que sa victime était une femme. Les temps ont changé et la courtoisie républicaine s’est délitée.
Nouveau monde
On va me répliquer que je suis naïf, qu’il est vain de croire qu’on pourra revenir en arrière, dans ces temps où la vigueur des mots suffisait et où l’affrontement se contentait des antagonismes des esprits et des argumentations.
J’assume cet espoir, qui n’est peut-être pas qu’une illusion, d’un monde politique qui saura faire revenir les citoyens vers lui parce qu’il leur aura donné, fond et forme compris, promesses tenues, sincérités acquises, la certitude d’une authentique nouvelle ère. Et je rends grâce à Emmanuel Macron qui, fuyant pourtant le débat, a su proférer ce qu’on attendait de sa haute fonction avant le premier tour de l’élection présidentielle. Mais quels lâches en Guadeloupe !
La 94e cérémonie des Oscars s’est tenue le dimanche 27 mars au théâtre Dolby de Los Angeles. Will Smith a reçu l’Oscar du meilleur acteur pour le rôle de Richard Williams dans La Méthode Williams. Mais l’acteur a fait parler de lui d’une autre manière plus tôt dans la soirée. En effet, il n’a pas apprécié que l’humoriste Chris Rock se moque de l’alopécie de sa femme. Pour exprimer son indignation, il est monté sur scène et a giflé l’humoriste devant tout le monde. On savait déjà que Jada Pinkett-Smith perdait ses cheveux, on sait désormais que son mari perd son calme tout aussi vite…
Ça s’est passé en direct lors de la cérémonie. L’un a donné une gifle à l’autre. Et on le comprend : Chris Rock s’était moqué de la coiffure de la femme de Will Smith. La malheureuse souffre de calvitie.
Des dizaines de millions d’Américains ont vu la scène. Des Américains blancs, des Américains noirs. Et ils ont manifesté de la compréhension pour la gifle de Will Smith.
Les deux protagonistes de cette scène, qui restera dans les annales du cinéma, sont noirs. Will Smith est producteur, scénariste, réalisateur, acteur, il pèse des millions de dollars. Chris Rock est un humoriste presque aussi riche que celui qui l’a frappé.
Cet épisode jette une lumière intéressante sur le racisme supposé qui sévirait aux États-Unis. Des Noirs peuvent brillamment réussir à Hollywood. Tous ne sont pas relégués dans des ghettos, contrairement à ce qu’on nous avait raconté. Tous ne meurent pas sous les coups de policiers brutaux, contrairement à ce qu’affirment les militants « Black Lives Matter ».
On imagine avec effroi ce qui serait advenu si Will Smith avait été blanc. Des milliers de manifestants seraient descendus dans la rue en criant « Black Lives Matter ». C’est ainsi que l’Amérique est grande dans sa complexité. Le soi-disant « privilège blanc » n’est à l’évidence qu’un leurre et une imposture. Autre événement aux Oscars qui montre que la charité bien-pensante n’a pas dit son dernier mot. Le film « CODA » a été récompensé. Il met en scène des personnes sourdes. Les médias que nous avons consultés ne précisent pas si le film est muet…
Il y avait enfin, parmi les postulants, un western montrant un cowboy refoulant son homosexualité. Scandale : il n’a pas été primé ! Les associations LGBTQIA+ américaines vont assurément rapidement protester.
Colin Field est aussi légendaire que le bar Hemingway qu’il a ressuscité au Ritz il y a vingt-huit ans. Ce barman de génie a donné ses lettres de noblesse à la confection des cocktails et défend un savoir-faire que l’esprit du temps cherche à vulgariser.
Comme son compatriote David Ridgway, légendaire sommelier de la Tour d’Argent depuis 1981, Colin Field appartient à cette catégorie d’Anglais amoureux de la France qui s’étonnent que les Français ne soient pas davantage fiers de leur drapeau qui rassemble la couleur de la royauté (le blanc) et celles de la ville de Paris (le bleu et le rouge) : « Je viens à l’instant d’obtenir ma naturalisation française, j’en suis très fier, et en mars j’aurai ma carte d’électeur ! » Cet enthousiasme qui fait chaud au cœur nous rappelle à quel point les Anglais ont joué un rôle essentiel dans le développement de notre art de vivre. Historiquement, c’est grâce à l’aristocratie anglaise que le vignoble de Bordeaux est devenu le plus célèbre du monde : au XVIIIe siècle, les navires remontaient la Garonne à destination de Londres chargés de tonneaux de château Latour, Margaux et Haut-Brion… Sans ce marché crucial, jamais ces propriétés n’auraient pu prospérer ! On doit aussi aux négociants anglais l’invention du champagne effervescent que nos vignerons champenois s’efforçaient depuis des siècles de maintenir « tranquille » et sans bulles jusqu’à ce que les lords leur fassent dire : « Nous, on adore les bulles ! » Et les premières bouteilles en verre capable de résister à la pression du champagne ont été fabriquées en Angleterre. Aujourd’hui encore, la vaisselle du palais de Buckingham date de Louis XVI et provient de la manufacture de Sèvres, les menus y sont écrits en français et la cave abrite les plus grands Bordeaux. En 1996, lorsque le buveur de bière Jacques Chirac est allé à Londres en visite officielle, la reine lui a servi un fabuleux Mouton-Rothschild 1961.
Pendant ce temps, que faisaient nos responsables politiques ? Ils reniaient notre patrimoine gastronomique à l’image d’un Bertrand Delanoë qui, en 2006, a jugé bon de vendre aux enchères les 4 000 bouteilles de Pétrus et de Romanée-Conti de la mairie de Paris. En 2013, François Hollande, d’une manière tout aussi démagogique, a fait de même avec la cave de l’Élysée pour « participer à l’effort national de réduction des déficits ».
Pour comprendre ce comportement, il faut remonter à l’américanisation des mœurs survenue au début des années 1970 avec Giscard qui avait la photo de Kennedy sur son bureau. Depuis, nos dirigeants aspirent à la minceur et font du sport pour qu’on ne les accuse pas d’être des privilégiés (ce qui est en vérité un paradoxe, les riches étant de plus en plus minces et les pauvres de plus en plus gros !). Ils évitent d’afficher leur goût pour la gastronomie (à l’image d’un Fabius disant adorer les carottes râpées), se cachent pour aller au restaurant et ne boivent plus de vin. Le terroir est devenu dans leur bouche une notion sale et réactionnaire, et la bonne bouffe un concept franchouillard.
Colin Field est né en 1961 dans la bonne ville de Rugby, au centre de l’Angleterre, non loin de Stratford-upon-Avon, où naquit et mourut Shakespeare, dans le comté rural du Warwickshire réputé passéiste. Très tôt, Colin est fasciné par l’art de la table : « Dans les vieilles familles de la noblesse, il y avait encore six sortes de petites cuillères : pour le bouillon, le poisson, les escargots, le thé au lait, le pudding, la marmelade… Il fallait savoir les identifier ! »
En 1981, il arrive à Paris juste avant les élections et s’inscrit à l’école Ferrandi, qui forme alors l’élite de la gastronomie et de l’hôtellerie. Il paie ses études en travaillant la nuit trois années durant. C’est « par hasard » qu’il découvre le métier de barman. Il est alors responsable du petit-déjeuner dans un hôtel de la rue La Fayette et son patron lui demande d’apprendre à faire des cocktails pour le bar : « Je n’y connaissais rien ! J’ai donc acheté un guide aux galeries Lafayette, Le bar et ses cocktails, écrit par le barman du Plaza Athénée Michel Bigot, et j’ai appris par cœur tous les cocktails. Très vite, en moins de deux ans, j’ai gagné des concours et suis devenu le deuxième meilleur barman de France par la connaissance des produits. »
Dans ces années 1980, le métier de barman est popularisé par le film Cocktail avec Tom Cruise. « Un barman devait être un virtuose du shaker et ne devait pas rester longtemps dans le même hôtel : ce n’était pas chic, il fallait bouger ! » Colin enchaîne donc 17 postes jusqu’au jour de 1994 où le Ritz lui propose un contrat de six mois pour tenter de redonner vie au plus vieux bar d’hôtel du monde – créé en 1921 et alors fermé depuis douze ans – et auquel Hemingway a donné son nom en le « libérant » le 25 août 1944, ce qui lui a surtout permis d’engloutir une douzaine de dry martini… « Le Ritz, c’était mon rêve depuis toujours, je n’osais pas y croire ! Six mois après, j’avais multiplié par 100 le chiffre d’affaires. »
Quand Colin Field s’empare du bar Hemingway, celui-ci est dans son jus d’origine. Il en tombe aussitôt amoureux et se rend au Kennedy Museum de Washington pour emprunter des tableaux, des gravures, des photos et la machine à écrire préférée de l’auteur du Vieil Homme et la Mer. Plus qu’un musée, il veut créer un lieu vivant, une « poche de résistance civilisée » où l’on pourra se parler, fumer le cigare et profiter du calme et du raffinement sans musique imposée : il n’y a qu’un vieux phonographe des années 1940 sur lequel Colin fait parfois tourner un 78 tours de Cole Porter pour la plus grande joie des clients. « L’étincelle de ce métier m’est venue quand j’ai découvert qu’un barman était un artiste : il crée des cocktails sur-mesure, à la minute, adaptés à la psychologie des clients. Un barman, pour moi, est là pour aimer les gens, c’est un psychologue, un observateur, un confident, quelqu’un à qui l’on parle et qui accepte de parler de sa vie. De fait, la plupart de mes clients sont devenus des amis ! Pendant les confinements, ils me téléphonaient : “Colin, le bar est fermé, qu’est-ce qu’on fait ?” ; et je leur répondais : “Venez à la maison !” »
Sur les photos du dossier de presse du Ritz, Colin Field affiche une expression légèrement ténébreuse qui le fait un peu ressembler à Robert Duvall dans Le Parrain : serait-il donc le consigliere des bartender ?
