2023 vient à peine de commencer que sa traversée s’annonce déjà compliquée pour un certain nombre d’entreprises et de travailleurs français. Plus laclasse moyenne sera négligée, plus l’unité du collectif sera amenuisée, met en garde notre contributeur.
Cette nouvelle année coïncide en effet avec l’entrée en vigueur de nouveaux contrats d’électricité, dont les factures au prix sont multipliées par deux, trois, voire dix. L’explosion des prix de l’énergie et des coûts d’approvisionnement a d’ores-et-déjà contraint des entreprises à mettre la clé sous la porte, à l’instar de ces boulangers de la Vienne qui avaient vu leur contrat d’électricité passer de 1 600 à 9 800 euros. Dans le même temps, des grands groupes comme Cofigeo ferment temporairement des sites de production, envoyant ainsi au chômage technique des centaines de salariés. La crise actuelle emporte avec elle le double-risque d’écroulement de notre activité économique et de privations d’emplois pour des milliers de Français. Ce faisant, elle risque de provoquer une étape de plus dans le déclin de la « classe moyenne », lequel est déjà pourtant bien avancé. Or l’importance de cette catégorie de la population pour l’ensemble du corps social impose de la remettre sans attendre au centre des politiques publiques.
Des revenus qui s’étiolent
La classe moyenne, que l’on peut définir comme la part de la population française située entre les 30% les plus pauvres et les 20% les plus riches, est assez hétéroclite, car elle regroupe 50% – et donc la plupart – des Français. Née véritablement au début du XXème siècle, en raison de la croissance des salaires des professions intermédiaires, du déclin du rendement du capital des classes les plus aisées, ainsi que des politiques sociales à partir des années 1930, cette classe moyenne voit, depuis quarante ans environ, ses revenus s’étioler. Prenons l’exemple de la zone OCDE où, à l’exception de quelques pays, les revenus intermédiaires sont à peine plus élevés aujourd’hui qu’il y a dix ans, progressant de 0,3 % tout juste par an, selon un rapport de l’OCDE en 2019. En conséquence, alors que le revenu global des classes moyennes était quatre fois plus important que celui des 10 % les plus riches il y a 30 ans dans cette zone, aujourd’hui il y est moins de trois fois plus élevé. Cette catégorie de la population, dont la conscience de classe en France émergea au moment des Trente Glorieuses, a désormais conscience d’être aux postes avancés du déclassement.
Le déclin de la classe moyenne traduit la relégation, si ce n’est l’abandon, des revendications de plusieurs catégories d’actifs, retraités et étudiants par une fraction des élites. Dit autrement, le corps central de la société n’est plus… l’objet central de l’attention. Que ce soit en matière de fiscalité, de pouvoir d’achat, d’insécurité, d’accès aux services publics, de fractures territoriales, d’accès à l’immobilier (rendu difficile par la hausse stratosphérique de son coût) : cette classe moyenne n’est plus vraiment écoutée. Il en résulte un profond malaise dans nos sociétés, dont le point culminant (jusqu’alors) en France fut la crise des Gilets Jaunes. En Angleterre, le sentiment de récession chronique depuis les prémices de ce siècle est d’autant plus palpable que la valeur réelle du salaire a diminué de 3,5% en quinze ans.
Les politiques ne gèrent que le court terme
Or les réformes actuelles du Gouvernement ne sont pas en mesure de répondre, véritablement, aux attentes des Français « moyens », c’est-à-dire de la plupart des Français. Une loi sur le pouvoir d’achat, des ré-indexations, des politiques ou modifications réglementaires partielles, ou des chèques ad hoc ne peuvent effectivement suffire à contrecarrer les évolutions brutales des prix, pas plus que le panier anti-inflation, récemment annoncé par le gouvernement dans Le Parisien et confirmé le 15 janvier à l’AFP, en cours d’élaboration. Ce panier, qui concernerait « une vingtaine de produits de première nécessité, que la grande distribution s’engagerait à vendre presque à prix coûtant », dixit le ministère du Commerce, aurait des effets positifs limités. En effet, dans une grande surface, on peut compter jusqu’à 20 000 références. 20 produits, cela représenterait donc seulement un millième de l’offre de la grande distribution (notons d’ailleurs que ce dispositif déjà en vigueur en Grèce concerne, quant à lui, 51 produits : ce n’est pas la même ampleur !). Les retombées pour les familles seraient donc relatives, et ce, bien qu’on ne puisse pas écarter une possible stabilisation des prix pour les produits de première nécessité concernés. En définitive, les mesures précitées peuvent, au mieux et durant un temps seulement, maintenir à flot le budget de certains ménages ; mais elles ne peuvent annihiler la spirale de la paupérisation qui touche, tout à la fois, les classes moyennes et les classes populaires de la société.
Les classes moyennes demandent en effet à l’État considération et reconnaissance. Elles appellent de leurs vœux des politiques qui ne s’arrêtent pas à des visions court-termistes, mais envisagent aussi de répondre aux maux globaux du corps social sur la durée. Soit des politiques qui permettent un retour durable à l’emploi et à une activité de pointe, conditiosine qua non pour renouer avec la prospérité. Pour cela, il nous faut en priorité retrouver une industrie. Notons que si nous avions eu une industrie plus forte, nous n’aurions pas été aussi affectés par les crises récentes. Un emploi créé dans l’industrie, c’est quatre autres de créés derrière, c’est une activité productive facilitée et revigorée pour de nombreuses petites et moyennes entreprises, c’est la souveraineté et l’indépendance sur des secteurs-clés.
La faillite symbolique des Maisons Phénix
Pour sortir de cette spirale décliniste, l’État doit aussi faire de la lutte contre les iniquités sociales et fractures territoriales une priorité. Pour satisfaire à ces exigences, l’équité, et donc la prise en compte de la diversité des situations particulières selon Aristote, doit redevenir la boussole de l’État. En effet, c’est aussi cette classe moyenne qui peine à accéder aux services publics de première nécessité dans les territoires, qui est écartée des pôles émergents, qui ne parvient plus à accéder à un logement décent. La fermeture récente de Maisons Phénix, symbole de l’accession à la propriété des classes moyennes et du rêve pavillonnaire, est à cet égard très révélatrice. Obtenir un logement décent, y fonder une famille, avoir un travail stable : telles sont d’ailleurs des revendications majoritaires, au sein des 18-30 ans.
Il est fort dommageable que la classe moyenne soit aujourd’hui si peu considérée, car son déclin risque d’entraîner le délitement du corps social. La classe moyenne constitue en effet le maillon fort et central, par essence, de la société, sans qui cette dernière ne peut tenir dans la durée. Plus cette classe moyenne est ignorée, plus l’unité du collectif sera amenuisée. Si cette catégorie de la population continue d’être réduite à la portion congrue, l’ascenseur social, rendu possible par la Révolution et l’émergence du caractère fondamental du mérite dans nos sociétés, sera encore plus précarisé. En effet, l’écart de ressources entre les classes populaires et les classes aisées sera tel que la mobilité sociale sera bloquée. Cette classe moyenne, esseulée et impuissante face au déclassement économique, est donc si essentielle ; de sa survie, dépend l’avenir des classes populaires. Or personne ne souhaite que les classes pauvres soient cantonnées à le rester, ni ne soient délaissées.
Dans No Society, Christophe Guilluy écrit que « la disparition de la classe moyenne occidentale nous fait entrer dans une période chaotique où tout ce qui faisait le commun, de l’État providence au partage des valeurs, est peu à peu démantelé ». Tout est dit. Il est donc bel et bien temps d’y répondre, pour garantir l’unité du corps social et sa prospérité commune. Demain, la poursuite du déclin ou le sursaut ?
Le Point a publié une longue interview d’Emmanuel Macron par Kamel Daoud (l’auteur de Meursault contre-enquête, Goncourt 2015) sur la rencontre à venir du président de la République avec l’Algérie, et une analyse lumineuse du romancier de la relation de la France à l’Algérie — et réciproquement. Comme dit notre chroniqueur, dans ces échanges, presque rien n’est vrai, tout est postures. Mais il émerge tout de même quelques précieux enseignements.
« Quand il fut à portée, Aghoo darda le harpon. Il le fit parce qu’il fallait le faire : mais il ne s’étonna pas en voyant Naoh éviter la pointe de corne. Et lui-même évita le harpon de l’adversaire. »
Remarquable perspicacité de Rosny Aîné dans cet avant-dernier chapitre de La Guerre du feu (1909). « Il le fit parce qu’il fallait le faire » : autant dire que la plupart de nos comportements sont, comme aux échecs, des coups obligés, auxquels répondent d’autres postures attendues. Comme disait Montaigne, « la plupart de nos vacations sont farcesques ». L’auteur des Essais, longtemps maire de Bordeaux, s’y connaissait en obligations politiques.
Le président de la République commence par relativiser le caractère novateur de cette visite, qui appartient à l’esthétique du rite républicain : « Dans la continuelle noce tantôt malheureuse tantôt heureuse entre la France et l’Algérie, ce genre de mœurs est ancien : le voyage « algérien » est aussi un rituel politique en France et un moment de démonstration d’« indépendance » en Algérie. » Pas de quoi susciter l’enthousiasme ou l’indignation : c’est du théâtre — Daoud parle d’ailleurs de « théâtralisation mémorielle » : « En Algérie, explique Kamel Daoud, on adore refaire la guerre à la France car la France est vitale à l’épopée, pour escamoter le présent. »
Et on sait ce qu’il en est des épopées. Les Grecs ont pu compter sur Homère pour transformer en épopée un raid opéré par les Grecs continentaux sur une cité grecque d’Asie mineure. Comme dit Ulysse dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu :
« Les Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. »
D’une razzia impitoyable Homère a su tisser une épopée. Tout comme Virgile a donné des fondations héroïques à Rome, née de meurtres et de rapines. Alors, vous pensez l’Algérie ! D’une guerre militairement perdue le FLN s’est donné la tâche de faire une victoire éclatante — et les gouvernements successifs ont entretenu le mythe. Ce qui, comme le signale Daoud, évacue prestement la mainmise d’un clan de militaires et de religieux sur les ressources du pays, et oblitère 150 ans de colonisation largement bénéfique.
Mais ça, il ne faut pas le dire. La théâtralisation passe par la parole contrainte.
À noter que les imprécations lancées contre Macron, fin août, par « deux ou trois agitateurs barbus » sont elles aussi du théâtre. Une façon de montrer que l’on existe — et comme au théâtre, on parle fort dès que l’on souhaite masquer un vide du raisonnement.
Très finement, Daoud explique qu’une interview d’un président de la République par un interlocuteur algérien est forcément biaisée : « Le dialogue, sous toutes ses formes, entre les deux pays n’est presque jamais une conversation : il est toujours décalé, interrompu par une latence entre les propos, qui laisse place aux détournements, aux convocations des faux et des vrais souvenirs collectifs. »
Et de préciser : « Ensuite il y a la théâtralisation presque inévitable : un intervieweur algérien parti recueillir la parole d’un président français n’est pas perçu en Algérie comme un journaliste dans l’exercice de son métier, mais comme une guerre à refaire. »
Un fardeau pour les Français
Macron n’a pas oublié l’essentiel de sa formation en khâgne à Henri-IV : l’art très dissertatif de balancer sans cesse son propos. « Prendre la parole sur l’Algérie », dit-il, est « potentiellement périlleux » mais « indispensable ». C’est une question « intérieure » pour la France, et une question « extérieure » vers l’Algérie.
Et d’évoquer le mythe de Sisyphe cher à Camus et par ricochet à Daoud. « Nous portons un poids sur les épaules qui rend les approches très compliquées », dit d’ailleurs Macron qui a lu certainement Kipling : c’est une autre version du « fardeau de l’homme blanc », un fardeau désormais partagé entre anciens colonisateurs et anciens colonisés.
Mais si les Algériens se crispent volontiers dans ce statut d’ex-colonisés et font mine d’arrêter l’Histoire, il y a beau temps que les Français ont oublié qu’ils furent colonisateurs. Le plus inextricable de la relation des deux pays est que les uns se sont figés dans une attitude victimaire, et que les autres ont continué à évoluer. Mon père a fait la guerre en Algérie, je m’y suis rendu moi-même en 1970, au plus fort de Boumediene, tout cela fait partie de mon histoire personnelle, mais ne pèse rien dans ma vie de Français en 2023. Comme dit Macron, « durant les dernières décennies, une France s’est construite dans une forme d’impératif d’oubli » — comme les Spartiates et les Athéniens ont eu pour consigne d’oublier leurs différends après la Guerre du Péloponnèse, de 431 à 404 av. JC. Mais au moins, vainqueurs et vaincus étaient-ils d’accord pour faire table rase du passé. Pas de ma faute si les Grecs anciens étaient plus intelligents que les ex-colonisés d’aujourd’hui, qui hurlent à la nomination de Benjamin Stora, et se contentent de leur vision orientée de l’Histoire, priée de réinventer les faits pour justifier les discours les plus injustifiables.
Un Algérien contemporain, qui a pourtant toutes les chances de ne pas avoir connu personnellement la guerre, se fait une montagne du souvenir de la guerre — ou plus exactement joue à s’en faire une montagne. Et les Français d’origine algérienne aussi, qui refusent, comme Benzema, de chanter la Marseillaise (Il ne jouera plus pour la France ? Bon débarras !) ou sifflent l’équipe de France de foot lorsqu’elle affronte l’Algérie.
Est-ce là l’expression d’un « trauma » comme semble le croire Macron, ou la pantomime d’un trauma joué ? Le refus de l’extrême-droite (enfin, ce que Macron appelle ainsi) de toute modification de la doxa sur l’indépendance est-elle, comme il l’affirme, un prétexte artificiel « de refoulé et de violence » ?
À l’intelligente question de Daoud (« Vous êtes comme moi né après les décolonisations. De quoi sommes-nous coupables ? De quoi sommes-nous innocents ? Sommes-nous les victimes du victimaire des deux côtés ? »)Macron, qui a fait assez de théâtre dans sa jeunesse et surtout depuis son entrée en politique pour connaître les vertus d’une parole suspendue, répond d’abord par un « long silence ». Et un truisme : « On porte notre passé, qu’on le veuille ou non » (Nota : toute personne qui répond à un argument astucieux par un lieu commun avoue au fond son incapacité à répondre au même degré d’intelligence).
Puis il note que cette guerre « produit encore du récit ». Et d’évoquer l’image de l’Angelus Novus de Paul Klee, qui va de l’avant en regardant en arrière, et « que Paul Ricœur avait mis dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli » : quand vous voulez contourner une question, faites une référence littéraire. C’est le B-A-BA de la technique khâgnale…
Et cela débouche sur le refus de présenter des excuses à l’Algérie, parce que, dit très bien Macron, « la fausse réponse est aussi violente que le déni ». Bien joué.
Au total, c’est une interview passionnante, où Emmanuel Macron globalement se place au niveau de Kamel Daoud. Comme quoi ce président que l’on sent si souvent faux, dans son phrasé impeccable lors des interviews télévisés, ne l’est qu’à cause de la faiblesse des journalistes qui lui servent la soupe. Nous en avons si peu qui aient la classe de Kamel Daoud…
Opinel, Laguiole, crans d’arrêt, papillons, de boucher, de chasse ou militaires. Oui, il faut parler des couteaux, mais surtout de ceux qui s’en servent.
Depuis quelques jours, quelques années diront les esprits les plus chagrins, les attaques au couteau se multiplient. Qu’ils soient motivés idéologiquement ou le produit de l’ensauvagement de la société française, ces drames semblent inévitables et la classe politique résignée.
Il y a de cela six jours, le journal Le Parisien publiait une enquête sur l’Opinel 13, un modèle de la célèbre marque d’une longueur totale de 50 centimètres. Prisé par les gangs et les rappeurs qui l’exhibent dans leurs vidéo-clips, à l’image du rappeur NM qui lui a carrément consacré une chanson, ce couteau est surnommé « le géant » dans les quartiers où il est une arme mythique. Malheureusement, la jeunesse des quartiers sensibles n’hésite pas à faire usage de ces armes autrement que pour animer leurs posts Instagram et leurs comptes Snapchat.
Tué devant son lycée
De plus en plus jeunes, les membres des bandes sont aussi de plus en plus violents. La vie n’a pour eux pas de valeur. Lundi 16 janvier, une bande a tué un jeune de 16 ans près du lycée Guillaume Apollinaire de Thiais, en blessant un autre gravement à la jambe. Les propos du procureur du parquet de Créteil, Stéphane Hardouin, font froid dans le dos: « Les agresseurs ont poursuivi les victimes sur quelques dizaines de mètres, l’un d’entre eux aurait alors fait usage d’une arme blanche. Sur place, plusieurs objets susceptibles de constituer des armes ont été retrouvés, à savoir deux gazeuses, un club de golf cassé et un morceau de bois. Trois cents mètres plus loin, un couteau a été retrouvé par la police municipale de Thiais ».
