Dans son dernier livre, Jakuta Alikavazovic, prix Medicis essai 2021 (Comme un ciel en nous, Stock), nous propose un portrait subjectif et sensible de sa mère, d’origine bosniaque, qui fut poète. Page après page, elle est sur la corde raide. Mais la grande sincérité de sa plume en fait une réussite.
Cette année, à la rentrée littéraire de septembre, il y avait pléthore de romans sur la famille. Quelques sagas, dans le style des Buddenbrook de Thomas Mann, rivalisaient avec des témoignages plus centrés sur l’auteur lui-même à la recherche de ses origines. Car notre littérature est devenue très autoréférentielle, depuis le succès de romans qui prennent pour sujet le moi de celui qui écrit et tout ce qui lui arrive, y compris les choses les plus banales. Ce qu’on appelle autofiction règne désormais dans le roman, pour le meilleur et, souvent, pour le pire. Faut-il s’en plaindre ? Après tout, la signification du mot littérature comporte incontestablement une dimension de subjectivité : on écrit pour rendre témoignage, pour mettre du sien, comme disait Montaigne. Mais cela doit être accompli avec doigté. Et c’est de plus en plus rare, me semble-t-il.
Toucher le lecteur
Le dernier roman de Jakuta Alikavazovic, intitulé Au grand jamais et publié chez Gallimard, est une exception heureuse à cette règle. Ce livre n’a raflé, comme on dit, aucun prix littéraire, cette année, et c’est probablement injuste. Cela aurait mis en lumière une romancière exigeante, qui publie peu, mais toujours à bon escient. J’avais déjà lu, il y a longtemps, un livre d’elle, et j’ai pu constater qu’avec celui-ci elle avait fait beaucoup de progrès. Au grand jamais est une entreprise littéraire au culot, qui raconte quelque chose de très personnel (la mort d’une mère), et qui surtout le fait avec un art consommé. Cependant, ce n’est pas du tout un livre réservé à une petite minorité, car y est décrite, tout du long, et presque à cru, une crise morale que traverse la protagoniste principale, qui parle en son propre nom, qui dit je, mais de manière à toucher tout lecteur de bonne foi.
Une littérature brute
Au départ, il y a donc ce que Jakuta Alikavazovic nous confie d’elle-même : « moi qui ai si souvent eu l’impression de n’appartenir à rien ». Elle trouve les mots justes pour décrire simplement sa détresse, en recourant à une prose à la fois très imagée et très spontanée, bref à la littérature dans ce qu’elle peut avoir de plus brute. On pense parfois à la langue de l’écrivain Pierre Guyotat, dans ses récits autobiographiques comme Coma (en 2006). On sent qu’Alikavazovic a lu les bons auteurs, mais qu’elle ne veut pas écrire de jolies phrases seulement ; elle désire d’abord exprimer le vrai. Et le vrai, c’est qu’elle perd pied gravement, peut-être jusqu’à une sorte de folie : « Il est étrange, écrit-elle, ce territoire voisin de la folie, qu’on ne sait plus comment nommer, car la folie elle-même a disparu : mais qui est un lieu d’écart par rapport à la norme — c’est un monde à part et d’autres lois y ont cours. » C’est ce qu’on pourrait appelerpeut-être une « expérience littéraire », chose si rare de nos jours.
À partir de là, la narratrice d’Au grand jamais fait retour auprès de sa mère (« je me suis réfugiée chez ma mère », dit-elle). Elle va alors décliner tout ce que sa mère lui aura apporté, car le livre est écrit après la mort de celle-ci, et c’est l’occasion pour Jakuta Alikavazovic d’interroger la vie de sa génitrice. Cette double analyse conduit la romancière à faire l’inventaire de ses propres secrets : « voici que ma mère affichait, incarnait, ce que je ne voulais pas savoir de moi ». Et cela va très loin (c’est ce qui est merveilleux) : « Il est possible que ma vie, ma vie à moi, soit sa dernière œuvre. » J’ai oublié d’indiquer que la mère de Jakuta avait publié deux recueils de poèmes, qui eurent un relatif succès. Héritage lourd à porter pour la romancière, mais qui l’amène à réfléchir sur son propre travail littéraire. Au grand jamais est aussi et surtout un livre sur l’écriture : pourquoi écrit-on ? Comment écrit-on ? Pour qui ? Autant de questions qui hantent la romancière.
La poésie pour s’évader
Il y a nécessairement beaucoup de poésie dans ce livre de Jakuta Alikavazovic, qui marche à tout instant sur la corde raide. Beaucoup de sincérité, également. Si cette sincérité n’était pas en jeu, le livre ne fonctionnerait pas. Il est plus qu’une autofiction, car il est le contraire d’une mise en majesté stérile du moi. Le style suit, clair et précis, sobre jusqu’à l’absence — comme dans l’apologue taoïste de Tchouang-tseu sur le boucher Ding qui, avec l’expérience, ne voyait plus le bœuf qu’il découpait : « Maintenant, dit le boucher Ding au prince Wen-houei, c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux. » (Tchouang-tseu, chapitre 17) Chez Jakuta Alikavazovic, je retrouve cette approche spirituelle qui permet une petite épiphanie morale. J’en perçois la trace dans ce passage, vers la fin, je crois qu’il est important : « je ne sais pas encore, écrit Alikavazovic, que ce flottement, ce décollement, cette incapacité à devenir un personnage entièrement factice ne sont pas un échec, mais une bénédiction ». Au grand jamais exprime ce cheminement qui n’aboutira jamais à une victoire définitive. Après le discours du boucher, le prince Wen-houei déclara sobrement : « Je saisis l’art de me conserver. » Je ne sais si cette morale antique s’adapterait mot pour mot à notre sensibilité moderne, à moins peut-être d’entendre, à la place du terme « se conserver », le verbe « survivre »,qui est plus précis; et là, je crois que nous serions pleinement dans le vif du sujet.
Jakuta Alikavazovic, Au grand jamais. Éd. Gallimard. 250 pages.
C’est au tour de Bélinda Cannone de passer la nuit au musée. Elle veillera au Mucem de Marseille – construction que l’on doit à l’architecte Rudy Ricciotti et qui donne sur la Méditerranée tant par sa proximité physique que par la longue, très longue passerelle qui invite au plongeon. Bélinda Cannone, quant à elle, a publié de nombreux ouvrages dont un magnifique Entre les bruits. Elle a intitulé son livre marseillais Venir d’une mer et l’on verra comment la mer en appellera une autre et avec elle une origine longtemps ignorée.
« Je tâche, je l’avoue, d’être du nombre de ceux qui écrivent à mesure qu’ils avancent, et qui avancent à mesure qu’ils écrivent. » Saint Augustin
« La nuit, le temps respire plus lentement. » Bélinda Canonne
« Le ventre de la nuit se pose sur le Mucem, enserré dans sa résille de béton qui brille sous un ciel net, ciel d’octobre, tranquille, petit vent, odeurs marines, l’esplanade s’ouvre sur le large, la ville s’étire derrière le musée comme une queue de comète. » Ainsi commence le récit d’un parcours qui, de déambulation en déambulation dans un bâtiment dont le principe consiste en un permanent dehors-dedans, va immanquablement faire circuler la mémoire. « Au fil de ma descente sur la coursive, et alors que je me trouve bien à l’intérieur du musée, je reçois les embruns et les odeurs maritimes qui traversent la résille, mes cheveux sont fouettés par la brise, j’entends le bruit des vagues et j’aperçois la mer. »
C’est vraiment le bâtiment qui l’inspire ; elle n’en finit pas de l’explorer et de le toucher : « on finit par s’intéresser à sa chair, ce matériau qui par endroits est soyeux comme une peau de femme ou comme une écorce de hêtre et qui est assez prodigieux pour qu’on en fasse une passerelle autoportée lancée dans le vide pendant plus de cent mètres. » Le béton ici fait dans la dentelle tout en assurant une incroyable solidité. Et elle va s’aventurer sur ladite passerelle, la faire résonner d’un battement de pied, la faire chanter comme une corde tendue.
Les deux expositions en cours dont l’une s’intitule : « Les maternités de A à Z » ne l’inspirent guère ; elle n’y fait qu’une brève apparition, le temps de nous apprendre que « Trois pour cent de la population naissent avec trois seins ou tétons, reliquat, nous assure un cartel, du temps où nous portions des rangées de mamelles. » Et ajoute aussitôt : « Non, décidément, les maternités ne me passionnent pas. » Et pourtant, la filiation maternelle va refaire surface, comme pour mieux démentir l’aveu précédent. Bélinda Cannone s’aperçoit qu’elle n’a jamais parlé ni écrit au sujet de sa mère. « Elle n’avait rien dit, je n’en disais rien, résultat quasi mécanique. » La mère, qui a perdu la sienne brutalement lorsqu’elle était très petite, se vouera à la mélancolie. Et de cette mélancolie, la narratrice nous dira très crûment qu’elle a été « un obstacle insurmontable à l’amour. De l’attitude mélancolique sourd un reproche général: vous ne me suffisez pas, vous ne me satisfaites pas et, entièrement emplie de mes larmes, je suis en lien non pas avec vous mais avec mon tourment secret que je contemple sans relâche et que je vous préfère. » Le tourment secret concerne la grand-mère maternelle morte à 22 ans sous les bombes alliées à Gabès en 1943, et la petite-fille découvrira, dans « une compassion bouleversée », une grand-mère de l’âge d’une jeune fille. Elle ne connaîtra finalement la date exacte de sa mort qu’en 2024, en se rendant à une invitation en Tunisie. Avant, elle aura écrit : « Durant cette longue et fructueuse traversée (comme si le Mucem étaitdevenu paquebot), je suis en train de comprendre que ce livre ne concerne pas que le lieu mais encore et surtout le temps, puisque la Méditerranée est originelle. » Et, à l’origine la plus proche, une grand-mère dont on ne savait rien…
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À la mélancolie maternelle qui nous obligeait à « marcher psychiquement sur la pointe des pieds », Bélinda Cannone opposera le désir qui se réveille cette nuit-là lorsque notre marcheuse du Mucem rencontre un jeune océanographe qui propose de l’emmener sur sa barque admirer « le plancton luminescent. » Sirène inversée dont le roulement des « r », les connaissances en grande nacre (Pinna nobilis) ; un des plus grands coquillages bivalves du monde, et la largeur d’épaules ne sont pas pour rien dans le trouble de la narratrice… Répondra-t-elle à son appel ?
SOS Méditerranée
En attendant, revenons quelques millénaires en arrière, puisqu’avant d’entamer son aventure nocturne, la narratrice s’était mise dans les pas du plus célèbre voyageur qu’Homère nous ait laissé : Ulysse. À ce propos, elle écrit : « La lecture de l’épopée méditerranéenne m’inscrivait dans l’ancestrale humanité. Autre expansion temporelle. » Et voilà celle qui dit « écrire d’Ithaque » lancée dans son propre récit. Fille de la Méditerranée car de parents siciliens émigrés d’abord en Tunisie puis en France, la narratrice s’éprouve comme une migrante qui n’ignore pas l’incrédulité que cette appellation pourrait susciter tant elle est comme on dit intégrée, mais qui, justement nous éloigne de l’image convenue et terrible du migrant d’aujourd’hui pour habiter ce mot autrement, et, notamment par ce qu’elle appelle « l’identité narrative » empruntée à Ricoeur, et qu’elle réalise devant nous. Et si elle regrette de ne pas parler très bien une autre langue, elle rend hommage à son père qui désirait pour elle la maîtrise du français et dit : « l’unique manière de s’intégrer dans un pays, c’est d’en parler parfaitement la langue qui permet de s’approprier sa culture. Surtout quand le fondement de cette dernière est l’universalisme, qui est d’ailleurs une pensée de l’accueil. » Cette revalorisation de l’universalisme tant décrié de nos jours à travers la notion de « l’accueil » ne laisse pas d’émouvoir, d’autant que la narratrice parle de la France comme ayant été sa chance…
Ainsi, obéissant au mouvement décrit par Saint Augustin, tout au long de cette nuit où alternent promenades dans et hors le bâtiment puisque les deux sont imbriqués, lecture et commentaire d’un chef-d’œuvre méconnu de Lampedusa « Le professeur et la sirène », réflexions sur la langue maternelle et son rapport à la fiction, rencontres et dialogues au rythme des vagues, Bélinda Cannone aura transformé ce qu’elle appelle son « identité narrative » ; celle qui n’en finit jamais de se remodeler au fur et à mesure des récits qu’on s’en fait. Je ne sais si Bélinda Canonne est une sirène, mais son livre, lui, est un enchantement…
Venir d’une mer de Bélinda Canonne, Éditions Stock 2025 208 pages
Un roman historique, mais pas tendance Alain Decaux…
Ça commence comme dans un film de Brian De Palma. Un massacre d’oiseaux dans une volière chez des nobles. Les cacatoès, les toucans, et autres volatiles bigarrés, sont tous morts, grillés, en cendre même. Les autruches semblent cependant debout. Ça rassure la jeune Liselotte de Beaupré. Mais devant l’enclos, elle constate l’horreur : elles ont été décapitées. « Leurs têtes et leurs cous sanglants jetés à l’autre bout de l’enclos, entassés comme de simples déchets de boucherie, leurs grands yeux frangés de longs cils restés ouverts. »
Isabelle Duquesnoy est au meilleur de sa forme. Elle récidive, et de quelle manière ! Elle reprend le cocktail détonnant de ses précédents ouvrages : de la truculence et de la perversion, avec une pincée de malice. Après L’Oiseleuse de la Reine, voici La Baronne de minuit, second volet de la saga du Château des soupirs.
Nous sommes en 1789. Les révolutionnaires ne sont pas tendres avec les nobles et leurs bêtes à plumes. La baronne Liselotte de Beaupré doit s’exiler à Londres si elle veut garder la tête sur les épaules. Elle quitte également son amant originaire du Siam, Narong. Son installation à Londres permet à Isabelle Duquesnoy, diplômée d’histoire et de restauration du patrimoine, de brosser un portrait plus vrai que nature de la ville et ses habitants huppés. Extrait : « Se nourrissant assez peu, les Anglais se gavaient de fines bouchées sucrées et farinées qui leur permettaient d’économiser la dépense d’une denrée plus coûteuse. » Pingres, ils sont. N’est-il pas exact ?
Le choix qui s’offre à Liselotte : la mendicité ou la prostitution. Cette oie blanche pourrait s’effondrer mais son instinct de survie lui permet de surmonter les épreuves. Les figures féminines sont toujours très fortes dans les romans de Duquesnoy, qui n’hésite pas à rappeler à la fin de son ouvrage que « seules les veuves possédant un fief et les mères abbesses pouvaient élire leurs représentants aux états généraux. » Après avoir été servante dans un tripot et coursière pour un atelier de mode, Liselotte est engagée par un Lord, naturaliste pour le compte du roi George III d’Angleterre, comme préceptrice de sa nièce, une charmante petite fille condamnée à ne vivre que la nuit car albinos. Ainsi la voit-on rôder, fantôme shakespearien malgré elle, dans la lugubre propriété du Lord, peuplée d’inquiétants animaux empaillés. Le récit, parfois, dérape. Duquesnoy, trop sage, finit par nous entraîner dans une soirée coquine à la molly house. C’est croustillant et ça finit mal, bien sûr. Roman historique mais pas tendance Alain Decaux.
Liselotte finit par trouver le temps long. Elle rêve de la France et de son amant. La vie, c’est beau, à condition d’être libre.
Ce nouveau roman d’Isabelle Duquesnoy tient toutes ses promesses, car elle refuse l’esprit de sérieux. Dans une interview, j’ai lu qu’elle rappelait qu’à l’époque de Liselotte, une femme montrait plus facilement sa poitrine que ses mollets. Le puritanisme n’avait pas encore stérilisé les esprits.
Encore un mot, avant de vous laisser découvrir le roman. Le vocabulaire utilisé par Duquesnoy a quelque chose de jubilatoire. Extrait : « Le suif pue. Il crougnoute. Il cogne. L’on peut dire qu’il fouette, qu’il remugle ou qu’il gazouille. Per… personnellement, je préfère dire qu’il poque ou qu’il trouillotte. »
Bon souper de Noël aux chandelles.
Isabelle Duquesnoy, La Baronne de minuit, Le Château des soupirs, second volet, Verso. 496 pages.
La Stratégie de sécurité nationale américaine: un miroir impitoyable tendu à l’Europe
La semaine dernière, la Maison-Blanche a publié la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (NSS) des États-Unis. Un document bref — trente-trois pages seulement — mais qui dessine une vision du monde radicalement différente de celle que l’on prétend imposer à Bruxelles ou à Paris. En Europe, l’onde de choc fut immédiate : le chancelier Merz s’est empressé de qualifier certaines formulations d’« inacceptables ».
Pour qui observe depuis onze mois la diplomatie américaine sous Donald Trump, rien de fondamentalement nouveau cependant n’apparaît ici : la rupture était déjà là, mais elle s’énonce désormais noir sur blanc dans un texte officiel qui constitue la doctrine d’une administration assumant son ambition. Les élites bruxelloises, parisiennes ou berlinoises auront beau protester, se lamenter, geindre comme elles le font depuis une semaine, elles devront se résoudre à l’évidence: l’Amérique de Trump n’est plus celle de Biden, Bush ou Obama.
Dans la lignée de De Gaulle et Thatcher
Ce texte n’est pas une provocation, mais un diagnostic lucide sur l’état d’un monde multipolaire — et plus encore sur l’état de l’Europe. On aimerait, en France comme dans l’Union européenne, voir surgir un tel exercice de clarté : une stratégie ramassée, articulant vision, ambition et politique en quelques dizaines de pages. En refermant le document américain, on songe au général de Gaulle et à Margaret Thatcher, peut-être les derniers dirigeants européens à disposer d’une véritable boussole. Quel horizon proposent aujourd’hui des figures aussi falotes que Macron, Starmer, Merz ou Mme von der Leyen ?
La doctrine américaine repose sur un principe simple : protéger les Américains et la civilisation américaine, ce qui implique de restaurer la puissance intérieure et de revoir des alliances extérieures. Quatre axes structurent ce recentrage stratégique :
La migration de masse n’est pas un problème à gérer, mais un enjeu de sécurité nationale et de survie civilisationnelle.
