Accueil Site Page 444

L’indigne Georges Despaux

Le roman de Cécile Chabaud retrace l’étrange parcours de Georges Despaux (1906-1969). Ce collabo notoire a été déporté par les nazis à Auschwitz et Buchenwald puis condamné à l’indignité nationale à la Libération. L’horreur des camps a pourtant révélé chez ce marginal une grande humanité.


Certains d’entre nous vivent entre chien et loup : dans la lumière, ils se perdent, dans l’ombre, ils s’égarent. Ils incarnent notre humanité inquiétante et pitoyable et, parfois, admirable. C’est le travail de l’écrivain de remonter la piste qui mène de leur déchéance à leur énigme. Cécile Chabaud est un écrivain.

Pendant la guerre, M. Mélenchon aurait-il été résistant ou prudent ? Maquisard en blouson de cuir ou petit pépère du peuple en charentaises ? Ne pouvant répondre pour moi-même, je ne saurais me prononcer pour notre trotskyste d’arrondissement. Mais je l’imagine sans peine, à la Libération, en imprécateur de prétoire. Les coupables, réels ou supposés, auraient-ils eu la moindre chance devant ce justicier expéditif qui se serait levé tôt pour requérir, ce « matin du 6 décembre 1945, où s’ouvrait le procès d’un salaud » ?

C’est compliqué !

L’homme que l’on va juger, à Pau, se nomme Georges Despaux (1906-1969). Souffreteux, contrefait, il a l’apparence de ces personnes prodigieusement maigres, avec, dans le regard, un reflet de lassitude et de découragement, et que l’on appelait les déportés. D’ailleurs, c’est un déporté : d’abord à Auschwitz, ensuite à Buchenwald, où il se lie d’une amitié fraternelle avec Samuel, un juif originaire de Louvain, en Belgique. Pourtant, peu de temps avant sa déportation, il avait écrit des articles éclaboussés d’une tache indélébile d’encre antisémite, dans une feuille de chou éditée par la branche locale du Parti populaire français (PPF), fondé par Doriot, que Sophia Chikirou croit reconnaître dans Fabien Roussel, actuel chef du Parti communiste, auquel appartenait avant sa conversion au nazisme ce même Doriot !

Contre l’illusion de l’apparence

Cécile Chabaud ne dissimule rien des fautes, ni rien de leur gravité, de ce personnage auquel elle donne un destin : de cet homme qui eut une existence physique, elle fait une création littéraire. C’est par la fiction, cette chance supplémentaire accordée au réel, qu’elle fonde cette personnalité trouble autant que troublante, acharnée à se perdre, à s’égarer dans les passions tristes, à suivre les conseils de cette présence négative qui vient le visiter régulièrement, qu’au fond il exècre, mais dont il est sûr qu’elle nuira définitivement à sa réputation, jusqu’à le rendre « indigne » de vivre au milieu des hommes…

A lire aussi: Patrice Jean, le dos au mur, choisit la littérature

Il est malaisé d’entrer dans les détails d’un récit impeccablement construit. Despaux, guidé par un esprit retors, emmêlé dans ses contradictions, a brouillé les cartes et n’a pas fait d’aveux indiscutables. Sans doute contrarié par ses vilenies, ce diable d’homme, qui donne l’impression de se sentir surnuméraire, se cherche un mauvais rôle dans le théâtre de l’Occupation. On le sait collaborationniste, il quitte le PPF, il prétend avoir œuvré en sous-main pour l’Intelligence Service, on le suspecte d’être un escroc. À la fin, il est effectivement arrêté par la Gestapo le 1er février 1944. Condamné comme prisonnier politique (!), après quelques pérégrinations, il parvient à Auschwitz en avril, puis rejoint Buchenwald le 12 mai, jusqu’à la libération du camp, le 11 avril 1945[1].

L’auteur a d’abord mené une enquête, croisé des textes, rencontré les derniers témoins. Quelque chose lui interdisait de refermer le dossier Despaux sur l’infamie qui le signalait à la mémoire de presque tous ceux qu’elle a rencontrés. Elle a tenu tête à l’illusion de l’évidence, elle a trouvé une ligne d’espoir. Elle tenait son affaire, qu’elle pouvait faire basculer dans l’univers hautement révélateur du roman.

Les métamorphoses

C’est à Auschwitz, où il est enfermé peu de temps, et surtout à Buchenwald, dans un univers de pure cruauté, qu’il va se révéler tel qu’en lui-même : amical, protecteur, sensible, talentueux. Il dessine sur des feuilles de fortune ; ses œuvres éblouissent ses codétenus, les divertissent : il est solidaire, estimé, reconnu. Cet ancien de la collaboration, en quittant ses vêtements souillés d’ordures morales pour le pyjama rayé des martyrs, consent enfin à baisser sa garde de crapulerie et trouve sa rédemption. Georges était doué, il possédait toutes les qualités qui font les vies réussies : quelle faille originelle n’avait cessé de grandir en lui, de diviser son être, d’égarer sa raison, de le discréditer ? Dans le camp, il s’attache à Samuel, se prive de pain pour le nourrir, le sauve de la mort : Samuel est juif, de cette « race » qu’il disqualifiait dangereusement dans ses articles d’agitateur plébéien. Ce faisant, il n’assure nullement son avenir : ce cloaque d’extermination abolissait tout espoir de survie. Il survivra, cependant, et Samuel aussi[2]. Néanmoins, en 1945, peu après sa libération, Georges Despaux, collabo notoire, est condamné à l’indignité nationale. Par la suite, il abandonne sa famille, il se retire du monde, se métamorphose encore, cette fois jusqu’à l’effacement social, avant de mourir dans la solitude et le dénuement complet. Samuel ne va jamais le renier, va le secourir sans relâche, mais il était impossible de le maintenir longtemps au-dessus du vide.

A lire aussi: Et si c’était le talent que la gauche reprochait à Sylvain Tesson?

Soit un homme, un Français, un sale type selon toute vraisemblance, plus précisément un mystère français qu’a voulu percer un écrivain. Cécile Chabaud a sauvé du néant d’abjection où il s’était jeté volontairement, un homme voué au malheur d’être né.

À lire: Cécile Chabaud, Indigne (illustré de superbes dessins de Georges Despaux), Écriture, 2023.

Du même auteur, professeur de français : Rachilde, homme de lettres, Écriture, 2022 ; Tu fais quoi dans la vie ? Prof !, L’Archipel, 2021.


[1]. « Le 11 avril 1945, des prisonniers affamés et émaciés prirent d’assaut les tours de guet et s’emparèrent du contrôle du camp. Plus tard dans l’après-midi, l’armée américaine entra dans Buchenwald. […] On estime qu’au moins 56 000 prisonniers masculins, dont 11 000 juifs, furent tués par les SS dans le complexe concentrationnaire de Buchenwald » (Encyclopédie multimédia de la Shoah).

[2]. Depuis plusieurs années, une passionnante exposition intitulée « Georges Despaux : une mémoire contre l’oubli » présente, avec un appareil pédagogique très complet, nombre des dessins que Georges confia à son ami Samuel Vanmolkot (pour l’état civil). Cette exposition itinérante, qui circule partout en France, est une initiative du fils de Samuel. Elle témoigne de l’abominable condition de vie des déportés. Prochaines dates d’expo non communiquées à ce jour.

Indigne: Rentrée littéraire 2023

Price: 20,00 €

18 used & new available from 2,70 €

Rachilde, homme de lettres - prix du grand roman de Mennecy 2023

Price: 18,00 €

16 used & new available from 4,39 €

Prof !: Ce que vos ados ne vous ont pas dit

Price: 19,00 €

24 used & new available from 2,60 €

Le moment Lanzmann

0

40 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un film vit le jour : Shoah. Le chef-d’œuvre de Claude Lanzman, qui dure 9h30, exigea 11 ans d’un travail acharné. Aujourd’hui, un ouvrage collectif intitulé Le moment Lanzmann, publié sous la direction de Jean-Jacques Moscovitz, rend hommage à la fois au cinéaste et à l’évènement historique que représenta la sortie du film. Le fait que ce livre soit publié le 4 décembre 2023, soit presque deux mois après le 7 octobre, n’est pas anodin.


Dans Shoah la question éthique est centrale : aucune image d’archives, aucune mise en scène de femmes nues dans des chambres à gaz ; contrairement à Spielberg dans La liste de Schindler. L’impératif était radical : ne pas porter atteinte aux morts et ne pas mettre le spectateur en position de voyeur s’identifiant, de fait, au nazi qui réellement avait vu cela. Pourquoi ? Pour ne pas en jouir. J’ai connu des adolescents ayant eu une érection devant des corps de femmes entassées et dont le peu de poitrine qui restait attirait l’œil. Un tel scandale, Lanzman n’en voulut pas. Par égard pour les morts, pour lui-même et pour nous. « Dans Shoah, on n’est pas en position de spectateur », dit-il. De quoi alors ? De témoin que le film nous fait devenir, dans le meilleur des cas . Les images qui constituent Shoah sont, aux yeux de son réalisateur « une incarnation ». Il ajoute : « Or, les choses ne deviennent vraies que si elles sont incarnées, sinon c’est du savoir théorique, c’est du savoir abstrait, c’est du savoir pauvre ». Prendre connaissance est d’une autre envergure, et à l’ère de « l’information » élevée au pinacle, il est urgent de s’en souvenir.

Imre Kerzetz, cité dans le livre, disait : « J’ai l’impression qu’il faudra encore beaucoup de temps pour que la nation hongroise comprenne qu’Auschwitz n’était pas l’affaire privée de juifs disséminés dans le monde, mais un évènement traumatique de la culture occidentale qui sera peut-être considéré un jour comme le début d’une nouvelle ère ».

A lire aussi: Génocides à la carte

C’est ce qu’écrit dans  ce livre Arnaud  Desplechin, cinéaste, lorsqu’il raconte l’évènement que constitua ce film pour lui et sa génération : « Je voudrais décrire cet évènement historique si important : la montée de la Shoah à la conscience des hommes pour la compréhension – l’énigme ? – de son unicité : la montée à la conscience de l’ampleur du désastre. Nous avions cru vivre l’après-guerre. Et nous n’avions rien vécu du tout, nous n’avons que continué l’avant-guerre ».

Pour Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe, Shoah est le premier film qui fait de la destruction des juifs un évènement à part entière et, en aucune façon, un « détail » de la Seconde Guerre mondiale. A ses yeux, « le génie de Claude Lanzmann se résume à trois découvertes nouées l’une à l’autre. Avoir décidé que seul le langage permettrait de traiter d’une destruction sans ruines. Avoir compris que le langage s’accomplit dans et par la parole. Avoir conclu que le cinéma tel qu’il était devenu grâce à ses chefs-d’œuvre, fournirait le moyen nécessaire ». Pour qu’advienne « ce moment où se dégage de l’être parlant une autre forme d’être » que Lacan nomma «  le parlêtre ». Par ailleurs, J.C. Milner analyse le 11 septembre 2001 comme l’annonce d’une nouvelle ère ou de la poursuite de la précédente dans la même volonté d’anéantissement, cette fois-ci du XXème siècle. « Un même souci d’effacement des traces » s’y manifeste (comme dans le wokisme). Une même ligne conductrice en somme.

 Georges Bensoussan, historien, à qui nous devons la citation d’Imre Kerzetz, interroge la portée de ce film et son enseignement. « Dans un monde où la déshérence et la désaffiliation disent le contraire de ce que nous tentons d’enseigner », que peut signifier l’enseignement de la Shoah ? Paradoxe absolu à laquelle notre époque est confrontée. Que faire avec la « césure anthropologique » que cet « évènement traumatique » créa ? Comment transmettre dans un monde qui a cassé la transmission ? Par ailleurs, mais cela va avec, alors que « la domination du biologique revient sous les traits de l’homme transformé, augmenté, trans-genre », il rappelle que le nazisme avait initié ce remodelage de l’espèce humaine au nom de la race.

Mais Le moment Lanzmann dit ses autres films aussi, dont Pourquoi Israël sans point d’interrogation. A son sujet, Michel Gad Woltowitcz, psychanalyste, écrit qu’« il dégage le temps-architecte (Heschel) de la transmission, une réflexion sur la reconstruction de l’homme par la réappropriation d’un temps intérieur, un retour à sa propre histoire vers le plus d’être possible, de puissance de vie, transformant les difficultés, le mortifère, en forces de vie ». Ils sont venus de 70 pays, et parmi eux, un Russe que Lanzmann accompagne au mur des Lamentations et qui dit : « Je n’ai pas été ici depuis 2000 ans ». Film drôle et plein de vie selon Woltowitcz, à l’image de son réalisateur qui avait le désir de vivre chevillé au corps.

A lire aussi: Merci à Stanislas !

La question éthique y est centrale, ai-je dit. Elle nous revient en pleine face à l’heure où des gens se prennent en selfie devant ce qui fut la machine à broyer de l’humain, où le touriste se substitue à l’apprenti-témoin, quand ce ne sont pas les tueurs qui filment eux-mêmes leurs actes avant de les balancer sur la toile. Qu’Israël n’ait pas voulu rendre publiques les images du 7 octobre rejoint la volonté essentielle qui anima C.Lanzmann ; celle de ne pas céder un pouce à l’obscénité, de ne pas répandre la jouissance du mal, autrement dit la pulsion de mort comme une traînée de poudre.

Que les multiples auteurs que je n’ai pas cités me pardonnent ; tous les textes sont ici essentiels. Précisons que Lanzmann y parle avec différents interlocuteurs, et que le dialogue avec François Margolin, tiré du film qu’ils firent en Corée du Nord, y est savoureux ; notre cinéaste y récite « Le Bateau ivre » de Rimbaud en entier ! Enfin, Dominique Lanzmann-Petithory, veuve du cinéaste, conclut l’ouvrage avec une simplicité bouleversante, en évoquant la mort de leur fils Félix à 23 ans et le devenir de l’œuvre dont elle est la légataire.

Shoa sera diffusé en intégralité sur France 2 le mardi 30 janvier, à partir de 21h10, ( jusqu’à 6h30 ) et ce, pour commémorer la libération du camp d’Auschwitz le 27 janvier 1945.