Ces « rixes », ainsi pudiquement nommées, font maintenant partie du paysage des banlieues, à Paris comme à Marseille. Devenus majeurs, les « jeunes » troqueront l’opinel pour l’AK-47. Comment en sommes-nous arrivés là ? Interrogé sur BFMTV, un sociologue répondant au nom de Sauvadet a énuméré toutes les raisons possibles et imaginables, passant de la culture « gangsta rap » importée des Etats-Unis aux réseaux sociaux, devisant chômage et familles décomposées, évoquant le trafic de drogue et la puberté provoquant de profonds bouleversements hormonaux chez les adolescents de sexe masculin. Un peu plus et nous avions droit aux jeux-vidéos, aux gènes du guerrier et à la misère sexuelle houellebecquienne ! Peut-être qu’en fait de sociologues, nous devrions interroger des ethnologues et des anthropologues, mais passons.
Gare du Nord, silence on poinçonne !
Quelques jours en arrière, c’était en Gare du Nord qu’un couteau devenu fou perdait l’équilibre pour frapper six passants innocents qui attendaient leur train. Enfin, pas vraiment un couteau mais un « crochet métallique » – on retrouvera bientôt des masses d’armes, fléaux et haches à deux mains dans les rues, à ce rythme. Le profil de l’interpellé ne surprendra pas; un Libyen sous OQTF. Il y a d’ailleurs un truc puisqu’en l’espèce, l’OQTF ne pouvait être appliquée, en raison de l’instabilité régnant dans le pays de feu Mouammar Khadaffi… Eh oui, que voulez-vous, les autorités libyennes n’entretiennent pas de « canal d’échanges pour l’identification des ressortissants venus de Tripoli », comme l’ont confié des policiers déprimés.
Pis, l’auteur était connu sous plusieurs identités dans le fichier automatisé des empreintes digitales. On ne peut donc même pas affirmer avec certitude qu’il est bien Libyen, de nombreux Algériens utilisant ce « truc » pour éviter d’être expulsés. Où que l’on regarde, on voit une multiplication des faits de violence. Gratuits, motivés, de droit commun ou terroristes. Facile à transporter et difficilement détectable, le couteau reste une arme permettant un maximum de dégâts rapides. Il est presque impossible de s’en protéger, sans être soi-même équipé d’une arme à feu.
Il suffit d’ouvrir un journal local au hasard pour découvrir de nouveaux cas, ainsi cet homme à Strasbourg qui a agressé des passants samedi 14 janvier en hurlant Allah Akbar, ou de cet homme appréhendé Gare Montparnasse il y a quelques semaines avant de passer à l’acte. Partout, les couteaux s’aiguisent et sifflent. Il ne s’agit pas de faits divers isolés, mais bien d’un fait de société supplémentaire montrant la tiers-mondisation avancée de la France. Gageons qu’on nous proposera bientôt de limiter la circulation des couteaux sur le territoire français…
Élisabeth Lévy: « À Strasbourg, un homme agresse des passants et ça devient presque banal! »
Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy dans la matinale de Sud Radio, chaque matin après le journal de 8h.
Sur l’île de Ré, une statue de la Vierge Marie devra être démontée, au nom de la laïcité. Le commentaire d’Elisabeth Lévy.
La statue de la Vierge Marie, qui veille à un carrefour de la Flotte-en-Ré (17), a six mois pour se trouver un autre emplacement. C’est ce que vient de décider la justice administrative.
Cette statue, qui porte la mention «vœux de guerre», a été commandée par une famille reconnaissante parce que père et fils étaient revenus vivants de la Seconde Guerre mondiale. D’abord exposée dans un jardin privé, elle a été offerte à la commune qui l’a installée à un carrefour en 1983. Suite à un accident, elle a été surélevée en 2020. Sa visibilité accrue a dû énerver la « Libre pensée Charente-Maritime ».
Dénonçant une atteinte à la laïcité, cette association a déposé un recours. Le 13 janvier, la Cour administrative de Bordeaux a confirmé la décision du Tribunal administratif de Poitiers. Tout en admettant que «la commune n’avait pas l’intention d’exprimer une préférence religieuse », la Cour estime que « la figure de la Vierge Marie étant un personnage important de la religion chrétienne » (non, sans blague ?),et que « la statue présente par elle-même un caractère religieux». En vertu de la loi de 1905, elle ne peut donc pas être installée ainsi sur le domaine public. C’est le droit, parait-il. Sauf que le droit est évidemment une affaire d’interprétation. Pas sûr que les juges en auraient fait une lecture aussi stricte s’il s’était agi d’un symbole musulman.
On me dira que, dans ce cas, c’est votre servante et toute la méchante réacosphère qu’on aurait entendu râler contre cette invasion de l’espace public par un symbole religieux. C’est bien possible. C’est qu’au-delà du droit, il y a l’histoire, la culture, l’expérience sensible. Musulmans, juifs athées et autres, sont des citoyens égaux, mais l’islam (et le judaïsme) n’ont pas le même statut que le catholicisme dans notre pays. Ils ont ajouté leur grain de sel au roman national, mais le catholicisme est notre fond de sauce culturel commun. La France est un pays de clochers. D’où que nous venions, nous sommes tous un peu des « cathos-zombies », comme disait Emmanuel Todd. À Marseille, tout le monde aime la Bonne Mère.
Il est vrai que les bouffeurs de curé appartiennent aussi à notre histoire. L’ennui c’est que ceux de La Libre pensée 17 ont 100 trains de retard. Ils se trompent de curés ! Ce ne sont pas des cathos qui menacent aujourd’hui la liberté de pensée, veulent embrigader les croyants et les séparer du reste de la société. Pourtant, pour nos libres penseurs – très soumis à la doxa, le seul séparatisme problématique, c’est dans les écoles cathos qu’ils le voient. Une visite sur leur site suffit à comprendre qu’ils sont monomaniaques. Sur la page d’accueil, on tombe sur un article au titre ronflant : « L’église doit payer, l’Eglise peut payer! », des tartines sur les abus sexuels ou encore les turpitudes de la monarchie. Autant dire que, sous prétexte de laïcité, dont ils se fichent complètement quand d’autres religions sont en jeu, ils sont en guerre contre le catholicisme. Ecrasons l’infâme. Derrière ce fatras très vintage, ce sont des islamo-gauchistes standard. Ainsi, sur la loi séparatisme, ils parlent d’ « ignominies racistes faites au nom de la laïcité », une petite musique bien connue.
Comme Mélenchon ou Cohn-Bendit, ces mal-nommés libres-penseurs veulent déconstruire l’identité française. C’est leur droit. Il est cependant fâcheux que la Justice leur donne un coup de main.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy chaque matin après le journal de 8 heures.
Un homme, qui est venu en France illégalement et qui n’aura pas obtenu de titre de séjour, qui aura été débouté de sa demande d’asile, devrait, légalement, repartir chez lui?
Si l’on considère qu’il n’a aucune envie de partir, ayant pris tous les risques pour arriver là, et qu’il n’a probablement aucun moyen financier de s’offrir l’avion ou le bateau n’ayant déjà pas de quoi manger, que peut bien signifier une « OQTF » ?
L’hiatus entre la situation des migrants déboutés de leur demande et vivant à la rue pour beaucoup d’entre eux et cet acronyme très légaliste qui fleure l’abstraction la plus administrative donne la berlue à Bécassine.
Slalom entre deux « déséquilibrés »
Laquelle vit et marche (c’est sa passion) dans le Nord-est parisien depuis 40 ans. Mais depuis quelques années, elle ne marche plus, elle slalome, voire elle godille et pourtant elle ne fait plus de ski.
Mais si elle continue, pourtant, de le pratiquer sur le macadam parisien, c’est que le nombre de personnes d’origine étrangère pour la grande majorité, qui titubent sous l’emprise d’un stupéfiant quelconque, qui sont allongées par terre avec le verre en carton devant pour les pièces, et qui boivent des canettes de bière en ramassant les mégots des passants, qui haranguent le tout-venant voire le menacent sous le coup d’une rage de laissé-pour-compte… n’aura cessé d’augmenter, au point de rendre la promenade aussi périlleuse que les « mobilités douces » d’Anne Hidalgo. Et Bécassine se dit que si elle devait elle aussi se retrouver dans une situation pareille, elle deviendrait déséquilibrée même si elle ne l’était pas au commencement. Forcément.
Coup d’épée dans l’eau
Alors Bécassine pense qu’obliger formellement quelqu’un qui n’a ni l’envie ni les moyens de repartir est un coup d’épée dans l’eau et que par ailleurs, comme le quelqu’un en question, privé de moyens, versera immanquablement dans le trafic de drogue, la délinquance, voire l’attaque au couteau, le problème ne peut absolument pas se résoudre avec ces quatre lettres comme une lettre de cachet !
Bécassine pense que si l’on ne veut pas qu’une nation se retrouve impuissante, un premier pas serait accompli en supprimant les choses qui ne servent à rien ; les OQTF en l’occurrence, puisqu’à l’évidence, sans résultat. Alors certains s’écrient « Mais c’est parce qu’on ne les applique pas, les OQTF ! Il faut les appliquer ! » Et Bécassine, qui n’a pas fait l’ENA, s’étonne beaucoup car une OQTF qu’on applique s’appelle… une expulsion.
Ce qui est applicable donc, ce sont les expulsions où le bon vouloir de la personne n’est pas demandé. Mais il paraît que cela coûte très cher (mais est-ce que toute cette situation intenable pour tout le monde ne coûte pas très cher elle aussi ?) et que les pays dont sont originaires les étrangers en question ne veulent pas les voir revenir. Un juriste, Amine Elbahi, propose qu’on ne délivre plus aucun visa aux pays qui ne veulent pas accueillir leurs ressortissants ; Bécassine donne raison à Amine parce que pour régler un problème, la logique prime. Et Bécassine aime la logique et Bécassine aime Amine.
L’UE: y rester ou la quitter ? D’un café du commerce à l’autre, la question est brûlante et il est difficile d’y réfléchir sans céder à un pathos très vite ridicule et trop vite sclérosant. Heureusement, Caroline de Gruyter réfléchit pour nous, et son dernier livre, Monde d’hier, monde de demain, confère assez de hauteur pour repenser l’Europe.
Le sous-titre du dernier livre de Caroline de Gruyter, Un voyage entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne, donne le ton. «Depuis plus de vingt ans, dit-elle, mon métier consiste à commenter l’actualité européenne pour la presse et les médias ». Elle a pour cela passé plusieurs années à Vienne, nouveau centre névralgique des relations Est-Ouest, ancien et nouveau nid d’espions. Entre H&M et Amazon, ses repères n’étaient pas les mêmes que ceux de ses voisins. «Dans le cas des Habsbourg, le récit canonique présentait l’empire comme un régime ayant tyrannisé divers peuples qui finirent par se soulever et s’affranchir de son joug. Au début du XXe siècle, les temps étaient mûrs pour leur libération… Tel était l’esprit du temps, apprenions-nous à l’école. » Mais cette historiographie s’est heurtée à la tendresse viennoise pour l’ancienne dynastie, les anciens murs, le crottin des chevaux au travail dans la cour de la Hofburg — le palais des Habsbourg.
Elle acculture alors ses « antennes sociales, ses antennes historiques» à cette Mitteleuropa trop souvent restreinte aux drindls et aux schnitzels. On rit de ses aventures et on se moque gentiment de sa naïveté quand Karl Habsbourg — chef actuel de la famille — plagie ses propres travaux, devant elle, et sans la citer… Mais à travers cette étrangère plongée dans un milieu étranger, Néerlandaise évoluant dans une Europe autre que la sienne, on se demande ce que nous, Français, savons de ce même empire européen encore debout il n’y a pas si longtemps. La princesse Sissi était-elle le sosie de Romy Schneider ? Joseph II jouait-il aussi bien du clavecin que Jeffrey Jones dans Amadeus ? Les Autrichiens n’aiment pas Sissi, et Joseph II fut trop réformateur et éclairé pour ses contemporains. Partant de ces contradictions internes à l’Europe, Caroline de Gruyter décide de s’intéresser à cet univers délaissé. D’interviews en conférences, de lectures en expositions, elle s’aperçoit que l’empire des Habsbourg peut servir, et doit servir, de leçon d’histoire à l’Union européenne.
Toute ressemblance…
Les parallèles sont nombreux et les points communs sont tout aussi riches d’enseignement que les différences. Et aux non-convaincus, on ne peut que conseiller cette enquête de la journaliste. Sa mention d’Ehmer («Au XVIII siècle, toute l’Europe se couvre de frontières. Au XIXe siècle, celles-ci sont démantelées… Au début du XXe siècle, pendant la Première Guerre mondiale, les frontières réapparaissent. Nous sommes apparemment à ce point du cycle. Nous voulons faire obstacle à la globalisation. Nous recommençons à élever des frontières ») montre que la fin de l’empire et l’existence actuelle de l’Union évoluent dans le même cycle de Kondratiev politique. Et les comptes-rendus qui ont été faits ici et là de l’essai de Caroline de Gruyter insistent assez sur la pertinence de ce parallèle.
La conclusion de la journaliste parle d’elle-même : «Nous sommes condamnés à imiter les Habsbourg. Ne rien faire pendant un certain temps. Attendre qu’une grave crise éclate. Frôler la catastrophe en pensant: si nous ne faisons rien, tout va s’écrouler. Et alors, le couteau sous la gorge, lentement édifier des institutions communes. Juste ce qu’il faut pour ramener le calme. » Toute ressemblance avec des événements existants ou ayant existé serait, comme on dit, volontaire.
Pour apprécier pleinement cette réflexion, il est important de noter que ce qui sépare la quête de Caroline de Gruyter (l’édition originale néerlandaise date de mars 2021) de l’Union européenne d’aujourd’hui, c’est le 24 février 2022. C’est l’invasion de l’Ukraine par « l’ours russe » sur la queue duquel il ne faut pas marcher, comme disent les Autrichiens – qui, faut-il le rappeler, n’appartiennent pas à l’OTAN, du fait même d’une promesse faite il y a longtemps au bloc soviétique. Ce qu’Emmanuel Todd appelle Troisième Guerre mondiale a commencé. Crise de l’Euro, Brexit et Covid ont laissé place à une nouvelle crise existentielle de l’Union européenne : la frontière. Or l’Empire austro-hongrois intégrait une région d’Ukraine dont on parle beaucoup sans même savoir qu’elle existe : la Galicie, cette partie occidentale de l’Europe la plus orientale.
Ne serait-ce pas là, la principale leçon de la comparaison entre le « monde d’hier » et le « monde d’aujourd’hui» ? Ne devrait-on recentrer l’Union européenne ? Non pas derrière l’axe franco-allemand, non pas derrière la pax americana de l’Ouest qui l’avait emporté, avons-nous cru, sur la pax sovietica de l’Est ? «Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est sortie de l’Histoire. Le continent était en ruine. Les Américains se sont chargés de notre géopolitique. Sous leur parapluie, à l’abri des tempêtes, nous avons pansé nos blessures… ce qui nous arrive aujourd’hui ressemble à ce qui s’est passé en 1914 : nous découvrons que nous nous sommes trompés», explique Caroline de Gruyter.
La leçon de géopolitique de ce livre fascinant est là : nous devons sortir de nous-mêmes, et nous rappeler que l’Europe est un continent à part, frappé d’une double postulation. Voir ce qu’en dit Emil Brix : «En Europe, un fossé se creuse entre l’est et l’ouest, et en dehors de l’Union, celui qui nous sépare de la Russie s’approfondit».
Nous autres, Européens de l’Ouest, ne sommes-nous pas trop loin de ce centre historique potentiel ? Nous autres Français, ne sommes-nous pas trop près de 1789 pour considérer, à froid, l’expérience de Joseph II, frère de Marie-Antoinette, la mangeuse de brioche ?
Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte
Caroline de Gruyter essaie pour nous. La Mitteleuropa s’est bâtie sur une identité tampon. L’empire des Habsbourg était une entité multilingue, multiethnique et — curiosité s’il en est — multiétatique. Charles François Joseph de Habsbourg-Lorraine était empereur d’Autriche et roi de Hongrie, il régnait sur le Kaisertum et sur le Königreich. L’histoire de la politique habsbourgeoise s’est édifiée selon le Fortwursteln et le Durchfretten (la navigation à vue et la débrouille), deux mamelles du destin équilibrant la perpétuelle concurrence des minorités tchèque, autrichienne, hongroise, ukrainienne… de cette entité. En est-il différemment de nos 27 ? La Cacanie que Musil, dans L’Homme sans qualité, voyait dans l’empire austro-hongrois d’avant 1914 est-il différent de notre « cacaphonie » à 27 ?