Sacré deux fois « meilleur barman du monde » par le magazine Forbes, et créateur du concours du Meilleur Ouvrier de France catégorie barman, il juge sévèrement l’évolution du métier au cours de ces dernières années : « On s’autoproclame barman alors qu’on n’a pas appris ce métier dans les règles, en suivant une formation dans une école hôtelière… On ne sait pas doser les produits et on ignore ce que sont la tequila, la vodka, le cognac… Il y a un manque de connaissances. Résultat : les cocktails sont jolis à regarder, mais déséquilibrés. » Colin Field n’est pas tendre pour les jeunes aux dents longues qui veulent sauter les étapes… Mais le plus intéressant est sa perception sociologique des bars d’hôtels. « En trente ans, le comportement individuel des clients n’a pas changé, mais le comportement de masse, lui, a changé. Il y a toujours, comme autrefois, des gens incroyables capables de vous commander le cocktail le plus cher du monde à 1 500 euros (le Ritz Side-Car à base de cognac grande-champagne 1864). Cela existe toujours ! Mais il y a aussi une plus grande accessibilité… Il n’est plus nécessaire de bien s’habiller, on est casual… Et surtout, on ne fume plus le cigare et ça, c’est regrettable. J’aurais aimé que, dans ce monde du luxe, on puisse continuer à fumer. » Son plus célèbre cocktail, baptisé Serendipity, il l’a précisément créé en 1994 pour accompagner les havanes fleurant bon l’écurie, le cuir et la terre. Ce délicieux mélange résume tout l’art de Colin Field qui consiste à partir d’une intention pour susciter une émotion. « Avec ce cocktail, je voulais exprimer mon amour de la Normandie, de ses odeurs d’herbes fraîches, de pommes et de terre mouillée… » Calvados hors d’âge, menthe fraîche, jus de pomme franchement pressé, champagne et glaçons taillés à la main forment un mélange d’une fraîcheur inouïe, pur comme une aquarelle anglaise, que l’on peut déguster aussi bien à l’apéritif qu’en digestif.
Colin a aussi été pionnier dans l’art d’élaborer ses propres sirops, ses infusions d’herbes, de fruits et d’épices. Il a été le premier à mettre une rondelle de concombre dans le verre d’eau (cela parfume et apaise) et à proposer des petits hot-dogs. Depuis vingt-huit ans, il est présent chaque soir, de 18 heures à deux heures du matin, cinq jours par semaine. Est-ce toute sa vie ?
« Non, c’est une partie de ma vie. Je possède aussi une maison à La Ferté-Gaucher, près de Coulommiers, où j’ai des arbres fruitiers, un tracteur et des terres. J’adore la campagne et la chasse, même si ça n’est pas politiquement correct de le dire ! »
Pour notre plus grand bonheur, il reste aussi très anglais : « J’adore la tourte au porc, le breakfast, les œufs bacon aux tomates, les toasts, la bière anglaise un peu amère et les chaussures Crockett & Jones de James Bond ! »
Thomas Morales nous présente La véritable histoire des pâtes, racontée par Luca Cesari, spécialiste de la gastronomie italienne.
Dans mon cas, ce n’était pas une grand-mère, mais une tante. Je me souviens, quarante ans plus tard, de ses tonnarelli con cacio e pepe, de ses gnocchi alla romana et comment oublier, le sommet de cette féerie gustative, les bucatini all’amatriciana. Il y a un art culinaire dans la cuisson et l’accompagnement de cet aliment à base de blé dur qui se transmet dans le secret des cuisines.
Influence paysanne et quête aristocratique
Une science dans l’ébouillantement, dans l’utilisation du jus de viande et aussi dans la qualité du pecorino. Une recherche dans l’alchimie des textures, c’est-à-dire, l’équilibre entre suavité et fermeté, entre le gras et le solide, entre le coulissant et la mâche, entre le duvet soyeux de la pasta et son corollaire, la rudesse affirmée d’un fromage fermier. Toute l’expression d’un pays partagé entre ses influences paysannes et sa quête aristocratique du « beau ». Les Français ont d’autres qualités aux fourneaux, ce sont d’inventifs sauciers et de redoutables rôtisseurs. Devant les pâtes, ils perdent souvent leurs moyens. Comme s’ils manquaient d’imagination. La rusticité d’un tel plat demande un savoir-faire qui remonte au Moyen Âge et à la Renaissance.
À la lecture de La véritable histoire des pâtes de Luca Cesari aux éditions Buchet-Chastel, nos certitudes sur le caractère immuable des recettes traditionnelles italiennes sont sérieusement écornées. On nous aurait menti ? L’Histoire se joue de ses mythes fondateurs. « D’où la prolifération de légendes plus ou moins invraisemblables nous racontant comment ont été inventés les plus célèbres plats de pâtes. L’Histoire de l’Italie se peuple ainsi de paysans durs à la tâche mais ingénieux ou de mystérieux cuisiniers de cour capables de créer des recettes inoubliables en mariant les quelques ingrédients qu’ils ont sous la main », prévient l’auteur, dès les premières pages de son essai. En résumé, « ces spécialités sont toujours plus récentes qu’on ne le pense et que leur existence n’a rien d’immuable ».
Le processus d’invention est une construction permanente, faite d’influences étrangères, la diaspora italo-américaine qui ramène au pays des associations nouvelles ou tout simplement, la diffusion d’ingrédients jusqu’alors inconnus sur le Vieux continent, ne serait-ce que la tomate. Dans cet ouvrage passionnant qui a été traduit avec le soutien du Centre pour le livre et la lecture du ministère de la Culture italien, on se rend compte que la cuisine est une chose sérieuse chez nos cousins transalpins.
La fameuse carbonara d’Ugo Tognazzi
On ne badine pas avec les pâtes. Chez nous, la cuisine est tout au plus un sujet de toqués, cercles d’initiés et inspecteurs revanchards, elle ne déclenche que très rarement des polémiques nationales. Luca Cesari évoque, à l’appui de son argumentation, la polémique née en 2015 qui a enflammé la botte, demandé l’intervention de ténors de la politique locale pour calmer l’ébullition et déclenché la controverse entre éminents spécialistes. De quoi s’agissait-il ? D’un problème migratoire ? D’une fuite des capitaux ? D’un détournement d’argent public ? Non, quelque chose de plus grave : la préparation de l’Amatriciana (sauce originaire de la ville d’Amatrice dans le Latium) qui se compose habituellement de quatre ingrédients (tomate, piment, pecorino à croûte noire et guanciale, viande séchée issue des bajoues du cochon). « Le chef Carlo Cracco (star des brigades aussi célèbre que Ducasse ou Senderens en France) déclare publiquement que l’ail en chemise, c’est-à-dire encore dans sa gousse, figure parmi les ingrédients de l’amatriciana ». Tollé général. Colère des associations de gastronomes. Guerre picrocholine. Épisode tragi-comique d’une scène de la vie conjugale italienne.
À partir de plats-signatures qui font la fierté des Italiens et ont conquis la planète, Cesari s’amuse à retracer l’origine historique, les variantes, les oscillements d’une tradition plus mouvante qu’on voulait le croire. Il évoque ainsi la destinée des fettuccine Alfredo, des gnocchis, des tortellinis à la bolognaise, du ragù à la napolitaine et à la bolognaise, des lasagnes, du pesto alla genovese ou encore des « toutes bêtes » spaghettis sauce tomate. Jouissive est sa description de la fameuse carbonara. D’où vient-elle ? Que nous dit-elle de la reconstruction italienne ? « Le profil de la carbonara est celui d’un plat explicitement tourné vers l’autre côté de l’Atlantique. Un numéro de séduction payé de retour […] Elle incarne en effet l’un des symboles du renouveau italien de l’après-guerre, qu’on veut justement riche, calorique et anglophone », écrit-il. Sa description de la Dolce Vita et l’anecdote de son « plus illustre ambassadeur », Ugo Tognazzi sont savoureuses. L’acteur prépara lui-même une carbonara pour 350 invités au 48ème étage de l’hôtel Hilton de New-York à la demande de son producteur.
La véritable histoire des pâtes de Luca Cesari – Les dix recettes qui ont fait l’Italie et conquis le monde – Traduit de l’italien par Marc Lesage – Buchet-Chastel
Les éditions des Instants, jeune maison courageuse, rééditent les Carnets du moraliste qui traversa une époque pour le moins agitée, de la Révolution française à la Restauration.
Nos temps sont à l’outrance. Les moralisateurs univoques sévissent. En guise de contrepoison, les éditions des Instants nous offrent, sous le titre Le courage d’être heureux, les Carnets 1774-1824 de Joseph Joubert, avec une très-belle préface de Christiane Rancé, – laquelle est la descendante de l’Abbé dont Chateaubriand, qui fut l’ami et le divulgateur de Joseph Joubert, fit un livre.
« La littérature respire mal » disait Julien Gracq de celle de son temps. Dans le nôtre, elle s’essouffle parfois d’indignations, feintes plus ou moins, et de complaisances en de réelles tristesses. Le courage d’être heureux n’est plus guère la chose du monde la mieux partagée.
Il n’y a de bon dans l’homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées.
La lucidité, cette forme supérieure de la bienveillance
Ce courage, Joseph Joubert nous l’enseigne, non par des propos édifiants ou des recettes, à la façon navrante du « développement personnel », mais par des exemples, des signes d’intelligence, saisis au vif de l’instant. « Il faut, écrit Joseph Joubert, plusieurs voix ensembles dans une voix pour qu’elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu’il soit beau ». D’une seule phrase, il nous donne ainsi un art de vivre et un art poétique. Rien, en effet, n’est si monocorde que la tristesse ; et se connaître, se reconnaître, c’est entendre le chœur des voix qui se sont tues mêlé de voix vivantes. Nous connaissons mieux un homme par les inflexions de sa voix que par son visage et mieux encore une œuvre par ses secrets, par ce qu’elle se dispense de nous dire, que par les convictions qu’elle affirme.
La lucidité, pour Joseph Joubert, est une forme supérieure de la bienveillance ; si matinale, si heureuse nous apparaît-t-elle en ces temps fuligineux traversés de cris de vindicte : « Porter en soi et avec soi cette indulgence qui fait fleurir les pensées d’autrui ». Quelles étendues anonymes nous séparent désormais du monde de Joseph Joubert, et par quelles passerelles le rejoindre ? La réponse est toute donnée dans ses pensées cueillies au fil des jours : par la langue française dans son usage le plus précis, le plus nuancé, le plus naturellement élégant.
Le refus de démontrer
Dans ces carnets Joseph Joubert nous donne à visiter ses jardins, qui sont de ceux « où le Maître peut se montrer ou se cacher à sa guise ». Son ambition est humble et immense : nous parler comme à des amis, passer les étapes intermédiaires d’un propos pour en éviter le tour didactique qui ferait insulte à notre intelligence, et enfin, laisser vivre dans sa faveur le repos de notre âme, le calme qui est la clef des mystères et des merveilles : « Les âmes en repos sont toutes en harmonie entre elles ».
Ce n’est point sans doute de cette façon, en nos temps spectaculaires, que l’on comprend la gloire (« Néant de la Gloire, dit Joubert, Dieu même est inconnu ») mais plutôt que le resplendissement péremptoire, et parfois accablant, sinon aveuglant, le lecteur trouvera dans ces pensées une autre lumière, une lumière filtrée par les feuillages des peupliers de France, une lumière qui joue au bord des rivières, une lumière spirituelle que l’on ne voit pas, mais qui révèle tout ce qu’elle touche.