La réaffirmation culturelle : Washington considère que la fragmentation identitaire, la subversion idéologique ou la déconstruction historique constituent des menaces comparables aux risques militaires.
La défense intransigeante de la liberté d’expression, conformément au Premier Amendement.
La reconquête industrielle, destinée à restaurer une puissance économique affaiblie par trente ans de délocalisations.
À chaque ligne, l’Europe apparaît en creux. Le contraste frappe : l’Union européenne est submergée par l’immigration de masse, renonce à défendre sa civilisation et s’abandonne à une islamisation rampante qu’elle n’ose ni nommer ni analyser. Elle a sacrifié son industrie au dogme du libre-échange, réprimant par ailleurs la liberté d’expression au prix de condamnations judiciaires, d’amendes dissuasives, voire de fermetures de médias. On ne s’étonnera pas que les dirigeants européens accueillent fraîchement la stratégie américaine : elle révèle leurs renoncements.
La fin de l’OTAN pour cause de « grand remplacement » ?
La question de l’OTAN surgit alors naturellement. « Sur le long terme, il est plus que plausible que, d’ici quelques décennies au plus tard, certains membres de l’OTAN deviennent majoritairement non européens. Dès lors, il est légitime de se demander s’ils verront encore leur place dans le monde – ou leur alliance avec les États-Unis – de la même manière que ceux qui ont signé la charte de l’OTAN. »
Washington valide ainsi la réalité du grand remplacement qui, rappelons-le, n’est pas une théorie mais, selon l’auteur de cette formule, Renaud Camus, une description des évolutions démographiques. Autrement dit : la pérennité de l’OTAN dépend aussi de l’identité culturelle de ses membres. Une idée que les élites européennes refusent même d’évoquer.
Les chiffres du déclin européen
De même, un chiffre assène l’ampleur du déclin continental : l’Europe pesait 25 % du PIB mondial en 1990 ; elle n’en représente plus que 14 % aujourd’hui. À cela s’ajoute un recul vertigineux du niveau de vie relatif : le PIB par habitant français, qui atteignait 92 % du niveau américain en 1990, n’en représente plus que 54 %. Notre continent se marginalise, culturellement comme économiquement.
On aurait tort de voir dans cette stratégie un acte d’hostilité. C’est au contraire un avertissement, presque un conseil d’ami. Trump dit à l’Europe : sois fière de ta civilisation, sinon elle mourra — et toi avec.
La fin des illusions avec la Chine
La NSS consacre une large place à l’Indo-Pacifique : la Chine n’est pas désignée comme un ennemi, mais comme un concurrent qu’il faut contenir par la puissance industrielle, technologique et le « soft power » américain. Le document revient sur les illusions des années 2000, selon lesquelles l’intégration de Pékin dans l’ordre économique mondial l’amènerait à la démocratie.
En 1999, Bill Clinton, le président démocrate, justifiait ainsi l’entrée de la Chine dans l’OMC : « Cet accord est bon pour la Chine, bon pour les États-Unis et bon pour l’économie mondiale (…). Il servira les réformes et les progrès de l’État de droit en Chine. » On sait ce qu’il en est advenu.
Au Moyen-Orient, l’objectif américain n’est plus de transformer les régimes politiques de la région, mais de prévenir qu’une puissance hostile ne domine les ressources énergétiques et les points de passage stratégiques. En Afrique, Washington veut rompre avec la logique de l’aide : l’avenir du continent dépend de flux d’investissements productifs.
Pas de mention des droits de l’homme
Quant à l’approche globale, la rupture est nette : plus d’exportation de démocratie par les armes, plus de jugements moralisateurs sur les régimes amis. Les termes mêmes de « droits de l’homme » et d’« État de droit » sont absents du document!
Après lecture, on ne peut s’empêcher de rêver ce que serait une France adoptant une telle politique : une stratégie industrielle résolue, un soutien franc au nucléaire, une énergie bon marché, un rétablissement des relations économiques avec la Russie, ainsi que la remise en cause du regroupement familial et du droit d’asile tel qu’appliqué aujourd’hui, qui accélèrent la submersion migratoire. Un rêve qui est le cauchemar des élites au pouvoir.
Le président d’Avocats sans frontières réagit aux plaintes qui viennent d’être déposées par les groupes France Télévisions et Radio France auprès du tribunal des affaires économiques contre CNews, Europe 1 et le JDD pour « dénigrement ».
Ainsi, l’odieux visuel public, qui a le cuir sensible, a décidé de saisir la justice d’un crime de lèse-majesté commis contre son auguste personne par CNews et consorts. On l’aurait exagérément critiqué depuis que les sieurs Cohen et Legrand ont été pris en flagrant délit de conciliabules avec des éminences rouges dans un bouge. CNews en aurait trop fait son miel et son fiel. Il se trouve qu’ayant supplié depuis des lustres cette maison, dans laquelle je chronique pour survivre modestement, de ne plus accepter d’être maudite sans mot dire, j’ai une parfaite remembrance des injures, insultes, diffamations et autres malédictions qu’elle a reçues de la part des chaînes d’État.
C’est ainsi, pêle-mêle, que je me remémore les émissions combien polluantes de Sonia Devillers contre CNews en général et certains de ses chroniqueurs en particulier.
Dès juillet 2019, dans son « Instant M », elle émet un billet fort critique, taxant la télévision maudite de « surenchère sécuritaire ».
Puis en octobre de la même année, elle reçoit deux journalistes de Libération et la conversation, une fois encore, est consacrée à la chaîne privée abhorrée, accusée de « droitisation ». Après force critiques, dame Devillers Sonia prie ses deux invités de jeter à la vindicte publique la liste des individus « très à droite, voire à l’extrême droite » qui interviennent sur CNews. Sans se faire prier, nos deux délateurs distingués désignent Ivan Rioufol, Charlotte d’Ornellas, Gabrielle Cluzel…. et Lévy et Goldnadel.
J’ai beau avoir bon caractère, venant de mère Devillers, j’avoue l’avoir amère. La dame patronnesse antiraciste, dont l’esprit ne m’a jamais frappé violemment, a en effet trouvé le moyen, lors d’une émission où elle avait invité un militant de l’OLP, de considérer Jean Genet comme « un écrivain merveilleux ». Tellement merveilleux que le sulfureux admirait, et pas seulement sexuellement, les beaux SS d’Allemagne et les magnifiques terroristes de Palestine. Seulement, le soufre antisémite d’extrême gauche n’a jamais indisposé les narines de la radio de sévices publics. C’est à ce stade terminal que j’ai aperçu les limites de mon humour judaïque.
Mais cessons de fantasmer sur Sonia. Une pensée pour Fady Hossam Hanona, journaliste chez la petite sœur France 24, qui a écrit vouloir « brûler les juifs, comme Hitler », et qui est toujours appointé par elle.
Et une dernière pour Nora Hamadi, nouvelle préposée à la revue de presse d’Inter, qui apporta son soutien à Rima Hassan à peine quelques jours après le septième jour maudit du dixième méchant mois, en tweetant l’image d’un poing rageur.
Non vraiment, je ne puis plus accepter ce service public audiovisuel qui s’autorise à couvrir de fange ses adversaires et qui ne supporte pas le moindre postillon en retour.
En conséquence, c’est décidé, j’appelle mon avocat, il est très bien.
Notre contributeur nous propose de lire un extrait de l’introduction du livre collectif Critique de la déraison antisémite et sous-titré Un enjeu de civilisation, un combat pour la paix, qui vient de paraître, sous sa direction.
S’il est vrai que l’antisémitisme s’avère une « insulte au bon sens »[1], comme l’écrit à juste titre Hannah Arendt dans Sur l’antisémitisme (1951) précisément, premier volet de ses magistrales Origines du totalitarisme (œuvre répartie en trois tomes), alors on peut raisonnablement mettre en doute (ce qui, pour le coup, n’est pas peu dire en matière de rationalisme cartésien) la fameuse et première phrase de René Descartes, père de la philosophie moderne, dans son non moins célèbre Discours de la Méthode (1637) : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »[2], y affirme-t-il en effet, dès le début de sa première partie, sans ambages.
Critique psycho-philosophique de l’antisémitisme selon Hannah Arendt
Hannah Arendt, dans la substantielle préface qu’elle a rédigée pour cet opus Sur l’antisémitisme, distingue par ailleurs, d’emblée, plusieurs formes d’antisémitisme, de diverses natures à travers les différentes époques historiques, bien que toutes irrationnelles et comme issues, tout aussi dangereusement nocives dans leurs conséquences les plus extrêmes, de préjugés tenaces au sein de l’imaginaire populaire. Elle y observe et établit, donc, à raison : « Il faut bien se garder de confondre deux choses très différentes : l’antisémitisme, idéologie laïque du XIXe siècle, mais qui n’apparaît sous ce nom qu’après 1870, et la haine du Juif, d’origine religieuse, inspirée par l’hostilité réciproque de deux fois antagonistes. On peut même se demander jusqu’à quel point l’antisémitisme tire son argumentation et son aspect passionnel de la haine religieuse du Juif. L’idée d’une succession ininterrompue de persécutions, d’expulsions et de massacres depuis la fin de l’Empire romain, tout au long du Moyen Âge, des temps modernes et jusqu’à l’époque actuelle souvent assortie de cette autre idée que l’antisémitisme moderne n’est qu’une version laïcisée de superstitions populaires médiévales, n’est pas moins fallacieuse, encore que moins pernicieuse, bien entendu, que l’idée antisémite qui lui fait pendant : celle d’une société secrète juive qui aurait gouverné, ou aspiré à gouverner le monde depuis la plus haute antiquité. »[3]
Affinant ensuite, dans le corps proprement dit de son texte, sa réflexion, Hannah Arendt pose alors, en des termes plus clairs encore, le problème, y mettant dès lors en relation directe, de manière plus spécifique cette fois, l’antisémitisme idéologique avec, au XXe siècle, la barbarie nazie, qui perpétra ce crime unique et absolu, dans les annales de l’(in)humanité, qu’est la Shoah. Elle y stipule donc, critiquant au passage cet aveuglement, aussi coupable qu’incompréhensible, dont fit preuve, de sinistre mémoire en ces obscures années-là, l’opinion publique en son ensemble : « Nombreux sont ceux qui pensent encore que c’est par accident que l’idéologie nazie s’est cristallisée autour de l’antisémitisme, et que la politique nazie s’est fixé pour but, délibérément et implacablement, la persécution puis l’extermination des Juifs. Ce n’est que l’horreur de la catastrophe finale, et plus encore le sort des survivants, déracinés et sans patrie, qui ont donné à la ‘question juive’ la place essentielle qu’elle a occupé dans notre vie politique quotidienne. »[4] Elle poursuit, non moins opportunément : « Les nazis prétendaient avoir découvert le rôle du peuple juif dans la politique mondiale ; ils proclamèrent leur but : la persécution des Juifs dans le monde entier. L’opinion publique ne voulut voir là qu’un moyen de gagner les masses ou un intéressant artifice démagogique. »[5]
Paroles, certes, on ne peut plus tragiques mais lucides, par-delà même leur indicible douleur, en cette année, le 27 janvier 2025 pour la précision, où le monde entier, et occidental en particulier, commémora, devant quelques-uns des principaux chefs d’Etat alors réunis pour l’occasion, le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration, dont celui – le plus épouvantable, cruel et symbolique à la fois, de tous – d’Auschwitz-Birkenau, où périrent, en d’atroces souffrances, un million et demi de Juifs sur les six millions, au total, disparus au cours de ce même et colossal Holocauste.
Hannah Arendt – disciple de philosophes aussi importants qu’Edmund Husserl (père de la phénoménologie), Karl Jaspers (auprès de qui elle fit sa thèse de doctorat) et Martin Heidegger (avant qu’elle ne s’en distanciât définitivement au vu de ses manifestes collusions avec le nazisme hitlérien) – n’est-elle pas celle qui, d’autre part, théorisa, à juste titre nonobstant les nombreuses mais absurdes polémiques que ne manqua pas de susciter alors sa célèbre formule, le concept de « banalité du mal »[6] après avoir assisté, en tant que témoin tristement privilégié, à l’historique procès, en 1961, à Jérusalem même, d’Adolf Eichmann, premier responsable de l’abominable « solution finale » et donc, pour ce motif hautement criminel, formellement condamné à mort le 11 décembre 1961, par les trois juges de ce même tribunal israélien, puis exécuté, concrètement, le 31 mai 1962 (pendu puis incinéré dans un crématorium spécialement construit à cet effet dans la cour de sa prison de Ramla, située non loin de Tel Aviv, ses cendres furent ensuite jetées à la mer, dans un endroit resté secret par la justice comme par l’armée israéliennes, afin que ne subsistât, de sa personne, aucune trace sur Terre) !
Critique politico-philosophique de l’antisémitisme selon Jean-Paul Sartre
Jean-Paul Sartre, quelles que soient les nombreuses critiques que l’on peut légitimement lui adresser concernant ses diverses dérives sur le plan politico-idéologique (notamment son accointance, et même son soutien, avec certaines dictatures communistes, d’obédience carrément stalinienne plus encore que simplement marxiste), n’est pas moins disert ni éloquent, dans ses mémorables Réflexions sur la question juive (1954), sur cette épineuse problématique, certes encore et malheureusement brûlante d’actualité, de l’antisémitisme. De fait, y affirme-t-il dès ses premières lignes : « Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de remédier à cet état de choses en privant les Juifs de certains de leurs droits, ou en les écartant de certaines fonctions économiques et sociales, ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites. Ce mot d’opinion fait rêver (…) Il suggère que tous les avis sont équivalents, il rassure et donne aux pensées une physionomie inoffensive en les assimilant à des goûts. Tous les goûts sont dans la nature, toutes les opinions sont permises ; des goûts, des couleurs, des opinions, il ne faut pas discuter. Au nom des institutions démocratiques, au nom de la liberté d’opinion, l’antisémite réclame le droit de prêcher partout la croisade anti-juive. »[7]
Sartre, plus sévère encore dans son ultérieure procession argumentative, en infère, sans la moindre ambiguïté, quelques lignes plus loin : « De la sorte, l’antisémitisme paraît être à la fois un goût subjectif, qui entre en composition avec d’autres goûts pour former la personne, et un phénomène impersonnel et social qui peut s’exprimer par des chiffres et des moyennes, qui est conditionné par des constantes économiques, historiques et politiques. Je ne dis pas que ces deux conceptions soient nécessairement contradictoires. Je dis qu’elles sont dangereuses et fausses. (…) L’antisémitisme ne rentre pas dans la catégorie de pensées que protège le Droit de libre opinion. D’ailleurs, c’est bien autre chose qu’une pensée. C’est d’abord une passion. »[8] C’est donc dire si là, pour Sartre, l’antisémitisme s’avère en effet, avant tout, un délit, que sanctionne à juste titre le Droit, tout autant, et en même temps, qu’une pulsion, qui naît ou surgit en dehors de toute Raison !
C’est à la sage et généreuse fin de ces courtes mais précieuses Réflexions sur la question juive que Sartre se montre toutefois le plus déterminé, clair et concis à la fois, dans sa condamnation de l’antisémitisme. De fait, y conclut-il via, en cet ultime mais ferme passage, un éloge appuyé de l’Etat d’Israël en tant que tel, cause – le sionisme, pour autant, certes, que l’on puisse établir en l’occurrence une sorte d’équivalence entre les termes d’ « Israélites » et d’ « Israéliens » – qu’il défend donc, ici aussi, avec une netteté qui ne laisse planer aucun doute sur ce point focal : « La cause des Israélites serait à demi gagnée, si seulement leurs amis trouvaient pour les défendre un peu de la passion et de la persévérance que leur ennemis mettent à les perdre. Pour éveiller cette passion (…), il conviendra de représenter à chacun que le destin des Juifs est son destin. Pas un Français ne sera libre tant que les Juifs ne jouiront pas de la plénitude de leurs droits. Pas un Français ne sera en sécurité tant qu’un Juif, en France et dans le mondeentier, pourra craindre pour sa vie. »[9] Magnifique de justesse de jugement, dans son principe d’universalisme, tout autant que de noblesse d’âme !
Le Mémorial de la Shoah à Paris dégradé, mai 2024. DR.
Certes, ces dernières et très louables assertions de Sartre, clamées quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’inscrivaient-elles en un contexte dans lequel un antisémitisme malheureusement réel, fût-il sournois ou débridé, sévissait encore, de manière souvent prégnante, au sein de la société française de ce temps-là. Les intellectuels eux-mêmes, depuis la tristement célèbre Affaire Dreyfus (à la notoire exception, bien évidemment, d’Emile Zola avec la publication, le 13 janvier 1898 dans « L’Aurore » de Georges Clemenceau, de son retentissant « J’accuse » et, avant lui encore, l’admirable Bernard Lazare avec, un an avant déjà, en 1897, la parution de sa salutaire Erreur Judiciaire : l’Affaire Dreyfus) jusqu’aux pamphlets collaborationnistes d’un hebdomadaire tel que l’infâme « Je suis partout », alors dirigé par Pierre Gaxotte, en passant par les ignobles France Juive et « La Libre Parole »d’Edouard Drumont, les abjects Beaux Draps et autres Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline ou la non moins immonde « Action Française », revue gorgée d’un nationalisme aux nauséabonds relents de fascisme, de Charles Maurras, n’étaient bien sûr pas exempts, hélas, de ce type de dérive, particulièrement funeste, comme lors du honteux voyage de Weimar (où participèrent activement Pierre Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau, Abel Bonnard, André Fraigneau et Ramon Fernandez), alors organisé par le Ministre de la Propagande du Troisième Reich, Joseph Goebbels en personne, ainsi que l’a par exemple démontré à suffisance, malgré quelques généralisations parfois trop hâtives, voire même une série d’amalgames souvent infondés à force d’approximations tendancieuses, partisanes ou outrancières, manquant singulièrement de nuances, Bernard-Henri Lévy dans son Idéologie française (1981)[10]. Je me permets, du reste, de renvoyer également à ce propos, au regard de ce difficile dossier, à deux de mes propres essais en la matière : Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo (1995) et Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle (1998)[11]. Il ne sera guère superflu, à cet éminent sujet, de se reporter également, là aussi, à l’ouvrage collectif, intitulé Repenser le rôle de l’intellectuel, que j’ai dirigé plus récemment, en 2023, autour de 23 penseurs et auteurs majeurs au sein de l’intelligentsia française[12].