Qui pourrait mieux confirmer ou infirmer ce parallèle qu’Otto de Habsbourg-Lorraine, premier Habsbourg, ni empereur ni roi, juste député au parlement européen ? Celui-ci «voyait dans l’unification européenne de l’après-guerre une espèce de remake de l’empire habsbourgeois. Une entité différente dans la forme, certes, mais très semblable dans l’esprit.» Caroline de Gruyter s’est posé la question avant nous : «Quel esprit ? » Et elle a répondu : «Otto avait déclaré « l’Europe est maintenant unie et on y va retrouver les traces d’une conception de la société semblable à elle qui caractérisait l’empire des Habsbourg. » »
Si donc cet empire n’était uni que par les divisions qui le constituaient, qu’est-ce qui explique sa longévité ? La devise des Habsbourg est un début de réponse : «Austria est imperare orbi universo », il appartient à l’Autriche de régner sur tout l’univers. Un mauvais coucheur, dans un mauvais café du commerce, dira que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. « On paye les retraites allemandes ? On subit la concurrence des camionneurs roumains ? » L’empire des Habsbourg était lui aussi une zone de libre-échange et une union douanière, avec une monnaie unique — le thaler… L’exemple habsbourgeois est éclairant quant à ce type d’union : trop de libéralisme tue le libéralisme. « La consolidation de l’empire austro-hongrois et la levée des barrières se sont accompagnées d’une visibilité de plus en plus grande des frontières linguistiques. » Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte.
L’unicité des marchés durcit de facto les mythes opposés et, parce que « chaque pays a sa façon d’enseigner l’histoire », l’Union européenne, dont l’an 0 n’est accompagné d’aucun mythe culturel, se fragilise. Hongrie, Pologne, Catalogne… Autant de terreaux où les nationalismes jouent sur la crainte que « nous ne devenions tous pareils ». Mais tant qu’il n’y aura pas de mythe commun, de langue, aucun risque, pas vrai ?
Nous avons un hymne européen, l’Hymne à la joie de Beethoven sur un texte de Schiller ? Certes… Mais quand l’entend-on ? Et que dit-il ? Que le romantisme fut l’une des premières unions du continent… N’a-t-on pas orchestré son oubli via la déshistoricisation de nos programmes scolaires dénoncée par Jean-Paul Brighelli ? Le clivage hystérique des pro et des anti UE est la conséquence du rejet de ce que Caroline de Gruyter a la sagesse de reconnaître : «Il est bon de se poser des questions. D’accepter son ignorance. Et de cultiver le doute.»
Caroline de Gruyter, Monde d’hier, monde de demain, Actes Sud janvier 2023, 368 pages.
La voiture a occupé une place à part entière dans notre culture commune, dans notre imaginaire collectif. Présente dans nos souvenirs d’enfance, elle est aussi indissociable de nos amours et de nos fantasmes. Iconique et glamour, à l’instar des stars qu’elle a accompagnées, elle demeure le visage de la France légère et optimiste des Trentes Glorieuses.
Aujourd’hui, je veux vous parler de l’Automobile au singulier avec un A majuscule. Oubliez les insultes et les interdictions, les ZFE vengeresses et le gazole au prix du « N° 5 », la ségrégation urbaine et la ruralité abandonnée, le peuple à l’arrêt, les élites en marche, les faux alibis écologiques et cette rage systémique qui s’est abattue sur l’objet de tous nos fantasmes, son anéantissement programmé et notre patrimoine historique amputé. Laissez tous les salisseurs de mémoire à leurs diatribes endiablées, ils emporteront avec eux le fracas d’une mobilité radicale et vaine. L’Histoire jugera leurs actes. Aujourd’hui, je veux vous parler des souvenirs, de nos souvenirs, faire remonter les « bagnoles » à la surface, raviver leurs traces, nous émouvoir ensemble et partager quelques fragments d’un monde qui sera bientôt englouti.
Par quoi commencer ? Le sujet est immense, tentaculaire, terrifiant par son ampleur quasi mystique. Il recouvre tous les domaines de la société ; la voiture fut, tour à tour, un marqueur social, industriel, culturel, émotionnel, onirique, un objet de croyance, un vecteur d’identité, un enjeu de civilisation pour les États et de guerre économique entre les entreprises, un outil de liberté, d’émancipation, de libération, une matière brute à écrire, à filmer, à chanter, un exutoire, une échappatoire, un rêve, un songe, un mirage peut-être. Pour commencer notre voyage à la recherche de cette Automobile perdue, vitre ouverte, coude à la portière, pommeau de vitesse luisant et volant en bakélite entre les mains, je vous lance quelques images, des flashs qui me reviennent, des vapes d’essence, des instantanés d’une époque bénie. Je vous parle des Trente Glorieuses.
Mercedes-Benz 300 SL Coupé (1954). D.R.
Vous connaissez ma nostalgie lancinante. Préparez-vous à l’assaut. Comme ça, pêle-mêle, sans hiérarchie de l’information, sans volonté d’instrumentaliser le lecteur, en se laissant seulement bercer par un passé récent, encore palpable. Pour combien de temps encore ? Juste des odeurs et des bruits. Des arabesques sur les départementales et des bouchons infinis sur la nationale 7. Des mécaniques gorgées de chevaux, des lignes tentatrices, des vacances en Andalousie, un talon-pointe exécuté avec maestria, un intérieur cuir havane, une phrase de Paul Morand à plein régime, une station-service au logo branlant, des carabinieri en Ferrari, des gendarmes en Estafette, des stands du salon de Paris à l’asphyxie, Tintin en Amilcar sous la plume d’Hergé, Johnny en Mustang au Monte-Carlo, Sheila en Parisienne pour l’hebdomadaire Elle, Ric Hocheten Porsche 911 jaune, Vittorio Gassman en Lancia Aurelia, un 15 août étrangement silencieux dans les rues de Rome, une Lotus sous-marine dans un vieux James Bond, Pompidou en 356 clopant dans la cour de l’Élysée, Mitterrand en Renault 30 sortant du Vieux Morvan, la reine Elizabeth II en Land Rover et veste huilée Barbourparcourant la campagne anglaise, Christophe Lambert peroxydé et passablement énervé dans une 205 GTI, Bouvard empereur des journalistes en 604 présidentielle avec téléphone et téléscripteur à bord, Coluche en AMC Pacer prêtée par les établissements Jean-Charles (importateur American Motors), situés rue Claude-Terrasse dans le XVIe arrondissement, Claude Brasseur, le père de Vic en Matra Rancho, l’arrivée motorisée des vedettes dans l’émission « Champs-Élysées » de Michel Drucker, les Lancia du réseau Chardonnet pulvérisées par Alain Delon à l’écran, les tout-terrain Santana de la Guardia Civilen maraude sur une route poussiéreuse de Catalogne, Grace Jones crachant une CX GTI Turbo de sa bouche sous l’impulsion géniale de Jacques Séguéla, le pape en Fiat Campagnola zigzaguant place Saint-Pierre, les vendeurs Jaguar habillés comme des lords dessalés de banlieue, le médecin de famille en Simca Aronde et les filles de « Madame Claude » en Morris Mini à cannage en stationnement irrégulier dans les coursives de l’avenue Foch.
Johnny en Mustang au Rallye automobile de Monte-Carlo, janvier 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
Des hommes et des autos
Vous pensiez que l’automobile n’était qu’un moyen de transport, un amas de fer à l’encre sympathique dont les empreintes disparaissent au fil des ans, qu’elle ne disait rien de nous, des Hommes que nous avons étés, de nos réussites et de nos échecs. Afin de poursuivre notre investigation dans ce garage aux souvenirs, je prends ma boule de cristal. Que vois-je ? Une compilation de Majoretteà l’équilibre instable dans mon armoire d’enfant ; elles sont toutes là, entassées, cabossées, rouillées, décolorées, à force de les percuter violemment contre les murs de ma chambre, je subis alors l’influence cascadeuse et néfaste de Rémy Julienne. Elles furent longtemps mon paysage berrichon et mon seul horizon. Dehors, dans nos campagnes, dans nos préfectures de province, en taille réelle, à l’échelle 1, elles imposaient leur couleur sociologique et analytique avant qu’elles ne se fondent dans le même moule tyrannique de l’indivision. Elles étaient le témoignage de nos envies et de nos frustrations, de nos dépassements et de nos peines, de notre terroir et de notre savoir-faire. Elles incarnaient souvent l’achat d’une vie entière, l’aboutissement de longues années faites de sacrifices, elles revêtaient alors l’habit du désir ardent et une forme de plénitude spirituelle, le progrès scientifique était poussé à son plus haut point et le plaisir n’était pas judiciarisé. Il était, par exemple, possible au siècle dernier d’afficher son patriotisme automobile sans passer pour un identitaire suicidaire ou d’affirmer son goût pour la vitesse sans être frappé d’indignité nationale. On aimait conduire, rouler, s’évader, parader, voyager, s’enlacer, s’embrasser, se disputer, se perdre et se retrouver dans cet espace clos qu’est un habitacle, à l’abri des regards et des jugements. Bien au chaud. Coupé de l’extérieur et vibrant à la majesté des paysages naturels traversés. Nous n’avons jamais autant vénéré la France que par l’entremise d’un banal pare-brise. Sans peur d’outrager les autres. Une capsule où la parole était enfin libre, les opinions débridées, les rires dégringolaient en cascade sur la banquette arrière, les chansons à la radio étaient allègrement reprises et massacrées par un copain à la voix de fausset, les amitiés et les amours avaient enfin trouvé leur ultime refuge. Même les pannes étaient vécues comme des morceaux de bravoure. L’automobile irriguait la société, alimentait les conversations au zinc et n’était l’apanage d’aucune classe sociale. Elle n’avait pas été préemptée par des redresseurs de torts et des moralistes payés par nos impôts. On l’exhibait au ciné, à la télé, en BD, en chanson, en Dinky Toys et dans les foires commerciales. Elle fut certainement, sur une courte période, un demi-siècle tout au plus, le creuset de gens qui d’habitude s’ignorent et s’affrontent dans les urnes ou les manifs. L’automobile, osons le dire, participait à un folklore qui m’émeut comme Le Petit Bal perdu de Bourvil ou Mon vieux de Daniel Guichard. Peut-être que cette auto tant honnie et conspuée fut le seul terrain d’entente entre communistes et catholiques, entre intellectuels et ouvriers, entre hommes et femmes de bonne volonté, qui mettaient pour une fois leurs divergences de côté. La « belle auto » mettait tout le monde d’accord. On s’agenouillait devant ses roues à rayons. On se prosternait au passage d’une calandre étincelante surmontée d’un animal fantastique. On savait vivre. Avant-guerre, la France ne manquait pas de porte-drapeaux qui brillaient dans tous les concours d’élégance. Delage, Delahaye, Bugatti ou plus tard Facel Vega sont des noms qui devraient figurer dans nos manuels scolaires à la même place que Vercingétorix, Napoléon, Blum ou de Gaulle. Ils ont une place de choix dans notre panthéon personnel. Quand nous avons la chance de croiser dans un rassemblement d’anciennes quelques-uns des chefs-d’œuvre de la production mondiale, nous les accueillons avec piété et respect. Qui n’a pas vu une Mercedes 300 SL de 1954 déployer ses ailes de papillon dans la brume d’une matinée hivernale ne peut connaître l’extase. Est-ce une sculpture mouvante, une ligne de fuite, une performance métaphysique, une autre manière de penser la route, nos sens se brouillent, notre vision s’élargit.
Steve Mcqueen au volant de sa Ferrari 250 GT Berlinetta, mars 1964. AFP – Bridgeman – D.R.
J’ai longtemps encensé la Ferrari 250 GT SWB pour ses rondeurs assassines et l’Aston Martin DB6 pour son discret becquet. En vieillissant, je m’éloigne des tonitruantes années 1950 et 1960, pour retrouver l’âge d’or des années 1930. Qu’y a-t-il de plus racé qu’une Bugatti Type 51 dans sa livrée bleue ? Une pureté angélique alliée à une force démoniaque, elle paraît si frêle, si dépouillée, elle est là, immobile et squelettique, et cependant, quand elle se met en branle, la terre tremble, elle va mordre l’asphalte dans un éclair de lucidité et bousculer notre horloge biologique. Elle est née pour nous manger l’esprit, nous faire perdre la tête. Impossible de ne pas y succomber. Bientôt, vous ne penserez plus qu’à elle. La « belle auto » ne signifiait pas automatiquement un modèle exclusif réservé à quelques privilégiés. Avant les éoliennes et les entrées de ville saccagées, la beauté intacte et originelle était accessible à tous. Elle se déplaçait même gratuitement. Il suffisait de lever les yeux. Les voitures dites populaires avaient un charme fou. Elles ne se haussaient pas du col. Elles donnaient du prestige à leur conducteur, la fierté de posséder un joli modèle fonctionnel, pratique et romantique, émouvant et fiable. Qui peut résister au minois poupon des Fiat 500 et Volkswagen Coccinelle ? Pas moi. Les françaises ont été les reines de la catégorie, de la 4CV « motte de beurre » jusqu’à l’adorable Twingo aux couleurs éclatantes, dernier sursaut créatif avant l’invasion des insipides. Les classes populaires et moyennes pouvaient se déplacer avec allure sans se ruiner. Chez les constructeurs, l’indifférenciation était bannie. Nos voitures d’antan étaient signées par des carrossiers de renom aussi célèbres que les peintres de la Renaissance. Elles étaient conçues par des ingénieurs virtuoses qui rivalisaient d’audaces technologiques, cherchant l’accord parfait, le comportement sain, le freinage sûr, les accélérations franches et déjà, le souci d’une consommation raisonnable, sans oublier le plaisir presque enfantin de posséder un nouveau jouet. Cet élan-là serait analysé aujourd’hui comme puéril et décadent. Il était, au contraire, léger, joyeux et optimiste sans être mièvre. En outre, la majeure partie de ces autos était fabriquée dans des usines à domicile, chez nous, elles œuvraient à l’essor économique et à la vitalité de notre pays. Nous leur devons une partie de notre croissance et de notre enrichissement, de notre géographie industrielle et de notre citoyenneté départementale. Elles ont forgé par leur ancrage territorial des habitudes, des mœurs, des combats, des identités régionales. Je ne vois pourtant aucune stèle à leur effigie aux abords de nos mairies. Elles étaient le ferment d’une nation qui croyait à un destin commun. Elles étaient distribuées par des esthètes de la publicité et répondaient à des aspirations diverses.
Mick Jagger et son Aston Martin DB6, juillet 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
En ce temps-là, il y avait des tempéraments plus ou moins rageurs, des flegmatiques de la route et des possédés du levier, des pères tranquilles et des mères accros au bitume ; la vitesse était louée non pas comme une volonté de toute-puissance, un relent viriliste détestable, mais plutôt comme un exhausteur du quotidien, une manière de se transcender. Les automobilistes n’étaient pas perçus comme une grande masse indistincte répondant à d’uniques besoins de mobilité. Ah, l’horrible mot lâché, technocratique et dépourvu de sel, le tue-l’amour par excellence. Je fais la promesse ici de ne plus jamais l’utiliser. On n’achetait pas une Renault ou une Citroën au hasard des rencontres. On mûrissait sa réflexion, on s’informait, on comparait. Le client d’une DS visionnaire tenait à se distinguer de son voisin qui n’arrêtait pas de vanter les mérites de sa Peugeot 404, cette berline bourgeoise aux allures d’italo-américaine avec un je-ne-sais-quoi de canaille dans l’effilement de ses ailes pointues. Le commerce automobile était une affaire de psychologie, il y avait tout un jeu de la séduction entre l’acheteur et le vendeur, un art du contre-pied, on se rendait en concession avec un mélange de dévotion et de crainte. Cette procession-là était magique, mystérieuse, naïve et inoubliable. Ceux qui n’ont pas de cœur ne peuvent comprendre ces instants féériques. Les voitures nous mettaient complètement à nu. Quel autre objet de consommation, produit en masse, peut concourir à un tel degré de personnification ? Mon père, pilote amateur le week-end, roulait en semaine dans un prospère break Volvo comme Jean Rochefort dans Le Cavaleur ; ma mère changeait, à chaque saison, de voiture en même temps que de paires de lunettes. Je l’ai connue dans une Renault 5 découvrable à la tonalité automnale période Ray-Ban Aviator, le même modèle que conduisait Annie Girardot dans Tendre poulet, puis dans une 4L vert pomme époque monture à la Nana Mouskouri, puis en Fiesta Ghia avec son élégant toit en vinyle, cette saison-là, elle portait des branches en écaille et avant son départ en retraite, elle se pavanait dans une Saab 900 avec des verres fumés façon Maria Callas. Parler voiture, c’est ouvrir son album de famille. Ma grand-mère possédait une antique 2CV de 1953 qui servait d’avertisseur sonore quand elle se garait sur le trottoir de mon école au début des années 1980, ses freins couinaient tellement que la maîtresse n’avait plus besoin de regarder sa montre pour nous demander de sortir. Il était l’heure de manger. Je pourrais évoquer pendant des heures mon grand-oncle souriant et charmeur, sorte de Guy Marchand en vacances permanentes, un jour en Alfa GTV, un autre en Peugeot 504 cabriolet. Toutes ces voitures sont des bornes existentielles. Elles me rappellent un acteur, un écrivain, un copain, une tendre amie, un commerçant, un maire, un notaire, le mille-feuille d’une France composite, moins revancharde, moins amère surtout.