Aux antipodes des manuels de « pensées positives», comme aux antipodes du nihilisme qui joue sa partition pour les déçus et les craintifs, et plus loin encore de tous les donneurs de leçon, Joseph Joubert ravive le goût, lequel, par excellence, alerte l’intelligence. Sans goût, l’intelligence – qui veut tant avoir raison qu’elle la perd – est insipide ou monstrueuse, de même que « l’esprit », s’il est malveillant, est le ridicule de celui qui croit en user au dépend des autres.
Joseph Joubert ne veut rien démontrer. Il veille à la fine pointe de la pensée qui vient d’éclore. Le bien lui est léger, et quant à lui marquer sa préférence, il lui convient de ne le faire que légèrement, et d’éviter « la fureur d’endoctriner, et de mêler la bave de son propre esprit à tout ce qu’il enseigne ». Mélancolique à ses heures Joseph Joubert sut, mieux que d’autres, se défendre contre l’aigreur, qui est une faute de goût. S’il faut choisir dans quelque difficile discorde, prenons alors pour guide, sans comédie ni tartarinade, la meilleure de nos inclinations naturelles: « Il n’y a de bon dans l’homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées ».
Philosophe, et même métaphysicien, Joseph Joubert l’est au suprême – mais non de cette façon discursive héritée des épigones de la philosophie allemande qui veulent faire des pensées « novatrices » avec de vieux sentiments. Joseph Joubert ne se veut point novateur, ou révolutionnaire, mais juste, si possible, de façon immémoriale. Son ambition est plus grande que de soulever le monde par l’abstraction, et son souci est plus humble : il ne veut point séparer le sensible de l’intelligible.
L’ami de Chateaubriand
Souvent comparé aux Moralistes du dix-septième siècle, il se distingue d’eux par la métaphysique. S’il désabuse, comme eux, les hommes de leurs fausses vertus, c’est pour mieux nous inviter à quelque méditation. Frontalier entre deux mondes, comme son ami Chateaubriand, sa nostalgie est discrète et ses pressentiments sans drame. Sur l’orée, il exerce sa vertu majeure, dont il n’attend pas d’être sauvé ni perdu : l’attention.
« Ne confondez pas ce qui est spirituel et ce qui est abstrait » Et ceci encore : « Je n’aime la philosophie (et surtout la métaphysique) ni quadrupède, ni bipède, je la veux ailée et chantante ». L’étymologie est bonne conseillère. Chez Joseph Joubert, tout est pur, c’est à dire feu. Que nous faut-il ? « Du sang dans les veines, mieux du feu, et du feu divin. »
Le courage d’être heureux de Joseph Joubert (Edition des Instants)
Les forestiers forment la cheville ouvrière sans laquelle la biodiversité en forêt ne pourrait être préservée. Cette mobilisation en faveur du bien commun mérite d’être encouragée et récompensée.
Après la récente clôture des Assises du Bois et de la Forêt, la multifonctionnalité de la forêt a été réaffirmée. Il s’agit d’une des spécificités du modèle français où la gestion forestière a été façonnée de telle sorte que les forêts remplissent trois fonctions : une fonction environnementale, une fonction de production de ressource durable et une fonction sociétale.
Cette notion n’a pas toujours fait l’objet d’un consensus, et aujourd’hui encore, plusieurs visions de ce à quoi nos forêts doivent être dévolues s’affrontent : certains activistes plaident pour une sanctuarisation de la forêt, alors même que la capacité des industries françaises à être présentes sur le marché du bois – décliné en une myriade de variations propres aux différents massifs forestiers et typicités locales – est une question de souveraineté. Le changement climatique, dont les ravages sont visibles en forêts, a imposé une prise de conscience collective des services environnementaux rendus par les forêts et de leurs richesses en matière de biodiversité.
Diversité des paysages ou des écosystèmes, diversité des espèces et diversité génétique : la biodiversité s’apprécie à différents niveaux et les forestiers privés et publics y contribuent quotidiennement. La hausse du nombre de formations, de circulaires, de nouvelles publications dans la littérature forestière, et de recommandations institutionnelles à ce sujet dans le milieu des sylviculteurs depuis plus de dix ans témoigne de la mobilisation collective. Elle est motivée par le simple bon sens : les pratiques en forêts se doivent d’être respectueuses, car le maintien des équilibres, auxquels la biodiversité participe largement, est essentiel pour la préservation du patrimoine naturel et la production de bois.
Améliorer la résilience des forêts françaises face au changement climatique
La prise en compte de la biodiversité nécessite une réflexion dans laquelle on se projette vers l’avenir. La réalisation d’un document de gestion permet d’encadrer les interventions en forêts. Il est aussi nécessaire de rappeler que les forestiers ont depuis plus de 30 ans drastiquement limité, sur leur propre initiative, l’utilisation d’intrants nocifs (désherbant, insecticide, fongicide…) en forêts. Au quotidien, il s’agit aussi bien souvent d’une question de bon sens. Par exemple, en préservant les tourbières, ces zones humides à la biodiversité remarquable, car elles ne sont pas adaptées pour accueillir des plantations. Il en va de même avec le choix des essences à planter : la diversification des essences est largement appliquée par les sylviculteurs, a fortiori parce qu’elle constitue un levier éprouvé de résilience des forêts face au changement climatique.
Ces actions portent leurs fruits : les populations d’ongulés sauvages n’ont jamais été aussi fortes et aucune espèce animale ou végétale au biotope strictement forestier n’est menacée en France métropolitaine. En dépit de ce que certains militants veulent faire croire, on ne peut pas comparer la destruction de forêts tropicales liée à la production d’huile de palme, qui menace des populations animales emblématiques comme l’orang outan, et l’exploitation de quelques hectares de résineux pour produire du bois utile à la société en forêt régulière dans le Morvan.
Récompenser les bons élèves en matière de biodiversité
C’est pour cela qu’il serait vivement souhaitable de faire émerger un outil de contrôle qualitatif et quantitatif national de la biodiversité. Ainsi, il sera possible d’encourager et de récompenser les forestiers qui mènent des actions en faveur de la biodiversité. Jusqu’à présent, ce travail au service du bien commun est bien mené “gratuitement”.
Alors, l’idée de rémunérer, même symboliquement, des zones forestières ou des aménagements forestiers à faible intérêt sylvicole mais précieux pour la biodiversité, serait une juste rétribution rendue aux forestiers par la société. Cette démarche permettrait de passer d’une écologie punitive à une écologie incitative, bien plus efficace qu’un arsenal d’obligations et de sanctions.
Sans compter qu’avec ce système, au vu de la distribution du foncier forestier français, on favorisera une multitude de placettes dédiées à la biodiversité au milieu de parcelles dédiées à la productivité sylvicole, dans tous les massifs forestiers de France et de Navarre. Ainsi, on évitera l’écueil des solutions radicales du « tout sanctuarisé » ou « tout industrialisé ».
Connemara, le dernier roman du prix Goncourt 2018, brosse dans la grande tradition du roman réaliste le portrait d’une société qui voudrait espérer mais qui ne le peut pas.
C’est la période qui veut ça : on ne cesse de radiographier la France. On voudrait la comprendre, anticiper ses humeurs, recenser ses métamorphoses. Les observateurs s’épuisent. On appelle à la rescousse les historiens, les géographes, les sociologues, les philosophes, les psychologues pour nous expliquer ce pays qui envoie tellement de messages contradictoires. On pense trop rarement aux écrivains pour effectuer ce travail, c’est dommage. Que saurions-nous exactement de la condition ouvrière au xixe siècle sans le Zola de Germinal ou de L’Assommoir, de la France de 1848 sans le Flaubert de L’Éducation sentimentale, de la société des années 1880 sans le Maupassant de Bel-Ami ? Pas grand-chose, sauf si nous étions des spécialistes de ces périodes. C’est là la force du roman : il renseigne, bien sûr, mais surtout, il incarne. Les statistiques, les graphiques, les cartes deviennent des personnages. Bien sûr, il faut être un bon romancier pour réussir ce qu’on pourrait appeler le paradoxe du voisin. À la fin de votre lecture, vous connaissez mieux des personnages fictifs que votre voisin de palier.
Prenons le dernier roman de Nicolas Mathieu, Connemara, comme la chanson de Michel Sardou qu’un des personnages écoute dans sa voiture – alors qu’il est en train de se demander s’il ne rate pas sa vie. Une chanson qui le renvoie à l’enfance, quand sa mère l’écoutait sur un transistor le dimanche matin en écossant des petits pois pendant que lui dessinait un château fort sur la toile cirée. On mésestime la variété et on a tort, elle dit beaucoup de notre sensibilité et de notre société. Fanny Ardant, dans La Femme d’à côté de Truffaut, l’avait bien compris : les romances disent toujours la vérité.
Prix Goncourt 2018
Nicolas Mathieu est un écrivain qui réussit à donner corps à ses personnages, à montrer comment ils se débattent face aux déterminismes de classe et d’époque. En 2018, on s’était réjouis que le prix Goncourt couronne Leurs enfants après eux, un roman social qui explore les effets dévastateurs de la désindustrialisation lorraine sur deux générations, mesure ses effets sur les lieux et sur les corps, les désirs, les espérances et les désillusions de toute une population. On ne transforme pas impunément le monde de la fierté ouvrière en celui du chômage de masse sans provoquer quelques réactions. Elles se traduisent dans les résultats électoraux ou dans des manifestations sociales parfois violentes comme celles des Gilets jaunes. De quoi paniquer les observateurs et provoquer chez eux une incompréhension teintée de mépris.
Flaubert, Zola ou Maupassant avaient inventé une méthode : ils se documentaient puis oubliaient leur documentation. Le lecteur ignorait ce travail colossal et ne voyait que l’extraordinaire épaisseur des personnages et la justesse des situations. Il en est de même avec Nicolas Mathieu. Il nous plonge dans le milieu du consulting, celui de ces gens très diplômés et très bien payés pour expliquer à des entreprises ou des collectivités locales comment « se réorganiser » – ce qui signifie généralement licencier. Il est tout aussi à l’aise pour nous parler de la « common decency » des classes populaires dont il est issu que d’une équipe locale de hockey sur glace où se joue beaucoup plus que les matchs disputés. Preuve que l’on touche ici au grand art, celui qui ne connaît rien au hockey se prendra à se passionner pour des circonvolutions avec crosses et palet.