Le moment Lanzmann: Shoah, événement originaire. Sous la direction de Jean-Jacques Moscovitz (David Reinharc Editions, 2023).

Contributeurs : Georges Bensoussan, Nellu Cohn, Corina Coulmas, Arnaud Desplechin, Dominique Lanzmann, Marie-Christine Laznik, Jean-Claude Milner, François Margolin, Eric Marty, Richard Prasquier, Baptise Rossi, Marc Sagnol, Didier Sicard, Anne-Lise Stern, Philippe Val, Michel Gad Wolkowicz.

Le moment Lanzmann: Shoah, évènement originaire

Price: 23,00 €

4 used & new available from 15,99 €

Shoah: Un Film de Claude Lanzmann

Price: 149,00 €

6 used & new available from 71,16 €

Numérique: l’enfer est taxé de bonnes intentions

Rouleaux compresseurs de l’industrie du divertissement, les plateformes de musiques et de vidéos en ligne vont bientôt être redevables d’un impôt spécial au titre de la « justice sociale ». Une fausse bonne idée, selon le chercheur, spécialisé en intelligence artificielle et musique, François Pachet, qui est atterré que le législateur ne comprenne rien à l’économie digitale.


Depuis les succès du streaming, désormais la première forme de diffusion de la musique, de nombreuses voix s’insurgent contre les rémunérations très faibles versées aux artistes par les plateformes. Le sujet est complexe, mais il est vrai que vivre de sa musique est aujourd’hui très difficile, à moins d’être une star internationale. Il faut faire un million d’écoutes pour gagner quelques milliers d’euros, dont seulement une petite partie est reversée aux artistes. Qui fait des millions de streams aujourd’hui en France ? N’oublions pas cependant que le streaming réalise un rêve ancien, voire antique : rendre la culture accessible à tous, à grande échelle et partout. L’accès plutôt que la propriété : le streaming crée un monde dont les boomers les plus audacieux n’auraient jamais rêvé. Les plus riches d’entre eux possédaient une centaine de vinyles. Un jeune de la génération Z a à sa disposition immédiate et quasi gratuite (dix euros par mois) environ 100 millions de titres. Nous sommes passés de la rareté stable à ce que les anthropologues appellent une société d’abondance. Nous l’avons tous voulue, nous l’avons eue.

À première vue, trouver des financements pour permettre à la filière de compenser des revenus trop faibles semble donc être une bonne idée. La loi votée le 13 décembre par l’Assemblée nationale prévoit de prélever 1,5 % du chiffre d’affaires des diffuseurs de musique par streaming. Cette loi concernera les acteurs comme Spotify, Deezer, mais aussi de gros diffuseurs comme Amazon, Apple ou Google (via YouTube), qui représentent des parts de marché non négligeables.

C’est malheureusement une loi inique, voire stupide. Déjà, taxer le chiffre d’affaires (les revenus) et non pas les bénéfices relève d’une vision étrange de l’économie (on apprend désormais au lycée, voire au collège, qu’une société a des charges, qu’il faut retrancher du CA pour obtenir le bénéfice). Les revenus des plateformes de streaming sont par ailleurs reversés à 70 % environ aux ayants droit, c’est-à-dire aux labels (Universal, Sony Music, etc.). Moribonds dans les années 2000 quand la musique a été massivement numérisée grâce au format MP3, victimes de piratage massif, ils sont aujourd’hui plus riches que jamais, et ce grâce à ces plateformes qui leur reversent des milliards de dollars par an. Cependant, aucune plateforme aujourd’hui n’est encore véritablement rentable. Les bénéfices réalisés par les acteurs indépendants Spotify et Deezer, tous deux européens (Deezer est né en France, Spotify est suédois), sont fragiles. Depuis sa création en 2008, Spotify n’a jamais été profitable sur une année entière ! En cause, précisément, les charges élevées (maintenir une plateforme pour 500 millions d’utilisateurs est très coûteux) et le reversement de l’essentiel des revenus aux labels. En 2023, Spotify a licencié environ 25 % de ses effectifs dans l’espoir de parvenir enfin, après quinze ans, à être profitable. Enfin, ces deux entreprises, les seules européennes du secteur, doivent lutter contre des services analogues proposés par les fameux Gafam (notamment Amazon, Apple, Google), qui sont régulièrement accusés de domination excessive. Il faut noter que les revenus spécifiques au streaming de ces Gafam ne sont pas connus, car ils sont mélangés à d’autres activités (vente d’ordinateurs et d’iPhones pour Apple, vente de tout pour Amazon) qui sont, elles, très lucratives. On peut cependant douter qu’ils soient rentables en eux-mêmes. On taxe donc une activité européenne pas ou peu rentable, qui lutte à armes inégales contre les méchants Américains. D’ailleurs, la loi à peine votée, Spotify a déclaré qu’il réduirait ses investissements en France, et abandonnait son soutien financier aux Francofolies de La Rochelle et au Printemps de Bourges : cherchez l’erreur.

A lire aussi: Le véritable coût des embouteillages, un réquisitoire contre la ville de Paris

La relative faiblesse des revenus des artistes s’explique par le fait que les labels conservent l’essentiel des revenus (un contrat typique donne environ 10 % à l’artiste). Si les plateformes de streaming peinent à trouver la rentabilité, il faut chercher les causes ailleurs que dans la gourmandise des artistes.

Le fait est qu’au moment où le rêve d’un accès universel à la culture se réalisait, la démocratisation des moyens de production musicale (le home studio) engendrait un effet imprévu : la surabondance de l’offre. Fini les coûteux studios d’enregistrement avec des tables de mixage sophistiquées et des ingénieurs du son pour les piloter. N’importe qui peut désormais, pour un coût dérisoire, composer et produire entièrement un titre sur son lit (il y a même un style de musique clinophile[1] : la bedroom pop). Les plateformes proposent à peu près autant de nouveaux titres par jour qu’il y en avait par an en Angleterre il y a vingt ans ! Par conséquent, beaucoup plus d’artistes, beaucoup plus de musique et une difficulté quasi insurmontable pour un nouvel arrivant de se frayer une place dans les playlists et les recommandations plus ou moins automatiques.

Autant dire que la loi streaming ne réglera rien. Il faut souligner que la plupart de nos députés sont totalement incompétents dans les matières techniques et scientifiques. On avait Cédric Villani, un brillant esprit capable de comprendre et synthétiser des domaines entiers de l’industrie de la « tech », mais il n’a pas survécu aux mouvements chaotiques de la vie politique. Dans l’Assemblée nationale actuelle, on peine à trouver un élu ayant une quelconque expérience (ne parlons même pas de connaissance) des milieux de la tech qu’il faudrait aujourd’hui, plus que jamais, défendre.

A lire aussi: Hausse des taux et baisse du niveau

En réalité, ce texte est un sparadrap de fortune qui cache mal le problème de fond dont personne n’ose parler : la dévaluation de la culture numérique. On le sait, quand on fait tourner la planche à billets, on crée de l’inflation en dévaluant la monnaie. Pourquoi en irait-il autrement avec une création culturelle toujours plus prolifique, plus rapide, plus balisée, plus facile à produire ? On ne peut pas à la fois prétendre que n’importe qui est artiste et garantir à tous ces artistes des revenus susceptibles de les faire vivre. Le même phénomène touche les livres – les éditeurs ont du mal à lire tous les manuscrits qu’ils reçoivent, au point que pendant le Covid, ils ont cherché à calmer les ardeurs des auteurs en herbe. Et le cinéma n’échappe pas à cette tendance. Comme dit Éric Neuhoff, on n’a peut-être pas besoin de 250 films français par an. Finalement, l’abondance culturelle, longtemps désirée, n’est peut-être pas si désirable.


[1]. La clinophilie est le besoin (pathologique) de rester couché.

Reconfiguration du monde arabe : quelles clés pour surmonter les tensions ?

0

Afin de protéger leurs intérêts, l’Europe et la France se doivent de mieux comprendre les relations et tensions complexes existant entre les différents acteurs au Moyen Orient. Il s’agit surtout de pouvoir choisir les meilleurs partenaires arabes pour contrer à la fois le salafisme, le frérisme et l’axe russo-iranien. L’analyse de Gabriel Robin.


Depuis plusieurs décennies, le monde musulman est caractérisé par d’importantes tensions et une instabilité politique qui ont des conséquences graves sur les ensembles voisins, à commencer par l’Europe. Dans ce jeu d’échecs que se livrent des puissances et intérêts divergents, la France doit pouvoir compter sur des pôles moins hostiles alors que son influence au Sahel et dans le Moyen-Orient décline au fil des ans.

La guerre déclenchée par le Hamas le 7 octobre 2023 a notamment pu mettre en lumière l’insigne fragilité de la région du Levant, où de nombreux Etats sont en passe de faillir et peinent à envisager sereinement le futur (Liban, Syrie). Pourtant, cette région du monde qui fut la première à s’éveiller au Néolithique détermine toujours une grande part de notre prospérité collective, tant par les richesses en hydrocarbures qu’elle contient que par sa nature intrinsèque jamais contestée de « route de la soie ». La mer Rouge est ainsi toujours l’un des principaux canaux des échanges commerciaux maritimes, d’où les préoccupations légitimes entourant les velléités impérialistes de l’Iran qui agit par ses « proxys Houthis » au Yémen en déroutant les navires marchands qui opèrent la jonction entre la mer de Chine et la Méditerranée.

Car, au fond, la nouvelle phase du conflit opposant Israël à la Palestine est intervenue au pire moment, peut-être du reste à dessein puisqu’une partie des pays arabes étaient entrés dans une phase de normalisation avec l’Etat juif grâce aux Accords d’Abraham signés sous le patronage américain de Donald Trump. Ce dernier avait réussi à réunir cinq signataires menés par les Emirats arabes unis et le Bahreïn, rejoints ensuite par le Maroc et le Soudan. Le président égyptien al-Sissi et le gouvernement d’Oman avaient de leur côté salué ces avancées. L’enjeu était d’ailleurs que ces pays ayant normalisé leurs relations avec Israël soient finalement rejoints par l’Arabie saoudite, ce que la guerre a reporté à un futur incertain. Reste que la politique constante des Emirats arabes unis n’a pas été remise en question, s’agissant d’un partenariat stratégique de long terme.

A lire aussi: Le grand capital contre les juifs

Il nous faut comprendre que les pays arabes stables sont aujourd’hui engagés sur deux fronts qu’ils doivent contenir afin de poursuivre sereinement leur développement : celui de l’axe iranien et celui de l’islam politique sunnite. Ces deux fronts se trouvent en filigrane de tous les conflits actuels dans la région et au-delà, qu’il s’agisse du Sahel, du Yémen ou du Soudan, qu’a encore illustré le sommet de la Ligue Arabe de 2022. L’Algérie y a affiché un positionnement antisioniste radical mais aussi une détermination à conserver son emprise sur le Sahel que les généraux jugent être une arrière-cour naturelle dans laquelle toute concurrence arabe est vue d’un très mauvais œil. Depuis, de nouvelles crises ont contribué à complexifier les relations et alliance internes. Le 17 janvier, Alger a par une formule lapidaire signifié son hostilité en exprimant ses « regrets concernant les agissements hostiles émanant d’un pays arabe frère ». Concluant la réunion du Haut conseil de sécurité présidé par le chef de l’Etat Abdelmajid Tebboune, le communiqué évitait soigneusement de citer le « pays arabe frère », mais ne cachait pas qu’il s’agissait des Emirats accusés de s’ingérer dans les affaires sahéliennes.

Nous évoluons dans un monde de guerre « hors limites » où chaque conflit est connecté aux autres. Ce qui se passe à Donetsk n’est pas neutre à Erevan, Gaza ou Bamako. Et dans cet environnement qui menace d’exploser à chaque instant, la France et l’Europe doivent avoir à cœur leurs intérêts en privilégiant des partenariats de nature à les protéger de nombreux dangers qui, s’additionnant, pourraient causer des dommages irréversibles. Il y a bien sûr la lutte contre le terrorisme islamiste et pour l’accès aux ressources naturelles, mais aussi contre l’axe russo-iranien hostile. Dans ce cadre, nous ne pouvons pas nous permettre d’entretenir des relations difficiles avec tout le monde. Il est ainsi de notre intérêt de privilégier les pays arabes qui veulent faire pièce au salafisme et à l’islam frèriste soutenu par la Turquie ou le Qatar. C’est notamment le cas des Emirats ou de Bahreïn.

Parti pris de l’étranger

45 % des Français musulmans estiment que les attaques du 7 octobre sont des « actions de résistance ». Alors que pendant des décennies, les rapports entre la France et Israël alimentaient fantasmes et hantises, c’est désormais la « rue arabe » qui retient l’attention des Français.


Beaucoup de citoyens estiment que dans une France idéale, les soubresauts sanglants du Proche-Orient ne devraient pas affecter notre concorde civile. Toutefois, l’étude IFOP/Écran de veille du 18 décembre, concernant les regards portés par les Français musulmans sur ce conflit, ne laisse pas d’interroger. On y apprend que, pour 45 % des Français musulmans, les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre sont bien des « actions de résistance ». Seulement 10 % de l’ensemble des Français pensent cela ! Les plus jeunes, ceux qui vivent dans une banlieue aisée ou ceux qui vont le plus régulièrement à la prière sont les plus nombreux à partager cet avis. Sur le plan politique, 58 % des Français musulmans estiment que la France est plutôt du côté d’Israël contre 20 % en moyenne chez l’ensemble des Français ; et, enfin, 67 % considèrent que les médias sont du côté d’Israël (contre 38 % en moyenne chez les Français).

A lire aussi : La conquête tranquille

De tels chiffres expliquent peut-être le choix du président Macron de ne pas se rendre à la manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre autant que l’argumentaire, certainement brillant, de Yassine Belattar. L’IFOP n’est pas en mesure de donner les réponses de nos concitoyens juifs. On se doute que leurs réponses seraient différentes de celles des musulmans, mais on ignore dans quel sens et ans quelle mesure. « La proportion des juifs est tellement faible (0.5 % de la population) qu’il est techniquement impossible d’en interviewer un millier à moins de se donner plusieurs mois pour le faire et un budget très élevé », explique François Kraus, directeur du pôle politique et actualités. De toute façon, alors que Jérôme Fourquet (qui travaille aussi à l’IFOP) nous a appris qu’un nouveau-né sur cinq ( !) en France se voyait attribuer un prénom arabo-musulman, ce sont les ingérences de la rue arabe qui alimentent les fantasmes et hantises des Français.

