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Quand la question algérienne rassemble les droites

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Le RN fédère une majorité de députés autour de la remise en question des accords franco-algériens. Déjà fragilisée par les tensions avec Alger, la macronie observe le glissement de la droite vers le RN et d’une partie de l’opinion qui se met à rêver de « remigration ».


La question algérienne aura réussi à rassembler les droites. Un premier pas historique vers leur union a été franchi, jeudi à l’Assemblée, avec l’adoption d’une résolution du RN, défendue par Guillaume Bigot, dénonçant l’accord léonin de 1968 au profit d’Alger. Aux voix du RN et de l’UDR se sont joint celles de 26 députés LR (sur 50 présents) et de 17 députés Horizons (sur 34 présents).

Coupez le cordon ?

Le texte est passé à une voix près. Il n’aura aucun effet diplomatique immédiat. Cependant, le vote a rompu le cordon sanitaire avec la formation de Marine Le Pen. Il a exprimé également l’exaspération contre les provocations algériennes. Selon un sondage CSA pour CNews du 31 octobre, 74% des Français seraient favorables à la suppression des accords contestés, qui offrent unilatéralement des facilités de séjour, de circulation et d’emploi pour une immigration devenue problématique. Dimanche, sur BFMTV, Éric Zemmour a accusé Alger « d’organiser l’invasion » et d’entretenir, chez les Algériens en France, une revanche coloniale appuyée par « des armées d’occupation » représentées par les jeunes fauteurs de troubles. Ce lundi matin, sur Europe 1, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur en Algérie, a dénoncé « le discours anti-français, carburant du régime algérien ». Dans les prisons françaises, les Algériens sont la première nationalité. Ils forment 43% des occupants des Centres de rétention administrative (Le Figaro, 24 mars). Plus généralement, les musulmans représentent dans certaines maisons d’arrêt, comme à Fresnes, 70 à 80% des détenus. Avant d’être incarcéré à la Santé, l’entourage de Nicolas Sarkozy a fait connaître la liste des accessoires autorisés. Parmi eux, la djellaba et le tapis de prière.

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Après Retailleau, Nuñez parie sur l’apaisement pour faire libérer nos compatriotes

Les agitations guerrières d’Emmanuel Macron contre la Russie ne peuvent dissimuler ses lâchetés vis-à-vis d’Alger, qui détient Boualem Sansal et le journaliste Christophe Gleizes. Hier, dans Le Parisien, Laurent Nuñez a défendu à nouveau la position de la soumission, en plaidant pour une « coopération apaisée » avec Alger et en critiquant à demi-mots la stratégie du bras de fer de Bruno Retailleau, son prédécesseur à l’Intérieur.

Mais cette pusillanimité officielle devant un régime soviétoïde et son immigration de masse (environ 7 millions d’Algériens ou Franco-Algériens) achève de décrédibiliser le chef de l’Etat. D’autant qu’un rapport du 15 octobre du député macroniste Charles Rodwell (EPR) estime à 2 milliards d’euros par an, minimum, le coût du statut dérogatoire des accords de 68 ; une source d’économies.

En attendant, le RN engrange les dividendes des capitulations élyséennes. Un sondage (Viavoice), publié par Libération vendredi, montre que 54% des électeurs seraient prêts à voter pour le RN. Dans ce contexte d’une colère contre Alger et l’Elysée, Renaud Camus fait paraître un essai (1) qui met les pieds dans le plat.

L’écrivain, paria des médias, réclame la remigration. Il écrit : « Si les actuels occupants coloniaux sont aussi sincèrement décoloniaux qu’ils le prétendent, qu’ils mettent leurs actions en accord avec leurs propos et qu’ils rentrent chez eux (…) ». Les Français d’Algérie ont, en 1962, été chassés en quelques mois par le FLN. La réciprocité dans la violence n’est pas concevable. Mais s’installe l’idée d’un rapatriement des indésirables.

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Xavier Bertrand, l’étoile mystérieuse

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Isolé sur l’échiquier politique, le président de la région Hauts-de-France continue de croire en sa bonne étoile et en son destin national. Convaincu qu’il accédera un jour à la présidence de la République, il nourrit cette ambition avec une ténacité intacte. Sa préoccupation du moment ? Dénoncer les « ambiguïtés » qu’il perçoit entre certains responsables de son propre camp, Les Républicains, et le redouté Rassemblement national. Portrait.


Les saisons passent et se ressemblent. L’automne revient, l’heure d’hiver, les débats budgétaires et, inévitablement, l’annonce de la candidature présidentielle de Xavier Bertrand. À le voir se déclarer, encore, en croisade pour l’Élysée, il a fini par nous convaincre qu’il était devenu un personnage indispensable de la Ve République.

C’est l’histoire, ou le complexe, de celui qui n’a jamais vraiment brillé, et qui garde en lui la frustration du quatrième : celui qui ne monte jamais sur le podium quand les lions sont là, mais reste persuadé de toucher au but lorsqu’ils sont morts.

Ce que l’on disait des émigrés aristocrates revenus dans les « fourgons de l’étranger » lors de la Restauration des Bourbons en 1815 vaut aussi pour Xavier Bertrand : « Rien appris, rien compris. » Les années passent et Bertrand use de la même stratégie, éculée et usée. Lorsqu’il parle de cette élection qui l’obsède avec un laconique « Je m’y prépare », il ne fait guère plus que le citoyen lambda annonçant qu’il ira faire ses courses au marché du vendredi.

L’aventurier de la présidentielle perdue

Le début de ses grandes ambitions remonte à loin. À l’issue de la défaite de Sarkozy en 2012, l’UMP était en fâcheuse posture, plus encore après la lutte entre ses successeurs, Copé et Fillon, qui a forcé l’ancien président à revenir. Face à ce spectacle, Bertrand, qui s’est toujours fait une certaine idée de la France, commence à laisser entendre qu’il sera candidat en 2017. Il en a, pense-t-il, l’étoffe, et la France l’attend. Face aux vieux lions Sarkozy, Juppé et Fillon, il comprend vite qu’il doit choisir une autre voie pour ne pas finir englouti comme Hervé Mariton ou défait, plus platement encore, que Bruno Le Maire à la primaire LR.

Il se tourne alors vers la présidence de sa région, les Hauts-de-France, qu’il conquiert brillamment contre Marine Le Pen en 2015. Cette victoire est son bâton de maréchal. C’est Desaix surgissant à Marengo pour renverser la bataille et le destin du consul Bonaparte. Il fait de cette élection son épopée personnelle et de sa présidence une place forte de la droite républicaine contre les extrêmes, de gauche comme de droite. Ce qui revient à dire que tous les autres, sauf lui, sont dangereux. Une forme de macronisme qui ne dit pas son nom.

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Après l’élection « imperdable » de 2017, Bertrand annonce, dans un moment d’intense exaltation, qu’il sera candidat en 2022, à condition d’être réélu. Rien ne doit l’empêcher de se présenter : son rendez-vous est, croit-il, non pas avec les militants LR, mais avec les Français et l’Histoire. Il fonce bille en tête, mais face aux risques, plutôt que de rester dans l’attitude d’un de Gaulle ou d’un Napoléon, seuls à croire en leur destin jusqu’à le réaliser, il recule. Il reprend sa carte du parti pour participer au congrès de 2021 et termine quatrième. Un échec majeur, qui aurait dû mettre fin à ses prétentions présidentielles.

Que nenni. Retranché dans le Nord, habité par la conviction d’être l’élu du Destin, il se voit encore comme celui qui sauvera la France. Son livre, tout juste paru, doit réveiller les consciences de millions de citoyens à ce sujet. Sans succès, puisqu’il plafonne à 5,5% dans le dernier sondage présidentiel.

L’opposant au macronisme est probablement macroniste

Xavier Bertrand se dit de droite, milite dans un parti de droite, mais l’est-il vraiment ?

Dernier exemple en date lorsqu’il demande à LR de clarifier sa ligne face au RN. Oui, Retailleau doit clarifier sa position quant à une éventuelle alliance avec ce parti. Mais Bertrand, lui, reproche à la droite d’être trop à droite. Il estime que la ligne droitière, sécuritaire et identitaire de Retailleau serait une trahison du gaullisme. Or, à relire le Général dans C’était de Gaulle, on mesure combien l’identité française et sa continuité sont au cœur même de la nation.

Pourquoi, alors, être revenu dans un parti qu’il avait quitté avec fracas ? Après 2017, il avait eu le courage de partir, estimant ne plus s’y reconnaître. Mais il s’est renié en revenant, lorsqu’il a compris qu’il ne pourrait pas faire campagne sans argent ni appareil. C’est ce jour-là qu’il a perdu toute sa crédibilité.

Trop éloigné des socialistes pour être de gauche, trop distant de Ciotti, Fillon ou Retailleau pour être de droite, il incarne un macronisme qui s’ignore, au point d’avoir failli devenir Premier ministre du président. Mais, pour citer Mitterrand, “l’opposant doit s’opposer sans cesse” : une leçon que Bertrand n’a jamais comprise.    

Il brandit sa présidence régionale comme modèle, mais cela ne suffit pas. Quand il promet de ne plus refaire les mêmes erreurs, il se trompe car il les répète déjà. En politique, mieux vaut être un Mélenchon théoricien, cohérent et craint, qu’un Bertrand sans cap ni boussole.

Idéologiquement hors-jeu

L’autre problème de Bertrand est qu’il reste englué dans un logiciel chiraquien daté, décomposé face au FN/RN, une sorte d’UDF bis dont il est l’avatar. Lorsqu’il déclare : « Je débusquerai toutes celles et ceux qui sont ambigus », puis ajoute : « La vocation d’une famille politique issue du gaullisme n’est pas de monter sur le porte-bagage de l’extrême droite sous prétexte qu’il faudrait aller avec les vainqueurs », il démontre qu’il n’a pas saisi que la droite RPR, fondée sur le gaullisme et l’héritage de la Résistance, n’existe plus.   

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De souveraine et gaulliste, elle est devenue européiste et centriste. Les électeurs de droite déçus par Chirac et Sarkozy se sont désormais recentrés sur les questions d’identité, de nation, de fiscalité et de sécurité. Bertrand mène en 2025 le combat avec les armes idéologiques de la campagne de Chirac en 2002.

Un symbole du déclassement de la droite

Xavier Bertrand fait partie de ces figures qui, sous Chirac et Sarkozy, furent un temps présentées comme les grands espoirs de la droite. Citons Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, François Baroin, François Fillon, Alain Juppé, Jean-François Copé, Bruno Le Maire ou Nathalie Kosciusko-Morizet. Tous ont incarné, à un moment, la promesse d’un renouveau qui n’est jamais venu.

En quête de reconnaissance et d’un destin présidentiel, Bertrand appartient à cette génération de quinquagénaires issus de l’UMP qui ont manqué tous les rendez-vous. Lorsqu’il s’est lancé, les barons tenaient encore les manettes ; lorsqu’il les a crus déchus, il a pensé pouvoir s’emparer des postes, des partis, des victoires. Manque de chance, c’était précisément le moment du grand déclin de la droite et de la raréfaction des opportunités. Sur le plan idéologique, la droite a muté sans qu’il n’ait su suivre cette évolution. Et, sur le plan tactique, il n’a pas été aussi opportuniste que ses rivaux Édouard Philippe ou Sébastien Lecornu.

Accordons-lui au moins le mérite de continuer à croire en sa destinée présidentielle, même s’il semble clair que le destin de ce dauphin de la droite UMP/LR est de s’échouer sur le rivage de 2027. Sa dernière croisade… avant 2032.

La petite croisade de Sophie Bessis

Avant qu’Éric Zemmour ne caracole en tête des ventes avec son dernier livre La messe n’est pas dite: Pour un sursaut judéo-chrétien, la chercheuse Sophie Bessis a occupé le terrain pendant des mois en dénonçant l’imposture de la notion de «civilisation judéo-chrétienne». Selon elle, l’adjectif ne serait qu’une trouvaille sémantique très récente, utilement employée par les penseurs de droite pour exclure les musulmans et cacher d’un voile pudique l’histoire de l’antisémitisme en Occident. On fait le point.


Depuis mars cette année, et avec une intensité accrue depuis un mois, un petit livre a attiré l’attention des médias bien-pensants. Il s’agit de La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture,de l’ancienne chercheuse associée de l’IRIS, Sophie Bessis.[1] Cette dernière a été interviewée par Arte, France 24, France Culture, RFI, Ouest-France et La Croix, son livre encensé par Le Monde, Attac et Blast. Tout ce beau monde est d’accord pour proclamer que son essai a atteint son objectif consistant à pourfendre un mythe, celui de l’existence d’une « tradition judéo-chrétienne ». Ce mythe aurait été créé par l’extrême-droite afin de stigmatiser les musulmans dans les sociétés occidentales et de les présenter comme cet Autre qui ne peut ni s’assimiler ni être assimilé. Selon Mme Bessis, l’adjectif « judéo-chrétien » est « une trouvaille sémantique et idéologique » qui est devenue rien de moins qu’« une arme redoutable aux mains d’extrêmes droites cherchant à devenir hégémoniques des deux côtés de l’Atlantique ».

Quand un consensus autour d’un livre est établi de manière aussi hâtive qu’unanime, on peut être sûr qu’il y a anguille sous roche. Le fait que ce soient des commentateurs de gauche et de centre gauche qui se ruent sur le livre et acceptent ses prémisses sans distance critique suggère que, pour eux, décrédibiliser la tradition en question est plus urgent que de mener une réflexion sur les possibles bases historiques d’une telle tradition. On peut dire qu’au « mythe », apparemment cher à la droite, de l’existence d’une civilisation judéo-chrétienne correspond le mythe, désormais cher à la gauche, de sa non-existence.

Expertise ou activisme ?

Au début de son livre, Mme Bessis pose une question parfaitement légitime : comment est née l’expression « civilisation judéo-chrétienne » ? Le problème, c’est qu’elle n’y répond pas. Son ouvrage est beaucoup moins une enquête historique qu’un tract polémique. Elle ignore superbement les origines du terme, qui se trouvent dans les mondes anglophone et germanophone au XIXe siècle, et quand elle aborde l’histoire récente, elle affirme que « c’est au tournant des années 1980 que le terme de judéo-chrétien devient d’usage courant ». Or, invoquer une « tradition judéo-chrétienne » est courant aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, et dans des contextes où, jusqu’à une date relativement récente, l’islam n’était nullement en jeu.