Un romancier de la France des « Grandes régions »
Pourquoi avons-nous l’impression de connaître aussi bien Hélène et Christophe, les deux héros de Connemara ? Parce qu’ils sont les fruits d’une histoire, d’un milieu, d’un territoire que l’auteur autopsie avec minutie. Connemara est un roman où il ne se passe rien de romanesque et où, pourtant, la vie affleure à chaque page. Nicolas Mathieu a renouvelé pour la France d’aujourd’hui la méthode naturaliste du xixe siècle, celle que Maupassant exposait dans la préface de son roman Pierre et Jean : « Le romancier qui prétend nous donner une image exacte de la vie, doit éviter avec soin tout enchaînement d’événements qui paraîtrait exceptionnel. Il montrera de cette façon, tantôt comment les esprits se modifient sous l’influence des circonstances environnantes, tantôt comment se développent les sentiments et les passions, comment on s’aime, comment on se hait, comment on se combat dans tous les milieux sociaux, comment luttent les intérêts bourgeois, les intérêts d’argent, les intérêts de famille, les intérêts politiques. »
Hélène et Christophe vont avoir 40 ans. On ne s’interroge pas assez sur la polysémie de la quarantaine, un âge mais aussi un isolement forcé entre la jeunesse et la maturité. Nous sommes à l’époque où le quinquennat Hollande prépare la création des « Grandes Régions ». Nicolas Mathieu montre au passage, notamment pour la région Grand Est où se déroule son histoire, l’aberration technocratique de la chose. Une réorganisation autoritaire du territoire sous prétexte d’économies budgétaires, qui va coûter une fortune, se révéler inefficace et, surtout, achever de désorienter des habitants qui n’avaient pas besoin de ça.
Hélène et Christophe sont originaires de Cornécourt, ville moyenne fictive sise à une encablure d’Épinal. 15 000 habitants, un maire sans étiquette qui est là depuis toujours et qui élève des chiens en espérant que l’usine de papeterie tenue par des Norvégiens ne ferme pas, car c’est le dernier gisement d’emplois, comme on dit. Christophe, divorcé, habite chez son père. Il vend des croquettes pour animaux domestiques. Il est plutôt bon dans sa partie malgré les « objectifs » de plus en plus inatteignables. La part de poésie dans sa vie ? Son fils Gabriel, 7 ans, dont il a la garde alternée avec sa mère qui va bientôt quitter la région. Il y a aussi les copains, célibataires, francs buveurs, qui tirent avec des carabines à plomb sur des pinces à linge. Les hommes restent toujours des mômes qui s’affolent d’avoir grandi trop vite. Et puis il y a surtout le hockey. Il a été un champion dans sa jeunesse et songe à remonter sur la glace parce que l’équipe va vraiment mal. À moins qu’il accepte de rejoindre le maire qui le verrait bien sur sa liste électorale.
Hélène, c’est la transfuge, passée des classes populaires à la classe moyenne supérieure malgré des parents qui auraient bien voulu que « la petite bêcheuse » reste à sa place. Elle est devenue consultante à Paris, s’est mariée, a eu deux filles. Évidemment, serait-on tentés de dire, elle est dépressive. Elle a réussi à convaincre son mari de retourner à Nancy, mais ne trouve pas la sérénité dans sa Lorraine natale : les open spaces sont les mêmes partout.
Nicolas Mathieu excelle dans les portraits de femmes, comme l’a prouvé notamment une novela noire (Mathieu vient du polar), Rose Royal, publiée en 2019, comme pour se ménager une pause après le Goncourt. Pour un peu, avec Hélène, dont il rend parfaitement les sensations les plus intimes, on l’accuserait – c’est à la mode – d’appropriation culturelle, voire de genre. C’est oublier que les vrais écrivains, quand ils écrivent, n’ont plus de sexe, d’origine, d’âge. Il faut souligner aussi, dans Connemara, la finesse de l’observation de ces rivalités minuscules qui signent les différences de milieu social, même si on va à la même école. L’émancipation d’Hélène se fait par une amie, une fille de cadre qui lui apprend à se tenir différemment, à comprendre une série de codes aussi imperceptibles qu’impitoyables. Hélène n’est pas Madame Bovary : quand elle va rejoindre Christophe et qu’ils vont devenir amants alors qu’ils ne faisaient, ados, que se côtoyer, elle ne recherche pas une vie de rêve. Comme Christophe, dans ces chambres d’hôtel de zones commerciales, ce qu’elle retrouve, au moins pour un moment, c’est la jeunesse.
En déployant une ample narration dans le temps et dans l’espace, tout en apportant un soin particulier à ses personnages secondaires, Nicolas Mathieu brosse le portrait d’un « aujourd’hui français ». Un pays inquiet et résigné malgré ses bouffées de colère, un pays désenchanté avec des gens de bonne volonté qui cherchent à trouver une raison de vivre à travers leurs enfants, dans l’amour mais certainement pas dans des métiers dépourvus de sens, ni même dans la politique. Un pays dans une impasse mélancolique qui n’attend plus grand-chose ou qui ne sait peut-être même plus au juste ce qu’il attend, ce qui est encore pire.
Tonnerre d’applaudissements au tomber de rideau de la première de « Cendrillon », samedi 26 mars.
L’immortel Jules Massenet est décidément mis à l’honneur cette année, la même salle de l’Opéra-Bastille ayant accueilli, il y a un mois à peine, Manon, l’autre opéra-comique archi connu du compositeur inspiré de Thaïs, d’Hérodiade ou de Werther, aux mélodies si délicatement chatoyantes. Tant mieux.
Monika Rittershaus / Opéra national de Paris
Sous la baguette de Carlo Rizzi, cette nouvelle production mise en scène par Marianne Clément (décors et costumes signés Julia Hansen) tire intelligemment l’adaptation lyrique du célèbre conte de Perrault vers l’époque exacte de sa création, à l’aube naissante de la Belle Epoque : tableautins animés en noir en blanc qui, renvoyant au premier Septième art, accompagnent les préludes de chacun des quatre actes ; usine textile tarabiscotée par quoi s’ouvre le spectacle, allusion évidente aux inventions de l’âge industriel telles que visitées par le génie de Méliès ; verrière de fer qui, pour figurer la salle des fêtes du palais où le livret de Henri Cain inscrit le deuxième acte, prend modèle sur l’esthétique des Grand et Petit Palais parisiens, quitte à transformer le plateau tout entier en édifice de l’Exposition universelle 1900… Sous les auspices du grand compositeur dans sa maturité tardive (en 1899, date de la création de « Cendrillon », Massenet est âgé de 57 ans – il mourra en 1912),
Cendrillon (dans le rôle, la soprano d’origine irlandaise Tarra Errgaught, légende vivante du Bayerische Staatsoper de Munich)n’a plus rien d’un conte pour enfants : Madame de La Haltière, génitrice de Lucette (car Cendrillon est ici pourvue d’un prénom) y figure une marâtre bourgeoise, antipathique mère-maquerelle tenaillée par une unique obsession : choper le parti le plus rentable en faveur de ses filles, Noémie et Dorothée. Choisissant avec tact de pasticher les opéras du XVIIIème siècle, ainsi que le fera un peu plus tard Richard Strauss pour le jeune Octavian du Chevalier à la Rose, Massenet travestit en femme le Prince charmant (chanté, au reste, avec une grâce absolue par la mezzo- soprano britannique Anna Stephany), tandis que la Fée, quant à elle, dans cette mise en scène 100% d’époque , pourrait-on dire, crépite d’ampoules à fort voltage, telle une authentique Fée-Electricité ; et que Pandolfe, le bonasse chef de famille rivé à son canapé anglais en cuir, semble bien souscrire à la tentation néo-rurale, avant la lettre: « Viens, entonne-t-il en effet, à l’adresse de sa petite Lucette/ Cendrillon dans le premier tableau du troisième acte, nous quitterons cette ville/où j’ai vu s’envoler ta gaîté d’autrefois/Et nous retournerons au fond de nos grands bois, / Dans notre ferme si tranquille, / et nous serons heureux, / Bien heureux, tous les deux… ».
Cendrillon. Conte de fées en quatre actes et six tableaux, opéra-comique de Jules Massenet (1899), d’après Charles Perrault. Direction musicale : Carlo Rizzi. Mise en scène : Marianne Clément. Avec Tarra Erraught, Daniela Barcellona, Anna Stephany, Kathleen Kim…
Du 29 mars au 28 avril. Durée du spectacle : 2h40. Opéra-Bastille. Paris.
Éric Zemmour a réalisé le plus grand rassemblement de la présidentielle, à Paris place du Trocadéro, hier. Mais la plupart des commentateurs préfèrent s’attarder sur l’incident des “Macron assassin” scandés par la foule. Causeur était dans les travées.
La météo était avantageuse. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais Éric Zemmour semble bien avoir réussi son pari. 100 000 citoyens se sont réunis au Trocadéro pour écouter le candidat de « Reconquête ». 100 000, du moins… selon les dires du candidat ! Assurément plusieurs dizaines de milliers en tout cas, la place étant largement pleine. Les sondeurs disaient sa campagne au crépuscule depuis plusieurs semaines, elle attendait une nouvelle aurore…
Éric Zemmour était précédé derrière le pupitre par ses soutiens Marion Maréchal, Nicolas Bay, Philippe de Villiers, Jacline Mouraud, Guillaume Peltier, Laurence Trochu et beaucoup d’autres. Une polémique médiatique est née après que quelques “Macron assassin!” aient été repris un instant par une partie de la foule. Nous allons bien sûr y revenir.
Une bonne droite
Nicolas Sarkozy avait réussi un rassemblement similaire au même endroit en 2012, et la droite s’y était également réunie autour de François Fillon en 2017. Le candidat de « Reconquête » a avant tout promis à ses supporters une « surprise à venir ». « Nous allons déjouer les pronostics », leur a-t-il assuré. « J’ai choisi le Trocadéro pour venir laver les affronts de la droite, les affronts du peuple qui a le sentiment légitime qu’on lui a trop longtemps volé son vote » promettait-il hier. « Nous sommes les seuls à être de droite dans cette campagne. Nous sommes les seuls héritiers d’une droite qui aime la France, le peuple, le travail, l’ordre et l’identité. » Pour réussir son pari, le candidat a renouvelé ses appels à l’aide à des figures politiques de droite qui pourraient se reconnaitre naturellement dans son discours, et les a fait applaudir par la foule : Eric Ciotti, François-Xavier Bellamy, Laurent Wauquiez, Nadine Morano et même Jordan Bardella.