Publicité pour la Citroën 2 CV (1963). D.R.
De Godard à Sagan, d’Oury à Barthes
Aston Martin DB6 Saloon (1967). D.R.
Comme Enrico, je suis un sentimental. Mon drame fut de toutes les aimer, de toutes les chérir. Je ne pus me décider à choisir entre les langoureuses américaines, les fiévreuses italiennes, les débonnaires françaises, les allemandes techniquement souveraines, quant aux anglaises, fantasques et aristocratiques, capricieuses et vénéneuses, elles me laissèrent sur la paille à l’âge adulte de mes premières piges. Toutes ont dessiné la carte de mon territoire intime. Leur potentiel érotique est, pour moi, sans limites. Ces miniatures Majorettefurent aussi capitales que, bien plus tard, mes lectures « hussardes » et ma cinéphilie rigolarde. En les observant, j’ai appris que le style n’était pas accessoire, qu’il condensait le fond. Que l’expression esthétique d’une silhouette automobile était susceptible de réenchanter la société, que la recherche du « beau » pouvait guider toute une existence.
Réduire l’automobile à son statut d’objet utilitaire est une grave erreur, jamais une autre invention humaine n’a figé notre mémoire à ce point. Elle fut un argument cinématographique, un acteur à part entière au générique, une métaphore du destin, un capteur du temps qui passe, l’écheveau des passions inutiles donc forcément nécessaires. Si, aujourd’hui, les intellectuels la délaissent, la snobent en lui déniant une quelconque valeur, c’est par aveuglement idéologique ou méconnaissance. Ils passent à côté d’un pilier essentiel de notre culture. J’aime l’œcuménisme de la chose automobile dans les salles obscures, ce grand écart virtuel entre les comédies de Gérard Oury, les 2CV qui se désagrègent, les DS qui voguent à l’envers sur l’eau d’un étang, les Cadillac pleines aux as et en même temps, les sorties de route de Godard, le vol d’une Oldsmobile à Marseille au début d’Á bout de souffle ou leur pertinence sociologique chez Sautet, aussi précise que le tissu d’un costume pour sceller l’âme d’un personnage. En littérature, je ne conseille que trop de relire nos aînés. Comme si l’auto donnait plus de poids à leur réflexion. Même en la condamnant, certains ne purent qu’admirer sa grande plasticité. Roland Barthes dans ses Mythologies fut « nommé » meilleur représentant Citroën du mois pour son éloge de la DS : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » Avant lui, Léon-Paul Fargue, le Piéton de Paris, avait versé sa larme sur l’auto : « Naguère, la France était habitée par des hommes, des femmes, des enfants et des automobiles. Car il ne faut pas s’y tromper, l’automobile était un habitant. Qu’elle fût voiture, bagnole, car, chignole, navire, clou, théière, occase, guimbarde ou belle machine, on lui avait construit des halles, on lui avait donné une métaphysique… Si le pittoresque créé par l’auto venait à disparaître définitivement, je serais le plus désolé des hommes. Les voitures ont fait, dans beaucoup de cas, partie de mon âme.» Comme toujours, il faut laisser à Françoise Sagan le soin de conclure un article : « La vitesse décoiffe tous les chagrins, on a beau être amoureux fou, on l’est moins à 200 km/h. »
Quelques pas dans les pas d’un ange de David McNeil donne un livre-témoignage plein de charme.
Les grands artistes sont aussi, parfois, des parents. Lire leur portrait, dressé par leurs enfants, permet de découvrir l’envers du décor, c’est-à-dire l’homme qui se cache derrière l’artiste. Le livre de David McNeil consacré à son père, Marc Chagall, ne décevra pas les amoureux du peintre originaire de Vitebsk. On n’y trouve certes aucune révélation fracassante, aucun travers caché et aucune conclusion rabaissante et conforme à l’esprit de notre époque, qui aime niveler par le bas. Au contraire, le portrait de Chagall par son fils est à l’image de l’artiste tel qu’il ressort de son œuvre, aérien, léger et attachant.
En le lisant, j’ai pensé au beau livre que Pierre Renoir avait écrit sur son père. On y trouvait la même beauté simple et tranquille et la construction harmonieuse que dans les tableaux de son père. Celui de McNeil ressemble quant à lui beaucoup plus à un tableau de Chagall, parfois décousu et peuplé de personnages qui semblent flotter entre ciel et terre. Il ne faut évidemment pas y chercher une biographie ou un récit circonstancié de l’enfance de l’auteur, mais plutôt une galerie de personnages et d’anecdotes, souvent drôles, parfois tristes.
Rivalité complice avec Picasso
David McNeil est le fils de Chagall et de Virginia McNeil, elle-même fille de diplomate, que le peintre avait engagée comme gouvernante pour s’occuper de son père à New York, avant qu’ils ne tombent amoureux l’un de l’autre. Le jeune David passe quelques années avec ses parents, jusqu’à leur séparation en 1952, alors qu’il est âgé de six ans. Après avoir suivi sa mère en Belgique, il revient ensuite auprès de son père et de sa seconde femme, Valentina (« Vava») Brodsky. Celle-ci le tient toutefois éloigné de son père, qui finit par l’envoyer dans un pensionnat.
Malgré ces circonstances familiales compliquées et la méchante belle-mère (qui n’apparaît que sous le pronom « Elle »), les souvenirs d’enfance de David McNeil sont plutôt heureux. Il relate les rencontres avec les amis de son père, comme Picasso avec lequel Chagall entretenait une relation de rivalité complice. «Quel génie ce Chagall !», s’exclama un jour Picasso, ajoutant aussitôt : «Dommage qu’il ne fasse pas de la peinture !» Parmi les lieux fréquentés par le jeune David, Sils-Maria côtoie Tel-Aviv, Berck-Plage ou Jérusalem, à propos de laquelle l’auteur déclare : «Si dans votre vie vous ne décidez de ne faire qu’un seul voyage, n’allez pas ailleurs qu’à Jérusalem».
Œuf mayonnaise et Opéra
Le portrait de Chagall par son fils nous fait découvrir un artiste qui, tout en fréquentant les grands de ce monde, ne perd jamais sa simplicité. Attablé à un bistrot de l’île Saint-Louis, assis à côté de deux ouvriers qui le prennent pour un collègue, avec sa chemise à carreaux et ses mains burinées, il s’entend demander : «Vous avez un chantier dans le coin ?». «Je refais un plafond à l’Opéra», répond Chagall en plongeant sa fourchette dans son œuf mayonnaise.
Tout aussi précieuses que ces anecdotes sont les nombreuses illustrations qui ornent ce livre, presque toutes tirées de collections particulières, y compris celle de David McNeil. On y découvre ainsi des œuvres méconnues de Chagall, tel ce portrait de son fils plein de couleurs et de tendresse, ou encore une photo de l’artiste tout sourire, son fils sur les genoux. Un livre émouvant et plein de charme.
David McNeil, Quelques pas dans les pas d’un ange – Une enfance avec Marc Chagall, Gallimard 2022
Les Algériens jalouseraient-ils les excellentes performances de l’équipe marocaine?
La Coupe du monde achevée, c’est une autre compétition qui se tient actuellement en Algérie. Le CHAN (Championnat d’Afrique des nations) oppose du 13 janvier au 4 février 2023 les sélections nationales du continent, à cette nuance près que ne sont autorisés à participer que les joueurs qui évoluent dans leur championnat domestique. Se tenant en Algérie, l’édition 2022 a été marquée par d’importantes tensions extra-sportives et les discours musclés de sa cérémonie d’ouverture.
Les faits ont commencé le 3 janvier, moment où l’Algérie a été saisie par la Confédération africaine de football (CAF) afin d’ouvrir son espace aérien à l’avion affrété pour transporter les joueurs de l’équipe de football du royaume chérifien. De nombreux observateurs se disaient alors qu’Alger finirait par céder, ne pouvant se montrer trop obstinée face à sa puissante fédération voisine forte de son statut de demi-finaliste de la dernière Coupe du monde – un résultat inédit pour une équipe africaine. Quelques jours avant la compétition, le président de la fédération royale marocaine de football avait saisi la CAF et le comité de l’organisation du CHAN afin de pouvoir déposer les joueurs à Constantine.
Hostiles Algériens
C’est encore peu su sous nos latitudes, mais l’Algérie interdit aux avions civils et militaires marocains, ainsi qu’à ceux portant un numéro d’immatriculation marocain, de survoler son espace aérien depuis le 22 septembre 2021. Prise lors de la réunion du Haut conseil de sécurité algérien réunie sous le patronage du président Abdelmajid Tebboune, cette décision a marqué un net recul dans des relations bilatérales déjà tendues entre les deux pays frontaliers. Elle est intervenue après l’ouverture de vols réguliers entre Israël et le Maroc, suite logique des accords d’Abraham.
Visiblement, l’Algérie semble résolue à adopter une diplomatie hostile et « non alignée », sur le modèle irano-coréen. Alger fait preuve d’une intransigeance totale, sa presse nationale faisant désormais référence au Maroc sans cesser de mentionner Israël à ses côtés, État qui n’est nommé que sous le sobriquet « d’entité sioniste ». Le cas du CHAN est une étape supplémentaire de franchie dans cette guerre froide menée par une Algérie en tête de file des pays perturbant le développement pacifique du continent africain.
Une cérémonie d’ouverture instrumentalisée
Le refus par Alger d’accepter l’équipe marocaine venue par un vol direct Rabat-Constantine a été à juste titre ressenti comme une humiliation et un affront. Le président Tebboune a d’ailleurs poussé le vice jusqu’à demander une escale à Tunis, souhaitant ainsi faire plier les autorités sportives marocaines. Le sport doit-il ainsi être instrumentalisé par un pouvoir aux abois, qui se cherche des ennemis extérieurs pour masquer ses carences intérieures ? De la même manière que l’Algérie se sert de la France pour faire oublier à ses ressortissants une situation économique désastreuse, elle agite les rancœurs avec le Maroc en manipulant son opinion autour de la question du Sahara marocain, tentant régulièrement de provoquer une escalade militaire.
Invité à prononcer un discours lors de la cérémonie d’ouverture, le petit-fils de Nelson Mandela a embrassé le narratif anti-occidental d’un Poutine ou d’un Ali Khameini, incluant le Maroc dans cette rhétorique. Après avoir appelé au démantèlement du Maroc en soutenant le front Polisario publiquement, dans la droite lignée de l’extrême-gauche sud-africaine, il a indiqué que « sa » liberté « ne sera pas complète tant que la Palestine ne sera pas indépendante ». Nous ne savions pas que la Palestine était sur le continent africain, mais passons.
Peu après, une partie surexcitée de la foule a scandé des slogans hostiles et racistes contre les Marocains lors du match opposant la Libye à l’Algérie : « Donnez lui des bananes, le Marocain est un animal ». Un triste et terrifiant spectacle a été donné par une Algérie probablement jalouse des succès de ses voisins à la Coupe du monde, mais aussi par une partie des élites africaines qui n’ont pas compris que ces combats d’arrière-garde leur étaient totalement contre-productifs et les mettaient en marge de la marche du monde. Plus sage, la politique marocaine rejoint les standards européens. Il est d’ailleurs à craindre que les tensions ne s’intensifient à mesure que les écarts de développement économiques se creuseront…
L’actrice italienne Gina Lollobrigida, icône des années 50 et d’une certaine insouciance, vient de disparaître à l’âge de 95 ans
Gina Lollobrigida fut ce corps et ce nom qui allaient si bien ensemble. Les deux corps explosifs de la reine de Saba du septième art, selon la théorie approximative d’Ernst Hartwig Kantorowicz ! Donnez du pain, de l’amour et Lollobrigida aux peuples européens et vous aurez la paix sociale. Au temps du machisme scolaire et du sexisme ambiant, les garçons épelaient sa silhouette dans les cours de récréation avec beaucoup d’agitation. À la parole, ils y ajoutaient le geste qui, aujourd’hui, serait puni par la loi. Nous n’étions pas des goujats, mesdames, seulement des admirateurs d’un cinéma en carton-pâte, produit pour les masses laborieuses dans l’illusion de l’expansion économique et des poitrines généreuses. Car, Gina était la forme la plus avancée du miracle italien de l’Après-guerre, la mascotte des années 1950, la Vénus impériale des Prisunic, les courbes de la Vespa et l’esprit d’une Rome caligulesque fictionnée par Cinecittà, l’écho du roman-photo allié à une imagerie en provenance directe d’Hollywood, trop clinquante pour être honnête. Fellini n’avait pas encore posé sa caméra sur la Via Veneto que déjà Gina affolait les foules et les rotatives. Elle fit vendre plus de papier luisant que n’importe quel philosophe au torse glabre et dépoitraillé. Elle était charbonneuse et sentimentale, piquante et aimante, avec ce tour de force inouï de ne jamais nous révéler sa véritable identité. Là, réside l’inassouvie tentation qui taraude le public. Le mystère se niche dans le silence. Elle fut une pionnière du genre girond et tempétueux, bien avant Ornella Muti ou Monica Bellucci. Nous n’étions pas dupes de tous ces trucages et de cette publicité outrancière autour d’une si charmante personne. Cherchez la star et vous trouverez une victime en puissance du système. Derrière tous ces décors factices et de si nombreuses histoires à l’eau de rose, Gina incarnait malgré tout une féminité que l’on pourrait qualifier de conquérante, quelque chose dans le ton et l’attitude qui ne plie pas, quelque chose de ferme qui bataille, coûte que coûte, sans rancœur, l’époque était moins amère et victimaire. Sa consœur Sophia Loren est faite du même marbre de carrare, cette blancheur étincelante veinée d’incertitudes qui ne se dévoile presque jamais. Gina arrêta relativement tôt sa carrière, comme notre Brigitte nationale, pour se consacrer à la photographie et à la sculpture. Sur le plateau de Thierry Ardisson, elle prévenait Béatrice Dalle des ravages de ce métier: « Il faut être dure…Il faut se défendre ». Elle en connaissait un rayon, entre les producteurs véreux, les projets foireux, les imprésarios garde-chiourmes, une télé à paillettes et des amours bancales. Elle fut l’une des premières actrices de rang international à divorcer. Et dieu que c’était long dans une Italie calotine et peu encline à la paix des ménages. François Chalais parlait à son sujet de révolution. Un jour, à Naples, voulant acheter un cadeau pour sa mère, elle déclencha un bouchon monstre, bloquant une artère entière. Pourquoi Gina, au-delà d’un physique avantageux et d’un accent chantant, nous touche autant alors que sa filmographie tend à disparaître de notre mémoire ? Nous nous souvenons d’elle dans « Fanfan la Tulipe », dans une superproduction voltigeuse aux côtés de Tony Curtis et Burt Lancaster en trapézistes cabossés, et puis évidemment, comment l’oublier, dans une romance à l’italienne, aussi drôle que subtile, tentant de contrer les avances d’un carabinier trop entreprenant (Vittorio de Sica) sous la direction de Luigi Comencini. Ensuite, sa carrière semble s’effacer dans la brume vénitienne. Pourquoi cette Gina en Esmeralda au décolleté rougeoyant sur le parvis de Notre-Dame ou en vieille comtesse bijoutée à la fin de sa vie n’est-elle pas sortie de notre imaginaire ? Certainement que cette grand-mère romaine du fond des âges nous rappelle le bonheur du Cinémascope et des chocolats glacés à l’entracte. Gina, en bohémienne ou en caissière, en princesse de sang ou en roturière, dans les pas de Mario Soldati ou de Roger Vailland, dans la jungle birmane ou à Portofino, était notre Italienne de carte postale aussi capitale qu’un amour de vacances.
2023 vient à peine de commencer que sa traversée s’annonce déjà compliquée pour un certain nombre d’entreprises et de travailleurs français. Plus laclasse moyenne sera négligée, plus l’unité du collectif sera amenuisée, met en garde notre contributeur.
