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CEDH : le ver est déjà dans notre droit


Certes, la Cour de Strasbourg laisse aux pays membres de l’UE une marge d’appréciation nationale tenant compte de leur histoire. Mais sa conception du droit, imprégnée de culture progressiste gauchiste et de multiculturalisme à l’anglo-saxonne a déjà contaminé la magistrature française – surtout en matière d’immigration. 


Pour beaucoup de Français, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est une juridiction lointaine qui entrave l’action de la France, notamment en matière de lutte contre l’islamisme. La plupart ignorent qu’elle est chargée de vérifier que les autorités françaises respectent les obligations résultant de l’adhésion de la France à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En l’occurrence, on pense immédiatement à l’article 9 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion sur le fondement duquel on peut contester toute mesure mettant en cause non seulement la liberté de religion, mais aussi la « liberté de manifester sa religion », laquelle est entendue largement comme intégrant des pratiques ou l’accomplissement de rites, y compris dans l’espace public.

Les États ont une certaine marge d’appréciation

Pourtant, paradoxalement, cet article n’est sans doute pas, du moins en l’état actuel des choses, le plus susceptible de faire obstacle à une lutte résolue contre les dérives religieuses. En effet, la Cour de Strasbourg a fait preuve en la matière d’une appréciable réserve et concède aux États, plus facilement que dans d’autres domaines, une marge d’appréciation nationale tenant à leur histoire, à leurs traditions, y compris juridiques, et aussi à leur paysage religieux. Ainsi, elle a admis tant l’interdiction des signes religieux à l’école que celle des vêtements couvrant le visage, quand bien même il s’agissait de manifestation d’une pratique religieuse. Il paraît donc possible d’aller assez loin dans la prohibition de certains comportements dès lors que l’on saura présenter ces prohibitions comme étant, selon la formule rituelle, « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

À lire aussi, Aurélien Marq : La Cour européenne des droits de l’homme doit-elle servir la « paix religieuse »?

Cette position de la Cour est toutefois toujours susceptible d’évoluer, et pas nécessairement dans le bon sens, car elle tenait, dans une certaine mesure, à la volonté des institutions du Conseil de l’Europe de ne pas heurter une Turquie kémaliste pratiquant un laïcisme militant qui allait bien plus loin dans le contrôle des manifestations religieuses que notre laïcité française. Les choses ont, malheureusement, bien changé. Par ailleurs, le raisonnement, très contingent, tenu par la Cour pour admettre la conventionnalité de la loi française sur le voile intégral ne reflète pas une position définitivement assise. N’oublions pas que le débat devant la Cour de Strasbourg n’est pas purement juridique et que la volonté affirmée d’un État peut lui permettre d’obtenir une plus grande marge de manœuvre nationale. En conséquence, les autorités politiques doivent proclamer d’emblée, et sans esprit de recul, qu’elles tiennent extrêmement aux mesures concernées et insister sur le large accord national dont elles font l’objet. Ce qui suppose d’avoir au préalable convaincu l’opinion publique de leur bien-fondé.

La Convention considérée comme un « instrument vivant »

S’agissant de l’efficacité d’une répression de l’activisme islamiste, d’autres articles de la Convention et leur interprétation par la Cour nourrissent plus d’inquiétude. Ce sont au premier chef ses articles 3 et 8. L’article 3 prévoit que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants » ; l’article 8 pose le principe d’un droit au respect de la vie privée et familiale et encadre les « ingérences » des autorités politiques dans l’exercice de ce droit. En effet, les catégories juridiques définies par ces deux articles ont connu une extension allant bien au-delà de ce qui avait été envisagé en 1950, époque où l’on avait encore une idée assez précise de ce que pouvait être la torture ou un traitement inhumain et dégradant, et où on ne voyait pas, a priori, dans toute mesure de police ayant des effets sur la vie familiale une « ingérence » indue dans cette vie.

À lire aussi, Jean-Frédéric Poisson : Islamisation: la France doit quitter la CEDH

Ces catégories ont été redéfinies dans un jeu entre les juges nationaux et la Cour, laquelle a expressément développé une conception de la Convention comme étant un « instrument vivant », constamment réinterprété au regard des évolutions de nos sociétés démocratiques (dont les juges seraient les seuls légitimes interprètes). Or, mis en œuvre dans leurs actuelles acceptions extensives par nos juridictions nationales, ces articles 3 et 8 ont de redoutables effets : celui, particulièrement pervers, de diriger vers la France un flux spécifique de demandeurs d’asile, celui de faire obstacle à des refus de titre de séjour que la norme nationale impliquerait et celui de rendre si ce n’est impossibles, du moins très difficiles les expulsions et autres éloignements que l’intérêt général exigerait.

S’affranchir des contraintes de la CEDH n’est pas simple 

C’est donc avant tout cette ombre portée de la Convention sur l’ensemble de notre système juridique qui rend problématique toute lutte contre le radicalisme islamique, dès lors que celle-ci doit, à l’évidence, intégrer un contrôle de l’entrée et du séjour sur le territoire des individus venant nourrir le vivier islamiste et, surtout, une active politique d’éloignement de ceux qui se sont révélés comme potentiellement dangereux.

Constatant cette situation, doit-on envisager une dénonciation de la Convention ?

D’abord, il n’est pas certain, alors que l’approche par les « droits personnels de l’individu » a infusé dans l’esprit de nombre de magistrats au détriment de la norme et de l’intérêt général, que cela suffirait à mettre fin aux abus. Il faudrait que le législateur eût en outre l’audace de définir plus strictement le champ d’action des juges. Oserait-il ?

Surtout, si, à l’origine, le système CEDH était autonome, il est aujourd’hui très étroitement intriqué avec les institutions de l’Union européenne. La Charte des droits fondamentaux, qui reprend parfois purement et simplement les stipulations de la Convention, prévoit expressément à son article 52 que lorsque les droits qu’elle proclame correspondent à ceux de la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes. Et la CEDH est ainsi devenue une référence pour les institutions de l’Union et notamment pour la Cour de justice dans tout le champ de son contrôle ; contrôle qui a infiniment plus de portée que celui de la cour de Strasbourg et auquel est plus ou moins soumise aujourd’hui toute action publique. Il y aurait donc beaucoup de choses à détricoter si l’on souhaitait s’affranchir des contraintes de la CEDH.

On ne peut guère que former le vœu que ces contraintes ne serviront pas de prétexte à une inaction qui serait délétère en révélant que ce qui s’impose comme une nécessité pour l’État et la société, et qui bénéficie en outre d’un massif appui démocratique, doit néanmoins être d’emblée tenu pour « juridiquement » impossible…

Nous verrons.

À quoi sert la victimisation?

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 « Les joueurs noirs ne sont que des corps. Avant ils couraient pour éviter les coups de leurs maîtres dans les plantations, aujourd’hui ils courent pour éviter les tacles sur les terrains de foot« , Vikash Dhorassoo sur France Info en décembre 2020. 


À quoi sert la victimisation ? La diabolisation d’un oppresseur imaginaire ? Le deux poids deux mesures entre un racisme blanc et un racisme noir ou arabe, l’un étant légitime et témoignage d’une résistance, l’autre odieux et pervers ? Pourquoi faire croire qu’il existe des discriminations « raciales » ou plutôt une généralisation de ces discriminations, car si des discriminations existent réellement en fonction de la couleur de peau ou de l’origine, elles existent également pour l’âge ou les physiques disgracieux ou encore la classe sociale ? En réalité, si on doit reconnaître que de véritables discriminations à l’encontre de personnes de couleur ou de religion musulmane existent et qu’elles représentent une souffrance pour les personnes concernées, la discrimination dite positive égale ou dans certains cas surpasse une discrimination négative à l’encontre des minorités qui s’estiment toujours discriminées.

Dans une entreprise ou une institution d’État, une femme franco-maghrébine diplômée et « qui en veut » aura parfois le dessus sur d’autres personnes également qualifiées. Ce sera également le cas, de plus en plus souvent, pour des hommes diplômés et maîtrisant bien leur domaine de compétence.

À lire aussi, Nadia Geerts: Le safe space ou la fabrique victimaire

Si certaines discriminations sont malheureusement toujours présentes dans le logement, l’embauche ou encore dans les relations tumultueuses avec la police, elles s’expliquent d’une part par le comportement des personnes, leur façon de s’exprimer ou de se vêtir et d’autre part par une méfiance globalisante à l’encontre de groupes humains souvent auteurs de délits ou d’incivilités, ayant une adresse dans un quartier considéré comme dangereux ou simplement sensible. L’affaire du CV anonyme rapidement supprimé a montré les limites de l’affirmation que le prénom ou le nom suffisaient à exclure une candidature.

Le combat antiraciste plutôt que le combat social

La mise en avant des minorités par la publicité et une grande partie des médias semble démontrer qu’une classe sociale a fait sienne un combat antiraciste qui désormais remplace le combat social, pour des raisons parfois pas toujours avouables, en fonction de certains intérêts économiques et parfois pour des raisons sentimentales chez certaines personnes de bonne foi qui veulent faire preuve de tolérance et de générosité.

Alors à quoi sert donc la victimisation si ce n’est la diabolisation d’un oppresseur systémique ? À quoi servent les revendications identitaires qui cachent trop souvent un racisme, une haine de la population autochtone majoritaire ?

À conquérir le pouvoir, et à remplacer des élites par d’autres élites.

À l’affirmation identitaire « Nous sommes chez nous », la réponse en miroir de certains leaders autoproclamés des minorités est : « C’est nous qui désormais sommes les vrais Français. Si vous n’êtes pas contents de cet état de fait, vous pouvez partir ailleurs. » Les véritables victimes des inégalités sociales deviennent peu à peu la chair à canon d’activistes en mal de pouvoir qui promeuvent désormais une véritable guerre des races et des religions, qui ne peut, pensent-ils, que leur être profitable.

« Le Professeur »: un mélodrame austère et désespéré

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Quand Valerio Zurlini donnait son plus beau rôle à Delon. À voir et revoir sur Arte.


Je n’avais pas revu « Le Professeur » depuis sa sortie en salle sur les écrans en 1972. J’avais alors 19 ans et j’avais été profondément bouleversé par le désespoir profond qui irradie ce film aux splendides couleurs hivernales et par le talent de son acteur principal, Alain Delon, inoubliable en professeur de lettres en proie au spleen. Vêtu de son éternel pardessus beige, fatigué, blafard, mal rasé, il hante les rues et les quais de Rimini toujours filmée, par Zurlini et son chef-opérateur Dario di Palma, grise et défaite, sous la brume, les pluies diluviennes, la tempête. Une tempête qui ravage le cœur et l’âme de Daniele Dominici (Delonà) et de Vanina Abati (Sonia Petrovna), l’une de ses élèves dont il va s’éprendre éperdument.

Retrouver un cinéaste méconnu

Cinéaste sensible, partagé entre l’exaltation et le désespoir, Valerio Zurlini (1926-1982) reste de nos jours bien trop méconnu, comme éclipsé par la richesse du cinéma italien des années cinquante, soixante et soixante-dix. Son œuvre est traversée par deux grands courants, la guerre, son contexte politique et social et les accents intimistes, psychologiques, qui décrivent l’âme d’individus en perte de repères. Il est  l’auteur de nombreux très grands films à redécouvrir de toute urgence: Les Jeunes Filles de San Frediano (Le ragazze di San Frediano 1955), Été violent (Estate violenta 1959), La Fille à la valise (La ragazza con la valigia 1961), Journal intime (Cronaca familiare 1962), Le Professeur (La prima notte di quiete 1972), Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari 1976).

Dans Le Professeur, Daniele Dominici arrive au lycée de Rimini en Émilie-Romagne comme remplaçant d’un enseignant malade. Peu inspiré par son métier, il fréquente le soir des parties de poker au cours desquelles il perd sans émotion son argent et se fait quelques amis louches. Il est de fait séparé de sa femme (Lea Massari) même s’il vit toujours avec elle. Riches, oisifs, contestataires de pacotille, ses élèves l’ennuient (ceux que détestait tant Pier Paolo Pasolini), exceptée Vanina, une jeune fille qui éveille son intérêt par sa beauté, son prénom rappelant le titre d’une nouvelle de Stendhal Vanina Vanini, et surtout par la faille qu’il décèle en elle.