Mais au-delà du mot, il y a les choses qu’il pourrait désigner. Ces choses sont certes multiples et souvent vagues, mais elles ne sont pas nécessairement sans réalité. Il y a d’abord les liens étroits entre, d’un côté, le christianisme et, de l’autre, le judaïsme de l’époque juste avant et après Jésus. Le christianisme et le judaïsme sont des religions monothéistes et ils partagent un certain nombre des mêmes textes, malgré les présentations et les usages bien différents de ces textes. On pourrait objecter que l’islam fait partie de la même tradition : c’est également une religion monothéiste et qui comprend suffisamment de références positives aux deux autres pour faire partie des trois religions dites « abrahamiques ». Mme Bessis voit dans le judéo-christianisme un mécanisme pour écarter les musulmans et elle va jusqu’à qualifier l’islam de « tiers exclu de la révélation abrahamique ». Pourtant, les liens entre l’islam et les deux autres monothéismes sont moins forts. L’Ancien Testament des chrétiens reprend des livres mêmes des juifs (en dépit de la question complexe des sélections de textes et de leur traduction). A partir de la Renaissance, les érudits chrétiens désirant approfondir leur compréhension de leurs propres textes sacrés se trouvent obligés d’apprendre l’hébreu, non l’arabe.

Malgré toute l’histoire tragique que nous connaissons, des communautés juives ont existé pendant des siècles au sein de sociétés chrétiennes dans une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ce qui n’était pas le cas de communautés musulmanes. Au-delà des questions strictement religieuses, le développement en Occident des notions de démocratie, d’État de droit et d’éthique universelle est en partie redevable au christianisme et au judaïsme. Ce développement est également redevable à une pensée de « sortie » de ces religions, selon le concept de Marcel Gauchet, promue par des philosophes et des politiques nés au sein de communautés juives et chrétiennes.

Religion ou culture ?

C’est ainsi que, outre-Atlantique, l’illustre rabbin orthodoxe, Joseph B. Soloveitchik a pu affirmer en 1964 que, s’il n’était pas légitime de parler d’une « tradition judéo-chrétienne » sur le plan religieux, il l’était sur le plan culturel. L’année suivante, un autre rabbin éminent, Robert Gordis a conclu que, malgré les différences profondes entre les deux religions, la proximité entre le christianisme et judaïsme était suffisante pour évoquer une tradition.

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En 2012, le grand rabbin britannique, membre de la Chambre des lords, Jonathan Sacks invoque justement une telle tradition morale et culturelle qu’il fallait défendre, selon lui, contre un certain immoralisme contemporain, surtout dans le domaine économique : « Si l’Europe perd l’héritage judéo-chrétien qui lui a donné son identité historique et ses plus grandes réalisations dans la littérature, l’art, la musique, l’éducation, la politique et l’économie, elle perdra son identité et sa grandeur ».

Ces cas qui concernent le côté juif du « judéo-christianisme » montrent que, si les discussions du concept au XIXe siècle étaient du côté chrétien, au XXe siècle une plus grande réciprocité se développe. Selon Mme Bessis, évoquer cette tradition aujourd’hui est une façon pour les Occidentaux d’escamoter l’histoire de l’antisémitisme. Cependant, cette histoire est telle qu’on ne peut pas l’escamoter, et la notion d’une certaine continuité et d’une certaine complicité, quoique limitées, nous aide dans le présent à consigner l’antisémitisme au passé. Si la référence à une tradition judéo-chrétienne est devenue l’apanage de la droite, c’est parce que la gauche a largement abandonné une vision positive de la religion – sauf de l’islam, considéré comme la foi des vaincus et des colonisés. L’autre motivation du rejet par la gauche du judéo-christianisme, est son refus d’accepter sérieusement l’existence d’un antisémitisme musulman.

Ne pas parler de ce qui fâche

Tout au long de son livre, Mme Bessis évite soigneusement de se demander ce qui, surtout pas à l’époque contemporaine, aurait pu servir à rapprocher juifs et chrétiens. L’idée que l’islam puisse être autre chose qu’une religion de la paix lui échappe. Elle n’évoque que brièvement et indirectement l’impérialisme des musulmans qui, dans les premiers siècles, a conduit à des périodes de persécution de juifs et chrétiens dans les terres conquises. Elle effleure à peine l’occupation islamique de la péninsule ibérique, présentée par un certain courant historique comme la création d’une utopie de tolérance interreligieuse – très à tort.[2] Rien sur la conquête de Constantinople et des Balkans par les Ottomans qui ont menacé l’Europe jusqu’aux portes de Vienne en 1683. Rien sur les opérations esclavagistes des pirates barbaresques. Soyons clair : il ne s’agit pas ici de jeter l’opprobre sur les musulmans pour des actions commises au cours des siècles. A cette même époque, les royaumes chrétiens n’étaient pas plus pacifistes. Il s’agit de ne pas ignorer des événements qui ont pu créer les conditions d’une méfiance vis-à-vis de l’islam.

Quand on se tourne vers l’époque contemporaine, on voit que ces conditions sont propres justement à rapprocher chrétiens et juifs dans les sociétés occidentales. Mme Bessis prétend qu’elle ne veut pas minimiser le problème de la salafisation de l’islam. Pourtant, c’est exactement ce qu’elle fait dans ce volume. Elle tire un voile sur les difficultés des chrétiens au Moyen Orient ou les massacres de chrétiens en Afrique subsaharienne. Elle ne dit rien sur les actes terroristes en Occident, dont certains ont pour objectif explicite de tuer les juifs ; et rien sur l’infiltration frériste dont le but ultime est de transformer le monde occidental en califat. Elle se réfère à une étude publiée par Institut Montaigne en 2016, « Un islam français est possible » qui cite les couvertures de newsmagazines français accusés de présenter une image négative de l’islam. Aucune mention n’est faite par elle de l’inquiétude publique inspirée par la série d’attentats, allant de Charlie Hebdo au Bataclan, inquiétude qui aurait pu trouver un reflet dans les unes des journaux. Mme Bessis va jusqu’à déclarer que l’expansion de l’islamisme « apporte un précieux concours à cette exclusion », comme si c’était le seul tort de l’extrémisme musulman. Toutes les fautes sans exception ne peuvent exister que du côté des juifs et des chrétiens.

A la fin, elle prétend renvoyer dos à dos les activistes de droite et les islamistes, c’est-à-dire ceux qu’elle appelle « tous les entrepreneurs identitaires du Nord et du Sud ». Mais elle reste obstinément incapable d’envisager la possibilité que la montée des formes radicales de l’islam et leur guerre contre les sociétés et les valeurs occidentales aient quelque chose à voir avec le succès électoral des populistes de la droite radicale. Son livre nous propose, moins l’anatomie que la construction d’une imposture.

124 pages


[1] Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025).

[2] Voir Dario Fernandez-Moresa, Chrétiens, juifs et musulmans dans al-Andalus. Mythes et réalités de l’Espagne islamique (Jean-Cyrille Godefroy, 2020).

Paul Biya, l’éternel retour du «sphinx» camerounais

À 92 ans, le président du Cameroun entame un huitième mandat. Le dernier dinosaure de la Françafrique défie le temps et l’histoire. Qui est-il? Son fils pourrait-il vraiment lui succéder dans sept ans?


C’est une pièce de théâtre tragique dont les Camerounais semblent condamnés à rejouer sans fin les mêmes actes. Les protagonistes ne changent pas, seuls les décors se modernisent.

Le 27 octobre 2025, le Conseil constitutionnel a validé, sans surprise, la réélection de Paul Biya à la tête du pays. À 92 ans, le plus vieux chef d’État en exercice du monde, figure tutélaire de la Françafrique, s’offre un huitième mandat.

Pour ses partisans, il reste un symbole de stabilité ; pour ses opposants, un monarque indéboulonnable et figé dans une époque révolue.

Un destin à l’ombre de la France coloniale

Paul Biya, c’est d’abord une trajectoire singulière. Né en 1933 dans une famille modeste du Sud-Cameroun, destiné à la prêtrise, il prend une autre voie : celle des études parisiennes. Pensionnaire du prestigieux lycée Louis-le-Grand, il se forge dans la rigueur académique et poursuit un cursus juridique sans faute.

Le Cameroun, sous tutelle française après avoir été colonie allemande, est alors en proie à une rébellion sanglante. L’Union des populations du Cameroun (UPC) mène une lutte armée contre la présence coloniale. La répression, implacable, laisse des cicatrices encore palpables de nos jours dans le subconscient local. Dans cette atmosphère, Biya incarne l’élève modèle. L’administration française le perçoit comme le prototype du « cadre assimilé » : docile, cultivé, loyal. C’est Louis-Paul Aujoulat, un pied-noir influent et député du Cameroun (1945 et 1955) qui a repéré ce jeune prodige et qui voit en lui le visage d’un futur que le Général De Gaulle dessinera plus tard… 

Il le recommande à Ahmadou Ahidjo, premier président du Cameroun indépendant (1960), qui l’intègre à la présidence de la République comme chargé de mission. Paul Biya gravit les échelons à une vitesse fulgurante. L’administration française, qui garde la main sur nombre d’affaires africaines, observe en lui un homme de continuité, un relais du gaullisme en Afrique centrale. Ministre, puis Premier ministre en 1975, il devient la pièce maîtresse du dispositif d’Ahidjo, avant d’en devenir le rival silencieux. Le 4 novembre 1982, coup de théâtre : Ahmadou Ahidjo démissionne subitement, dans des conditions controversées, laissant les pleins pouvoirs à son dauphin constitutionnel qui ne tarde pas à se débarrasser de son mentor. Le Cameroun bascule sans violence dans une ère nouvelle. Le jeune président, froid, méthodique, calculateur, s’installe au palais d’Etoudi. Il n’en sortira plus.

Une dernière candidature, un doigt d’honneur à l’opposition

Depuis plus de quarante ans, Paul Biya règne sur le Cameroun comme un monarque républicain. Les scrutins se succèdent, les résultats ne varient guère : des scores quasi nord-coréens, des opposants neutralisés, un parti unique — le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) — qui sature l’appareil d’État.

Soutenu par Paris, le président a su bâtir un système politique où chaque pièce dépend de lui. Les chefferies traditionnelles, humiliées sous Ahidjo, retrouvent leur place et leur prestige. L’opposition, muselée, est cantonnée au rôle d’ornement démocratique. Dans les années 1990, sous la pression de la rue et de la communauté internationale, Biya cède au multipartisme, sans jamais lâcher le contrôle. Aujourd’hui, plus de 300 partis sont enregistrés : une forêt politique où chaque arbre pousse à l’ombre du RDPC, nourri par les subsides de l’État.

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Sa nouvelle candidature n’a surpris personne. En 2022 déjà, lors de la visite du président français Emmanuel Macron à Yaoundé, Paul Biya avait esquissé les contours d’un nouveau mandat tout en laissant planer le doute sur sa volonté d’en découdre une dernière fois. Paris, cette fois encore, a préféré le silence. Aucun mot sur la longévité de ce règne, ni sur l’affaire des « biens mal acquis » qui vise le clan présidentiel, ni sur les soupçons de fraude électorale.

Le principal candidat de l’opposition, Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre et ex-cacique du RDPC, a tenté de contester les résultats, allant jusqu’à se proclamer vainqueur. En vain. Officiellement « en lieu sûr » sous la garde de militaires loyalistes — ce que dément le gouvernement —, il a appelé les Camerounais à la grève et à la fermeture des commerces. Il est probable que cet appel sera peu suivi. La peur, comme souvent, va étouffer la colère populaire.

Réélu avec 54 % des voix — un score modeste pour un autocrate habitué aux plébiscites —, Paul Biya a su mettre en avant ses succès économiques : une croissance en hausse depuis 2023, une inflation maîtrisée, un taux de chômage officiellement inférieur à 4 %. Sous pression du FMI et des créanciers européens, son gouvernement a entrepris de sévères réformes budgétaires. Dans le secteur agro-industriel, moteur de l’économie, quelques réformes ont même permis de renforcer la coopération entre public et privé. Le vieux lion a su préserver la paix civile dans un pays fracturé par la question du séparatisme anglophone. Ses gouvernements dits d’« unité nationale » ont évité le pire : une guerre ouverte entre les régions anglophones et francophones.

Mais le revers du tableau est moins flatteur : corruption endémique, recul des libertés, dépendance accrue à la Chine. Les relations avec la France se sont refroidies, en dépit des gestes de bienveillance de l’Élysée, notamment la réouverture du dossier sur les crimes coloniaux au Cameroun — une initiative que M. Biya n’avait pourtant jamais demandée et qui a eu l’effet contraire attendu au renouveau des relations franco-africaines. Face à la Russie tapie dans l’ombre, l’Hexagone, à force de plier genoux pour un oui, un non, n’apparait plus comme un partenaire fiable dans un continent ou seule l’autorité du chef prime sur tout le reste.

Depuis des années, le pays vit également dans une étrange léthargie. C’est un nonagénaire Paul Biya qui semble plus que jamais absent, multipliant les séjours médicaux en Suisse. L’homme ne gouverne plus, il préside à distance, par délégation, par silence. Ses rares apparitions publiques, chorégraphiées, donnent l’image d’un vieillard fatigué, tenu debout par la mythologie du pouvoir. Les Camerounais, eux, oscillent entre résignation et peur du vide. L’idée d’un Cameroun « après Biya » reste taboue, presque impensable. Pour beaucoup, le sphinx d’Etoudi est un highlander qui défie le temps.

Dans les cercles du pouvoir, chacun se prépare pourtant à l’inévitable : dans un jeu d’ombres et de successions (certains avancent que son fils aîné, Emmanuel Franck Biya, pourrait lui succéder), l’armée pourrait avoir finalement le dernier mot à ce qui reste finalement qu’une énième commedia d’ell’arte tropicale.  

Schopenhauer et le monde comme il va: pourquoi il faut lire «Le Monde comme volonté et représentation» en 2025

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Philosophie. Quatre raisons de lire l’ouvrage le plus important du « Bouddha de Francfort ».


« Connaissez-vous Schopenhauer ? » Lorsqu’il pose cette question à Edma Roger des Genettes en 1879, Flaubert ne se doutait pas de l’étonnante pérennité de son interrogation.

Et nous, connaissons-nous Schopenhauer ?

Pareil à l’arbre qui se juge à ses fruits, on ne peut juger d’un philosophe qu’à travers son œuvre. Dans le cas de Schopenhauer, quelle meilleure porte d’entrée à sa philosophie que la lecture du Monde comme volonté et représentation ?

« Je suis l’auteur du Monde », déclare-t-il. Il fallait donc une occasion solide pour ouvrir ce monument de la pensée du XIXe siècle. En effet, dans un monde où tout va vite, où tout est fini avant même d’avoir commencé, les quelque 1500 pages du grand œuvre du « Bouddha de Francfort » ont de quoi rebuter jusqu’aux esprits les plus consciencieux. La Pléiade nous offre d’allier l’utile à l’agréable en (re)découvrant le livre dans une superbe édition qui reprend la traduction en deux volumes parus en Folio Essais, augmentée de notes abondantes, d’une préface et d’une notice, qui situeront dans la trajectoire personnelle de l’auteur et dans l’histoire de la philosophie occidentale sa genèse, ses conditions de rédaction et de réception.