Le traumatisme du 7-Octobre, ou la douloureuse mémoire de la Shoah face à la tragique répétition de l’histoire : la conscience juive ébranlée
Mais si cet appel quasi solennel de Sartre en faveur des Juifs de France résonne encore tellement aujourd’hui, au sein de la conscience collective, c’est qu’il pourrait continuer de s’adresser également, en fait, à l’actuelle résurgence d’un antisémitisme tout aussi décomplexé et même davantage peut-être, dans l’Hexagone, sinon un peu partout en Europe (voir, notamment, l’horrible mais véritable chasse aux Juifs, commise par des bandes de jeunes extrémistes arabo-musulmans, tributaires de l’islam radical le plus fanatique, qui se déroula à Amsterdam, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2024, à l’instar, de sinistre mémoire, de l’ancienne et effroyable « nuit de cristal », après un match de football qui opposa alors l’équipe hollandaise de l’Ajax Amsterdam à celle israélienne du Maccabi Tel Aviv) comme, plus globalement, en Occident et surtout, en première instance, au Proche et Moyen-Orient ainsi que le donna à voir il n’y a guère si longtemps, dans sa plus sanglante expression et cruelle lumière, l’abominable pogrom de nature génocidaire perpétré sauvagement, en un sommet de barbarie encore jamais atteint depuis la Shoah, par une horde de terroristes islamistes à la martiale botte du Hamas, nébuleuse palestinienne de matrice politico-militaire sévissant dans la bande de Gaza (à la différence du Fatah, opérant en Cisjordanie), en cette fatidique date du 7 octobre 2023 (jour, de Shabbat qui plus est, de commémoration, par ailleurs, du 50e anniversaire de la guerre du Kippour, cette attaque surprise mais simultanée, par les armées égyptiennes et syriennes conjointes, au sud dans le désert du Sinaï et au nord sur le plateau du Golan), à l’encontre des Juifs d’Israël, seul pays démocratique, de surcroît, en cette région particulièrement turbulente, instable, troublée et violente, du monde.
[1] Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme (première partie de The Origins of Totalitarism, New York, Harcourt, Brace and World, 1951), Editions du Seuil, Paris, 1984, p. 23-38 (traduction de Micheline Pouteau).
N.B. : La première traduction française de ce livre, Sur l’antisémitisme (rédigé à l’origine en anglais), a paru initialement en 1973, aux Editions Calmann-Lévy, dans la collection « Diaspora ».
[2] René Descartes, Discours de la Méthode (pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences), in Œuvres et Lettres, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1953, p. 126 (textes présentés par André Bridoux).
[3] Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, op. cit., p. 9-10.
N.B. : Sur la philosophie politique d’Hannah Arendt, voir également son recueil de textes intitulé L’Humaine Condition, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2012 (édition établie et présentée sous la direction de Philippe Raynaud). Sur la pensée politique de la même Hannah Arendt, on consultera aussi avantageusement certaines pages de son Journal de pensée (1950-1973), 2 vol., Editions du Seuil, Paris, 2005 (édité par Ursula Ludz et Ingeborg Nordmann, en collaboration avec le « Hannah-Arendt-Institut » de Dresde ; traduction de l’allemand et l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy).
N.B. : C’est encore Sartre qui, ici aussi, écrit l’adjectif possessif « son » et l’expression « dans le monde entier » en italiques.
[10] Cf. Bernard-Henri Lévy, L’Idéologie française, Grasset, Paris, 1981.
[11] Cf. Daniel Salvatore Schiffer, Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo, Editions L’Âge d’Homme, Lausanne, 1995, et Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle, Editions du Rocher, Paris, 1998 (enrichi d’un entretien avec Vàclav Havel).
[12] Cf. Repenser le rôle de l’intellectuel, sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2023.
En affirmant que la langue est « fasciste », le sémiologue Roland Barthes a été mal compris.
Dans l’émission « Face à l’info » du 4 décembre 2025 sur CNews, la journaliste Gabrielle Cluzel s’en est prise à une vidéo diffusée sur la chaîne YouTube du Parti de gauche, « parti fondé autrefois par Jean-Luc Mélenchon », a-t-elle rappelé. Elle y a découvert un entretien avec un certain Christophe Benzitoun, maître de conférences à l’Université de Lorraine, qui s’employait à faire le procès de l’orthographe. Gabrielle Cluzel s’inquiète. Or, ce procès est aussi peu nouveau que le militantisme et l’obscurantisme de ceux qui l’intentent. Cet enseignant, poursuit Gabrielle Cluzel, « commence par expliquer que la langue est une religion en France, qu’elle a remplacé la royauté de droit divin, qu’elle est quasiment sacrée. […] C’est très clair, l’idée est qu’il faut décapiter la langue comme on l’a fait avec le roi ».
D’après cet universitaire qui fait partie d’un groupe de linguistes qui s’opposent souvent à l’Académie française, le nombre et l’énormité des fautes d’orthographe dans les copies de nos collégiens jusqu’à celles de nos étudiants ne consacreraient nullement l’échec de l’Education nationale. Ce qui n’irait pas, c’est notre respectueuse soumission à l’arbitraire de notre sacro-sainte orthographe.
La maladie honteuse des copies de nos étudiants
Jean-Paul Brighelli, que les lecteurs de Causeur connaissent bien, normalien, agrégé de lettres, romancier, essayiste, chroniqueur, qui a traversé depuis ses jeunes années jusqu’à l’âge de la retraite tout l’échiquier politique du maoïsme à Marine Le Pen, est revenu à plusieurs reprises, avec une belle autorité et un humour corrosif, sur cette question de l’orthographe de notre langue réputée difficile. Ne nous refusons pas le plaisir de rappeler la phrase de Voltaire qu’il avait citée lors d’un entretien sur Boulevard Voltaire : « Marot a ramené deux calamités d’Italie, la vérole et l’accord du participe passé ». Brighelli s’était bien entendu empressé de désarmer les militants du grand ressentiment de gauche à l’égard de tout ce qui est français en ajoutant à cette savoureuse citation une précision : « Il est ici uniquement question de la règle d’accord du participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir avec le COD antéposé. Il est hors de question de toucher à la règle d’accord avec l’auxiliaire être. À noter, ajoutait-il, que cet accord n’a pas été respecté par une foule d’auteurs qui ont suivi Marot. L’un des plus grands grammairiens de l’époque qui s’appelait Meigret […] s’est violemment opposé à Marot en disant que ce n’était pas du tout le génie de la langue française. Un nombre considérable d’auteurs, Madame de Sévigné, Bossuet, etc., n’ont jamais suivi cette règle ».
Si ce maudit accord du participe passé était la seule règle de grammaire ignorée sur les bancs de l’Université, les professeurs tireraient-ils aussi souvent la sonnette d’alarme ? Ce qui les effare et les inquiète, c’est que ce sont les copies, de la première à la dernière ligne, qui ont attrapé la vérole et que celle-ci ne vient pas d’Italie. Les bases du français qui, il y a cinquante ans, étaient plutôt correctement maîtrisées, ne le sont plus aujourd’hui. Laissons de côté le parallèle osé que fait Gabrielle Cluzel avec la délinquance : « Ce n’est pas l’élève qui doit se corriger parce qu’il massacre l’orthographe, explique-t-elle, c’est l’orthographe qui doit se corriger parce qu’elle massacre l’élève. C’est la même chose en matière de délinquance : le bourreau n’est plus le délinquant c’est le policier. Finalement si on supprime le Bescherelle et le code pénal il n’y a plus de problème pour personne. » La délinquance ne serait-elle pas à chercher plutôt du côté d’un système éducatif qui massacre les élèves ?
Roland Barthes et la langue française
Ce qui laisse songeur dans l’analyse de Gabrielle Cluzel, c’est l’assurance avec laquelle elle désigne Roland Barthes comme celui d’où viendrait tout le mal : « On se rend compte au vu de cette vidéo, explique-t-elle, qu’au même titre que le drapeau, les frontières et tout ce qui définit notre nation, la langue doit disparaître. Vous savez ce que disait Roland Barthes, il disait déjà en 1977 : « La langue est fasciste ». Eh bien cela n’a jamais changé dans l’esprit de ces intellectuels d’extrême gauche ». Et la journaliste de leur opposer un Albert Camus disant « ma patrie, c’est la langue française » ou un Boualem Sansal parlant de « notre langue » comme on parle de « Notre-Dame ».
Il est dommage que Gabrielle Cluzel fasse dire à Roland Barthes ce qu’il n’a jamais voulu dire et qu’elle ne voie pas que l’adjectif « fasciste » est employé ici de façon métaphorique. Voici tout d’abord ce qu’il déclarait en mars 1980 dans un numéro hors-série de la revue Culture et communication, publiée par le ministère du même nom: « Il est bon de rappeler que le patrimoine n’est pas simplement ce dont on parle dans les médias : châteaux, églises ou orgues… Il pourrait se définir comme le désir collectif de la chose ancienne là où elle se trouve. […] Je crois que les sciences humaines, ces para-sciences, ont un rôle capital à jouer : explorer et éclairer […] ce que j’appellerais la crise patrimoniale, c’est-à-dire la crise du désir de culture qui se manifeste en particulier dans le domaine de la langue, donc de la littérature car la langue française est à mes yeux le plus beau patrimoine des Français. Il y a en effet à l’heure actuelle une crise de la langue française qu’il n’appartient pas seulement aux linguistes de définir. Les Français n’aiment plus leur langue. » Et Roland Barthes d’exprimer sa préoccupation en faisant, pour conclure, une proposition à l’Académie française qu’il n’hésite pas à qualifier d’ « institution prestigieuse » : « Je pense qu’il faudrait entreprendre des recherches pluridisciplinaires, recueillir divers témoignages, pour analyser en profondeur l’attitude affective et collective des Français à l’égard de leur langue ; ce serait en réalité le rôle salutaire de l’institution prestigieuse qu’est l’Académie française ; malheureusement elle ne fait rien en ce sens. »
Un fascisme qui ne passe pas
La phrase de Roland Barthes, prononcée lors de sa Leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1977, avait à l’époque suscité un étonnement pour ne pas dire une réprobation, surtout dans les milieux dits de droite. S’agissait-il d’une provocation, d’une conviction chez celui pour qui « la langue française est le plus beau patrimoine des Français » ?
Notons pour commencer que la langue dont parle Barthes n’est pas la langue française, mais toute langue. « La langue, […], n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». L’adjectif « fasciste » appartient bien au registre politique et désigne un régime contraignant dans lequel la collectivité nationale prime sur l’individu et l’annule. Son utilisation par Barthes est de l’ordre de la décharge électrique. Elle prélude à l’introduction de son véritable sujet, à savoir l’opposition de la langue et de sa métamorphose en littérature, de la langue et de sa libération par le travail d’écriture. Cet adjectif est donc utilisé par Barthes pour introduire à l’essence même de la littérature, à ce que nous avons de plus précieux à l’intérieur de la langue.
Avançons dans la lecture du texte pour entendre la charge de l’adjectif « fasciste » en dehors de son registre politique et éviter ainsi tout contresens : « Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique de l’écrivain, qui, après tout, n’est qu’un « monsieur » parmi d’autres, ni même du contenu doctrinal de son œuvre, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue : de ce point de vue, Céline est tout aussi important que Hugo, Chateaubriand que Zola. Ce que j’essaye de viser ici, c’est une responsabilité de la forme. »
Insistons avec Barthes : « Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas […] de l’engagement politique de l’écrivain ». Il est clair que Barthes n’est pas dans le registre politique. A Pierre Dumayet qui, lors d’une émission radiophonique, l’interrogeait sur son rapport à Marx et à Freud, il avait répondu qu’il avait traversé les idéologies sans jamais s’y installer.
Nul pouvoir… et le plus de saveur possible
Dans une lettre, Roland Barthes écrivait :« j’essaye de vivre selon les nuances que nous apprend la littérature ». Vivre selon cet ordre, c’est, pour lui, être aux prises avec deux obstacles inhérents à la langue : « l’autorité de l’assertion » et « la grégarité de la répétition ». Il s’agit donc de « fléchir son pouvoir implacable de constatation » et de parler autrement qu’en « ramassant ce qui traîne dans la langue » à savoir « le stéréotype ». Il faut être attentif à ce « pouvoir » que Barthes qualifie d’« implacable » (de « fasciste »), tant il sclérose la langue. Souvenons-nous en effet du final de sa Leçon inaugurale : « J’entreprends donc de me laisser porter par la force de toute vie vivante : l’oubli. Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapientia : nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible ».
Parce qu’il fait de la littérature la couronne de notre langue, parce qu’elle est la gloire d’une libération de l’implacable pouvoir de l’« assertion » et du « stéréotype », il peut, en en surprenant certains, en en décevant d’autres, écrire en 1979 dans un essai de journal imaginaire publié dans la revue Tel Quel : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne » ; ou, en février 1980, déclarer : « Je pense qu’une écriture a besoin d’une hérédité, et qu’il y a des moments où il faut dire avec Verdi : « Tournons-nous faire le passé, ce sera un progrès « (Lettre de 1870) » ; ou encore paraphraser Schönberg pour qui « il est encore possible d’écrire de la musique en do majeur », et conclure ainsi son cours sur La préparation du roman : « En un sens l’objet de mon désir d’œuvre, ça serait d’écrire une œuvre en Do Majeur ».
Barthes et le poncif de la réforme de l’orthographe
Il eût été tout de même important de distinguer la question de la langue de celle de l’orthographe en se référant, parallèlement à la Leçon inaugurale, au texte que Roland Barthes publia dans Le Monde de l’Education en 1976. Encore eût-il fallu le lire à la lumière de la situation de l’époque et être attentif aux guillemets. On y retrouve bien sûr l’aversion de Barthes à l’égard de toute forme de pouvoir, notamment de celui qui prend prétexte des « ignorances » et des « étourderies » pour pénaliser l’élève. Voici tout d’abord la belle ouverture de ce texte : « Il manque au dernier roman de Flaubert un chapitre sur l’orthographe. On y aurait vu Bouvard et Pécuchet commander à Dumouchel toute une petite bibliothèque de manuels orthographiques, commencer par s’en enchanter, puis s’étonner du caractère comminatoire et contradictoire des règles prescrites, s’exciter enfin l’un et l’autre et ergoter à perte de vue : pourquoi cette graphie, précisément ? Pourquoi écrire Caen, Paon, Lampe, Vent, Rang, alors qu’il s’agit du même son ? Pourquoi Quatre et Caille [Ndlr : du bas latin médiéval Quaccola], puisque ces deux mots ont originairement la même initiale ? A la suite de quoi Pécuchet n’aurait pas manqué de conclure en baissant la tête : « L’orthographe pourrait être une blague ! » Voici maintenant le final de ce texte qui, lu avec finesse, ne peut apporter de l’eau au moulin de la bêtise au front de taureau : « Réformer l’orthographe ? On l’a voulu plusieurs fois, on le veut périodiquement. Mais à quoi bon refaire un code, même amélioré, si c’est de nouveau pour l’imposer, le légaliser, en faire un instrument de sélection notablement arbitraire ? Ce n’est pas l’orthographe qui doit être réformée, c’est la loi qui en prescrit les minuties. Ce qui peut être demandé, c’est seulement ceci : un certain « laxisme » de l’institution. S’il me plaît d’écrire « correctement », j’en suis bien libre, comme de trouver du plaisir à lire aujourd’hui Racine ou Gide ; l’orthographe légale n’est pas sans charme, car elle n’est pas sans perversité ; mais que les « ignorances » et les « étourderies » ne soient plus pénalisées ; qu’elles cessent d’être perçues comme des aberrations ou des débilités ; que la société accepte enfin (ou accepte de nouveau) de décrocher l’écriture de l’appareil d’Etat dont elle fait aujourd’hui partie ; bref, qu’on arrête d’exclure pour motif d’orthographe ». Il est évident que cette conclusion ne peut constituer un mot d’ordre pour une époque naufragée. Mise hier sous les yeux de militants irresponsables, cette mansuétude ne risquait-elle pas d’une certaine manière de devenir coupable ?
Lâcher les intellectuels… et aller jouer du piano
Il serait temps que ceux qui aiment la France et craignent de la voir disparaître, cessent de se laisser enfermer dans le confort d’un clivage devenu secondaire. C’est l’euro-mondialisme qui menace notre nation, c’est lui qui la défait. Contre ce destin funeste, Roland Barthes est un allié précieux qu’il serait temps de redécouvrir en méditant avec lui la phrase de Mallarmé qu’il aimait citer : « L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate ». Cette nécessité du dédoublement a toujours été là, discrète, jusque dans ses lettres : « Ne vous verra-t-on pas un peu ? écrit-il, en 1956, à son ami le poète Georges Perros. Venez un peu rééquilibrer de votre sagesse [Ndlr : déjà présente, elle conclura la Leçon] tous ces intellectuels parisiens ; ils sont devenus complètement fous. Moi j’y résiste autant que je peux à grand renfort de sociologie (c’est très quiétiste), et de menus lâchages. » Et dans une lettre de 1957 : « Je rentre bientôt à Paris et vous fais signe aussitôt. On travaillera réellement quelque chose au piano. »
Il faut regarder notre époque avec l’œil glacé de celui qui sait que tout s’effondre lentement, dans un silence trompeur, entre éclats d’indignation et rumeurs médiatiques. La France, ce pays chargé de mémoire et de gloire, n’est plus qu’un théâtre où s’affrontent, à mots couverts, deux visions du monde. Ce qui se présente comme un progrès de l’antiracisme, du féminisme ou encore de la conscience écologique, comme une avancée morale, n’est qu’un front parmi d’autres dans une guerre civile à bas bruit, une guerre dont le terrain est celui des consciences, des institutions et des mots mêmes.