Stanislas: le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière

Après 45 ans de travail dans l’enseignement public, on n’attendait pas de notre chroniqueur, à l’occasion de la polémique autour de Stanislas, qu’il tresse des couronnes à l’enseignement privé. Ni qu’il exalte un enseignement public dont il fut le premier à constater que c’était « la fabrique des crétins » — que les crétins soient les élèves, certains enseignants entichés de pédagogisme, ou des responsables ministériels (et au plus haut niveau) qui n’entravent que pouic à l’Ecole. En fait, son avis d’expert est balancé, et témoigne d’une pensée… complexe.


L’inscription à Stanislas, sous un prétexte parfaitement foireux, des rejetons de la ministresse a redéclenché une guerre scolaire que l’on pensait réglée depuis la loi Debré — dont je convie le lecteur à prendre connaissance, pour bien mesurer ce que l’on avait cru enfoui et qui cheminait souterrainement.

C’est confortable, au fond, de gérer une école privée sous contrat. On reçoit des fonds (importants : l’ensemble des salaires, plus diverses allocations municipales et régionales, ce n’est pas rien).

En échange de cette manne inouïe, l’enseignement privé sous contrat n’a que des charges légères : suivre les programmes, par exemple. Il n’est même pas obligé de prendre les postulants qui se présentent — il fait le tri, de façon à ne garder que les élèves méritants, c’est-à-dire bien nés. Les Anciens de Stanislas ou de l’Alsacienne (le pendant protestant des catholiques de « Stan ») se tutoient, se partagent les postes, et se reconnaissent comme les oligarques d’un système démocratique qui croyait en avoir fini avec l’aristocratie. Molière a écrit l’Ecole des femmes ; ici, c’est l’Ecole de L’Entre-soi.

Etonnez-vous qu’on leur impose sans problèmes une tenue décente, des chaussures en cuir, une attitude raisonnable, pas de smartphones dans l’enceinte de l’établissement et une assiduité visible ?

Ne croyez pas un instant que les enseignants soient meilleurs que ceux du privé. L’enseignement privé a ses propres concours, mais le nombre d’agrégés, par exemple, est sensiblement inférieur à celui des grands lycées publics. Ils font rarement grève (mais cela arrive), et comme la gestion de ces bahuts est proche, on les remplace, en cas d’absence prolongée — quitte à faire appel à des parents pour assurer la continuité…

Le rectorat de Paris — ça a fait suffisamment jaser — a imposé aux lycées publics, via Affelnet, un système qui oblige à avoir un certain quota d’élèves à IPS (Indice de Position Sociale) moins reluisant que les natifs du Ve arrondissement. Pas des cancres — juste des élèves méritants qui étaient jusque-là rejetés loin des havres de grâce que sont Louis-le-Grand ou H-IV.
Mais les bahuts privés ont gardé la haute main sur leurs recrutements. Tout juste s’ils ont accepté de déclarer les noms de ceux qu’ils prennent en Seconde, de façon à libérer autant de places ailleurs, en cas de candidatures multiples — ce qui n’est pas rare.

Donnez-moi le droit de recruter qui je veux, et j’aurai sans problème 100% de reçus avec mention au Bac. Pas bien sorcier. Ceux qui vantent l’excellence de Stanislas devraient réfléchir. Le vrai mérite, c’est de faire réussir ceux qui ne sont pas nés avec une cuiller en or dans la bouche.

Les programmes sont donc censés être les mêmes — et des Inspecteurs sont là pour s’en assurer. Le catéchisme par exemple ne peut être qu’une option — et un établissement catholique qui le rendrait obligatoire serait gravement en infraction avec la loi.
Je dis bien « catéchisme » — là où l’on apprend que la Vierge le fut avant, pendant et après, que Judas était roux, que les habitants de Sodome tentèrent de… sodomiser un ange passant chez Loth, et que Moïse flottait bébé sur le Nil, tout comme Romulus et Rémus quelques siècles auparavant.

La culture religieuse, c’est tout autre chose. Dans mon souci de distiller à des classes pleines de musulmans ignares le minimum requis de Culture générale, j’avais fabriqué de (très longs) PowerPoints où avec force tableaux de maîtres et commentaires écrits, j’expliquais l’Ancien et le Nouveau testament — et le Coran, pendant que j’y étais —, le martyrologe chrétien (ah, saint Denis ramassant sa tête, c’est quelque chose !) et quelques réflexions sur les territoires du Diable. Mes élèves se délectèrent des diverses versions de la nudité de Bethsabée ou de Suzanne, et de la prédilection forcément sainte du vieux roi David pour les jeunes vierges. Entre autres. Après tout, sans quelques connaissances précises des visions attribuées à saint Jean, qui comprendrait le film de Minelli tiré du roman de Blasco Ibañez, Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse ?

Je n’ai bien évidemment rien contre le fait que des parents inscrivent leurs enfants dans des établissements professant telle ou telle conviction religieuse. Toutes les superstitions sont dans la nature. Et tant que ça ne contrarie pas les lois de la République…

D’où le fait qu’un lycée musulman faisant l’éloge de la charia se met naturellement hors la loi. Imaginez un établissement catholique qui à la lecture du présent article me condamnerait au bûcher…

L’ordre et la morale tiennent moins au ressassement des Dix commandements (dont la Déclaration des Droits de l’homme n’est au fond qu’une version laïque) qu’à l’étude des Lumières. C’est par la Culture (littéraire, artistique ou scientifique) que l’on s’intègre à la communauté nationale. Pas autrement.

Le hic, c’est que les lycées publics ne bénéficient pas des mêmes privilèges que le privé. Il faut accepter que le public embauche ses enseignants, avec beaucoup de flexibilité, gère ses budgets, édicte des règles de vie strictes, avec une possibilité d’exclure les élèves problématiques, au lieu de les inscrire à un stage poney. Il faut réécrire les programmes, de façon à ce que les enseignants sachent, à toute heure de cours, ce qu’ils doivent enseigner, sans avoir à le faire deviner (en vain) à des élèves censés construire leurs propres savoirs. Il faut que l’ordre et la discipline règnent dans le public comme dans le privé — et alors, alors seulement, le match privé / public n’aura plus de raison d’être, et les journaux pourront parler d’affaires graves, au lieu de vendre du papier en y étalant les classements toujours vains des établissements.

Loi immigration: le feuilleton de rentrée à suivre absolument

Jeudi dernier, à Matignon où il recevait les chefs de LR, le Premier ministre Gabriel Attal a bien confirmé qu’il allait retoucher l’AME.


On ne devrait pas tarder à voir le débat sur l’Aide Médicale d’État, l’A.M.E, revenir en pole position dans les discussions politiques et les articles de presse. Déjà, en coulisses on s’agite. C’est que le sujet est des plus sensibles. Les Républicains tenaient à la suppression pure et simple de cette facilité accordée systématiquement aux personnes étrangères en situation irrégulière présentes sur notre sol. Madame Borne, alors Premier ministre et déjà bien oubliée – ingratitude des temps – avait jugé préférable de sortir ce sujet de la loi immigration tout en promettant de revenir sur la question par une autre loi, spécifique, qu’elle annonçait pour le début de la présente année. M. Larcher, vieux briscard du sérail à qui on ne la fait pas, avait exigé un écrit, une lettre précisant cet engagement. Les paroles s’envolent, les écrits restent, on connaît l’adage. Sans doute est-ce aussi en raison de cette précautionneuse astuce que le nouvel hôte de Matignon s’est cru obligé de déclarer devant les députés, lors de la dernière séance de questions au gouvernement et en réponse à l’interpellation du chef des parlementaires LR, Olivier Marleix, que cet engagement serait tenu.

Quand ? Ce léger détail ne fut pas précisé. Pas plus qu’il ne le fut lors de l’entretien que les caciques de ce parti, MM. Ciotti, Retailleau et Marleix ont eu jeudi dernier à Matignon avec le Premier ministre. On sait qu’ils l’auraient trouvé « juvénile ». Juvénile mais pas davantage précis dans ses intentions. Comme quoi l’habileté en politique n’attend pas non plus le nombre des années. M. Marleix est sorti de ce rendez-vous plutôt confiant. Sous le charme de cette sémillante juvénilité, allez savoir ? Il lui a paru que le jeune homme « jouait franc jeu ». Quant à l’imprécision sur la date de la loi promise, il la justifia d’un mot qui, pris à la lettre, pourrait s’avérer bien cruel : « Il n’a été précis sur rien. » Quand on vous dit que le flou est un art politique de première grandeur et qu’il se pratique dès le berceau ou presque…

A lire aussi: Immigration: les perroquets avaient tort

En sortant l’AME de la loi immigration et en promettant une loi séparée, Mme Borne ne visait, pour dire les choses crûment, qu’à ménager la chèvre et le chou. La chèvre, les LR et leur exigence très droitière, le chou, sa majorité et ses pudeurs très gauche morale. Or, à ce que nous croyons savoir, c’est à peu près le même cheval qu’entendrait enfourcher le cavalier Attal. On s’orienterait en effet vers un agencement en deux temps, croit avoir décrypté M. Marleix. La loi pour définir quels seraient les bénéficiaires du dispositif AME, et un texte réglementaire pour établir la liste des prestations et des soins auxquels ils pourraient prétendre. Autant le dire sans ambages, voilà qui fleure à plein nez la bonne vieille usine à gaz. Voire l’entourloupe grand format. La liste des bénéficiaires aurait force de loi, très bien. Cela pour ménager la chèvre évoquée ci-dessus, mais le catalogue de soins, lui, ne relèverait que du réglementaire, en d’autres termes de dispositions potentiellement revues et corrigées en fonction de l’ère du temps, de l’humeur de la majorité en place, éventuellement de l’âge du capitaine et de la vitesse du vent. Il suffirait, on s’en doute, qu’on fasse entrer dans ce règlement suffisamment de critères d’éligibilité pour qu’on se retrouve Gros Jean comme devant, c’est-à-dire avec une AME qui serait quasiment en tout point ce qu’elle est actuellement. Au moins sur le papier, le tour de passe-passe ne peut être exclu, et, ainsi, le chou à pudeurs gauche morale mentionné plus haut, se trouverait lui aussi ménagé. Du très beau boulot, vous dis-je…

Ce « tout ça pour ça » se ferait au nom de nos valeurs humanistes, vous l’aurez compris. En juin dernier, M. Attal ne revendiquait pas autre chose lorsqu’il déclarait : « En plus de conserver les valeurs humanistes de la France, ils (les professionnels de santé) disent que pour des enjeux de sécurité sanitaire pour les Français, il faut garder un système de santé qui soigne ces personnes présentes sur notre sol. »

A lire aussi: Emmanuel Macron: quand la forme prend le pas sur le fond

« Des enjeux de sécurité sanitaire pour les Français » ? Quel aveu ! Ainsi donc, l’immigration débridée serait en elle-même porteuse d’un risque pour l’intégrité physique de l’ensemble de la population ? Constat assez inquiétant, pour ne pas dire terrifiant. Mais aussi constat passé assez volontiers sous silence. On n’en parle guère, assurément. C’est qu’il serait bien peu responsable de trop mettre en lumière une réalité qui risquerait d’affoler les foules, comprenez-vous. Il se peut que le juvénile personnage, non encore Premier ministre alors, ait cédé à un accès de candeur en laissant filer cette vérité d’évidence. Quoi qu’il en soit, il est parfaitement clair que ce paramètre devrait être en tête des préoccupations lorsqu’il s’agira de trousser la loi promise et de peaufiner le dispositif réglementaire y afférent (comme on dit dans la Gendarmerie). Il ne faudrait pas, tout de même, que l’affaire soit remise aux calendes grecques et n’accouche finalement que d’un placébo, un remède en trompe l’œil mais vide de tout principe actif. Cela aussi ne peut être exclu, tant on sait le mandarin Macron et le jeune docteur Attal assez experts dans l’art de jouer la montre et, surtout, de dorer la pilule.

Mitterrand, Don Juan en politique

Price: 9,71 €

1 used & new available from 9,71 €

Déprime russe

0

Il y a des films qui se méritent. En fait partie La Grâce (traduction très approximative du titre russe original, «Blazh » qui renvoie davantage à l’idée de « caprice »). Une blonde adolescente aux traits archangéliques s’est mise en route avec un homme de belle allure, son père – barbe de trois jours, entretenue tout de même au rasoir électrique : lui au volant d’un vieux van aménagé pour y dormir, elle sur l’autre siège, regard farouche dans un visage lilial. Elle prend des photos avec son appareil polaroïd, une urne noire posée sur ses genoux. Ils ont l’un et l’autre les ongles sales : la vie à la dure.

Avouons que la lenteur concertée de ces quasi deux heures que dure La grâce n’est pas sans procurer au spectateur le mieux intentionné du monde la tentation de l’ennui, au péril de la somnolence. Et pourtant, ce n’est pas seulement la curiosité qui jusqu’au dénouement aura tenu votre serviteur captif de ce road movie fort peu épique dans le no man’s land de la Russie rurale. Le périple s’amorce dans les montagnes caucasiennes, plus exactement dans la république autonome de Kabardino-Balkarie (située comme chacun sait au nord de la Géorgie). Contrée polyglotte où les autochtones n’échangent pas exclusivement en langue russe.

On comprend vite que l’urne noire, objet fétiche, recèle les cendres de la mère de l’immaculée jeune fille. Elle et son père se dirigent vers la mer de Barents, rivage septentrional de l’immense contrée, qu’ils arpentent sur de mauvaises routes encerclées de vastes et austères paysages. Entre eux, la tension, palpable quoique peu diserte, explose à la moindre occasion, tandis qu’ils font étape dans des bleds paupérisés à l’extrême. Notre paire de routard joint les deux bouts en organisant, pour la distraction des locaux, des projections en plein air sur un écran de fortune, matériel portatif dont leur van est équipé. Anthropologie d’un monde enlaidi, agressif, déprimé.     