Désœuvrement d’une bourgeoisie balnéaire

Plongés dans l’esprit des années soixante-dix et son absence de questionnement moral sur les pensées, paroles et actions que les êtres humains peuvent avoir, dire ou faire, Daniele et Vanina deux êtres rongés par les faits, comportements et blessures de leur passé vont se reconnaître et s’aimer. Malheureusement, il est déjà trop tard pour eux. Consommés par la mélancolie, le spleen et la souffrance, ils ne peuvent que subir la violence de la fange qui les entoure. Rimini est le théâtre de l’ennui existentiel et du désœuvrement d’une bourgeoisie de parvenus qui tente de conjurer ce mauvais sort grâce à divers divertissements de dépravés mêlant jeux d’argent, sexe, alcool, drogue et violence.

Entre nihilisme et rédemption

Les deux acteurs principaux, Alain Delon, épuisé, fragile, vulnérable, vivant dans l’inconsolable souvenir de sa cousine suicidée et Sonia Petrovna, poignante jeune fille dans le regard de laquelle se mêle virginité, innocence et une immense lassitude due aux flétrissures et bassesses de celle qui a trop vu et accepté d’être salie et maltraitée, sont formidables.

Nihiliste, armé d’une grande exigence spirituelle, Daniele essaye de résister et de sauver Vanina. Au cœur de ce film ténébreux où la circulation du mal et de l’argent salit les êtres, Valerio Zurlini allume les feux de la beauté qui pourrait sauver les âmes. Lors de cette séquence lumineuse tournée dans l’église Santa Maria di Momentana près de Monterchi, où Piero della Francesca peignit la Madonna del Parto, Daniele Dominici tente de chercher un espoir face au monde te qu’il ne va pas.

Une issue reste pourtant possible dans l’amour des livres, de la peinture de la création rédemptrice. Pour Zurlini, l’art et le cinéma sont un moyen de nous sauver de la souillure et du désespoir, de retrouver le chemin de la beauté et de la pureté perdues, de l’amour véritable. Cet amour qui arrive trop tard pour les deux amants brisés.

Le Professeur (La Prima notte di quiete) de Valerio Zurlini diffusion sur ARTE le mercredi 23 décembre et DVD copie restaurée édité par Pathé.

Italie/France – 1972 – 2h12

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Pour Noël: Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit

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En parallèle du manga narrant les rencontres nocturnes au sein d’une cantine de Tokyo, les recettes de la fameuse gargote sont réunies dans un beau livre…


Le patron de la gargote parle peu. Il écoute ses clients, qui viennent déverser leur solitude chez lui, entre 10 heures du soir et 6 heures du matin. De temps en temps, son attention se manifeste dans un laconique « Je vois » — en japonais, Sōdesu ka, ou, moins formel, sokka. Comme le dessin de Yarō Abe est un peu hiératique, son visage n’exprime qu’un assentiment poli — qui dans cette civilisation peut tout dire, y compris son contraire. De lui-même il ne confie jamais rien, l’autofiction n’est pas son fort. Où a-t-il récolté la cicatrice verticale qui part de son front, passe sur l’œil gauche et finit sur sa pommette ? Nous ne le saurons jamais, au fil des huit volumes (publiées en France, au Japon il y en a bien davantage) narrant par saynètes de quelques pages l’arrivée, forcément très tardive ou très matinale, de clients empressés de goûter sa soupe miso au porc — et bien d’autres merveilles, puisqu’au-delà du menu fixe, il peut vous cuisiner à peu près tout ce que vous voulez, pourvu que ce soit de saison et qu’il ait les ingrédients.

Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit, par Yarō Abe et Nami Iijima — « styliste culinaire » —, publié parallèlement au seinen manga (plus exactement, il faut parler de gekiga, récit réaliste par opposition au pur manga qui est littéralement un dessin non abouti, qui déborde volontiers de son cadre et privilégie l’action et les onomatopées stylisées, Lichtenstein n’a rien inventé) vous dit tout sur les recettes des plats évoqués dans la série. Ici, le dessin est sobre, on ne pousse pas des cris hystériques en partant à l’assaut, les personnages n’ont pas des yeux larges comme des soucoupes ni des cheveux hirsutes, ils ne se battent pas à grand coup de katana ou de sabre-laser : ils échangent des propos mesurés, se jaugent, se donnent des conseils, se lancent des vannes — bref, ils font société, comme on dit désormais.

Tout un peuple de la nuit réuni dans le quartier le plus chaud de Tokyo

Le cuisinier, qui n’a pas de nom, écoute donc les histoires que lui racontent ses clients — prostituées lasses, hôtesses et masseuses — et leurs clients —, stripteaseuses, truands rentrant de la tournée de leurs gagneuses, boulimiques entre deux cures d’amaigrissement, amoureux éconduits, nymphomanes et don juans, tout un peuple de la nuit hantant Kabukichō, le quartier le plus chaud de la capitale japonaise. Tous rassemblés en ce point unique, papillons de nuit venus se frotter à la lumière et avaler un bol de riz arrosé de thé. Ou une salade de vermicelles. Ou un ragoût de taro aux calamars. Ou un nikajaga. La cuisine de cette cantine, si proche des réalités culinaires du Japon moderne, est aux antipodes de ce que l’on nous sert dans les restaurants japonais d’Europe. En fait, au sortir de la lecture, on n’a qu’une envie, celle de les boycotter.

Idées cadeaux musique: De la bonne musique sous le sapin!

L’histoire peut se dérouler en une heure ou en plusieurs mois, mais elle va toujours vers sa fin : ce sont des scènes théâtralisées, faciles à jouer avec des moyens réduits. Une série sur Netflix reprend l’essentiel de ces histoires, j’ai du mal à comprendre qu’un réalisateur français n’ait pas eu l’idée de transposer dans l’univers d’un bistro parisien ces rencontres de hasard guidées par l’appétit, la gourmandise ou le désespoir — ingrédients qui améliorent notablement la qualité des plats, comme chacun sait.

Au début, j’ai pensé à des performances du théâtre d’improvisation. Prenez un plat (des Wiener rouges — non, je ne vous dirai pas de quoi il s’agit), ajoutez-y un yakusa nocturne pourvu, en pleine nuit, de lunettes noires et d’un garde du corps, un cuisinier laconique, le genre Corto Maltese revenu de tout et d’Abyssinie et reconverti en pizzaiolo, vous avez trois minutes pour improviser la scène et cinq minutes pour la jouer avec intensité… En télévision, on peut pousser jusqu’au quart d’heure : à côté, Caméra Café semblerait un bavardage inconséquent et longuet. Et cela nous consolerait, nous qui pleurons déjà la faillite de nos bouis-bouis préférés.

Yarō Abe a commencé la série en 2006, il a reçu pour la Cantine de minuit le Prix Shōgakukan en 2009 (dans la Catégorie Shōnen, mangas réalistes pour adultes), la traduction française a commencé (aux éditions Le Lézard noir, belle raison sociale) en 2017. Huit volumes sont actuellement parus — un beau cadeau pour les fêtes, afin de consoler tous ceux qui sont condamnés par le gouvernement à se passer d’agapes familiales ou conviviales : la Cantine de minuit est, en creux, une étude terrible de la solitude en milieu urbain.

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Dans la combinatoire manga et art culinaire, comment ne pas conseiller aussi le Gourmet solitaire (Casterman, 2016), signé de Jirō Taniguchi, dont j’ai vanté jadis l’Homme qui marche, et Masayuki Kusumi ? Un plaisir de l’œil et du palais, où chaque chapitre s’organise autour d’un plat (allez donc résister aux « beignets de poulpe takoyaki » à Nakatsu, arrondissement de Kita, Osaka). Et comme la Cuisine de minuit, l’œuvre a été adaptée par la télévision japonaise, plus réactive que la nôtre, qui se contente de filmer des cuisiniers, au lieu de les mettre en scène avec leurs clients. Pff…

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L’État et le Covid: experts partout, politique nulle part


Avec les urgences des gestions de la crise sanitaire, l’exécutif en a fini avec les dernières traditions de la démocratie libérale à la française. Le Parlement déjà atrophié sous la Vème République, est écarté, l’équilibre des pouvoirs est piétiné et les décisions prises par un « conseil de défense » pleuvent en forme de décrets sur un pays infantilisé. 


L’un des effets les plus spectaculaires de la crise du Covid-19 est l’émergence d’un mode d’exercice du pouvoir qui déroge aux principes traditionnels de la démocratie libérale et parlementaire. Sans doute n’est-il pas apparu ex nihilo. Il est l’aboutissement d’une évolution, à l’œuvre depuis des années ou des décennies, qui pousse à la verticalité, la concentration de l’autorité politique et la déconnexion entre la nation et ses dirigeants. L’accélération de ce mouvement s’explique par l’emprise de la peur sur le pays. Ses habitants ont peur de l’épidémie et ses dirigeants ont peur de voir leur responsabilité dans l’hécatombe – 45 000 morts – engagée devant les tribunaux. Cette atmosphère engendre une tolérance à la contrainte qui n’a guère de précédent dans les temps modernes. Elle se traduit par le recul de l’esprit critique, une préférence pour l’obéissance qui se diffuse par capillarité depuis le sommet jusqu’aux ultimes ramifications de la puissance publique sur le terrain.

Treize experts

La nouvelle gouvernance issue du Covid-19 enterre les modes classiques, en démocratie libérale, de conception des politiques. Elle efface les partis, abolit le monde associatif, les clubs de pensée, les relais de la société civile, en tant que source d’inspiration des choix de société. La mission de définir une ligne incombe désormais à un conseil scientifique, composé de 13 experts désignés par le pouvoir, dont trois médecins, deux « infectiologues », un virologue, un épidémiologiste, un anthropologue, un sociologue, etc. Cette instance non élue, composée d’inconnus du grand public, désignés en dehors de critères transparents, est directement à l’origine des orientations de la gestion du Covid-19 : port du masque, couvre-feu, confinements, etc. Ainsi, la logique démocratique fondée sur la souveraineté du suffrage universel se voit supplantée par l’autorité d’un collège scientifique ou reconnu comme tel.

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La prise de décision, la conduite de la politique, fondée principalement sur cette source d’inspiration, procède de l’état de « guerre », proclamé par le président de la République le 16 mars 2020. Le pouvoir politique est ramassé entre les mains d’une poignée de dirigeants qui se réunissent à l’Élysée en conseil de défense : chef de l’État, Premier ministre, une demi-douzaine de ministres et hauts fonctionnaires. La méthode n’est certes pas nouvelle : les réunions de quelques ministres et de leurs collaborateurs autour du chef de l’État, au « Salon vert » du Palais, s’imposent depuis plusieurs décennies comme l’instance privilégiée de discussion des orientations du pays. Mais jusqu’à présent, elles n’étaient qu’une étape dans l’élaboration d’un projet, suivie de travaux administratifs et parlementaires. À travers la prorogation indéfinie de l’état d’urgence sanitaire, cette pratique a changé de nature : l’exécutif est habilité à prendre par décret des décisions affectant les libertés publiques en dehors d’un contrôle et de contre-pouvoirs. Les fondements mêmes de la démocratie libérale traditionnelle sont dès lors suspendus. Le Parlement, seul habilité selon l’article 34 de la Constitution à encadrer les libertés sous le contrôle du Conseil constitutionnel, se voit marginalisé dans le processus de décision. Le suffrage universel dont il procède est mis entre parenthèses en tant que source de toute légitimité à définir les règles d’une société.

Le corollaire de cette nouvelle gouvernance est l’effacement de la responsabilité politique. Les inspirateurs des choix de société – le conseil scientifique –, comme les décideurs du conseil de défense bénéficient, du fait de l’affaiblissement du Parlement comme instance de contrôle de l’exécutif, d’une immunité qui les protège, en tout cas à court terme, de la sanction politique. Les erreurs ou les volte-face n’ont pas d’incidence pour leurs auteurs à l’abri des murailles de l’irresponsabilité politique.

