En ce dimanche des défunts, il faut lire Maradona, il était une foi de Bernard Morlino aux éditions Les livres de la Promenade (sortie le 18 novembre). Cette « butographie » préfacée par Éric Cantona est un bréviaire, une mélopée, une échappée solaire, un chant des morts pour l’immortel des terrains de foot !

Bien après, quand les Hommes n’auront plus d’espoir, qu’ils erreront au royaume des morts ; quand ils auront tout perdu, tout gâché, tout oublié, qu’ils auront été vaniteux et lâches, mal aimés et tristes, une image leur apparaîtra. Les sauvera, peut-être. Les guidera sûrement. Saint parmi les saints. Un Argentin râblé comme les paysans berrichons terreux et noirs de peau, à la chevelure frisée et huileuse, un joueur ténébreux venu des quartiers pauvres d’un sous-continent mal défini, d’un pays d’immigrés italiens de lointaine ascendance européenne, un homme seul, le torero est toujours seul, face à son destin, face à son peuple, face au chaos ; un virtuose à la main d’or, un prince en savates, avant-garde d’une humanité défaite, cette comète réinventa un sport soi-disant inventé par les Anglais aux XIXème siècle.
Génial et roublard
Diego Armando Maradona est le foot. Son incarnation. Son essence. Sa mythologie et son onde nostalgique. Le foot de rue, le foot des copains, le foot ascenseur social, le foot métaphorique, le foot érigé en art populaire, le foot qui fait oublier la laideur du monde, le foot qui est plus qu’un jeu, une manière d’être, de bouger, de respirer, d’accélérer, de jongler, de s’amuser avec le ballon, de le glisser là où on ne l’attend pas, de le détourner de sa trajectoire. Pour ceux qui n’ont pas eu la chance d’admirer les grands peintres baroques espagnols, de lire Cervantes dans sa langue natale, d’écouter une sonate de Brahms, Maradona leur a donné accès gratuitement à l’indéfinissable beauté. Maradona n’est pas un joueur qui a gagné seulement la Coupe d’Italie et la Coupe du Monde, il n’a pas accumulé les trophées, les vaines statuettes comme d’autres laborieux, il a façonné nos cerveaux par son irruption, son génie, sa roublardise, sa maestria, son engagement sans fin, sa veine. Il n’est pas utile de s’intéresser au foot, de suivre un quelconque championnat, il suffit juste de regarder. Simplement se laisser porter par cette geste magnifique d’éclat, cette volonté d’exister par et pour le ballon rond, Diego est une religion du partage, une communion qui, durant sa courte existence, il est né en 1960 et meurt en 2020, a illuminé les yeux des enfants.
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Partout, il a généré, engendré, nourri une admiration sincère, fiévreuse, un amour intense, rond, plein, sans aucune ombre, sans jugement, sans minoration. L’amour des peuples pour les créateurs. C’était donc ça aussi ce sport mondialisé, bouffi d’argent et d’arrogance, un jeu de pur d’intelligence et d’adresse, d’instinct et de travail, d’émotion et de frustration, une allégorie du monde des vivants. Diego fut cette lumière. Pour approcher cette icone, comprendre son parcours, son arc de vie, saisir charnellement son sens du mouvement et du tir fabuleux, sa voracité à dévorer ses adversaires, à subordonner tous les défenseurs de la planète, il fallait un écrivain sensible aux martyrs et aux champs magnétiques. Bernard Morlino nous adresse une lettre, une ode, un cri, un acte de foi et d’admiration à Maradona dans un livre qui ressemble à son idole. Pas un livre en toc de spécialiste, d’ergoteur, de compilateur, un livre d’écrivain racé, c’est-à-dire où la littérature suinte à chaque phrase, où la formule prend au cœur et au corps, où l’agencement des mots suit la chasse vers le but. « Avec tes pieds, tu boxes l’incertitude » écrit-il, dès les premières pages. Morlino se permet de tutoyer Diego comme on tutoie un dieu fraternel. Il n’a pas peur de lui. Au contraire, il partage ses souffrances et ses victoires. Les élus, Diego est l’élu, avancent souvent dans le brouillard, ils sont chahutés au gré des transferts, empêchés par les puissants, calomniés et encensés. « Ce que tu fais avec tes jambes, la Callas le faisait avec sa voix » exulte Morlino. Il raconte ces moments de bravoure et de doute, d’extase et de furie. Il remonte l’histoire à Boca Juniors et sa rivalité sociologique avec Rivers Plate. Il évoque, avec rage, son passage au Barça où on le traitait de « métèque ». Il réhabilite « la main de dieu » car les hiérarchies ne mentent pas. Diego est au sommet. Diego est un gamin du grand Sud qui relève la tête. Il a dans la peau l’héritage de tous les déshérités et la hargne des rédempteurs.
Contre l’ordre établi
Il prend la peine des anonymes et la transforme en une féérie. Morlino se souvient de Goikoetxea, « agresseur » de l’Athletico Bilbao au tacle sauvage. « Tu agis contre l’ordre établi », clame-t-il. Contre l’incurie arbitrale, contre ses adversaires frustrés qui veulent lui faire mal, le déposséder du ballon sans y parvenir, contre les instances qui ne comprennent pas cette adoration folklorique et incontrôlée… Maradona remet simplement le foot au centre du terrain.
Alors oui, tu fascines les stades. Tu enflammes ta nation. Tu écris l’Histoire de ton sport. Et puis un jour, tu débarques à Naples, Naples la « pouilleuse », moquée, salement accueillie par l’Italie industrielle du Nord. À Naples, tu es intouchable. Tu voles. Tu enchantes. Tu rassasies. La ville n’avait pas connu pareil tremblement. Tu réveilles les fiertés. Tu fais de la frustration des miséreux, une danse incantatoire.
Morlino, en grand connaisseur de la littérature, en appelle à Borges pour cerner ta personnalité. Des centaines de livres existent sur ta trajectoire, celui-ci est le plus vibrant, le plus vrai, le plus essentiel.
Maradona, il était une foi de Bernard Morlino – Les livres de la Promenade 350 pages
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