À deux semaines du premier tour, le candidat s’est dit lassé de tous ceux qui trouvent son discours trop dur, trop martial : « certains s’indignent de ma fermeté. Ce qui m’indigne, moi, ce ne sont pas les mots, ce sont les drames quotidiens que vous subissez » s’est-il justifié, ajoutant : « la crainte de la fin de la France, c’est le malheur indéfinissable de se sentir étranger dans son propre pays, l’horreur devant les victimes qui se multiplient, le désespoir devant une classe politique si lâche. »
Catherine et Armelle, militantes issues de LR, se disent déçues par l’abandon des « valeurs sociétales par leur parti ».
Les générations se rencontrent. Antoine, 18 ans, lycéen venu de Dijon, et Michel, ancien dirigeant de société vivant en banlieue parisienne échangent sur les raisons de leur vote. Le premier incrimine l’insécurité et l’immigration ; le second la perdition morale de la société.
Dans les allées, personne n’est encore prêt à le lâcher. « J’y crois, je suis plutôt confiant. Cela faisait une décennie que je ne votais plus, la dernière fois c’était pour Sarkozy en 2007 » témoigne Alfred, ancien cadre d’Air France venu du Val d’Oise. Il ne se laisse pas décourager par la morosité des sondages : « Vous avez vu les sondages libres sur Twitter ? Les élections se font sur les réseaux sociaux désormais. Les grands médias ne sont plus aussi prescripteurs qu’autrefois » croit-il savoir. Un peu plus loin, le président du comité Trump France, Georges Clément – lequel regroupe une centaine de supporters français de l’ancien président américain – veut croire à un coup de théâtre le 10 avril : « la situation de Zemmour me fait penser à celle de Trump en 2016, à l’observation notamment de deux éléments : les sondages ridicules qui le donnent balayé et l’ampleur des foules qui viennent l’applaudir. On pourrait revivre la même grande surprise ».
On retrouve un peu partout ce mélange de confiance et d’assertivité. Un agrégé d’anglais et ancien directeur de lycée parisien nous détaille sa perception de la confection des sondages par le menu : « quatre électeurs sur 10 peuvent changer d’avis au dernier moment. Nous n’en sommes pas du tout au moment de la cristallisation électorale. Tout peut encore arriver ». Après avoir voté Mitterrand en 1981, Chirac en 1995 et Chevènement en 2002, son choix ne fait en tout cas pas de doute : pour 2022, ce sera Zemmour.
Macron assassin
Quand le candidat évoque les victimes de l’ensauvagement de la société dans son discours, nous avons effectivement bien entendu jaillir des cris « Macron assassin! » quelques instants depuis l’assistance. Comme bien d’autres observateurs présents, nous nous sommes alors retournés vers notre voisin (en l’occurrence, nous, vers Yannis Ezziadi) : « voilà qui est vraiment très con ! »
Plus tard, les journalistes repasseront la séquence en boucle. Sur BFMTV, Philippe Corbé dira : “Vous vous rendez compte de ce que cela veut dire, assassin ? (…) Cela signifie que la foule accuse le président français d’avoir prémédité la mort de Français ?” Derrière l’insulte malheureuse au monarque républicain, les commentateurs n’ont apparemment pas entendu le cri d’une foule excédée par la montée de la violence dans la société française, foule par ailleurs chauffée à blanc par les écrans géants du meeting où étaient diffusés des témoignages de proches de victimes soutenant Zemmour.
Le candidat assure ne pas avoir entendu ces insultes depuis la tribune. Il écrit aujourd’hui : « Je n’ai pas entendu ce mot dont la presse parle et que je ne cautionne pas. Mais j’ai vu ce dont la presse ne parle pas : j’ai vu 100 000 Français enthousiastes, patriotes et fiers. J’ai vu des Français qui n’en peuvent plus des politiciens et de l’idéologie de gauche ! »
Trop dur sur l’assimilation ?
Il l’avait dit dans le numéro de novembre de Causeur, Zemmour tend toujours la main aux « musulmans qui s’assimilent ». Il a reprécisé dimanche pendant un long moment ce qu’il attendait exactement, et a procédé à un habile renversement accusatoire, rappelant que lui voulait un État qui ne distingue plus les citoyens selon leurs origines, leurs couleurs de peau ou leur religion, contrairement aux autres “politiciens”, notamment de gauche.
Alfred, ancien cadre chez Air France, doute de la valeur des sondages officiels : « J’y crois encore, l’élection se fait de plus en plus sur les réseaux, et de moins en moins sur les grands médias ».
Solennellement, il annonce : “On a souvent joué sur les peurs avec mes propos, alors aujourd’hui au Trocadéro je veux parler directement à nos compatriotes de confession musulmane. Car les journalistes et politiciens vous désinforment et vous mentent. Ils vous font croire que je veux vous empêcher de pratiquer votre religion, c’est faux. Je connais l’islam mieux qu’aucun de mes concurrents. Je connais l’islam comme vous. Vous êtes issus d’une culture que je connais bien (…) car mes ancêtres sont nés en Algérie. Vous venez d’une culture dans laquelle la franchise compte autant que la parole donnée. Alors je sais que vous attendez qu’on vous parle sincèrement, pas comme tous les autres hypocrites qui n’osent jamais vous dire vraiment ce qu’ils pensent. Alors je ne me cache pas et je vous le dis : il y a un problème avec l’expansion de l’islam aujourd’hui en France. Il y a un problème car nos politiciens ont reculé, car ils ont voulu que la France fasse des accommodements raisonnables avec l’islam au lieu de demander aux musulmans de faire des accommodements raisonnables avec la France !” De quoi parle Zemmour ? Pas d’abandonner la pratique de la religion, donc : “Rien ne vous empêche d’être de vrais Français et de vivre votre religion dans le respect des lois et dans la discrétion. Le choix que je vous propose, c’est d’embrasser la culture française, une langue, notre histoire, nos mœurs et notre art de vivre. Je veux croire que c’est possible. Beaucoup de nos compatriotes musulmans ont déjà fait le choix de l’assimilation, et, ceux-là, je le répète, sont nos frères.” En revanche, pour ceux qui n’aiment pas la France et sa culture, le candidat reste cassant : “Si vous ne souhaitez pas être Français, eh bien c’est votre droit. Mais assumez-le ! Je suis honnête avec vous, soyez le avec la France. Ce n’est pas à la France de s’adapter à votre culture, mais à vous de faire vôtre la culture française”.
Beaucoup de jeunes
Parmi ceux venus écouter Éric Zemmour au Trocadéro, certains ne sont même pas encore des électeurs potentiels, il s’agit des nombreux lycéens parisiens de 16 ou 17 ans venus entendre ce « mec »« qu’ils adorent ».
Un public plutôt jeune devant les sculptures de soldats morts pour la France, Trocadéro, 27 mars 2022.
Ou Amine, « de nationalité algérienne », qui se retrouve simplement dans une partie de son discours: « beaucoup de Français ou résidents d’origine maghrébine ne veulent pas être confondus avec l’islamisme ou l’attitude de certaines étrangers ». Le scepticisme n’est jamais avoué même si beaucoup de militants admettent rencontrer quelques difficultés à convaincre leur entourage, notamment chez les sympathisants de la droite conservatrice pur sucre – celle qui devait déjà figurer au Trocadéro pour soutenir François Fillon en 2017. Armelle et Catherine, sympathisantes LR retraitées ayant consenti à nous donner leur âge vénérable, 80 et 79 ans, se disent contrariées « que les LR abandonnent toutes leurs valeurs sociétales ». Leur adhésion est franche : « Zemmour croit en ce qu’il dit et appelle les choses par leur nom ». Incrimineraient-elles certaines convenances bourgeoises, une prudence de la bonne société à rejoindre cet homme par qui le scandale arrive ? « Beaucoup de gens ne disent pas pour qui ils votent. Il y a une grande prudence voire une certaine timidité chez nos amis. Il faut toujours faire « comme il faut ». Ils font de savants calculs électoraux et intellectuels pour justifier un vote raisonnable et ont peur de quitter les sentiers battus… » N’en demeure pas moins qu’on croise moult polos Ralph Lauren et pantalons rouges dans le meeting et dans les artères du XVIe arrondissement autour du Trocadéro, que l’on devine tout juste sortis du diner en famille.
« Dans mon milieu, on pense encore beaucoup aux situations acquises, à la conservation des affaires – un peu plus qu’à la France » regrette Michel, ancien patron de société qui a fait le déplacement depuis les Hauts-de-Seine.
Un groupe de jeunes étudiants en BTS, venu de Lyon, tout en se disant convaincu par les propositions du candidat et excédé par l’insécurité dans leur ville – qu’ils attribuent à l’immigration et au laxisme de la municipalité – regrette que leur candidat se soit aventuré sur « le sujet des prénoms, du ministère de la remigration ou du refus d’accueillir les réfugiés ukrainiens » – propositions qui seraient à l’origine de son tassement dans les sondages.
“Rien ni personne” n’arrête la “puissance française”
C’est déjà la conclusion du discours. Zemmour offre au public venu l’applaudir une dernière et belle envolée faisant vibrer les cœurs. Les sympathisants sont en plein soleil depuis plus de deux heures. Rappelant qu’”impossible n’est pas français” et annonçant qu’il va “tout donner dans les 14 jours qui le séparent du premier tour”, car 2022 est selon lui la dernière chance, le candidat s’égosille:
“Quelle belle et grande aventure, quelle énergie nous allons déployer dans les deux semaines à venir, quelle détermination je sens chez vous aujourd’hui. Français, nous avons fait en trois mois ce qu’aucun politicien n’avait jamais réussi à faire en quinze ans. (…) Allons-nous décider de notre avenir, allons-nous donner tout à la France ? Oui (…) parce que rien ni personne ne nous empêchera d’écrire le destin de notre pays. Rien ni personne ne nous volera cette élection, rien ni personne ne nous empêchera de nous battre (…) rien ni personne ne nous fera reculer ou baisser les yeux, parce qu’il faudrait nous arracher le cœur, et ils n’y arriveront pas. Le peuple qui décide de se lever et la surprise de cette campagne, c’est nous !“ La foule est ravie. En quelques mois, le polémiste, plutôt gracile et malicieux, s’est transformé en redoutable tribun en se servant de sa grosse voix.
Le candidat de droite est désormais à la reconquête… de l’opinion !
En programmant « les Visiteurs » en prime time le soir du premier tour des élections présidentielles et en privant ses téléspectateurs d’une soirée électorale intégrale, TF1 envoie un message subliminal qui ne peut que renforcer l’abstention. Pour la première chaîne, les élections sont finalement des pièges à cons et comme celle-là est pliée d’avance, alors autant laisser la place au rire. Votez, oubliez et allez-vous marrer!