L’ère de la victimisation
La figure de la victime a pris une puissance insoupçonnée. La douleur, réelle ou supposée, est devenue un instrument de pouvoir. Une militante propulsée égérie d’une marque de luxe, un professeur congédié pour avoir interrogé les dogmes du moment, des institutions paralysées par la peur de l’accusation : ce n’est pas une anecdote, c’est un signe. La plainte vaut reconnaissance, l’injure proclamée vaut ascension sociale, et la repentance des élites sert de marchepied à ceux qui savent transformer le ressentiment en avantage.
Charles Rojzman vient de publier « La société malade », FYP éditions, 224 pages.
Dans ce monde, la compétence et la pensée cèdent la place à la performance de la souffrance. L’université, les médias, les institutions ne sont plus des lieux de savoir ou de débat, mais des sanctuaires où règne l’indignation codifiée. La nuance est suspecte, la contradiction est criminelle. On n’évalue plus les idées ; on jauge la blessure supposée de celui qui les exprime. Et quiconque échappe à cette logique est disqualifié, isolé, parfois réduit au silence.
Derrière cette mécanique, des stratégies bien plus anciennes se dessinent. D’autres sociétés ont depuis longtemps compris que la douleur historique peut devenir un capital politique : des régimes qui transforment leurs traumatismes en instruments de contrôle ; des mouvements qui font de la victimisation un moyen de cohésion et de pouvoir. Ici, le processus est plus feutré, plus subtil, mais tout aussi efficace. La gauche radicale française, en particulier, a fait de l’occupation des souffrances minoritaires un mode de gouvernance culturelle et symbolique. Les institutions sont investies, les récits réécrits, les repères traditionnels contestés, le pays représenté comme un oppresseur permanent.
C’est dans ce cadre que la France insoumise a trouvé son terrain d’élection : elle a élevé la « cause palestinienne » au rang de matrice victimaire universelle. Non pas par souci géopolitique, ni même par solidarité véritable, mais parce que la Palestine offre le modèle parfait — infiniment exportable — d’un peuple sacralisé par la souffrance, opposé à un oppresseur diabolisé, schéma binaire dont elle se sert pour relire toute la société française. La France insoumise ne parle pas de la Palestine : elle s’en sert. Elle en fait un drapeau intérieur, un levier pour refaçonner les loyautés au sein des quartiers, pour rallier les colères disponibles, pour installer l’idée que la République elle-même est l’oppresseur systémique, la transposition locale de l’« occupant ».
Une mécanique puissante
Ainsi, la question israélo-palestinienne cesse d’être un conflit lointain : elle devient l’armature imaginaire d’une guerre civile française fantasmée, où l’insoumission recycle les catégories géopolitiques dans le champ moral intérieur. La figure du Palestinien souffrant devient l’emblème absolu de toute lutte : une bannière qui permet d’excommunier, de menacer, de rejeter hors du champ démocratique quiconque ose nuancer, contextualiser, penser autrement. Ce transfert symbolique est l’un des mécanismes les plus puissants de la politique victimaire contemporaine.
Dans ce contexte, se joue une guerre civile à bas bruit : non avec des armes visibles, mais avec des accusations, des ostracismes, des stratégies de mise au pas morale. Les salles de classe, les médias, les tribunaux de l’indignation sont les champs de bataille. Les blessures symboliques remplacent les blessures physiques. Les discours victimaire et de réparation deviennent des instruments de pouvoir, des instruments de transformation de la société, des instruments de conquête des institutions.
La France insoumise le sait et y excelle : elle transforme les affects, les chagrins et les humiliations supposées en armes de coalition, en outils d’intimidation, en discipline interne. Elle impose, par la charge émotionnelle, un ordre moral qui n’a plus rien de démocratique : un ordre inquisitorial fondé sur la sacralisation de la souffrance et la culpabilité de l’autre.
Cette guerre est lente, diffuse, mais déjà efficace. Elle redessine les hiérarchies, elle reconfigure les loyautés, elle fait plier des vies entières à la logique de l’offense permanente. Elle ne se mesure pas au fracas des armes mais à l’érosion du langage, à la confiscation du droit de nommer les choses, à la paralysie de ceux qui veulent encore penser par eux-mêmes.
La France se tient alors dans un état d’équilibre fragile, oscillant entre mémoire et renoncement, fidélité et oubli, continuité et dissolution. Les forces qui s’y opposent ne sont pas héroïques : elles persistent dans l’ombre, elles tiennent aux marges, elles gardent le silence et la pensée intacte, souvent invisibles mais déterminantes. Elles sont la trace d’un pays qui, même sous l’assaut des nouvelles orthodoxies, conserve encore quelque souffle, quelque capacité à demeurer lui-même.
Ainsi se déploie notre époque : entre la politique victimaire qui dicte les formes, la restructuration silencieuse des institutions, l’usage opportuniste des souffrances du monde — Palestine en tête — et la guerre diffuse qui s’y joue. Les armes sont invisibles, les fronts sont souterrains, mais le combat existe — un combat qui redéfinit la France, ses symboles, ses récits, et la place de chacun dans le monde.
Le halal ne se cantonne plus aux étals des rayons alimentaires. Le marché des vêtements et des produits cosmétiques conformes aux prescriptions de l’islam est en plein essor et tout le monde veut sa part du gâteau, des sites made in China aux maisons de haute couture européennes.
À quoi ressemblera la femme française dans cinquante ans ? À une héritière de Brigitte Bardot, libre, audacieuse, cheveux au vent et rouge à lèvres éclatant ? Ou à une ombre silencieuse, austère, tête couverte et silhouette camouflée ? Si la question se pose aujourd’hui, c’est que le halal gagne chaque jour davantage de terrain dans notre pays et qu’il ne se cantonne plus aux étals des boucheries et des grandes surfaces alimentaires. Il se décline à présent dans les rayons mode et beauté. Et s’infiltre dans la garde-robe et la salle de bain de nombre de nos concitoyennes.
Mode « modeste »
Dans le jargon de la grande distribution, ce phénomène porte un nom : la « modest fashion ». Manière politiquement correcte de désigner les habits et les produits cosmétiques conformes aux prescriptions de l’islam. Toute une panoplie censée obéir au verset 26 (« la pudeur fait partie de la foi ») de la sourate du Coran dite « Al-Arâf » (« La Muraille »), dans laquelle il est annoncé que, lors du Jugement dernier, une barrière séparera les bons musulmans, qui seront sauvés, du reste de l’humanité, qui sera damnée.
Zalando, Uniqlo, H&M, Décathlon, Marks & Spencer : la plupart des grandes marques commercialisent désormais des gammes de modest fashion. Il faut dire que le marché mondial du vêtement islamique est colossal. En 2025, selon le cabinet de conseil en marketing new-yorkais DinarStandard, il représentera environ 350 milliards de dollars de chiffre d’affaires, en hausse de 15 % par an. Et en France, d’après un récent sondage IFOP, 31 % des femmes musulmanes déclarent porter le voile (45 % quand elles ont moins de 25 ans), contre 19 % en 2003.
Les grands sites de e-commerce ont eux aussi flairé le bon filon. Chez le Chinois Shein, les abayas commencent à la taille 2 ans, tandis que dans le catalogue de son concurrent Temu, il existe des modèles à moins de dix euros. Mais les meilleurs fournisseurs restent bien sûr les boutiques en ligne spécialisées, comme Dar Al Iman, basée à Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui propose par exemple l’ensemble « Mon cocon d’hiver », composé d’une étole à carreaux gris, dont l’esthétique évoque davantage la grille de prison que le tartan écossais. Détail intéressant : le visage du mannequin qui porte le modèle sur le site a été soigneusement gommé à la palette graphique. Une invisibilisation pour satisfaire le public intégriste, selon qui une femme convenable a certes le droit de sortir de chez elle, mais à condition d’exprimer une certaine honte dans sa mise et d’effacer tout ce que son apparence peut renvoyer non seulement de sexuel, mais aussi de sexué et même de naturel, et ce dès le plus jeune âge.
La haute couture ne néglige pas le bon filon
La haute couture n’est pas en reste. En 2016, les créateurs milanais Dolce & Gabbana ont lancé une collection de hijabs. En 2021, leur compatriote Valentino a présenté 15 références d’abayas. Aujourd’hui, c’est le Florentin Roberto Cavalli qui propose des caftans épurés. Sur Instagram, des influenceuses voilées connues sous les pseudonymes « OumMinimalist », « Rriihhaab » ou « NourAndNissa », et même l’homme d’affaires qui se fait appeler « Hattek.hb3 » encouragent à monter des « business » autour du foulard islamique, et diffusent des tutoriels où l’on apprend aux jeunes femmes comment choisir sa tenue au gré des circonstances, notamment quand elles sont en présence de « mahrams », ces messieurs avec qui, dans le mode de vie islamique, une certaine mixité est permise car ils appartiennent à l’entourage proche validé par le chef de famille.
Le mouvement de la mode halal est si puissant qu’il s’est même invité l’automne dernier en plein quartier du Marais, haut lieu bobo et gay-friendly de la capitale. À l’occasion du ramadan, la marque de modest fashion Merrachi, créée par une jeune Néerlandaise d’origine marocaine, a ouvert une boutique « pop up » rue de Turenne à Paris et annoncé l’événement dans un clip vidéo où la tour Eiffel s’est retrouvée enveloppée d’un hijab géant tandis qu’un slogan, ne laissant aucun doute quant à l’intention militante de l’opération, proclamait : « Le gouvernement français déteste voir Merrachi arriver. » Aussitôt, des queues immenses de femmes voilées se sont formées devant l’adresse éphémère. On se serait cru à Téhéran ou à Kaboul. Opération réussie. Obscurantisme : 1, République : 0.
Le marché mondial de la cosmétique halal est lui aussi en plein boom. Il dépasse aujourd’hui 78 milliards d’euros par an et pourrait atteindre 120 milliards d’ici 2027. En France, les marques Khadija, Alhalal Cosmetics et France BioHalal figurent parmi les plus célèbres sur ce segment, tandis que le magasin chic Hasna, sur les Champs-Élysées, importe des produits de beauté venus d’Asie et du Golfe. Autour de cette offre s’est organisé un solide écosystème, avec ses maquilleuses « compatibles », ses esthéticiennes certifiées « conformes » et ses médias dédiés comme Gazelle, revue féminine qui conjugue hijab et mascara.
Cocorico, dans ce secteur très lucratif, un industriel français s’est taillé une part du lion : la société IPRA Fragrance, basée près de Grasse, la Mecque, si l’on ose dire, de la parfumerie mondiale. Sans alcool ni graisses animales, ses huiles essentielles sont certifiées halal par la Grande Mosquée de Paris, qui prélève en échange 1 % du chiffre d’affaires. Ces extraits se retrouvent dans des flacons à bille de 5 ml – aux noms inspirants comme « Sultan », « Baraka » ou « Tahara » – qui sont vendus pour quelques euros sur MuslimShop ou CDiscount, et qui contiennent le plus souvent du musc, car selon la tradition, « la sueur de Mahomet sentait le musc ».
Et les féministes dans tout ça ? Si promptes à s’indigner face à aux publicités trop « stéréotypées » ou aux jouets trop « genrés », elles se montrent curieusement beaucoup plus discrètes quand il s’agit de condamner l’évidente domination masculine à l’œuvre dans la modest fashion. D’où vient le silence coupable des progressistes devant l’inquiétante prétention patriarcale des barbus à codifier le look des femmes ? Lâcheté, bêtise ou hypocrisie ? Il n’est hélas pas impossible que les trois explications se cumulent.
On se demande sincèrement quel moustique a piqué Aymeric Caron pour qu’il en arrive à proposer la semaine de travail de 15 heures.
Un moustique exotique, sans doute. Un moustique nourri aux slogans, porteur d’une fièvre idéologique particulière : celle qui consiste à croire qu’un pays peut fonctionner en travaillant moins, en produisant moins, en gagnant moins… tout en dépensant beaucoup plus.
Il ne s’agit pourtant ni d’une boutade, ni d’un happening militant, ni d’un poème sur le temps libéré, mais bien d’une proposition politique sérieuse. Sérieuse au sens administratif du terme: elle mérite donc d’être prise au mot. Calmement. Méthodiquement. Jusqu’au bout de sa logique.
L’hôpital à 15 heures : soigner en théorie
Commençons par un secteur marginal : l’hôpital. Si infirmières, médecins, aides-soignantes, kinésithérapeutes et agents de surface hospitalière travaillent 15 heures par semaine, leur temps de présence est mécaniquement réduit de près de 60 %. Pour maintenir le même niveau de soins, il faudra donc multiplier les effectifs par deux ou trois. Ce n’est pas une opinion politique, c’est une règle de trois. Mais embaucher ne suffit pas. Il faut former. Or les formateurs, eux aussi, ne travailleront que 15 heures par semaine. Ils ne pourront donc former qu’une fraction des futurs soignants. Il faudra donc recruter davantage de formateurs, former ces formateurs, recruter des formateurs chargés de former les formateurs formant les soignants. La formation devient donc l’activité centrale de l’hôpital. Le soin devient une perspective.
Pour accueillir ces cohortes en formation, il faudra agrandir les instituts, créer de nouvelles salles, multiplier les structures pédagogiques, augmenter les capacités logistiques. Autrement dit : construire.
Le BTP à 15 heures : bâtir l’impossible
Ces bâtiments devront être construits par des ouvriers du BTP soumis, eux aussi, à la semaine de 15 heures. Leur productivité étant mécaniquement divisée, il faudra recruter massivement. Mais ces ouvriers devront être formés. Par des formateurs du BTP travaillant 15 heures par semaine.
Il faudra donc recruter davantage de formateurs du BTP, former ces formateurs, recruter des formateurs chargés de former les formateurs du BTP, puis former les formateurs de formateurs, eux aussi limités à 15 heures. Les bâtiments nécessaires à la formation des ouvriers ne pourront être construits qu’une fois les ouvriers formés, par des formateurs formés, dans des bâtiments à construire. Le BTP ne sera pas paralysé : il sera pédagogiquement saturé.
Les administrations à 15 heures : administrer l’absence
Généralisons maintenant la proposition d’Aymeric Caron à l’ensemble des administrations : impôts, CAF, justice, préfectures, collectivités territoriales.
Avec des agents travaillant 15 heures, la capacité de traitement des dossiers s’effondre. Pour maintenir les délais — déjà largement théoriques — il faudra tripler les effectifs. Ces agents devront être formés par des cadres travaillant 15 heures, eux-mêmes formés par d’autres cadres travaillant 15 heures. Il faudra donc recruter des cadres, former ces cadres, recruter des cadres chargés de former les cadres chargés de former les agents chargés de traiter des dossiers qui ne seront jamais clos.
L’administration ne disparaît pas. Elle devient auto-référencée, circulaire, kafkaïenne : chacun forme quelqu’un qui n’est pas encore là, pour un service qui n’est plus rendu, dans un bâtiment qui n’existe pas encore.
Un pays qui ne travaille plus et ne paie plus d’impôts
Tout cela a un coût. Un coût public colossal. Plus de personnels, plus de formations, plus de bâtiments, plus de cadres, plus de structures. Mais le cœur du problème n’est pas seulement la dépense. Il est fiscal. Avec une semaine de 15 heures, il ne s’agit pas simplement que les Français paient moins d’impôts. Il s’agit du fait que la grande majorité d’entre eux n’en paiera plus du tout.
Des salaires amputés, des revenus divisés, des millions de Français mécaniquement sortis de l’impôt sur le revenu. La base fiscale ne se contracte pas : elle disparaît. Reste alors une minorité de hauts revenus, quelques grandes entreprises, quelques acteurs économiques encore solvables. Ils devront compenser le manque à gagner devenu abyssal. Ils seront donc surtaxés. Toujours plus. Et c’est ici que le dernier étage s’effondre. Les hauts revenus partiront. Les grandes entreprises délocaliseront. Les capitaux quitteront le pays. Non par idéologie, mais par simple logique économique.
On ne retient pas la richesse par décret. On ne taxe pas indéfiniment ce qui est mobile pour financer ce qui ne produit plus rien. On ne fait pas fonctionner un pays en punissant ceux qui travaillent encore. La semaine de 15 heures ne redistribue pas la richesse : elle organise sa fuite, puis son évaporation.
La spirale finale : la pauvreté comme horizon
Moins de travail. Moins de production. Moins de revenus. Moins d’impôts. Plus de dépenses publiques. Plus de taxes sur une base de plus en plus étroite. Plus de départs. Encore moins de recettes. Ce n’est pas une dérive. C’est une spirale parfaitement cohérente.
La proposition d’Aymeric Caron ne vise pas une société plus juste. Elle vise une société uniformément appauvrie, où la pauvreté devient une valeur morale, presque un projet politique. Un pays où l’on travaille peu, où l’on produit peu, où la majorité ne paie plus d’impôts, où ceux qui pourraient encore en payer partent et où l’État, privé de ressources, continue pourtant de grossir.
Conclusion : l’expérimentation raisonnable
Il existe pourtant une solution raisonnable, prudente, expérimentale.
Puisque la semaine de 15 heures semble tant séduire son auteur, commençons modestement. Par une expérimentation à petite échelle. Proposons à M. Aymeric Caron une formation élémentaire en économie, limitée à 15 heures par semaine, bien entendu. Observons les résultats, calmement, à son échelle, sur quelques années. Si cette formation permet de comprendre qu’on ne finance ni un hôpital, ni un État, ni des services publics avec du temps libre, des revenus inexistants et des contribuables en fuite, on pourra toujours en tirer des enseignements.
Et si ce n’est pas le cas, on aura au moins évité de transformer la France entière en terrain d’expérimentation idéologique. La prudence, en matière sociale et économique, consiste parfois à ne tester la pauvreté que sur un seul cobaye, plutôt que de la généraliser à tout un pays.
Dans son dernier livre, Jakuta Alikavazovic, prix Medicis essai 2021 (Comme un ciel en nous, Stock), nous propose un portrait subjectif et sensible de sa mère, d’origine bosniaque, qui fut poète. Page après page, elle est sur la corde raide. Mais la grande sincérité de sa plume en fait une réussite.