Dans la pure tradition qui relie Tarkovski à Sokourov, cette aride odyssée paysagiste relève de l’allégorie : passage à l’âge adulte, acceptation de la finitude…  D’un côté la maturation de la nubile, diaphane et photogénique enfant de 15 ou 16 ans, bientôt déflorée par un ravissant moujik, lequel, juché sur une moto tout terrain, la harcèle inlassablement de ses assiduités – désir immédiat, virginal, sans appel : « ne me poursuit pas », ordonnera-t-elle, la chose faite (hors champ), après un dernier baiser furtif et un polaroïd volé au fessier musclé du paysan, enjoint de se retourner pour la photo – souvenir de sa mâle nudité, shootée dans l’encadrement de la croisée…. Le géniteur veuf fera quant à lui son deuil de l’absente dans une rencontre un peu pathétique, (coït laissé hors champ également) levée au hasard d’un point de chute, dans ces confins déshérités où rouille une station météo de l’âge soviétique…

Etrange ovni que ce film millésimé 2021, premier long métrage de fiction du cinéaste Ilya Povolotsky lequel, natif d’Izhevsk en 1987, vient du documentaire. L’homme vit actuellement à Paris. Placé sous le signe d’une lenteur implacable, La Grâce est la seule production qui en 2023 ait franchi la frontière russe jusqu’à atteindre… le Festival de Cannes !  Inutile de dire que le film n’a pas été vu dans le pays enchanté de Vladimir Poutine. En attendant, il sort à Paris.             

La Grâce. Film d’Ilya Povolotsky. Russie, 2021, couleur. Durée : 1h58. En salles le 24 janvier 2024

Sauternes oblige

Les vins de Sauternes sont un trésor national aujourd’hui mal-aimé. Au château de Fargues, la famille de Lur Saluces perpétue un savoir-faire exceptionnel qui donne toute sa noblesse à ce précieux nectar.


Le 24 juillet 2023, le marquis Alexandre de Lur Saluces rendait son dernier souffle au château de Fargues, dans lequel il vivait depuis sa naissance en 1934, au milieu des champs, des vignes et des forêts, à Sauternes. Tout a déjà été dit au sujet de ce grand homme du vin, qui était aussi un grand lettré, à qui son grand-père Eugène (ami de Charles Maurras) faisait lire lessermonsde Bossuet à l’âge où, d’ordinaire, on collectionne les images de pin-up hollywoodiennes ! Alexandre de Lur Saluces avait été le propriétaire du mythique Château d’Yquem, de 1968 à 2004, jusqu’à ce que Bernard Arnault le rachète avec le projet explicite de produire un vin de Sauternes plus « accessible ».

Fargues peut se conserver cent ans. Dans sa jeunesse, il offre une explosion de fraîcheur et d’agrumes.

Ne partageant probablement pas cette philosophie, le marquis, tel le roi Lear, s’était alors replié en son château de Fargues, une forteresse du XIIIe siècle, et propriété de la famille depuis… 1472 ! (L’arbre généalogique des Lur Saluces remonte aux Capétiens, ce qui en fait l’une des plus vieilles familles de France.) Sorti du Moyen Âge avec tous ses fantômes, le château est une merveille qu’il faut absolument visiter, à l’image d’ailleurs de tout le Sauternais, dont les paysages évoquent ceux de la Toscane vallonnée.

Gestes ancestraux

Vingt ans après, c’est peu dire que les sauternes élaborés à Fargues ont dépassé en grandeur ceux de son illustre voisin : sans aucun marketing, les Lur Saluces, père et fils, ont inventé ici un luxe artisanal et paysan, ancré dans la terre et soumis au rythme des saisons. Ils ont appliqué à leurs vignes des gestes ancestraux, ainsi que nous l’explique Philippe de Lur Saluces, le troisième enfant d’Alexandre, auquel celui-ci a peu à peu confié les rênes du château, après une période d’épreuves initiatiques dignes des chevaliers de la Table ronde… « En hiver, on taille et on brûle les sarments ; au printemps, on laboure légèrement les sols sur lesquels on répand un peu d’engrais naturel et on attache les vignes aux piquets de bois avec de l’osier ; l’été, on les effeuille, on ramasse le foin pour faire du fumier et on restaure les barriques ; l’automne, enfin, on récolte les raisins à la main, dans des paniers en bois de peuplier colmatés avec de la cire rouge… »

A lire aussi, du même auteur: Aux racines du gin

Philippe et son épouse Charlotte (issue d’une noble famille vendéenne, les Boux de Casson) forment un couple fusionnel. Avant de rejoindre le château de Fargues en 2004, à la demande du marquis, ils ont vécu longtemps à l’étranger, et notamment en Chine. Cette expérience est aujourd’hui bien utile pour vendre du sauternes à des consommateurs asiatiques qui ignorent totalement l’idée d’accords mets-vins, puisque tous les plats sont posés sur la table en même temps pendant le repas. Après la mort de son père, Philippe s’est retrouvé en pleine lumière, face aux médias du monde entier, avec, sur les épaules, le poids d’un héritage familial écrasant : « Je redoutais les acabailles, la fête qui marque la fin des récoltes avec les vendangeurs ; c’est un rituel très important au cours duquel la plus jeune des vendangeuses fait un discours et donne ensuite la parole au propriétaire. C’est à ce moment-là que la relation avec les ouvriers se forge et que l’on gagne leur respect, ou pas… Les vendangeurs de Sauternes sont l’élite, car ils doivent savoir récolter chaque grain à la main, par tris successifs. Je leur ai dit qu’ils n’étaient pas là seulement pour ramasser du raisin, mais qu’ils étaient là pour faire Fargues ! »

Sacerdoce

Aujourd’hui, produire un grand vin de Sauternes relève du pur sacerdoce, car sa consommation s’est effondrée. Les sauternes représentent 0,1 % de la production et 0,4 % du chiffre d’affaires des vins de Bordeaux… Jusque dans les années 1950, c’était l’âge d’or, on servait du sauternes à l’apéritif dans des verres en cristal de Baccarat. Yquem se vendait trois fois plus cher que les plus grands vins rouges de Bordeaux ! Aujourd’hui, son prix est à peine celui d’un modeste deuxième grand cru classé de Pauillac. Et que dire de tous les autres ? On trouve des bouteilles de sauternes à 30 euros, alors que chaque pied de vigne ne donne qu’un petit verre de vin. Les 140 producteurs de Sauternes et de Barsac en sont ainsi réduits, pour beaucoup, à faire du vin blanc sec, plus facile à écouler.

Par peur du sucre, les Français ont renoncé à boire ce qui demeure l’un des plus grands vins du monde, le sauternes.

Encore un trésor national dont plus personne ne parle alors qu’il faudrait le redécouvrir de toute urgence. Oubliez votre peur du sucre et allez vous immerger dans cette petite oasis de civilisation entourée de pins et de murs de pierres sèches. C’est dans cet écosystème préservé que les brumes automnales venues de la Garonne et du Ciron permettent l’apparition de la toujours mystérieuse « pourriture noble » : un champignon auquel les savants ont donné le nom austère de botrytis cinerea (la cendre). Partout ailleurs, le botrytis est un parasite ;à Sauternes, c’est de l’or ! De septembre à novembre, il confit les raisins en évaporant leur eau et en concentrant leurs sucres et leurs parfums. Mais la vision de cette pourriture noire faisait peur ! Au XVIIIe siècle, les négociants de Bordeaux n’osaient pas dire la vérité à leurs clients hollandais, anglais et américains, ils en avaient honte. Le secret du sauternes n’est donc connu que depuis deux siècles à peine.« Pour obtenir le botrytis, on ne peut pas traiter les vignes chimiquement, sinon, il disparaîtrait : aucun vin n’est donc plus naturel et sain que le sauternes ! » s’enflamme Philippe de Lur Saluces dont le regard ressemble soudain à celui de ses ancêtres qui avaient bouté l’Anglais hors de France aux côtés de la Pucelle…

Comment boire un Fargues ? Jeune : avec des huîtres et des saint-jacques ; vieux, avec un roquefort bien crémeux, un ris de veau à la truffe, un homard rôti… Avec seulement 20 000 bouteilles par an, Fargues incarne la quintessence aristocratique de Sauternes.Ses nectars sublimes, gorgés de sève, peuvent se conserver cent ans (en vieillissant, ils acquièrent des notes de safran et d’écorce d’orange).

Si vous leur rendez visite, Charlotte et Philippe vous conseilleront des millésimes déjà anciens à des prix qui ne reflètent pas l’énormité du travail accompli, comme la cuvée 1996 (60 euros) ou la 2002 (à 80 euros).

www.chateaudefargues.com

À visiter :

La Maison du Sauternes. Créée en 1979 au coeur du village, cette association représente les 140 châteaux de l’appellation. Millésimes de 1976 à 2022, c’est la plus grande cave à Sauternes du monde ! Prix vignerons. www.maisondusauternes.com

Jean-Marie Rouart: Napoléon et son monde à la veille des Cent-Jours

0

La Maîtresse italienne, le fort joli roman de Jean-Marie Rouart, s’appuie sur des considérations historiques passionnantes quant à l’époque napoléonienne.


On savait Jean-Marie Rouart fasciné par l’épopée napoléonienne. Il lui avait consacré déjà un fort bel essai, en 2012, Napoléon ou la destinée. Il revient aujourd’hui sur ce grand sujet, en concentrant son propos sur la captivité de l’Empereur déchu à l’île d’Elbe, quand celui-ci prépara ce qu’on appela les Cent-Jours. Cette période trouble de complots en tous genres fut également propice aux amours clandestines, le désœuvrement et le climat suave de l’Italie réchauffant les cœurs.

Un personnage oublié de l’histoire

Jean-Marie Rouart est allé repêcher, dans la petite histoire, un personnage oublié, mais haut en couleur, celui de la mystérieuse comtesse Miniaci, « la coqueluche de Florence », écrit-il. Il en fait le ressort principal de son récit. À vrai dire, on ne connaît presque rien d’elle : « La comtesse, écrit Rouart, cumulait ainsi les énigmes. On ne savait pas vraiment ni d’où elle venait, ni qui la protégeait, ni quelles étaient ses opinions ».

Rouart suppose qu’elle fut la maîtresse du colonel Campbell, officier anglais chargé de surveiller Napoléon à l’île d’Elbe.

A lire aussi, Thomas Morales: La boîte du bouquiniste

Le colonel était donc très souvent à Florence, aux petits soins pour sa capricieuse comtesse qu’il adorait, et il délaissait sa mission. Si bien que Napoléon, le jour convenu, put quitter sans encombre sa prison dorée. Telle est la trame que suit Jean-Marie Rouart dans ce roman basé sur des faits historiques, mais où il laisse, pour une certaine part, libre cours à son imagination.

De grandes séductrices

Ce faisant, Jean-Marie Rouart dévoile, je crois, beaucoup de ses pensées les plus intimes, en particulier sur le chapitre des femmes, lorsqu’il parle de toutes les superbes héroïnes de cette époque bénie qui, par-delà des siècles, le séduisent encore et l’inspirent. Il décrit bien sûr la comtesse Miniaci comme une amoureuse sublime : « Tout son corps, affirme-t-il, ne semble avoir été créé que pour donner de la volupté. » Ce génie qu’ont quelques femmes pour les choses de l’amour se retrouve quand Rouart trace le portrait de Pauline Bonaparte, la sœur préférée de Napoléon et l’une des plus extraordinaires figures féminines de son temps. Rouart, qui l’appelle d’ailleurs familièrement « cette adorable Messaline », se plaît à la peindre ainsi : « Belle, mutine, aguicheuse, paresseuse pour ce qui l’ennuie, infatigable sur la piste de danse, ultra séduisante, chaleureuse, avec un fond de bonté, elle possède au plus haut degré l’art de tirer de la vie tous les sucs du plaisir. » Ici, le romancier est certainement en adéquation avec la réalité.

Une leçon d’histoire

Car ce roman de Rouart possède une dimension réaliste très sérieuse. L’écrivain connaît admirablement cette période de l’histoire, aussi bien qu’un historien professionnel. Ce livre est donc l’occasion pour lui de peser les événements et ceux qui les ont faits. D’où des considérations historiques passionnantes, et, surtout, une galerie de portraits révélatrice de ces grands acteurs du passé, à commencer par Napoléon lui-même, reprenant pied à l’île d’Elbe.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Kompromat à la française

Rouart s’arrête également sur Louis XVIII, monarque résumant à lui tout seul « le renfermé et l’obsolète de l’Ancien Régime ». Il n’oublie pas non plus Murat, roi de Naples, ou encore (liste non exhaustive) Talleyrand, grand chambellan sous l’Empire et prince de Bénévent. Autant de personnages controversés, dont Jean-Marie Rouart n’hésite pas à parler de manière non conformiste, mais profonde. Par exemple, sur Talleyrand arrivant au Congrès de Vienne et s’apprêtant à jouer une partie difficile, il note : « Tout le monde comprit alors que grâce au vieux diplomate qui dominait le congrès de sa lucidité, de son intelligence, et de la liberté que lui donnait son absence totale de scrupules, la France vaincue était désormais un partenaire à part entière. »

Ce qui, dans cet épisode de la vie de Napoléon, intéresse Jean-Marie Rouart, écrivain politique sagace, c’est bien évidemment la perspective historique : les Cent-Jours qui se profilent à l’horizon, et puis Waterloo, le 18 juin 1815, qui mettra un terme final au retour de l’Aigle. De tout cela, délaissant un moment la comtesse dans son palais italien, Rouart nous parle avec ardeur. Il sait nous communiquer son goût pour cette période si émouvante de l’histoire de France, jusque dans les plus petits détails. Ce qui donne, ce faisant, un fort joli roman, très moderne, écrit dans un style savoureux, et bien plus sérieux qu’on ne pourrait croire.

Jean-Marie Rouart, La Maîtresse italienne. Éd. Gallimard. 176 p.

L’indigne Georges Despaux

0
Georges Despaux, peintre de l'horreur de Buchenwald. D.R.

Le roman de Cécile Chabaud retrace l’étrange parcours de Georges Despaux (1906-1969). Ce collabo notoire a été déporté par les nazis à Auschwitz et Buchenwald puis condamné à l’indignité nationale à la Libération. L’horreur des camps a pourtant révélé chez ce marginal une grande humanité.


