Avant qu’Éric Zemmour ne caracole en tête des ventes avec son dernier livre La messe n’est pas dite: Pour un sursaut judéo-chrétien, la chercheuse Sophie Bessis a occupé le terrain pendant des mois en dénonçant l’imposture de la notion de «civilisation judéo-chrétienne». Selon elle, l’adjectif ne serait qu’une trouvaille sémantique très récente, utilement employée par les penseurs de droite pour exclure les musulmans et cacher d’un voile pudique l’histoire de l’antisémitisme en Occident. On fait le point.

Depuis mars cette année, et avec une intensité accrue depuis un mois, un petit livre a attiré l’attention des médias bien-pensants. Il s’agit de La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture,de l’ancienne chercheuse associée de l’IRIS, Sophie Bessis.[1] Cette dernière a été interviewée par Arte, France 24, France Culture, RFI, Ouest-France et La Croix, son livre encensé par Le Monde, Attac et Blast. Tout ce beau monde est d’accord pour proclamer que son essai a atteint son objectif consistant à pourfendre un mythe, celui de l’existence d’une « tradition judéo-chrétienne ». Ce mythe aurait été créé par l’extrême-droite afin de stigmatiser les musulmans dans les sociétés occidentales et de les présenter comme cet Autre qui ne peut ni s’assimiler ni être assimilé. Selon Mme Bessis, l’adjectif « judéo-chrétien » est « une trouvaille sémantique et idéologique » qui est devenue rien de moins qu’« une arme redoutable aux mains d’extrêmes droites cherchant à devenir hégémoniques des deux côtés de l’Atlantique ».
Quand un consensus autour d’un livre est établi de manière aussi hâtive qu’unanime, on peut être sûr qu’il y a anguille sous roche. Le fait que ce soient des commentateurs de gauche et de centre gauche qui se ruent sur le livre et acceptent ses prémisses sans distance critique suggère que, pour eux, décrédibiliser la tradition en question est plus urgent que de mener une réflexion sur les possibles bases historiques d’une telle tradition. On peut dire qu’au « mythe », apparemment cher à la droite, de l’existence d’une civilisation judéo-chrétienne correspond le mythe, désormais cher à la gauche, de sa non-existence.
Expertise ou activisme ?
Au début de son livre, Mme Bessis pose une question parfaitement légitime : comment est née l’expression « civilisation judéo-chrétienne » ? Le problème, c’est qu’elle n’y répond pas. Son ouvrage est beaucoup moins une enquête historique qu’un tract polémique. Elle ignore superbement les origines du terme, qui se trouvent dans les mondes anglophone et germanophone au XIXe siècle, et quand elle aborde l’histoire récente, elle affirme que « c’est au tournant des années 1980 que le terme de judéo-chrétien devient d’usage courant ». Or, invoquer une « tradition judéo-chrétienne » est courant aux États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale, et dans des contextes où, jusqu’à une date relativement récente, l’islam n’était nullement en jeu.
Mais au-delà du mot, il y a les choses qu’il pourrait désigner. Ces choses sont certes multiples et souvent vagues, mais elles ne sont pas nécessairement sans réalité. Il y a d’abord les liens étroits entre, d’un côté, le christianisme et, de l’autre, le judaïsme de l’époque juste avant et après Jésus. Le christianisme et le judaïsme sont des religions monothéistes et ils partagent un certain nombre des mêmes textes, malgré les présentations et les usages bien différents de ces textes. On pourrait objecter que l’islam fait partie de la même tradition : c’est également une religion monothéiste et qui comprend suffisamment de références positives aux deux autres pour faire partie des trois religions dites « abrahamiques ». Mme Bessis voit dans le judéo-christianisme un mécanisme pour écarter les musulmans et elle va jusqu’à qualifier l’islam de « tiers exclu de la révélation abrahamique ». Pourtant, les liens entre l’islam et les deux autres monothéismes sont moins forts. L’Ancien Testament des chrétiens reprend des livres mêmes des juifs (en dépit de la question complexe des sélections de textes et de leur traduction). A partir de la Renaissance, les érudits chrétiens désirant approfondir leur compréhension de leurs propres textes sacrés se trouvent obligés d’apprendre l’hébreu, non l’arabe.
Malgré toute l’histoire tragique que nous connaissons, des communautés juives ont existé pendant des siècles au sein de sociétés chrétiennes dans une grande partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ce qui n’était pas le cas de communautés musulmanes. Au-delà des questions strictement religieuses, le développement en Occident des notions de démocratie, d’État de droit et d’éthique universelle est en partie redevable au christianisme et au judaïsme. Ce développement est également redevable à une pensée de « sortie » de ces religions, selon le concept de Marcel Gauchet, promue par des philosophes et des politiques nés au sein de communautés juives et chrétiennes.
Religion ou culture ?
C’est ainsi que, outre-Atlantique, l’illustre rabbin orthodoxe, Joseph B. Soloveitchik a pu affirmer en 1964 que, s’il n’était pas légitime de parler d’une « tradition judéo-chrétienne » sur le plan religieux, il l’était sur le plan culturel. L’année suivante, un autre rabbin éminent, Robert Gordis a conclu que, malgré les différences profondes entre les deux religions, la proximité entre le christianisme et judaïsme était suffisante pour évoquer une tradition.