Depuis sa première publication en 1818 par un jeune philosophe même pas trentenaire, jusqu’aux derniers commentaires parus dans un deuxième tome en 1844, le livre est, à l’instar des Essais de Montaigne, l’œuvre d’une vie. Le philosophe y postule un retour à une honnêteté intellectuelle basée sur une distinction franche entre le mot et la chose. Profondément critique, la philosophie schopenhauerienne délaisse la question scientifique du « pourquoi » des choses, pour un retour au fondement des phénomènes. L’architectonique de l’ouvrage tente d’apporter une vue globale du monde selon quatre volets : métaphysique, esthétique, éthique, et épistémologique.

La philosophie de Schopenhauer est personnelle, et ne vaut que comme constat. Œuvre du temps, Le Monde se nourrit d’une acuité d’observation, de lectures, de jugements personnels. C’est ce primat donné à l’individualité, transcendant les âges et les frontières, qui fait du Monde un ouvrage essentiel et atemporel, et offre au lecteur de 2025 de multiples raisons de le lire. 

1- Parce qu’il place l’homme au centre de ses questionnements

    Dans la cosmologie schopenhauerienne, l’homme fait figure d’exception.

    Contrairement à l’animal, tout individu est doué de raison, et ce faisant, dispose d’une capacité de réflexion suffisante pour prendre le monde comme objet de ses réflexions. « L’homme est un animal métaphysique », capable de prétendre à « une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés » (ch. 17 des Suppléments) ou la « représentation », pour reprendre les mots de son grand œuvre. De ce fait, par sa capacité à accéder à « ce qu’il y a derrière la nature et qui la rend possible », l’homme est conditionné à réfléchir sur son sort, et à accepter la réponse qu’il trouve à ce besoin, aussi cruelle soit-elle. Là où l’animal jouit de toute « la quiétude » de son regard, l’homme est condamné à une inquiétude, une angoisse existentielle. Voilà que l’homme, qui se croyait au sommet de l’ordre naturel, se trouve être le jouet, mais conscient (d’où la douleur) d’une force dont il ignore tout, mais ne peut que voir ses désastres à l’œuvre dans le « pire des mondes possibles »

    Dès lors, comment articuler ces deux points centraux ? Sont-ils seulement conciliables ? En usant d’une audacieuse capacité de spéculation, Schopenhauer répond par l’affirmative : par la voie de ses sens, l’homme est capable de se forger une image voilée du monde environnant, mais il ne faut pas oublier que cette réalité (ou représentation) prend sa source dans une volonté, qui l’anime autant qu’elle anime l’homme.

    2- Parce que le livre est étrangement d’actualité

      Découlant directement de la notion de volonté entendue comme vouloir-vivre, la question du mal est centrale dans le Monde. L’origine de cette conviction du mal supérieur au bien prend racine dans une expérience douloureuse sur laquelle revient longuement la préface de Christian Sommer : en 1804, alors adolescent, Schopenhauer visite la France. À Toulon, le spectacle de galériens enchaînés le frappe d’horreur et de consternation. Le constat édifiant n’aura de cesse de le pousser à aller aux origines du mal et de la souffrance des hommes, guettant les aspects multiples de cette volonté, qu’elle soit haine, ou capacité à écraser l’autre pour établir son propre intérêt. 

      Le combat est sans fin, et résonne encore de nos jours d’une façon si particulière. Du Moyen-Orient à l’Ukraine, du Vénézuéla au Népal en passant par le Mali ou le Darfour, la brutalité des hommes n’a pas de frontières. Les causes ne manquent pas de s’entretuer, et de raviver l’éternelle question de la présence du mal sur terre.

      Depuis le XVIIIe siècle, les tentatives de réponse sont nombreuses : Leibniz a composé une passionnante Théodicée (1710), subtil mélange de philosophie et de théologie. Schopenhauer, lui, reprend cette question en la soustrayant à l’aspect théologique. Délivré de la fable religieuse, l’homme est condamné à une lucidité. « Le meilleur des mondes possibles » de Leibniz n’existe plus devant tant d’atrocités. Aussi, s’il attend un quelconque secours, il ne peut venir que de lui seul.

      3 – Parce que la voie du salut est possible

        Trop souvent réduite au pessimisme, la philosophie morale de Schopenhauer ne suppose pas que le bonheur est impossible. Cependant, il s’agit de ne pas conclure à une inversion trompeuse des valeurs : si elle est présente, la joie abolit la souffrance et l’ennui comme normes d’existence, non l’inverse.  

        Pour sortir de cet emprisonnement du principe d’individuation, l’homme doit s’élever à une noblesse d’âme, et reconnaître chez l’autre le même principe destructeur qui le pousse à vivre dans la recherche perpétuelle de l’assouvissement afin qu’il n’aille pas nier la volonté d’autrui. L’empathie, autant que la pitié, la douceur et la générosité, débusquent le jeu funeste auquel nous contraint le vouloir-vivre, et acte le triomphe de la connaissance : « seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime. » (§ 68)

        Par une connaissance intuitive, l’homme peut et doit canaliser le vouloir-vivre. Trois attitudes transforment l’homme de l’intérieur : en refusant les modes d’expression des pulsions, le saint trouve cette force qui lui permet de prendre la pente opposée à celle de ses désirs ; la pratique de l’ascèse permet à l’homme d’accueillir avec joie les offenses d’autrui, car, sans le contraindre au mal, elles lui sont un rappel salutaire de sa victoire sur le vouloir-vivre.

        Mais c’est à travers l’art que l’homme renoue avec la quintessence du monde.

        4 – Parce qu’il postule que l’art est un refuge

        Comment éteindre les fracas de ce monde ? Comment fuir la guerre perpétuelle des hommes ? La solution est simple, peut-on penser, il faut annihiler la volonté. C’est penser un peu rapidement, répond Schopenhauer. La volonté est un principe dont on ne voit que la représentation à l’œuvre dans le monde. Reste la voie du suicide. Inutile, répond Schopenhauer, car en me supprimant, je ne supprime qu’une représentation de la volonté. La volonté est une vérité philosophique, et échappe aux formes de l’espace et du temps, ainsi que le rappelle le paragraphe 23 du Monde : « La volonté désigne la chose en soi de tout ce qui apparaît en ce monde, la forme de tous les phénomènes. »

        Une piste réside dans le bannissement des trois formes de l’intuition humaine : le besoin, le désir et l’envie. Ne peuvent y parvenir que ceux capables d’une élévation de la conscience au-dessus du theatrum mundi. L’art, en dépersonnalisant l’individu, lui offre la possibilité de devenir une « conscience meilleure », digne de contempler les Idées qui président aux choses de ce bas monde.

        La position esthétique est la plus élevée car elle suggère une reconnaissance lucide du mal dans la volonté. En parler, c’est déjà la combattre. (À cet égard, l’éthique philosophique poursuit doublement cet affranchissement de la volonté, car non seulement elle offre au philosophe une voie de salut, mais elle le contraint à forger autour de lui une communauté d’hommes, eux aussi disposés à propager l’idéologie.) « [À] l’instant même où, détachés du vouloir, nous nous adonnons à la connaissance pure et dénuée de volonté, nous pénétrons pour ainsi dire un autre monde dans lequel tout ce qui meut notre volonté, et par là même ébranle avec tant d’intensité, n’est plus. » (III, §38)

        Philosophie du vécu plus que de l’enseignement (Nietzsche ne s’était pas trompé !), la doctrine de Schopenhauer s’impose donc par toute la force de l’expérience qui lui préexiste, et en laquelle chacun est appelé, non à adhérer, mais à tirer de son substrat toute la force de résilience : « D’un tel homme qui, après de longues luttes contre sa propre nature, l’a enfin dépassée, il ne reste plus qu’un être de pure connaissance, un miroir imperturbable du monde. » (IV, § 68)

        1728 pages

        Le jaune de la discorde

        Virginie Efira projetée dans la France périphérique, cela vous tente? La crise des gilets jaunes précipitera-t-elle la fin de son couple? Ce suspense, loin d’être haletant, est à découvrir au cinéma mercredi. Ou à la télévision dans quelques mois…


        Votre serviteur l’avoue, il y allait un peu refroidi, voir Les Braises. Virginie Efira affublée d’un gilet jaune ? Karine turbine à l’usine quand elle ne milite pas au milieu de ses potes activistes, tandis que Jimmy, son jules, a (secrètement) des problèmes de trésorerie avec Bouvier, la petite entreprise de transport routier qu’il a mise sur pied et à laquelle il se consacre sans compter ses heures. Leur fils Enzo passe son bac, leur fille adolescente pratique le judo. Le couple a le projet de retaper la maison, entre autres pour lui installer un tatami. Ce n’est pas la lutte finale, mais c’est tout de même le combat pour les deux bouts. Tout baignerait dans le petit ménage sans cette révolte qui s’agrège sur les ronds-points : elle accapare Karine hors des heures de taf, ce qui a le don d’excéder Jimmy.  « Je fais ça pour la France », assure-t-elle. « Tu te prends pour Jeanne d’Arc ? La France ne t’a rien demandée ! », rétorque l’époux.  

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        Le film somnole ainsi pendant pas loin de deux heures, alternant conciliabules entre « gilets jaunes », débats du couple à portée du liquide vaisselle, échanges acerbes qui finissent par tourner court quand Karine, ha mais, décide toute seule de céder à l’appel du devoir : courir manifester dans la capitale, pour faire masse de gilets jaunes contre Macron. Assumant le risque de se retrouver prise en étau entre casseurs et CRS. Inévitable – vous étiez pourtant prévenus !

        Même si le dîner de Noël en famille a sauvé les apparences, la crise est bien là, entre Karine et Jimmy. Gilet jaune n’est pas gilet de sauvetage. Les Braises ? Un film éteint.   

        Les Braises. Film de Thomas Kruithof. Avec Virginie Efira, Arieh Worthalter. France, couleur, 2025. Durée: 1h42

        En salles le 5 novembre

        Camus, Orwell, un déjeuner de soleil

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        Dans son roman, Alexis Lager imagine la rencontre et les échanges intellectuels entre Camus et Orwell dans le Paris de l’après-guerre…


        Le roman d’Alexis Lager, secrétaire de la Société des Études camusiennes, débute par le repos forcé d’Albert Camus, victime d’une rechute de tuberculose. Nous sommes le 25 janvier 1950, dans une villa près de Cabris, la neige est tombée d’un coup et Camus a froid. Il vient d’apprendre la mort de George Orwell, l’auteur de La Ferme des animaux et surtout de 1984. Cet antistalinien acharné, ami d’Arthur Koestler, est décédé dans un hôpital londonien, le 21 janvier, terrassé par la tuberculose. La maladie a emporté le célèbre journaliste qui avait couvert la guerre d’Espagne, n’hésitant pas à troquer la plume pour le fusil, combattant avec les républicains contre les troupes de Franco soutenues par les nazis. Il fut gravement touché à la gorge, cette blessure l’obligeant à s’exprimer avec une étrange voix métallique. Camus se souvient alors que dans un Paris en proie à l’épuration sauvage, les deux hommes étaient convenus de déjeuner aux Deux Magots.

        Embarqués dans la galère du temps

        Alexis Lager, à partir de nombreux textes des deux écrivains engagés dans le siècle, imagine leur échange qu’il situe le dimanche 25 février 1945. Camus, fatigué par la tuberculose qui ne le lâche pas, épuisé par ses articles à Combat, et surtout la rédaction compliquée de La Peste, consent à rencontrer Orwell qui arrive le premier au rendez-vous. Après quelques phrases de présentation convenues, la discussion commence. Elle nous replonge dans la période troublée de la fin de la guerre, des trahisons, des vengeances, des incertitudes quant à l’avenir de la France et de la paix à construire en Europe. Orwell, dans ses démonstrations, apparait pragmatique. La guerre l’a rendu catégorique : l’ennemi, désormais, c’est le stalinisme. Pour la France, c’est le parti communiste, dont la patrie est l’URSS. Il a vu à l’œuvre les communistes espagnols qui ont empêché « qu’une révolution sociale se fasse en Espagne en supprimant tous ceux qui la portaient : « le P.O.U.M, auquel il appartenait, les différents groupes anarchistes. » Camus n’est pas loin de penser la même chose, même s’il n’a pas combattu en Espagne, comme le fit Malraux, lequel n’est pas épargné par Orwell, ce dernier le trouvant trop lyrique et suspect son héroïsme. Camus, malgré la force politique que représente le PCF, et qu’il craint, ne tombe pas du côté des gaullistes. « Je crains que le gaullisme qui s’impose ne soit qu’un retour à l’ordre, à un conservatisme bourgeois ». Orwell confirme qu’il est un homme de terrain et Camus tente de préserver sa liberté de pensée dans un monde où faire un choix devient pourtant une nécessité. Les deux intellectuels sont du reste d’accord sur le rôle de l’écrivain au cœur de la cité. Il doit s’engager au nom « de l’injustice et de la misère du monde. » Un écrivain ne peut pas avoir une « attitude purement esthétique envers la vie. » Camus rejoint Orwell et emploie le terme « embarqué » emprunté à Pascal. « L’artiste est embarqué dans la galère de son temps, souligne Camus. Et il doit s’y résigner. » C’est assez stimulant de lire cela alors que la production littéraire nous ensevelit sous les récits autocentrés et familiaux.

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        Un récit convaincant

        Les plats sont chauds malgré les restrictions. La conversation se poursuit, chacun affute ses arguments, le ton reste courtois, les deux écrivains s’estiment. Ils évoquent encore l’Europe à reconstruire, lorsque l’Allemagne sera définitivement vaincue ; le processus de décolonisation qu’ils lient à la réussite de la nouvelle Europe. Orwell, plus lucide que jamais, déclare : « La France, de son côté, devrait préparer l’autonomie de l’Algérie, du Maroc et de l’Indochine. » Il n’est pas convaincu que de Gaulle aille dans la bonne direction. Camus se tait. L’Algérie, c’est un sujet sensible chez l’intellectuel, né à Mondovi. Et puis il y a le sujet de la peine de mort. Robert Brasillach vient d’être fusillé le 6 février 1945. Camus détestait l’écrivain collaborateur, qu’il juge piètre romancier, mais il a signé la pétition en faveur de sa grâce refusée par l’homme du 18-juin. Camus est abolitionniste, dans la lignée de Victor Hugo. Orwell, plus direct, plus incisif que l’auteur de L’Étranger, affirme : « À vrai dire, on ne se venge jamais. On veut se venger lorsque l’on est impuissant, et qu’on a conscience de l’être : dès que ce sentiment d’impuissance disparaît, le désir de vengeance s’évanouit avec lui. » L’actualité récente ne lui donne pas tort.