Cette année, à la rentrée littéraire de septembre, il y avait pléthore de romans sur la famille. Quelques sagas, dans le style des Buddenbrook de Thomas Mann, rivalisaient avec des témoignages plus centrés sur l’auteur lui-même à la recherche de ses origines. Car notre littérature est devenue très autoréférentielle, depuis le succès de romans qui prennent pour sujet le moi de celui qui écrit et tout ce qui lui arrive, y compris les choses les plus banales. Ce qu’on appelle autofiction règne désormais dans le roman, pour le meilleur et, souvent, pour le pire. Faut-il s’en plaindre ? Après tout, la signification du mot littérature comporte incontestablement une dimension de subjectivité : on écrit pour rendre témoignage, pour mettre du sien, comme disait Montaigne. Mais cela doit être accompli avec doigté. Et c’est de plus en plus rare, me semble-t-il.
Toucher le lecteur
Le dernier roman de Jakuta Alikavazovic, intitulé Au grand jamais et publié chez Gallimard, est une exception heureuse à cette règle. Ce livre n’a raflé, comme on dit, aucun prix littéraire, cette année, et c’est probablement injuste. Cela aurait mis en lumière une romancière exigeante, qui publie peu, mais toujours à bon escient. J’avais déjà lu, il y a longtemps, un livre d’elle, et j’ai pu constater qu’avec celui-ci elle avait fait beaucoup de progrès. Au grand jamais est une entreprise littéraire au culot, qui raconte quelque chose de très personnel (la mort d’une mère), et qui surtout le fait avec un art consommé. Cependant, ce n’est pas du tout un livre réservé à une petite minorité, car y est décrite, tout du long, et presque à cru, une crise morale que traverse la protagoniste principale, qui parle en son propre nom, qui dit je, mais de manière à toucher tout lecteur de bonne foi.
Une littérature brute
Au départ, il y a donc ce que Jakuta Alikavazovic nous confie d’elle-même : « moi qui ai si souvent eu l’impression de n’appartenir à rien ». Elle trouve les mots justes pour décrire simplement sa détresse, en recourant à une prose à la fois très imagée et très spontanée, bref à la littérature dans ce qu’elle peut avoir de plus brute. On pense parfois à la langue de l’écrivain Pierre Guyotat, dans ses récits autobiographiques comme Coma (en 2006). On sent qu’Alikavazovic a lu les bons auteurs, mais qu’elle ne veut pas écrire de jolies phrases seulement ; elle désire d’abord exprimer le vrai. Et le vrai, c’est qu’elle perd pied gravement, peut-être jusqu’à une sorte de folie : « Il est étrange, écrit-elle, ce territoire voisin de la folie, qu’on ne sait plus comment nommer, car la folie elle-même a disparu : mais qui est un lieu d’écart par rapport à la norme — c’est un monde à part et d’autres lois y ont cours. » C’est ce qu’on pourrait appelerpeut-être une « expérience littéraire », chose si rare de nos jours.
À partir de là, la narratrice d’Au grand jamais fait retour auprès de sa mère (« je me suis réfugiée chez ma mère », dit-elle). Elle va alors décliner tout ce que sa mère lui aura apporté, car le livre est écrit après la mort de celle-ci, et c’est l’occasion pour Jakuta Alikavazovic d’interroger la vie de sa génitrice. Cette double analyse conduit la romancière à faire l’inventaire de ses propres secrets : « voici que ma mère affichait, incarnait, ce que je ne voulais pas savoir de moi ». Et cela va très loin (c’est ce qui est merveilleux) : « Il est possible que ma vie, ma vie à moi, soit sa dernière œuvre. » J’ai oublié d’indiquer que la mère de Jakuta avait publié deux recueils de poèmes, qui eurent un relatif succès. Héritage lourd à porter pour la romancière, mais qui l’amène à réfléchir sur son propre travail littéraire. Au grand jamais est aussi et surtout un livre sur l’écriture : pourquoi écrit-on ? Comment écrit-on ? Pour qui ? Autant de questions qui hantent la romancière.
La poésie pour s’évader
Il y a nécessairement beaucoup de poésie dans ce livre de Jakuta Alikavazovic, qui marche à tout instant sur la corde raide. Beaucoup de sincérité, également. Si cette sincérité n’était pas en jeu, le livre ne fonctionnerait pas. Il est plus qu’une autofiction, car il est le contraire d’une mise en majesté stérile du moi. Le style suit, clair et précis, sobre jusqu’à l’absence — comme dans l’apologue taoïste de Tchouang-tseu sur le boucher Ding qui, avec l’expérience, ne voyait plus le bœuf qu’il découpait : « Maintenant, dit le boucher Ding au prince Wen-houei, c’est mon esprit qui opère plus que mes yeux. » (Tchouang-tseu, chapitre 17) Chez Jakuta Alikavazovic, je retrouve cette approche spirituelle qui permet une petite épiphanie morale. J’en perçois la trace dans ce passage, vers la fin, je crois qu’il est important : « je ne sais pas encore, écrit Alikavazovic, que ce flottement, ce décollement, cette incapacité à devenir un personnage entièrement factice ne sont pas un échec, mais une bénédiction ». Au grand jamais exprime ce cheminement qui n’aboutira jamais à une victoire définitive. Après le discours du boucher, le prince Wen-houei déclara sobrement : « Je saisis l’art de me conserver. » Je ne sais si cette morale antique s’adapterait mot pour mot à notre sensibilité moderne, à moins peut-être d’entendre, à la place du terme « se conserver », le verbe « survivre »,qui est plus précis; et là, je crois que nous serions pleinement dans le vif du sujet.
Jakuta Alikavazovic, Au grand jamais. Éd. Gallimard. 250 pages.
C’est au tour de Bélinda Cannone de passer la nuit au musée. Elle veillera au Mucem de Marseille – construction que l’on doit à l’architecte Rudy Ricciotti et qui donne sur la Méditerranée tant par sa proximité physique que par la longue, très longue passerelle qui invite au plongeon. Bélinda Cannone, quant à elle, a publié de nombreux ouvrages dont un magnifique Entre les bruits. Elle a intitulé son livre marseillais Venir d’une mer et l’on verra comment la mer en appellera une autre et avec elle une origine longtemps ignorée.
« Je tâche, je l’avoue, d’être du nombre de ceux qui écrivent à mesure qu’ils avancent, et qui avancent à mesure qu’ils écrivent. » Saint Augustin
« La nuit, le temps respire plus lentement. » Bélinda Canonne
« Le ventre de la nuit se pose sur le Mucem, enserré dans sa résille de béton qui brille sous un ciel net, ciel d’octobre, tranquille, petit vent, odeurs marines, l’esplanade s’ouvre sur le large, la ville s’étire derrière le musée comme une queue de comète. » Ainsi commence le récit d’un parcours qui, de déambulation en déambulation dans un bâtiment dont le principe consiste en un permanent dehors-dedans, va immanquablement faire circuler la mémoire. « Au fil de ma descente sur la coursive, et alors que je me trouve bien à l’intérieur du musée, je reçois les embruns et les odeurs maritimes qui traversent la résille, mes cheveux sont fouettés par la brise, j’entends le bruit des vagues et j’aperçois la mer. »
C’est vraiment le bâtiment qui l’inspire ; elle n’en finit pas de l’explorer et de le toucher : « on finit par s’intéresser à sa chair, ce matériau qui par endroits est soyeux comme une peau de femme ou comme une écorce de hêtre et qui est assez prodigieux pour qu’on en fasse une passerelle autoportée lancée dans le vide pendant plus de cent mètres. » Le béton ici fait dans la dentelle tout en assurant une incroyable solidité. Et elle va s’aventurer sur ladite passerelle, la faire résonner d’un battement de pied, la faire chanter comme une corde tendue.
Les deux expositions en cours dont l’une s’intitule : « Les maternités de A à Z » ne l’inspirent guère ; elle n’y fait qu’une brève apparition, le temps de nous apprendre que « Trois pour cent de la population naissent avec trois seins ou tétons, reliquat, nous assure un cartel, du temps où nous portions des rangées de mamelles. » Et ajoute aussitôt : « Non, décidément, les maternités ne me passionnent pas. » Et pourtant, la filiation maternelle va refaire surface, comme pour mieux démentir l’aveu précédent. Bélinda Cannone s’aperçoit qu’elle n’a jamais parlé ni écrit au sujet de sa mère. « Elle n’avait rien dit, je n’en disais rien, résultat quasi mécanique. » La mère, qui a perdu la sienne brutalement lorsqu’elle était très petite, se vouera à la mélancolie. Et de cette mélancolie, la narratrice nous dira très crûment qu’elle a été « un obstacle insurmontable à l’amour. De l’attitude mélancolique sourd un reproche général: vous ne me suffisez pas, vous ne me satisfaites pas et, entièrement emplie de mes larmes, je suis en lien non pas avec vous mais avec mon tourment secret que je contemple sans relâche et que je vous préfère. » Le tourment secret concerne la grand-mère maternelle morte à 22 ans sous les bombes alliées à Gabès en 1943, et la petite-fille découvrira, dans « une compassion bouleversée », une grand-mère de l’âge d’une jeune fille. Elle ne connaîtra finalement la date exacte de sa mort qu’en 2024, en se rendant à une invitation en Tunisie. Avant, elle aura écrit : « Durant cette longue et fructueuse traversée (comme si le Mucem étaitdevenu paquebot), je suis en train de comprendre que ce livre ne concerne pas que le lieu mais encore et surtout le temps, puisque la Méditerranée est originelle. » Et, à l’origine la plus proche, une grand-mère dont on ne savait rien…
DR
À la mélancolie maternelle qui nous obligeait à « marcher psychiquement sur la pointe des pieds », Bélinda Cannone opposera le désir qui se réveille cette nuit-là lorsque notre marcheuse du Mucem rencontre un jeune océanographe qui propose de l’emmener sur sa barque admirer « le plancton luminescent. » Sirène inversée dont le roulement des « r », les connaissances en grande nacre (Pinna nobilis) ; un des plus grands coquillages bivalves du monde, et la largeur d’épaules ne sont pas pour rien dans le trouble de la narratrice… Répondra-t-elle à son appel ?
SOS Méditerranée
En attendant, revenons quelques millénaires en arrière, puisqu’avant d’entamer son aventure nocturne, la narratrice s’était mise dans les pas du plus célèbre voyageur qu’Homère nous ait laissé : Ulysse. À ce propos, elle écrit : « La lecture de l’épopée méditerranéenne m’inscrivait dans l’ancestrale humanité. Autre expansion temporelle. » Et voilà celle qui dit « écrire d’Ithaque » lancée dans son propre récit. Fille de la Méditerranée car de parents siciliens émigrés d’abord en Tunisie puis en France, la narratrice s’éprouve comme une migrante qui n’ignore pas l’incrédulité que cette appellation pourrait susciter tant elle est comme on dit intégrée, mais qui, justement nous éloigne de l’image convenue et terrible du migrant d’aujourd’hui pour habiter ce mot autrement, et, notamment par ce qu’elle appelle « l’identité narrative » empruntée à Ricoeur, et qu’elle réalise devant nous. Et si elle regrette de ne pas parler très bien une autre langue, elle rend hommage à son père qui désirait pour elle la maîtrise du français et dit : « l’unique manière de s’intégrer dans un pays, c’est d’en parler parfaitement la langue qui permet de s’approprier sa culture. Surtout quand le fondement de cette dernière est l’universalisme, qui est d’ailleurs une pensée de l’accueil. » Cette revalorisation de l’universalisme tant décrié de nos jours à travers la notion de « l’accueil » ne laisse pas d’émouvoir, d’autant que la narratrice parle de la France comme ayant été sa chance…
Ainsi, obéissant au mouvement décrit par Saint Augustin, tout au long de cette nuit où alternent promenades dans et hors le bâtiment puisque les deux sont imbriqués, lecture et commentaire d’un chef-d’œuvre méconnu de Lampedusa « Le professeur et la sirène », réflexions sur la langue maternelle et son rapport à la fiction, rencontres et dialogues au rythme des vagues, Bélinda Cannone aura transformé ce qu’elle appelle son « identité narrative » ; celle qui n’en finit jamais de se remodeler au fur et à mesure des récits qu’on s’en fait. Je ne sais si Bélinda Canonne est une sirène, mais son livre, lui, est un enchantement…
Venir d’une mer de Bélinda Canonne, Éditions Stock 2025 208 pages
Un roman historique, mais pas tendance Alain Decaux…
Ça commence comme dans un film de Brian De Palma. Un massacre d’oiseaux dans une volière chez des nobles. Les cacatoès, les toucans, et autres volatiles bigarrés, sont tous morts, grillés, en cendre même. Les autruches semblent cependant debout. Ça rassure la jeune Liselotte de Beaupré. Mais devant l’enclos, elle constate l’horreur : elles ont été décapitées. « Leurs têtes et leurs cous sanglants jetés à l’autre bout de l’enclos, entassés comme de simples déchets de boucherie, leurs grands yeux frangés de longs cils restés ouverts. »
Isabelle Duquesnoy est au meilleur de sa forme. Elle récidive, et de quelle manière ! Elle reprend le cocktail détonnant de ses précédents ouvrages : de la truculence et de la perversion, avec une pincée de malice. Après L’Oiseleuse de la Reine, voici La Baronne de minuit, second volet de la saga du Château des soupirs.
Nous sommes en 1789. Les révolutionnaires ne sont pas tendres avec les nobles et leurs bêtes à plumes. La baronne Liselotte de Beaupré doit s’exiler à Londres si elle veut garder la tête sur les épaules. Elle quitte également son amant originaire du Siam, Narong. Son installation à Londres permet à Isabelle Duquesnoy, diplômée d’histoire et de restauration du patrimoine, de brosser un portrait plus vrai que nature de la ville et ses habitants huppés. Extrait : « Se nourrissant assez peu, les Anglais se gavaient de fines bouchées sucrées et farinées qui leur permettaient d’économiser la dépense d’une denrée plus coûteuse. » Pingres, ils sont. N’est-il pas exact ?
Le choix qui s’offre à Liselotte : la mendicité ou la prostitution. Cette oie blanche pourrait s’effondrer mais son instinct de survie lui permet de surmonter les épreuves. Les figures féminines sont toujours très fortes dans les romans de Duquesnoy, qui n’hésite pas à rappeler à la fin de son ouvrage que « seules les veuves possédant un fief et les mères abbesses pouvaient élire leurs représentants aux états généraux. » Après avoir été servante dans un tripot et coursière pour un atelier de mode, Liselotte est engagée par un Lord, naturaliste pour le compte du roi George III d’Angleterre, comme préceptrice de sa nièce, une charmante petite fille condamnée à ne vivre que la nuit car albinos. Ainsi la voit-on rôder, fantôme shakespearien malgré elle, dans la lugubre propriété du Lord, peuplée d’inquiétants animaux empaillés. Le récit, parfois, dérape. Duquesnoy, trop sage, finit par nous entraîner dans une soirée coquine à la molly house. C’est croustillant et ça finit mal, bien sûr. Roman historique mais pas tendance Alain Decaux.
Liselotte finit par trouver le temps long. Elle rêve de la France et de son amant. La vie, c’est beau, à condition d’être libre.
Ce nouveau roman d’Isabelle Duquesnoy tient toutes ses promesses, car elle refuse l’esprit de sérieux. Dans une interview, j’ai lu qu’elle rappelait qu’à l’époque de Liselotte, une femme montrait plus facilement sa poitrine que ses mollets. Le puritanisme n’avait pas encore stérilisé les esprits.
Encore un mot, avant de vous laisser découvrir le roman. Le vocabulaire utilisé par Duquesnoy a quelque chose de jubilatoire. Extrait : « Le suif pue. Il crougnoute. Il cogne. L’on peut dire qu’il fouette, qu’il remugle ou qu’il gazouille. Per… personnellement, je préfère dire qu’il poque ou qu’il trouillotte. »
Bon souper de Noël aux chandelles.
Isabelle Duquesnoy, La Baronne de minuit, Le Château des soupirs, second volet, Verso. 496 pages.
La Stratégie de sécurité nationale américaine: un miroir impitoyable tendu à l’Europe
La semaine dernière, la Maison-Blanche a publié la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (NSS) des États-Unis. Un document bref — trente-trois pages seulement — mais qui dessine une vision du monde radicalement différente de celle que l’on prétend imposer à Bruxelles ou à Paris. En Europe, l’onde de choc fut immédiate : le chancelier Merz s’est empressé de qualifier certaines formulations d’« inacceptables ».
Pour qui observe depuis onze mois la diplomatie américaine sous Donald Trump, rien de fondamentalement nouveau cependant n’apparaît ici : la rupture était déjà là, mais elle s’énonce désormais noir sur blanc dans un texte officiel qui constitue la doctrine d’une administration assumant son ambition. Les élites bruxelloises, parisiennes ou berlinoises auront beau protester, se lamenter, geindre comme elles le font depuis une semaine, elles devront se résoudre à l’évidence: l’Amérique de Trump n’est plus celle de Biden, Bush ou Obama.
Dans la lignée de De Gaulle et Thatcher
Ce texte n’est pas une provocation, mais un diagnostic lucide sur l’état d’un monde multipolaire — et plus encore sur l’état de l’Europe. On aimerait, en France comme dans l’Union européenne, voir surgir un tel exercice de clarté : une stratégie ramassée, articulant vision, ambition et politique en quelques dizaines de pages. En refermant le document américain, on songe au général de Gaulle et à Margaret Thatcher, peut-être les derniers dirigeants européens à disposer d’une véritable boussole. Quel horizon proposent aujourd’hui des figures aussi falotes que Macron, Starmer, Merz ou Mme von der Leyen ?
La doctrine américaine repose sur un principe simple : protéger les Américains et la civilisation américaine, ce qui implique de restaurer la puissance intérieure et de revoir des alliances extérieures. Quatre axes structurent ce recentrage stratégique :
La migration de masse n’est pas un problème à gérer, mais un enjeu de sécurité nationale et de survie civilisationnelle.
La réaffirmation culturelle : Washington considère que la fragmentation identitaire, la subversion idéologique ou la déconstruction historique constituent des menaces comparables aux risques militaires.
La défense intransigeante de la liberté d’expression, conformément au Premier Amendement.
La reconquête industrielle, destinée à restaurer une puissance économique affaiblie par trente ans de délocalisations.
