Alors que la Première ministre japonaise Sanae Takaichi continue de refuser de retirer ses propos sur Taïwan, Pékin intensifie ses critiques contre Tokyo et multiplie les déclarations agressives. Mme Takaichi avait déclaré au Parlement japonais que l’usage de la force contre Taïwan pourrait constituer une « situation menaçant l’existence » du Japon. Sur le plan militaire, la semaine dernière, deux bombardiers russes Tu-95, capables de transporter des armes nucléaires, ont traversé la mer du Japon pour rejoindre deux bombardiers stratégiques chinois H-6 en mer de Chine orientale, avant d’effectuer un vol conjoint autour du Japon.
La réaction chinoise aux récents propos de la Première ministre japonaise Sanae Takaichi marque une rupture nette entre les deux pays. Pékin a déchaîné une violence verbale et diplomatique inédite, révélant les lignes de fracture majeures de l’Asie orientale : Taïwan, la mémoire de la guerre et le réveil stratégique du Japon.
Le 7 novembre 2025, répondant aux questions de la Diète (Parlement japonais) à propos d’un conflit possible dans le détroit de Taïwan, la Première ministre japonaise Sanae Takaichi, 64 ans, a prononcé une phrase d’apparence prudente, mais au poids constitutionnel considérable : « Le déploiement de navires de guerre et le recours à la force pourrait constituer une menace pour la survie du Japon. Nous devons envisager le scénario du pire », laissant entrevoir la possibilité d’une entrée en guerre du Japon contre la Chine.
Le dragon chinois voit rouge
Dans le cadre de la Constitution pacifiste japonaise datant de 1947, imposée par les États-Unis qui occupent un Japon défait, cette notion de « mise en péril de la survie nationale » est déterminante : elle constitue l’un des rares fondements juridiques permettant un engagement militaire et défensif, conditionné à une agression chinoise contre Taïwan. Mais Pékin a choisi d’y voir tout autre chose.
A lire aussi: Miroir, mon beau miroir
La Chine a immédiatement interprété les propos de cette ultra-monarchiste, fan de Heavy Metal, comme une ingérence directe dans ce qu’elle considère comme une affaire de souveraineté intérieure. Pour le Parti communiste chinois (PCC), Taïwan n’est pas seulement un enjeu géopolitique : c’est un pilier idéologique du régime, un marqueur de légitimité historique et nationale depuis que la République populaire de Chine a été proclamée en 1949 au prix d’une longue guerre civile entre les communistes de Mao Zédong et les nationalistes du Kouomintang du général Tchang Kaï-chek.
Dans sa fuite, ce dernier s’était replié sur l’île de Formose (autrefois occupée par le Japon entre 1895 et 1945) avec ses troupes et avait profité des troubles pour proclamer une république indépendante, appuyé par Washington. Une hérésie territoriale pour Pékin qui considère toujours Taïwan comme « une simple province séparatiste ».
Une escalade verbale d’une rare violence
La virulence des réactions chinoises a surpris jusqu’aux observateurs les plus aguerris. Le consul général de Chine à Osaka, Xue Jian, a publié — avant de le supprimer — un message glaçant sur le réseau X : « Ce cou immonde qui s’immisce sans permission doit être coupé sans hésitation. Êtes-vous prêt ? »
Les médias d’État ont suivi le mouvement. Le Quotidien de l’Armée populaire de libération a menacé le Japon d’une « riposte cinglante », avertissant que « jouer avec le feu » conduirait à une conflagration incontrôlable. Plus troublant encore, certaines attaques ont pris une tournure ouvertement misogyne. Hu Xijin, ancien rédacteur en chef du Global Times, a qualifié la Première ministre japonaise de « sorcière maléfique », révélant la dimension émotionnelle et décomplexée de la campagne anti-Takaichi.
Dans une mise en scène soigneusement calculée, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Lin Jian, a cité la déclaration de Potsdam de 1945 comme argument de réponse au Soleil levant, rappelant que la souveraineté japonaise serait limitée à certaines îles — sans mentionner Okinawa. Une omission lourde de sens pour Tokyo, où persiste la crainte qu’une annexion de Taïwan ne soit suivie d’une remise en cause des îles Senkaku, voire d’Okinawa elle-même. Au plus fort des tensions, les garde-côtes chinois ont même déployé des navires autour des Senkaku, tandis que Pékin lançait des exercices de tirs réels en mer Jaune afin de démontrer leur puissance, provoquant l’irritation de Tokyo qui n’a jamais caché qu’elle entendait installer une base militaire sur ces îles revendiquées de part et d’autre, agrémentés de missiles américains.