Les politologues, les sondeurs médiatiques, les propagandistes de la macronie et les seconds couteaux des partis politiques concurrents seront priés de quitter le plateau de TF1 à 21h30 le 10 avril !
Autant donner aux téléspectateurs une vraie comédie qui remplace la mascarade politique. Voilà ce que dit en vérité la chaîne.
La première chaîne de France et d’Europe a donc annoncé que sa soirée électorale aura une durée limitée de trois heures et se déroulera de 18h30 à 21h30 seulement. Après, place au divertissement avec la diffusion de la comédie culte des années 90 signée Jean-Marie Poiré, « les Visiteurs ». Ce sont les gamins qui vont être contents !
Un film que tout le monde a déjà vu plusieurs fois
Ainsi, dans des millions de foyers, le soir du premier tour, au lieu d’assister aux habituelles passes d’armes entre adversaires politiques, on entendra hurler Jacquouille La Fripouille « Messire, messire, pouah ça puire ! », « Okayyyy ! », ou encore « merci la gueuse, tu es un laideron mais tu es bien bonne », toutes ces répliques que tout le monde connaît par cœur. Il faut dire que le film a été diffusé plus de 27 fois. Alors une de plus, ça ne peut pas faire de mal – sauf peut-être pour l’originalité des programmes. Peu importe, ce qui compte c’est que les rires fassent oublier les résultats et que le puéril amusement détrône l’importance du moment.
« En tant que chaîne leader, nous considérons que dans la partie chaude d’une heure et demie on peut avoir donné l’intégralité des faits, des résultats, des réactions, des commentaires », a expliqué cette semaine Thierry Thuillier, le directeur général adjoint du pôle information de TF1 en guise de défense pour désamorcer les éventuelles critiques. Autrement dit, pour Thierry Thuillier, le choix du destin d’une nation ne mérite pas de passer toute la nuit à analyser les résultats et à débattre des futurs ralliements stratégiques, du niveau de l’abstention (annoncé comme historique) et des reports de voix décisifs. Exit, la tradition des soirées électorales qui s’éternisent jusqu’à pas d’heure et qui rendent palpable une certaine identité française pour la passion du débat politique.
Evolution des usages et des attentes
Thierry Thuillier pratiquerait la culture de l’effacement ? Peut-être, en tout cas, l’élève ne fait que dépasser le maître puisqu’il ne fait que s’inscrire dans la droite ligne de son illustre prédécesseur, Patrick Le Lay connu pour sa déclaration à la véracité aussi fracassante que déconcertante selon laquelle TF1 vendait du « temps de cerveau disponible » à Coca-Cola et autres annonceurs multinationaux.
Pour Thuillier, le temps de cerveau disponible du citoyen téléspectateur après les résultats de 20 heures est de 1h 30 minutes et l’agora est un show de courte durée où il s’agit de bombarder les scores des candidats, d’enchainer deux ou trois punchlines et un fact checking à la vitesse d’une story sur Instagram.
« La chaîne de télévision justifie cette décision par une évolution des usages et des attentes, face à la multiplication de l’offre notamment sur les chaînes d’information. Les aficionados de la politique pourront d’ailleurs continuer de voir la suite de la soirée électorale à partir de 21 h 30 sur LCI » écrivent les Echos. Ceux qui ne sont pas contents n’auront qu’à zapper sur LCI, c’est l’autre bonne excuse donnée à la tour TF1 de Boulogne-Billancourt. Mais derrière ce discours marketing bien rodé se cache peut-être une autre raison qui motive la chaine à écourter la soirée électorale : « Il y a moins de suspense qu’en 2017 » murmure-t-on dans les couloirs de TF1. Cet aveu déconcertant envoie un message subliminal terrible aux électeurs.
Pour TF1, les dés sont pipés : le duel annoncé depuis des mois aura bien lieu, Macron vs Le Pen et Macron sera automatiquement réélu. Alors, pourquoi subir une comédie surjouée où les éléments de langage habituels seront déversés, ponctués d’invectives, où les reductio ad hitelrum pleuvront et le cordon sanitaire face à un péril fasciste fantasmé sera encore une fois agité ? Autant donner aux téléspectateurs une vraie comédie qui remplace la mascarade politique. Voilà ce que dit en vérité la chaîne. Alors si votre cerveau souhaite un véritable débat au soir du premier tour, prenez votre télécommande et zappez, ou rendez-vous sur les réseaux sociaux ! Okayy ?
La candidate du Rassemblement national a vu son déplacement dans l’île chahuté par quelques opposants indépendantistes d’extrême gauche… Une vingtaine de militants ont fait irruption pendant un entretien avec des journalistes, samedi soir, et l’ont interrompu sous les cris de « Raciste ! »
Ce qui s’est passé en Guadeloupe est une honte démocratique. Une vingtaine de militants d’extrême gauche s’en sont pris à Marine Le Pen. Elle a été violemment bousculée et a dû être évacuée. Il convient de rapprocher cet épisode choquant des agressions, intimidations, jets de projectiles, dont Eric Zemmour, ses soutiens et ses militants ont été régulièrement victimes ces derniers temps. La violence est donc partagée à l’encontre de ces deux personnalités et amèrement on constate que la parité est respectée.
Il faut dénoncer toutes les violences dans cette campagne!
Ne votant demain ni pour l’une ni pour l’autre, on ne peut me suspecter de m’indigner seulement de manière intéressée. Dès que j’ai pris connaissance de cette déplorable péripétie à l’encontre de Marine Le Pen, je l’ai dénoncée sur mon compte Twitter et sur TikTok en ajoutant qu’évidemment la macronie se taisait et qu’Emmanuel Macron ne réagissait pas, ligoté par sa posture de candidat. Mais je fais amende honorable, j’ai eu totalement tort.
Ce qui montre bien la validité d’un précédent article où je soutenais que le président-candidat n’offrait pas à ses opposants le grand avantage d’être médiocre. En effet, avec un certain retard – j’admets qu’il a aussi d’autres sujets de préoccupation -, il est intervenu sur France 3 pour condamner « toute forme de violence en politique », ajoutant « je combats les idées de Marine Le Pen, mais avec respect » et qu’il faudra « des clarifications et que la justice passe ». Il a sauvé l’honneur de la classe politique dont il fait partie car je n’ai entendu personne d’autre sur ce même registre. Ce propos qu’il a tenu et donne sur ce plan une belle image de lui rend d’autant plus odieux les cris de « Macron assassin » proférés au meeting du Trocadéro par des soutiens d’Eric Zemmour. Il devrait y avoir des limites à l’esprit partisan !
L’autre abstention
Chacun des autres candidats, enkysté, englué dans sa seule cause, s’est montré incapable, sans doute secrètement réjoui, de dire ce qui convenait et de dépasser l’intérêt immédiat de sa campagne au profit d’une attitude républicaine. Face à ces abstentions, je ne peux m’empêcher de penser que pour certains il y a presque une forme de normalité dans les violences commises au détriment d’un camp qu’ils qualifient paresseusement d’extrême droite. En effet, ce n’est pas d’aujourd’hui que l’ultradroite, dans ses débordements, est stigmatisée et condamnée sur-le-champ quand l’ultragauche est souvent comprise, traitée en tout cas avec une infinie indulgence. Comme si l’esprit révolutionnaire et les pulsions affichées progressistes bénéficiaient par principe d’une sorte de complaisance aussi bien politique que médiatique.
La lâcheté de cette minorité d’extrême gauche guadeloupéenne paraissant fière d’elle pour des procédés qui devraient la disqualifier, me remet en mémoire un fait divers en 1997 à Mantes-la-Jolie, où Jean-Marie Le Pen, à la suite d’une bousculade mal éclaircie avec la député-maire Annette Peulvast-Bergeal, s’était vu unanimement honni entre autres parce que sa victime était une femme. Les temps ont changé et la courtoisie républicaine s’est délitée.
Nouveau monde
On va me répliquer que je suis naïf, qu’il est vain de croire qu’on pourra revenir en arrière, dans ces temps où la vigueur des mots suffisait et où l’affrontement se contentait des antagonismes des esprits et des argumentations.
J’assume cet espoir, qui n’est peut-être pas qu’une illusion, d’un monde politique qui saura faire revenir les citoyens vers lui parce qu’il leur aura donné, fond et forme compris, promesses tenues, sincérités acquises, la certitude d’une authentique nouvelle ère. Et je rends grâce à Emmanuel Macron qui, fuyant pourtant le débat, a su proférer ce qu’on attendait de sa haute fonction avant le premier tour de l’élection présidentielle. Mais quels lâches en Guadeloupe !
La 94e cérémonie des Oscars s’est tenue le dimanche 27 mars au théâtre Dolby de Los Angeles. Will Smith a reçu l’Oscar du meilleur acteur pour le rôle de Richard Williams dans La Méthode Williams. Mais l’acteur a fait parler de lui d’une autre manière plus tôt dans la soirée. En effet, il n’a pas apprécié que l’humoriste Chris Rock se moque de l’alopécie de sa femme. Pour exprimer son indignation, il est monté sur scène et a giflé l’humoriste devant tout le monde. On savait déjà que Jada Pinkett-Smith perdait ses cheveux, on sait désormais que son mari perd son calme tout aussi vite…
Ça s’est passé en direct lors de la cérémonie. L’un a donné une gifle à l’autre. Et on le comprend : Chris Rock s’était moqué de la coiffure de la femme de Will Smith. La malheureuse souffre de calvitie.
Des dizaines de millions d’Américains ont vu la scène. Des Américains blancs, des Américains noirs. Et ils ont manifesté de la compréhension pour la gifle de Will Smith.
Les deux protagonistes de cette scène, qui restera dans les annales du cinéma, sont noirs. Will Smith est producteur, scénariste, réalisateur, acteur, il pèse des millions de dollars. Chris Rock est un humoriste presque aussi riche que celui qui l’a frappé.
Cet épisode jette une lumière intéressante sur le racisme supposé qui sévirait aux États-Unis. Des Noirs peuvent brillamment réussir à Hollywood. Tous ne sont pas relégués dans des ghettos, contrairement à ce qu’on nous avait raconté. Tous ne meurent pas sous les coups de policiers brutaux, contrairement à ce qu’affirment les militants « Black Lives Matter ».
On imagine avec effroi ce qui serait advenu si Will Smith avait été blanc. Des milliers de manifestants seraient descendus dans la rue en criant « Black Lives Matter ». C’est ainsi que l’Amérique est grande dans sa complexité. Le soi-disant « privilège blanc » n’est à l’évidence qu’un leurre et une imposture. Autre événement aux Oscars qui montre que la charité bien-pensante n’a pas dit son dernier mot. Le film « CODA » a été récompensé. Il met en scène des personnes sourdes. Les médias que nous avons consultés ne précisent pas si le film est muet…
Il y avait enfin, parmi les postulants, un western montrant un cowboy refoulant son homosexualité. Scandale : il n’a pas été primé ! Les associations LGBTQIA+ américaines vont assurément rapidement protester.