Certains d’entre nous vivent entre chien et loup : dans la lumière, ils se perdent, dans l’ombre, ils s’égarent. Ils incarnent notre humanité inquiétante et pitoyable et, parfois, admirable. C’est le travail de l’écrivain de remonter la piste qui mène de leur déchéance à leur énigme. Cécile Chabaud est un écrivain.

Pendant la guerre, M. Mélenchon aurait-il été résistant ou prudent ? Maquisard en blouson de cuir ou petit pépère du peuple en charentaises ? Ne pouvant répondre pour moi-même, je ne saurais me prononcer pour notre trotskyste d’arrondissement. Mais je l’imagine sans peine, à la Libération, en imprécateur de prétoire. Les coupables, réels ou supposés, auraient-ils eu la moindre chance devant ce justicier expéditif qui se serait levé tôt pour requérir, ce « matin du 6 décembre 1945, où s’ouvrait le procès d’un salaud » ?

C’est compliqué !

L’homme que l’on va juger, à Pau, se nomme Georges Despaux (1906-1969). Souffreteux, contrefait, il a l’apparence de ces personnes prodigieusement maigres, avec, dans le regard, un reflet de lassitude et de découragement, et que l’on appelait les déportés. D’ailleurs, c’est un déporté : d’abord à Auschwitz, ensuite à Buchenwald, où il se lie d’une amitié fraternelle avec Samuel, un juif originaire de Louvain, en Belgique. Pourtant, peu de temps avant sa déportation, il avait écrit des articles éclaboussés d’une tache indélébile d’encre antisémite, dans une feuille de chou éditée par la branche locale du Parti populaire français (PPF), fondé par Doriot, que Sophia Chikirou croit reconnaître dans Fabien Roussel, actuel chef du Parti communiste, auquel appartenait avant sa conversion au nazisme ce même Doriot !

Contre l’illusion de l’apparence

Cécile Chabaud ne dissimule rien des fautes, ni rien de leur gravité, de ce personnage auquel elle donne un destin : de cet homme qui eut une existence physique, elle fait une création littéraire. C’est par la fiction, cette chance supplémentaire accordée au réel, qu’elle fonde cette personnalité trouble autant que troublante, acharnée à se perdre, à s’égarer dans les passions tristes, à suivre les conseils de cette présence négative qui vient le visiter régulièrement, qu’au fond il exècre, mais dont il est sûr qu’elle nuira définitivement à sa réputation, jusqu’à le rendre « indigne » de vivre au milieu des hommes…

A lire aussi: Patrice Jean, le dos au mur, choisit la littérature

Il est malaisé d’entrer dans les détails d’un récit impeccablement construit. Despaux, guidé par un esprit retors, emmêlé dans ses contradictions, a brouillé les cartes et n’a pas fait d’aveux indiscutables. Sans doute contrarié par ses vilenies, ce diable d’homme, qui donne l’impression de se sentir surnuméraire, se cherche un mauvais rôle dans le théâtre de l’Occupation. On le sait collaborationniste, il quitte le PPF, il prétend avoir œuvré en sous-main pour l’Intelligence Service, on le suspecte d’être un escroc. À la fin, il est effectivement arrêté par la Gestapo le 1er février 1944. Condamné comme prisonnier politique (!), après quelques pérégrinations, il parvient à Auschwitz en avril, puis rejoint Buchenwald le 12 mai, jusqu’à la libération du camp, le 11 avril 1945[1].

L’auteur a d’abord mené une enquête, croisé des textes, rencontré les derniers témoins. Quelque chose lui interdisait de refermer le dossier Despaux sur l’infamie qui le signalait à la mémoire de presque tous ceux qu’elle a rencontrés. Elle a tenu tête à l’illusion de l’évidence, elle a trouvé une ligne d’espoir. Elle tenait son affaire, qu’elle pouvait faire basculer dans l’univers hautement révélateur du roman.

Les métamorphoses

C’est à Auschwitz, où il est enfermé peu de temps, et surtout à Buchenwald, dans un univers de pure cruauté, qu’il va se révéler tel qu’en lui-même : amical, protecteur, sensible, talentueux. Il dessine sur des feuilles de fortune ; ses œuvres éblouissent ses codétenus, les divertissent : il est solidaire, estimé, reconnu. Cet ancien de la collaboration, en quittant ses vêtements souillés d’ordures morales pour le pyjama rayé des martyrs, consent enfin à baisser sa garde de crapulerie et trouve sa rédemption. Georges était doué, il possédait toutes les qualités qui font les vies réussies : quelle faille originelle n’avait cessé de grandir en lui, de diviser son être, d’égarer sa raison, de le discréditer ? Dans le camp, il s’attache à Samuel, se prive de pain pour le nourrir, le sauve de la mort : Samuel est juif, de cette « race » qu’il disqualifiait dangereusement dans ses articles d’agitateur plébéien. Ce faisant, il n’assure nullement son avenir : ce cloaque d’extermination abolissait tout espoir de survie. Il survivra, cependant, et Samuel aussi[2]. Néanmoins, en 1945, peu après sa libération, Georges Despaux, collabo notoire, est condamné à l’indignité nationale. Par la suite, il abandonne sa famille, il se retire du monde, se métamorphose encore, cette fois jusqu’à l’effacement social, avant de mourir dans la solitude et le dénuement complet. Samuel ne va jamais le renier, va le secourir sans relâche, mais il était impossible de le maintenir longtemps au-dessus du vide.

A lire aussi: Et si c’était le talent que la gauche reprochait à Sylvain Tesson?

Soit un homme, un Français, un sale type selon toute vraisemblance, plus précisément un mystère français qu’a voulu percer un écrivain. Cécile Chabaud a sauvé du néant d’abjection où il s’était jeté volontairement, un homme voué au malheur d’être né.

À lire: Cécile Chabaud, Indigne (illustré de superbes dessins de Georges Despaux), Écriture, 2023.

Du même auteur, professeur de français : Rachilde, homme de lettres, Écriture, 2022 ; Tu fais quoi dans la vie ? Prof !, L’Archipel, 2021.


[1]. « Le 11 avril 1945, des prisonniers affamés et émaciés prirent d’assaut les tours de guet et s’emparèrent du contrôle du camp. Plus tard dans l’après-midi, l’armée américaine entra dans Buchenwald. […] On estime qu’au moins 56 000 prisonniers masculins, dont 11 000 juifs, furent tués par les SS dans le complexe concentrationnaire de Buchenwald » (Encyclopédie multimédia de la Shoah).

[2]. Depuis plusieurs années, une passionnante exposition intitulée « Georges Despaux : une mémoire contre l’oubli » présente, avec un appareil pédagogique très complet, nombre des dessins que Georges confia à son ami Samuel Vanmolkot (pour l’état civil). Cette exposition itinérante, qui circule partout en France, est une initiative du fils de Samuel. Elle témoigne de l’abominable condition de vie des déportés. Prochaines dates d’expo non communiquées à ce jour.

Indigne: Rentrée littéraire 2023

Price: 20,00 €

18 used & new available from 2,70 €

Rachilde, homme de lettres - prix du grand roman de Mennecy 2023

Price: 18,00 €

16 used & new available from 4,39 €

Prof !: Ce que vos ados ne vous ont pas dit

Price: 19,00 €

24 used & new available from 2,60 €

Le moment Lanzmann

0
Claude Lanzmann lors du festival la "Foret des Livres", à Chanceaux-pres-Loches, le 31/8/2013 BALTEL/SIPA

40 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, un film vit le jour : Shoah. Le chef-d’œuvre de Claude Lanzman, qui dure 9h30, exigea 11 ans d’un travail acharné. Aujourd’hui, un ouvrage collectif intitulé Le moment Lanzmann, publié sous la direction de Jean-Jacques Moscovitz, rend hommage à la fois au cinéaste et à l’évènement historique que représenta la sortie du film. Le fait que ce livre soit publié le 4 décembre 2023, soit presque deux mois après le 7 octobre, n’est pas anodin.


Dans Shoah la question éthique est centrale : aucune image d’archives, aucune mise en scène de femmes nues dans des chambres à gaz ; contrairement à Spielberg dans La liste de Schindler. L’impératif était radical : ne pas porter atteinte aux morts et ne pas mettre le spectateur en position de voyeur s’identifiant, de fait, au nazi qui réellement avait vu cela. Pourquoi ? Pour ne pas en jouir. J’ai connu des adolescents ayant eu une érection devant des corps de femmes entassées et dont le peu de poitrine qui restait attirait l’œil. Un tel scandale, Lanzman n’en voulut pas. Par égard pour les morts, pour lui-même et pour nous. « Dans Shoah, on n’est pas en position de spectateur », dit-il. De quoi alors ? De témoin que le film nous fait devenir, dans le meilleur des cas . Les images qui constituent Shoah sont, aux yeux de son réalisateur « une incarnation ». Il ajoute : « Or, les choses ne deviennent vraies que si elles sont incarnées, sinon c’est du savoir théorique, c’est du savoir abstrait, c’est du savoir pauvre ». Prendre connaissance est d’une autre envergure, et à l’ère de « l’information » élevée au pinacle, il est urgent de s’en souvenir.

Imre Kerzetz, cité dans le livre, disait : « J’ai l’impression qu’il faudra encore beaucoup de temps pour que la nation hongroise comprenne qu’Auschwitz n’était pas l’affaire privée de juifs disséminés dans le monde, mais un évènement traumatique de la culture occidentale qui sera peut-être considéré un jour comme le début d’une nouvelle ère ».

A lire aussi: Génocides à la carte

C’est ce qu’écrit dans  ce livre Arnaud  Desplechin, cinéaste, lorsqu’il raconte l’évènement que constitua ce film pour lui et sa génération : « Je voudrais décrire cet évènement historique si important : la montée de la Shoah à la conscience des hommes pour la compréhension – l’énigme ? – de son unicité : la montée à la conscience de l’ampleur du désastre. Nous avions cru vivre l’après-guerre. Et nous n’avions rien vécu du tout, nous n’avons que continué l’avant-guerre ».

Pour Jean-Claude Milner, linguiste et philosophe, Shoah est le premier film qui fait de la destruction des juifs un évènement à part entière et, en aucune façon, un « détail » de la Seconde Guerre mondiale. A ses yeux, « le génie de Claude Lanzmann se résume à trois découvertes nouées l’une à l’autre. Avoir décidé que seul le langage permettrait de traiter d’une destruction sans ruines. Avoir compris que le langage s’accomplit dans et par la parole. Avoir conclu que le cinéma tel qu’il était devenu grâce à ses chefs-d’œuvre, fournirait le moyen nécessaire ». Pour qu’advienne « ce moment où se dégage de l’être parlant une autre forme d’être » que Lacan nomma «  le parlêtre ». Par ailleurs, J.C. Milner analyse le 11 septembre 2001 comme l’annonce d’une nouvelle ère ou de la poursuite de la précédente dans la même volonté d’anéantissement, cette fois-ci du XXème siècle. « Un même souci d’effacement des traces » s’y manifeste (comme dans le wokisme). Une même ligne conductrice en somme.

 Georges Bensoussan, historien, à qui nous devons la citation d’Imre Kerzetz, interroge la portée de ce film et son enseignement. « Dans un monde où la déshérence et la désaffiliation disent le contraire de ce que nous tentons d’enseigner », que peut signifier l’enseignement de la Shoah ? Paradoxe absolu à laquelle notre époque est confrontée. Que faire avec la « césure anthropologique » que cet « évènement traumatique » créa ? Comment transmettre dans un monde qui a cassé la transmission ? Par ailleurs, mais cela va avec, alors que « la domination du biologique revient sous les traits de l’homme transformé, augmenté, trans-genre », il rappelle que le nazisme avait initié ce remodelage de l’espèce humaine au nom de la race.

Mais Le moment Lanzmann dit ses autres films aussi, dont Pourquoi Israël sans point d’interrogation. A son sujet, Michel Gad Woltowitcz, psychanalyste, écrit qu’« il dégage le temps-architecte (Heschel) de la transmission, une réflexion sur la reconstruction de l’homme par la réappropriation d’un temps intérieur, un retour à sa propre histoire vers le plus d’être possible, de puissance de vie, transformant les difficultés, le mortifère, en forces de vie ». Ils sont venus de 70 pays, et parmi eux, un Russe que Lanzmann accompagne au mur des Lamentations et qui dit : « Je n’ai pas été ici depuis 2000 ans ». Film drôle et plein de vie selon Woltowitcz, à l’image de son réalisateur qui avait le désir de vivre chevillé au corps.

A lire aussi: Merci à Stanislas !

La question éthique y est centrale, ai-je dit. Elle nous revient en pleine face à l’heure où des gens se prennent en selfie devant ce qui fut la machine à broyer de l’humain, où le touriste se substitue à l’apprenti-témoin, quand ce ne sont pas les tueurs qui filment eux-mêmes leurs actes avant de les balancer sur la toile. Qu’Israël n’ait pas voulu rendre publiques les images du 7 octobre rejoint la volonté essentielle qui anima C.Lanzmann ; celle de ne pas céder un pouce à l’obscénité, de ne pas répandre la jouissance du mal, autrement dit la pulsion de mort comme une traînée de poudre.

Que les multiples auteurs que je n’ai pas cités me pardonnent ; tous les textes sont ici essentiels. Précisons que Lanzmann y parle avec différents interlocuteurs, et que le dialogue avec François Margolin, tiré du film qu’ils firent en Corée du Nord, y est savoureux ; notre cinéaste y récite « Le Bateau ivre » de Rimbaud en entier ! Enfin, Dominique Lanzmann-Petithory, veuve du cinéaste, conclut l’ouvrage avec une simplicité bouleversante, en évoquant la mort de leur fils Félix à 23 ans et le devenir de l’œuvre dont elle est la légataire.

Shoa sera diffusé en intégralité sur France 2 le mardi 30 janvier, à partir de 21h10, ( jusqu’à 6h30 ) et ce, pour commémorer la libération du camp d’Auschwitz le 27 janvier 1945.

Le moment Lanzmann: Shoah, événement originaire. Sous la direction de Jean-Jacques Moscovitz (David Reinharc Editions, 2023).

