Les Éditions Noir sur Blanc ont réuni une quarantaine de portraits d’écrivains signés Yves Debraine (1925-2011) dans un beau volume à offrir en fin d’année. Les grands « monstres » de la littérature mondiale, Simenon, Nabokov, Giono ou encore Pagnol sont saisis dans leur intimité et nous délivrent une part de leur vérité…
Il ne suffit pas d’avoir écrit un livre. Ce n’est qu’un point de départ. Minuscule, presque dérisoire à l’aune de la montagne à gravir. Encore faut-il le porter, le soutenir, l’incarner et le faire voyager à travers les âges. Au-delà de la qualité intrinsèque d’une œuvre, la tambouille interne, c’est-à-dire le ton, le rythme et le fond ; l’écrivain est le miroir de sa propre création qu’il le veuille ou non ; son image sera plus forte que ses mots. Elle le trahira même souvent. Une gueule d’écrivain, ce n’est pas donné à tout le monde. C’est un cadeau du ciel et ça peut compliquer la vie au quotidien. Malheur à celui qui ne dégage rien devant l’objectif, mollesse du visage, regard absent, traits fades, expressions éteintes, physique transparent, ni beau, ni laid, cette médiocrité-là, moyenne et lasse, est de nature à inquiéter les libraires. Ils veulent des personnalités, des aspérités, en somme des personnages pour leurs séances de signature à la rentrée littéraire.
La tête de l’emploi
Pour un éditeur, une gueule passe-partout est une faute professionnelle : Faites quelque chose pour capter l’attention de vos lecteurs, je ne sais pas moi, laissez-vous poussez la moustache, enlevez cette cravate à pois, bougez-vous, mon vieux ! Si vous croyez que vos phrases suffiront à vendre le premier tirage…On ne le dit pas assez mais le drame involontaire pour un auteur aussi talentueux soit-il est la profonde indifférence qu’il inspire. Sans saisissement instantané de la rétine, les listes de prix s’éloignent. Depuis l’apparition de la photographie, et encore plus avec l’émergence de la télévision qui oblige à des contorsions scabreuses, l’écrivain doit montrer sa bobine dans les journaux pour exister. Avant d’entamer la lecture d’un pavé, le lecteur se renseigne d’abord sur cet auteur inconnu. A-t-il la gueule de l’emploi pour que je dépense le double d’un ticket de cinéma ? Dans ses Portraits d’écrivains, ouvrage élégant réalisé sous la direction de son fils Luc, le travail d’Yves Debraine, Suisse d’origine française atteint des hauteurs esthétiques et une sincérité journalistique, cet alliage-là est précieux. Il y a une forme de religiosité à pénétrer l’intimité d’un écrivain à travers sa silhouette, son corps et sa présence. Le photographe s’était installé à Lausanne dès la fin des années 1940 et deviendra la référence helvétique du reportage-photo dans le monde entier, une pointure des grands prix de Formule 1 et notamment le portraitiste fidèle de Chaplin, de la famille Dominici au procès du vieux ou de Simenon dans son château d’Echandens. Ses portraits dans la presse magazine d’après-guerre alors florissante ont fait les grandes heures de Life, Time, Paris-Match, L’Express, Stern ou Epoca.
Bibliothèque idéale
L’ex-engagé dans un corps franc à 18 ans, incorporé dans la 1ère armée du général de Lattre de Tassigny a résisté au sensationnalisme. Son goût pour la lecture se remarque au premier coup d’œil. Il l’a sauvé des travers de la profession de reporter, croulant sous les conquêtes, homme pressé dévalant les Nationales en roadster, un soir à Portofino, au petit matin chez Castel. La mythologie de cette époque-là est tenace. Au contraire, « sa vie durant, Yves Debraine a aimé les romans, les ouvrages d’histoire, les polars, les essais, les biographies, sans compter les magazines et les journaux auxquels il collaborait » écrit son fils, en préambule. « L’hommage d’un photographe à l’acte d’écrire » est une épitaphe qui convient à ce recueil soyeux, nostalgique, une plongée dans le monde d’avant avec cette galerie de gueules pas possibles.
Debraine a photographié notre bibliothèque idéale. On y voit, entre autres, Cocteau cabot et songeur à Milly-la-Forêt ; Patrick Rambaud chevelu et barbu jouant au billard ; Chessex faux sergent Garcia et vrai ogre littéraire à sa table de travail ; Clavel stoïque, les pieds plantés dans des vignes ; Albert Cohen en pyjama de soie et pochette blanche ne sachant pas s’il va guincher ou se coucher ; Giono tapant la conversation avec son facteur du côté de Manosque ; Henri Guillemin et ses longues mains ; les sourcils broussailleux et inquiétants de John Le Carré ; la veste « Pinder » de Paul Morand ; le profil de sénateur romain de Nabokov ; Pagnol faisant la fête à son chien ; le carré strict de Han Suyin ou l’œil farceur d’Henri Vincenot dans son village de Bourgogne. Et puis, Debraine stoppe des moments d’histoire comme cette rencontre « froide » de septembre 1963 entre Ian Fleming et Simenon, le père de Maigret avec sa pipe à la Tati observe, le dos courbé la Studebaker de l’espion de sa majesté, un brin facétieux et moqueur. La série consacrée à Frédéric Dard datant de novembre 1976 est splendide, l’auteur ressemble tantôt à un patron de boîte de nuit, cintré dans un caban en cuir, tantôt en bourgeois lyonnais installé à son bureau, un basset hound à ses pieds. Debraine nous fait aimer les écrivains, c’est une étape essentielle pour aimer la littérature.
Portraits d’écrivains – De Cocteau à Simenon – Yves Debraine – Les Éditions Noir sur Blanc 198 pages