Les élus de la nation abandonnent le pouvoir au conseil scientifique

L’idéologie qui est à l’œuvre derrière ce dispositif est celle du principe de précaution poussé à sa quintessence. Les élus de la nation ont abandonné le pouvoir, non pas aux technocrates, hauts fonctionnaires de la République, mais au pouvoir médical, constitué d’une poignée de médecins de connivence avec le pouvoir politico-médiatique, qui s’incarne dans le conseil scientifique. « Vous êtes rétives aux remèdes ; mais nous saurons vous soumettre à la raison ! » déclare Sganarelle à Jacqueline dans la célèbre pièce de Molière, comme le médecin politico-médiatique menace la France de ses foudres. Légitimé par le climat de peur lié à l’épidémie, le médecin politico-médiatique impose son diagnostic, à l’image du président du comité scientifique qui après avoir préconisé le confinement dans son rapport du 26 octobre, s’extasiait sur France Inter du choix élyséen de l’avoir imposé : « Une décision rapide, ajustée à la situation sanitaire actuelle. »

Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique, auditionné par la commission d'enquête du Sénat sur la gestion de la crise sanitaire, 15 septembre 2020.© AP Photo / François Mori
Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique, auditionné par la commission d’enquête du Sénat sur la gestion de la crise sanitaire, 15 septembre 2020.© AP Photo / François Mori

Ainsi, la France, prise en main par un pouvoir médical de circonstance, n’est plus vraiment gouvernée au sens traditionnel du mot, mais elle est traitée, soignée. Le patient s’est substitué au citoyen. Face au médecin, détenteur d’une vérité scientifique, le malade est en situation d’infériorité. Il n’est pas en position de discuter : il doit suivre la prescription. L’émergence du pouvoir médical en France se traduit ainsi par l’écrasement de l’esprit critique : chaque Française ou Français, individuellement et collectivement en tant que peuple, est désormais considéré comme un malade potentiel qui n’a pas vocation à penser, ni réfléchir, ni évidemment discuter, mais doit suivre le chemin tracé pour lui par les médecins-dirigeants.

Le médical ne sait pas tout

Or, le pouvoir médical reposant sur la science du corps humain est par définition dépourvu de champ de vision. Il ignore l’économie, l’histoire, la considération d’intérêt général ou de destin collectif. Le 26 octobre 2020, le rapport au gouvernement du conseil scientifique préconisait, entre autres mesures, de « préserver l’économie, même partiellement. » De tels propos reflètent la pauvreté d’une réflexion polarisée sur les seuls enjeux sanitaires en occultant tout le reste. Le « même partiellement » invite le pouvoir politique à accepter le sacrifice d’une partie de l’économie. Il manifeste une vertigineuse incompréhension d’une économie moderne dont tous les aspects sont interdépendants, mais aussi un étrange aveuglement sur les conséquences de leur raisonnement qui revient à jeter des millions de Français dans l’enfer du chômage de masse et du désœuvrement. Or ces propositions ne sont pas des paroles en l’air. Elles se retrouvent dans la politique du conseil de défense qu’elles inspirent, par exemple l’asphyxie des petits commerçants et artisans résultant de leur fermeture obligatoire, au cœur du dispositif.

À travers cette option resurgit d’ailleurs, sous des formes nouvelles, l’idéologie socialiste dont les principaux représentants de ce pouvoir sanitaire ont été nourris. Le petit commerçant ou artisan incarne une survivance de l’entrepreneur individualiste résistant aux grands mouvements de la globalisation. Son image se confond, aux yeux de l’idéologie dominante, avec les notions de poujadisme, ou de populisme. C’est oublier que derrière la figure mal-aimée du petit commerçant ou artisan se profile des femmes et des hommes, souvent jeunes et de toutes les origines, qui ont investi leur épargne et consacré des années de leur vie à la création de leur entreprise.

L’autorité de l’État de retour grâce au Covid-19?

La nouvelle gouvernance issue de la crise du Covid-19 a-t-elle ressuscité l’autorité de l’État ? Sous la menace de lourdes amendes, les Français ont accepté dans leur immense majorité de se soumettre aux ordres et aux contre-ordres venus du pouvoir politique : assignation à domicile, sorties conditionnées à la présentation d’un laissez-passer, port du masque imposé même aux enfants dès six ans, fermeture des commerces et des églises, etc.

De fait, la contrainte fonctionne envers une majorité silencieuse établie et docile par définition : familles, personnes âgées, salariés… Cette soumission ne préjuge pas de la capacité de la puissance publique à faire respecter la règle et l’ordre publics dans les espaces de non-droit en rupture de la légalité : réseaux mafieux, délinquance financière, passeurs esclavagistes, trafiquants de drogue. Elle ne prouve pas son aptitude, sur le long terme, à assurer l’unité nationale contre le communautarisme et sa dérive djihadiste ni à défendre la cohésion de la société française. De la crise du Covid-19 renaît une autorité à deux vitesses, qui soumet des franges de la société déjà soumises sans pour autant parvenir à traiter les véritables formes du chaos.

L’affaiblissement des instances de protection des libertés

Dernier aspect de cette nouvelle configuration politique de la France du Covid-19 : l’affaiblissement, sous l’impact de la peur, des instances de protection des libertés. Depuis un demi-siècle, les hautes juridictions de la République, en particulier le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, ont élaboré de monumentales jurisprudences, dont les principes fondamentaux tiennent en plusieurs dizaines de volumes, destinées à protéger les droits des personnes en vertu des grands principes républicains. Chaque loi, chaque décret est passé au tamis de cette jurisprudence qui vise à faire respecter les principes de liberté et l’égalité. La moitié des lois sont partiellement censurées sur cette base, ainsi que d’innombrables décrets et décisions quotidiennes de l’administration. Ce phénomène a pris une telle ampleur que certains juristes y ont vu l’émergence d’un gouvernement des juges et une source de paralysie du pouvoir politique.

À lire aussi, Erwan Seznec: Covid: la panique des élites

Or, ces mécanismes ont été comme suspendus par la crise du Covid-19. Sous l’effet de la grande peur de l’épidémie, les autorités du pays ont pu sans résistance institutionnelle suspendre la liberté en assignant tout un peuple à résidence pendant plus d’un mois au printemps, puis de nouveau à l’automne, en imposant un couvre-feu et en généralisant l’obligation de détenir un laissez-passer pour sortir de chez soi. De même, le principe d’égalité s’est trouvé mis en cause par le régime discriminant établi entre les commerces essentiels et non essentiels. Dans une démocratie libérale, l’État n’a aucune légitimité à imposer son point de vue sur le caractère essentiel ou non d’un bien, ce choix relevant du droit à la liberté et à la vie privée. Résultat de cette dérive kafkaïenne : en France, au mois de novembre 2020, il est permis de s’acheter du tabac, mais non un livre en librairie. Aucun mécanisme juridictionnel n’a été en mesure de faire respecter les principes constitutionnels d’égalité, de liberté du commerce et du respect de la vie privée. Dans les circonstances liées au Covid-19, les institutions de l’État de droit, écartelées entre leurs principes fondamentaux et la pression de la peur, ont perdu leurs propres repères, manifestant ainsi la fragilité de la démocratie libérale.

De la bonne musique sous le sapin!

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Le gouvernement nous enjoint de respecter une jauge de six personnes pour Noël. Nous vous proposons donc six CD pour ce Noël en comité restreint! À consommer… sans modération!


Avec les mesures sanitaires drastiques actuelles, il s’agit de la jouer pianissimo pour un bon déroulé de la soirée du réveillon, sans stress, sans infraction à la loi. Car à six personnes maximum autorisées, il ne faudrait pas que le huis-clos de l’année tourne au drame. Imaginons : si papy et mamie, du fond de leur cuisine, réclament – en plus de la moitié de la bûche – du Jack Lantier… que faire ? D’autant que votre Jack à vous, c’est Jack Daniel’s ! Pour que la distanciation sociale ne se transforme en fracture sociale, il faudra accéder aux souhaits de tous, à l’ère du « en même temps ». Mais veillez à bien fermer la porte de la cuisine avant de déballer les cadeaux musicaux (choisis parmi les disques sortis cette année) !

L’Âge d’or (1960 – 1967) – Intégrale Léo Ferré Volume 2

Retrouvez à petit prix la première période Barclay de Ferré en 16 CD, d’une réussite artistique écrasante – grâce notamment aux arrangements de Jean-Michel Defaye – avant que le futur exilé anarchiste ne déconstruise tous les codes de son art majeur, à partir de la mort de sa guenon adorée Pépée, survenue en 1968. Ce coffret est frappé du sceau de la poésie jetée à la rue, comme une idée fixe. C’est d’abord celle d’Aragon qui brille d’un éclat féerique sur la partition et dans la voix du maître, puis les fameux doubles inégalés : Verlaine et Rimbaud (l’éternité de Ferré, c’est l’enfer de Rimbaud allé avec l’âme saturnienne de Verlaine) et Léo Ferré chante Baudelaire, spleenesque au possible. Sans compter les innombrables moments de grâce de sa poésie à lui, majestueuse de beauté vraie. « Ferré années 60, c’est ce qu’on a fait de mieux dans la chanson française, avec Gainsbourg même époque ou, mieux encore, Trénet années 37-50. Un temps de fécondité sidérante où tout est là, l’élégance suprême mêlée à cet art de la prise de parole que Ferré, seul, a su maîtriser et qu’il saura porter à son point d’incandescence, de lyrisme moderne, d’écriture déstructurée dans les années 70 », approuvait le critique Thierry Jousse en 1996.

I Am Not a Dog on a Chain de Morrissey

 « Emmanuel à la guillotine / Parce que les gens comme toi me fatiguent tant / Quand mourras-tu ? / Les gens comme toi me font sentir si vieux / Meurs s’il te plaît »…

Un chanteur populaire français pourrait-il vocaliser sur disque et sur scène de telles paroles, présentant ce texte comme le rêve du bon peuple ? Assurément non. Mais remplacez Emmanuel par Margaret, et vous obtenez « Margaret on the Guillotine », morceau publié par Morrissey sur son premier album solo en 1988, quand Thatcher occupait encore le 10 Downing Street. Morrissey n’était alors pas à proprement parler un obscur punk sur le retour mais le chanteur des Smiths, groupe vénéré au royaume de Sa Gracieuse Majesté (le deuxième album du combo, Meat is Murder, s’est classé numéro un des ventes là-bas en 1985).

A lire aussi: Emmanuelle Béart modernise les chansons de son père

Pour mémoire, Margaret Thatcher était surnommée « la Dame de fer » pendant son long mandat… Voilà donc un artiste que le courage n’étouffe pas. Ça nous change des saltimbanques français qui s’excusent au bout de dix jours après leur « mouvement d’humeur » contre le gouvernement ou qui effacent discrètement leurs posts anti-Macron publiés sur les réseaux sociaux dans un moment d’égarement, sans parler de ceux qui ont retourné leur Gilet jaune quand ils se sont souvenus que la doublure était en vison…

N’est pas Balavoine qui veut. Et si un seul ose sortir du bois dormant sans complexe, il est cloué au pilori par la confrérie. « Chaque dictature fonde ses bases sur la création d’un homme nouveau, la mise en place d’un parti unique, un culte forcené de la personnalité, une exaltation de la force et bien sûr un contrôle policier. Pour arriver à ses fins, la dictature a besoin des artistes pour illustrer sa propagande, par des œuvres d’art, par des affiches, mais à sa botte », nous préviennent Brigitte et Jean-Jacques Evrard dans un article, « Être artiste sous la dictature », publié sur Partages.art. À bon entendeur… Morrissey, lui, clame haut et fort qu’il n’est pas un chien en laisse. Il est aujourd’hui plus en forme et populaire que jamais, comme l’atteste son nouvel album sorti en début d’année, dont nous avons fait la recension ici. Le disque (chef-d’œuvre !) s’est classé N°3 au Royaume-Uni (N°1 des albums indépendants), N°7 en Espagne, N°12 au Portugal, N°13 en Allemagne et a même obtenu une honorable 44ème place dans le Billboard américain.