À chaque ligne, l’Europe apparaît en creux. Le contraste frappe : l’Union européenne est submergée par l’immigration de masse, renonce à défendre sa civilisation et s’abandonne à une islamisation rampante qu’elle n’ose ni nommer ni analyser. Elle a sacrifié son industrie au dogme du libre-échange, réprimant par ailleurs la liberté d’expression au prix de condamnations judiciaires, d’amendes dissuasives, voire de fermetures de médias. On ne s’étonnera pas que les dirigeants européens accueillent fraîchement la stratégie américaine : elle révèle leurs renoncements.
La fin de l’OTAN pour cause de « grand remplacement » ?
La question de l’OTAN surgit alors naturellement. « Sur le long terme, il est plus que plausible que, d’ici quelques décennies au plus tard, certains membres de l’OTAN deviennent majoritairement non européens. Dès lors, il est légitime de se demander s’ils verront encore leur place dans le monde – ou leur alliance avec les États-Unis – de la même manière que ceux qui ont signé la charte de l’OTAN. »
Washington valide ainsi la réalité du grand remplacement qui, rappelons-le, n’est pas une théorie mais, selon l’auteur de cette formule, Renaud Camus, une description des évolutions démographiques. Autrement dit : la pérennité de l’OTAN dépend aussi de l’identité culturelle de ses membres. Une idée que les élites européennes refusent même d’évoquer.
Les chiffres du déclin européen
De même, un chiffre assène l’ampleur du déclin continental : l’Europe pesait 25 % du PIB mondial en 1990 ; elle n’en représente plus que 14 % aujourd’hui. À cela s’ajoute un recul vertigineux du niveau de vie relatif : le PIB par habitant français, qui atteignait 92 % du niveau américain en 1990, n’en représente plus que 54 %. Notre continent se marginalise, culturellement comme économiquement.
On aurait tort de voir dans cette stratégie un acte d’hostilité. C’est au contraire un avertissement, presque un conseil d’ami. Trump dit à l’Europe : sois fière de ta civilisation, sinon elle mourra — et toi avec.
La fin des illusions avec la Chine
La NSS consacre une large place à l’Indo-Pacifique : la Chine n’est pas désignée comme un ennemi, mais comme un concurrent qu’il faut contenir par la puissance industrielle, technologique et le « soft power » américain. Le document revient sur les illusions des années 2000, selon lesquelles l’intégration de Pékin dans l’ordre économique mondial l’amènerait à la démocratie.
En 1999, Bill Clinton, le président démocrate, justifiait ainsi l’entrée de la Chine dans l’OMC : « Cet accord est bon pour la Chine, bon pour les États-Unis et bon pour l’économie mondiale (…). Il servira les réformes et les progrès de l’État de droit en Chine. » On sait ce qu’il en est advenu.
Au Moyen-Orient, l’objectif américain n’est plus de transformer les régimes politiques de la région, mais de prévenir qu’une puissance hostile ne domine les ressources énergétiques et les points de passage stratégiques. En Afrique, Washington veut rompre avec la logique de l’aide : l’avenir du continent dépend de flux d’investissements productifs.
Pas de mention des droits de l’homme
Quant à l’approche globale, la rupture est nette : plus d’exportation de démocratie par les armes, plus de jugements moralisateurs sur les régimes amis. Les termes mêmes de « droits de l’homme » et d’« État de droit » sont absents du document!
Après lecture, on ne peut s’empêcher de rêver ce que serait une France adoptant une telle politique : une stratégie industrielle résolue, un soutien franc au nucléaire, une énergie bon marché, un rétablissement des relations économiques avec la Russie, ainsi que la remise en cause du regroupement familial et du droit d’asile tel qu’appliqué aujourd’hui, qui accélèrent la submersion migratoire. Un rêve qui est le cauchemar des élites au pouvoir.
Le président d’Avocats sans frontières réagit aux plaintes qui viennent d’être déposées par les groupes France Télévisions et Radio France auprès du tribunal des affaires économiques contre CNews, Europe 1 et le JDD pour « dénigrement ».
Ainsi, l’odieux visuel public, qui a le cuir sensible, a décidé de saisir la justice d’un crime de lèse-majesté commis contre son auguste personne par CNews et consorts. On l’aurait exagérément critiqué depuis que les sieurs Cohen et Legrand ont été pris en flagrant délit de conciliabules avec des éminences rouges dans un bouge. CNews en aurait trop fait son miel et son fiel. Il se trouve qu’ayant supplié depuis des lustres cette maison, dans laquelle je chronique pour survivre modestement, de ne plus accepter d’être maudite sans mot dire, j’ai une parfaite remembrance des injures, insultes, diffamations et autres malédictions qu’elle a reçues de la part des chaînes d’État.
C’est ainsi, pêle-mêle, que je me remémore les émissions combien polluantes de Sonia Devillers contre CNews en général et certains de ses chroniqueurs en particulier.
Dès juillet 2019, dans son « Instant M », elle émet un billet fort critique, taxant la télévision maudite de « surenchère sécuritaire ».
Puis en octobre de la même année, elle reçoit deux journalistes de Libération et la conversation, une fois encore, est consacrée à la chaîne privée abhorrée, accusée de « droitisation ». Après force critiques, dame Devillers Sonia prie ses deux invités de jeter à la vindicte publique la liste des individus « très à droite, voire à l’extrême droite » qui interviennent sur CNews. Sans se faire prier, nos deux délateurs distingués désignent Ivan Rioufol, Charlotte d’Ornellas, Gabrielle Cluzel…. et Lévy et Goldnadel.
J’ai beau avoir bon caractère, venant de mère Devillers, j’avoue l’avoir amère. La dame patronnesse antiraciste, dont l’esprit ne m’a jamais frappé violemment, a en effet trouvé le moyen, lors d’une émission où elle avait invité un militant de l’OLP, de considérer Jean Genet comme « un écrivain merveilleux ». Tellement merveilleux que le sulfureux admirait, et pas seulement sexuellement, les beaux SS d’Allemagne et les magnifiques terroristes de Palestine. Seulement, le soufre antisémite d’extrême gauche n’a jamais indisposé les narines de la radio de sévices publics. C’est à ce stade terminal que j’ai aperçu les limites de mon humour judaïque.
Mais cessons de fantasmer sur Sonia. Une pensée pour Fady Hossam Hanona, journaliste chez la petite sœur France 24, qui a écrit vouloir « brûler les juifs, comme Hitler », et qui est toujours appointé par elle.
Et une dernière pour Nora Hamadi, nouvelle préposée à la revue de presse d’Inter, qui apporta son soutien à Rima Hassan à peine quelques jours après le septième jour maudit du dixième méchant mois, en tweetant l’image d’un poing rageur.
Non vraiment, je ne puis plus accepter ce service public audiovisuel qui s’autorise à couvrir de fange ses adversaires et qui ne supporte pas le moindre postillon en retour.
En conséquence, c’est décidé, j’appelle mon avocat, il est très bien.
Notre contributeur nous propose de lire un extrait de l’introduction du livre collectif Critique de la déraison antisémite et sous-titré Un enjeu de civilisation, un combat pour la paix, qui vient de paraître, sous sa direction.
S’il est vrai que l’antisémitisme s’avère une « insulte au bon sens »[1], comme l’écrit à juste titre Hannah Arendt dans Sur l’antisémitisme (1951) précisément, premier volet de ses magistrales Origines du totalitarisme (œuvre répartie en trois tomes), alors on peut raisonnablement mettre en doute (ce qui, pour le coup, n’est pas peu dire en matière de rationalisme cartésien) la fameuse et première phrase de René Descartes, père de la philosophie moderne, dans son non moins célèbre Discours de la Méthode (1637) : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »[2], y affirme-t-il en effet, dès le début de sa première partie, sans ambages.
Critique psycho-philosophique de l’antisémitisme selon Hannah Arendt
Hannah Arendt, dans la substantielle préface qu’elle a rédigée pour cet opus Sur l’antisémitisme, distingue par ailleurs, d’emblée, plusieurs formes d’antisémitisme, de diverses natures à travers les différentes époques historiques, bien que toutes irrationnelles et comme issues, tout aussi dangereusement nocives dans leurs conséquences les plus extrêmes, de préjugés tenaces au sein de l’imaginaire populaire. Elle y observe et établit, donc, à raison : « Il faut bien se garder de confondre deux choses très différentes : l’antisémitisme, idéologie laïque du XIXe siècle, mais qui n’apparaît sous ce nom qu’après 1870, et la haine du Juif, d’origine religieuse, inspirée par l’hostilité réciproque de deux fois antagonistes. On peut même se demander jusqu’à quel point l’antisémitisme tire son argumentation et son aspect passionnel de la haine religieuse du Juif. L’idée d’une succession ininterrompue de persécutions, d’expulsions et de massacres depuis la fin de l’Empire romain, tout au long du Moyen Âge, des temps modernes et jusqu’à l’époque actuelle souvent assortie de cette autre idée que l’antisémitisme moderne n’est qu’une version laïcisée de superstitions populaires médiévales, n’est pas moins fallacieuse, encore que moins pernicieuse, bien entendu, que l’idée antisémite qui lui fait pendant : celle d’une société secrète juive qui aurait gouverné, ou aspiré à gouverner le monde depuis la plus haute antiquité. »[3]
Affinant ensuite, dans le corps proprement dit de son texte, sa réflexion, Hannah Arendt pose alors, en des termes plus clairs encore, le problème, y mettant dès lors en relation directe, de manière plus spécifique cette fois, l’antisémitisme idéologique avec, au XXe siècle, la barbarie nazie, qui perpétra ce crime unique et absolu, dans les annales de l’(in)humanité, qu’est la Shoah. Elle y stipule donc, critiquant au passage cet aveuglement, aussi coupable qu’incompréhensible, dont fit preuve, de sinistre mémoire en ces obscures années-là, l’opinion publique en son ensemble : « Nombreux sont ceux qui pensent encore que c’est par accident que l’idéologie nazie s’est cristallisée autour de l’antisémitisme, et que la politique nazie s’est fixé pour but, délibérément et implacablement, la persécution puis l’extermination des Juifs. Ce n’est que l’horreur de la catastrophe finale, et plus encore le sort des survivants, déracinés et sans patrie, qui ont donné à la ‘question juive’ la place essentielle qu’elle a occupé dans notre vie politique quotidienne. »[4] Elle poursuit, non moins opportunément : « Les nazis prétendaient avoir découvert le rôle du peuple juif dans la politique mondiale ; ils proclamèrent leur but : la persécution des Juifs dans le monde entier. L’opinion publique ne voulut voir là qu’un moyen de gagner les masses ou un intéressant artifice démagogique. »[5]
Paroles, certes, on ne peut plus tragiques mais lucides, par-delà même leur indicible douleur, en cette année, le 27 janvier 2025 pour la précision, où le monde entier, et occidental en particulier, commémora, devant quelques-uns des principaux chefs d’Etat alors réunis pour l’occasion, le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration, dont celui – le plus épouvantable, cruel et symbolique à la fois, de tous – d’Auschwitz-Birkenau, où périrent, en d’atroces souffrances, un million et demi de Juifs sur les six millions, au total, disparus au cours de ce même et colossal Holocauste.
Hannah Arendt – disciple de philosophes aussi importants qu’Edmund Husserl (père de la phénoménologie), Karl Jaspers (auprès de qui elle fit sa thèse de doctorat) et Martin Heidegger (avant qu’elle ne s’en distanciât définitivement au vu de ses manifestes collusions avec le nazisme hitlérien) – n’est-elle pas celle qui, d’autre part, théorisa, à juste titre nonobstant les nombreuses mais absurdes polémiques que ne manqua pas de susciter alors sa célèbre formule, le concept de « banalité du mal »[6] après avoir assisté, en tant que témoin tristement privilégié, à l’historique procès, en 1961, à Jérusalem même, d’Adolf Eichmann, premier responsable de l’abominable « solution finale » et donc, pour ce motif hautement criminel, formellement condamné à mort le 11 décembre 1961, par les trois juges de ce même tribunal israélien, puis exécuté, concrètement, le 31 mai 1962 (pendu puis incinéré dans un crématorium spécialement construit à cet effet dans la cour de sa prison de Ramla, située non loin de Tel Aviv, ses cendres furent ensuite jetées à la mer, dans un endroit resté secret par la justice comme par l’armée israéliennes, afin que ne subsistât, de sa personne, aucune trace sur Terre) !
Critique politico-philosophique de l’antisémitisme selon Jean-Paul Sartre
Jean-Paul Sartre, quelles que soient les nombreuses critiques que l’on peut légitimement lui adresser concernant ses diverses dérives sur le plan politico-idéologique (notamment son accointance, et même son soutien, avec certaines dictatures communistes, d’obédience carrément stalinienne plus encore que simplement marxiste), n’est pas moins disert ni éloquent, dans ses mémorables Réflexions sur la question juive (1954), sur cette épineuse problématique, certes encore et malheureusement brûlante d’actualité, de l’antisémitisme. De fait, y affirme-t-il dès ses premières lignes : « Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de remédier à cet état de choses en privant les Juifs de certains de leurs droits, ou en les écartant de certaines fonctions économiques et sociales, ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites. Ce mot d’opinion fait rêver (…) Il suggère que tous les avis sont équivalents, il rassure et donne aux pensées une physionomie inoffensive en les assimilant à des goûts. Tous les goûts sont dans la nature, toutes les opinions sont permises ; des goûts, des couleurs, des opinions, il ne faut pas discuter. Au nom des institutions démocratiques, au nom de la liberté d’opinion, l’antisémite réclame le droit de prêcher partout la croisade anti-juive. »[7]
Sartre, plus sévère encore dans son ultérieure procession argumentative, en infère, sans la moindre ambiguïté, quelques lignes plus loin : « De la sorte, l’antisémitisme paraît être à la fois un goût subjectif, qui entre en composition avec d’autres goûts pour former la personne, et un phénomène impersonnel et social qui peut s’exprimer par des chiffres et des moyennes, qui est conditionné par des constantes économiques, historiques et politiques. Je ne dis pas que ces deux conceptions soient nécessairement contradictoires. Je dis qu’elles sont dangereuses et fausses. (…) L’antisémitisme ne rentre pas dans la catégorie de pensées que protège le Droit de libre opinion. D’ailleurs, c’est bien autre chose qu’une pensée. C’est d’abord une passion. »[8] C’est donc dire si là, pour Sartre, l’antisémitisme s’avère en effet, avant tout, un délit, que sanctionne à juste titre le Droit, tout autant, et en même temps, qu’une pulsion, qui naît ou surgit en dehors de toute Raison !
C’est à la sage et généreuse fin de ces courtes mais précieuses Réflexions sur la question juive que Sartre se montre toutefois le plus déterminé, clair et concis à la fois, dans sa condamnation de l’antisémitisme. De fait, y conclut-il via, en cet ultime mais ferme passage, un éloge appuyé de l’Etat d’Israël en tant que tel, cause – le sionisme, pour autant, certes, que l’on puisse établir en l’occurrence une sorte d’équivalence entre les termes d’ « Israélites » et d’ « Israéliens » – qu’il défend donc, ici aussi, avec une netteté qui ne laisse planer aucun doute sur ce point focal : « La cause des Israélites serait à demi gagnée, si seulement leurs amis trouvaient pour les défendre un peu de la passion et de la persévérance que leur ennemis mettent à les perdre. Pour éveiller cette passion (…), il conviendra de représenter à chacun que le destin des Juifs est son destin. Pas un Français ne sera libre tant que les Juifs ne jouiront pas de la plénitude de leurs droits. Pas un Français ne sera en sécurité tant qu’un Juif, en France et dans le mondeentier, pourra craindre pour sa vie. »[9] Magnifique de justesse de jugement, dans son principe d’universalisme, tout autant que de noblesse d’âme !
Le Mémorial de la Shoah à Paris dégradé, mai 2024. DR.
Certes, ces dernières et très louables assertions de Sartre, clamées quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’inscrivaient-elles en un contexte dans lequel un antisémitisme malheureusement réel, fût-il sournois ou débridé, sévissait encore, de manière souvent prégnante, au sein de la société française de ce temps-là. Les intellectuels eux-mêmes, depuis la tristement célèbre Affaire Dreyfus (à la notoire exception, bien évidemment, d’Emile Zola avec la publication, le 13 janvier 1898 dans « L’Aurore » de Georges Clemenceau, de son retentissant « J’accuse » et, avant lui encore, l’admirable Bernard Lazare avec, un an avant déjà, en 1897, la parution de sa salutaire Erreur Judiciaire : l’Affaire Dreyfus) jusqu’aux pamphlets collaborationnistes d’un hebdomadaire tel que l’infâme « Je suis partout », alors dirigé par Pierre Gaxotte, en passant par les ignobles France Juive et « La Libre Parole »d’Edouard Drumont, les abjects Beaux Draps et autres Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline ou la non moins immonde « Action Française », revue gorgée d’un nationalisme aux nauséabonds relents de fascisme, de Charles Maurras, n’étaient bien sûr pas exempts, hélas, de ce type de dérive, particulièrement funeste, comme lors du honteux voyage de Weimar (où participèrent activement Pierre Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau, Abel Bonnard, André Fraigneau et Ramon Fernandez), alors organisé par le Ministre de la Propagande du Troisième Reich, Joseph Goebbels en personne, ainsi que l’a par exemple démontré à suffisance, malgré quelques généralisations parfois trop hâtives, voire même une série d’amalgames souvent infondés à force d’approximations tendancieuses, partisanes ou outrancières, manquant singulièrement de nuances, Bernard-Henri Lévy dans son Idéologie française (1981)[10]. Je me permets, du reste, de renvoyer également à ce propos, au regard de ce difficile dossier, à deux de mes propres essais en la matière : Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo (1995) et Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle (1998)[11]. Il ne sera guère superflu, à cet éminent sujet, de se reporter également, là aussi, à l’ouvrage collectif, intitulé Repenser le rôle de l’intellectuel, que j’ai dirigé plus récemment, en 2023, autour de 23 penseurs et auteurs majeurs au sein de l’intelligentsia française[12].