Contributeurs : Georges Bensoussan, Nellu Cohn, Corina Coulmas, Arnaud Desplechin, Dominique Lanzmann, Marie-Christine Laznik, Jean-Claude Milner, François Margolin, Eric Marty, Richard Prasquier, Baptise Rossi, Marc Sagnol, Didier Sicard, Anne-Lise Stern, Philippe Val, Michel Gad Wolkowicz.

Le moment Lanzmann: Shoah, évènement originaire

Price: 23,00 €

4 used & new available from 15,99 €

Shoah: Un Film de Claude Lanzmann

Price: 149,00 €

6 used & new available from 71,16 €

Numérique: l’enfer est taxé de bonnes intentions

0
La plateforme française de streaming musical Deezer célèbre son introduction à la Bourse de Paris, 5/7/2022 Romuald Meigneux/SIPA

Rouleaux compresseurs de l’industrie du divertissement, les plateformes de musiques et de vidéos en ligne vont bientôt être redevables d’un impôt spécial au titre de la « justice sociale ». Une fausse bonne idée, selon le chercheur, spécialisé en intelligence artificielle et musique, François Pachet, qui est atterré que le législateur ne comprenne rien à l’économie digitale.


Depuis les succès du streaming, désormais la première forme de diffusion de la musique, de nombreuses voix s’insurgent contre les rémunérations très faibles versées aux artistes par les plateformes. Le sujet est complexe, mais il est vrai que vivre de sa musique est aujourd’hui très difficile, à moins d’être une star internationale. Il faut faire un million d’écoutes pour gagner quelques milliers d’euros, dont seulement une petite partie est reversée aux artistes. Qui fait des millions de streams aujourd’hui en France ? N’oublions pas cependant que le streaming réalise un rêve ancien, voire antique : rendre la culture accessible à tous, à grande échelle et partout. L’accès plutôt que la propriété : le streaming crée un monde dont les boomers les plus audacieux n’auraient jamais rêvé. Les plus riches d’entre eux possédaient une centaine de vinyles. Un jeune de la génération Z a à sa disposition immédiate et quasi gratuite (dix euros par mois) environ 100 millions de titres. Nous sommes passés de la rareté stable à ce que les anthropologues appellent une société d’abondance. Nous l’avons tous voulue, nous l’avons eue.

À première vue, trouver des financements pour permettre à la filière de compenser des revenus trop faibles semble donc être une bonne idée. La loi votée le 13 décembre par l’Assemblée nationale prévoit de prélever 1,5 % du chiffre d’affaires des diffuseurs de musique par streaming. Cette loi concernera les acteurs comme Spotify, Deezer, mais aussi de gros diffuseurs comme Amazon, Apple ou Google (via YouTube), qui représentent des parts de marché non négligeables.

C’est malheureusement une loi inique, voire stupide. Déjà, taxer le chiffre d’affaires (les revenus) et non pas les bénéfices relève d’une vision étrange de l’économie (on apprend désormais au lycée, voire au collège, qu’une société a des charges, qu’il faut retrancher du CA pour obtenir le bénéfice). Les revenus des plateformes de streaming sont par ailleurs reversés à 70 % environ aux ayants droit, c’est-à-dire aux labels (Universal, Sony Music, etc.). Moribonds dans les années 2000 quand la musique a été massivement numérisée grâce au format MP3, victimes de piratage massif, ils sont aujourd’hui plus riches que jamais, et ce grâce à ces plateformes qui leur reversent des milliards de dollars par an. Cependant, aucune plateforme aujourd’hui n’est encore véritablement rentable. Les bénéfices réalisés par les acteurs indépendants Spotify et Deezer, tous deux européens (Deezer est né en France, Spotify est suédois), sont fragiles. Depuis sa création en 2008, Spotify n’a jamais été profitable sur une année entière ! En cause, précisément, les charges élevées (maintenir une plateforme pour 500 millions d’utilisateurs est très coûteux) et le reversement de l’essentiel des revenus aux labels. En 2023, Spotify a licencié environ 25 % de ses effectifs dans l’espoir de parvenir enfin, après quinze ans, à être profitable. Enfin, ces deux entreprises, les seules européennes du secteur, doivent lutter contre des services analogues proposés par les fameux Gafam (notamment Amazon, Apple, Google), qui sont régulièrement accusés de domination excessive. Il faut noter que les revenus spécifiques au streaming de ces Gafam ne sont pas connus, car ils sont mélangés à d’autres activités (vente d’ordinateurs et d’iPhones pour Apple, vente de tout pour Amazon) qui sont, elles, très lucratives. On peut cependant douter qu’ils soient rentables en eux-mêmes. On taxe donc une activité européenne pas ou peu rentable, qui lutte à armes inégales contre les méchants Américains. D’ailleurs, la loi à peine votée, Spotify a déclaré qu’il réduirait ses investissements en France, et abandonnait son soutien financier aux Francofolies de La Rochelle et au Printemps de Bourges : cherchez l’erreur.

A lire aussi: Le véritable coût des embouteillages, un réquisitoire contre la ville de Paris

La relative faiblesse des revenus des artistes s’explique par le fait que les labels conservent l’essentiel des revenus (un contrat typique donne environ 10 % à l’artiste). Si les plateformes de streaming peinent à trouver la rentabilité, il faut chercher les causes ailleurs que dans la gourmandise des artistes.

Le fait est qu’au moment où le rêve d’un accès universel à la culture se réalisait, la démocratisation des moyens de production musicale (le home studio) engendrait un effet imprévu : la surabondance de l’offre. Fini les coûteux studios d’enregistrement avec des tables de mixage sophistiquées et des ingénieurs du son pour les piloter. N’importe qui peut désormais, pour un coût dérisoire, composer et produire entièrement un titre sur son lit (il y a même un style de musique clinophile[1] : la bedroom pop). Les plateformes proposent à peu près autant de nouveaux titres par jour qu’il y en avait par an en Angleterre il y a vingt ans ! Par conséquent, beaucoup plus d’artistes, beaucoup plus de musique et une difficulté quasi insurmontable pour un nouvel arrivant de se frayer une place dans les playlists et les recommandations plus ou moins automatiques.

Autant dire que la loi streaming ne réglera rien. Il faut souligner que la plupart de nos députés sont totalement incompétents dans les matières techniques et scientifiques. On avait Cédric Villani, un brillant esprit capable de comprendre et synthétiser des domaines entiers de l’industrie de la « tech », mais il n’a pas survécu aux mouvements chaotiques de la vie politique. Dans l’Assemblée nationale actuelle, on peine à trouver un élu ayant une quelconque expérience (ne parlons même pas de connaissance) des milieux de la tech qu’il faudrait aujourd’hui, plus que jamais, défendre.

A lire aussi: Hausse des taux et baisse du niveau

En réalité, ce texte est un sparadrap de fortune qui cache mal le problème de fond dont personne n’ose parler : la dévaluation de la culture numérique. On le sait, quand on fait tourner la planche à billets, on crée de l’inflation en dévaluant la monnaie. Pourquoi en irait-il autrement avec une création culturelle toujours plus prolifique, plus rapide, plus balisée, plus facile à produire ? On ne peut pas à la fois prétendre que n’importe qui est artiste et garantir à tous ces artistes des revenus susceptibles de les faire vivre. Le même phénomène touche les livres – les éditeurs ont du mal à lire tous les manuscrits qu’ils reçoivent, au point que pendant le Covid, ils ont cherché à calmer les ardeurs des auteurs en herbe. Et le cinéma n’échappe pas à cette tendance. Comme dit Éric Neuhoff, on n’a peut-être pas besoin de 250 films français par an. Finalement, l’abondance culturelle, longtemps désirée, n’est peut-être pas si désirable.


[1]. La clinophilie est le besoin (pathologique) de rester couché.

Reconfiguration du monde arabe : quelles clés pour surmonter les tensions ?

0
ap22767187_000004
Les 3 lieus de culte, la synagogue Moses Ben Maimon, la mosquée Imam al-Tayeb et l'église Saint Francis d'Assise, à la Maison de la famille abrahamique, Abu Dhabi, Emirats arabes unis, 21/2/2023 Kamran Jebreili/AP/SIPA

Afin de protéger leurs intérêts, l’Europe et la France se doivent de mieux comprendre les relations et tensions complexes existant entre les différents acteurs au Moyen Orient. Il s’agit surtout de pouvoir choisir les meilleurs partenaires arabes pour contrer à la fois le salafisme, le frérisme et l’axe russo-iranien. L’analyse de Gabriel Robin.


Depuis plusieurs décennies, le monde musulman est caractérisé par d’importantes tensions et une instabilité politique qui ont des conséquences graves sur les ensembles voisins, à commencer par l’Europe. Dans ce jeu d’échecs que se livrent des puissances et intérêts divergents, la France doit pouvoir compter sur des pôles moins hostiles alors que son influence au Sahel et dans le Moyen-Orient décline au fil des ans.

La guerre déclenchée par le Hamas le 7 octobre 2023 a notamment pu mettre en lumière l’insigne fragilité de la région du Levant, où de nombreux Etats sont en passe de faillir et peinent à envisager sereinement le futur (Liban, Syrie). Pourtant, cette région du monde qui fut la première à s’éveiller au Néolithique détermine toujours une grande part de notre prospérité collective, tant par les richesses en hydrocarbures qu’elle contient que par sa nature intrinsèque jamais contestée de « route de la soie ». La mer Rouge est ainsi toujours l’un des principaux canaux des échanges commerciaux maritimes, d’où les préoccupations légitimes entourant les velléités impérialistes de l’Iran qui agit par ses « proxys Houthis » au Yémen en déroutant les navires marchands qui opèrent la jonction entre la mer de Chine et la Méditerranée.

Car, au fond, la nouvelle phase du conflit opposant Israël à la Palestine est intervenue au pire moment, peut-être du reste à dessein puisqu’une partie des pays arabes étaient entrés dans une phase de normalisation avec l’Etat juif grâce aux Accords d’Abraham signés sous le patronage américain de Donald Trump. Ce dernier avait réussi à réunir cinq signataires menés par les Emirats arabes unis et le Bahreïn, rejoints ensuite par le Maroc et le Soudan. Le président égyptien al-Sissi et le gouvernement d’Oman avaient de leur côté salué ces avancées. L’enjeu était d’ailleurs que ces pays ayant normalisé leurs relations avec Israël soient finalement rejoints par l’Arabie saoudite, ce que la guerre a reporté à un futur incertain. Reste que la politique constante des Emirats arabes unis n’a pas été remise en question, s’agissant d’un partenariat stratégique de long terme.

A lire aussi: Le grand capital contre les juifs

Il nous faut comprendre que les pays arabes stables sont aujourd’hui engagés sur deux fronts qu’ils doivent contenir afin de poursuivre sereinement leur développement : celui de l’axe iranien et celui de l’islam politique sunnite. Ces deux fronts se trouvent en filigrane de tous les conflits actuels dans la région et au-delà, qu’il s’agisse du Sahel, du Yémen ou du Soudan, qu’a encore illustré le sommet de la Ligue Arabe de 2022. L’Algérie y a affiché un positionnement antisioniste radical mais aussi une détermination à conserver son emprise sur le Sahel que les généraux jugent être une arrière-cour naturelle dans laquelle toute concurrence arabe est vue d’un très mauvais œil. Depuis, de nouvelles crises ont contribué à complexifier les relations et alliance internes. Le 17 janvier, Alger a par une formule lapidaire signifié son hostilité en exprimant ses « regrets concernant les agissements hostiles émanant d’un pays arabe frère ». Concluant la réunion du Haut conseil de sécurité présidé par le chef de l’Etat Abdelmajid Tebboune, le communiqué évitait soigneusement de citer le « pays arabe frère », mais ne cachait pas qu’il s’agissait des Emirats accusés de s’ingérer dans les affaires sahéliennes.

Nous évoluons dans un monde de guerre « hors limites » où chaque conflit est connecté aux autres. Ce qui se passe à Donetsk n’est pas neutre à Erevan, Gaza ou Bamako. Et dans cet environnement qui menace d’exploser à chaque instant, la France et l’Europe doivent avoir à cœur leurs intérêts en privilégiant des partenariats de nature à les protéger de nombreux dangers qui, s’additionnant, pourraient causer des dommages irréversibles. Il y a bien sûr la lutte contre le terrorisme islamiste et pour l’accès aux ressources naturelles, mais aussi contre l’axe russo-iranien hostile. Dans ce cadre, nous ne pouvons pas nous permettre d’entretenir des relations difficiles avec tout le monde. Il est ainsi de notre intérêt de privilégier les pays arabes qui veulent faire pièce au salafisme et à l’islam frèriste soutenu par la Turquie ou le Qatar. C’est notamment le cas des Emirats ou de Bahreïn.

Parti pris de l’étranger

0
D.R

45 % des Français musulmans estiment que les attaques du 7 octobre sont des « actions de résistance ». Alors que pendant des décennies, les rapports entre la France et Israël alimentaient fantasmes et hantises, c’est désormais la « rue arabe » qui retient l’attention des Français.


Beaucoup de citoyens estiment que dans une France idéale, les soubresauts sanglants du Proche-Orient ne devraient pas affecter notre concorde civile. Toutefois, l’étude IFOP/Écran de veille du 18 décembre, concernant les regards portés par les Français musulmans sur ce conflit, ne laisse pas d’interroger. On y apprend que, pour 45 % des Français musulmans, les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre sont bien des « actions de résistance ». Seulement 10 % de l’ensemble des Français pensent cela ! Les plus jeunes, ceux qui vivent dans une banlieue aisée ou ceux qui vont le plus régulièrement à la prière sont les plus nombreux à partager cet avis. Sur le plan politique, 58 % des Français musulmans estiment que la France est plutôt du côté d’Israël contre 20 % en moyenne chez l’ensemble des Français ; et, enfin, 67 % considèrent que les médias sont du côté d’Israël (contre 38 % en moyenne chez les Français).