        Le dernier chapitre réserve une chute étonnante qui rend le roman particulièrement réussi.

        Alexis Lager, Le songe des esprits libres : Camus – Orwell 1945, Le Passeur éditeur. 208 pages

        Saint Diego

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        En ce dimanche des défunts, il faut lire Maradona, il était une foi de Bernard Morlino aux éditions Les livres de la Promenade (sortie le 18 novembre). Cette « butographie » préfacée par Éric Cantona est un bréviaire, une mélopée, une échappée solaire, un chant des morts pour l’immortel des terrains de foot !


        Bien après, quand les Hommes n’auront plus d’espoir, qu’ils erreront au royaume des morts ; quand ils auront tout perdu, tout gâché, tout oublié, qu’ils auront été vaniteux et lâches, mal aimés et tristes, une image leur apparaîtra. Les sauvera, peut-être. Les guidera sûrement. Saint parmi les saints. Un Argentin râblé comme les paysans berrichons terreux et noirs de peau, à la chevelure frisée et huileuse, un joueur ténébreux venu des quartiers pauvres d’un sous-continent mal défini, d’un pays d’immigrés italiens de lointaine ascendance européenne, un homme seul, le torero est toujours seul, face à son destin, face à son peuple, face au chaos ; un virtuose à la main d’or, un prince en savates, avant-garde d’une humanité défaite, cette comète réinventa un sport soi-disant inventé par les Anglais aux XIXème siècle.

        Génial et roublard

        Diego Armando Maradona est le foot. Son incarnation. Son essence. Sa mythologie et son onde nostalgique. Le foot de rue, le foot des copains, le foot ascenseur social, le foot métaphorique, le foot érigé en art populaire, le foot qui fait oublier la laideur du monde, le foot qui est plus qu’un jeu, une manière d’être, de bouger, de respirer, d’accélérer, de jongler, de s’amuser avec le ballon, de le glisser là où on ne l’attend pas, de le détourner de sa trajectoire. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’admirer les grands peintres baroques espagnols, de lire Cervantes dans sa langue natale, d’écouter une sonate de Brahms, Maradona leur a donné accès gratuitement à l’indéfinissable beauté. Maradona n’est pas un joueur qui a gagné seulement la Coupe d’Italie et la Coupe du Monde, il n’a pas accumulé les trophées, les vaines statuettes comme d’autres laborieux, il a façonné nos cerveaux par son irruption, son génie, sa roublardise, sa maestria, son engagement sans fin, sa veine. Il n’est pas utile de s’intéresser au foot, de suivre un quelconque championnat, il suffit juste de regarder. Simplement se laisser porter par cette geste magnifique d’éclat, cette volonté d’exister par et pour le ballon rond, Diego est une religion du partage, une communion qui, durant sa courte existence, il est né en 1960 et meurt en 2020, a illuminé les yeux des enfants.

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        Partout, il a généré, engendré, nourri une admiration sincère, fiévreuse, un amour intense, rond, plein, sans aucune ombre, sans jugement, sans minoration. L’amour des peuples pour les créateurs. C’était donc ça aussi ce sport mondialisé, bouffi d’argent et d’arrogance, un jeu de pur d’intelligence et d’adresse, d’instinct et de travail, d’émotion et de frustration, une allégorie du monde des vivants. Diego fut cette lumière. Pour approcher cette icone, comprendre son parcours, son arc de vie, saisir charnellement son sens du mouvement et du tir fabuleux, sa voracité à dévorer ses adversaires, à subordonner tous les défenseurs de la planète, il fallait un écrivain sensible aux martyrs et aux champs magnétiques. Bernard Morlino nous adresse une lettre, une ode, un cri, un acte de foi et d’admiration à Maradona dans un livre qui ressemble à son idole. Pas un livre en toc de spécialiste, d’ergoteur, de compilateur, un livre d’écrivain racé, c’est-à-dire où la littérature suinte à chaque phrase, où la formule prend au cœur et au corps, où l’agencement des mots suit la chasse vers le but. « Avec tes pieds, tu boxes l’incertitude » écrit-il, dès les premières pages. Morlino se permet de tutoyer Diego comme on tutoie un dieu fraternel. Il n’a pas peur de lui. Au contraire, il partage ses souffrances et ses victoires. Les élus, Diego est l’élu, avancent souvent dans le brouillard, ils sont chahutés au gré des transferts, empêchés par les puissants, calomniés et encensés. « Ce que tu fais avec tes jambes, la Callas le faisait avec sa voix » exulte Morlino. Il raconte ces moments de bravoure et de doute, d’extase et de furie. Il remonte l’histoire à Boca Juniors et sa rivalité sociologique avec Rivers Plate. Il évoque, avec rage, son passage au Barça où on le traitait de « métèque ». Il réhabilite « la main de dieu » car les hiérarchies ne mentent pas. Diego est au sommet. Diego est un gamin du grand Sud qui relève la tête. Il a dans la peau l’héritage de tous les déshérités et la hargne des rédempteurs.

        Contre l’ordre établi

        Il prend la peine des anonymes et la transforme en une féérie. Morlino se souvient de Goikoetxea, « agresseur » de l’Athletico Bilbao au tacle sauvage. « Tu agis contre l’ordre établi », clame-t-il. Contre l’incurie arbitrale, contre ses adversaires frustrés qui veulent lui faire mal, le déposséder du ballon sans y parvenir, contre les instances qui ne comprennent pas cette adoration folklorique et incontrôlée… Maradona remet simplement le foot au centre du terrain.

        Alors oui, tu fascines les stades. Tu enflammes ta nation. Tu écris l’Histoire de ton sport. Et puis un jour, tu débarques à Naples, Naples la « pouilleuse », moquée, salement accueillie par l’Italie industrielle du Nord. À Naples, tu es intouchable. Tu voles. Tu enchantes. Tu rassasies. La ville n’avait pas connu pareil tremblement. Tu réveilles les fiertés. Tu fais de la frustration des miséreux, une danse incantatoire.
        Morlino, en grand connaisseur de la littérature, en appelle à Borges pour cerner ta personnalité. Des centaines de livres existent sur ta trajectoire, celui-ci est le plus vibrant, le plus vrai, le plus essentiel.

        Maradona, il était une foi de Bernard Morlino – Les livres de la Promenade  350 pages

        Pasolini: un mort si proche…

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        « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme » affirmait-il.


        A priori, rien de commun entre Pier Paolo Pasolini, assassiné le 2 novembre 1975 sur un terrain vague d’Ostie, et moi.

        Pourtant, bien avant l’excellent article de Jacques de Saint Victor « Pasolini : enquête sur un assassinat plein de mystères » dans Le Figaro du 29 octobre 2025, je m’étais toujours senti étrangement familier, complice, avec cette âme torturée, avec cette personnalité si complexe, dont les contradictions et les paradoxes faisaient l’infinie richesse ; avec cette incroyable honnêteté qui, malgré les apparences, ne la rendait prisonnière d’aucun camp, dès lors que l’expression de la vérité, selon lui, était en jeu.

        Homosexuel, prenant tous les risques d’une existence de plaisirs débridée, détesté autant qu’il pouvait être admiré par ailleurs, écrivain, cinéaste, profondément respectueux des gens de peu, des simples, des modestes, tout en étant exigeant et vigilant au service d’une culture dont il voulait préserver l’intégrité et l’universalité, Pasolini, par ses fulgurances et ses provocations, par l’étrangeté même de ses obsessions, parvenait cependant à intéresser bien au-delà de lui-même, de ses affinités propres, de ses chemins intimes préservés des curiosités vulgaires.

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        Avec lui, je n’étais pas loin de me retrouver dans un paysage humain qui, délesté du crime, me faisait songer à la passion que j’avais éprouvée devant certaines destinées à la cour d’assises de Paris, et qui, bizarrement, engendraient parfois comme une impression d’obscure fraternité, dont il convenait que je tirasse souvent les conclusions les plus répressives qui soient.

        Pasolini faisait partie de cette catégorie rare d’êtres, où, plus forte que les dissemblances, surgissait une trouble empathie, en dépit du gouffre qui les séparait du commun.

        Je ne sais si, chez moi, cette dilection constante pour les ombres plus que pour les lumières a préexisté à une vie professionnelle me contraignant à considérer les premières bien plus que les secondes ou si, dans un même mouvement, ma sensibilité ne s’est pas conjuguée avec ma mission d’accusateur public, que j’ai toujours perçue d’abord comme une salubre opération de débroussaillage intellectuel, judiciaire et humain.

        On a souvent fait un sort à sa défense de la police qui aurait dû être soutenue parce qu’elle relevait d’un prolétariat avec lequel ses agresseurs pouvaient être complices socialement.

        Comment aurais-je pu demeurer, surtout, indifférent à cette réflexion, si actuelle, de Pasolini dans les Lettres luthériennes, qui dit tout du renversement de nos valeurs, de nos hiérarchies éclatées, de la pauvreté et de la confusion de notre langage, de la perversion de nos principes et de nos idées : « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme ».

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        Avec cette pensée, dont la densité signifie plus et mieux que bien des verbeuses dénonciations, on est immédiatement saisi par un double constat : le fascisme, sur tous les plans, a changé de camp ; il n’est plus là où l’on avait l’habitude de le trouver et de le blâmer, et il sert désormais, dans une odieuse banalisation, à frapper d’opprobre toute contradiction qui ne serait pas conforme à cet antifascisme de pacotille, à ses diktats inspirés par la bonne conscience et par une idéologie qui se flatte de laisser le réel à ses portes.

        Aussi la gauche et l’extrême gauche traitent-elles de fascistes, de nazis, ceux qui ont l’impudence de les contester ; les conservateurs sont stigmatisés, et les réactionnaires assimilés aux bourreaux d’hier. Il ne se passe pas une journée sans qu’on ne nous annonce que le fascisme serait à notre porte – et, le lendemain, tout étonnés de nous découvrir encore vivants, nous nous réveillons et ouvrons les yeux sur la démocratie.

        Oui, Pasolini est un mort proche, si familier, à la fois tellement à part, mais si terriblement, si tragiquement, si lucidement humain, qu’il demeure, malgré le passage du temps, en nous, tel un mystère que nous n’essayons pas de déchiffrer à notre mesure.

        Parce que ce mystère, c’est moi, c’est nous – avec lui.

        Mon ami et allié David Carr-Brown

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        Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


        Comme toutes les très jeunes femmes, ma Sauvageonne adore sortir. Il y a peu, c’était encore l’été, nous nous sommes rendus au quartier Saint-Leu, à Amiens, et abreuvés au bar Le O’Bélu, en contemplant la Somme et les chevesnes et vandoises qui s’y trouvaient encore. Nous avons eu le plaisir de boire quelques verres en compagnie du cinéaste-documentariste David Carr-Brown. Connu internationalement pour ses réalisations – souvent d’investigation – de grande qualité, il a choisi de s’établir à Amiens en juillet 2022. J’ai fait sa connaissance grâce à mon copain Arnaud Viviant, écrivain, journaliste, critique littéraire (en particulier au Masque et la Plume, sur France Inter) et psychanalyste que j’avais côtoyé quand j’étais journaliste chez Best. « Fais-lui découvrir la ville ! » me dit un soir Arnaud. Ce que je fis tout de go.

        Nous prîmes l’habitude, David et moi, de nous retrouver au Cheers, un café très cosmopolite de Saint-Leu qu’il fréquenta jusqu’à se récente fermeture. Et nous sympathisâmes. J’ai toujours aimé les Britanniques (et nos alliés en général) qui nous ont aidé à vaincre, d’abord, nos bons amis d’Outre-Rhin porteurs de casques pointus comme de petits et ridicules paratonnerres, puis ces fumiers de nazis qu’on ne détestera jamais assez et sur lesquels je déverserai de la haine jusqu’à mon dernier souffle. Or, David est l’incarnation même de l’Anglais avec son élégance so british, son léger accent birkinien, et son goût pour nos meilleurs vins rouges. Bref : rapidement, David et moi sommes devenus amis. J’admire ses créations, sa carrière. N’a-t-il pas constitué un fonds d’archives sous forme d’entretiens avec des personnalités aussi diverses qu’épatantes : Susie Delaire, Claude Autant-Lara, Charles Vanel, René Char, etc. ? N’est-ce pas à lui que nous devons le documentaire Tranquillement la peur, diffusé sur Antenne 2, qui connut un franc succès ? N’est-ce pas lui encore qui, en 1983, co-fonda Gamma Télévision, département audiovisuel de l’agence Gamma ? A la même époque, il réalisa une série de trois émissions sous la houlette du philosophe Michel Foucault, notamment sur les Brigades rouges et la Cisjordanie. Puis, dans les années 90, il conçut pour Arte, un film audacieux et très lucide sur l’islam, qui, selon lui, serait impossible à diffuser aujourd’hui. A cela s’ajoute un portrait édifiant de Tony Blair diffusé juste après son élection, et bien d’autres œuvres puisqu’il est l’auteur de quelque cent cinquante films, documentaires, courts-métrages, etc.

        De tout cela, nous avons parlé souvent. Mais secrètement, je me demandai ce qui avait bien pu l’attirer dans notre bonne ville d’Amiens. Un jour, il m’a avoué qu’il sentait ici, tout le poids de la Première Guerre mondiale et qu’il avait l’impression que les plaines du Santerre étaient imbibées par le sang de ses ancêtres. Ce n’est pas tout : à Amiens, il adore la gare, la Tour Perret, la cathédrale, l’architecture du club nautique et vénère le quartier Saint-Leu où il rêve d’habiter un de ces jours. Tout de suite, il s’est constitué un réseau d’amis. Dois-je avouer à mon tour que je suis très fier d’en faire partie ?

        Quand la question algérienne rassemble les droites

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        Le député du Territoire de Belfort (RN) Guillaume Bigot, à l'Assemblée le 30 octobre 2025 © NICOLAS MESSYASZ/SIPA

        Le RN fédère une majorité de députés autour de la remise en question des accords franco-algériens. Déjà fragilisée par les tensions avec Alger, la macronie observe le glissement de la droite vers le RN et d’une partie de l’opinion qui se met à rêver de « remigration ».


        La question algérienne aura réussi à rassembler les droites. Un premier pas historique vers leur union a été franchi, jeudi à l’Assemblée, avec l’adoption d’une résolution du RN, défendue par Guillaume Bigot, dénonçant l’accord léonin de 1968 au profit d’Alger. Aux voix du RN et de l’UDR se sont joint celles de 26 députés LR (sur 50 présents) et de 17 députés Horizons (sur 34 présents).

        Coupez le cordon ?