Colin Field est aussi légendaire que le bar Hemingway qu’il a ressuscité au Ritz il y a vingt-huit ans. Ce barman de génie a donné ses lettres de noblesse à la confection des cocktails et défend un savoir-faire que l’esprit du temps cherche à vulgariser.
Comme son compatriote David Ridgway, légendaire sommelier de la Tour d’Argent depuis 1981, Colin Field appartient à cette catégorie d’Anglais amoureux de la France qui s’étonnent que les Français ne soient pas davantage fiers de leur drapeau qui rassemble la couleur de la royauté (le blanc) et celles de la ville de Paris (le bleu et le rouge) : « Je viens à l’instant d’obtenir ma naturalisation française, j’en suis très fier, et en mars j’aurai ma carte d’électeur ! » Cet enthousiasme qui fait chaud au cœur nous rappelle à quel point les Anglais ont joué un rôle essentiel dans le développement de notre art de vivre. Historiquement, c’est grâce à l’aristocratie anglaise que le vignoble de Bordeaux est devenu le plus célèbre du monde : au XVIIIe siècle, les navires remontaient la Garonne à destination de Londres chargés de tonneaux de château Latour, Margaux et Haut-Brion… Sans ce marché crucial, jamais ces propriétés n’auraient pu prospérer ! On doit aussi aux négociants anglais l’invention du champagne effervescent que nos vignerons champenois s’efforçaient depuis des siècles de maintenir « tranquille » et sans bulles jusqu’à ce que les lords leur fassent dire : « Nous, on adore les bulles ! » Et les premières bouteilles en verre capable de résister à la pression du champagne ont été fabriquées en Angleterre. Aujourd’hui encore, la vaisselle du palais de Buckingham date de Louis XVI et provient de la manufacture de Sèvres, les menus y sont écrits en français et la cave abrite les plus grands Bordeaux. En 1996, lorsque le buveur de bière Jacques Chirac est allé à Londres en visite officielle, la reine lui a servi un fabuleux Mouton-Rothschild 1961.
Pendant ce temps, que faisaient nos responsables politiques ? Ils reniaient notre patrimoine gastronomique à l’image d’un Bertrand Delanoë qui, en 2006, a jugé bon de vendre aux enchères les 4 000 bouteilles de Pétrus et de Romanée-Conti de la mairie de Paris. En 2013, François Hollande, d’une manière tout aussi démagogique, a fait de même avec la cave de l’Élysée pour « participer à l’effort national de réduction des déficits ».
Pour comprendre ce comportement, il faut remonter à l’américanisation des mœurs survenue au début des années 1970 avec Giscard qui avait la photo de Kennedy sur son bureau. Depuis, nos dirigeants aspirent à la minceur et font du sport pour qu’on ne les accuse pas d’être des privilégiés (ce qui est en vérité un paradoxe, les riches étant de plus en plus minces et les pauvres de plus en plus gros !). Ils évitent d’afficher leur goût pour la gastronomie (à l’image d’un Fabius disant adorer les carottes râpées), se cachent pour aller au restaurant et ne boivent plus de vin. Le terroir est devenu dans leur bouche une notion sale et réactionnaire, et la bonne bouffe un concept franchouillard.
Colin Field est né en 1961 dans la bonne ville de Rugby, au centre de l’Angleterre, non loin de Stratford-upon-Avon, où naquit et mourut Shakespeare, dans le comté rural du Warwickshire réputé passéiste. Très tôt, Colin est fasciné par l’art de la table : « Dans les vieilles familles de la noblesse, il y avait encore six sortes de petites cuillères : pour le bouillon, le poisson, les escargots, le thé au lait, le pudding, la marmelade… Il fallait savoir les identifier ! »
En 1981, il arrive à Paris juste avant les élections et s’inscrit à l’école Ferrandi, qui forme alors l’élite de la gastronomie et de l’hôtellerie. Il paie ses études en travaillant la nuit trois années durant. C’est « par hasard » qu’il découvre le métier de barman. Il est alors responsable du petit-déjeuner dans un hôtel de la rue La Fayette et son patron lui demande d’apprendre à faire des cocktails pour le bar : « Je n’y connaissais rien ! J’ai donc acheté un guide aux galeries Lafayette, Le bar et ses cocktails, écrit par le barman du Plaza Athénée Michel Bigot, et j’ai appris par cœur tous les cocktails. Très vite, en moins de deux ans, j’ai gagné des concours et suis devenu le deuxième meilleur barman de France par la connaissance des produits. »
Dans ces années 1980, le métier de barman est popularisé par le film Cocktail avec Tom Cruise. « Un barman devait être un virtuose du shaker et ne devait pas rester longtemps dans le même hôtel : ce n’était pas chic, il fallait bouger ! » Colin enchaîne donc 17 postes jusqu’au jour de 1994 où le Ritz lui propose un contrat de six mois pour tenter de redonner vie au plus vieux bar d’hôtel du monde – créé en 1921 et alors fermé depuis douze ans – et auquel Hemingway a donné son nom en le « libérant » le 25 août 1944, ce qui lui a surtout permis d’engloutir une douzaine de dry martini… « Le Ritz, c’était mon rêve depuis toujours, je n’osais pas y croire ! Six mois après, j’avais multiplié par 100 le chiffre d’affaires. »
Quand Colin Field s’empare du bar Hemingway, celui-ci est dans son jus d’origine. Il en tombe aussitôt amoureux et se rend au Kennedy Museum de Washington pour emprunter des tableaux, des gravures, des photos et la machine à écrire préférée de l’auteur du Vieil Homme et la Mer. Plus qu’un musée, il veut créer un lieu vivant, une « poche de résistance civilisée » où l’on pourra se parler, fumer le cigare et profiter du calme et du raffinement sans musique imposée : il n’y a qu’un vieux phonographe des années 1940 sur lequel Colin fait parfois tourner un 78 tours de Cole Porter pour la plus grande joie des clients. « L’étincelle de ce métier m’est venue quand j’ai découvert qu’un barman était un artiste : il crée des cocktails sur-mesure, à la minute, adaptés à la psychologie des clients. Un barman, pour moi, est là pour aimer les gens, c’est un psychologue, un observateur, un confident, quelqu’un à qui l’on parle et qui accepte de parler de sa vie. De fait, la plupart de mes clients sont devenus des amis ! Pendant les confinements, ils me téléphonaient : “Colin, le bar est fermé, qu’est-ce qu’on fait ?” ; et je leur répondais : “Venez à la maison !” »
Sur les photos du dossier de presse du Ritz, Colin Field affiche une expression légèrement ténébreuse qui le fait un peu ressembler à Robert Duvall dans Le Parrain : serait-il donc le consigliere des bartender ?
Sacré deux fois « meilleur barman du monde » par le magazine Forbes, et créateur du concours du Meilleur Ouvrier de France catégorie barman, il juge sévèrement l’évolution du métier au cours de ces dernières années : « On s’autoproclame barman alors qu’on n’a pas appris ce métier dans les règles, en suivant une formation dans une école hôtelière… On ne sait pas doser les produits et on ignore ce que sont la tequila, la vodka, le cognac… Il y a un manque de connaissances. Résultat : les cocktails sont jolis à regarder, mais déséquilibrés. » Colin Field n’est pas tendre pour les jeunes aux dents longues qui veulent sauter les étapes… Mais le plus intéressant est sa perception sociologique des bars d’hôtels. « En trente ans, le comportement individuel des clients n’a pas changé, mais le comportement de masse, lui, a changé. Il y a toujours, comme autrefois, des gens incroyables capables de vous commander le cocktail le plus cher du monde à 1 500 euros (le Ritz Side-Car à base de cognac grande-champagne 1864). Cela existe toujours ! Mais il y a aussi une plus grande accessibilité… Il n’est plus nécessaire de bien s’habiller, on est casual… Et surtout, on ne fume plus le cigare et ça, c’est regrettable. J’aurais aimé que, dans ce monde du luxe, on puisse continuer à fumer. » Son plus célèbre cocktail, baptisé Serendipity, il l’a précisément créé en 1994 pour accompagner les havanes fleurant bon l’écurie, le cuir et la terre. Ce délicieux mélange résume tout l’art de Colin Field qui consiste à partir d’une intention pour susciter une émotion. « Avec ce cocktail, je voulais exprimer mon amour de la Normandie, de ses odeurs d’herbes fraîches, de pommes et de terre mouillée… » Calvados hors d’âge, menthe fraîche, jus de pomme franchement pressé, champagne et glaçons taillés à la main forment un mélange d’une fraîcheur inouïe, pur comme une aquarelle anglaise, que l’on peut déguster aussi bien à l’apéritif qu’en digestif.
Colin a aussi été pionnier dans l’art d’élaborer ses propres sirops, ses infusions d’herbes, de fruits et d’épices. Il a été le premier à mettre une rondelle de concombre dans le verre d’eau (cela parfume et apaise) et à proposer des petits hot-dogs. Depuis vingt-huit ans, il est présent chaque soir, de 18 heures à deux heures du matin, cinq jours par semaine. Est-ce toute sa vie ?
« Non, c’est une partie de ma vie. Je possède aussi une maison à La Ferté-Gaucher, près de Coulommiers, où j’ai des arbres fruitiers, un tracteur et des terres. J’adore la campagne et la chasse, même si ça n’est pas politiquement correct de le dire ! »
Pour notre plus grand bonheur, il reste aussi très anglais : « J’adore la tourte au porc, le breakfast, les œufs bacon aux tomates, les toasts, la bière anglaise un peu amère et les chaussures Crockett & Jones de James Bond ! »
Thomas Morales nous présente La véritable histoire des pâtes, racontée par Luca Cesari, spécialiste de la gastronomie italienne.
Dans mon cas, ce n’était pas une grand-mère, mais une tante. Je me souviens, quarante ans plus tard, de ses tonnarelli con cacio e pepe, de ses gnocchi alla romana et comment oublier, le sommet de cette féerie gustative, les bucatini all’amatriciana. Il y a un art culinaire dans la cuisson et l’accompagnement de cet aliment à base de blé dur qui se transmet dans le secret des cuisines.