A lire aussi : La conquête tranquille

De tels chiffres expliquent peut-être le choix du président Macron de ne pas se rendre à la manifestation contre l’antisémitisme du 12 novembre autant que l’argumentaire, certainement brillant, de Yassine Belattar. L’IFOP n’est pas en mesure de donner les réponses de nos concitoyens juifs. On se doute que leurs réponses seraient différentes de celles des musulmans, mais on ignore dans quel sens et ans quelle mesure. « La proportion des juifs est tellement faible (0.5 % de la population) qu’il est techniquement impossible d’en interviewer un millier à moins de se donner plusieurs mois pour le faire et un budget très élevé », explique François Kraus, directeur du pôle politique et actualités. De toute façon, alors que Jérôme Fourquet (qui travaille aussi à l’IFOP) nous a appris qu’un nouveau-né sur cinq ( !) en France se voyait attribuer un prénom arabo-musulman, ce sont les ingérences de la rue arabe qui alimentent les fantasmes et hantises des Français.

Stanislas: le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière

0

Après 45 ans de travail dans l’enseignement public, on n’attendait pas de notre chroniqueur, à l’occasion de la polémique autour de Stanislas, qu’il tresse des couronnes à l’enseignement privé. Ni qu’il exalte un enseignement public dont il fut le premier à constater que c’était « la fabrique des crétins » — que les crétins soient les élèves, certains enseignants entichés de pédagogisme, ou des responsables ministériels (et au plus haut niveau) qui n’entravent que pouic à l’Ecole. En fait, son avis d’expert est balancé, et témoigne d’une pensée… complexe.


L’inscription à Stanislas, sous un prétexte parfaitement foireux, des rejetons de la ministresse a redéclenché une guerre scolaire que l’on pensait réglée depuis la loi Debré — dont je convie le lecteur à prendre connaissance, pour bien mesurer ce que l’on avait cru enfoui et qui cheminait souterrainement.

C’est confortable, au fond, de gérer une école privée sous contrat. On reçoit des fonds (importants : l’ensemble des salaires, plus diverses allocations municipales et régionales, ce n’est pas rien).

En échange de cette manne inouïe, l’enseignement privé sous contrat n’a que des charges légères : suivre les programmes, par exemple. Il n’est même pas obligé de prendre les postulants qui se présentent — il fait le tri, de façon à ne garder que les élèves méritants, c’est-à-dire bien nés. Les Anciens de Stanislas ou de l’Alsacienne (le pendant protestant des catholiques de « Stan ») se tutoient, se partagent les postes, et se reconnaissent comme les oligarques d’un système démocratique qui croyait en avoir fini avec l’aristocratie. Molière a écrit l’Ecole des femmes ; ici, c’est l’Ecole de L’Entre-soi.

Etonnez-vous qu’on leur impose sans problèmes une tenue décente, des chaussures en cuir, une attitude raisonnable, pas de smartphones dans l’enceinte de l’établissement et une assiduité visible ?

Ne croyez pas un instant que les enseignants soient meilleurs que ceux du privé. L’enseignement privé a ses propres concours, mais le nombre d’agrégés, par exemple, est sensiblement inférieur à celui des grands lycées publics. Ils font rarement grève (mais cela arrive), et comme la gestion de ces bahuts est proche, on les remplace, en cas d’absence prolongée — quitte à faire appel à des parents pour assurer la continuité…

Le rectorat de Paris — ça a fait suffisamment jaser — a imposé aux lycées publics, via Affelnet, un système qui oblige à avoir un certain quota d’élèves à IPS (Indice de Position Sociale) moins reluisant que les natifs du Ve arrondissement. Pas des cancres — juste des élèves méritants qui étaient jusque-là rejetés loin des havres de grâce que sont Louis-le-Grand ou H-IV.
Mais les bahuts privés ont gardé la haute main sur leurs recrutements. Tout juste s’ils ont accepté de déclarer les noms de ceux qu’ils prennent en Seconde, de façon à libérer autant de places ailleurs, en cas de candidatures multiples — ce qui n’est pas rare.

Donnez-moi le droit de recruter qui je veux, et j’aurai sans problème 100% de reçus avec mention au Bac. Pas bien sorcier. Ceux qui vantent l’excellence de Stanislas devraient réfléchir. Le vrai mérite, c’est de faire réussir ceux qui ne sont pas nés avec une cuiller en or dans la bouche.

Les programmes sont donc censés être les mêmes — et des Inspecteurs sont là pour s’en assurer. Le catéchisme par exemple ne peut être qu’une option — et un établissement catholique qui le rendrait obligatoire serait gravement en infraction avec la loi.
Je dis bien « catéchisme » — là où l’on apprend que la Vierge le fut avant, pendant et après, que Judas était roux, que les habitants de Sodome tentèrent de… sodomiser un ange passant chez Loth, et que Moïse flottait bébé sur le Nil, tout comme Romulus et Rémus quelques siècles auparavant.

La culture religieuse, c’est tout autre chose. Dans mon souci de distiller à des classes pleines de musulmans ignares le minimum requis de Culture générale, j’avais fabriqué de (très longs) PowerPoints où avec force tableaux de maîtres et commentaires écrits, j’expliquais l’Ancien et le Nouveau testament — et le Coran, pendant que j’y étais —, le martyrologe chrétien (ah, saint Denis ramassant sa tête, c’est quelque chose !) et quelques réflexions sur les territoires du Diable. Mes élèves se délectèrent des diverses versions de la nudité de Bethsabée ou de Suzanne, et de la prédilection forcément sainte du vieux roi David pour les jeunes vierges. Entre autres. Après tout, sans quelques connaissances précises des visions attribuées à saint Jean, qui comprendrait le film de Minelli tiré du roman de Blasco Ibañez, Les Quatre cavaliers de l’Apocalypse ?

Je n’ai bien évidemment rien contre le fait que des parents inscrivent leurs enfants dans des établissements professant telle ou telle conviction religieuse. Toutes les superstitions sont dans la nature. Et tant que ça ne contrarie pas les lois de la République…

D’où le fait qu’un lycée musulman faisant l’éloge de la charia se met naturellement hors la loi. Imaginez un établissement catholique qui à la lecture du présent article me condamnerait au bûcher…

L’ordre et la morale tiennent moins au ressassement des Dix commandements (dont la Déclaration des Droits de l’homme n’est au fond qu’une version laïque) qu’à l’étude des Lumières. C’est par la Culture (littéraire, artistique ou scientifique) que l’on s’intègre à la communauté nationale. Pas autrement.

Le hic, c’est que les lycées publics ne bénéficient pas des mêmes privilèges que le privé. Il faut accepter que le public embauche ses enseignants, avec beaucoup de flexibilité, gère ses budgets, édicte des règles de vie strictes, avec une possibilité d’exclure les élèves problématiques, au lieu de les inscrire à un stage poney. Il faut réécrire les programmes, de façon à ce que les enseignants sachent, à toute heure de cours, ce qu’ils doivent enseigner, sans avoir à le faire deviner (en vain) à des élèves censés construire leurs propres savoirs. Il faut que l’ordre et la discipline règnent dans le public comme dans le privé — et alors, alors seulement, le match privé / public n’aura plus de raison d’être, et les journaux pourront parler d’affaires graves, au lieu de vendre du papier en y étalant les classements toujours vains des établissements.

Loi immigration: le feuilleton de rentrée à suivre absolument

0

Jeudi dernier, à Matignon où il recevait les chefs de LR, le Premier ministre Gabriel Attal a bien confirmé qu’il allait retoucher l’AME.


On ne devrait pas tarder à voir le débat sur l’Aide Médicale d’État, l’A.M.E, revenir en pole position dans les discussions politiques et les articles de presse. Déjà, en coulisses on s’agite. C’est que le sujet est des plus sensibles. Les Républicains tenaient à la suppression pure et simple de cette facilité accordée systématiquement aux personnes étrangères en situation irrégulière présentes sur notre sol. Madame Borne, alors Premier ministre et déjà bien oubliée – ingratitude des temps – avait jugé préférable de sortir ce sujet de la loi immigration tout en promettant de revenir sur la question par une autre loi, spécifique, qu’elle annonçait pour le début de la présente année. M. Larcher, vieux briscard du sérail à qui on ne la fait pas, avait exigé un écrit, une lettre précisant cet engagement. Les paroles s’envolent, les écrits restent, on connaît l’adage. Sans doute est-ce aussi en raison de cette précautionneuse astuce que le nouvel hôte de Matignon s’est cru obligé de déclarer devant les députés, lors de la dernière séance de questions au gouvernement et en réponse à l’interpellation du chef des parlementaires LR, Olivier Marleix, que cet engagement serait tenu.

Quand ? Ce léger détail ne fut pas précisé. Pas plus qu’il ne le fut lors de l’entretien que les caciques de ce parti, MM. Ciotti, Retailleau et Marleix ont eu jeudi dernier à Matignon avec le Premier ministre. On sait qu’ils l’auraient trouvé « juvénile ». Juvénile mais pas davantage précis dans ses intentions. Comme quoi l’habileté en politique n’attend pas non plus le nombre des années. M. Marleix est sorti de ce rendez-vous plutôt confiant. Sous le charme de cette sémillante juvénilité, allez savoir ? Il lui a paru que le jeune homme « jouait franc jeu ». Quant à l’imprécision sur la date de la loi promise, il la justifia d’un mot qui, pris à la lettre, pourrait s’avérer bien cruel : « Il n’a été précis sur rien. » Quand on vous dit que le flou est un art politique de première grandeur et qu’il se pratique dès le berceau ou presque…

A lire aussi: Immigration: les perroquets avaient tort

En sortant l’AME de la loi immigration et en promettant une loi séparée, Mme Borne ne visait, pour dire les choses crûment, qu’à ménager la chèvre et le chou. La chèvre, les LR et leur exigence très droitière, le chou, sa majorité et ses pudeurs très gauche morale. Or, à ce que nous croyons savoir, c’est à peu près le même cheval qu’entendrait enfourcher le cavalier Attal. On s’orienterait en effet vers un agencement en deux temps, croit avoir décrypté M. Marleix. La loi pour définir quels seraient les bénéficiaires du dispositif AME, et un texte réglementaire pour établir la liste des prestations et des soins auxquels ils pourraient prétendre. Autant le dire sans ambages, voilà qui fleure à plein nez la bonne vieille usine à gaz. Voire l’entourloupe grand format. La liste des bénéficiaires aurait force de loi, très bien. Cela pour ménager la chèvre évoquée ci-dessus, mais le catalogue de soins, lui, ne relèverait que du réglementaire, en d’autres termes de dispositions potentiellement revues et corrigées en fonction de l’ère du temps, de l’humeur de la majorité en place, éventuellement de l’âge du capitaine et de la vitesse du vent. Il suffirait, on s’en doute, qu’on fasse entrer dans ce règlement suffisamment de critères d’éligibilité pour qu’on se retrouve Gros Jean comme devant, c’est-à-dire avec une AME qui serait quasiment en tout point ce qu’elle est actuellement. Au moins sur le papier, le tour de passe-passe ne peut être exclu, et, ainsi, le chou à pudeurs gauche morale mentionné plus haut, se trouverait lui aussi ménagé. Du très beau boulot, vous dis-je…

Ce « tout ça pour ça » se ferait au nom de nos valeurs humanistes, vous l’aurez compris. En juin dernier, M. Attal ne revendiquait pas autre chose lorsqu’il déclarait : « En plus de conserver les valeurs humanistes de la France, ils (les professionnels de santé) disent que pour des enjeux de sécurité sanitaire pour les Français, il faut garder un système de santé qui soigne ces personnes présentes sur notre sol. »

A lire aussi: Emmanuel Macron: quand la forme prend le pas sur le fond

« Des enjeux de sécurité sanitaire pour les Français » ? Quel aveu ! Ainsi donc, l’immigration débridée serait en elle-même porteuse d’un risque pour l’intégrité physique de l’ensemble de la population ? Constat assez inquiétant, pour ne pas dire terrifiant. Mais aussi constat passé assez volontiers sous silence. On n’en parle guère, assurément. C’est qu’il serait bien peu responsable de trop mettre en lumière une réalité qui risquerait d’affoler les foules, comprenez-vous. Il se peut que le juvénile personnage, non encore Premier ministre alors, ait cédé à un accès de candeur en laissant filer cette vérité d’évidence. Quoi qu’il en soit, il est parfaitement clair que ce paramètre devrait être en tête des préoccupations lorsqu’il s’agira de trousser la loi promise et de peaufiner le dispositif réglementaire y afférent (comme on dit dans la Gendarmerie). Il ne faudrait pas, tout de même, que l’affaire soit remise aux calendes grecques et n’accouche finalement que d’un placébo, un remède en trompe l’œil mais vide de tout principe actif. Cela aussi ne peut être exclu, tant on sait le mandarin Macron et le jeune docteur Attal assez experts dans l’art de jouer la montre et, surtout, de dorer la pilule.

Mitterrand, Don Juan en politique

Price: 9,71 €

1 used & new available from 9,71 €

Déprime russe

0
© Bodega Films

Il y a des films qui se méritent. En fait partie La Grâce (traduction très approximative du titre russe original, «Blazh » qui renvoie davantage à l’idée de « caprice »). Une blonde adolescente aux traits archangéliques s’est mise en route avec un homme de belle allure, son père – barbe de trois jours, entretenue tout de même au rasoir électrique : lui au volant d’un vieux van aménagé pour y dormir, elle sur l’autre siège, regard farouche dans un visage lilial. Elle prend des photos avec son appareil polaroïd, une urne noire posée sur ses genoux. Ils ont l’un et l’autre les ongles sales : la vie à la dure.

Avouons que la lenteur concertée de ces quasi deux heures que dure La grâce n’est pas sans procurer au spectateur le mieux intentionné du monde la tentation de l’ennui, au péril de la somnolence. Et pourtant, ce n’est pas seulement la curiosité qui jusqu’au dénouement aura tenu votre serviteur captif de ce road movie fort peu épique dans le no man’s land de la Russie rurale. Le périple s’amorce dans les montagnes caucasiennes, plus exactement dans la république autonome de Kabardino-Balkarie (située comme chacun sait au nord de la Géorgie). Contrée polyglotte où les autochtones n’échangent pas exclusivement en langue russe.

On comprend vite que l’urne noire, objet fétiche, recèle les cendres de la mère de l’immaculée jeune fille. Elle et son père se dirigent vers la mer de Barents, rivage septentrional de l’immense contrée, qu’ils arpentent sur de mauvaises routes encerclées de vastes et austères paysages. Entre eux, la tension, palpable quoique peu diserte, explose à la moindre occasion, tandis qu’ils font étape dans des bleds paupérisés à l’extrême. Notre paire de routard joint les deux bouts en organisant, pour la distraction des locaux, des projections en plein air sur un écran de fortune, matériel portatif dont leur van est équipé. Anthropologie d’un monde enlaidi, agressif, déprimé.     