        Le texte est passé à une voix près. Il n’aura aucun effet diplomatique immédiat. Cependant, le vote a rompu le cordon sanitaire avec la formation de Marine Le Pen. Il a exprimé également l’exaspération contre les provocations algériennes. Selon un sondage CSA pour CNews du 31 octobre, 74% des Français seraient favorables à la suppression des accords contestés, qui offrent unilatéralement des facilités de séjour, de circulation et d’emploi pour une immigration devenue problématique. Dimanche, sur BFMTV, Éric Zemmour a accusé Alger « d’organiser l’invasion » et d’entretenir, chez les Algériens en France, une revanche coloniale appuyée par « des armées d’occupation » représentées par les jeunes fauteurs de troubles. Ce lundi matin, sur Europe 1, Xavier Driencourt, ancien ambassadeur en Algérie, a dénoncé « le discours anti-français, carburant du régime algérien ». Dans les prisons françaises, les Algériens sont la première nationalité. Ils forment 43% des occupants des Centres de rétention administrative (Le Figaro, 24 mars). Plus généralement, les musulmans représentent dans certaines maisons d’arrêt, comme à Fresnes, 70 à 80% des détenus. Avant d’être incarcéré à la Santé, l’entourage de Nicolas Sarkozy a fait connaître la liste des accessoires autorisés. Parmi eux, la djellaba et le tapis de prière.

        A lire aussi, Dominique Labarrière: RN gagnant

        Après Retailleau, Nuñez parie sur l’apaisement pour faire libérer nos compatriotes

        Les agitations guerrières d’Emmanuel Macron contre la Russie ne peuvent dissimuler ses lâchetés vis-à-vis d’Alger, qui détient Boualem Sansal et le journaliste Christophe Gleizes. Hier, dans Le Parisien, Laurent Nuñez a défendu à nouveau la position de la soumission, en plaidant pour une « coopération apaisée » avec Alger et en critiquant à demi-mots la stratégie du bras de fer de Bruno Retailleau, son prédécesseur à l’Intérieur.

        Mais cette pusillanimité officielle devant un régime soviétoïde et son immigration de masse (environ 7 millions d’Algériens ou Franco-Algériens) achève de décrédibiliser le chef de l’Etat. D’autant qu’un rapport du 15 octobre du député macroniste Charles Rodwell (EPR) estime à 2 milliards d’euros par an, minimum, le coût du statut dérogatoire des accords de 68 ; une source d’économies.

        En attendant, le RN engrange les dividendes des capitulations élyséennes. Un sondage (Viavoice), publié par Libération vendredi, montre que 54% des électeurs seraient prêts à voter pour le RN. Dans ce contexte d’une colère contre Alger et l’Elysée, Renaud Camus fait paraître un essai (1) qui met les pieds dans le plat.

        L’écrivain, paria des médias, réclame la remigration. Il écrit : « Si les actuels occupants coloniaux sont aussi sincèrement décoloniaux qu’ils le prétendent, qu’ils mettent leurs actions en accord avec leurs propos et qu’ils rentrent chez eux (…) ». Les Français d’Algérie ont, en 1962, été chassés en quelques mois par le FLN. La réciprocité dans la violence n’est pas concevable. Mais s’installe l’idée d’un rapatriement des indésirables.

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        Xavier Bertrand, l’étoile mystérieuse

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        Xavier Bertrand devant le siège des Républicains à Paris, 6 octobre 2025 © Stephane Lemouton/SIPA

        Isolé sur l’échiquier politique, le président de la région Hauts-de-France continue de croire en sa bonne étoile et en son destin national. Convaincu qu’il accédera un jour à la présidence de la République, il nourrit cette ambition avec une ténacité intacte. Sa préoccupation du moment ? Dénoncer les « ambiguïtés » qu’il perçoit entre certains responsables de son propre camp, Les Républicains, et le redouté Rassemblement national. Portrait.


        Les saisons passent et se ressemblent. L’automne revient, l’heure d’hiver, les débats budgétaires et, inévitablement, l’annonce de la candidature présidentielle de Xavier Bertrand. À le voir se déclarer, encore, en croisade pour l’Élysée, il a fini par nous convaincre qu’il était devenu un personnage indispensable de la Ve République.

        C’est l’histoire, ou le complexe, de celui qui n’a jamais vraiment brillé, et qui garde en lui la frustration du quatrième : celui qui ne monte jamais sur le podium quand les lions sont là, mais reste persuadé de toucher au but lorsqu’ils sont morts.

        Ce que l’on disait des émigrés aristocrates revenus dans les « fourgons de l’étranger » lors de la Restauration des Bourbons en 1815 vaut aussi pour Xavier Bertrand : « Rien appris, rien compris. » Les années passent et Bertrand use de la même stratégie, éculée et usée. Lorsqu’il parle de cette élection qui l’obsède avec un laconique « Je m’y prépare », il ne fait guère plus que le citoyen lambda annonçant qu’il ira faire ses courses au marché du vendredi.

        L’aventurier de la présidentielle perdue

        Le début de ses grandes ambitions remonte à loin. À l’issue de la défaite de Sarkozy en 2012, l’UMP était en fâcheuse posture, plus encore après la lutte entre ses successeurs, Copé et Fillon, qui a forcé l’ancien président à revenir. Face à ce spectacle, Bertrand, qui s’est toujours fait une certaine idée de la France, commence à laisser entendre qu’il sera candidat en 2017. Il en a, pense-t-il, l’étoffe, et la France l’attend. Face aux vieux lions Sarkozy, Juppé et Fillon, il comprend vite qu’il doit choisir une autre voie pour ne pas finir englouti comme Hervé Mariton ou défait, plus platement encore, que Bruno Le Maire à la primaire LR.

        Il se tourne alors vers la présidence de sa région, les Hauts-de-France, qu’il conquiert brillamment contre Marine Le Pen en 2015. Cette victoire est son bâton de maréchal. C’est Desaix surgissant à Marengo pour renverser la bataille et le destin du consul Bonaparte. Il fait de cette élection son épopée personnelle et de sa présidence une place forte de la droite républicaine contre les extrêmes, de gauche comme de droite. Ce qui revient à dire que tous les autres, sauf lui, sont dangereux. Une forme de macronisme qui ne dit pas son nom.

        A lire aussi, Isabelle Marchandier: Non, Ségolène Royal, les citoyens ne sont pas des petits enfants!

        Après l’élection « imperdable » de 2017, Bertrand annonce, dans un moment d’intense exaltation, qu’il sera candidat en 2022, à condition d’être réélu. Rien ne doit l’empêcher de se présenter : son rendez-vous est, croit-il, non pas avec les militants LR, mais avec les Français et l’Histoire. Il fonce bille en tête, mais face aux risques, plutôt que de rester dans l’attitude d’un de Gaulle ou d’un Napoléon, seuls à croire en leur destin jusqu’à le réaliser, il recule. Il reprend sa carte du parti pour participer au congrès de 2021 et termine quatrième. Un échec majeur, qui aurait dû mettre fin à ses prétentions présidentielles.

        Que nenni. Retranché dans le Nord, habité par la conviction d’être l’élu du Destin, il se voit encore comme celui qui sauvera la France. Son livre, tout juste paru, doit réveiller les consciences de millions de citoyens à ce sujet. Sans succès, puisqu’il plafonne à 5,5% dans le dernier sondage présidentiel.

        L’opposant au macronisme est probablement macroniste

        Xavier Bertrand se dit de droite, milite dans un parti de droite, mais l’est-il vraiment ?

        Dernier exemple en date lorsqu’il demande à LR de clarifier sa ligne face au RN. Oui, Retailleau doit clarifier sa position quant à une éventuelle alliance avec ce parti. Mais Bertrand, lui, reproche à la droite d’être trop à droite. Il estime que la ligne droitière, sécuritaire et identitaire de Retailleau serait une trahison du gaullisme. Or, à relire le Général dans C’était de Gaulle, on mesure combien l’identité française et sa continuité sont au cœur même de la nation.

        Pourquoi, alors, être revenu dans un parti qu’il avait quitté avec fracas ? Après 2017, il avait eu le courage de partir, estimant ne plus s’y reconnaître. Mais il s’est renié en revenant, lorsqu’il a compris qu’il ne pourrait pas faire campagne sans argent ni appareil. C’est ce jour-là qu’il a perdu toute sa crédibilité.

        Trop éloigné des socialistes pour être de gauche, trop distant de Ciotti, Fillon ou Retailleau pour être de droite, il incarne un macronisme qui s’ignore, au point d’avoir failli devenir Premier ministre du président. Mais, pour citer Mitterrand, “l’opposant doit s’opposer sans cesse” : une leçon que Bertrand n’a jamais comprise.    

        Il brandit sa présidence régionale comme modèle, mais cela ne suffit pas. Quand il promet de ne plus refaire les mêmes erreurs, il se trompe car il les répète déjà. En politique, mieux vaut être un Mélenchon théoricien, cohérent et craint, qu’un Bertrand sans cap ni boussole.

        Idéologiquement hors-jeu

        L’autre problème de Bertrand est qu’il reste englué dans un logiciel chiraquien daté, décomposé face au FN/RN, une sorte d’UDF bis dont il est l’avatar. Lorsqu’il déclare : « Je débusquerai toutes celles et ceux qui sont ambigus », puis ajoute : « La vocation d’une famille politique issue du gaullisme n’est pas de monter sur le porte-bagage de l’extrême droite sous prétexte qu’il faudrait aller avec les vainqueurs », il démontre qu’il n’a pas saisi que la droite RPR, fondée sur le gaullisme et l’héritage de la Résistance, n’existe plus.   

        A lire aussi, Elisabeth Lévy: Liberté, retiens nos bras vengeurs

        De souveraine et gaulliste, elle est devenue européiste et centriste. Les électeurs de droite déçus par Chirac et Sarkozy se sont désormais recentrés sur les questions d’identité, de nation, de fiscalité et de sécurité. Bertrand mène en 2025 le combat avec les armes idéologiques de la campagne de Chirac en 2002.

        Un symbole du déclassement de la droite

        Xavier Bertrand fait partie de ces figures qui, sous Chirac et Sarkozy, furent un temps présentées comme les grands espoirs de la droite. Citons Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, François Baroin, François Fillon, Alain Juppé, Jean-François Copé, Bruno Le Maire ou Nathalie Kosciusko-Morizet. Tous ont incarné, à un moment, la promesse d’un renouveau qui n’est jamais venu.

        En quête de reconnaissance et d’un destin présidentiel, Bertrand appartient à cette génération de quinquagénaires issus de l’UMP qui ont manqué tous les rendez-vous. Lorsqu’il s’est lancé, les barons tenaient encore les manettes ; lorsqu’il les a crus déchus, il a pensé pouvoir s’emparer des postes, des partis, des victoires. Manque de chance, c’était précisément le moment du grand déclin de la droite et de la raréfaction des opportunités. Sur le plan idéologique, la droite a muté sans qu’il n’ait su suivre cette évolution. Et, sur le plan tactique, il n’a pas été aussi opportuniste que ses rivaux Édouard Philippe ou Sébastien Lecornu.

        Accordons-lui au moins le mérite de continuer à croire en sa destinée présidentielle, même s’il semble clair que le destin de ce dauphin de la droite UMP/LR est de s’échouer sur le rivage de 2027. Sa dernière croisade… avant 2032.

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        La petite croisade de Sophie Bessis

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        Sophie Bessis photographiée à Tunis le 18 avril 2025 © Mohamed Hammi/SIPA

        Avant qu’Éric Zemmour ne caracole en tête des ventes avec son dernier livre La messe n’est pas dite: Pour un sursaut judéo-chrétien, la chercheuse Sophie Bessis a occupé le terrain pendant des mois en dénonçant l’imposture de la notion de «civilisation judéo-chrétienne». Selon elle, l’adjectif ne serait qu’une trouvaille sémantique très récente, utilement employée par les penseurs de droite pour exclure les musulmans et cacher d’un voile pudique l’histoire de l’antisémitisme en Occident. On fait le point.


        Depuis mars cette année, et avec une intensité accrue depuis un mois, un petit livre a attiré l’attention des médias bien-pensants. Il s’agit de La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture,de l’ancienne chercheuse associée de l’IRIS, Sophie Bessis.[1] Cette dernière a été interviewée par Arte, France 24, France Culture, RFI, Ouest-France et La Croix, son livre encensé par Le Monde, Attac et Blast. Tout ce beau monde est d’accord pour proclamer que son essai a atteint son objectif consistant à pourfendre un mythe, celui de l’existence d’une « tradition judéo-chrétienne ». Ce mythe aurait été créé par l’extrême-droite afin de stigmatiser les musulmans dans les sociétés occidentales et de les présenter comme cet Autre qui ne peut ni s’assimiler ni être assimilé. Selon Mme Bessis, l’adjectif « judéo-chrétien » est « une trouvaille sémantique et idéologique » qui est devenue rien de moins qu’« une arme redoutable aux mains d’extrêmes droites cherchant à devenir hégémoniques des deux côtés de l’Atlantique ».

        Quand un consensus autour d’un livre est établi de manière aussi hâtive qu’unanime, on peut être sûr qu’il y a anguille sous roche. Le fait que ce soient des commentateurs de gauche et de centre gauche qui se ruent sur le livre et acceptent ses prémisses sans distance critique suggère que, pour eux, décrédibiliser la tradition en question est plus urgent que de mener une réflexion sur les possibles bases historiques d’une telle tradition. On peut dire qu’au « mythe », apparemment cher à la droite, de l’existence d’une civilisation judéo-chrétienne correspond le mythe, désormais cher à la gauche, de sa non-existence.

        Expertise ou activisme ?

        Au début de son livre, Mme Bessis pose une question parfaitement légitime : comment est née l’expression « civilisation judéo-chrétienne » ? Le problème, c’est qu’elle n’y répond pas. Son ouvrage est beaucoup moins une enquête historique qu’un tract polémique. Elle ignore superbement les origines du terme, qui se trouvent dans les mondes anglophone et germanophone au XIXe siècle, et quand elle aborde l’histoire récente, elle affirme que « c’est au tournant des années 1980 que le terme de judéo-chrétien devient d’usage courant ». Or, invoquer une « tradition judéo-chrétienne » est courant aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, et dans des contextes où, jusqu’à une date relativement récente, l’islam n’était nullement en jeu.