« La Chine ne permettra jamais aux forces d’extrême droite japonaises de faire reculer le cours de l’histoire, jamais à des forces extérieures de s’emparer de Taïwan, et jamais au militarisme japonais de renaître. Le militarisme japonais est l’ennemi des peuples du monde entier », a déclaré Guo Jiakun, autre porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, qui a curieusement accusé les autorités de Taïwan de « blanchir la domination coloniale et l’oppression japonaises [sur l’île] en les qualifiant de « développement » et de « contribution », tournant le dos à la nation chinoise, trahissant Taïwan pour s’attirer les faveurs du Japon ».
L’escalade ne s’est pas limitée au champ militaire ou diplomatique. La Chine a activé ses leviers économiques et sociétaux: avertissements officiels déconseillant les voyages au Japon, remboursements de billets d’avion, alerte du ministère de l’Éducation visant spécifiquement les étudiants chinois au Japon. Objectif avoué de la Chine: créer un climat d’insécurité, tout en signalant au Japon sa vulnérabilité économique.
Pékin accuse le Japon de révisionnisme
À l’approche du 80ᵉ anniversaire de la « victoire de la guerre de résistance contre l’agression japonaise », selon les propres termes du PCC, les tensions diplomatiques se sont encore accrues entre les deux nations. Le 12 décembre, Guo Jiakun, dans une longue déclaration accusatoire, a profité des festivités qui seront organisées à cette occasion, pour dénoncer le « militarisme japonais », les visites continues au sanctuaire Yasukuni des ministres venus honorer la mémoire des héros de la Seconde Guerre mondiale enterrés dans ce lieu controversé, la réécriture des manuels scolaires japonais et « l’instrumentalisation » du dossier taiwanais par Tokyo. Cette rhétorique n’est d’ailleurs pas improvisée: elle s’inscrit dans une stratégie bien rodée de mobilisation nationaliste de la part de la Chine, où le Japon reste l’ennemi historique idéal.
A lire aussi: Donald Trump et la fin d’un Occident
Tout au long de sa carrière de députée et de ministre, la Première ministre Sanae Takaichi n’y a pas été avec le dos de la cuillère concernant les différents chapitres inhérents à l’occupation de l’Asie par le Japon, outrageant plus d’une fois la Chine. Elle n’a pas hésité à brandir l’oriflamme du révisionnisme ambiant et à se l’approprier à des fins politiques. Réfutant le terme de « femmes de réconforts » (Chinoises ou Coréennes soumises au bon plaisir des soldats japonais), elle a qualifié l’invasion japonaise de la Mandchourie en 1931 de « guerre d’autodéfense », refusant toute repentance, niant le massacre (« viol ») de Nankin, au cours duquel des centaines de milliers de civils chinois ont été tués entre 1937 et 1938 ou ne se privant pas de réécrire l’histoire à sa sauce, pointant l’invasion de l’Etat du Mandchoukouo (un des nombreux territoires indépendants créés de toute pièce par les Japonais au cours de l’occupation de la Chine, ici en faveur du dernier Empereur de Chine Pu Yi) comme une « avancée vers le sud » par un Etat étranger (une annexion par l’Union soviétique – ndlr).
Pékin prisonnier de sa propre propagande
Selon William Yang, analyste principal pour l’Asie du Nord-Est au Crisis Group, la marge de manœuvre de Pékin est cependant réduite: « La Chine instrumentalise depuis longtemps l’exacerbation du sentiment anti-japonais pour rallier l’opinion publique » et donner l’impression d’une Chine unie, prête à se lever comme un seul homme face aux shoguns japonais.
Stephen Nagy souligne que Mme Takaichi parle en réalité et avant tout à son électorat conservateur, désireux de rompre avec ce qu’il perçoit comme une complaisance excessive envers Pékin sous le gouvernement précédent. Elle ne regrette pas ses propos, affirme-t-il, et entend « contrer la tentative chinoise de présenter le Japon comme une puissance militariste — ce qu’il n’est pas », selon ce professeur à l’Université chrétienne internationale de Tokyo.
Aucune excuse, aucune rétractation : Sanae Takaichi a seulement promis d’éviter à l’avenir des « scénarios trop explicites ». Insuffisant pour Pékin, qui exige un retrait pur et simple de ses propos. Ce que la principale concernée continue de refuser de faire. « La paix et la stabilité dans le détroit de Taïwan sont essentielles non seulement à la sécurité du Japon mais aussi à la stabilité de la communauté internationale. Nous avons toujours souhaité que les questions relatives à Taïwan soient résolues pacifiquement par le dialogue », a rappelé en guise d’avertissement à peine voilé, de son côté, le porte-parole du gouvernement nippon. Cette crise révèle cependant une vérité plus profonde : la Chine ne tolère plus la moindre ambiguïté stratégique autour de Taïwan. En s’en prenant avec une telle violence au Japon, Pékin cherche autant à dissuader qu’à intimider — Tokyo, mais aussi l’ensemble des démocraties asiatiques. Dans cette partie d’échecs géopolitique, la Chine montre sa force. Mais elle révèle aussi ses peurs : celle d’un Japon qui, enfin, cesse de baisser les yeux.