A lire aussi: Reconnaissance de la Palestine: pari diplomatique ou suicide vertueux?
En 2012, le grand rabbin britannique, membre de la Chambre des lords, Jonathan Sacks invoque justement une telle tradition morale et culturelle qu’il fallait défendre, selon lui, contre un certain immoralisme contemporain, surtout dans le domaine économique : « Si l’Europe perd l’héritage judéo-chrétien qui lui a donné son identité historique et ses plus grandes réalisations dans la littérature, l’art, la musique, l’éducation, la politique et l’économie, elle perdra son identité et sa grandeur ».
Ces cas qui concernent le côté juif du « judéo-christianisme » montrent que, si les discussions du concept au XIXe siècle étaient du côté chrétien, au XXe siècle une plus grande réciprocité se développe. Selon Mme Bessis, évoquer cette tradition aujourd’hui est une façon pour les Occidentaux d’escamoter l’histoire de l’antisémitisme. Cependant, cette histoire est telle qu’on ne peut pas l’escamoter, et la notion d’une certaine continuité et d’une certaine complicité, quoique limitées, nous aide dans le présent à consigner l’antisémitisme au passé. Si la référence à une tradition judéo-chrétienne est devenue l’apanage de la droite, c’est parce que la gauche a largement abandonné une vision positive de la religion – sauf de l’islam, considéré comme la foi des vaincus et des colonisés. L’autre motivation du rejet par la gauche du judéo-christianisme, est son refus d’accepter sérieusement l’existence d’un antisémitisme musulman.
Ne pas parler de ce qui fâche
Tout au long de son livre, Mme Bessis évite soigneusement de se demander ce qui, surtout pas à l’époque contemporaine, aurait pu servir à rapprocher juifs et chrétiens. L’idée que l’islam puisse être autre chose qu’une religion de la paix lui échappe. Elle n’évoque que brièvement et indirectement l’impérialisme des musulmans qui, dans les premiers siècles, a conduit à des périodes de persécution de juifs et chrétiens dans les terres conquises. Elle effleure à peine l’occupation islamique de la péninsule ibérique, présentée par un certain courant historique comme la création d’une utopie de tolérance interreligieuse – très à tort.[2] Rien sur la conquête de Constantinople et des Balkans par les Ottomans qui ont menacé l’Europe jusqu’aux portes de Vienne en 1683. Rien sur les opérations esclavagistes des pirates barbaresques. Soyons clair : il ne s’agit pas ici de jeter l’opprobre sur les musulmans pour des actions commises au cours des siècles. A cette même époque, les royaumes chrétiens n’étaient pas plus pacifistes. Il s’agit de ne pas ignorer des événements qui ont pu créer les conditions d’une méfiance vis-à-vis de l’islam.
Quand on se tourne vers l’époque contemporaine, on voit que ces conditions sont propres justement à rapprocher chrétiens et juifs dans les sociétés occidentales. Mme Bessis prétend qu’elle ne veut pas minimiser le problème de la salafisation de l’islam. Pourtant, c’est exactement ce qu’elle fait dans ce volume. Elle tire un voile sur les difficultés des chrétiens au Moyen Orient ou les massacres de chrétiens en Afrique subsaharienne. Elle ne dit rien sur les actes terroristes en Occident, dont certains ont pour objectif explicite de tuer les juifs ; et rien sur l’infiltration frériste dont le but ultime est de transformer le monde occidental en califat. Elle se réfère à une étude publiée par Institut Montaigne en 2016, « Un islam français est possible » qui cite les couvertures de newsmagazines français accusés de présenter une image négative de l’islam. Aucune mention n’est faite par elle de l’inquiétude publique inspirée par la série d’attentats, allant de Charlie Hebdo au Bataclan, inquiétude qui aurait pu trouver un reflet dans les unes des journaux. Mme Bessis va jusqu’à déclarer que l’expansion de l’islamisme « apporte un précieux concours à cette exclusion », comme si c’était le seul tort de l’extrémisme musulman. Toutes les fautes sans exception ne peuvent exister que du côté des juifs et des chrétiens.
A la fin, elle prétend renvoyer dos à dos les activistes de droite et les islamistes, c’est-à-dire ceux qu’elle appelle « tous les entrepreneurs identitaires du Nord et du Sud ». Mais elle reste obstinément incapable d’envisager la possibilité que la montée des formes radicales de l’islam et leur guerre contre les sociétés et les valeurs occidentales aient quelque chose à voir avec le succès électoral des populistes de la droite radicale. Son livre nous propose, moins l’anatomie que la construction d’une imposture.
124 pages
La civilisation judéo-chrétienne: Anatomie d'une imposture
Price: 10,00 €
4 used & new available from 10,00 €
[1] Sophie Bessis, La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture (Les Liens qui libèrent, 2025).
[2] Voir Dario Fernandez-Moresa, Chrétiens, juifs et musulmans dans al-Andalus. Mythes et réalités de l’Espagne islamique (Jean-Cyrille Godefroy, 2020).