        Mais au-delà du mot, il y a les choses qu’il pourrait désigner. Ces choses sont certes multiples et souvent vagues, mais elles ne sont pas nécessairement sans réalité. Il y a d’abord les liens étroits entre, d’un côté, le christianisme et, de l’autre, le judaïsme de l’époque juste avant et après Jésus. Le christianisme et le judaïsme sont des religions monothéistes et ils partagent un certain nombre des mêmes textes, malgré les présentations et les usages bien différents de ces textes. On pourrait objecter que l’islam fait partie de la même tradition : c’est également une religion monothéiste et qui comprend suffisamment de références positives aux deux autres pour faire partie des trois religions dites « abrahamiques ». Mme Bessis voit dans le judéo-christianisme un mécanisme pour écarter les musulmans et elle va jusqu’à qualifier l’islam de « tiers exclu de la révélation abrahamique ». Pourtant, les liens entre l’islam et les deux autres monothéismes sont moins forts. L’Ancien Testament des chrétiens reprend des livres mêmes des juifs (en dépit de la question complexe des sélections de textes et de leur traduction). A partir de la Renaissance, les érudits chrétiens désirant approfondir leur compréhension de leurs propres textes sacrés se trouvent obligés d’apprendre l’hébreu, non l’arabe.

        Malgré toute l’histoire tragique que nous connaissons, des communautés juives ont existé pendant des siècles au sein de sociétés chrétiennes dans une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ce qui n’était pas le cas de communautés musulmanes. Au-delà des questions strictement religieuses, le développement en Occident des notions de démocratie, d’État de droit et d’éthique universelle est en partie redevable au christianisme et au judaïsme. Ce développement est également redevable à une pensée de « sortie » de ces religions, selon le concept de Marcel Gauchet, promue par des philosophes et des politiques nés au sein de communautés juives et chrétiennes.

        Religion ou culture ?

        C’est ainsi que, outre-Atlantique, l’illustre rabbin orthodoxe, Joseph B. Soloveitchik a pu affirmer en 1964 que, s’il n’était pas légitime de parler d’une « tradition judéo-chrétienne » sur le plan religieux, il l’était sur le plan culturel. L’année suivante, un autre rabbin éminent, Robert Gordis a conclu que, malgré les différences profondes entre les deux religions, la proximité entre le christianisme et judaïsme était suffisante pour évoquer une tradition.

        A lire aussi: Reconnaissance de la Palestine: pari diplomatique ou suicide vertueux?

        En 2012, le grand rabbin britannique, membre de la Chambre des lords, Jonathan Sacks invoque justement une telle tradition morale et culturelle qu’il fallait défendre, selon lui, contre un certain immoralisme contemporain, surtout dans le domaine économique : « Si l’Europe perd l’héritage judéo-chrétien qui lui a donné son identité historique et ses plus grandes réalisations dans la littérature, l’art, la musique, l’éducation, la politique et l’économie, elle perdra son identité et sa grandeur ».

        Ces cas qui concernent le côté juif du « judéo-christianisme » montrent que, si les discussions du concept au XIXe siècle étaient du côté chrétien, au XXe siècle une plus grande réciprocité se développe. Selon Mme Bessis, évoquer cette tradition aujourd’hui est une façon pour les Occidentaux d’escamoter l’histoire de l’antisémitisme. Cependant, cette histoire est telle qu’on ne peut pas l’escamoter, et la notion d’une certaine continuité et d’une certaine complicité, quoique limitées, nous aide dans le présent à consigner l’antisémitisme au passé. Si la référence à une tradition judéo-chrétienne est devenue l’apanage de la droite, c’est parce que la gauche a largement abandonné une vision positive de la religion – sauf de l’islam, considéré comme la foi des vaincus et des colonisés. L’autre motivation du rejet par la gauche du judéo-christianisme, est son refus d’accepter sérieusement l’existence d’un antisémitisme musulman.

        Ne pas parler de ce qui fâche

        Tout au long de son livre, Mme Bessis évite soigneusement de se demander ce qui, surtout pas à l’époque contemporaine, aurait pu servir à rapprocher juifs et chrétiens. L’idée que l’islam puisse être autre chose qu’une religion de la paix lui échappe. Elle n’évoque que brièvement et indirectement l’impérialisme des musulmans qui, dans les premiers siècles, a conduit à des périodes de persécution de juifs et chrétiens dans les terres conquises. Elle effleure à peine l’occupation islamique de la péninsule ibérique, présentée par un certain courant historique comme la création d’une utopie de tolérance interreligieuse – très à tort.[2] Rien sur la conquête de Constantinople et des Balkans par les Ottomans qui ont menacé l’Europe jusqu’aux portes de Vienne en 1683. Rien sur les opérations esclavagistes des pirates barbaresques. Soyons clair : il ne s’agit pas ici de jeter l’opprobre sur les musulmans pour des actions commises au cours des siècles. A cette même époque, les royaumes chrétiens n’étaient pas plus pacifistes. Il s’agit de ne pas ignorer des événements qui ont pu créer les conditions d’une méfiance vis-à-vis de l’islam.

        Quand on se tourne vers l’époque contemporaine, on voit que ces conditions sont propres justement à rapprocher chrétiens et juifs dans les sociétés occidentales. Mme Bessis prétend qu’elle ne veut pas minimiser le problème de la salafisation de l’islam. Pourtant, c’est exactement ce qu’elle fait dans ce volume. Elle tire un voile sur les difficultés des chrétiens au Moyen Orient ou les massacres de chrétiens en Afrique subsaharienne. Elle ne dit rien sur les actes terroristes en Occident, dont certains ont pour objectif explicite de tuer les juifs ; et rien sur l’infiltration frériste dont le but ultime est de transformer le monde occidental en califat. Elle se réfère à une étude publiée par Institut Montaigne en 2016, « Un islam français est possible » qui cite les couvertures de newsmagazines français accusés de présenter une image négative de l’islam. Aucune mention n’est faite par elle de l’inquiétude publique inspirée par la série d’attentats, allant de Charlie Hebdo au Bataclan, inquiétude qui aurait pu trouver un reflet dans les unes des journaux. Mme Bessis va jusqu’à déclarer que l’expansion de l’islamisme « apporte un précieux concours à cette exclusion », comme si c’était le seul tort de l’extrémisme musulman. Toutes les fautes sans exception ne peuvent exister que du côté des juifs et des chrétiens.

        A la fin, elle prétend renvoyer dos à dos les activistes de droite et les islamistes, c’est-à-dire ceux qu’elle appelle « tous les entrepreneurs identitaires du Nord et du Sud ». Mais elle reste obstinément incapable d’envisager la possibilité que la montée des formes radicales de l’islam et leur guerre contre les sociétés et les valeurs occidentales aient quelque chose à voir avec le succès électoral des populistes de la droite radicale. Son livre nous propose, moins l’anatomie que la construction d’une imposture.

        124 pages


        [1] Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025).

        [2] Voir Dario Fernandez-Moresa, Chrétiens, juifs et musulmans dans al-Andalus. Mythes et réalités de l’Espagne islamique (Jean-Cyrille Godefroy, 2020).

        Paul Biya, l’éternel retour du «sphinx» camerounais

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        Yaoundé, Cameroun, septembre 2025 © Welba Yamo Pascal/AP/SIPA

        À 92 ans, le président du Cameroun entame un huitième mandat. Le dernier dinosaure de la Françafrique défie le temps et l’histoire. Qui est-il? Son fils pourrait-il vraiment lui succéder dans sept ans?


        C’est une pièce de théâtre tragique dont les Camerounais semblent condamnés à rejouer sans fin les mêmes actes. Les protagonistes ne changent pas, seuls les décors se modernisent.

        Le 27 octobre 2025, le Conseil constitutionnel a validé, sans surprise, la réélection de Paul Biya à la tête du pays. À 92 ans, le plus vieux chef d’État en exercice du monde, figure tutélaire de la Françafrique, s’offre un huitième mandat.

        Pour ses partisans, il reste un symbole de stabilité ; pour ses opposants, un monarque indéboulonnable et figé dans une époque révolue.

        Un destin à l’ombre de la France coloniale

        Paul Biya, c’est d’abord une trajectoire singulière. Né en 1933 dans une famille modeste du Sud-Cameroun, destiné à la prêtrise, il prend une autre voie : celle des études parisiennes. Pensionnaire du prestigieux lycée Louis-le-Grand, il se forge dans la rigueur académique et poursuit un cursus juridique sans faute.

        Le Cameroun, sous tutelle française après avoir été colonie allemande, est alors en proie à une rébellion sanglante. L’Union des populations du Cameroun (UPC) mène une lutte armée contre la présence coloniale. La répression, implacable, laisse des cicatrices encore palpables de nos jours dans le subconscient local. Dans cette atmosphère, Biya incarne l’élève modèle. L’administration française le perçoit comme le prototype du « cadre assimilé » : docile, cultivé, loyal. C’est Louis-Paul Aujoulat, un pied-noir influent et député du Cameroun (1945 et 1955) qui a repéré ce jeune prodige et qui voit en lui le visage d’un futur que le Général De Gaulle dessinera plus tard… 

        Il le recommande à Ahmadou Ahidjo, premier président du Cameroun indépendant (1960), qui l’intègre à la présidence de la République comme chargé de mission. Paul Biya gravit les échelons à une vitesse fulgurante. L’administration française, qui garde la main sur nombre d’affaires africaines, observe en lui un homme de continuité, un relais du gaullisme en Afrique centrale. Ministre, puis Premier ministre en 1975, il devient la pièce maîtresse du dispositif d’Ahidjo, avant d’en devenir le rival silencieux. Le 4 novembre 1982, coup de théâtre : Ahmadou Ahidjo démissionne subitement, dans des conditions controversées, laissant les pleins pouvoirs à son dauphin constitutionnel qui ne tarde pas à se débarrasser de son mentor. Le Cameroun bascule sans violence dans une ère nouvelle. Le jeune président, froid, méthodique, calculateur, s’installe au palais d’Etoudi. Il n’en sortira plus.

        Une dernière candidature, un doigt d’honneur à l’opposition

        Depuis plus de quarante ans, Paul Biya règne sur le Cameroun comme un monarque républicain. Les scrutins se succèdent, les résultats ne varient guère : des scores quasi nord-coréens, des opposants neutralisés, un parti unique — le Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC) — qui sature l’appareil d’État.

        Soutenu par Paris, le président a su bâtir un système politique où chaque pièce dépend de lui. Les chefferies traditionnelles, humiliées sous Ahidjo, retrouvent leur place et leur prestige. L’opposition, muselée, est cantonnée au rôle d’ornement démocratique. Dans les années 1990, sous la pression de la rue et de la communauté internationale, Biya cède au multipartisme, sans jamais lâcher le contrôle. Aujourd’hui, plus de 300 partis sont enregistrés : une forêt politique où chaque arbre pousse à l’ombre du RDPC, nourri par les subsides de l’État.

        A lire aussi: Gaza: une milice peut en cacher une autre

        Sa nouvelle candidature n’a surpris personne. En 2022 déjà, lors de la visite du président français Emmanuel Macron à Yaoundé, Paul Biya avait esquissé les contours d’un nouveau mandat tout en laissant planer le doute sur sa volonté d’en découdre une dernière fois. Paris, cette fois encore, a préféré le silence. Aucun mot sur la longévité de ce règne, ni sur l’affaire des « biens mal acquis » qui vise le clan présidentiel, ni sur les soupçons de fraude électorale.

        Le principal candidat de l’opposition, Issa Tchiroma Bakary, ancien ministre et ex-cacique du RDPC, a tenté de contester les résultats, allant jusqu’à se proclamer vainqueur. En vain. Officiellement « en lieu sûr » sous la garde de militaires loyalistes — ce que dément le gouvernement —, il a appelé les Camerounais à la grève et à la fermeture des commerces. Il est probable que cet appel sera peu suivi. La peur, comme souvent, va étouffer la colère populaire.

        Réélu avec 54 % des voix — un score modeste pour un autocrate habitué aux plébiscites —, Paul Biya a su mettre en avant ses succès économiques : une croissance en hausse depuis 2023, une inflation maîtrisée, un taux de chômage officiellement inférieur à 4 %. Sous pression du FMI et des créanciers européens, son gouvernement a entrepris de sévères réformes budgétaires. Dans le secteur agro-industriel, moteur de l’économie, quelques réformes ont même permis de renforcer la coopération entre public et privé. Le vieux lion a su préserver la paix civile dans un pays fracturé par la question du séparatisme anglophone. Ses gouvernements dits d’« unité nationale » ont évité le pire : une guerre ouverte entre les régions anglophones et francophones.

        Mais le revers du tableau est moins flatteur : corruption endémique, recul des libertés, dépendance accrue à la Chine. Les relations avec la France se sont refroidies, en dépit des gestes de bienveillance de l’Élysée, notamment la réouverture du dossier sur les crimes coloniaux au Cameroun — une initiative que M. Biya n’avait pourtant jamais demandée et qui a eu l’effet contraire attendu au renouveau des relations franco-africaines. Face à la Russie tapie dans l’ombre, l’Hexagone, à force de plier genoux pour un oui, un non, n’apparait plus comme un partenaire fiable dans un continent ou seule l’autorité du chef prime sur tout le reste.

        Depuis des années, le pays vit également dans une étrange léthargie. C’est un nonagénaire Paul Biya qui semble plus que jamais absent, multipliant les séjours médicaux en Suisse. L’homme ne gouverne plus, il préside à distance, par délégation, par silence. Ses rares apparitions publiques, chorégraphiées, donnent l’image d’un vieillard fatigué, tenu debout par la mythologie du pouvoir. Les Camerounais, eux, oscillent entre résignation et peur du vide. L’idée d’un Cameroun « après Biya » reste taboue, presque impensable. Pour beaucoup, le sphinx d’Etoudi est un highlander qui défie le temps.

        Dans les cercles du pouvoir, chacun se prépare pourtant à l’inévitable : dans un jeu d’ombres et de successions (certains avancent que son fils aîné, Emmanuel Franck Biya, pourrait lui succéder), l’armée pourrait avoir finalement le dernier mot à ce qui reste finalement qu’une énième commedia d’ell’arte tropicale.  

        Schopenhauer et le monde comme il va: pourquoi il faut lire «Le Monde comme volonté et représentation» en 2025

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        arthur schopenhaeur gemma salem
        Le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1821–1893). DR.

        Philosophie. Quatre raisons de lire l’ouvrage le plus important du « Bouddha de Francfort ».


        « Connaissez-vous Schopenhauer ? » Lorsqu’il pose cette question à Edma Roger des Genettes en 1879, Flaubert ne se doutait pas de l’étonnante pérennité de son interrogation.

        Et nous, connaissons-nous Schopenhauer ?

        Pareil à l’arbre qui se juge à ses fruits, on ne peut juger d’un philosophe qu’à travers son œuvre. Dans le cas de Schopenhauer, quelle meilleure porte d’entrée à sa philosophie que la lecture du Monde comme volonté et représentation ?

