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Déprime russe

"La Grâce" d’Ilya Povolotsky, en salles mercredi


Déprime russe
© Bodega Films

Il y a des films qui se méritent. En fait partie La Grâce (traduction très approximative du titre russe original, «Blazh » qui renvoie davantage à l’idée de « caprice »). Une blonde adolescente aux traits archangéliques s’est mise en route avec un homme de belle allure, son père – barbe de trois jours, entretenue tout de même au rasoir électrique : lui au volant d’un vieux van aménagé pour y dormir, elle sur l’autre siège, regard farouche dans un visage lilial. Elle prend des photos avec son appareil polaroïd, une urne noire posée sur ses genoux. Ils ont l’un et l’autre les ongles sales : la vie à la dure.

Avouons que la lenteur concertée de ces quasi deux heures que dure La grâce n’est pas sans procurer au spectateur le mieux intentionné du monde la tentation de l’ennui, au péril de la somnolence. Et pourtant, ce n’est pas seulement la curiosité qui jusqu’au dénouement aura tenu votre serviteur captif de ce road movie fort peu épique dans le no man’s land de la Russie rurale. Le périple s’amorce dans les montagnes caucasiennes, plus exactement dans la république autonome de Kabardino-Balkarie (située comme chacun sait au nord de la Géorgie). Contrée polyglotte où les autochtones n’échangent pas exclusivement en langue russe.

On comprend vite que l’urne noire, objet fétiche, recèle les cendres de la mère de l’immaculée jeune fille. Elle et son père se dirigent vers la mer de Barents, rivage septentrional de l’immense contrée, qu’ils arpentent sur de mauvaises routes encerclées de vastes et austères paysages. Entre eux, la tension, palpable quoique peu diserte, explose à la moindre occasion, tandis qu’ils font étape dans des bleds paupérisés à l’extrême. Notre paire de routard joint les deux bouts en organisant, pour la distraction des locaux, des projections en plein air sur un écran de fortune, matériel portatif dont leur van est équipé. Anthropologie d’un monde enlaidi, agressif, déprimé.     

Dans la pure tradition qui relie Tarkovski à Sokourov, cette aride odyssée paysagiste relève de l’allégorie : passage à l’âge adulte, acceptation de la finitude…  D’un côté la maturation de la nubile, diaphane et photogénique enfant de 15 ou 16 ans, bientôt déflorée par un ravissant moujik, lequel, juché sur une moto tout terrain, la harcèle inlassablement de ses assiduités – désir immédiat, virginal, sans appel : « ne me poursuit pas », ordonnera-t-elle, la chose faite (hors champ), après un dernier baiser furtif et un polaroïd volé au fessier musclé du paysan, enjoint de se retourner pour la photo – souvenir de sa mâle nudité, shootée dans l’encadrement de la croisée…. Le géniteur veuf fera quant à lui son deuil de l’absente dans une rencontre un peu pathétique, (coït laissé hors champ également) levée au hasard d’un point de chute, dans ces confins déshérités où rouille une station météo de l’âge soviétique…

Etrange ovni que ce film millésimé 2021, premier long métrage de fiction du cinéaste Ilya Povolotsky lequel, natif d’Izhevsk en 1987, vient du documentaire. L’homme vit actuellement à Paris. Placé sous le signe d’une lenteur implacable, La Grâce est la seule production qui en 2023 ait franchi la frontière russe jusqu’à atteindre… le Festival de Cannes !  Inutile de dire que le film n’a pas été vu dans le pays enchanté de Vladimir Poutine. En attendant, il sort à Paris.             

La Grâce. Film d’Ilya Povolotsky. Russie, 2021, couleur. Durée : 1h58. En salles le 24 janvier 2024



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