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Patrice Jean, le dos au mur, choisit la littérature

« Kafka au candy-shop » (Léo Scheer, 2024)


Patrice Jean, le dos au mur, choisit la littérature
L'écrivain Patrice Jean © Francois GRIVELET / Opale

Mais l’écrivain redoute sa disparition sous les coups de boutoir du militantisme.


« Vivre avec le mal, le dévoiler, pénétrer dans sa grotte, c’est la mission de la littérature », affirme Patrice Jean dans Kafka au candy-shop, la littérature face au militantisme, paru aux éditions Léo Scheer. L’auteur de L’homme surnuméraire et de Tour d’ivoire observe que la littérature et en particulier l’art romanesque sont menacés de disparaître sous les coups du militantisme politique, du relativisme culturel et des sciences humaines, toutes choses qui, selon lui, nuisent à la qualité d’une littérature contemporaine de plus en plus éloignée de l’idée de péché originel : « Croire au péché originel n’est pas, comme on dit, un dogme négociable. La littérature qui ne croit pas à ce péché est une littérature pour l’école et pour le divertissement. […] Sans suffocation, sans conflit insoluble, sans la chute, pas de littérature. » Les « anges intraitables » du progressisme ne concevant pas le monde autrement que débarrassé de cette malédiction originelle, ils n’attendent de la littérature qu’un « message positif, avec du sucre dedans ». Comme l’écrivait Philippe Muray, qui consacra de nombreuses pages à ce sujet : « Sitôt le péché originel éradiqué des consciences (qui dailleurs, et par la même occasion, ne sont plus à proprement parler des consciences), le Bien commence à faire des siennes. » Partout, y compris en littérature. Adieu Flaubert, bonjour Bobin.

L’art littéraire devenu inutile

Le militant progressiste, écrivain ou lecteur, pense qu’il est possible, et même qu’il est souhaitable, d’éradiquer le Mal. Négligeant « la vie intérieure de l’individu », il ne le conçoit  que politiquement ou socialement et ne le décèle que dans le capitalisme, les frontières, le patriarcat, les nations, les mâles, etc. ; il s’imagine qu’il suffira d’un tract vindicatif ou d’un éclat de voix dans un mégaphone pour le faire rentrer dans son terrier. Ses livres préférés sont ceux qui, nappés d’une épaisse moraline, dénoncent le racisme, le sexisme, les inégalités sociales ou l’homophobie. Ainsi, il écrit ou lit des pages insipides qui reflètent la médiocrité d’une littérature incapable de sonder l’âme humaine jusque dans ses recoins les plus enténébrés, d’une sous-littérature décrivant un monde idéal et angélique, monde dans lequel l’art littéraire, justement, devenu non seulement inutile mais même inenvisageable, est remplacé tout entier par le « livre feel good », « kitsch, joli, gnangnan », une sucrerie, une distraction à des années-lumière « des galeries souterraines de l’âme » explorées par les grands écrivains, écrit Patrice Jean. Adieu Proust, bonjour Gaudé.

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Les sciences humaines, la sociologie en premier lieu, ont infecté la littérature, soit en la supplantant directement sur les rayons des librairies, soit en s’immisçant sournoisement dans des romans transformés en thèses analytiques, en schémas scientifiques, en exposés sociologiques dépourvus d’imagination et souvent narcissiques – Annie Ernaux ou Édouard Louis sont d’éminents exemples de ces boursouflures nombrilistes qui font le bonheur des médias en tenant à distance la véritable littérature et en s’exerçant régulièrement à un autre art scriptural, celui de l’écriture politico-administrative de pétitions « contre le gouvernement, le racisme, le sexisme » ou contre des écrivains qui restent à l’écart du progressisme ambiant et mettent l’art de l’écrit au-dessus même de leurs convictions – Renaud Camus et Richard Millet, par exemple. Les sciences humaines et le progressisme vont à contre-sens de la littérature, écrit en substance Patrice Jean – les premières en se bornant à disséquer scientifiquement la vie des hommes ; le second en considérant l’existence humaine non comme une réalité tragique insurmontable mais comme l’incarnation d’un projet politico-historique en cours de construction. Ajoutons à l’analyse de Patrice Jean que le progressisme est parvenu, dans le domaine de l’art, à substituer au « réalisme socialiste » stalinien, un « réalisme progressiste » battant pavillon woke et usant des mêmes manières que sa devancière soviétique : effacement de la culture ancienne, censure, révisionnisme artistique, promotion d’un art institutionnel correspondant aux critères du nouveau régime, médias aux ordres, rééducation des plus vieux et conditionnement idéologique des plus jeunes.   