Cette nouvelle année coïncide en effet avec l’entrée en vigueur de nouveaux contrats d’électricité, dont les factures au prix sont multipliées par deux, trois, voire dix. L’explosion des prix de l’énergie et des coûts d’approvisionnement a d’ores-et-déjà contraint des entreprises à mettre la clé sous la porte, à l’instar de ces boulangers de la Vienne qui avaient vu leur contrat d’électricité passer de 1 600 à 9 800 euros. Dans le même temps, des grands groupes comme Cofigeo ferment temporairement des sites de production, envoyant ainsi au chômage technique des centaines de salariés. La crise actuelle emporte avec elle le double-risque d’écroulement de notre activité économique et de privations d’emplois pour des milliers de Français. Ce faisant, elle risque de provoquer une étape de plus dans le déclin de la « classe moyenne », lequel est déjà pourtant bien avancé. Or l’importance de cette catégorie de la population pour l’ensemble du corps social impose de la remettre sans attendre au centre des politiques publiques.
Des revenus qui s’étiolent
La classe moyenne, que l’on peut définir comme la part de la population française située entre les 30% les plus pauvres et les 20% les plus riches, est assez hétéroclite, car elle regroupe 50% – et donc la plupart – des Français. Née véritablement au début du XXème siècle, en raison de la croissance des salaires des professions intermédiaires, du déclin du rendement du capital des classes les plus aisées, ainsi que des politiques sociales à partir des années 1930, cette classe moyenne voit, depuis quarante ans environ, ses revenus s’étioler. Prenons l’exemple de la zone OCDE où, à l’exception de quelques pays, les revenus intermédiaires sont à peine plus élevés aujourd’hui qu’il y a dix ans, progressant de 0,3 % tout juste par an, selon un rapport de l’OCDE en 2019. En conséquence, alors que le revenu global des classes moyennes était quatre fois plus important que celui des 10 % les plus riches il y a 30 ans dans cette zone, aujourd’hui il y est moins de trois fois plus élevé. Cette catégorie de la population, dont la conscience de classe en France émergea au moment des Trente Glorieuses, a désormais conscience d’être aux postes avancés du déclassement.
Le déclin de la classe moyenne traduit la relégation, si ce n’est l’abandon, des revendications de plusieurs catégories d’actifs, retraités et étudiants par une fraction des élites. Dit autrement, le corps central de la société n’est plus… l’objet central de l’attention. Que ce soit en matière de fiscalité, de pouvoir d’achat, d’insécurité, d’accès aux services publics, de fractures territoriales, d’accès à l’immobilier (rendu difficile par la hausse stratosphérique de son coût) : cette classe moyenne n’est plus vraiment écoutée. Il en résulte un profond malaise dans nos sociétés, dont le point culminant (jusqu’alors) en France fut la crise des Gilets Jaunes. En Angleterre, le sentiment de récession chronique depuis les prémices de ce siècle est d’autant plus palpable que la valeur réelle du salaire a diminué de 3,5% en quinze ans.
Les politiques ne gèrent que le court terme
Or les réformes actuelles du Gouvernement ne sont pas en mesure de répondre, véritablement, aux attentes des Français « moyens », c’est-à-dire de la plupart des Français. Une loi sur le pouvoir d’achat, des ré-indexations, des politiques ou modifications réglementaires partielles, ou des chèques ad hoc ne peuvent effectivement suffire à contrecarrer les évolutions brutales des prix, pas plus que le panier anti-inflation, récemment annoncé par le gouvernement dans Le Parisien et confirmé le 15 janvier à l’AFP, en cours d’élaboration. Ce panier, qui concernerait « une vingtaine de produits de première nécessité, que la grande distribution s’engagerait à vendre presque à prix coûtant », dixit le ministère du Commerce, aurait des effets positifs limités. En effet, dans une grande surface, on peut compter jusqu’à 20 000 références. 20 produits, cela représenterait donc seulement un millième de l’offre de la grande distribution (notons d’ailleurs que ce dispositif déjà en vigueur en Grèce concerne, quant à lui, 51 produits : ce n’est pas la même ampleur !). Les retombées pour les familles seraient donc relatives, et ce, bien qu’on ne puisse pas écarter une possible stabilisation des prix pour les produits de première nécessité concernés. En définitive, les mesures précitées peuvent, au mieux et durant un temps seulement, maintenir à flot le budget de certains ménages ; mais elles ne peuvent annihiler la spirale de la paupérisation qui touche, tout à la fois, les classes moyennes et les classes populaires de la société.
Les classes moyennes demandent en effet à l’État considération et reconnaissance. Elles appellent de leurs vœux des politiques qui ne s’arrêtent pas à des visions court-termistes, mais envisagent aussi de répondre aux maux globaux du corps social sur la durée. Soit des politiques qui permettent un retour durable à l’emploi et à une activité de pointe, conditiosine qua non pour renouer avec la prospérité. Pour cela, il nous faut en priorité retrouver une industrie. Notons que si nous avions eu une industrie plus forte, nous n’aurions pas été aussi affectés par les crises récentes. Un emploi créé dans l’industrie, c’est quatre autres de créés derrière, c’est une activité productive facilitée et revigorée pour de nombreuses petites et moyennes entreprises, c’est la souveraineté et l’indépendance sur des secteurs-clés.
La faillite symbolique des Maisons Phénix
Pour sortir de cette spirale décliniste, l’État doit aussi faire de la lutte contre les iniquités sociales et fractures territoriales une priorité. Pour satisfaire à ces exigences, l’équité, et donc la prise en compte de la diversité des situations particulières selon Aristote, doit redevenir la boussole de l’État. En effet, c’est aussi cette classe moyenne qui peine à accéder aux services publics de première nécessité dans les territoires, qui est écartée des pôles émergents, qui ne parvient plus à accéder à un logement décent. La fermeture récente de Maisons Phénix, symbole de l’accession à la propriété des classes moyennes et du rêve pavillonnaire, est à cet égard très révélatrice. Obtenir un logement décent, y fonder une famille, avoir un travail stable : telles sont d’ailleurs des revendications majoritaires, au sein des 18-30 ans.
Il est fort dommageable que la classe moyenne soit aujourd’hui si peu considérée, car son déclin risque d’entraîner le délitement du corps social. La classe moyenne constitue en effet le maillon fort et central, par essence, de la société, sans qui cette dernière ne peut tenir dans la durée. Plus cette classe moyenne est ignorée, plus l’unité du collectif sera amenuisée. Si cette catégorie de la population continue d’être réduite à la portion congrue, l’ascenseur social, rendu possible par la Révolution et l’émergence du caractère fondamental du mérite dans nos sociétés, sera encore plus précarisé. En effet, l’écart de ressources entre les classes populaires et les classes aisées sera tel que la mobilité sociale sera bloquée. Cette classe moyenne, esseulée et impuissante face au déclassement économique, est donc si essentielle ; de sa survie, dépend l’avenir des classes populaires. Or personne ne souhaite que les classes pauvres soient cantonnées à le rester, ni ne soient délaissées.
Dans No Society, Christophe Guilluy écrit que « la disparition de la classe moyenne occidentale nous fait entrer dans une période chaotique où tout ce qui faisait le commun, de l’État providence au partage des valeurs, est peu à peu démantelé ». Tout est dit. Il est donc bel et bien temps d’y répondre, pour garantir l’unité du corps social et sa prospérité commune. Demain, la poursuite du déclin ou le sursaut ?
Le Point a publié une longue interview d’Emmanuel Macron par Kamel Daoud (l’auteur de Meursault contre-enquête, Goncourt 2015) sur la rencontre à venir du président de la République avec l’Algérie, et une analyse lumineuse du romancier de la relation de la France à l’Algérie — et réciproquement. Comme dit notre chroniqueur, dans ces échanges, presque rien n’est vrai, tout est postures. Mais il émerge tout de même quelques précieux enseignements.
« Quand il fut à portée, Aghoo darda le harpon. Il le fit parce qu’il fallait le faire : mais il ne s’étonna pas en voyant Naoh éviter la pointe de corne. Et lui-même évita le harpon de l’adversaire. »
Remarquable perspicacité de Rosny Aîné dans cet avant-dernier chapitre de La Guerre du feu (1909). « Il le fit parce qu’il fallait le faire » : autant dire que la plupart de nos comportements sont, comme aux échecs, des coups obligés, auxquels répondent d’autres postures attendues. Comme disait Montaigne, « la plupart de nos vacations sont farcesques ». L’auteur des Essais, longtemps maire de Bordeaux, s’y connaissait en obligations politiques.
Le président de la République commence par relativiser le caractère novateur de cette visite, qui appartient à l’esthétique du rite républicain : « Dans la continuelle noce tantôt malheureuse tantôt heureuse entre la France et l’Algérie, ce genre de mœurs est ancien : le voyage « algérien » est aussi un rituel politique en France et un moment de démonstration d’« indépendance » en Algérie. » Pas de quoi susciter l’enthousiasme ou l’indignation : c’est du théâtre — Daoud parle d’ailleurs de « théâtralisation mémorielle » : « En Algérie, explique Kamel Daoud, on adore refaire la guerre à la France car la France est vitale à l’épopée, pour escamoter le présent. »
Et on sait ce qu’il en est des épopées. Les Grecs ont pu compter sur Homère pour transformer en épopée un raid opéré par les Grecs continentaux sur une cité grecque d’Asie mineure. Comme dit Ulysse dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu :
« Les Grecs pensent que Troie est riche, ses entrepôts magnifiques, sa banlieue fertile. Ils pensent qu’ils sont à l’étroit sur du roc. L’or de vos temples, celui de vos blés et de votre colza, ont fait à chacun de nos navires, de vos promontoires, un signe qu’il n’oublie pas. Il n’est pas très prudent d’avoir des dieux et des légumes trop dorés. »
D’une razzia impitoyable Homère a su tisser une épopée. Tout comme Virgile a donné des fondations héroïques à Rome, née de meurtres et de rapines. Alors, vous pensez l’Algérie ! D’une guerre militairement perdue le FLN s’est donné la tâche de faire une victoire éclatante — et les gouvernements successifs ont entretenu le mythe. Ce qui, comme le signale Daoud, évacue prestement la mainmise d’un clan de militaires et de religieux sur les ressources du pays, et oblitère 150 ans de colonisation largement bénéfique.
Mais ça, il ne faut pas le dire. La théâtralisation passe par la parole contrainte.
À noter que les imprécations lancées contre Macron, fin août, par « deux ou trois agitateurs barbus » sont elles aussi du théâtre. Une façon de montrer que l’on existe — et comme au théâtre, on parle fort dès que l’on souhaite masquer un vide du raisonnement.
Très finement, Daoud explique qu’une interview d’un président de la République par un interlocuteur algérien est forcément biaisée : « Le dialogue, sous toutes ses formes, entre les deux pays n’est presque jamais une conversation : il est toujours décalé, interrompu par une latence entre les propos, qui laisse place aux détournements, aux convocations des faux et des vrais souvenirs collectifs. »
Et de préciser : « Ensuite il y a la théâtralisation presque inévitable : un intervieweur algérien parti recueillir la parole d’un président français n’est pas perçu en Algérie comme un journaliste dans l’exercice de son métier, mais comme une guerre à refaire. »
Un fardeau pour les Français
Macron n’a pas oublié l’essentiel de sa formation en khâgne à Henri-IV : l’art très dissertatif de balancer sans cesse son propos. « Prendre la parole sur l’Algérie », dit-il, est « potentiellement périlleux » mais « indispensable ». C’est une question « intérieure » pour la France, et une question « extérieure » vers l’Algérie.
Et d’évoquer le mythe de Sisyphe cher à Camus et par ricochet à Daoud. « Nous portons un poids sur les épaules qui rend les approches très compliquées », dit d’ailleurs Macron qui a lu certainement Kipling : c’est une autre version du « fardeau de l’homme blanc », un fardeau désormais partagé entre anciens colonisateurs et anciens colonisés.
Mais si les Algériens se crispent volontiers dans ce statut d’ex-colonisés et font mine d’arrêter l’Histoire, il y a beau temps que les Français ont oublié qu’ils furent colonisateurs. Le plus inextricable de la relation des deux pays est que les uns se sont figés dans une attitude victimaire, et que les autres ont continué à évoluer. Mon père a fait la guerre en Algérie, je m’y suis rendu moi-même en 1970, au plus fort de Boumediene, tout cela fait partie de mon histoire personnelle, mais ne pèse rien dans ma vie de Français en 2023. Comme dit Macron, « durant les dernières décennies, une France s’est construite dans une forme d’impératif d’oubli » — comme les Spartiates et les Athéniens ont eu pour consigne d’oublier leurs différends après la Guerre du Péloponnèse, de 431 à 404 av. JC. Mais au moins, vainqueurs et vaincus étaient-ils d’accord pour faire table rase du passé. Pas de ma faute si les Grecs anciens étaient plus intelligents que les ex-colonisés d’aujourd’hui, qui hurlent à la nomination de Benjamin Stora, et se contentent de leur vision orientée de l’Histoire, priée de réinventer les faits pour justifier les discours les plus injustifiables.
Un Algérien contemporain, qui a pourtant toutes les chances de ne pas avoir connu personnellement la guerre, se fait une montagne du souvenir de la guerre — ou plus exactement joue à s’en faire une montagne. Et les Français d’origine algérienne aussi, qui refusent, comme Benzema, de chanter la Marseillaise (Il ne jouera plus pour la France ? Bon débarras !) ou sifflent l’équipe de France de foot lorsqu’elle affronte l’Algérie.
Est-ce là l’expression d’un « trauma » comme semble le croire Macron, ou la pantomime d’un trauma joué ? Le refus de l’extrême-droite (enfin, ce que Macron appelle ainsi) de toute modification de la doxa sur l’indépendance est-elle, comme il l’affirme, un prétexte artificiel « de refoulé et de violence » ?
À l’intelligente question de Daoud (« Vous êtes comme moi né après les décolonisations. De quoi sommes-nous coupables ? De quoi sommes-nous innocents ? Sommes-nous les victimes du victimaire des deux côtés ? »)Macron, qui a fait assez de théâtre dans sa jeunesse et surtout depuis son entrée en politique pour connaître les vertus d’une parole suspendue, répond d’abord par un « long silence ». Et un truisme : « On porte notre passé, qu’on le veuille ou non » (Nota : toute personne qui répond à un argument astucieux par un lieu commun avoue au fond son incapacité à répondre au même degré d’intelligence).
Puis il note que cette guerre « produit encore du récit ». Et d’évoquer l’image de l’Angelus Novus de Paul Klee, qui va de l’avant en regardant en arrière, et « que Paul Ricœur avait mis dans La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli » : quand vous voulez contourner une question, faites une référence littéraire. C’est le B-A-BA de la technique khâgnale…
Et cela débouche sur le refus de présenter des excuses à l’Algérie, parce que, dit très bien Macron, « la fausse réponse est aussi violente que le déni ». Bien joué.
Au total, c’est une interview passionnante, où Emmanuel Macron globalement se place au niveau de Kamel Daoud. Comme quoi ce président que l’on sent si souvent faux, dans son phrasé impeccable lors des interviews télévisés, ne l’est qu’à cause de la faiblesse des journalistes qui lui servent la soupe. Nous en avons si peu qui aient la classe de Kamel Daoud…
Opinel, Laguiole, crans d’arrêt, papillons, de boucher, de chasse ou militaires. Oui, il faut parler des couteaux, mais surtout de ceux qui s’en servent.
Depuis quelques jours, quelques années diront les esprits les plus chagrins, les attaques au couteau se multiplient. Qu’ils soient motivés idéologiquement ou le produit de l’ensauvagement de la société française, ces drames semblent inévitables et la classe politique résignée.
Il y a de cela six jours, le journal Le Parisien publiait une enquête sur l’Opinel 13, un modèle de la célèbre marque d’une longueur totale de 50 centimètres. Prisé par les gangs et les rappeurs qui l’exhibent dans leurs vidéo-clips, à l’image du rappeur NM qui lui a carrément consacré une chanson, ce couteau est surnommé « le géant » dans les quartiers où il est une arme mythique. Malheureusement, la jeunesse des quartiers sensibles n’hésite pas à faire usage de ces armes autrement que pour animer leurs posts Instagram et leurs comptes Snapchat.
Tué devant son lycée
De plus en plus jeunes, les membres des bandes sont aussi de plus en plus violents. La vie n’a pour eux pas de valeur. Lundi 16 janvier, une bande a tué un jeune de 16 ans près du lycée Guillaume Apollinaire de Thiais, en blessant un autre gravement à la jambe. Les propos du procureur du parquet de Créteil, Stéphane Hardouin, font froid dans le dos: « Les agresseurs ont poursuivi les victimes sur quelques dizaines de mètres, l’un d’entre eux aurait alors fait usage d’une arme blanche. Sur place, plusieurs objets susceptibles de constituer des armes ont été retrouvés, à savoir deux gazeuses, un club de golf cassé et un morceau de bois. Trois cents mètres plus loin, un couteau a été retrouvé par la police municipale de Thiais ».