Le traumatisme du 7-Octobre, ou la douloureuse mémoire de la Shoah face à la tragique répétition de l’histoire : la conscience juive ébranlée
Mais si cet appel quasi solennel de Sartre en faveur des Juifs de France résonne encore tellement aujourd’hui, au sein de la conscience collective, c’est qu’il pourrait continuer de s’adresser également, en fait, à l’actuelle résurgence d’un antisémitisme tout aussi décomplexé et même davantage peut-être, dans l’Hexagone, sinon un peu partout en Europe (voir, notamment, l’horrible mais véritable chasse aux Juifs, commise par des bandes de jeunes extrémistes arabo-musulmans, tributaires de l’islam radical le plus fanatique, qui se déroula à Amsterdam, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2024, à l’instar, de sinistre mémoire, de l’ancienne et effroyable « nuit de cristal », après un match de football qui opposa alors l’équipe hollandaise de l’Ajax Amsterdam à celle israélienne du Maccabi Tel Aviv) comme, plus globalement, en Occident et surtout, en première instance, au Proche et Moyen-Orient ainsi que le donna à voir il n’y a guère si longtemps, dans sa plus sanglante expression et cruelle lumière, l’abominable pogrom de nature génocidaire perpétré sauvagement, en un sommet de barbarie encore jamais atteint depuis la Shoah, par une horde de terroristes islamistes à la martiale botte du Hamas, nébuleuse palestinienne de matrice politico-militaire sévissant dans la bande de Gaza (à la différence du Fatah, opérant en Cisjordanie), en cette fatidique date du 7 octobre 2023 (jour, de Shabbat qui plus est, de commémoration, par ailleurs, du 50e anniversaire de la guerre du Kippour, cette attaque surprise mais simultanée, par les armées égyptiennes et syriennes conjointes, au sud dans le désert du Sinaï et au nord sur le plateau du Golan), à l’encontre des Juifs d’Israël, seul pays démocratique, de surcroît, en cette région particulièrement turbulente, instable, troublée et violente, du monde.
[1] Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme (première partie de The Origins of Totalitarism, New York, Harcourt, Brace and World, 1951), Editions du Seuil, Paris, 1984, p. 23-38 (traduction de Micheline Pouteau).
N.B. : La première traduction française de ce livre, Sur l’antisémitisme (rédigé à l’origine en anglais), a paru initialement en 1973, aux Editions Calmann-Lévy, dans la collection « Diaspora ».
[2] René Descartes, Discours de la Méthode (pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences), in Œuvres et Lettres, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1953, p. 126 (textes présentés par André Bridoux).
[3] Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, op. cit., p. 9-10.
N.B. : Sur la philosophie politique d’Hannah Arendt, voir également son recueil de textes intitulé L’Humaine Condition, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2012 (édition établie et présentée sous la direction de Philippe Raynaud). Sur la pensée politique de la même Hannah Arendt, on consultera aussi avantageusement certaines pages de son Journal de pensée (1950-1973), 2 vol., Editions du Seuil, Paris, 2005 (édité par Ursula Ludz et Ingeborg Nordmann, en collaboration avec le « Hannah-Arendt-Institut » de Dresde ; traduction de l’allemand et l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy).
N.B. : C’est encore Sartre qui, ici aussi, écrit l’adjectif possessif « son » et l’expression « dans le monde entier » en italiques.
[10] Cf. Bernard-Henri Lévy, L’Idéologie française, Grasset, Paris, 1981.
[11] Cf. Daniel Salvatore Schiffer, Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo, Editions L’Âge d’Homme, Lausanne, 1995, et Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle, Editions du Rocher, Paris, 1998 (enrichi d’un entretien avec Vàclav Havel).
[12] Cf. Repenser le rôle de l’intellectuel, sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2023.
En affirmant que la langue est « fasciste », le sémiologue Roland Barthes a été mal compris.
Dans l’émission « Face à l’info » du 4 décembre 2025 sur CNews, la journaliste Gabrielle Cluzel s’en est prise à une vidéo diffusée sur la chaîne YouTube du Parti de gauche, « parti fondé autrefois par Jean-Luc Mélenchon », a-t-elle rappelé. Elle y a découvert un entretien avec un certain Christophe Benzitoun, maître de conférences à l’Université de Lorraine, qui s’employait à faire le procès de l’orthographe. Gabrielle Cluzel s’inquiète. Or, ce procès est aussi peu nouveau que le militantisme et l’obscurantisme de ceux qui l’intentent. Cet enseignant, poursuit Gabrielle Cluzel, « commence par expliquer que la langue est une religion en France, qu’elle a remplacé la royauté de droit divin, qu’elle est quasiment sacrée. […] C’est très clair, l’idée est qu’il faut décapiter la langue comme on l’a fait avec le roi ».
D’après cet universitaire qui fait partie d’un groupe de linguistes qui s’opposent souvent à l’Académie française, le nombre et l’énormité des fautes d’orthographe dans les copies de nos collégiens jusqu’à celles de nos étudiants ne consacreraient nullement l’échec de l’Education nationale. Ce qui n’irait pas, c’est notre respectueuse soumission à l’arbitraire de notre sacro-sainte orthographe.
La maladie honteuse des copies de nos étudiants
Jean-Paul Brighelli, que les lecteurs de Causeur connaissent bien, normalien, agrégé de lettres, romancier, essayiste, chroniqueur, qui a traversé depuis ses jeunes années jusqu’à l’âge de la retraite tout l’échiquier politique du maoïsme à Marine Le Pen, est revenu à plusieurs reprises, avec une belle autorité et un humour corrosif, sur cette question de l’orthographe de notre langue réputée difficile. Ne nous refusons pas le plaisir de rappeler la phrase de Voltaire qu’il avait citée lors d’un entretien sur Boulevard Voltaire : « Marot a ramené deux calamités d’Italie, la vérole et l’accord du participe passé ». Brighelli s’était bien entendu empressé de désarmer les militants du grand ressentiment de gauche à l’égard de tout ce qui est français en ajoutant à cette savoureuse citation une précision : « Il est ici uniquement question de la règle d’accord du participe passé conjugué avec l’auxiliaire avoir avec le COD antéposé. Il est hors de question de toucher à la règle d’accord avec l’auxiliaire être. À noter, ajoutait-il, que cet accord n’a pas été respecté par une foule d’auteurs qui ont suivi Marot. L’un des plus grands grammairiens de l’époque qui s’appelait Meigret […] s’est violemment opposé à Marot en disant que ce n’était pas du tout le génie de la langue française. Un nombre considérable d’auteurs, Madame de Sévigné, Bossuet, etc., n’ont jamais suivi cette règle ».
Si ce maudit accord du participe passé était la seule règle de grammaire ignorée sur les bancs de l’Université, les professeurs tireraient-ils aussi souvent la sonnette d’alarme ? Ce qui les effare et les inquiète, c’est que ce sont les copies, de la première à la dernière ligne, qui ont attrapé la vérole et que celle-ci ne vient pas d’Italie. Les bases du français qui, il y a cinquante ans, étaient plutôt correctement maîtrisées, ne le sont plus aujourd’hui. Laissons de côté le parallèle osé que fait Gabrielle Cluzel avec la délinquance : « Ce n’est pas l’élève qui doit se corriger parce qu’il massacre l’orthographe, explique-t-elle, c’est l’orthographe qui doit se corriger parce qu’elle massacre l’élève. C’est la même chose en matière de délinquance : le bourreau n’est plus le délinquant c’est le policier. Finalement si on supprime le Bescherelle et le code pénal il n’y a plus de problème pour personne. » La délinquance ne serait-elle pas à chercher plutôt du côté d’un système éducatif qui massacre les élèves ?
Roland Barthes et la langue française
Ce qui laisse songeur dans l’analyse de Gabrielle Cluzel, c’est l’assurance avec laquelle elle désigne Roland Barthes comme celui d’où viendrait tout le mal : « On se rend compte au vu de cette vidéo, explique-t-elle, qu’au même titre que le drapeau, les frontières et tout ce qui définit notre nation, la langue doit disparaître. Vous savez ce que disait Roland Barthes, il disait déjà en 1977 : « La langue est fasciste ». Eh bien cela n’a jamais changé dans l’esprit de ces intellectuels d’extrême gauche ». Et la journaliste de leur opposer un Albert Camus disant « ma patrie, c’est la langue française » ou un Boualem Sansal parlant de « notre langue » comme on parle de « Notre-Dame ».
Il est dommage que Gabrielle Cluzel fasse dire à Roland Barthes ce qu’il n’a jamais voulu dire et qu’elle ne voie pas que l’adjectif « fasciste » est employé ici de façon métaphorique. Voici tout d’abord ce qu’il déclarait en mars 1980 dans un numéro hors-série de la revue Culture et communication, publiée par le ministère du même nom: « Il est bon de rappeler que le patrimoine n’est pas simplement ce dont on parle dans les médias : châteaux, églises ou orgues… Il pourrait se définir comme le désir collectif de la chose ancienne là où elle se trouve. […] Je crois que les sciences humaines, ces para-sciences, ont un rôle capital à jouer : explorer et éclairer […] ce que j’appellerais la crise patrimoniale, c’est-à-dire la crise du désir de culture qui se manifeste en particulier dans le domaine de la langue, donc de la littérature car la langue française est à mes yeux le plus beau patrimoine des Français. Il y a en effet à l’heure actuelle une crise de la langue française qu’il n’appartient pas seulement aux linguistes de définir. Les Français n’aiment plus leur langue. » Et Roland Barthes d’exprimer sa préoccupation en faisant, pour conclure, une proposition à l’Académie française qu’il n’hésite pas à qualifier d’ « institution prestigieuse » : « Je pense qu’il faudrait entreprendre des recherches pluridisciplinaires, recueillir divers témoignages, pour analyser en profondeur l’attitude affective et collective des Français à l’égard de leur langue ; ce serait en réalité le rôle salutaire de l’institution prestigieuse qu’est l’Académie française ; malheureusement elle ne fait rien en ce sens. »
Un fascisme qui ne passe pas
La phrase de Roland Barthes, prononcée lors de sa Leçon inaugurale au Collège de France en janvier 1977, avait à l’époque suscité un étonnement pour ne pas dire une réprobation, surtout dans les milieux dits de droite. S’agissait-il d’une provocation, d’une conviction chez celui pour qui « la langue française est le plus beau patrimoine des Français » ?
Notons pour commencer que la langue dont parle Barthes n’est pas la langue française, mais toute langue. « La langue, […], n’est ni réactionnaire ni progressiste ; elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». L’adjectif « fasciste » appartient bien au registre politique et désigne un régime contraignant dans lequel la collectivité nationale prime sur l’individu et l’annule. Son utilisation par Barthes est de l’ordre de la décharge électrique. Elle prélude à l’introduction de son véritable sujet, à savoir l’opposition de la langue et de sa métamorphose en littérature, de la langue et de sa libération par le travail d’écriture. Cet adjectif est donc utilisé par Barthes pour introduire à l’essence même de la littérature, à ce que nous avons de plus précieux à l’intérieur de la langue.
Avançons dans la lecture du texte pour entendre la charge de l’adjectif « fasciste » en dehors de son registre politique et éviter ainsi tout contresens : « Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas de la personne civile, de l’engagement politique de l’écrivain, qui, après tout, n’est qu’un « monsieur » parmi d’autres, ni même du contenu doctrinal de son œuvre, mais du travail de déplacement qu’il exerce sur la langue : de ce point de vue, Céline est tout aussi important que Hugo, Chateaubriand que Zola. Ce que j’essaye de viser ici, c’est une responsabilité de la forme. »
Insistons avec Barthes : « Les forces de liberté qui sont dans la littérature ne dépendent pas […] de l’engagement politique de l’écrivain ». Il est clair que Barthes n’est pas dans le registre politique. A Pierre Dumayet qui, lors d’une émission radiophonique, l’interrogeait sur son rapport à Marx et à Freud, il avait répondu qu’il avait traversé les idéologies sans jamais s’y installer.
Nul pouvoir… et le plus de saveur possible
Dans une lettre, Roland Barthes écrivait :« j’essaye de vivre selon les nuances que nous apprend la littérature ». Vivre selon cet ordre, c’est, pour lui, être aux prises avec deux obstacles inhérents à la langue : « l’autorité de l’assertion » et « la grégarité de la répétition ». Il s’agit donc de « fléchir son pouvoir implacable de constatation » et de parler autrement qu’en « ramassant ce qui traîne dans la langue » à savoir « le stéréotype ». Il faut être attentif à ce « pouvoir » que Barthes qualifie d’« implacable » (de « fasciste »), tant il sclérose la langue. Souvenons-nous en effet du final de sa Leçon inaugurale : « J’entreprends donc de me laisser porter par la force de toute vie vivante : l’oubli. Il est un âge où l’on enseigne ce que l’on sait ; mais il en vient ensuite un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas : cela s’appelle chercher. Vient peut-être maintenant l’âge d’une autre expérience : celle de désapprendre, de laisser travailler le remaniement imprévisible que l’oubli impose à la sédimentation des savoirs, des cultures, des croyances que l’on a traversés. Cette expérience a, je crois, un nom illustre et démodé, que j’oserai prendre ici sans complexe, au carrefour même de son étymologie : Sapientia : nul pouvoir, un peu de savoir, un peu de sagesse, et le plus de saveur possible ».
Parce qu’il fait de la littérature la couronne de notre langue, parce qu’elle est la gloire d’une libération de l’implacable pouvoir de l’« assertion » et du « stéréotype », il peut, en en surprenant certains, en en décevant d’autres, écrire en 1979 dans un essai de journal imaginaire publié dans la revue Tel Quel : « Tout d’un coup, il m’est devenu indifférent de ne pas être moderne » ; ou, en février 1980, déclarer : « Je pense qu’une écriture a besoin d’une hérédité, et qu’il y a des moments où il faut dire avec Verdi : « Tournons-nous faire le passé, ce sera un progrès « (Lettre de 1870) » ; ou encore paraphraser Schönberg pour qui « il est encore possible d’écrire de la musique en do majeur », et conclure ainsi son cours sur La préparation du roman : « En un sens l’objet de mon désir d’œuvre, ça serait d’écrire une œuvre en Do Majeur ».
Barthes et le poncif de la réforme de l’orthographe
Il eût été tout de même important de distinguer la question de la langue de celle de l’orthographe en se référant, parallèlement à la Leçon inaugurale, au texte que Roland Barthes publia dans Le Monde de l’Education en 1976. Encore eût-il fallu le lire à la lumière de la situation de l’époque et être attentif aux guillemets. On y retrouve bien sûr l’aversion de Barthes à l’égard de toute forme de pouvoir, notamment de celui qui prend prétexte des « ignorances » et des « étourderies » pour pénaliser l’élève. Voici tout d’abord la belle ouverture de ce texte : « Il manque au dernier roman de Flaubert un chapitre sur l’orthographe. On y aurait vu Bouvard et Pécuchet commander à Dumouchel toute une petite bibliothèque de manuels orthographiques, commencer par s’en enchanter, puis s’étonner du caractère comminatoire et contradictoire des règles prescrites, s’exciter enfin l’un et l’autre et ergoter à perte de vue : pourquoi cette graphie, précisément ? Pourquoi écrire Caen, Paon, Lampe, Vent, Rang, alors qu’il s’agit du même son ? Pourquoi Quatre et Caille [Ndlr : du bas latin médiéval Quaccola], puisque ces deux mots ont originairement la même initiale ? A la suite de quoi Pécuchet n’aurait pas manqué de conclure en baissant la tête : « L’orthographe pourrait être une blague ! » Voici maintenant le final de ce texte qui, lu avec finesse, ne peut apporter de l’eau au moulin de la bêtise au front de taureau : « Réformer l’orthographe ? On l’a voulu plusieurs fois, on le veut périodiquement. Mais à quoi bon refaire un code, même amélioré, si c’est de nouveau pour l’imposer, le légaliser, en faire un instrument de sélection notablement arbitraire ? Ce n’est pas l’orthographe qui doit être réformée, c’est la loi qui en prescrit les minuties. Ce qui peut être demandé, c’est seulement ceci : un certain « laxisme » de l’institution. S’il me plaît d’écrire « correctement », j’en suis bien libre, comme de trouver du plaisir à lire aujourd’hui Racine ou Gide ; l’orthographe légale n’est pas sans charme, car elle n’est pas sans perversité ; mais que les « ignorances » et les « étourderies » ne soient plus pénalisées ; qu’elles cessent d’être perçues comme des aberrations ou des débilités ; que la société accepte enfin (ou accepte de nouveau) de décrocher l’écriture de l’appareil d’Etat dont elle fait aujourd’hui partie ; bref, qu’on arrête d’exclure pour motif d’orthographe ». Il est évident que cette conclusion ne peut constituer un mot d’ordre pour une époque naufragée. Mise hier sous les yeux de militants irresponsables, cette mansuétude ne risquait-elle pas d’une certaine manière de devenir coupable ?
Lâcher les intellectuels… et aller jouer du piano
Il serait temps que ceux qui aiment la France et craignent de la voir disparaître, cessent de se laisser enfermer dans le confort d’un clivage devenu secondaire. C’est l’euro-mondialisme qui menace notre nation, c’est lui qui la défait. Contre ce destin funeste, Roland Barthes est un allié précieux qu’il serait temps de redécouvrir en méditant avec lui la phrase de Mallarmé qu’il aimait citer : « L’homme peut être démocrate, l’artiste se dédouble et doit rester aristocrate ». Cette nécessité du dédoublement a toujours été là, discrète, jusque dans ses lettres : « Ne vous verra-t-on pas un peu ? écrit-il, en 1956, à son ami le poète Georges Perros. Venez un peu rééquilibrer de votre sagesse [Ndlr : déjà présente, elle conclura la Leçon] tous ces intellectuels parisiens ; ils sont devenus complètement fous. Moi j’y résiste autant que je peux à grand renfort de sociologie (c’est très quiétiste), et de menus lâchages. » Et dans une lettre de 1957 : « Je rentre bientôt à Paris et vous fais signe aussitôt. On travaillera réellement quelque chose au piano. »
Il faut regarder notre époque avec l’œil glacé de celui qui sait que tout s’effondre lentement, dans un silence trompeur, entre éclats d’indignation et rumeurs médiatiques. La France, ce pays chargé de mémoire et de gloire, n’est plus qu’un théâtre où s’affrontent, à mots couverts, deux visions du monde. Ce qui se présente comme un progrès de l’antiracisme, du féminisme ou encore de la conscience écologique, comme une avancée morale, n’est qu’un front parmi d’autres dans une guerre civile à bas bruit, une guerre dont le terrain est celui des consciences, des institutions et des mots mêmes.