Saccage progressiste

« Il arrivera un jour, peut-être, où la littérature non progressiste aura disparu », s’inquiète Patrice Jean en notant l’apparition récente des « relecteurs en sensibilité » qui saccagent la littérature classique et obligent nombre d’écrivains contemporains à s’autocensurer afin de ne choquer personne et de « récolter les caresses des médias ». Finalement, de plus en plus d’auteurs, qui se croient subversifs, deviennent de fidèles adeptes de la religion progressiste et « écrivent avec sincérité une littérature qui ne donne aucune ligne à détordre aux relecteurs ». Les mêmes refusent de hiérarchiser les œuvres et leurs auteurs, ne font aucune distinction entre Tolstoï et Ernaux ou entre la musique de Bach et le rap puisque, de leur point de vue sociologisant (merci Bourdieu !), cette distinction ne relève pas de critères artistiques mais d’un préjugé social, d’une façon de se distinguer, de se tenir au-dessus du pékin moyen auquel ils interdisent, ce faisant, l’accès aux œuvres les plus grandes, celles qui ne le brossent pas dans le sens du poil mais l’entraînent au contraire dans l’obscurité, le doute, le questionnement face à l’impuissance de toucher au mystère de sa propre vie sans cet art qui lui doit tout et qui le lui rend au centuple en exaltant poétiquement, littérairement, musicalement, ses peurs, ses rêves, ses rires, ses désillusions, sa joie et sa douleur de vivre.

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Jeune, Patrice Jean, issu d’un milieu populaire, a été « violemment de gauche », apprenons-nous dans le chapitre intitulé Autobiographie politique. S’il se détourne du combat politique en découvrant « les écrivains du désespoir, de Baudelaire à Cioran, de Nietzsche à Schopenhauer », il continue, durant ses jeunes années, de se revendiquer du progressisme et de lire Charlie Hebdo, Les Inrocks et Le Monde. Bientôt, la schizophrénie politique le guette, écrit-il en décrivant sa gêne « au milieu du troupeau », dans les manifestations qu’il arpente, à la fois amusé et excédé par le spectacle de ces gens de gauche se ripolinant la conscience à peu de frais. Les années Mitterand commenceront de lui déciller les yeux ; à cet égard, Patrice Jean conseille la lecture de l’excellent essai autobiographique de Bruno Lafourcade, Une jeunesse les dents serrées, pour « sentir à plein nez la décomposition du socialisme » et humer les premiers relents du progressisme mortifère. L’affaire Renaud Camus, le procès contre Houellebecq – suite aux propos peu amènes de l’écrivain sur l’islam – montrant « des bouffeurs de curés patentés se révolter contre le blasphème », le panurgisme « républicain » au moment où Le Pen accède au second tour des élections présidentielles finiront de faire basculer Patrice Jean qui entrera « en littérature, comme les libertins harassés entrent en religion : le dos au mur ». L’écrivain, refusant de rester un « mouton enragé » au milieu du troupeau progressiste, décide alors de célébrer l’imagination, la liberté, l’ironie, le jeu, la contradiction, la provocation, ingrédients indispensables à l’écriture de romans nés « du silence et de la solitude », loin du beuglement grégaire des « belles âmes » de gauche.

Le monde d’après

Paradoxe : la littérature meurt alors qu’il n’y a jamais eu autant de livres publiés et d’émissions, de festivals, de prix littéraires. Le livre est devenu un « produit » dont il faut faire la publicité. L’excellent livre se noie dans les flots d’une production industrielle qui ne fait pas le tri – romans, mangas, BD, essais, autobiographies ou livres de psychologie, etc. Tout est égal, tout se vaut – l’essentiel échappe. Consterné, Patrice Jean imagine un monde où ses contemporains, toujours empressés de repousser à plus tard la lecture d’un livre de Flaubert ou de Proust pour leur préférer une série sur Netflix ou un best-seller formaté, ne liront plus que « de mauvais livres alimentant leur narcissisme ». Il ne donne pas cher de la littérature ; peut-être même pense-t-il, comme Alain Finkielkraut, que « nous sommes entrés dans l’âge de l’après littérature » et que « l’art est en train de perdre la bataille »1 ; sans doute se souvient-il aussi de ce passage du Meilleur des mondes d’Aldous Huxley dans lequel « l’Administrateur » explique pour quelles raisons la création d’une œuvre comme celle de Shakespeare est devenue impossible dans ce monde supposément parfait : « On ne peut pas faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. […] Ils n’ont pas peur de la mort ; ils sont dans une sereine ignorance de la passion et de la vieillesse. […] Il fallait choisir entre le bonheur et ce qu’on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. »   

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  1. Alain Finkielkraut, L’après littérature, Éditions Stock. ↩︎




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Amateur de livres et de musique. Dernier ouvrage paru : Les Gobeurs ne se reposent jamais (éditions Ovadia, avril 2022).

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