Ces « rixes », ainsi pudiquement nommées, font maintenant partie du paysage des banlieues, à Paris comme à Marseille. Devenus majeurs, les « jeunes » troqueront l’opinel pour l’AK-47. Comment en sommes-nous arrivés là ? Interrogé sur BFMTV, un sociologue répondant au nom de Sauvadet a énuméré toutes les raisons possibles et imaginables, passant de la culture « gangsta rap » importée des Etats-Unis aux réseaux sociaux, devisant chômage et familles décomposées, évoquant le trafic de drogue et la puberté provoquant de profonds bouleversements hormonaux chez les adolescents de sexe masculin. Un peu plus et nous avions droit aux jeux-vidéos, aux gènes du guerrier et à la misère sexuelle houellebecquienne ! Peut-être qu’en fait de sociologues, nous devrions interroger des ethnologues et des anthropologues, mais passons.
Gare du Nord, silence on poinçonne !
Quelques jours en arrière, c’était en Gare du Nord qu’un couteau devenu fou perdait l’équilibre pour frapper six passants innocents qui attendaient leur train. Enfin, pas vraiment un couteau mais un « crochet métallique » – on retrouvera bientôt des masses d’armes, fléaux et haches à deux mains dans les rues, à ce rythme. Le profil de l’interpellé ne surprendra pas; un Libyen sous OQTF. Il y a d’ailleurs un truc puisqu’en l’espèce, l’OQTF ne pouvait être appliquée, en raison de l’instabilité régnant dans le pays de feu Mouammar Khadaffi… Eh oui, que voulez-vous, les autorités libyennes n’entretiennent pas de « canal d’échanges pour l’identification des ressortissants venus de Tripoli », comme l’ont confié des policiers déprimés.
Pis, l’auteur était connu sous plusieurs identités dans le fichier automatisé des empreintes digitales. On ne peut donc même pas affirmer avec certitude qu’il est bien Libyen, de nombreux Algériens utilisant ce « truc » pour éviter d’être expulsés. Où que l’on regarde, on voit une multiplication des faits de violence. Gratuits, motivés, de droit commun ou terroristes. Facile à transporter et difficilement détectable, le couteau reste une arme permettant un maximum de dégâts rapides. Il est presque impossible de s’en protéger, sans être soi-même équipé d’une arme à feu.
Il suffit d’ouvrir un journal local au hasard pour découvrir de nouveaux cas, ainsi cet homme à Strasbourg qui a agressé des passants samedi 14 janvier en hurlant Allah Akbar, ou de cet homme appréhendé Gare Montparnasse il y a quelques semaines avant de passer à l’acte. Partout, les couteaux s’aiguisent et sifflent. Il ne s’agit pas de faits divers isolés, mais bien d’un fait de société supplémentaire montrant la tiers-mondisation avancée de la France. Gageons qu’on nous proposera bientôt de limiter la circulation des couteaux sur le territoire français…
Élisabeth Lévy: « À Strasbourg, un homme agresse des passants et ça devient presque banal! »
Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy dans la matinale de Sud Radio, chaque matin après le journal de 8h.
Sur l’île de Ré, une statue de la Vierge Marie devra être démontée, au nom de la laïcité. Le commentaire d’Elisabeth Lévy.
La statue de la Vierge Marie, qui veille à un carrefour de la Flotte-en-Ré (17), a six mois pour se trouver un autre emplacement. C’est ce que vient de décider la justice administrative.
Cette statue, qui porte la mention «vœux de guerre», a été commandée par une famille reconnaissante parce que père et fils étaient revenus vivants de la Seconde Guerre mondiale. D’abord exposée dans un jardin privé, elle a été offerte à la commune qui l’a installée à un carrefour en 1983. Suite à un accident, elle a été surélevée en 2020. Sa visibilité accrue a dû énerver la « Libre pensée Charente-Maritime ».
Dénonçant une atteinte à la laïcité, cette association a déposé un recours. Le 13 janvier, la Cour administrative de Bordeaux a confirmé la décision du Tribunal administratif de Poitiers. Tout en admettant que «la commune n’avait pas l’intention d’exprimer une préférence religieuse », la Cour estime que « la figure de la Vierge Marie étant un personnage important de la religion chrétienne » (non, sans blague ?),et que « la statue présente par elle-même un caractère religieux». En vertu de la loi de 1905, elle ne peut donc pas être installée ainsi sur le domaine public. C’est le droit, parait-il. Sauf que le droit est évidemment une affaire d’interprétation. Pas sûr que les juges en auraient fait une lecture aussi stricte s’il s’était agi d’un symbole musulman.
On me dira que, dans ce cas, c’est votre servante et toute la méchante réacosphère qu’on aurait entendu râler contre cette invasion de l’espace public par un symbole religieux. C’est bien possible. C’est qu’au-delà du droit, il y a l’histoire, la culture, l’expérience sensible. Musulmans, juifs athées et autres, sont des citoyens égaux, mais l’islam (et le judaïsme) n’ont pas le même statut que le catholicisme dans notre pays. Ils ont ajouté leur grain de sel au roman national, mais le catholicisme est notre fond de sauce culturel commun. La France est un pays de clochers. D’où que nous venions, nous sommes tous un peu des « cathos-zombies », comme disait Emmanuel Todd. À Marseille, tout le monde aime la Bonne Mère.
Il est vrai que les bouffeurs de curé appartiennent aussi à notre histoire. L’ennui c’est que ceux de La Libre pensée 17 ont 100 trains de retard. Ils se trompent de curés ! Ce ne sont pas des cathos qui menacent aujourd’hui la liberté de pensée, veulent embrigader les croyants et les séparer du reste de la société. Pourtant, pour nos libres penseurs – très soumis à la doxa, le seul séparatisme problématique, c’est dans les écoles cathos qu’ils le voient. Une visite sur leur site suffit à comprendre qu’ils sont monomaniaques. Sur la page d’accueil, on tombe sur un article au titre ronflant : « L’église doit payer, l’Eglise peut payer! », des tartines sur les abus sexuels ou encore les turpitudes de la monarchie. Autant dire que, sous prétexte de laïcité, dont ils se fichent complètement quand d’autres religions sont en jeu, ils sont en guerre contre le catholicisme. Ecrasons l’infâme. Derrière ce fatras très vintage, ce sont des islamo-gauchistes standard. Ainsi, sur la loi séparatisme, ils parlent d’ « ignominies racistes faites au nom de la laïcité », une petite musique bien connue.
Comme Mélenchon ou Cohn-Bendit, ces mal-nommés libres-penseurs veulent déconstruire l’identité française. C’est leur droit. Il est cependant fâcheux que la Justice leur donne un coup de main.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy chaque matin après le journal de 8 heures.
Un homme, qui est venu en France illégalement et qui n’aura pas obtenu de titre de séjour, qui aura été débouté de sa demande d’asile, devrait, légalement, repartir chez lui?
Si l’on considère qu’il n’a aucune envie de partir, ayant pris tous les risques pour arriver là, et qu’il n’a probablement aucun moyen financier de s’offrir l’avion ou le bateau n’ayant déjà pas de quoi manger, que peut bien signifier une « OQTF » ?
L’hiatus entre la situation des migrants déboutés de leur demande et vivant à la rue pour beaucoup d’entre eux et cet acronyme très légaliste qui fleure l’abstraction la plus administrative donne la berlue à Bécassine.
Slalom entre deux « déséquilibrés »
Laquelle vit et marche (c’est sa passion) dans le Nord-est parisien depuis 40 ans. Mais depuis quelques années, elle ne marche plus, elle slalome, voire elle godille et pourtant elle ne fait plus de ski.
Mais si elle continue, pourtant, de le pratiquer sur le macadam parisien, c’est que le nombre de personnes d’origine étrangère pour la grande majorité, qui titubent sous l’emprise d’un stupéfiant quelconque, qui sont allongées par terre avec le verre en carton devant pour les pièces, et qui boivent des canettes de bière en ramassant les mégots des passants, qui haranguent le tout-venant voire le menacent sous le coup d’une rage de laissé-pour-compte… n’aura cessé d’augmenter, au point de rendre la promenade aussi périlleuse que les « mobilités douces » d’Anne Hidalgo. Et Bécassine se dit que si elle devait elle aussi se retrouver dans une situation pareille, elle deviendrait déséquilibrée même si elle ne l’était pas au commencement. Forcément.
Coup d’épée dans l’eau
Alors Bécassine pense qu’obliger formellement quelqu’un qui n’a ni l’envie ni les moyens de repartir est un coup d’épée dans l’eau et que par ailleurs, comme le quelqu’un en question, privé de moyens, versera immanquablement dans le trafic de drogue, la délinquance, voire l’attaque au couteau, le problème ne peut absolument pas se résoudre avec ces quatre lettres comme une lettre de cachet !
Bécassine pense que si l’on ne veut pas qu’une nation se retrouve impuissante, un premier pas serait accompli en supprimant les choses qui ne servent à rien ; les OQTF en l’occurrence, puisqu’à l’évidence, sans résultat. Alors certains s’écrient « Mais c’est parce qu’on ne les applique pas, les OQTF ! Il faut les appliquer ! » Et Bécassine, qui n’a pas fait l’ENA, s’étonne beaucoup car une OQTF qu’on applique s’appelle… une expulsion.
Ce qui est applicable donc, ce sont les expulsions où le bon vouloir de la personne n’est pas demandé. Mais il paraît que cela coûte très cher (mais est-ce que toute cette situation intenable pour tout le monde ne coûte pas très cher elle aussi ?) et que les pays dont sont originaires les étrangers en question ne veulent pas les voir revenir. Un juriste, Amine Elbahi, propose qu’on ne délivre plus aucun visa aux pays qui ne veulent pas accueillir leurs ressortissants ; Bécassine donne raison à Amine parce que pour régler un problème, la logique prime. Et Bécassine aime la logique et Bécassine aime Amine.
L’UE: y rester ou la quitter ? D’un café du commerce à l’autre, la question est brûlante et il est difficile d’y réfléchir sans céder à un pathos très vite ridicule et trop vite sclérosant. Heureusement, Caroline de Gruyter réfléchit pour nous, et son dernier livre, Monde d’hier, monde de demain, confère assez de hauteur pour repenser l’Europe.
Le sous-titre du dernier livre de Caroline de Gruyter, Un voyage entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne, donne le ton. «Depuis plus de vingt ans, dit-elle, mon métier consiste à commenter l’actualité européenne pour la presse et les médias ». Elle a pour cela passé plusieurs années à Vienne, nouveau centre névralgique des relations Est-Ouest, ancien et nouveau nid d’espions. Entre H&M et Amazon, ses repères n’étaient pas les mêmes que ceux de ses voisins. «Dans le cas des Habsbourg, le récit canonique présentait l’empire comme un régime ayant tyrannisé divers peuples qui finirent par se soulever et s’affranchir de son joug. Au début du XXe siècle, les temps étaient mûrs pour leur libération… Tel était l’esprit du temps, apprenions-nous à l’école. » Mais cette historiographie s’est heurtée à la tendresse viennoise pour l’ancienne dynastie, les anciens murs, le crottin des chevaux au travail dans la cour de la Hofburg — le palais des Habsbourg.
Elle acculture alors ses « antennes sociales, ses antennes historiques» à cette Mitteleuropa trop souvent restreinte aux drindls et aux schnitzels. On rit de ses aventures et on se moque gentiment de sa naïveté quand Karl Habsbourg — chef actuel de la famille — plagie ses propres travaux, devant elle, et sans la citer… Mais à travers cette étrangère plongée dans un milieu étranger, Néerlandaise évoluant dans une Europe autre que la sienne, on se demande ce que nous, Français, savons de ce même empire européen encore debout il n’y a pas si longtemps. La princesse Sissi était-elle le sosie de Romy Schneider ? Joseph II jouait-il aussi bien du clavecin que Jeffrey Jones dans Amadeus ? Les Autrichiens n’aiment pas Sissi, et Joseph II fut trop réformateur et éclairé pour ses contemporains. Partant de ces contradictions internes à l’Europe, Caroline de Gruyter décide de s’intéresser à cet univers délaissé. D’interviews en conférences, de lectures en expositions, elle s’aperçoit que l’empire des Habsbourg peut servir, et doit servir, de leçon d’histoire à l’Union européenne.
Toute ressemblance…
Les parallèles sont nombreux et les points communs sont tout aussi riches d’enseignement que les différences. Et aux non-convaincus, on ne peut que conseiller cette enquête de la journaliste. Sa mention d’Ehmer («Au XVIII siècle, toute l’Europe se couvre de frontières. Au XIXe siècle, celles-ci sont démantelées… Au début du XXe siècle, pendant la Première Guerre mondiale, les frontières réapparaissent. Nous sommes apparemment à ce point du cycle. Nous voulons faire obstacle à la globalisation. Nous recommençons à élever des frontières ») montre que la fin de l’empire et l’existence actuelle de l’Union évoluent dans le même cycle de Kondratiev politique. Et les comptes-rendus qui ont été faits ici et là de l’essai de Caroline de Gruyter insistent assez sur la pertinence de ce parallèle.
La conclusion de la journaliste parle d’elle-même : «Nous sommes condamnés à imiter les Habsbourg. Ne rien faire pendant un certain temps. Attendre qu’une grave crise éclate. Frôler la catastrophe en pensant: si nous ne faisons rien, tout va s’écrouler. Et alors, le couteau sous la gorge, lentement édifier des institutions communes. Juste ce qu’il faut pour ramener le calme. » Toute ressemblance avec des événements existants ou ayant existé serait, comme on dit, volontaire.
Pour apprécier pleinement cette réflexion, il est important de noter que ce qui sépare la quête de Caroline de Gruyter (l’édition originale néerlandaise date de mars 2021) de l’Union européenne d’aujourd’hui, c’est le 24 février 2022. C’est l’invasion de l’Ukraine par « l’ours russe » sur la queue duquel il ne faut pas marcher, comme disent les Autrichiens – qui, faut-il le rappeler, n’appartiennent pas à l’OTAN, du fait même d’une promesse faite il y a longtemps au bloc soviétique. Ce qu’Emmanuel Todd appelle Troisième Guerre mondiale a commencé. Crise de l’Euro, Brexit et Covid ont laissé place à une nouvelle crise existentielle de l’Union européenne : la frontière. Or l’Empire austro-hongrois intégrait une région d’Ukraine dont on parle beaucoup sans même savoir qu’elle existe : la Galicie, cette partie occidentale de l’Europe la plus orientale.
Ne serait-ce pas là, la principale leçon de la comparaison entre le « monde d’hier » et le « monde d’aujourd’hui» ? Ne devrait-on recentrer l’Union européenne ? Non pas derrière l’axe franco-allemand, non pas derrière la pax americana de l’Ouest qui l’avait emporté, avons-nous cru, sur la pax sovietica de l’Est ? «Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est sortie de l’Histoire. Le continent était en ruine. Les Américains se sont chargés de notre géopolitique. Sous leur parapluie, à l’abri des tempêtes, nous avons pansé nos blessures… ce qui nous arrive aujourd’hui ressemble à ce qui s’est passé en 1914 : nous découvrons que nous nous sommes trompés», explique Caroline de Gruyter.
La leçon de géopolitique de ce livre fascinant est là : nous devons sortir de nous-mêmes, et nous rappeler que l’Europe est un continent à part, frappé d’une double postulation. Voir ce qu’en dit Emil Brix : «En Europe, un fossé se creuse entre l’est et l’ouest, et en dehors de l’Union, celui qui nous sépare de la Russie s’approfondit».
Nous autres, Européens de l’Ouest, ne sommes-nous pas trop loin de ce centre historique potentiel ? Nous autres Français, ne sommes-nous pas trop près de 1789 pour considérer, à froid, l’expérience de Joseph II, frère de Marie-Antoinette, la mangeuse de brioche ?
Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte
Caroline de Gruyter essaie pour nous. La Mitteleuropa s’est bâtie sur une identité tampon. L’empire des Habsbourg était une entité multilingue, multiethnique et — curiosité s’il en est — multiétatique. Charles François Joseph de Habsbourg-Lorraine était empereur d’Autriche et roi de Hongrie, il régnait sur le Kaisertum et sur le Königreich. L’histoire de la politique habsbourgeoise s’est édifiée selon le Fortwursteln et le Durchfretten (la navigation à vue et la débrouille), deux mamelles du destin équilibrant la perpétuelle concurrence des minorités tchèque, autrichienne, hongroise, ukrainienne… de cette entité. En est-il différemment de nos 27 ? La Cacanie que Musil, dans L’Homme sans qualité, voyait dans l’empire austro-hongrois d’avant 1914 est-il différent de notre « cacaphonie » à 27 ?