Année 2020, année de la lose, sauf pour le « Moz », dont l’ultime clip résonne à merveille avec cette période covidienne de tous les loupés, de tous les ratés, comme un hommage subliminal :

 

The Slow Rush de Tame Impala

Puisque nous avons collectivement basculé dans la quatrième dimension cette année, autant écouter une musique venue de l’espace, avec le dernier album de l’australien Tame Impala, sorti en février. Sur des boucles électro-funk, un univers sonore anti-anxiogène se déploie par couches toutes plus oniriques les unes que les autres. Il y a tant de choses à entendre dans ces chansons qui redonnent leurs titres de noblesse à la dance music et au groove kitschissime, agrémentées d’une touche psychédélique du meilleur effet, reléguant la « French touch » au rayon des vieilles bricoles honteuses. Une grâce innée enveloppe les compositions de Kevin Parker (le concepteur du projet), héritier brillant de Giorgio Moroder.

Il est temps de pousser les tables et de faire revenir papy et mamie de la cuisine, pour une valse cosmique à deux mètres du sol, en respectant les règles de distinction sociale, les seules qui vaillent pour vivre dans une société guérie de ses névroses.


En bref, trois autres idées cadeaux musique pour les fêtes :

  • Serpentine Prison de Matt Berninger. Il s’agit du premier album solo du chanteur de The National. Ouaté, velouté, distingué, comme un bon disque de… The National.
  • Music to Be Murdered By de Eminem. Un rappeur qui s’en réfère à Hitchcock pour habiller et ambiancer son album ne peut pas être mauvais. Alfred aurait approuvé cette exquise attention venue du serial killer musical le plus célèbre de la planète. Une livraison parmi les meilleures de l’artiste, renouant avec l’esprit à la fois percutant et mélodieux de ses débuts. Éminemment culte, déjà.
  • Rough and Rowdy Ways de Bob Dylan. Notre griot des temps modernes à la voix éraillée par trop de concerts et d’excès (seul le Covid aura eu raison du Never Ending Tour) nous revient avec un album au souffle long et au charme délicieusement suranné. On entendrait presque le bois craquer dans ces flocons d’éternité.

JOYEUX NOËL!

 

 

« Marion Maréchal candidate, ce n’est pas pour 2022! »

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Entretien avec le journaliste Louis Hausalter, auteur de Marion Maréchal, le fantasme de la droite aux Editions du Rocher.


Causeur. Marion Maréchal est une figure singulière, suscitant à la fois adhésion et curiosité. Entre ceux qui l’attendent ou ceux qui la surveillent, ça fait du monde! Votre essai est sorti en septembre, est-ce un succès d’édition?

Louis Hausalter. Sur les ventes, pardon pour la langue de bois, je laisse à mon éditeur le soin de communiquer ! Ce que je peux vous dire, c’est que le démarrage n’est pas mauvais, surtout dans ce contexte très difficile pour les librairies et le monde de l’édition. Le défi, c’est que Marion Maréchal ne s’inscrit dans l’actualité qu’en pointillés, avec des apparitions médiatiques occasionnelles, et qu’elle ne prend pas part à la vie partisane. Mais elle reste une ombre portée sur la politique française et ne se ferme aucune porte pour l’avenir, comme je le raconte dans mon livre.

Vous avez mené 50 entretiens pour votre enquête. L’entourage de Marion Maréchal parle-t-il aisément?

Globalement oui, même s’il faut se méfier des bavards : ce sont rarement les mieux informés. Si certains de ses proches n’hésitent pas à soigner leurs relations avec la presse, c’est aussi pour entretenir une flamme, eux qui espèrent son retour. Ils tentent de tisser un récit, parfois contre son gré. Il existe aussi de sévères rivalités dans son entourage, où la jalousie a vite fait d’apparaître. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on peut imaginer, il n’y a aucun dispositif rodé dans sa communication. Depuis qu’elle n’est plus députée, Marion Maréchal n’a pas d’attaché de presse, elle gère elle-même les demandes des journalistes, et ses apparitions plus ou moins régulières ne laissent pas entrevoir une stratégie de long terme.

Retirée de la vie politique, Marion Maréchal se consacre en effet à son école l’ISSEP, dont vous dévoilez toutes les coulisses. L’ancienne députée du Vaucluse a-t-elle réussi son pari entrepreneurial?

Il est trop tôt pour le dire. Le démarrage de l’Issep est assez poussif et la crise sanitaire n’a pas aidé. C’est pour l’instant une petite école qui tourne, comme j’ai pu m’en rendre compte sur place. Mais au-delà de la pérennité budgétaire, qui est un sacré défi, la réussite de l’Issep sera jugée en fonction de l’avenir de ses pensionnaires. Quelles carrières feront-ils demain ? Quels postes occuperont-ils ? Si le but est réellement de former l’élite de demain, ça ne sera pas pour tout de suite : je vois mal des administrations ou des grands groupes recruter des jeunes professionnels dont le CV est marqué du sceau « marioniste », indépendamment de leurs talents…

A lire aussi: Marion Maréchal: « L’alliance LR/RN est inévitable »

Vous dites que Marion Maréchal est un fantasme, la droite de la droite voit en elle un recours rêvé. Son entrée en politique et son succès soudains sont-ils un hasard? Marion Maréchal n’est-elle pas parfois elle-même dépassée par l’espoir qu’elle suscite?

Il y a plusieurs éléments. J’évacue d’abord son physique : elle correspond plus aux canons de beauté que Bruno Mégret, je pense que lui-même en conviendra. Son émergence rapide tient d’abord au fait que les journalistes se sont très vite emparés d’elle comme d’un objet médiatique. Pensez donc, la petite-fille de Jean-Marie Le Pen élue députée du jour au lendemain, c’est déjà un sacré épisode à raconter. Et si en plus des bisbilles apparaissent avec sa tante, on peut vendre plusieurs saisons croustillantes ! Marion Maréchal a donc très vite vu son image lui échapper, mais elle a évité le danger qui la guettait : celui d’exploser en vol sous la pression. Elle s’est soigneusement entourée, a rattrapé les lacunes de sa formation idéologique et calibré sa parole. De cette façon, elle a pu développer une ligne politique, ce qui lui a permis d’être peu à peu remarquée pour ses idées, et pas seulement pour ses cheveux blonds.

La nièce de Marine Le Pen n’est-elle pas sincère quand elle dit qu’elle ne veut pas faire d’ombre à sa tante, même si le récit médiatique prétend le contraire ?

Si. Après avoir lu mon enquête, on comprend que Marion Maréchal candidate, ce n’est pas pour 2022. Même si le problème est moins l’ombre qu’elle lui ferait que l’évitement du conflit politico-familial. Je ne suis pas friand de la psychologisation à outrance de la vie politique, mais la relation affective entre Marion et Marine – qui l’a vue naître, pour ainsi dire – est un élément essentiel pour comprendre cela : la nièce ne veut pas affronter sa tante en place publique. Pour l’instant, elle reste donc dans son couloir, même si elle n’en pense pas moins : pour elle, le RN n’est pas du tout armé pour l’emporter en 2022. Et il était intéressant de l’entendre dire sur BFMTV, à la rentrée, qu’elle ne comptait se mettre au service de personne pour la présidentielle. L’air de rien, c’est une vraie marque de distance vis-à-vis de Marine Le Pen.

La Marion dont vous dressez le portrait est de droite assumée. Elle est libérale économiquement, travailleuse, opposée au mariage homosexuel et séduite par le conservatisme d’un Bellamy. C’est ce qu’on appelle « le RN du Sud » et c’est, en creux, tout ce qui manque à Marine Le Pen pour certains militants de la droite nationale. Pourtant, vous expliquez que Patrick Buisson – dont les idées sont plutôt proches de celles de Marion Maréchal – soutient Marine Le Pen plutôt que sa nièce. Pourquoi ?

Buisson ne soutient pas particulièrement Marine Le Pen : il estime que son nom est un repoussoir pour un trop grand nombre de Français, et il le lui a d’ailleurs dit en face. Il fait d’ailleurs la même analyse dans le cas de Marion Maréchal. Mais il est vrai que ses relations sont encore plus mauvaises avec la nièce qu’avec la tante ! Je raconte dans mon livre un dîner entre eux, en juin 2019, qui s’est terminé en queue de poisson. Sur le fond idéologique, en effet, Buisson partageait avec Marion Maréchal l’idée de l’union des droites, ce qu’il appelait dans une formule efficace l’alliance de la France de Johnny et de la Manif pour tous. Mais il a changé d’avis après les 8% de Bellamy aux européennes de 2019, en estimant qu’il fallait plutôt unir les anti-libéraux, ce qui ressemble plus au projet de Marine Le Pen. Tous ces débats stratégiques sont passionnants, mais à vrai dire, je pense que le sujet est surtout relationnel. Certains proches de Marion Maréchal estiment que Buisson est vexé parce que Marion Maréchal n’en a pas fait un conseiller influent à ses côtés. Et vous savez que les divergences personnelles sont souvent plus fortes que les convergences d’idées.

Zemmour: une judiciarisation liberticide


La nouvelle comparution d’Éric Zemmour n’est pas anodine et nous alerte sur le remplacement du débat d’idées par les tribunaux. Une poignée d’associations fait son miel de cette judiciarisation quotidienne.


N’ayons pas peur des mots : plus les jours passent, plus la police de la pensée fait des ravages. Dernier épisode en date, la comparution d’Éric Zemmour le mercredi 9 décembre devant le tribunal correctionnel. Son délit ? Avoir soutenu lors d’un débat télévisé que le maréchal Pétain aurait joué un rôle dans le (relatif) sauvetage des juifs de nationalité française. Ce faisant, il se serait rendu coupable de contestation de crime contre l’humanité.

On se frotte les yeux. On se pince. Car Zemmour ne fait que reprendre – de manière certes abrupte, lapidaire et caricaturale dans la forme – ce qu’ont soutenu et soutiennent encore, non sans raisons, quantités d’historiens, dont, entre autres, Léon Poliakov dans le Bréviaire de la haine (1951), Raul Hilberg, dans sa monumentale somme La Destruction des juifs d’Europe,  l’académicien français Robert Aron dans son Histoire de Vichy et, plus récemment, le chercheur franco-israélien Alain Michel dans son livre Vichy et la Shoah (2014).

Instrumentalisation liberticide

Mais là n’est pas le sujet, pas plus que ne l’est la personnalité (très) controversée de Zemmour. Le sujet est le suivant : la liberté d’expression existe-t-elle encore en France ? Pour quelles étranges raisons, les propos de Zemmour contreviendraient-ils à la loi ? À les supposer contestables, en quoi nieraient-ils la réalité de la Shoah ? En quoi discuter du rôle de Pétain reviendrait-il à remettre en cause l’existence des chambres à gaz ? Il y a là un détournement de la loi, une instrumentalisation liberticide de la justice par des associations (SOS Racisme, Licra, MRAP) qui cherchent à interdire tout débat historique. Cela est extrêmement grave. Le parquet a requis 10 000 euros d’amende. Mais quelle est la légitimité du parquet pour réclamer une telle peine ? Que connaît-il du sujet ? Les tribunaux sont manifestement incompétents, à tous les sens du terme, pour juger la complexité des débats historiques.

À lire aussi, Aurore Van Opstal: Une liberté d’expression sans exception est-elle souhaitable?

On aurait pourtant pu croire la question réglée depuis longtemps. Le 13 juillet 1984, Le Monde assura la publicité d’un texte dont Jacques Isorni, l’avocat historique de Pétain, était l’auteur. Ce texte, intitulé : « Français, vous avez la mémoire courte », résumait en quelques points la défense du maréchal. Avant sa publication, il avait été soumis pour avis à André Laurens, le directeur du Monde, et à Jacques Fauvet, son prédécesseur, qui n’avaient ni l’un ni l’autre émis la moindre réserve, estimant que leur journal se devait « de permettre des débats sur des sujets de société ». Rien de ce qui était écrit n’était en effet nouveau. Les arguments utilisés l’avaient été mille fois par tous les défenseurs de Pétain depuis quarante ans. Le texte évoquait « les atrocités et les persécutions nazies », sans autre précision, et le rôle prétendu « protecteur » de Pétain face à cette « barbarie ».