        « Je suis l’auteur du Monde », déclare-t-il. Il fallait donc une occasion solide pour ouvrir ce monument de la pensée du XIXe siècle. En effet, dans un monde où tout va vite, où tout est fini avant même d’avoir commencé, les quelque 1500 pages du grand œuvre du « Bouddha de Francfort » ont de quoi rebuter jusqu’aux esprits les plus consciencieux. La Pléiade nous offre d’allier l’utile à l’agréable en (re)découvrant le livre dans une superbe édition qui reprend la traduction en deux volumes parus en Folio Essais, augmentée de notes abondantes, d’une préface et d’une notice, qui situeront dans la trajectoire personnelle de l’auteur et dans l’histoire de la philosophie occidentale sa genèse, ses conditions de rédaction et de réception.

        Depuis sa première publication en 1818 par un jeune philosophe même pas trentenaire, jusqu’aux derniers commentaires parus dans un deuxième tome en 1844, le livre est, à l’instar des Essais de Montaigne, l’œuvre d’une vie. Le philosophe y postule un retour à une honnêteté intellectuelle basée sur une distinction franche entre le mot et la chose. Profondément critique, la philosophie schopenhauerienne délaisse la question scientifique du « pourquoi » des choses, pour un retour au fondement des phénomènes. L’architectonique de l’ouvrage tente d’apporter une vue globale du monde selon quatre volets : métaphysique, esthétique, éthique, et épistémologique.

        La philosophie de Schopenhauer est personnelle, et ne vaut que comme constat. Œuvre du temps, Le Monde se nourrit d’une acuité d’observation, de lectures, de jugements personnels. C’est ce primat donné à l’individualité, transcendant les âges et les frontières, qui fait du Monde un ouvrage essentiel et atemporel, et offre au lecteur de 2025 de multiples raisons de le lire. 

        1- Parce qu’il place l’homme au centre de ses questionnements

          Dans la cosmologie schopenhauerienne, l’homme fait figure d’exception.

          Contrairement à l’animal, tout individu est doué de raison, et ce faisant, dispose d’une capacité de réflexion suffisante pour prendre le monde comme objet de ses réflexions. « L’homme est un animal métaphysique », capable de prétendre à « une connaissance dépassant l’expérience, c’est-à-dire les phénomènes donnés » (ch. 17 des Suppléments) ou la « représentation », pour reprendre les mots de son grand œuvre. De ce fait, par sa capacité à accéder à « ce qu’il y a derrière la nature et qui la rend possible », l’homme est conditionné à réfléchir sur son sort, et à accepter la réponse qu’il trouve à ce besoin, aussi cruelle soit-elle. Là où l’animal jouit de toute « la quiétude » de son regard, l’homme est condamné à une inquiétude, une angoisse existentielle. Voilà que l’homme, qui se croyait au sommet de l’ordre naturel, se trouve être le jouet, mais conscient (d’où la douleur) d’une force dont il ignore tout, mais ne peut que voir ses désastres à l’œuvre dans le « pire des mondes possibles »

          Dès lors, comment articuler ces deux points centraux ? Sont-ils seulement conciliables ? En usant d’une audacieuse capacité de spéculation, Schopenhauer répond par l’affirmative : par la voie de ses sens, l’homme est capable de se forger une image voilée du monde environnant, mais il ne faut pas oublier que cette réalité (ou représentation) prend sa source dans une volonté, qui l’anime autant qu’elle anime l’homme.

          2- Parce que le livre est étrangement d’actualité

            Découlant directement de la notion de volonté entendue comme vouloir-vivre, la question du mal est centrale dans le Monde. L’origine de cette conviction du mal supérieur au bien prend racine dans une expérience douloureuse sur laquelle revient longuement la préface de Christian Sommer : en 1804, alors adolescent, Schopenhauer visite la France. À Toulon, le spectacle de galériens enchaînés le frappe d’horreur et de consternation. Le constat édifiant n’aura de cesse de le pousser à aller aux origines du mal et de la souffrance des hommes, guettant les aspects multiples de cette volonté, qu’elle soit haine, ou capacité à écraser l’autre pour établir son propre intérêt. 

            Le combat est sans fin, et résonne encore de nos jours d’une façon si particulière. Du Moyen-Orient à l’Ukraine, du Vénézuéla au Népal en passant par le Mali ou le Darfour, la brutalité des hommes n’a pas de frontières. Les causes ne manquent pas de s’entretuer, et de raviver l’éternelle question de la présence du mal sur terre.

            Depuis le XVIIIe siècle, les tentatives de réponse sont nombreuses : Leibniz a composé une passionnante Théodicée (1710), subtil mélange de philosophie et de théologie. Schopenhauer, lui, reprend cette question en la soustrayant à l’aspect théologique. Délivré de la fable religieuse, l’homme est condamné à une lucidité. « Le meilleur des mondes possibles » de Leibniz n’existe plus devant tant d’atrocités. Aussi, s’il attend un quelconque secours, il ne peut venir que de lui seul.

            3 – Parce que la voie du salut est possible

              Trop souvent réduite au pessimisme, la philosophie morale de Schopenhauer ne suppose pas que le bonheur est impossible. Cependant, il s’agit de ne pas conclure à une inversion trompeuse des valeurs : si elle est présente, la joie abolit la souffrance et l’ennui comme normes d’existence, non l’inverse.  

              Pour sortir de cet emprisonnement du principe d’individuation, l’homme doit s’élever à une noblesse d’âme, et reconnaître chez l’autre le même principe destructeur qui le pousse à vivre dans la recherche perpétuelle de l’assouvissement afin qu’il n’aille pas nier la volonté d’autrui. L’empathie, autant que la pitié, la douceur et la générosité, débusquent le jeu funeste auquel nous contraint le vouloir-vivre, et acte le triomphe de la connaissance : « seule cette vision, en supprimant toute différence entre mon individu et celui d’autrui, rend possible et explique l’intention parfaitement bonne, même quand elle va jusqu’à la tendresse désintéressée et jusqu’à l’abnégation la plus magnanime. » (§ 68)

              Par une connaissance intuitive, l’homme peut et doit canaliser le vouloir-vivre. Trois attitudes transforment l’homme de l’intérieur : en refusant les modes d’expression des pulsions, le saint trouve cette force qui lui permet de prendre la pente opposée à celle de ses désirs ; la pratique de l’ascèse permet à l’homme d’accueillir avec joie les offenses d’autrui, car, sans le contraindre au mal, elles lui sont un rappel salutaire de sa victoire sur le vouloir-vivre.

              Mais c’est à travers l’art que l’homme renoue avec la quintessence du monde.

              4 – Parce qu’il postule que l’art est un refuge

              Comment éteindre les fracas de ce monde ? Comment fuir la guerre perpétuelle des hommes ? La solution est simple, peut-on penser, il faut annihiler la volonté. C’est penser un peu rapidement, répond Schopenhauer. La volonté est un principe dont on ne voit que la représentation à l’œuvre dans le monde. Reste la voie du suicide. Inutile, répond Schopenhauer, car en me supprimant, je ne supprime qu’une représentation de la volonté. La volonté est une vérité philosophique, et échappe aux formes de l’espace et du temps, ainsi que le rappelle le paragraphe 23 du Monde : « La volonté désigne la chose en soi de tout ce qui apparaît en ce monde, la forme de tous les phénomènes. »

              Une piste réside dans le bannissement des trois formes de l’intuition humaine : le besoin, le désir et l’envie. Ne peuvent y parvenir que ceux capables d’une élévation de la conscience au-dessus du theatrum mundi. L’art, en dépersonnalisant l’individu, lui offre la possibilité de devenir une « conscience meilleure », digne de contempler les Idées qui président aux choses de ce bas monde.

              La position esthétique est la plus élevée car elle suggère une reconnaissance lucide du mal dans la volonté. En parler, c’est déjà la combattre. (À cet égard, l’éthique philosophique poursuit doublement cet affranchissement de la volonté, car non seulement elle offre au philosophe une voie de salut, mais elle le contraint à forger autour de lui une communauté d’hommes, eux aussi disposés à propager l’idéologie.) « [À] l’instant même où, détachés du vouloir, nous nous adonnons à la connaissance pure et dénuée de volonté, nous pénétrons pour ainsi dire un autre monde dans lequel tout ce qui meut notre volonté, et par là même ébranle avec tant d’intensité, n’est plus. » (III, §38)

              Philosophie du vécu plus que de l’enseignement (Nietzsche ne s’était pas trompé !), la doctrine de Schopenhauer s’impose donc par toute la force de l’expérience qui lui préexiste, et en laquelle chacun est appelé, non à adhérer, mais à tirer de son substrat toute la force de résilience : « D’un tel homme qui, après de longues luttes contre sa propre nature, l’a enfin dépassée, il ne reste plus qu’un être de pure connaissance, un miroir imperturbable du monde. » (IV, § 68)

              1728 pages

              Le jaune de la discorde

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              © WILD BUNCH - FRANCE 3 CINEMA - ATELIER DE PRODUCTION - KALLOUCHE CINÉMA - LES FILMS VELVET - SRAB FILMS

              Virginie Efira projetée dans la France périphérique, cela vous tente? La crise des gilets jaunes précipitera-t-elle la fin de son couple? Ce suspense, loin d’être haletant, est à découvrir au cinéma mercredi. Ou à la télévision dans quelques mois…


              Votre serviteur l’avoue, il y allait un peu refroidi, voir Les Braises. Virginie Efira affublée d’un gilet jaune ? Karine turbine à l’usine quand elle ne milite pas au milieu de ses potes activistes, tandis que Jimmy, son jules, a (secrètement) des problèmes de trésorerie avec Bouvier, la petite entreprise de transport routier qu’il a mise sur pied et à laquelle il se consacre sans compter ses heures. Leur fils Enzo passe son bac, leur fille adolescente pratique le judo. Le couple a le projet de retaper la maison, entre autres pour lui installer un tatami. Ce n’est pas la lutte finale, mais c’est tout de même le combat pour les deux bouts. Tout baignerait dans le petit ménage sans cette révolte qui s’agrège sur les ronds-points : elle accapare Karine hors des heures de taf, ce qui a le don d’excéder Jimmy.  « Je fais ça pour la France », assure-t-elle. « Tu te prends pour Jeanne d’Arc ? La France ne t’a rien demandée ! », rétorque l’époux.  

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              Le film somnole ainsi pendant pas loin de deux heures, alternant conciliabules entre « gilets jaunes », débats du couple à portée du liquide vaisselle, échanges acerbes qui finissent par tourner court quand Karine, ha mais, décide toute seule de céder à l’appel du devoir : courir manifester dans la capitale, pour faire masse de gilets jaunes contre Macron. Assumant le risque de se retrouver prise en étau entre casseurs et CRS. Inévitable – vous étiez pourtant prévenus !

              Même si le dîner de Noël en famille a sauvé les apparences, la crise est bien là, entre Karine et Jimmy. Gilet jaune n’est pas gilet de sauvetage. Les Braises ? Un film éteint.   

              Les Braises. Film de Thomas Kruithof. Avec Virginie Efira, Arieh Worthalter. France, couleur, 2025. Durée: 1h42

              En salles le 5 novembre

              Camus, Orwell, un déjeuner de soleil

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              DR.

              Dans son roman, Alexis Lager imagine la rencontre et les échanges intellectuels entre Camus et Orwell dans le Paris de l’après-guerre…


              Le roman d’Alexis Lager, secrétaire de la Société des Études camusiennes, débute par le repos forcé d’Albert Camus, victime d’une rechute de tuberculose. Nous sommes le 25 janvier 1950, dans une villa près de Cabris, la neige est tombée d’un coup et Camus a froid. Il vient d’apprendre la mort de George Orwell, l’auteur de La Ferme des animaux et surtout de 1984. Cet antistalinien acharné, ami d’Arthur Koestler, est décédé dans un hôpital londonien, le 21 janvier, terrassé par la tuberculose. La maladie a emporté le célèbre journaliste qui avait couvert la guerre d’Espagne, n’hésitant pas à troquer la plume pour le fusil, combattant avec les républicains contre les troupes de Franco soutenues par les nazis. Il fut gravement touché à la gorge, cette blessure l’obligeant à s’exprimer avec une étrange voix métallique. Camus se souvient alors que dans un Paris en proie à l’épuration sauvage, les deux hommes étaient convenus de déjeuner aux Deux Magots.

              Embarqués dans la galère du temps

              Alexis Lager, à partir de nombreux textes des deux écrivains engagés dans le siècle, imagine leur échange qu’il situe le dimanche 25 février 1945. Camus, fatigué par la tuberculose qui ne le lâche pas, épuisé par ses articles à Combat, et surtout la rédaction compliquée de La Peste, consent à rencontrer Orwell qui arrive le premier au rendez-vous. Après quelques phrases de présentation convenues, la discussion commence. Elle nous replonge dans la période troublée de la fin de la guerre, des trahisons, des vengeances, des incertitudes quant à l’avenir de la France et de la paix à construire en Europe. Orwell, dans ses démonstrations, apparait pragmatique. La guerre l’a rendu catégorique : l’ennemi, désormais, c’est le stalinisme. Pour la France, c’est le parti communiste, dont la patrie est l’URSS. Il a vu à l’œuvre les communistes espagnols qui ont empêché « qu’une révolution sociale se fasse en Espagne en supprimant tous ceux qui la portaient : « le P.O.U.M, auquel il appartenait, les différents groupes anarchistes. » Camus n’est pas loin de penser la même chose, même s’il n’a pas combattu en Espagne, comme le fit Malraux, lequel n’est pas épargné par Orwell, ce dernier le trouvant trop lyrique et suspect son héroïsme. Camus, malgré la force politique que représente le PCF, et qu’il craint, ne tombe pas du côté des gaullistes. « Je crains que le gaullisme qui s’impose ne soit qu’un retour à l’ordre, à un conservatisme bourgeois ». Orwell confirme qu’il est un homme de terrain et Camus tente de préserver sa liberté de pensée dans un monde où faire un choix devient pourtant une nécessité. Les deux intellectuels sont du reste d’accord sur le rôle de l’écrivain au cœur de la cité. Il doit s’engager au nom « de l’injustice et de la misère du monde. » Un écrivain ne peut pas avoir une « attitude purement esthétique envers la vie. » Camus rejoint Orwell et emploie le terme « embarqué » emprunté à Pascal. « L’artiste est embarqué dans la galère de son temps, souligne Camus. Et il doit s’y résigner. » C’est assez stimulant de lire cela alors que la production littéraire nous ensevelit sous les récits autocentrés et familiaux.