Qui pourrait mieux confirmer ou infirmer ce parallèle qu’Otto de Habsbourg-Lorraine, premier Habsbourg, ni empereur ni roi, juste député au parlement européen ? Celui-ci «voyait dans l’unification européenne de l’après-guerre une espèce de remake de l’empire habsbourgeois. Une entité différente dans la forme, certes, mais très semblable dans l’esprit.» Caroline de Gruyter s’est posé la question avant nous : «Quel esprit ? » Et elle a répondu : «Otto avait déclaré « l’Europe est maintenant unie et on y va retrouver les traces d’une conception de la société semblable à elle qui caractérisait l’empire des Habsbourg. » »
Si donc cet empire n’était uni que par les divisions qui le constituaient, qu’est-ce qui explique sa longévité ? La devise des Habsbourg est un début de réponse : «Austria est imperare orbi universo », il appartient à l’Autriche de régner sur tout l’univers. Un mauvais coucheur, dans un mauvais café du commerce, dira que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. « On paye les retraites allemandes ? On subit la concurrence des camionneurs roumains ? » L’empire des Habsbourg était lui aussi une zone de libre-échange et une union douanière, avec une monnaie unique — le thaler… L’exemple habsbourgeois est éclairant quant à ce type d’union : trop de libéralisme tue le libéralisme. « La consolidation de l’empire austro-hongrois et la levée des barrières se sont accompagnées d’une visibilité de plus en plus grande des frontières linguistiques. » Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte.
L’unicité des marchés durcit de facto les mythes opposés et, parce que « chaque pays a sa façon d’enseigner l’histoire », l’Union européenne, dont l’an 0 n’est accompagné d’aucun mythe culturel, se fragilise. Hongrie, Pologne, Catalogne… Autant de terreaux où les nationalismes jouent sur la crainte que « nous ne devenions tous pareils ». Mais tant qu’il n’y aura pas de mythe commun, de langue, aucun risque, pas vrai ?
Nous avons un hymne européen, l’Hymne à la joie de Beethoven sur un texte de Schiller ? Certes… Mais quand l’entend-on ? Et que dit-il ? Que le romantisme fut l’une des premières unions du continent… N’a-t-on pas orchestré son oubli via la déshistoricisation de nos programmes scolaires dénoncée par Jean-Paul Brighelli ? Le clivage hystérique des pro et des anti UE est la conséquence du rejet de ce que Caroline de Gruyter a la sagesse de reconnaître : «Il est bon de se poser des questions. D’accepter son ignorance. Et de cultiver le doute.»
Caroline de Gruyter, Monde d’hier, monde de demain, Actes Sud janvier 2023, 368 pages.
Neuvième édition de "l'Embouteillage de Lapalisse", dans l'Allier, 8 octobre 2022. Plus de 750 véhicules participent à la grande reconstitution de la transhumance des vacanciers sur la Nationale 7.
OLIVIER CHASSIGNOLE/AFP
La voiture a occupé une place à part entière dans notre culture commune, dans notre imaginaire collectif. Présente dans nos souvenirs d’enfance, elle est aussi indissociable de nos amours et de nos fantasmes. Iconique et glamour, à l’instar des stars qu’elle a accompagnées, elle demeure le visage de la France légère et optimiste des Trentes Glorieuses.
Aujourd’hui, je veux vous parler de l’Automobile au singulier avec un A majuscule. Oubliez les insultes et les interdictions, les ZFE vengeresses et le gazole au prix du « N° 5 », la ségrégation urbaine et la ruralité abandonnée, le peuple à l’arrêt, les élites en marche, les faux alibis écologiques et cette rage systémique qui s’est abattue sur l’objet de tous nos fantasmes, son anéantissement programmé et notre patrimoine historique amputé. Laissez tous les salisseurs de mémoire à leurs diatribes endiablées, ils emporteront avec eux le fracas d’une mobilité radicale et vaine. L’Histoire jugera leurs actes. Aujourd’hui, je veux vous parler des souvenirs, de nos souvenirs, faire remonter les « bagnoles » à la surface, raviver leurs traces, nous émouvoir ensemble et partager quelques fragments d’un monde qui sera bientôt englouti.
Par quoi commencer ? Le sujet est immense, tentaculaire, terrifiant par son ampleur quasi mystique. Il recouvre tous les domaines de la société ; la voiture fut, tour à tour, un marqueur social, industriel, culturel, émotionnel, onirique, un objet de croyance, un vecteur d’identité, un enjeu de civilisation pour les États et de guerre économique entre les entreprises, un outil de liberté, d’émancipation, de libération, une matière brute à écrire, à filmer, à chanter, un exutoire, une échappatoire, un rêve, un songe, un mirage peut-être. Pour commencer notre voyage à la recherche de cette Automobile perdue, vitre ouverte, coude à la portière, pommeau de vitesse luisant et volant en bakélite entre les mains, je vous lance quelques images, des flashs qui me reviennent, des vapes d’essence, des instantanés d’une époque bénie. Je vous parle des Trente Glorieuses.
Mercedes-Benz 300 SL Coupé (1954). D.R.
Vous connaissez ma nostalgie lancinante. Préparez-vous à l’assaut. Comme ça, pêle-mêle, sans hiérarchie de l’information, sans volonté d’instrumentaliser le lecteur, en se laissant seulement bercer par un passé récent, encore palpable. Pour combien de temps encore ? Juste des odeurs et des bruits. Des arabesques sur les départementales et des bouchons infinis sur la nationale 7. Des mécaniques gorgées de chevaux, des lignes tentatrices, des vacances en Andalousie, un talon-pointe exécuté avec maestria, un intérieur cuir havane, une phrase de Paul Morand à plein régime, une station-service au logo branlant, des carabinieri en Ferrari, des gendarmes en Estafette, des stands du salon de Paris à l’asphyxie, Tintin en Amilcar sous la plume d’Hergé, Johnny en Mustang au Monte-Carlo, Sheila en Parisienne pour l’hebdomadaire Elle, Ric Hocheten Porsche 911 jaune, Vittorio Gassman en Lancia Aurelia, un 15 août étrangement silencieux dans les rues de Rome, une Lotus sous-marine dans un vieux James Bond, Pompidou en 356 clopant dans la cour de l’Élysée, Mitterrand en Renault 30 sortant du Vieux Morvan, la reine Elizabeth II en Land Rover et veste huilée Barbourparcourant la campagne anglaise, Christophe Lambert peroxydé et passablement énervé dans une 205 GTI, Bouvard empereur des journalistes en 604 présidentielle avec téléphone et téléscripteur à bord, Coluche en AMC Pacer prêtée par les établissements Jean-Charles (importateur American Motors), situés rue Claude-Terrasse dans le XVIe arrondissement, Claude Brasseur, le père de Vic en Matra Rancho, l’arrivée motorisée des vedettes dans l’émission « Champs-Élysées » de Michel Drucker, les Lancia du réseau Chardonnet pulvérisées par Alain Delon à l’écran, les tout-terrain Santana de la Guardia Civilen maraude sur une route poussiéreuse de Catalogne, Grace Jones crachant une CX GTI Turbo de sa bouche sous l’impulsion géniale de Jacques Séguéla, le pape en Fiat Campagnola zigzaguant place Saint-Pierre, les vendeurs Jaguar habillés comme des lords dessalés de banlieue, le médecin de famille en Simca Aronde et les filles de « Madame Claude » en Morris Mini à cannage en stationnement irrégulier dans les coursives de l’avenue Foch.
Johnny en Mustang au Rallye automobile de Monte-Carlo, janvier 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
Des hommes et des autos
Vous pensiez que l’automobile n’était qu’un moyen de transport, un amas de fer à l’encre sympathique dont les empreintes disparaissent au fil des ans, qu’elle ne disait rien de nous, des Hommes que nous avons étés, de nos réussites et de nos échecs. Afin de poursuivre notre investigation dans ce garage aux souvenirs, je prends ma boule de cristal. Que vois-je ? Une compilation de Majoretteà l’équilibre instable dans mon armoire d’enfant ; elles sont toutes là, entassées, cabossées, rouillées, décolorées, à force de les percuter violemment contre les murs de ma chambre, je subis alors l’influence cascadeuse et néfaste de Rémy Julienne. Elles furent longtemps mon paysage berrichon et mon seul horizon. Dehors, dans nos campagnes, dans nos préfectures de province, en taille réelle, à l’échelle 1, elles imposaient leur couleur sociologique et analytique avant qu’elles ne se fondent dans le même moule tyrannique de l’indivision. Elles étaient le témoignage de nos envies et de nos frustrations, de nos dépassements et de nos peines, de notre terroir et de notre savoir-faire. Elles incarnaient souvent l’achat d’une vie entière, l’aboutissement de longues années faites de sacrifices, elles revêtaient alors l’habit du désir ardent et une forme de plénitude spirituelle, le progrès scientifique était poussé à son plus haut point et le plaisir n’était pas judiciarisé. Il était, par exemple, possible au siècle dernier d’afficher son patriotisme automobile sans passer pour un identitaire suicidaire ou d’affirmer son goût pour la vitesse sans être frappé d’indignité nationale. On aimait conduire, rouler, s’évader, parader, voyager, s’enlacer, s’embrasser, se disputer, se perdre et se retrouver dans cet espace clos qu’est un habitacle, à l’abri des regards et des jugements. Bien au chaud. Coupé de l’extérieur et vibrant à la majesté des paysages naturels traversés. Nous n’avons jamais autant vénéré la France que par l’entremise d’un banal pare-brise. Sans peur d’outrager les autres. Une capsule où la parole était enfin libre, les opinions débridées, les rires dégringolaient en cascade sur la banquette arrière, les chansons à la radio étaient allègrement reprises et massacrées par un copain à la voix de fausset, les amitiés et les amours avaient enfin trouvé leur ultime refuge. Même les pannes étaient vécues comme des morceaux de bravoure. L’automobile irriguait la société, alimentait les conversations au zinc et n’était l’apanage d’aucune classe sociale. Elle n’avait pas été préemptée par des redresseurs de torts et des moralistes payés par nos impôts. On l’exhibait au ciné, à la télé, en BD, en chanson, en Dinky Toys et dans les foires commerciales. Elle fut certainement, sur une courte période, un demi-siècle tout au plus, le creuset de gens qui d’habitude s’ignorent et s’affrontent dans les urnes ou les manifs. L’automobile, osons le dire, participait à un folklore qui m’émeut comme Le Petit Bal perdu de Bourvil ou Mon vieux de Daniel Guichard. Peut-être que cette auto tant honnie et conspuée fut le seul terrain d’entente entre communistes et catholiques, entre intellectuels et ouvriers, entre hommes et femmes de bonne volonté, qui mettaient pour une fois leurs divergences de côté. La « belle auto » mettait tout le monde d’accord. On s’agenouillait devant ses roues à rayons. On se prosternait au passage d’une calandre étincelante surmontée d’un animal fantastique. On savait vivre. Avant-guerre, la France ne manquait pas de porte-drapeaux qui brillaient dans tous les concours d’élégance. Delage, Delahaye, Bugatti ou plus tard Facel Vega sont des noms qui devraient figurer dans nos manuels scolaires à la même place que Vercingétorix, Napoléon, Blum ou de Gaulle. Ils ont une place de choix dans notre panthéon personnel. Quand nous avons la chance de croiser dans un rassemblement d’anciennes quelques-uns des chefs-d’œuvre de la production mondiale, nous les accueillons avec piété et respect. Qui n’a pas vu une Mercedes 300 SL de 1954 déployer ses ailes de papillon dans la brume d’une matinée hivernale ne peut connaître l’extase. Est-ce une sculpture mouvante, une ligne de fuite, une performance métaphysique, une autre manière de penser la route, nos sens se brouillent, notre vision s’élargit.
Steve Mcqueen au volant de sa Ferrari 250 GT Berlinetta, mars 1964. AFP – Bridgeman – D.R.
J’ai longtemps encensé la Ferrari 250 GT SWB pour ses rondeurs assassines et l’Aston Martin DB6 pour son discret becquet. En vieillissant, je m’éloigne des tonitruantes années 1950 et 1960, pour retrouver l’âge d’or des années 1930. Qu’y a-t-il de plus racé qu’une Bugatti Type 51 dans sa livrée bleue ? Une pureté angélique alliée à une force démoniaque, elle paraît si frêle, si dépouillée, elle est là, immobile et squelettique, et cependant, quand elle se met en branle, la terre tremble, elle va mordre l’asphalte dans un éclair de lucidité et bousculer notre horloge biologique. Elle est née pour nous manger l’esprit, nous faire perdre la tête. Impossible de ne pas y succomber. Bientôt, vous ne penserez plus qu’à elle. La « belle auto » ne signifiait pas automatiquement un modèle exclusif réservé à quelques privilégiés. Avant les éoliennes et les entrées de ville saccagées, la beauté intacte et originelle était accessible à tous. Elle se déplaçait même gratuitement. Il suffisait de lever les yeux. Les voitures dites populaires avaient un charme fou. Elles ne se haussaient pas du col. Elles donnaient du prestige à leur conducteur, la fierté de posséder un joli modèle fonctionnel, pratique et romantique, émouvant et fiable. Qui peut résister au minois poupon des Fiat 500 et Volkswagen Coccinelle ? Pas moi. Les françaises ont été les reines de la catégorie, de la 4CV « motte de beurre » jusqu’à l’adorable Twingo aux couleurs éclatantes, dernier sursaut créatif avant l’invasion des insipides. Les classes populaires et moyennes pouvaient se déplacer avec allure sans se ruiner. Chez les constructeurs, l’indifférenciation était bannie. Nos voitures d’antan étaient signées par des carrossiers de renom aussi célèbres que les peintres de la Renaissance. Elles étaient conçues par des ingénieurs virtuoses qui rivalisaient d’audaces technologiques, cherchant l’accord parfait, le comportement sain, le freinage sûr, les accélérations franches et déjà, le souci d’une consommation raisonnable, sans oublier le plaisir presque enfantin de posséder un nouveau jouet. Cet élan-là serait analysé aujourd’hui comme puéril et décadent. Il était, au contraire, léger, joyeux et optimiste sans être mièvre. En outre, la majeure partie de ces autos était fabriquée dans des usines à domicile, chez nous, elles œuvraient à l’essor économique et à la vitalité de notre pays. Nous leur devons une partie de notre croissance et de notre enrichissement, de notre géographie industrielle et de notre citoyenneté départementale. Elles ont forgé par leur ancrage territorial des habitudes, des mœurs, des combats, des identités régionales. Je ne vois pourtant aucune stèle à leur effigie aux abords de nos mairies. Elles étaient le ferment d’une nation qui croyait à un destin commun. Elles étaient distribuées par des esthètes de la publicité et répondaient à des aspirations diverses.
Mick Jagger et son Aston Martin DB6, juillet 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
En ce temps-là, il y avait des tempéraments plus ou moins rageurs, des flegmatiques de la route et des possédés du levier, des pères tranquilles et des mères accros au bitume ; la vitesse était louée non pas comme une volonté de toute-puissance, un relent viriliste détestable, mais plutôt comme un exhausteur du quotidien, une manière de se transcender. Les automobilistes n’étaient pas perçus comme une grande masse indistincte répondant à d’uniques besoins de mobilité. Ah, l’horrible mot lâché, technocratique et dépourvu de sel, le tue-l’amour par excellence. Je fais la promesse ici de ne plus jamais l’utiliser. On n’achetait pas une Renault ou une Citroën au hasard des rencontres. On mûrissait sa réflexion, on s’informait, on comparait. Le client d’une DS visionnaire tenait à se distinguer de son voisin qui n’arrêtait pas de vanter les mérites de sa Peugeot 404, cette berline bourgeoise aux allures d’italo-américaine avec un je-ne-sais-quoi de canaille dans l’effilement de ses ailes pointues. Le commerce automobile était une affaire de psychologie, il y avait tout un jeu de la séduction entre l’acheteur et le vendeur, un art du contre-pied, on se rendait en concession avec un mélange de dévotion et de crainte. Cette procession-là était magique, mystérieuse, naïve et inoubliable. Ceux qui n’ont pas de cœur ne peuvent comprendre ces instants féériques. Les voitures nous mettaient complètement à nu. Quel autre objet de consommation, produit en masse, peut concourir à un tel degré de personnification ? Mon père, pilote amateur le week-end, roulait en semaine dans un prospère break Volvo comme Jean Rochefort dans Le Cavaleur ; ma mère changeait, à chaque saison, de voiture en même temps que de paires de lunettes. Je l’ai connue dans une Renault 5 découvrable à la tonalité automnale période Ray-Ban Aviator, le même modèle que conduisait Annie Girardot dans Tendre poulet, puis dans une 4L vert pomme époque monture à la Nana Mouskouri, puis en Fiesta Ghia avec son élégant toit en vinyle, cette saison-là, elle portait des branches en écaille et avant son départ en retraite, elle se pavanait dans une Saab 900 avec des verres fumés façon Maria Callas. Parler voiture, c’est ouvrir son album de famille. Ma grand-mère possédait une antique 2CV de 1953 qui servait d’avertisseur sonore quand elle se garait sur le trottoir de mon école au début des années 1980, ses freins couinaient tellement que la maîtresse n’avait plus besoin de regarder sa montre pour nous demander de sortir. Il était l’heure de manger. Je pourrais évoquer pendant des heures mon grand-oncle souriant et charmeur, sorte de Guy Marchand en vacances permanentes, un jour en Alfa GTV, un autre en Peugeot 504 cabriolet. Toutes ces voitures sont des bornes existentielles. Elles me rappellent un acteur, un écrivain, un copain, une tendre amie, un commerçant, un maire, un notaire, le mille-feuille d’une France composite, moins revancharde, moins amère surtout.