Plainte avait alors été déposée par l’Association nationale des anciens combattants de la Résistance (ANACR) et le Comité d’Action de la Résistance (CAR) pour apologie des crimes de collaboration contre Le Monde et Isorni.

Philippe Bilger contre l’histoire officielle

Au mois de juin 1986, le siège du parquet était occupé par le jeune substitut Philippe Bilger qui, avec sagesse, requit la relaxe. Qualifiant le débat « d’extraordinairement difficile », Bilger se demanda s’il n’y aurait pas de la part des plaignants « les prémisses d’un petit totalitarisme, d’une volonté de régenter l’information au nom d’une morale qui justifierait tout, y compris une presse moins libre au risque d’entériner une histoire officielle que l’on ne pourrait plus remettre en cause ». Une semaine plus tard, le tribunal rendit son jugement. Tous les prévenus furent relaxés. Les associations résistantes firent appel. Considérant que le manifeste litigieux contenait « implicitement et nécessairement » l’apologie des crimes de collaboration, quand bien même y étaient évoquées les atrocités et persécutions nazies, Isorni fut condamné à verser un franc de dommages et intérêts. La Cour de cassation confirma cette décision. Isorni saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme. Le 23 septembre 1998 – trois ans après la mort d’Isorni – les juges européens condamnèrent la France à verser 100 000 francs de dommages et intérêts à ses héritiers de manière à compenser le préjudice né de sa condamnation, jugée « disproportionnée dans une société démocratique ». La Cour constatait qu’Isorni n’avait jamais tenu de propos négationnistes, ni voulu minimiser l’Holocauste. Que seuls de tels propos étaient sanctionnables. Que pour le reste, il n’appartenait pas aux États d’arbitrer des débats d’historiens. Que si les autorités nationales pouvaient sanctionner des paroles racistes ou négationnistes émises lors de tels débats, elles ne pouvaient pas purement et simplement interdire le débat. Heureux temps. Quelle régression !

Gilles Antonowicz, avocat, historien
François Garçon, historien, enseignant-chercheur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Limore Yagil, historienne, professeur d’Histoire contemporaine HDR Paris IV-Sorbonne

Vous tutoyez tout le monde?


Amoureux des subtilités du français, Etienne Kern raconte la vie moderne à travers la dialectique entre le tutoiement et le vousoiement. 


Les délicieuses complexités de la langue française demeurent un charme incompris des étrangers et, de plus en plus, des Français eux-mêmes. Ainsi en est-il de l’usage du tu et du vous, deux pronoms synonymes de subtilités historiques, sociales et culturelles, avec lesquelles chacun est encore prié de s’accommoder, à défaut de les maîtriser.

Étienne Kern cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70% des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes

Dans un livre savoureux, Le tu et le vous : l’art français de compliquer les choses (Flammarion), Étienne Kern décline ces situations aux enjeux modestes, mais où la peur de mal faire est bien réelle : première rencontre avec son supérieur hiérarchique, avec ses futurs beaux-parents, avec un ancien camarade de classe devenu personnalité publique… Et puis ces règles induites qui veulent que deux hommes politiques, même de bords opposés, se tutoient à la buvette, mais se vousoient dans l’hémicycle. « Proximité d’un côté, éloignement de l’autre : les principes ont l’air clair », affirme l’auteur, tout en reconnaissant qu’il y a peut-être plus d’éloignement dans un « Casse-toi pov’con » que dans un « Comment allez-vous ? »

Ce livre ne recense pas les usages et ne cherche pas à les conceptualiser. Étienne Kern pose son regard de professeur de français qui « essaie d’être aussi sensible que possible aux nuances de la langue et à ce qui se dit sous les mots ». Il cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70 % des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes. « Ce déséquilibre pronominal atteste à sa manière, écrit-il, comme les écarts salariaux, les inégalités dont les femmes sont victimes : il en est l’enregistrement, la preuve par la langue. » Il reprend aussi la formule de Michelle Perrot : la conception des rapports familiaux est « révolutionnée par la Révolution ». On aspire à davantage de fraternité et d’égalité entre générations… et voilà comment les petits-enfants sont autorisés à tutoyer leurs grands-parents.

Le vousoiement marque la distance

La vague digitale qui a déferlé sur nos sociétés est évidemment évoquée, et avec elle son langage particulier, reflet d’un « discours libertaire cyber-utopiste de style californien, hérité de la contre-culture des années 1960 », révélateur des différences générationnelles aussi. En juillet 2011, Laurent Joffrin est malgré lui à l’origine d’un embrasement de la twittosphère, après avoir répondu à un journaliste, par tweets interposés : « Qui vous autorise à me tutoyer ? »

Si le vousoiement marque la distance que l’on doit à un inconnu, une personne âgée ou détentrice de l’autorité, Étienne Kern se demande pourquoi, alors, est-il permis de tutoyer Dieu. Un prêtre lui répond : « Ce qui compte, c’est que Dieu entende la majuscule. Il ne faut jamais dire tu, mais Tu. Il ne faut jamais dire vous, mais Vous. Après, Tu ou Vous, c’est pareil. L’important, c’est de comprendre que Dieu n’est pas un “il” ou un “cela” : c’est quelqu’un à qui on peut parler. » Preuve que les voies du Seigneur ne sont pas les seules impénétrables, cette confidence de Bernadette Chirac : « Quand Jacques veut me mettre de mauvaise humeur, il me tutoie. »

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La dissolution des associations en lien avec l’islamisme radical: une lutte contre le double discours

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Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine et l’assassinat ignoble de Samuel Paty le 16 octobre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a décidé de dissoudre les associations qui auraient des liens avec l’islamisme radical. Cette procédure est-elle nouvelle ? Et peut-on apporter des limites à ces associations au sein d’un État de droit ?


Quelques heures après l’attentat contre le professeur Samuel Paty, Gérald Darmanin avait annoncé que « 51 structures associatives verront toute la semaine un certain nombre de visites des services de l’État et plusieurs d’entre elles, sur ma proposition, se verront dissoudre en Conseil des ministres ». Qu’en est-il dans la réalité ?

Un lent processus de dissolution engagé depuis 2012

Un processus (certes lent) de dissolution des associations liées au radicalisme islamiste a commencé depuis 2012. Le premier groupement de fait dissous (par le décret 2012-292 du 1er mars 292) fut « Forsane Alliza », appelant à l’instauration du califat et incitant les musulmans à s’unir en vue de participer à une guerre civile présentée comme très probable, et en préparant ses membres au combat et à la lutte armée.

Trois associations furent ensuite dissoutes le 24 janvier 2016: « Retour aux sources », « Le retour aux sources musulmanes », et l’« Association des musulmans de Lagny-sur-Marne » (bel et bien dissoute après un recours devant le juge administratif)[tooltips content= »Décret du 6 mai 2016 portant dissolution d’une association. »](1)[/tooltips]. Puis, ce fut au tour de l’association « Fraternité musulmane Sanâbil (Les Épis) » le 24 novembre 2016, de l’« Association des musulmans du boulevard National » (AMN Assouna), le 31 août 2018, ou encore de l’association « Killuminateam – Les soldats dans le sentier d’Allah » le 26 février 2020.

Plus proche de nous et à la suite de l’attentat de Conflans Sainte-Honorine, le 21 octobre 2020, l’État a dissous le collectif « Cheikh Yassine » (du nom de Cheikh Ahmad Yassine, cofondateur du Hamas, le mouvement islamiste palestinien).

« Cheikh Yassine »: un collectif proche du Hamas

L’homme qui accompagna le parent d’élève venu se plaindre du professeur Samuel Paty, n’était autre qu’Abdelhakim Sefrioui, président du collectif « Cheikh Yassine ». Actuellement objet d’une enquête pour « complicité d’assassinat terroriste » en lien avec l’assassinat du professeur à Conflans-Sainte-Honorine, cet homme n’est pas inconnu des services de renseignement, car visé par une fiche S depuis plusieurs années.

Abdelhakim Sefrioui, le leader du collectif pro-Palestine "Cheikh Yassine", interpellé par la gendarmerie à Paris en 2012 © MIGUEL MEDINA / AFP.
Abdelhakim Sefrioui, le leader du collectif pro-Palestine « Cheikh Yassine », interpellé par la gendarmerie à Paris en 2012 © MIGUEL MEDINA / AFP.

Dès sa création en 2004, ce collectif s’est positionné en faveur de la branche armée du Hamas, inscrite sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. C’est aussi grâce à ce collectif que son dirigeant a pu rencontrer de nombreux individus connus pour leur appartenance à des groupes islamistes radicaux, pour leur participation à des projets d’attentats terroristes ou encore à des filières d’acheminement de djihadistes en zone irako-syrienne. Plus encore, le dirigeant du collectif est entré en contact à de nombreuses reprises, dont en dernier lieu au printemps 2020, avec la veuve de l’un des deux auteurs de l’attentat perpétré contre le journal Charlie Hebdo.

Une semaine après la dissolution du Collectif « Cheikh Yassine », l’association Barakacity fut dissoute par un décret du 28 octobre 2020. Dans le viseur du gouvernement, son fondateur Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, est soupçonné d’avoir lancé des campagnes de cyberharcèlement contre une ex-journaliste de Charlie Hebdo et une chroniqueuse de RMC, toutes deux engagées dans la lutte contre l’islamisme, et s’est aussi rendu personnellement en Syrie, en zone occupée par l’État islamique en septembre 2018.

Le CCIF accusé d’être une «officine islamiste œuvrant contre la République»

La dissolution du Collectif « Cheikh Yassine » est fondée sur les nombreuses relations que cette association entretient au sein de la mouvance islamiste radicale et soutient par l’intermédiaire de ses publications des référents religieux connus pour leur légitimation du djihad armé et leur ralliement à l’idéologie d’Al-Qaeda. Plus encore, le président de cette association entretient des relations avec d’autres associations appartenant à la mouvance islamiste radicale, qu’il s’agisse de structures islamistes en Europe ou de groupes djihadistes, et avec d’ex-membres d’associations aujourd’hui dissoutes pour leur implication dans cette mouvance (comme le président de l’association elle aussi dissoute Sanabil).

A lire aussi, notre entretien, Aurélien Taché: « Faut-il renvoyer les parents de l’assassin de Samuel Paty à cause de ce qu’a fait leur fils? »

Cette association a aussi bénéficié de dons de personnes impliquées dans des faits de terrorisme, dont notamment l’auteur de l’attentat contre deux policiers à Magnanville commis le 13 juin 2016.

Enfin, le gouvernement a engagé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le 2 décembre 2020, accusé d’être une « officine islamiste œuvrant contre la République ». Cette association a préféré s’auto-dissoudre pour éviter de subir une telle mesure, en prenant bien soin de transférer ses actifs à l’étranger« à des associations partenaires qui se chargeront de prendre le relais de la lutte contre l’islamophobie à l’échelle européenne ». C’est la raison pour laquelle l’État a voulu aller plus loin, en dissolvant le collectif en tant que groupement de fait, puisque cette auto-dissolution est « intervenue pour faire échec au projet de dissolution envisagé par le gouvernement, n’est que de pure façade, l’association continuant désormais ses agissements sous la forme d’un groupement de fait qu’il y a lieu de dissoudre pour les mêmes motifs »[tooltips content= »Décret du 2 décembre 2020 portant dissolution d’un groupement de fait. »](2)[/tooltips].

L’État de droit, un paravent pour d’autres objectifs ?

L’État de droit permet aux associations visées de défendre leur point de vue en affichant officiellement une position de promotion des droits et libertés et de lutte contre l’islamophobie. Mais dans la pratique, il en va différemment.

Pour exemple, l’association Barakacity, a pour objet officiel « la création, la…

>>> Lire la fin de l’article sur le site de la revue Conflits <<<

CEDH : le ver est déjà dans notre droit

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Discours d'Emmanuel Macron devant les juges de la Cour européenne des droits de l'homme, Strasbourg, 31 octobre 2017. © Jean-François Badias-POOL/SIPA 00830055_000009

Certes, la Cour de Strasbourg laisse aux pays membres de l’UE une marge d’appréciation nationale tenant compte de leur histoire. Mais sa conception du droit, imprégnée de culture progressiste gauchiste et de multiculturalisme à l’anglo-saxonne a déjà contaminé la magistrature française – surtout en matière d’immigration. 


