Dans son roman, Alexis Lager imagine la rencontre et les échanges intellectuels entre Camus et Orwell dans le Paris de l’après-guerre…

Le roman d’Alexis Lager, secrétaire de la Société des Études camusiennes, débute par le repos forcé d’Albert Camus, victime d’une rechute de tuberculose. Nous sommes le 25 janvier 1950, dans une villa près de Cabris, la neige est tombée d’un coup et Camus a froid. Il vient d’apprendre la mort de George Orwell, l’auteur de La Ferme des animaux et surtout de 1984. Cet antistalinien acharné, ami d’Arthur Koestler, est décédé dans un hôpital londonien, le 21 janvier, terrassé par la tuberculose. La maladie a emporté le célèbre journaliste qui avait couvert la guerre d’Espagne, n’hésitant pas à troquer la plume pour le fusil, combattant avec les républicains contre les troupes de Franco soutenues par les nazis. Il fut gravement touché à la gorge, cette blessure l’obligeant à s’exprimer avec une étrange voix métallique. Camus se souvient alors que dans un Paris en proie à l’épuration sauvage, les deux hommes étaient convenus de déjeuner aux Deux Magots.
Embarqués dans la galère du temps
Alexis Lager, à partir de nombreux textes des deux écrivains engagés dans le siècle, imagine leur échange qu’il situe le dimanche 25 février 1945. Camus, fatigué par la tuberculose qui ne le lâche pas, épuisé par ses articles à Combat, et surtout la rédaction compliquée de La Peste, consent à rencontrer Orwell qui arrive le premier au rendez-vous. Après quelques phrases de présentation convenues, la discussion commence. Elle nous replonge dans la période troublée de la fin de la guerre, des trahisons, des vengeances, des incertitudes quant à l’avenir de la France et de la paix à construire en Europe. Orwell, dans ses démonstrations, apparait pragmatique. La guerre l’a rendu catégorique : l’ennemi, désormais, c’est le stalinisme. Pour la France, c’est le parti communiste, dont la patrie est l’URSS. Il a vu à l’œuvre les communistes espagnols qui ont empêché « qu’une révolution sociale se fasse en Espagne en supprimant tous ceux qui la portaient : « le P.O.U.M, auquel il appartenait, les différents groupes anarchistes. » Camus n’est pas loin de penser la même chose, même s’il n’a pas combattu en Espagne, comme le fit Malraux, lequel n’est pas épargné par Orwell, ce dernier le trouvant trop lyrique et suspect son héroïsme. Camus, malgré la force politique que représente le PCF, et qu’il craint, ne tombe pas du côté des gaullistes. « Je crains que le gaullisme qui s’impose ne soit qu’un retour à l’ordre, à un conservatisme bourgeois ». Orwell confirme qu’il est un homme de terrain et Camus tente de préserver sa liberté de pensée dans un monde où faire un choix devient pourtant une nécessité. Les deux intellectuels sont du reste d’accord sur le rôle de l’écrivain au cœur de la cité. Il doit s’engager au nom « de l’injustice et de la misère du monde. » Un écrivain ne peut pas avoir une « attitude purement esthétique envers la vie. » Camus rejoint Orwell et emploie le terme « embarqué » emprunté à Pascal. « L’artiste est embarqué dans la galère de son temps, souligne Camus. Et il doit s’y résigner. » C’est assez stimulant de lire cela alors que la production littéraire nous ensevelit sous les récits autocentrés et familiaux.
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Un récit convaincant
Les plats sont chauds malgré les restrictions. La conversation se poursuit, chacun affute ses arguments, le ton reste courtois, les deux écrivains s’estiment. Ils évoquent encore l’Europe à reconstruire, lorsque l’Allemagne sera définitivement vaincue ; le processus de décolonisation qu’ils lient à la réussite de la nouvelle Europe. Orwell, plus lucide que jamais, déclare : « La France, de son côté, devrait préparer l’autonomie de l’Algérie, du Maroc et de l’Indochine. » Il n’est pas convaincu que de Gaulle aille dans la bonne direction. Camus se tait. L’Algérie, c’est un sujet sensible chez l’intellectuel, né à Mondovi. Et puis il y a le sujet de la peine de mort. Robert Brasillach vient d’être fusillé le 6 février 1945. Camus détestait l’écrivain collaborateur, qu’il juge piètre romancier, mais il a signé la pétition en faveur de sa grâce refusée par l’homme du 18-juin. Camus est abolitionniste, dans la lignée de Victor Hugo. Orwell, plus direct, plus incisif que l’auteur de L’Étranger, affirme : « À vrai dire, on ne se venge jamais. On veut se venger lorsque l’on est impuissant, et qu’on a conscience de l’être : dès que ce sentiment d’impuissance disparaît, le désir de vengeance s’évanouit avec lui. » L’actualité récente ne lui donne pas tort.
Le dernier chapitre réserve une chute étonnante qui rend le roman particulièrement réussi.
Alexis Lager, Le songe des esprits libres : Camus – Orwell 1945, Le Passeur éditeur. 208 pages
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