Publicité pour la Citroën 2 CV (1963). D.R.
De Godard à Sagan, d’Oury à Barthes
Aston Martin DB6 Saloon (1967). D.R.
Comme Enrico, je suis un sentimental. Mon drame fut de toutes les aimer, de toutes les chérir. Je ne pus me décider à choisir entre les langoureuses américaines, les fiévreuses italiennes, les débonnaires françaises, les allemandes techniquement souveraines, quant aux anglaises, fantasques et aristocratiques, capricieuses et vénéneuses, elles me laissèrent sur la paille à l’âge adulte de mes premières piges. Toutes ont dessiné la carte de mon territoire intime. Leur potentiel érotique est, pour moi, sans limites. Ces miniatures Majorettefurent aussi capitales que, bien plus tard, mes lectures « hussardes » et ma cinéphilie rigolarde. En les observant, j’ai appris que le style n’était pas accessoire, qu’il condensait le fond. Que l’expression esthétique d’une silhouette automobile était susceptible de réenchanter la société, que la recherche du « beau » pouvait guider toute une existence.
Réduire l’automobile à son statut d’objet utilitaire est une grave erreur, jamais une autre invention humaine n’a figé notre mémoire à ce point. Elle fut un argument cinématographique, un acteur à part entière au générique, une métaphore du destin, un capteur du temps qui passe, l’écheveau des passions inutiles donc forcément nécessaires. Si, aujourd’hui, les intellectuels la délaissent, la snobent en lui déniant une quelconque valeur, c’est par aveuglement idéologique ou méconnaissance. Ils passent à côté d’un pilier essentiel de notre culture. J’aime l’œcuménisme de la chose automobile dans les salles obscures, ce grand écart virtuel entre les comédies de Gérard Oury, les 2CV qui se désagrègent, les DS qui voguent à l’envers sur l’eau d’un étang, les Cadillac pleines aux as et en même temps, les sorties de route de Godard, le vol d’une Oldsmobile à Marseille au début d’Á bout de souffle ou leur pertinence sociologique chez Sautet, aussi précise que le tissu d’un costume pour sceller l’âme d’un personnage. En littérature, je ne conseille que trop de relire nos aînés. Comme si l’auto donnait plus de poids à leur réflexion. Même en la condamnant, certains ne purent qu’admirer sa grande plasticité. Roland Barthes dans ses Mythologies fut « nommé » meilleur représentant Citroën du mois pour son éloge de la DS : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » Avant lui, Léon-Paul Fargue, le Piéton de Paris, avait versé sa larme sur l’auto : « Naguère, la France était habitée par des hommes, des femmes, des enfants et des automobiles. Car il ne faut pas s’y tromper, l’automobile était un habitant. Qu’elle fût voiture, bagnole, car, chignole, navire, clou, théière, occase, guimbarde ou belle machine, on lui avait construit des halles, on lui avait donné une métaphysique… Si le pittoresque créé par l’auto venait à disparaître définitivement, je serais le plus désolé des hommes. Les voitures ont fait, dans beaucoup de cas, partie de mon âme.» Comme toujours, il faut laisser à Françoise Sagan le soin de conclure un article : « La vitesse décoiffe tous les chagrins, on a beau être amoureux fou, on l’est moins à 200 km/h. »
Au-dessus de la ville, tableau de Marc Chagall (1914-1918, galerie Tretiakov, à Moscou). (Détail) D.R.
Quelques pas dans les pas d’un ange de David McNeil donne un livre-témoignage plein de charme.
Les grands artistes sont aussi, parfois, des parents. Lire leur portrait, dressé par leurs enfants, permet de découvrir l’envers du décor, c’est-à-dire l’homme qui se cache derrière l’artiste. Le livre de David McNeil consacré à son père, Marc Chagall, ne décevra pas les amoureux du peintre originaire de Vitebsk. On n’y trouve certes aucune révélation fracassante, aucun travers caché et aucune conclusion rabaissante et conforme à l’esprit de notre époque, qui aime niveler par le bas. Au contraire, le portrait de Chagall par son fils est à l’image de l’artiste tel qu’il ressort de son œuvre, aérien, léger et attachant.
En le lisant, j’ai pensé au beau livre que Pierre Renoir avait écrit sur son père. On y trouvait la même beauté simple et tranquille et la construction harmonieuse que dans les tableaux de son père. Celui de McNeil ressemble quant à lui beaucoup plus à un tableau de Chagall, parfois décousu et peuplé de personnages qui semblent flotter entre ciel et terre. Il ne faut évidemment pas y chercher une biographie ou un récit circonstancié de l’enfance de l’auteur, mais plutôt une galerie de personnages et d’anecdotes, souvent drôles, parfois tristes.
Rivalité complice avec Picasso
David McNeil est le fils de Chagall et de Virginia McNeil, elle-même fille de diplomate, que le peintre avait engagée comme gouvernante pour s’occuper de son père à New York, avant qu’ils ne tombent amoureux l’un de l’autre. Le jeune David passe quelques années avec ses parents, jusqu’à leur séparation en 1952, alors qu’il est âgé de six ans. Après avoir suivi sa mère en Belgique, il revient ensuite auprès de son père et de sa seconde femme, Valentina (« Vava») Brodsky. Celle-ci le tient toutefois éloigné de son père, qui finit par l’envoyer dans un pensionnat.
Malgré ces circonstances familiales compliquées et la méchante belle-mère (qui n’apparaît que sous le pronom « Elle »), les souvenirs d’enfance de David McNeil sont plutôt heureux. Il relate les rencontres avec les amis de son père, comme Picasso avec lequel Chagall entretenait une relation de rivalité complice. «Quel génie ce Chagall !», s’exclama un jour Picasso, ajoutant aussitôt : «Dommage qu’il ne fasse pas de la peinture !» Parmi les lieux fréquentés par le jeune David, Sils-Maria côtoie Tel-Aviv, Berck-Plage ou Jérusalem, à propos de laquelle l’auteur déclare : «Si dans votre vie vous ne décidez de ne faire qu’un seul voyage, n’allez pas ailleurs qu’à Jérusalem».
Œuf mayonnaise et Opéra
Le portrait de Chagall par son fils nous fait découvrir un artiste qui, tout en fréquentant les grands de ce monde, ne perd jamais sa simplicité. Attablé à un bistrot de l’île Saint-Louis, assis à côté de deux ouvriers qui le prennent pour un collègue, avec sa chemise à carreaux et ses mains burinées, il s’entend demander : «Vous avez un chantier dans le coin ?». «Je refais un plafond à l’Opéra», répond Chagall en plongeant sa fourchette dans son œuf mayonnaise.
Tout aussi précieuses que ces anecdotes sont les nombreuses illustrations qui ornent ce livre, presque toutes tirées de collections particulières, y compris celle de David McNeil. On y découvre ainsi des œuvres méconnues de Chagall, tel ce portrait de son fils plein de couleurs et de tendresse, ou encore une photo de l’artiste tout sourire, son fils sur les genoux. Un livre émouvant et plein de charme.
David McNeil, Quelques pas dans les pas d’un ange – Une enfance avec Marc Chagall, Gallimard 2022
Les Algériens jalouseraient-ils les excellentes performances de l’équipe marocaine?
La Coupe du monde achevée, c’est une autre compétition qui se tient actuellement en Algérie. Le CHAN (Championnat d’Afrique des nations) oppose du 13 janvier au 4 février 2023 les sélections nationales du continent, à cette nuance près que ne sont autorisés à participer que les joueurs qui évoluent dans leur championnat domestique. Se tenant en Algérie, l’édition 2022 a été marquée par d’importantes tensions extra-sportives et les discours musclés de sa cérémonie d’ouverture.
Les faits ont commencé le 3 janvier, moment où l’Algérie a été saisie par la Confédération africaine de football (CAF) afin d’ouvrir son espace aérien à l’avion affrété pour transporter les joueurs de l’équipe de football du royaume chérifien. De nombreux observateurs se disaient alors qu’Alger finirait par céder, ne pouvant se montrer trop obstinée face à sa puissante fédération voisine forte de son statut de demi-finaliste de la dernière Coupe du monde – un résultat inédit pour une équipe africaine. Quelques jours avant la compétition, le président de la fédération royale marocaine de football avait saisi la CAF et le comité de l’organisation du CHAN afin de pouvoir déposer les joueurs à Constantine.
Hostiles Algériens
C’est encore peu su sous nos latitudes, mais l’Algérie interdit aux avions civils et militaires marocains, ainsi qu’à ceux portant un numéro d’immatriculation marocain, de survoler son espace aérien depuis le 22 septembre 2021. Prise lors de la réunion du Haut conseil de sécurité algérien réunie sous le patronage du président Abdelmajid Tebboune, cette décision a marqué un net recul dans des relations bilatérales déjà tendues entre les deux pays frontaliers. Elle est intervenue après l’ouverture de vols réguliers entre Israël et le Maroc, suite logique des accords d’Abraham.
Visiblement, l’Algérie semble résolue à adopter une diplomatie hostile et « non alignée », sur le modèle irano-coréen. Alger fait preuve d’une intransigeance totale, sa presse nationale faisant désormais référence au Maroc sans cesser de mentionner Israël à ses côtés, État qui n’est nommé que sous le sobriquet « d’entité sioniste ». Le cas du CHAN est une étape supplémentaire de franchie dans cette guerre froide menée par une Algérie en tête de file des pays perturbant le développement pacifique du continent africain.
Une cérémonie d’ouverture instrumentalisée
Le refus par Alger d’accepter l’équipe marocaine venue par un vol direct Rabat-Constantine a été à juste titre ressenti comme une humiliation et un affront. Le président Tebboune a d’ailleurs poussé le vice jusqu’à demander une escale à Tunis, souhaitant ainsi faire plier les autorités sportives marocaines. Le sport doit-il ainsi être instrumentalisé par un pouvoir aux abois, qui se cherche des ennemis extérieurs pour masquer ses carences intérieures ? De la même manière que l’Algérie se sert de la France pour faire oublier à ses ressortissants une situation économique désastreuse, elle agite les rancœurs avec le Maroc en manipulant son opinion autour de la question du Sahara marocain, tentant régulièrement de provoquer une escalade militaire.
Invité à prononcer un discours lors de la cérémonie d’ouverture, le petit-fils de Nelson Mandela a embrassé le narratif anti-occidental d’un Poutine ou d’un Ali Khameini, incluant le Maroc dans cette rhétorique. Après avoir appelé au démantèlement du Maroc en soutenant le front Polisario publiquement, dans la droite lignée de l’extrême-gauche sud-africaine, il a indiqué que « sa » liberté « ne sera pas complète tant que la Palestine ne sera pas indépendante ». Nous ne savions pas que la Palestine était sur le continent africain, mais passons.
Peu après, une partie surexcitée de la foule a scandé des slogans hostiles et racistes contre les Marocains lors du match opposant la Libye à l’Algérie : « Donnez lui des bananes, le Marocain est un animal ». Un triste et terrifiant spectacle a été donné par une Algérie probablement jalouse des succès de ses voisins à la Coupe du monde, mais aussi par une partie des élites africaines qui n’ont pas compris que ces combats d’arrière-garde leur étaient totalement contre-productifs et les mettaient en marge de la marche du monde. Plus sage, la politique marocaine rejoint les standards européens. Il est d’ailleurs à craindre que les tensions ne s’intensifient à mesure que les écarts de développement économiques se creuseront…
L’actrice italienne Gina Lollobrigida, icône des années 50 et d’une certaine insouciance, vient de disparaître à l’âge de 95 ans
Gina Lollobrigida fut ce corps et ce nom qui allaient si bien ensemble. Les deux corps explosifs de la reine de Saba du septième art, selon la théorie approximative d’Ernst Hartwig Kantorowicz ! Donnez du pain, de l’amour et Lollobrigida aux peuples européens et vous aurez la paix sociale. Au temps du machisme scolaire et du sexisme ambiant, les garçons épelaient sa silhouette dans les cours de récréation avec beaucoup d’agitation. À la parole, ils y ajoutaient le geste qui, aujourd’hui, serait puni par la loi. Nous n’étions pas des goujats, mesdames, seulement des admirateurs d’un cinéma en carton-pâte, produit pour les masses laborieuses dans l’illusion de l’expansion économique et des poitrines généreuses. Car, Gina était la forme la plus avancée du miracle italien de l’Après-guerre, la mascotte des années 1950, la Vénus impériale des Prisunic, les courbes de la Vespa et l’esprit d’une Rome caligulesque fictionnée par Cinecittà, l’écho du roman-photo allié à une imagerie en provenance directe d’Hollywood, trop clinquante pour être honnête. Fellini n’avait pas encore posé sa caméra sur la Via Veneto que déjà Gina affolait les foules et les rotatives. Elle fit vendre plus de papier luisant que n’importe quel philosophe au torse glabre et dépoitraillé. Elle était charbonneuse et sentimentale, piquante et aimante, avec ce tour de force inouï de ne jamais nous révéler sa véritable identité. Là, réside l’inassouvie tentation qui taraude le public. Le mystère se niche dans le silence. Elle fut une pionnière du genre girond et tempétueux, bien avant Ornella Muti ou Monica Bellucci. Nous n’étions pas dupes de tous ces trucages et de cette publicité outrancière autour d’une si charmante personne. Cherchez la star et vous trouverez une victime en puissance du système. Derrière tous ces décors factices et de si nombreuses histoires à l’eau de rose, Gina incarnait malgré tout une féminité que l’on pourrait qualifier de conquérante, quelque chose dans le ton et l’attitude qui ne plie pas, quelque chose de ferme qui bataille, coûte que coûte, sans rancœur, l’époque était moins amère et victimaire. Sa consœur Sophia Loren est faite du même marbre de carrare, cette blancheur étincelante veinée d’incertitudes qui ne se dévoile presque jamais. Gina arrêta relativement tôt sa carrière, comme notre Brigitte nationale, pour se consacrer à la photographie et à la sculpture. Sur le plateau de Thierry Ardisson, elle prévenait Béatrice Dalle des ravages de ce métier: « Il faut être dure…Il faut se défendre ». Elle en connaissait un rayon, entre les producteurs véreux, les projets foireux, les imprésarios garde-chiourmes, une télé à paillettes et des amours bancales. Elle fut l’une des premières actrices de rang international à divorcer. Et dieu que c’était long dans une Italie calotine et peu encline à la paix des ménages. François Chalais parlait à son sujet de révolution. Un jour, à Naples, voulant acheter un cadeau pour sa mère, elle déclencha un bouchon monstre, bloquant une artère entière. Pourquoi Gina, au-delà d’un physique avantageux et d’un accent chantant, nous touche autant alors que sa filmographie tend à disparaître de notre mémoire ? Nous nous souvenons d’elle dans « Fanfan la Tulipe », dans une superproduction voltigeuse aux côtés de Tony Curtis et Burt Lancaster en trapézistes cabossés, et puis évidemment, comment l’oublier, dans une romance à l’italienne, aussi drôle que subtile, tentant de contrer les avances d’un carabinier trop entreprenant (Vittorio de Sica) sous la direction de Luigi Comencini. Ensuite, sa carrière semble s’effacer dans la brume vénitienne. Pourquoi cette Gina en Esmeralda au décolleté rougeoyant sur le parvis de Notre-Dame ou en vieille comtesse bijoutée à la fin de sa vie n’est-elle pas sortie de notre imaginaire ? Certainement que cette grand-mère romaine du fond des âges nous rappelle le bonheur du Cinémascope et des chocolats glacés à l’entracte. Gina, en bohémienne ou en caissière, en princesse de sang ou en roturière, dans les pas de Mario Soldati ou de Roger Vailland, dans la jungle birmane ou à Portofino, était notre Italienne de carte postale aussi capitale qu’un amour de vacances.