Pour beaucoup de Français, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) est une juridiction lointaine qui entrave l’action de la France, notamment en matière de lutte contre l’islamisme. La plupart ignorent qu’elle est chargée de vérifier que les autorités françaises respectent les obligations résultant de l’adhésion de la France à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En l’occurrence, on pense immédiatement à l’article 9 relatif à la liberté de pensée, de conscience et de religion sur le fondement duquel on peut contester toute mesure mettant en cause non seulement la liberté de religion, mais aussi la « liberté de manifester sa religion », laquelle est entendue largement comme intégrant des pratiques ou l’accomplissement de rites, y compris dans l’espace public.

Les États ont une certaine marge d’appréciation

Pourtant, paradoxalement, cet article n’est sans doute pas, du moins en l’état actuel des choses, le plus susceptible de faire obstacle à une lutte résolue contre les dérives religieuses. En effet, la Cour de Strasbourg a fait preuve en la matière d’une appréciable réserve et concède aux États, plus facilement que dans d’autres domaines, une marge d’appréciation nationale tenant à leur histoire, à leurs traditions, y compris juridiques, et aussi à leur paysage religieux. Ainsi, elle a admis tant l’interdiction des signes religieux à l’école que celle des vêtements couvrant le visage, quand bien même il s’agissait de manifestation d’une pratique religieuse. Il paraît donc possible d’aller assez loin dans la prohibition de certains comportements dès lors que l’on saura présenter ces prohibitions comme étant, selon la formule rituelle, « nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

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Cette position de la Cour est toutefois toujours susceptible d’évoluer, et pas nécessairement dans le bon sens, car elle tenait, dans une certaine mesure, à la volonté des institutions du Conseil de l’Europe de ne pas heurter une Turquie kémaliste pratiquant un laïcisme militant qui allait bien plus loin dans le contrôle des manifestations religieuses que notre laïcité française. Les choses ont, malheureusement, bien changé. Par ailleurs, le raisonnement, très contingent, tenu par la Cour pour admettre la conventionnalité de la loi française sur le voile intégral ne reflète pas une position définitivement assise. N’oublions pas que le débat devant la Cour de Strasbourg n’est pas purement juridique et que la volonté affirmée d’un État peut lui permettre d’obtenir une plus grande marge de manœuvre nationale. En conséquence, les autorités politiques doivent proclamer d’emblée, et sans esprit de recul, qu’elles tiennent extrêmement aux mesures concernées et insister sur le large accord national dont elles font l’objet. Ce qui suppose d’avoir au préalable convaincu l’opinion publique de leur bien-fondé.

La Convention considérée comme un « instrument vivant »

S’agissant de l’efficacité d’une répression de l’activisme islamiste, d’autres articles de la Convention et leur interprétation par la Cour nourrissent plus d’inquiétude. Ce sont au premier chef ses articles 3 et 8. L’article 3 prévoit que « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains et dégradants » ; l’article 8 pose le principe d’un droit au respect de la vie privée et familiale et encadre les « ingérences » des autorités politiques dans l’exercice de ce droit. En effet, les catégories juridiques définies par ces deux articles ont connu une extension allant bien au-delà de ce qui avait été envisagé en 1950, époque où l’on avait encore une idée assez précise de ce que pouvait être la torture ou un traitement inhumain et dégradant, et où on ne voyait pas, a priori, dans toute mesure de police ayant des effets sur la vie familiale une « ingérence » indue dans cette vie.

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Ces catégories ont été redéfinies dans un jeu entre les juges nationaux et la Cour, laquelle a expressément développé une conception de la Convention comme étant un « instrument vivant », constamment réinterprété au regard des évolutions de nos sociétés démocratiques (dont les juges seraient les seuls légitimes interprètes). Or, mis en œuvre dans leurs actuelles acceptions extensives par nos juridictions nationales, ces articles 3 et 8 ont de redoutables effets : celui, particulièrement pervers, de diriger vers la France un flux spécifique de demandeurs d’asile, celui de faire obstacle à des refus de titre de séjour que la norme nationale impliquerait et celui de rendre si ce n’est impossibles, du moins très difficiles les expulsions et autres éloignements que l’intérêt général exigerait.

S’affranchir des contraintes de la CEDH n’est pas simple 

C’est donc avant tout cette ombre portée de la Convention sur l’ensemble de notre système juridique qui rend problématique toute lutte contre le radicalisme islamique, dès lors que celle-ci doit, à l’évidence, intégrer un contrôle de l’entrée et du séjour sur le territoire des individus venant nourrir le vivier islamiste et, surtout, une active politique d’éloignement de ceux qui se sont révélés comme potentiellement dangereux.

Constatant cette situation, doit-on envisager une dénonciation de la Convention ?

D’abord, il n’est pas certain, alors que l’approche par les « droits personnels de l’individu » a infusé dans l’esprit de nombre de magistrats au détriment de la norme et de l’intérêt général, que cela suffirait à mettre fin aux abus. Il faudrait que le législateur eût en outre l’audace de définir plus strictement le champ d’action des juges. Oserait-il ?

Surtout, si, à l’origine, le système CEDH était autonome, il est aujourd’hui très étroitement intriqué avec les institutions de l’Union européenne. La Charte des droits fondamentaux, qui reprend parfois purement et simplement les stipulations de la Convention, prévoit expressément à son article 52 que lorsque les droits qu’elle proclame correspondent à ceux de la Convention, leur sens et leur portée sont les mêmes. Et la CEDH est ainsi devenue une référence pour les institutions de l’Union et notamment pour la Cour de justice dans tout le champ de son contrôle ; contrôle qui a infiniment plus de portée que celui de la cour de Strasbourg et auquel est plus ou moins soumise aujourd’hui toute action publique. Il y aurait donc beaucoup de choses à détricoter si l’on souhaitait s’affranchir des contraintes de la CEDH.

On ne peut guère que former le vœu que ces contraintes ne serviront pas de prétexte à une inaction qui serait délétère en révélant que ce qui s’impose comme une nécessité pour l’État et la société, et qui bénéficie en outre d’un massif appui démocratique, doit néanmoins être d’emblée tenu pour « juridiquement » impossible…

Nous verrons.

À quoi sert la victimisation?

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Lilian Thuram lors d'une interview le 2 décembre dans laquelle il parle du racisme, Paris.© CHRISTOPHE SAIDI/SIPA Numéro de reportage : 00995993_000015

 « Les joueurs noirs ne sont que des corps. Avant ils couraient pour éviter les coups de leurs maîtres dans les plantations, aujourd’hui ils courent pour éviter les tacles sur les terrains de foot« , Vikash Dhorassoo sur France Info en décembre 2020. 


À quoi sert la victimisation ? La diabolisation d’un oppresseur imaginaire ? Le deux poids deux mesures entre un racisme blanc et un racisme noir ou arabe, l’un étant légitime et témoignage d’une résistance, l’autre odieux et pervers ? Pourquoi faire croire qu’il existe des discriminations « raciales » ou plutôt une généralisation de ces discriminations, car si des discriminations existent réellement en fonction de la couleur de peau ou de l’origine, elles existent également pour l’âge ou les physiques disgracieux ou encore la classe sociale ? En réalité, si on doit reconnaître que de véritables discriminations à l’encontre de personnes de couleur ou de religion musulmane existent et qu’elles représentent une souffrance pour les personnes concernées, la discrimination dite positive égale ou dans certains cas surpasse une discrimination négative à l’encontre des minorités qui s’estiment toujours discriminées.

Dans une entreprise ou une institution d’État, une femme franco-maghrébine diplômée et « qui en veut » aura parfois le dessus sur d’autres personnes également qualifiées. Ce sera également le cas, de plus en plus souvent, pour des hommes diplômés et maîtrisant bien leur domaine de compétence.

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Si certaines discriminations sont malheureusement toujours présentes dans le logement, l’embauche ou encore dans les relations tumultueuses avec la police, elles s’expliquent d’une part par le comportement des personnes, leur façon de s’exprimer ou de se vêtir et d’autre part par une méfiance globalisante à l’encontre de groupes humains souvent auteurs de délits ou d’incivilités, ayant une adresse dans un quartier considéré comme dangereux ou simplement sensible. L’affaire du CV anonyme rapidement supprimé a montré les limites de l’affirmation que le prénom ou le nom suffisaient à exclure une candidature.

Le combat antiraciste plutôt que le combat social

La mise en avant des minorités par la publicité et une grande partie des médias semble démontrer qu’une classe sociale a fait sienne un combat antiraciste qui désormais remplace le combat social, pour des raisons parfois pas toujours avouables, en fonction de certains intérêts économiques et parfois pour des raisons sentimentales chez certaines personnes de bonne foi qui veulent faire preuve de tolérance et de générosité.

Alors à quoi sert donc la victimisation si ce n’est la diabolisation d’un oppresseur systémique ? À quoi servent les revendications identitaires qui cachent trop souvent un racisme, une haine de la population autochtone majoritaire ?

À conquérir le pouvoir, et à remplacer des élites par d’autres élites.

À l’affirmation identitaire « Nous sommes chez nous », la réponse en miroir de certains leaders autoproclamés des minorités est : « C’est nous qui désormais sommes les vrais Français. Si vous n’êtes pas contents de cet état de fait, vous pouvez partir ailleurs. » Les véritables victimes des inégalités sociales deviennent peu à peu la chair à canon d’activistes en mal de pouvoir qui promeuvent désormais une véritable guerre des races et des religions, qui ne peut, pensent-ils, que leur être profitable.

« Le Professeur »: un mélodrame austère et désespéré

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"Le Professeur" de Valerio Zurlini Prima notte di quiete 1972 - Alain Delon, Sonia Petrova © Archives du 7eme Art / Photo12 via AFP.

Quand Valerio Zurlini donnait son plus beau rôle à Delon. À voir et revoir sur Arte.


Je n’avais pas revu « Le Professeur » depuis sa sortie en salle sur les écrans en 1972. J’avais alors 19 ans et j’avais été profondément bouleversé par le désespoir profond qui irradie ce film aux splendides couleurs hivernales et par le talent de son acteur principal, Alain Delon, inoubliable en professeur de lettres en proie au spleen. Vêtu de son éternel pardessus beige, fatigué, blafard, mal rasé, il hante les rues et les quais de Rimini toujours filmée, par Zurlini et son chef-opérateur Dario di Palma, grise et défaite, sous la brume, les pluies diluviennes, la tempête. Une tempête qui ravage le cœur et l’âme de Daniele Dominici (Delonà) et de Vanina Abati (Sonia Petrovna), l’une de ses élèves dont il va s’éprendre éperdument.

Retrouver un cinéaste méconnu

Cinéaste sensible, partagé entre l’exaltation et le désespoir, Valerio Zurlini (1926-1982) reste de nos jours bien trop méconnu, comme éclipsé par la richesse du cinéma italien des années cinquante, soixante et soixante-dix. Son œuvre est traversée par deux grands courants, la guerre, son contexte politique et social et les accents intimistes, psychologiques, qui décrivent l’âme d’individus en perte de repères. Il est  l’auteur de nombreux très grands films à redécouvrir de toute urgence: Les Jeunes Filles de San Frediano (Le ragazze di San Frediano 1955), Été violent (Estate violenta 1959), La Fille à la valise (La ragazza con la valigia 1961), Journal intime (Cronaca familiare 1962), Le Professeur (La prima notte di quiete 1972), Le Désert des Tartares (Il deserto dei Tartari 1976).

Dans Le Professeur, Daniele Dominici arrive au lycée de Rimini en Émilie-Romagne comme remplaçant d’un enseignant malade. Peu inspiré par son métier, il fréquente le soir des parties de poker au cours desquelles il perd sans émotion son argent et se fait quelques amis louches. Il est de fait séparé de sa femme (Lea Massari) même s’il vit toujours avec elle. Riches, oisifs, contestataires de pacotille, ses élèves l’ennuient (ceux que détestait tant Pier Paolo Pasolini), exceptée Vanina, une jeune fille qui éveille son intérêt par sa beauté, son prénom rappelant le titre d’une nouvelle de Stendhal Vanina Vanini, et surtout par la faille qu’il décèle en elle.

