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Françoise par Caroline

« Françoise par Sagan », actuellement au Théâtre de Poche, à Paris


Françoise par Caroline
© Lioneel Blancafort

Tous les lundis à 21 heures, Caroline Loeb est Françoise Sagan au Théâtre de Poche Montparnasse sur une mise en scène d’Alex Lutz avec la collaboration de Sophie Barjac. L’intelligence sans fard, la drôlerie frivole, la profondeur non pesante, la malice de la romancière éclatent sur la scène dans une interprétation virtuose. « Françoise par Sagan » est un cadeau de Noël.


D’abord, il y a le mimétisme. Presque la copie conforme. Le trouble est délicieux. La même démarche, les sautillements, puis les recroquevillements, la manière de porter sa cigarette, de traverser la scène comme si elle voulait éviter les danseurs fatigués sur la piste de chez Castel. Les pauses aussi dans le noir, de profil, dans un demi-silence, est-ce un chat noir des boulevard ou Juliette Gréco sortie des caves de Saint-Germain ? Sphynx des « fifties », parfum de Normandie, herbes folles et roulette de casino, petit matin pluvieux et amitiés fécondes, Sagan est bien là, devant nos yeux. Son incarnation. Sa poursuite. Difficile de faire la différence. Dès les premiers instants, on voit danser cette cavalcade qui a surgi dans le paysage littéraire après le Prix des Critiques en 1954. Elle secoua si fort l’édition que cette vieille maîtresse acariâtre ne s’en est toujours pas remise. Son onde oscille encore. Il ne s’agit pas d’une imitation qui serait grotesque et déplacée, il s’agit plutôt d’une survivance de la mémoire. Entre nous, dans l’intimité du théâtre où le faux et le vrai perdent la raison, on visite un monument de la littérature. Une idole d’un métier aujourd’hui disparu. On voyage avec elle, dans ses mots (le texte de la pièce est tiré des entretiens de « Je ne renie rien »).

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Tout est là, en place, les gestes naturels, l’impression très agréable de passer une soirée dans le feutré d’un bar d’hôtel, d’échanger des confidences avec l’enfant chérie des librairies, de comprendre sa mécanique, de se frotter à cette montagne. Sagan n’est pas un charmant petit monstre, elle est une montagne de volonté, un monstre de travail. Un bulldozer qui ne sue pas. On est aux anges car la chorégraphie s’anime. Le côté fluet de ballerine, bourgeoise propédeutique, fille de famille espiègle et taiseuse s’agite et puis, le côté terrien, cette franchise et cette absence de jugement dans ses propos, nous terrassent par son intelligence si peu commune. Françoise était une fille du Lot, elle déroute par son honnêteté. Contrairement aux spécimens menteurs de son espèce, elle n’esquive pas. Frontale. Elle assume tout, ses dévers et ses succès. Ses excès de vitesse et ses addictions. Elle ne se victimise jamais, elle a trop d’honneur. Elle ne quémande rien. On est saisi par cette silhouette d’un autre temps, de mise modeste, qui bientôt va laisser éclater son brio. Un brio non trafiqué pour épater la galerie, un brio de naissance, d’essence pure. Caroline Loeb, magistrale, jamais caricaturale, fluide et décidée, avance dans l’épure. Parfois, elle se déchausse ; parfois elle nous tourne le dos. L’arabesque est souple. Les ruptures de lumière l’habillent. Les coutures de la mise en scène disparaissent. Elle fait corps avec son personnage et nous avec cette figure. Rarement, j’ai entendu une telle qualité d’écoute dans une salle parisienne un lundi de décembre ; ce soir-là, même les tousseurs et les marmonneurs se sont tus. Par respect. Sagan ou Loeb, on ne sait plus très bien, nous obligent à une certaine vérité. Après, le corps, la voix si reconnaissable, si identifiable, surtout dans ses accélérations finales, se glisse dans la nuit d’hiver. Caroline Loeb se dédouble.

Il y avait chez Françoise Sagan, une rythmique propre à La Fontaine, c’était finalement une moraliste endiablée, elle avait le bonheur enfantin de construire des phrases, de surprendre son auditoire et de feindre l’indifférence avec un clin d’œil. Elle ne jetait pas les mots à la va-vite, elle en mesurait l’écho, elle s’en amusait, se délectait même de leur impertinence et pourtant, elle ne voulait pas tricher. Là, réside sa supériorité intellectuelle. Comme un bon joueur de poker, elle masquait ses coups, mariait les paradoxes, et nous mettait à terre par une fulgurance. Elle dégainait des maximes sans l’air d’y toucher. La morale de ses anecdotes, de ses souvenirs, de ses turpitudes est purificatrice dans notre époque vermoulue. Caroline Loeb nous transmet cette vivacité d’esprit-là.

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Michel Bouquet avait des doutes sur l’art d’enseigner la comédie, il disait seulement à ses élèves, de ne pas trahir le texte. Rien que le texte. Caroline Loeb nous donne la pulpe du texte. Elle évoque l’enfance, l’argent, l’amour, la mort, la sexualité, le théâtre, l’amitié, la nature, la solitude et l’écriture. Entre nous, sur l’écriture, on dit beaucoup de choses banales et gonflées, la banalité était étrangère à Sagan.



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Journaliste et écrivain. Dernières publications : "Tendre est la province", (Équateurs), "Les Bouquinistes" (Héliopoles), et "Monsieur Nostalgie" (Héliopoles).

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