L’ère de la victimisation
La figure de la victime a pris une puissance insoupçonnée. La douleur, réelle ou supposée, est devenue un instrument de pouvoir. Une militante propulsée égérie d’une marque de luxe, un professeur congédié pour avoir interrogé les dogmes du moment, des institutions paralysées par la peur de l’accusation : ce n’est pas une anecdote, c’est un signe. La plainte vaut reconnaissance, l’injure proclamée vaut ascension sociale, et la repentance des élites sert de marchepied à ceux qui savent transformer le ressentiment en avantage.
Charles Rojzman vient de publier « La société malade », FYP éditions, 224 pages.
Dans ce monde, la compétence et la pensée cèdent la place à la performance de la souffrance. L’université, les médias, les institutions ne sont plus des lieux de savoir ou de débat, mais des sanctuaires où règne l’indignation codifiée. La nuance est suspecte, la contradiction est criminelle. On n’évalue plus les idées ; on jauge la blessure supposée de celui qui les exprime. Et quiconque échappe à cette logique est disqualifié, isolé, parfois réduit au silence.
Derrière cette mécanique, des stratégies bien plus anciennes se dessinent. D’autres sociétés ont depuis longtemps compris que la douleur historique peut devenir un capital politique : des régimes qui transforment leurs traumatismes en instruments de contrôle ; des mouvements qui font de la victimisation un moyen de cohésion et de pouvoir. Ici, le processus est plus feutré, plus subtil, mais tout aussi efficace. La gauche radicale française, en particulier, a fait de l’occupation des souffrances minoritaires un mode de gouvernance culturelle et symbolique. Les institutions sont investies, les récits réécrits, les repères traditionnels contestés, le pays représenté comme un oppresseur permanent.
C’est dans ce cadre que la France insoumise a trouvé son terrain d’élection : elle a élevé la « cause palestinienne » au rang de matrice victimaire universelle. Non pas par souci géopolitique, ni même par solidarité véritable, mais parce que la Palestine offre le modèle parfait — infiniment exportable — d’un peuple sacralisé par la souffrance, opposé à un oppresseur diabolisé, schéma binaire dont elle se sert pour relire toute la société française. La France insoumise ne parle pas de la Palestine : elle s’en sert. Elle en fait un drapeau intérieur, un levier pour refaçonner les loyautés au sein des quartiers, pour rallier les colères disponibles, pour installer l’idée que la République elle-même est l’oppresseur systémique, la transposition locale de l’« occupant ».
Une mécanique puissante
Ainsi, la question israélo-palestinienne cesse d’être un conflit lointain : elle devient l’armature imaginaire d’une guerre civile française fantasmée, où l’insoumission recycle les catégories géopolitiques dans le champ moral intérieur. La figure du Palestinien souffrant devient l’emblème absolu de toute lutte : une bannière qui permet d’excommunier, de menacer, de rejeter hors du champ démocratique quiconque ose nuancer, contextualiser, penser autrement. Ce transfert symbolique est l’un des mécanismes les plus puissants de la politique victimaire contemporaine.
Dans ce contexte, se joue une guerre civile à bas bruit : non avec des armes visibles, mais avec des accusations, des ostracismes, des stratégies de mise au pas morale. Les salles de classe, les médias, les tribunaux de l’indignation sont les champs de bataille. Les blessures symboliques remplacent les blessures physiques. Les discours victimaire et de réparation deviennent des instruments de pouvoir, des instruments de transformation de la société, des instruments de conquête des institutions.
La France insoumise le sait et y excelle : elle transforme les affects, les chagrins et les humiliations supposées en armes de coalition, en outils d’intimidation, en discipline interne. Elle impose, par la charge émotionnelle, un ordre moral qui n’a plus rien de démocratique : un ordre inquisitorial fondé sur la sacralisation de la souffrance et la culpabilité de l’autre.
Cette guerre est lente, diffuse, mais déjà efficace. Elle redessine les hiérarchies, elle reconfigure les loyautés, elle fait plier des vies entières à la logique de l’offense permanente. Elle ne se mesure pas au fracas des armes mais à l’érosion du langage, à la confiscation du droit de nommer les choses, à la paralysie de ceux qui veulent encore penser par eux-mêmes.
La France se tient alors dans un état d’équilibre fragile, oscillant entre mémoire et renoncement, fidélité et oubli, continuité et dissolution. Les forces qui s’y opposent ne sont pas héroïques : elles persistent dans l’ombre, elles tiennent aux marges, elles gardent le silence et la pensée intacte, souvent invisibles mais déterminantes. Elles sont la trace d’un pays qui, même sous l’assaut des nouvelles orthodoxies, conserve encore quelque souffle, quelque capacité à demeurer lui-même.
Ainsi se déploie notre époque : entre la politique victimaire qui dicte les formes, la restructuration silencieuse des institutions, l’usage opportuniste des souffrances du monde — Palestine en tête — et la guerre diffuse qui s’y joue. Les armes sont invisibles, les fronts sont souterrains, mais le combat existe — un combat qui redéfinit la France, ses symboles, ses récits, et la place de chacun dans le monde.
Le halal ne se cantonne plus aux étals des rayons alimentaires. Le marché des vêtements et des produits cosmétiques conformes aux prescriptions de l’islam est en plein essor et tout le monde veut sa part du gâteau, des sites made in China aux maisons de haute couture européennes.
À quoi ressemblera la femme française dans cinquante ans ? À une héritière de Brigitte Bardot, libre, audacieuse, cheveux au vent et rouge à lèvres éclatant ? Ou à une ombre silencieuse, austère, tête couverte et silhouette camouflée ? Si la question se pose aujourd’hui, c’est que le halal gagne chaque jour davantage de terrain dans notre pays et qu’il ne se cantonne plus aux étals des boucheries et des grandes surfaces alimentaires. Il se décline à présent dans les rayons mode et beauté. Et s’infiltre dans la garde-robe et la salle de bain de nombre de nos concitoyennes.
Mode « modeste »
Dans le jargon de la grande distribution, ce phénomène porte un nom : la « modest fashion ». Manière politiquement correcte de désigner les habits et les produits cosmétiques conformes aux prescriptions de l’islam. Toute une panoplie censée obéir au verset 26 (« la pudeur fait partie de la foi ») de la sourate du Coran dite « Al-Arâf » (« La Muraille »), dans laquelle il est annoncé que, lors du Jugement dernier, une barrière séparera les bons musulmans, qui seront sauvés, du reste de l’humanité, qui sera damnée.
Zalando, Uniqlo, H&M, Décathlon, Marks & Spencer : la plupart des grandes marques commercialisent désormais des gammes de modest fashion. Il faut dire que le marché mondial du vêtement islamique est colossal. En 2025, selon le cabinet de conseil en marketing new-yorkais DinarStandard, il représentera environ 350 milliards de dollars de chiffre d’affaires, en hausse de 15 % par an. Et en France, d’après un récent sondage IFOP, 31 % des femmes musulmanes déclarent porter le voile (45 % quand elles ont moins de 25 ans), contre 19 % en 2003.
Les grands sites de e-commerce ont eux aussi flairé le bon filon. Chez le Chinois Shein, les abayas commencent à la taille 2 ans, tandis que dans le catalogue de son concurrent Temu, il existe des modèles à moins de dix euros. Mais les meilleurs fournisseurs restent bien sûr les boutiques en ligne spécialisées, comme Dar Al Iman, basée à Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui propose par exemple l’ensemble « Mon cocon d’hiver », composé d’une étole à carreaux gris, dont l’esthétique évoque davantage la grille de prison que le tartan écossais. Détail intéressant : le visage du mannequin qui porte le modèle sur le site a été soigneusement gommé à la palette graphique. Une invisibilisation pour satisfaire le public intégriste, selon qui une femme convenable a certes le droit de sortir de chez elle, mais à condition d’exprimer une certaine honte dans sa mise et d’effacer tout ce que son apparence peut renvoyer non seulement de sexuel, mais aussi de sexué et même de naturel, et ce dès le plus jeune âge.
La haute couture ne néglige pas le bon filon
La haute couture n’est pas en reste. En 2016, les créateurs milanais Dolce & Gabbana ont lancé une collection de hijabs. En 2021, leur compatriote Valentino a présenté 15 références d’abayas. Aujourd’hui, c’est le Florentin Roberto Cavalli qui propose des caftans épurés. Sur Instagram, des influenceuses voilées connues sous les pseudonymes « OumMinimalist », « Rriihhaab » ou « NourAndNissa », et même l’homme d’affaires qui se fait appeler « Hattek.hb3 » encouragent à monter des « business » autour du foulard islamique, et diffusent des tutoriels où l’on apprend aux jeunes femmes comment choisir sa tenue au gré des circonstances, notamment quand elles sont en présence de « mahrams », ces messieurs avec qui, dans le mode de vie islamique, une certaine mixité est permise car ils appartiennent à l’entourage proche validé par le chef de famille.
Le mouvement de la mode halal est si puissant qu’il s’est même invité l’automne dernier en plein quartier du Marais, haut lieu bobo et gay-friendly de la capitale. À l’occasion du ramadan, la marque de modest fashion Merrachi, créée par une jeune Néerlandaise d’origine marocaine, a ouvert une boutique « pop up » rue de Turenne à Paris et annoncé l’événement dans un clip vidéo où la tour Eiffel s’est retrouvée enveloppée d’un hijab géant tandis qu’un slogan, ne laissant aucun doute quant à l’intention militante de l’opération, proclamait : « Le gouvernement français déteste voir Merrachi arriver. » Aussitôt, des queues immenses de femmes voilées se sont formées devant l’adresse éphémère. On se serait cru à Téhéran ou à Kaboul. Opération réussie. Obscurantisme : 1, République : 0.
Le marché mondial de la cosmétique halal est lui aussi en plein boom. Il dépasse aujourd’hui 78 milliards d’euros par an et pourrait atteindre 120 milliards d’ici 2027. En France, les marques Khadija, Alhalal Cosmetics et France BioHalal figurent parmi les plus célèbres sur ce segment, tandis que le magasin chic Hasna, sur les Champs-Élysées, importe des produits de beauté venus d’Asie et du Golfe. Autour de cette offre s’est organisé un solide écosystème, avec ses maquilleuses « compatibles », ses esthéticiennes certifiées « conformes » et ses médias dédiés comme Gazelle, revue féminine qui conjugue hijab et mascara.
Cocorico, dans ce secteur très lucratif, un industriel français s’est taillé une part du lion : la société IPRA Fragrance, basée près de Grasse, la Mecque, si l’on ose dire, de la parfumerie mondiale. Sans alcool ni graisses animales, ses huiles essentielles sont certifiées halal par la Grande Mosquée de Paris, qui prélève en échange 1 % du chiffre d’affaires. Ces extraits se retrouvent dans des flacons à bille de 5 ml – aux noms inspirants comme « Sultan », « Baraka » ou « Tahara » – qui sont vendus pour quelques euros sur MuslimShop ou CDiscount, et qui contiennent le plus souvent du musc, car selon la tradition, « la sueur de Mahomet sentait le musc ».
Et les féministes dans tout ça ? Si promptes à s’indigner face à aux publicités trop « stéréotypées » ou aux jouets trop « genrés », elles se montrent curieusement beaucoup plus discrètes quand il s’agit de condamner l’évidente domination masculine à l’œuvre dans la modest fashion. D’où vient le silence coupable des progressistes devant l’inquiétante prétention patriarcale des barbus à codifier le look des femmes ? Lâcheté, bêtise ou hypocrisie ? Il n’est hélas pas impossible que les trois explications se cumulent.
On se demande sincèrement quel moustique a piqué Aymeric Caron pour qu’il en arrive à proposer la semaine de travail de 15 heures.
Un moustique exotique, sans doute. Un moustique nourri aux slogans, porteur d’une fièvre idéologique particulière : celle qui consiste à croire qu’un pays peut fonctionner en travaillant moins, en produisant moins, en gagnant moins… tout en dépensant beaucoup plus.
Il ne s’agit pourtant ni d’une boutade, ni d’un happening militant, ni d’un poème sur le temps libéré, mais bien d’une proposition politique sérieuse. Sérieuse au sens administratif du terme: elle mérite donc d’être prise au mot. Calmement. Méthodiquement. Jusqu’au bout de sa logique.
L’hôpital à 15 heures : soigner en théorie
Commençons par un secteur marginal : l’hôpital. Si infirmières, médecins, aides-soignantes, kinésithérapeutes et agents de surface hospitalière travaillent 15 heures par semaine, leur temps de présence est mécaniquement réduit de près de 60 %. Pour maintenir le même niveau de soins, il faudra donc multiplier les effectifs par deux ou trois. Ce n’est pas une opinion politique, c’est une règle de trois. Mais embaucher ne suffit pas. Il faut former. Or les formateurs, eux aussi, ne travailleront que 15 heures par semaine. Ils ne pourront donc former qu’une fraction des futurs soignants. Il faudra donc recruter davantage de formateurs, former ces formateurs, recruter des formateurs chargés de former les formateurs formant les soignants. La formation devient donc l’activité centrale de l’hôpital. Le soin devient une perspective.
Pour accueillir ces cohortes en formation, il faudra agrandir les instituts, créer de nouvelles salles, multiplier les structures pédagogiques, augmenter les capacités logistiques. Autrement dit : construire.
Le BTP à 15 heures : bâtir l’impossible
Ces bâtiments devront être construits par des ouvriers du BTP soumis, eux aussi, à la semaine de 15 heures. Leur productivité étant mécaniquement divisée, il faudra recruter massivement. Mais ces ouvriers devront être formés. Par des formateurs du BTP travaillant 15 heures par semaine.
Il faudra donc recruter davantage de formateurs du BTP, former ces formateurs, recruter des formateurs chargés de former les formateurs du BTP, puis former les formateurs de formateurs, eux aussi limités à 15 heures. Les bâtiments nécessaires à la formation des ouvriers ne pourront être construits qu’une fois les ouvriers formés, par des formateurs formés, dans des bâtiments à construire. Le BTP ne sera pas paralysé : il sera pédagogiquement saturé.
Les administrations à 15 heures : administrer l’absence
Généralisons maintenant la proposition d’Aymeric Caron à l’ensemble des administrations : impôts, CAF, justice, préfectures, collectivités territoriales.
Avec des agents travaillant 15 heures, la capacité de traitement des dossiers s’effondre. Pour maintenir les délais — déjà largement théoriques — il faudra tripler les effectifs. Ces agents devront être formés par des cadres travaillant 15 heures, eux-mêmes formés par d’autres cadres travaillant 15 heures. Il faudra donc recruter des cadres, former ces cadres, recruter des cadres chargés de former les cadres chargés de former les agents chargés de traiter des dossiers qui ne seront jamais clos.
L’administration ne disparaît pas. Elle devient auto-référencée, circulaire, kafkaïenne : chacun forme quelqu’un qui n’est pas encore là, pour un service qui n’est plus rendu, dans un bâtiment qui n’existe pas encore.
Un pays qui ne travaille plus et ne paie plus d’impôts
Tout cela a un coût. Un coût public colossal. Plus de personnels, plus de formations, plus de bâtiments, plus de cadres, plus de structures. Mais le cœur du problème n’est pas seulement la dépense. Il est fiscal. Avec une semaine de 15 heures, il ne s’agit pas simplement que les Français paient moins d’impôts. Il s’agit du fait que la grande majorité d’entre eux n’en paiera plus du tout.
Des salaires amputés, des revenus divisés, des millions de Français mécaniquement sortis de l’impôt sur le revenu. La base fiscale ne se contracte pas : elle disparaît. Reste alors une minorité de hauts revenus, quelques grandes entreprises, quelques acteurs économiques encore solvables. Ils devront compenser le manque à gagner devenu abyssal. Ils seront donc surtaxés. Toujours plus. Et c’est ici que le dernier étage s’effondre. Les hauts revenus partiront. Les grandes entreprises délocaliseront. Les capitaux quitteront le pays. Non par idéologie, mais par simple logique économique.
On ne retient pas la richesse par décret. On ne taxe pas indéfiniment ce qui est mobile pour financer ce qui ne produit plus rien. On ne fait pas fonctionner un pays en punissant ceux qui travaillent encore. La semaine de 15 heures ne redistribue pas la richesse : elle organise sa fuite, puis son évaporation.
La spirale finale : la pauvreté comme horizon
Moins de travail. Moins de production. Moins de revenus. Moins d’impôts. Plus de dépenses publiques. Plus de taxes sur une base de plus en plus étroite. Plus de départs. Encore moins de recettes. Ce n’est pas une dérive. C’est une spirale parfaitement cohérente.
La proposition d’Aymeric Caron ne vise pas une société plus juste. Elle vise une société uniformément appauvrie, où la pauvreté devient une valeur morale, presque un projet politique. Un pays où l’on travaille peu, où l’on produit peu, où la majorité ne paie plus d’impôts, où ceux qui pourraient encore en payer partent et où l’État, privé de ressources, continue pourtant de grossir.
Conclusion : l’expérimentation raisonnable
Il existe pourtant une solution raisonnable, prudente, expérimentale.
Puisque la semaine de 15 heures semble tant séduire son auteur, commençons modestement. Par une expérimentation à petite échelle. Proposons à M. Aymeric Caron une formation élémentaire en économie, limitée à 15 heures par semaine, bien entendu. Observons les résultats, calmement, à son échelle, sur quelques années. Si cette formation permet de comprendre qu’on ne finance ni un hôpital, ni un État, ni des services publics avec du temps libre, des revenus inexistants et des contribuables en fuite, on pourra toujours en tirer des enseignements.
Et si ce n’est pas le cas, on aura au moins évité de transformer la France entière en terrain d’expérimentation idéologique. La prudence, en matière sociale et économique, consiste parfois à ne tester la pauvreté que sur un seul cobaye, plutôt que de la généraliser à tout un pays.