Désœuvrement d’une bourgeoisie balnéaire

Plongés dans l’esprit des années soixante-dix et son absence de questionnement moral sur les pensées, paroles et actions que les êtres humains peuvent avoir, dire ou faire, Daniele et Vanina deux êtres rongés par les faits, comportements et blessures de leur passé vont se reconnaître et s’aimer. Malheureusement, il est déjà trop tard pour eux. Consommés par la mélancolie, le spleen et la souffrance, ils ne peuvent que subir la violence de la fange qui les entoure. Rimini est le théâtre de l’ennui existentiel et du désœuvrement d’une bourgeoisie de parvenus qui tente de conjurer ce mauvais sort grâce à divers divertissements de dépravés mêlant jeux d’argent, sexe, alcool, drogue et violence.

Entre nihilisme et rédemption

Les deux acteurs principaux, Alain Delon, épuisé, fragile, vulnérable, vivant dans l’inconsolable souvenir de sa cousine suicidée et Sonia Petrovna, poignante jeune fille dans le regard de laquelle se mêle virginité, innocence et une immense lassitude due aux flétrissures et bassesses de celle qui a trop vu et accepté d’être salie et maltraitée, sont formidables.

Nihiliste, armé d’une grande exigence spirituelle, Daniele essaye de résister et de sauver Vanina. Au cœur de ce film ténébreux où la circulation du mal et de l’argent salit les êtres, Valerio Zurlini allume les feux de la beauté qui pourrait sauver les âmes. Lors de cette séquence lumineuse tournée dans l’église Santa Maria di Momentana près de Monterchi, où Piero della Francesca peignit la Madonna del Parto, Daniele Dominici tente de chercher un espoir face au monde te qu’il ne va pas.

Une issue reste pourtant possible dans l’amour des livres, de la peinture de la création rédemptrice. Pour Zurlini, l’art et le cinéma sont un moyen de nous sauver de la souillure et du désespoir, de retrouver le chemin de la beauté et de la pureté perdues, de l’amour véritable. Cet amour qui arrive trop tard pour les deux amants brisés.

Le Professeur (La Prima notte di quiete) de Valerio Zurlini diffusion sur ARTE le mercredi 23 décembre et DVD copie restaurée édité par Pathé.

Italie/France – 1972 – 2h12

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Pour Noël: Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit

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Détail de la couverture du tome 3 du manga "la cantine de minuit", de Yaro Abe Image: Amazon

En parallèle du manga narrant les rencontres nocturnes au sein d’une cantine de Tokyo, les recettes de la fameuse gargote sont réunies dans un beau livre…


Le patron de la gargote parle peu. Il écoute ses clients, qui viennent déverser leur solitude chez lui, entre 10 heures du soir et 6 heures du matin. De temps en temps, son attention se manifeste dans un laconique « Je vois » — en japonais, Sōdesu ka, ou, moins formel, sokka. Comme le dessin de Yarō Abe est un peu hiératique, son visage n’exprime qu’un assentiment poli — qui dans cette civilisation peut tout dire, y compris son contraire. De lui-même il ne confie jamais rien, l’autofiction n’est pas son fort. Où a-t-il récolté la cicatrice verticale qui part de son front, passe sur l’œil gauche et finit sur sa pommette ? Nous ne le saurons jamais, au fil des huit volumes (publiées en France, au Japon il y en a bien davantage) narrant par saynètes de quelques pages l’arrivée, forcément très tardive ou très matinale, de clients empressés de goûter sa soupe miso au porc — et bien d’autres merveilles, puisqu’au-delà du menu fixe, il peut vous cuisiner à peu près tout ce que vous voulez, pourvu que ce soit de saison et qu’il ait les ingrédients.

Le Livre de cuisine de la Cantine de minuit, par Yarō Abe et Nami Iijima — « styliste culinaire » —, publié parallèlement au seinen manga (plus exactement, il faut parler de gekiga, récit réaliste par opposition au pur manga qui est littéralement un dessin non abouti, qui déborde volontiers de son cadre et privilégie l’action et les onomatopées stylisées, Lichtenstein n’a rien inventé) vous dit tout sur les recettes des plats évoqués dans la série. Ici, le dessin est sobre, on ne pousse pas des cris hystériques en partant à l’assaut, les personnages n’ont pas des yeux larges comme des soucoupes ni des cheveux hirsutes, ils ne se battent pas à grand coup de katana ou de sabre-laser : ils échangent des propos mesurés, se jaugent, se donnent des conseils, se lancent des vannes — bref, ils font société, comme on dit désormais.

Tout un peuple de la nuit réuni dans le quartier le plus chaud de Tokyo

Le cuisinier, qui n’a pas de nom, écoute donc les histoires que lui racontent ses clients — prostituées lasses, hôtesses et masseuses — et leurs clients —, stripteaseuses, truands rentrant de la tournée de leurs gagneuses, boulimiques entre deux cures d’amaigrissement, amoureux éconduits, nymphomanes et don juans, tout un peuple de la nuit hantant Kabukichō, le quartier le plus chaud de la capitale japonaise. Tous rassemblés en ce point unique, papillons de nuit venus se frotter à la lumière et avaler un bol de riz arrosé de thé. Ou une salade de vermicelles. Ou un ragoût de taro aux calamars. Ou un nikajaga. La cuisine de cette cantine, si proche des réalités culinaires du Japon moderne, est aux antipodes de ce que l’on nous sert dans les restaurants japonais d’Europe. En fait, au sortir de la lecture, on n’a qu’une envie, celle de les boycotter.

Idées cadeaux musique: De la bonne musique sous le sapin!

L’histoire peut se dérouler en une heure ou en plusieurs mois, mais elle va toujours vers sa fin : ce sont des scènes théâtralisées, faciles à jouer avec des moyens réduits. Une série sur Netflix reprend l’essentiel de ces histoires, j’ai du mal à comprendre qu’un réalisateur français n’ait pas eu l’idée de transposer dans l’univers d’un bistro parisien ces rencontres de hasard guidées par l’appétit, la gourmandise ou le désespoir — ingrédients qui améliorent notablement la qualité des plats, comme chacun sait.

Au début, j’ai pensé à des performances du théâtre d’improvisation. Prenez un plat (des Wiener rouges — non, je ne vous dirai pas de quoi il s’agit), ajoutez-y un yakusa nocturne pourvu, en pleine nuit, de lunettes noires et d’un garde du corps, un cuisinier laconique, le genre Corto Maltese revenu de tout et d’Abyssinie et reconverti en pizzaiolo, vous avez trois minutes pour improviser la scène et cinq minutes pour la jouer avec intensité… En télévision, on peut pousser jusqu’au quart d’heure : à côté, Caméra Café semblerait un bavardage inconséquent et longuet. Et cela nous consolerait, nous qui pleurons déjà la faillite de nos bouis-bouis préférés.

Yarō Abe a commencé la série en 2006, il a reçu pour la Cantine de minuit le Prix Shōgakukan en 2009 (dans la Catégorie Shōnen, mangas réalistes pour adultes), la traduction française a commencé (aux éditions Le Lézard noir, belle raison sociale) en 2017. Huit volumes sont actuellement parus — un beau cadeau pour les fêtes, afin de consoler tous ceux qui sont condamnés par le gouvernement à se passer d’agapes familiales ou conviviales : la Cantine de minuit est, en creux, une étude terrible de la solitude en milieu urbain.

CANTINE DE MINUIT VOL.1

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Dans la combinatoire manga et art culinaire, comment ne pas conseiller aussi le Gourmet solitaire (Casterman, 2016), signé de Jirō Taniguchi, dont j’ai vanté jadis l’Homme qui marche, et Masayuki Kusumi ? Un plaisir de l’œil et du palais, où chaque chapitre s’organise autour d’un plat (allez donc résister aux « beignets de poulpe takoyaki » à Nakatsu, arrondissement de Kita, Osaka). Et comme la Cuisine de minuit, l’œuvre a été adaptée par la télévision japonaise, plus réactive que la nôtre, qui se contente de filmer des cuisiniers, au lieu de les mettre en scène avec leurs clients. Pff…

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L’État et le Covid: experts partout, politique nulle part

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Emmanuel Macron et Olivier Véran, lors du conseil de défense du 12 novembre 2020 au Palais de l'Élysée.© Thibault Camus/POOL/AFP

Avec les urgences des gestions de la crise sanitaire, l’exécutif en a fini avec les dernières traditions de la démocratie libérale à la française. Le Parlement déjà atrophié sous la Vème République, est écarté, l’équilibre des pouvoirs est piétiné et les décisions prises par un « conseil de défense » pleuvent en forme de décrets sur un pays infantilisé. 


L’un des effets les plus spectaculaires de la crise du Covid-19 est l’émergence d’un mode d’exercice du pouvoir qui déroge aux principes traditionnels de la démocratie libérale et parlementaire. Sans doute n’est-il pas apparu ex nihilo. Il est l’aboutissement d’une évolution, à l’œuvre depuis des années ou des décennies, qui pousse à la verticalité, la concentration de l’autorité politique et la déconnexion entre la nation et ses dirigeants. L’accélération de ce mouvement s’explique par l’emprise de la peur sur le pays. Ses habitants ont peur de l’épidémie et ses dirigeants ont peur de voir leur responsabilité dans l’hécatombe – 45 000 morts – engagée devant les tribunaux. Cette atmosphère engendre une tolérance à la contrainte qui n’a guère de précédent dans les temps modernes. Elle se traduit par le recul de l’esprit critique, une préférence pour l’obéissance qui se diffuse par capillarité depuis le sommet jusqu’aux ultimes ramifications de la puissance publique sur le terrain.

Treize experts

La nouvelle gouvernance issue du Covid-19 enterre les modes classiques, en démocratie libérale, de conception des politiques. Elle efface les partis, abolit le monde associatif, les clubs de pensée, les relais de la société civile, en tant que source d’inspiration des choix de société. La mission de définir une ligne incombe désormais à un conseil scientifique, composé de 13 experts désignés par le pouvoir, dont trois médecins, deux « infectiologues », un virologue, un épidémiologiste, un anthropologue, un sociologue, etc. Cette instance non élue, composée d’inconnus du grand public, désignés en dehors de critères transparents, est directement à l’origine des orientations de la gestion du Covid-19 : port du masque, couvre-feu, confinements, etc. Ainsi, la logique démocratique fondée sur la souveraineté du suffrage universel se voit supplantée par l’autorité d’un collège scientifique ou reconnu comme tel.

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La prise de décision, la conduite de la politique, fondée principalement sur cette source d’inspiration, procède de l’état de « guerre », proclamé par le président de la République le 16 mars 2020. Le pouvoir politique est ramassé entre les mains d’une poignée de dirigeants qui se réunissent à l’Élysée en conseil de défense : chef de l’État, Premier ministre, une demi-douzaine de ministres et hauts fonctionnaires. La méthode n’est certes pas nouvelle : les réunions de quelques ministres et de leurs collaborateurs autour du chef de l’État, au « Salon vert » du Palais, s’imposent depuis plusieurs décennies comme l’instance privilégiée de discussion des orientations du pays. Mais jusqu’à présent, elles n’étaient qu’une étape dans l’élaboration d’un projet, suivie de travaux administratifs et parlementaires. À travers la prorogation indéfinie de l’état d’urgence sanitaire, cette pratique a changé de nature : l’exécutif est habilité à prendre par décret des décisions affectant les libertés publiques en dehors d’un contrôle et de contre-pouvoirs. Les fondements mêmes de la démocratie libérale traditionnelle sont dès lors suspendus. Le Parlement, seul habilité selon l’article 34 de la Constitution à encadrer les libertés sous le contrôle du Conseil constitutionnel, se voit marginalisé dans le processus de décision. Le suffrage universel dont il procède est mis entre parenthèses en tant que source de toute légitimité à définir les règles d’une société.

Le corollaire de cette nouvelle gouvernance est l’effacement de la responsabilité politique. Les inspirateurs des choix de société – le conseil scientifique –, comme les décideurs du conseil de défense bénéficient, du fait de l’affaiblissement du Parlement comme instance de contrôle de l’exécutif, d’une immunité qui les protège, en tout cas à court terme, de la sanction politique. Les erreurs ou les volte-face n’ont pas d’incidence pour leurs auteurs à l’abri des murailles de l’irresponsabilité politique.