Dans la pure tradition qui relie Tarkovski à Sokourov, cette aride odyssée paysagiste relève de l’allégorie : passage à l’âge adulte, acceptation de la finitude…  D’un côté la maturation de la nubile, diaphane et photogénique enfant de 15 ou 16 ans, bientôt déflorée par un ravissant moujik, lequel, juché sur une moto tout terrain, la harcèle inlassablement de ses assiduités – désir immédiat, virginal, sans appel : « ne me poursuit pas », ordonnera-t-elle, la chose faite (hors champ), après un dernier baiser furtif et un polaroïd volé au fessier musclé du paysan, enjoint de se retourner pour la photo – souvenir de sa mâle nudité, shootée dans l’encadrement de la croisée…. Le géniteur veuf fera quant à lui son deuil de l’absente dans une rencontre un peu pathétique, (coït laissé hors champ également) levée au hasard d’un point de chute, dans ces confins déshérités où rouille une station météo de l’âge soviétique…

Etrange ovni que ce film millésimé 2021, premier long métrage de fiction du cinéaste Ilya Povolotsky lequel, natif d’Izhevsk en 1987, vient du documentaire. L’homme vit actuellement à Paris. Placé sous le signe d’une lenteur implacable, La Grâce est la seule production qui en 2023 ait franchi la frontière russe jusqu’à atteindre… le Festival de Cannes !  Inutile de dire que le film n’a pas été vu dans le pays enchanté de Vladimir Poutine. En attendant, il sort à Paris.             

La Grâce. Film d’Ilya Povolotsky. Russie, 2021, couleur. Durée : 1h58. En salles le 24 janvier 2024

Sauternes oblige

0
Charlotte et Philipe de Lur Saluces © Château de Fargues

Les vins de Sauternes sont un trésor national aujourd’hui mal-aimé. Au château de Fargues, la famille de Lur Saluces perpétue un savoir-faire exceptionnel qui donne toute sa noblesse à ce précieux nectar.


Le 24 juillet 2023, le marquis Alexandre de Lur Saluces rendait son dernier souffle au château de Fargues, dans lequel il vivait depuis sa naissance en 1934, au milieu des champs, des vignes et des forêts, à Sauternes. Tout a déjà été dit au sujet de ce grand homme du vin, qui était aussi un grand lettré, à qui son grand-père Eugène (ami de Charles Maurras) faisait lire lessermonsde Bossuet à l’âge où, d’ordinaire, on collectionne les images de pin-up hollywoodiennes ! Alexandre de Lur Saluces avait été le propriétaire du mythique Château d’Yquem, de 1968 à 2004, jusqu’à ce que Bernard Arnault le rachète avec le projet explicite de produire un vin de Sauternes plus « accessible ».

Fargues peut se conserver cent ans. Dans sa jeunesse, il offre une explosion de fraîcheur et d’agrumes.

Ne partageant probablement pas cette philosophie, le marquis, tel le roi Lear, s’était alors replié en son château de Fargues, une forteresse du XIIIe siècle, et propriété de la famille depuis… 1472 ! (L’arbre généalogique des Lur Saluces remonte aux Capétiens, ce qui en fait l’une des plus vieilles familles de France.) Sorti du Moyen Âge avec tous ses fantômes, le château est une merveille qu’il faut absolument visiter, à l’image d’ailleurs de tout le Sauternais, dont les paysages évoquent ceux de la Toscane vallonnée.

Gestes ancestraux

Vingt ans après, c’est peu dire que les sauternes élaborés à Fargues ont dépassé en grandeur ceux de son illustre voisin : sans aucun marketing, les Lur Saluces, père et fils, ont inventé ici un luxe artisanal et paysan, ancré dans la terre et soumis au rythme des saisons. Ils ont appliqué à leurs vignes des gestes ancestraux, ainsi que nous l’explique Philippe de Lur Saluces, le troisième enfant d’Alexandre, auquel celui-ci a peu à peu confié les rênes du château, après une période d’épreuves initiatiques dignes des chevaliers de la Table ronde… « En hiver, on taille et on brûle les sarments ; au printemps, on laboure légèrement les sols sur lesquels on répand un peu d’engrais naturel et on attache les vignes aux piquets de bois avec de l’osier ; l’été, on les effeuille, on ramasse le foin pour faire du fumier et on restaure les barriques ; l’automne, enfin, on récolte les raisins à la main, dans des paniers en bois de peuplier colmatés avec de la cire rouge… »

A lire aussi, du même auteur: Aux racines du gin

Philippe et son épouse Charlotte (issue d’une noble famille vendéenne, les Boux de Casson) forment un couple fusionnel. Avant de rejoindre le château de Fargues en 2004, à la demande du marquis, ils ont vécu longtemps à l’étranger, et notamment en Chine. Cette expérience est aujourd’hui bien utile pour vendre du sauternes à des consommateurs asiatiques qui ignorent totalement l’idée d’accords mets-vins, puisque tous les plats sont posés sur la table en même temps pendant le repas. Après la mort de son père, Philippe s’est retrouvé en pleine lumière, face aux médias du monde entier, avec, sur les épaules, le poids d’un héritage familial écrasant : « Je redoutais les acabailles, la fête qui marque la fin des récoltes avec les vendangeurs ; c’est un rituel très important au cours duquel la plus jeune des vendangeuses fait un discours et donne ensuite la parole au propriétaire. C’est à ce moment-là que la relation avec les ouvriers se forge et que l’on gagne leur respect, ou pas… Les vendangeurs de Sauternes sont l’élite, car ils doivent savoir récolter chaque grain à la main, par tris successifs. Je leur ai dit qu’ils n’étaient pas là seulement pour ramasser du raisin, mais qu’ils étaient là pour faire Fargues ! »

Sacerdoce

Aujourd’hui, produire un grand vin de Sauternes relève du pur sacerdoce, car sa consommation s’est effondrée. Les sauternes représentent 0,1 % de la production et 0,4 % du chiffre d’affaires des vins de Bordeaux… Jusque dans les années 1950, c’était l’âge d’or, on servait du sauternes à l’apéritif dans des verres en cristal de Baccarat. Yquem se vendait trois fois plus cher que les plus grands vins rouges de Bordeaux ! Aujourd’hui, son prix est à peine celui d’un modeste deuxième grand cru classé de Pauillac. Et que dire de tous les autres ? On trouve des bouteilles de sauternes à 30 euros, alors que chaque pied de vigne ne donne qu’un petit verre de vin. Les 140 producteurs de Sauternes et de Barsac en sont ainsi réduits, pour beaucoup, à faire du vin blanc sec, plus facile à écouler.

Par peur du sucre, les Français ont renoncé à boire ce qui demeure l’un des plus grands vins du monde, le sauternes.

Encore un trésor national dont plus personne ne parle alors qu’il faudrait le redécouvrir de toute urgence. Oubliez votre peur du sucre et allez vous immerger dans cette petite oasis de civilisation entourée de pins et de murs de pierres sèches. C’est dans cet écosystème préservé que les brumes automnales venues de la Garonne et du Ciron permettent l’apparition de la toujours mystérieuse « pourriture noble » : un champignon auquel les savants ont donné le nom austère de botrytis cinerea (la cendre). Partout ailleurs, le botrytis est un parasite ;à Sauternes, c’est de l’or ! De septembre à novembre, il confit les raisins en évaporant leur eau et en concentrant leurs sucres et leurs parfums. Mais la vision de cette pourriture noire faisait peur ! Au XVIIIe siècle, les négociants de Bordeaux n’osaient pas dire la vérité à leurs clients hollandais, anglais et américains, ils en avaient honte. Le secret du sauternes n’est donc connu que depuis deux siècles à peine.« Pour obtenir le botrytis, on ne peut pas traiter les vignes chimiquement, sinon, il disparaîtrait : aucun vin n’est donc plus naturel et sain que le sauternes ! » s’enflamme Philippe de Lur Saluces dont le regard ressemble soudain à celui de ses ancêtres qui avaient bouté l’Anglais hors de France aux côtés de la Pucelle…

Comment boire un Fargues ? Jeune : avec des huîtres et des saint-jacques ; vieux, avec un roquefort bien crémeux, un ris de veau à la truffe, un homard rôti… Avec seulement 20 000 bouteilles par an, Fargues incarne la quintessence aristocratique de Sauternes.Ses nectars sublimes, gorgés de sève, peuvent se conserver cent ans (en vieillissant, ils acquièrent des notes de safran et d’écorce d’orange).

Si vous leur rendez visite, Charlotte et Philippe vous conseilleront des millésimes déjà anciens à des prix qui ne reflètent pas l’énormité du travail accompli, comme la cuvée 1996 (60 euros) ou la 2002 (à 80 euros).

www.chateaudefargues.com

À visiter :

La Maison du Sauternes. Créée en 1979 au coeur du village, cette association représente les 140 châteaux de l’appellation. Millésimes de 1976 à 2022, c’est la plus grande cave à Sauternes du monde ! Prix vignerons. www.maisondusauternes.com

Jean-Marie Rouart: Napoléon et son monde à la veille des Cent-Jours

0

La Maîtresse italienne, le fort joli roman de Jean-Marie Rouart, s’appuie sur des considérations historiques passionnantes quant à l’époque napoléonienne.


On savait Jean-Marie Rouart fasciné par l’épopée napoléonienne. Il lui avait consacré déjà un fort bel essai, en 2012, Napoléon ou la destinée. Il revient aujourd’hui sur ce grand sujet, en concentrant son propos sur la captivité de l’Empereur déchu à l’île d’Elbe, quand celui-ci prépara ce qu’on appela les Cent-Jours. Cette période trouble de complots en tous genres fut également propice aux amours clandestines, le désœuvrement et le climat suave de l’Italie réchauffant les cœurs.

Un personnage oublié de l’histoire

Jean-Marie Rouart est allé repêcher, dans la petite histoire, un personnage oublié, mais haut en couleur, celui de la mystérieuse comtesse Miniaci, « la coqueluche de Florence », écrit-il. Il en fait le ressort principal de son récit. À vrai dire, on ne connaît presque rien d’elle : « La comtesse, écrit Rouart, cumulait ainsi les énigmes. On ne savait pas vraiment ni d’où elle venait, ni qui la protégeait, ni quelles étaient ses opinions ».

Rouart suppose qu’elle fut la maîtresse du colonel Campbell, officier anglais chargé de surveiller Napoléon à l’île d’Elbe.

A lire aussi, Thomas Morales: La boîte du bouquiniste

Le colonel était donc très souvent à Florence, aux petits soins pour sa capricieuse comtesse qu’il adorait, et il délaissait sa mission. Si bien que Napoléon, le jour convenu, put quitter sans encombre sa prison dorée. Telle est la trame que suit Jean-Marie Rouart dans ce roman basé sur des faits historiques, mais où il laisse, pour une certaine part, libre cours à son imagination.

De grandes séductrices

Ce faisant, Jean-Marie Rouart dévoile, je crois, beaucoup de ses pensées les plus intimes, en particulier sur le chapitre des femmes, lorsqu’il parle de toutes les superbes héroïnes de cette époque bénie qui, par-delà des siècles, le séduisent encore et l’inspirent. Il décrit bien sûr la comtesse Miniaci comme une amoureuse sublime : « Tout son corps, affirme-t-il, ne semble avoir été créé que pour donner de la volupté. » Ce génie qu’ont quelques femmes pour les choses de l’amour se retrouve quand Rouart trace le portrait de Pauline Bonaparte, la sœur préférée de Napoléon et l’une des plus extraordinaires figures féminines de son temps. Rouart, qui l’appelle d’ailleurs familièrement « cette adorable Messaline », se plaît à la peindre ainsi : « Belle, mutine, aguicheuse, paresseuse pour ce qui l’ennuie, infatigable sur la piste de danse, ultra séduisante, chaleureuse, avec un fond de bonté, elle possède au plus haut degré l’art de tirer de la vie tous les sucs du plaisir. » Ici, le romancier est certainement en adéquation avec la réalité.

Une leçon d’histoire

Car ce roman de Rouart possède une dimension réaliste très sérieuse. L’écrivain connaît admirablement cette période de l’histoire, aussi bien qu’un historien professionnel. Ce livre est donc l’occasion pour lui de peser les événements et ceux qui les ont faits. D’où des considérations historiques passionnantes, et, surtout, une galerie de portraits révélatrice de ces grands acteurs du passé, à commencer par Napoléon lui-même, reprenant pied à l’île d’Elbe.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Kompromat à la française

Rouart s’arrête également sur Louis XVIII, monarque résumant à lui tout seul « le renfermé et l’obsolète de l’Ancien Régime ». Il n’oublie pas non plus Murat, roi de Naples, ou encore (liste non exhaustive) Talleyrand, grand chambellan sous l’Empire et prince de Bénévent. Autant de personnages controversés, dont Jean-Marie Rouart n’hésite pas à parler de manière non conformiste, mais profonde. Par exemple, sur Talleyrand arrivant au Congrès de Vienne et s’apprêtant à jouer une partie difficile, il note : « Tout le monde comprit alors que grâce au vieux diplomate qui dominait le congrès de sa lucidité, de son intelligence, et de la liberté que lui donnait son absence totale de scrupules, la France vaincue était désormais un partenaire à part entière. »

Ce qui, dans cet épisode de la vie de Napoléon, intéresse Jean-Marie Rouart, écrivain politique sagace, c’est bien évidemment la perspective historique : les Cent-Jours qui se profilent à l’horizon, et puis Waterloo, le 18 juin 1815, qui mettra un terme final au retour de l’Aigle. De tout cela, délaissant un moment la comtesse dans son palais italien, Rouart nous parle avec ardeur. Il sait nous communiquer son goût pour cette période si émouvante de l’histoire de France, jusque dans les plus petits détails. Ce qui donne, ce faisant, un fort joli roman, très moderne, écrit dans un style savoureux, et bien plus sérieux qu’on ne pourrait croire.

Jean-Marie Rouart, La Maîtresse italienne. Éd. Gallimard. 176 p.