Influence paysanne et quête aristocratique
Une science dans l’ébouillantement, dans l’utilisation du jus de viande et aussi dans la qualité du pecorino. Une recherche dans l’alchimie des textures, c’est-à-dire, l’équilibre entre suavité et fermeté, entre le gras et le solide, entre le coulissant et la mâche, entre le duvet soyeux de la pasta et son corollaire, la rudesse affirmée d’un fromage fermier. Toute l’expression d’un pays partagé entre ses influences paysannes et sa quête aristocratique du « beau ». Les Français ont d’autres qualités aux fourneaux, ce sont d’inventifs sauciers et de redoutables rôtisseurs. Devant les pâtes, ils perdent souvent leurs moyens. Comme s’ils manquaient d’imagination. La rusticité d’un tel plat demande un savoir-faire qui remonte au Moyen Âge et à la Renaissance.
À la lecture de La véritable histoire des pâtes de Luca Cesari aux éditions Buchet-Chastel, nos certitudes sur le caractère immuable des recettes traditionnelles italiennes sont sérieusement écornées. On nous aurait menti ? L’Histoire se joue de ses mythes fondateurs. « D’où la prolifération de légendes plus ou moins invraisemblables nous racontant comment ont été inventés les plus célèbres plats de pâtes. L’Histoire de l’Italie se peuple ainsi de paysans durs à la tâche mais ingénieux ou de mystérieux cuisiniers de cour capables de créer des recettes inoubliables en mariant les quelques ingrédients qu’ils ont sous la main », prévient l’auteur, dès les premières pages de son essai. En résumé, « ces spécialités sont toujours plus récentes qu’on ne le pense et que leur existence n’a rien d’immuable ».
Le processus d’invention est une construction permanente, faite d’influences étrangères, la diaspora italo-américaine qui ramène au pays des associations nouvelles ou tout simplement, la diffusion d’ingrédients jusqu’alors inconnus sur le Vieux continent, ne serait-ce que la tomate. Dans cet ouvrage passionnant qui a été traduit avec le soutien du Centre pour le livre et la lecture du ministère de la Culture italien, on se rend compte que la cuisine est une chose sérieuse chez nos cousins transalpins.
La fameuse carbonara d’Ugo Tognazzi
On ne badine pas avec les pâtes. Chez nous, la cuisine est tout au plus un sujet de toqués, cercles d’initiés et inspecteurs revanchards, elle ne déclenche que très rarement des polémiques nationales. Luca Cesari évoque, à l’appui de son argumentation, la polémique née en 2015 qui a enflammé la botte, demandé l’intervention de ténors de la politique locale pour calmer l’ébullition et déclenché la controverse entre éminents spécialistes. De quoi s’agissait-il ? D’un problème migratoire ? D’une fuite des capitaux ? D’un détournement d’argent public ? Non, quelque chose de plus grave : la préparation de l’Amatriciana (sauce originaire de la ville d’Amatrice dans le Latium) qui se compose habituellement de quatre ingrédients (tomate, piment, pecorino à croûte noire et guanciale, viande séchée issue des bajoues du cochon). « Le chef Carlo Cracco (star des brigades aussi célèbre que Ducasse ou Senderens en France) déclare publiquement que l’ail en chemise, c’est-à-dire encore dans sa gousse, figure parmi les ingrédients de l’amatriciana ». Tollé général. Colère des associations de gastronomes. Guerre picrocholine. Épisode tragi-comique d’une scène de la vie conjugale italienne.
À partir de plats-signatures qui font la fierté des Italiens et ont conquis la planète, Cesari s’amuse à retracer l’origine historique, les variantes, les oscillements d’une tradition plus mouvante qu’on voulait le croire. Il évoque ainsi la destinée des fettuccine Alfredo, des gnocchis, des tortellinis à la bolognaise, du ragù à la napolitaine et à la bolognaise, des lasagnes, du pesto alla genovese ou encore des « toutes bêtes » spaghettis sauce tomate. Jouissive est sa description de la fameuse carbonara. D’où vient-elle ? Que nous dit-elle de la reconstruction italienne ? « Le profil de la carbonara est celui d’un plat explicitement tourné vers l’autre côté de l’Atlantique. Un numéro de séduction payé de retour […] Elle incarne en effet l’un des symboles du renouveau italien de l’après-guerre, qu’on veut justement riche, calorique et anglophone », écrit-il. Sa description de la Dolce Vita et l’anecdote de son « plus illustre ambassadeur », Ugo Tognazzi sont savoureuses. L’acteur prépara lui-même une carbonara pour 350 invités au 48ème étage de l’hôtel Hilton de New-York à la demande de son producteur.
La véritable histoire des pâtes de Luca Cesari – Les dix recettes qui ont fait l’Italie et conquis le monde – Traduit de l’italien par Marc Lesage – Buchet-Chastel
Les éditions des Instants, jeune maison courageuse, rééditent les Carnets du moraliste qui traversa une époque pour le moins agitée, de la Révolution française à la Restauration.
Nos temps sont à l’outrance. Les moralisateurs univoques sévissent. En guise de contrepoison, les éditions des Instants nous offrent, sous le titre Le courage d’être heureux, les Carnets 1774-1824 de Joseph Joubert, avec une très-belle préface de Christiane Rancé, – laquelle est la descendante de l’Abbé dont Chateaubriand, qui fut l’ami et le divulgateur de Joseph Joubert, fit un livre.
« La littérature respire mal » disait Julien Gracq de celle de son temps. Dans le nôtre, elle s’essouffle parfois d’indignations, feintes plus ou moins, et de complaisances en de réelles tristesses. Le courage d’être heureux n’est plus guère la chose du monde la mieux partagée.
Il n’y a de bon dans l’homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées.
La lucidité, cette forme supérieure de la bienveillance
Ce courage, Joseph Joubert nous l’enseigne, non par des propos édifiants ou des recettes, à la façon navrante du « développement personnel », mais par des exemples, des signes d’intelligence, saisis au vif de l’instant. « Il faut, écrit Joseph Joubert, plusieurs voix ensembles dans une voix pour qu’elle soit belle. Et plusieurs significations dans un mot pour qu’il soit beau ». D’une seule phrase, il nous donne ainsi un art de vivre et un art poétique. Rien, en effet, n’est si monocorde que la tristesse ; et se connaître, se reconnaître, c’est entendre le chœur des voix qui se sont tues mêlé de voix vivantes. Nous connaissons mieux un homme par les inflexions de sa voix que par son visage et mieux encore une œuvre par ses secrets, par ce qu’elle se dispense de nous dire, que par les convictions qu’elle affirme.
La lucidité, pour Joseph Joubert, est une forme supérieure de la bienveillance ; si matinale, si heureuse nous apparaît-t-elle en ces temps fuligineux traversés de cris de vindicte : « Porter en soi et avec soi cette indulgence qui fait fleurir les pensées d’autrui ». Quelles étendues anonymes nous séparent désormais du monde de Joseph Joubert, et par quelles passerelles le rejoindre ? La réponse est toute donnée dans ses pensées cueillies au fil des jours : par la langue française dans son usage le plus précis, le plus nuancé, le plus naturellement élégant.
Le refus de démontrer
Dans ces carnets Joseph Joubert nous donne à visiter ses jardins, qui sont de ceux « où le Maître peut se montrer ou se cacher à sa guise ». Son ambition est humble et immense : nous parler comme à des amis, passer les étapes intermédiaires d’un propos pour en éviter le tour didactique qui ferait insulte à notre intelligence, et enfin, laisser vivre dans sa faveur le repos de notre âme, le calme qui est la clef des mystères et des merveilles : « Les âmes en repos sont toutes en harmonie entre elles ».
Ce n’est point sans doute de cette façon, en nos temps spectaculaires, que l’on comprend la gloire (« Néant de la Gloire, dit Joubert, Dieu même est inconnu ») mais plutôt que le resplendissement péremptoire, et parfois accablant, sinon aveuglant, le lecteur trouvera dans ces pensées une autre lumière, une lumière filtrée par les feuillages des peupliers de France, une lumière qui joue au bord des rivières, une lumière spirituelle que l’on ne voit pas, mais qui révèle tout ce qu’elle touche.
Aux antipodes des manuels de « pensées positives», comme aux antipodes du nihilisme qui joue sa partition pour les déçus et les craintifs, et plus loin encore de tous les donneurs de leçon, Joseph Joubert ravive le goût, lequel, par excellence, alerte l’intelligence. Sans goût, l’intelligence – qui veut tant avoir raison qu’elle la perd – est insipide ou monstrueuse, de même que « l’esprit », s’il est malveillant, est le ridicule de celui qui croit en user au dépend des autres.
Joseph Joubert ne veut rien démontrer. Il veille à la fine pointe de la pensée qui vient d’éclore. Le bien lui est léger, et quant à lui marquer sa préférence, il lui convient de ne le faire que légèrement, et d’éviter « la fureur d’endoctriner, et de mêler la bave de son propre esprit à tout ce qu’il enseigne ». Mélancolique à ses heures Joseph Joubert sut, mieux que d’autres, se défendre contre l’aigreur, qui est une faute de goût. S’il faut choisir dans quelque difficile discorde, prenons alors pour guide, sans comédie ni tartarinade, la meilleure de nos inclinations naturelles: « Il n’y a de bon dans l’homme que les jeunes sentiments et les vieilles pensées ».
Philosophe, et même métaphysicien, Joseph Joubert l’est au suprême – mais non de cette façon discursive héritée des épigones de la philosophie allemande qui veulent faire des pensées « novatrices » avec de vieux sentiments. Joseph Joubert ne se veut point novateur, ou révolutionnaire, mais juste, si possible, de façon immémoriale. Son ambition est plus grande que de soulever le monde par l’abstraction, et son souci est plus humble : il ne veut point séparer le sensible de l’intelligible.
L’ami de Chateaubriand
Souvent comparé aux Moralistes du dix-septième siècle, il se distingue d’eux par la métaphysique. S’il désabuse, comme eux, les hommes de leurs fausses vertus, c’est pour mieux nous inviter à quelque méditation. Frontalier entre deux mondes, comme son ami Chateaubriand, sa nostalgie est discrète et ses pressentiments sans drame. Sur l’orée, il exerce sa vertu majeure, dont il n’attend pas d’être sauvé ni perdu : l’attention.
« Ne confondez pas ce qui est spirituel et ce qui est abstrait » Et ceci encore : « Je n’aime la philosophie (et surtout la métaphysique) ni quadrupède, ni bipède, je la veux ailée et chantante ». L’étymologie est bonne conseillère. Chez Joseph Joubert, tout est pur, c’est à dire feu. Que nous faut-il ? « Du sang dans les veines, mieux du feu, et du feu divin. »
Le courage d’être heureux de Joseph Joubert (Edition des Instants)