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              Un récit convaincant

              Les plats sont chauds malgré les restrictions. La conversation se poursuit, chacun affute ses arguments, le ton reste courtois, les deux écrivains s’estiment. Ils évoquent encore l’Europe à reconstruire, lorsque l’Allemagne sera définitivement vaincue ; le processus de décolonisation qu’ils lient à la réussite de la nouvelle Europe. Orwell, plus lucide que jamais, déclare : « La France, de son côté, devrait préparer l’autonomie de l’Algérie, du Maroc et de l’Indochine. » Il n’est pas convaincu que de Gaulle aille dans la bonne direction. Camus se tait. L’Algérie, c’est un sujet sensible chez l’intellectuel, né à Mondovi. Et puis il y a le sujet de la peine de mort. Robert Brasillach vient d’être fusillé le 6 février 1945. Camus détestait l’écrivain collaborateur, qu’il juge piètre romancier, mais il a signé la pétition en faveur de sa grâce refusée par l’homme du 18-juin. Camus est abolitionniste, dans la lignée de Victor Hugo. Orwell, plus direct, plus incisif que l’auteur de L’Étranger, affirme : « À vrai dire, on ne se venge jamais. On veut se venger lorsque l’on est impuissant, et qu’on a conscience de l’être : dès que ce sentiment d’impuissance disparaît, le désir de vengeance s’évanouit avec lui. » L’actualité récente ne lui donne pas tort.

              Le dernier chapitre réserve une chute étonnante qui rend le roman particulièrement réussi.

              Alexis Lager, Le songe des esprits libres : Camus – Orwell 1945, Le Passeur éditeur. 208 pages

              Saint Diego

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              L'écrivain Bernard Morlino. DR.

              En ce dimanche des défunts, il faut lire Maradona, il était une foi de Bernard Morlino aux éditions Les livres de la Promenade (sortie le 18 novembre). Cette « butographie » préfacée par Éric Cantona est un bréviaire, une mélopée, une échappée solaire, un chant des morts pour l’immortel des terrains de foot !


              Bien après, quand les Hommes n’auront plus d’espoir, qu’ils erreront au royaume des morts ; quand ils auront tout perdu, tout gâché, tout oublié, qu’ils auront été vaniteux et lâches, mal aimés et tristes, une image leur apparaîtra. Les sauvera, peut-être. Les guidera sûrement. Saint parmi les saints. Un Argentin râblé comme les paysans berrichons terreux et noirs de peau, à la chevelure frisée et huileuse, un joueur ténébreux venu des quartiers pauvres d’un sous-continent mal défini, d’un pays d’immigrés italiens de lointaine ascendance européenne, un homme seul, le torero est toujours seul, face à son destin, face à son peuple, face au chaos ; un virtuose à la main d’or, un prince en savates, avant-garde d’une humanité défaite, cette comète réinventa un sport soi-disant inventé par les Anglais aux XIXème siècle.

              Génial et roublard

              Diego Armando Maradona est le foot. Son incarnation. Son essence. Sa mythologie et son onde nostalgique. Le foot de rue, le foot des copains, le foot ascenseur social, le foot métaphorique, le foot érigé en art populaire, le foot qui fait oublier la laideur du monde, le foot qui est plus qu’un jeu, une manière d’être, de bouger, de respirer, d’accélérer, de jongler, de s’amuser avec le ballon, de le glisser là où on ne l’attend pas, de le détourner de sa trajectoire. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’admirer les grands peintres baroques espagnols, de lire Cervantes dans sa langue natale, d’écouter une sonate de Brahms, Maradona leur a donné accès gratuitement à l’indéfinissable beauté. Maradona n’est pas un joueur qui a gagné seulement la Coupe d’Italie et la Coupe du Monde, il n’a pas accumulé les trophées, les vaines statuettes comme d’autres laborieux, il a façonné nos cerveaux par son irruption, son génie, sa roublardise, sa maestria, son engagement sans fin, sa veine. Il n’est pas utile de s’intéresser au foot, de suivre un quelconque championnat, il suffit juste de regarder. Simplement se laisser porter par cette geste magnifique d’éclat, cette volonté d’exister par et pour le ballon rond, Diego est une religion du partage, une communion qui, durant sa courte existence, il est né en 1960 et meurt en 2020, a illuminé les yeux des enfants.

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              Partout, il a généré, engendré, nourri une admiration sincère, fiévreuse, un amour intense, rond, plein, sans aucune ombre, sans jugement, sans minoration. L’amour des peuples pour les créateurs. C’était donc ça aussi ce sport mondialisé, bouffi d’argent et d’arrogance, un jeu de pur d’intelligence et d’adresse, d’instinct et de travail, d’émotion et de frustration, une allégorie du monde des vivants. Diego fut cette lumière. Pour approcher cette icone, comprendre son parcours, son arc de vie, saisir charnellement son sens du mouvement et du tir fabuleux, sa voracité à dévorer ses adversaires, à subordonner tous les défenseurs de la planète, il fallait un écrivain sensible aux martyrs et aux champs magnétiques. Bernard Morlino nous adresse une lettre, une ode, un cri, un acte de foi et d’admiration à Maradona dans un livre qui ressemble à son idole. Pas un livre en toc de spécialiste, d’ergoteur, de compilateur, un livre d’écrivain racé, c’est-à-dire où la littérature suinte à chaque phrase, où la formule prend au cœur et au corps, où l’agencement des mots suit la chasse vers le but. « Avec tes pieds, tu boxes l’incertitude » écrit-il, dès les premières pages. Morlino se permet de tutoyer Diego comme on tutoie un dieu fraternel. Il n’a pas peur de lui. Au contraire, il partage ses souffrances et ses victoires. Les élus, Diego est l’élu, avancent souvent dans le brouillard, ils sont chahutés au gré des transferts, empêchés par les puissants, calomniés et encensés. « Ce que tu fais avec tes jambes, la Callas le faisait avec sa voix » exulte Morlino. Il raconte ces moments de bravoure et de doute, d’extase et de furie. Il remonte l’histoire à Boca Juniors et sa rivalité sociologique avec Rivers Plate. Il évoque, avec rage, son passage au Barça où on le traitait de « métèque ». Il réhabilite « la main de dieu » car les hiérarchies ne mentent pas. Diego est au sommet. Diego est un gamin du grand Sud qui relève la tête. Il a dans la peau l’héritage de tous les déshérités et la hargne des rédempteurs.

              Contre l’ordre établi

              Il prend la peine des anonymes et la transforme en une féérie. Morlino se souvient de Goikoetxea, « agresseur » de l’Athletico Bilbao au tacle sauvage. « Tu agis contre l’ordre établi », clame-t-il. Contre l’incurie arbitrale, contre ses adversaires frustrés qui veulent lui faire mal, le déposséder du ballon sans y parvenir, contre les instances qui ne comprennent pas cette adoration folklorique et incontrôlée… Maradona remet simplement le foot au centre du terrain.

              Alors oui, tu fascines les stades. Tu enflammes ta nation. Tu écris l’Histoire de ton sport. Et puis un jour, tu débarques à Naples, Naples la « pouilleuse », moquée, salement accueillie par l’Italie industrielle du Nord. À Naples, tu es intouchable. Tu voles. Tu enchantes. Tu rassasies. La ville n’avait pas connu pareil tremblement. Tu réveilles les fiertés. Tu fais de la frustration des miséreux, une danse incantatoire.
              Morlino, en grand connaisseur de la littérature, en appelle à Borges pour cerner ta personnalité. Des centaines de livres existent sur ta trajectoire, celui-ci est le plus vibrant, le plus vrai, le plus essentiel.

              Maradona, il était une foi de Bernard Morlino – Les livres de la Promenade  350 pages

              Pasolini: un mort si proche…

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              DR.

              « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme » affirmait-il.


              A priori, rien de commun entre Pier Paolo Pasolini, assassiné le 2 novembre 1975 sur un terrain vague d’Ostie, et moi.

              Pourtant, bien avant l’excellent article de Jacques de Saint Victor « Pasolini : enquête sur un assassinat plein de mystères » dans Le Figaro du 29 octobre 2025, je m’étais toujours senti étrangement familier, complice, avec cette âme torturée, avec cette personnalité si complexe, dont les contradictions et les paradoxes faisaient l’infinie richesse ; avec cette incroyable honnêteté qui, malgré les apparences, ne la rendait prisonnière d’aucun camp, dès lors que l’expression de la vérité, selon lui, était en jeu.

              Homosexuel, prenant tous les risques d’une existence de plaisirs débridée, détesté autant qu’il pouvait être admiré par ailleurs, écrivain, cinéaste, profondément respectueux des gens de peu, des simples, des modestes, tout en étant exigeant et vigilant au service d’une culture dont il voulait préserver l’intégrité et l’universalité, Pasolini, par ses fulgurances et ses provocations, par l’étrangeté même de ses obsessions, parvenait cependant à intéresser bien au-delà de lui-même, de ses affinités propres, de ses chemins intimes préservés des curiosités vulgaires.

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              Avec lui, je n’étais pas loin de me retrouver dans un paysage humain qui, délesté du crime, me faisait songer à la passion que j’avais éprouvée devant certaines destinées à la cour d’assises de Paris, et qui, bizarrement, engendraient parfois comme une impression d’obscure fraternité, dont il convenait que je tirasse souvent les conclusions les plus répressives qui soient.

              Pasolini faisait partie de cette catégorie rare d’êtres, où, plus forte que les dissemblances, surgissait une trouble empathie, en dépit du gouffre qui les séparait du commun.

              Je ne sais si, chez moi, cette dilection constante pour les ombres plus que pour les lumières a préexisté à une vie professionnelle me contraignant à considérer les premières bien plus que les secondes ou si, dans un même mouvement, ma sensibilité ne s’est pas conjuguée avec ma mission d’accusateur public, que j’ai toujours perçue d’abord comme une salubre opération de débroussaillage intellectuel, judiciaire et humain.

              On a souvent fait un sort à sa défense de la police qui aurait dû être soutenue parce qu’elle relevait d’un prolétariat avec lequel ses agresseurs pouvaient être complices socialement.

              Comment aurais-je pu demeurer, surtout, indifférent à cette réflexion, si actuelle, de Pasolini dans les Lettres luthériennes, qui dit tout du renversement de nos valeurs, de nos hiérarchies éclatées, de la pauvreté et de la confusion de notre langage, de la perversion de nos principes et de nos idées : « Le fascisme peut revenir sur la scène à condition qu’il s’appelle antifascisme ».

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              Avec cette pensée, dont la densité signifie plus et mieux que bien des verbeuses dénonciations, on est immédiatement saisi par un double constat : le fascisme, sur tous les plans, a changé de camp ; il n’est plus là où l’on avait l’habitude de le trouver et de le blâmer, et il sert désormais, dans une odieuse banalisation, à frapper d’opprobre toute contradiction qui ne serait pas conforme à cet antifascisme de pacotille, à ses diktats inspirés par la bonne conscience et par une idéologie qui se flatte de laisser le réel à ses portes.

              Aussi la gauche et l’extrême gauche traitent-elles de fascistes, de nazis, ceux qui ont l’impudence de les contester ; les conservateurs sont stigmatisés, et les réactionnaires assimilés aux bourreaux d’hier. Il ne se passe pas une journée sans qu’on ne nous annonce que le fascisme serait à notre porte – et, le lendemain, tout étonnés de nous découvrir encore vivants, nous nous réveillons et ouvrons les yeux sur la démocratie.

              Oui, Pasolini est un mort proche, si familier, à la fois tellement à part, mais si terriblement, si tragiquement, si lucidement humain, qu’il demeure, malgré le passage du temps, en nous, tel un mystère que nous n’essayons pas de déchiffrer à notre mesure.

              Parce que ce mystère, c’est moi, c’est nous – avec lui.

              Mon ami et allié David Carr-Brown

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              Le réalisateur de documentaires britannique David Carr-Brown © Photo : Philippe Lacoche

              Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


              Comme toutes les très jeunes femmes, ma Sauvageonne adore sortir. Il y a peu, c’était encore l’été, nous nous sommes rendus au quartier Saint-Leu, à Amiens, et abreuvés au bar Le O’Bélu, en contemplant la Somme et les chevesnes et vandoises qui s’y trouvaient encore. Nous avons eu le plaisir de boire quelques verres en compagnie du cinéaste-documentariste David Carr-Brown. Connu internationalement pour ses réalisations – souvent d’investigation – de grande qualité, il a choisi de s’établir à Amiens en juillet 2022. J’ai fait sa connaissance grâce à mon copain Arnaud Viviant, écrivain, journaliste, critique littéraire (en particulier au Masque et la Plume, sur France Inter) et psychanalyste que j’avais côtoyé quand j’étais journaliste chez Best. « Fais-lui découvrir la ville ! » me dit un soir Arnaud. Ce que je fis tout de go.

              Nous prîmes l’habitude, David et moi, de nous retrouver au Cheers, un café très cosmopolite de Saint-Leu qu’il fréquenta jusqu’à se récente fermeture. Et nous sympathisâmes. J’ai toujours aimé les Britanniques (et nos alliés en général) qui nous ont aidé à vaincre, d’abord, nos bons amis d’Outre-Rhin porteurs de casques pointus comme de petits et ridicules paratonnerres, puis ces fumiers de nazis qu’on ne détestera jamais assez et sur lesquels je déverserai de la haine jusqu’à mon dernier souffle. Or, David est l’incarnation même de l’Anglais avec son élégance so british, son léger accent birkinien, et son goût pour nos meilleurs vins rouges. Bref : rapidement, David et moi sommes devenus amis. J’admire ses créations, sa carrière. N’a-t-il pas constitué un fonds d’archives sous forme d’entretiens avec des personnalités aussi diverses qu’épatantes : Susie Delaire, Claude Autant-Lara, Charles Vanel, René Char, etc. ? N’est-ce pas à lui que nous devons le documentaire Tranquillement la peur, diffusé sur Antenne 2, qui connut un franc succès ? N’est-ce pas lui encore qui, en 1983, co-fonda Gamma Télévision, département audiovisuel de l’agence Gamma ? A la même époque, il réalisa une série de trois émissions sous la houlette du philosophe Michel Foucault, notamment sur les Brigades rouges et la Cisjordanie. Puis, dans les années 90, il conçut pour Arte, un film audacieux et très lucide sur l’islam, qui, selon lui, serait impossible à diffuser aujourd’hui. A cela s’ajoute un portrait édifiant de Tony Blair diffusé juste après son élection, et bien d’autres œuvres puisqu’il est l’auteur de quelque cent cinquante films, documentaires, courts-métrages, etc.

              De tout cela, nous avons parlé souvent. Mais secrètement, je me demandai ce qui avait bien pu l’attirer dans notre bonne ville d’Amiens. Un jour, il m’a avoué qu’il sentait ici, tout le poids de la Première Guerre mondiale et qu’il avait l’impression que les plaines du Santerre étaient imbibées par le sang de ses ancêtres. Ce n’est pas tout : à Amiens, il adore la gare, la Tour Perret, la cathédrale, l’architecture du club nautique et vénère le quartier Saint-Leu où il rêve d’habiter un de ces jours. Tout de suite, il s’est constitué un réseau d’amis. Dois-je avouer à mon tour que je suis très fier d’en faire partie ?