Les élus de la nation abandonnent le pouvoir au conseil scientifique

L’idéologie qui est à l’œuvre derrière ce dispositif est celle du principe de précaution poussé à sa quintessence. Les élus de la nation ont abandonné le pouvoir, non pas aux technocrates, hauts fonctionnaires de la République, mais au pouvoir médical, constitué d’une poignée de médecins de connivence avec le pouvoir politico-médiatique, qui s’incarne dans le conseil scientifique. « Vous êtes rétives aux remèdes ; mais nous saurons vous soumettre à la raison ! » déclare Sganarelle à Jacqueline dans la célèbre pièce de Molière, comme le médecin politico-médiatique menace la France de ses foudres. Légitimé par le climat de peur lié à l’épidémie, le médecin politico-médiatique impose son diagnostic, à l’image du président du comité scientifique qui après avoir préconisé le confinement dans son rapport du 26 octobre, s’extasiait sur France Inter du choix élyséen de l’avoir imposé : « Une décision rapide, ajustée à la situation sanitaire actuelle. »

Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique, auditionné par la commission d'enquête du Sénat sur la gestion de la crise sanitaire, 15 septembre 2020.© AP Photo / François Mori
Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique, auditionné par la commission d’enquête du Sénat sur la gestion de la crise sanitaire, 15 septembre 2020.© AP Photo / François Mori

Ainsi, la France, prise en main par un pouvoir médical de circonstance, n’est plus vraiment gouvernée au sens traditionnel du mot, mais elle est traitée, soignée. Le patient s’est substitué au citoyen. Face au médecin, détenteur d’une vérité scientifique, le malade est en situation d’infériorité. Il n’est pas en position de discuter : il doit suivre la prescription. L’émergence du pouvoir médical en France se traduit ainsi par l’écrasement de l’esprit critique : chaque Française ou Français, individuellement et collectivement en tant que peuple, est désormais considéré comme un malade potentiel qui n’a pas vocation à penser, ni réfléchir, ni évidemment discuter, mais doit suivre le chemin tracé pour lui par les médecins-dirigeants.

Le médical ne sait pas tout

Or, le pouvoir médical reposant sur la science du corps humain est par définition dépourvu de champ de vision. Il ignore l’économie, l’histoire, la considération d’intérêt général ou de destin collectif. Le 26 octobre 2020, le rapport au gouvernement du conseil scientifique préconisait, entre autres mesures, de « préserver l’économie, même partiellement. » De tels propos reflètent la pauvreté d’une réflexion polarisée sur les seuls enjeux sanitaires en occultant tout le reste. Le « même partiellement » invite le pouvoir politique à accepter le sacrifice d’une partie de l’économie. Il manifeste une vertigineuse incompréhension d’une économie moderne dont tous les aspects sont interdépendants, mais aussi un étrange aveuglement sur les conséquences de leur raisonnement qui revient à jeter des millions de Français dans l’enfer du chômage de masse et du désœuvrement. Or ces propositions ne sont pas des paroles en l’air. Elles se retrouvent dans la politique du conseil de défense qu’elles inspirent, par exemple l’asphyxie des petits commerçants et artisans résultant de leur fermeture obligatoire, au cœur du dispositif.

À travers cette option resurgit d’ailleurs, sous des formes nouvelles, l’idéologie socialiste dont les principaux représentants de ce pouvoir sanitaire ont été nourris. Le petit commerçant ou artisan incarne une survivance de l’entrepreneur individualiste résistant aux grands mouvements de la globalisation. Son image se confond, aux yeux de l’idéologie dominante, avec les notions de poujadisme, ou de populisme. C’est oublier que derrière la figure mal-aimée du petit commerçant ou artisan se profile des femmes et des hommes, souvent jeunes et de toutes les origines, qui ont investi leur épargne et consacré des années de leur vie à la création de leur entreprise.

L’autorité de l’État de retour grâce au Covid-19?

La nouvelle gouvernance issue de la crise du Covid-19 a-t-elle ressuscité l’autorité de l’État ? Sous la menace de lourdes amendes, les Français ont accepté dans leur immense majorité de se soumettre aux ordres et aux contre-ordres venus du pouvoir politique : assignation à domicile, sorties conditionnées à la présentation d’un laissez-passer, port du masque imposé même aux enfants dès six ans, fermeture des commerces et des églises, etc.

De fait, la contrainte fonctionne envers une majorité silencieuse établie et docile par définition : familles, personnes âgées, salariés… Cette soumission ne préjuge pas de la capacité de la puissance publique à faire respecter la règle et l’ordre publics dans les espaces de non-droit en rupture de la légalité : réseaux mafieux, délinquance financière, passeurs esclavagistes, trafiquants de drogue. Elle ne prouve pas son aptitude, sur le long terme, à assurer l’unité nationale contre le communautarisme et sa dérive djihadiste ni à défendre la cohésion de la société française. De la crise du Covid-19 renaît une autorité à deux vitesses, qui soumet des franges de la société déjà soumises sans pour autant parvenir à traiter les véritables formes du chaos.

L’affaiblissement des instances de protection des libertés

Dernier aspect de cette nouvelle configuration politique de la France du Covid-19 : l’affaiblissement, sous l’impact de la peur, des instances de protection des libertés. Depuis un demi-siècle, les hautes juridictions de la République, en particulier le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État, ont élaboré de monumentales jurisprudences, dont les principes fondamentaux tiennent en plusieurs dizaines de volumes, destinées à protéger les droits des personnes en vertu des grands principes républicains. Chaque loi, chaque décret est passé au tamis de cette jurisprudence qui vise à faire respecter les principes de liberté et l’égalité. La moitié des lois sont partiellement censurées sur cette base, ainsi que d’innombrables décrets et décisions quotidiennes de l’administration. Ce phénomène a pris une telle ampleur que certains juristes y ont vu l’émergence d’un gouvernement des juges et une source de paralysie du pouvoir politique.

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Or, ces mécanismes ont été comme suspendus par la crise du Covid-19. Sous l’effet de la grande peur de l’épidémie, les autorités du pays ont pu sans résistance institutionnelle suspendre la liberté en assignant tout un peuple à résidence pendant plus d’un mois au printemps, puis de nouveau à l’automne, en imposant un couvre-feu et en généralisant l’obligation de détenir un laissez-passer pour sortir de chez soi. De même, le principe d’égalité s’est trouvé mis en cause par le régime discriminant établi entre les commerces essentiels et non essentiels. Dans une démocratie libérale, l’État n’a aucune légitimité à imposer son point de vue sur le caractère essentiel ou non d’un bien, ce choix relevant du droit à la liberté et à la vie privée. Résultat de cette dérive kafkaïenne : en France, au mois de novembre 2020, il est permis de s’acheter du tabac, mais non un livre en librairie. Aucun mécanisme juridictionnel n’a été en mesure de faire respecter les principes constitutionnels d’égalité, de liberté du commerce et du respect de la vie privée. Dans les circonstances liées au Covid-19, les institutions de l’État de droit, écartelées entre leurs principes fondamentaux et la pression de la peur, ont perdu leurs propres repères, manifestant ainsi la fragilité de la démocratie libérale.

De la bonne musique sous le sapin!

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Bob Dylan en concert à Hyde Park (Londres), le 12 juillet 2019. © Richard Young/REX/SIPA Numéro de reportage : Shutterstock40718291_000001

Le gouvernement nous enjoint de respecter une jauge de six personnes pour Noël. Nous vous proposons donc six CD pour ce Noël en comité restreint! À consommer… sans modération!


Avec les mesures sanitaires drastiques actuelles, il s’agit de la jouer pianissimo pour un bon déroulé de la soirée du réveillon, sans stress, sans infraction à la loi. Car à six personnes maximum autorisées, il ne faudrait pas que le huis-clos de l’année tourne au drame. Imaginons : si papy et mamie, du fond de leur cuisine, réclament – en plus de la moitié de la bûche – du Jack Lantier… que faire ? D’autant que votre Jack à vous, c’est Jack Daniel’s ! Pour que la distanciation sociale ne se transforme en fracture sociale, il faudra accéder aux souhaits de tous, à l’ère du « en même temps ». Mais veillez à bien fermer la porte de la cuisine avant de déballer les cadeaux musicaux (choisis parmi les disques sortis cette année) !

L’Âge d’or (1960 – 1967) – Intégrale Léo Ferré Volume 2

Retrouvez à petit prix la première période Barclay de Ferré en 16 CD, d’une réussite artistique écrasante – grâce notamment aux arrangements de Jean-Michel Defaye – avant que le futur exilé anarchiste ne déconstruise tous les codes de son art majeur, à partir de la mort de sa guenon adorée Pépée, survenue en 1968. Ce coffret est frappé du sceau de la poésie jetée à la rue, comme une idée fixe. C’est d’abord celle d’Aragon qui brille d’un éclat féerique sur la partition et dans la voix du maître, puis les fameux doubles inégalés : Verlaine et Rimbaud (l’éternité de Ferré, c’est l’enfer de Rimbaud allé avec l’âme saturnienne de Verlaine) et Léo Ferré chante Baudelaire, spleenesque au possible. Sans compter les innombrables moments de grâce de sa poésie à lui, majestueuse de beauté vraie. « Ferré années 60, c’est ce qu’on a fait de mieux dans la chanson française, avec Gainsbourg même époque ou, mieux encore, Trénet années 37-50. Un temps de fécondité sidérante où tout est là, l’élégance suprême mêlée à cet art de la prise de parole que Ferré, seul, a su maîtriser et qu’il saura porter à son point d’incandescence, de lyrisme moderne, d’écriture déstructurée dans les années 70 », approuvait le critique Thierry Jousse en 1996.

I Am Not a Dog on a Chain de Morrissey

 « Emmanuel à la guillotine / Parce que les gens comme toi me fatiguent tant / Quand mourras-tu ? / Les gens comme toi me font sentir si vieux / Meurs s’il te plaît »…

Un chanteur populaire français pourrait-il vocaliser sur disque et sur scène de telles paroles, présentant ce texte comme le rêve du bon peuple ? Assurément non. Mais remplacez Emmanuel par Margaret, et vous obtenez « Margaret on the Guillotine », morceau publié par Morrissey sur son premier album solo en 1988, quand Thatcher occupait encore le 10 Downing Street. Morrissey n’était alors pas à proprement parler un obscur punk sur le retour mais le chanteur des Smiths, groupe vénéré au royaume de Sa Gracieuse Majesté (le deuxième album du combo, Meat is Murder, s’est classé numéro un des ventes là-bas en 1985).

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Pour mémoire, Margaret Thatcher était surnommée « la Dame de fer » pendant son long mandat… Voilà donc un artiste que le courage n’étouffe pas. Ça nous change des saltimbanques français qui s’excusent au bout de dix jours après leur « mouvement d’humeur » contre le gouvernement ou qui effacent discrètement leurs posts anti-Macron publiés sur les réseaux sociaux dans un moment d’égarement, sans parler de ceux qui ont retourné leur Gilet jaune quand ils se sont souvenus que la doublure était en vison…

N’est pas Balavoine qui veut. Et si un seul ose sortir du bois dormant sans complexe, il est cloué au pilori par la confrérie. « Chaque dictature fonde ses bases sur la création d’un homme nouveau, la mise en place d’un parti unique, un culte forcené de la personnalité, une exaltation de la force et bien sûr un contrôle policier. Pour arriver à ses fins, la dictature a besoin des artistes pour illustrer sa propagande, par des œuvres d’art, par des affiches, mais à sa botte », nous préviennent Brigitte et Jean-Jacques Evrard dans un article, « Être artiste sous la dictature », publié sur Partages.art. À bon entendeur… Morrissey, lui, clame haut et fort qu’il n’est pas un chien en laisse. Il est aujourd’hui plus en forme et populaire que jamais, comme l’atteste son nouvel album sorti en début d’année, dont nous avons fait la recension ici. Le disque (chef-d’œuvre !) s’est classé N°3 au Royaume-Uni (N°1 des albums indépendants), N°7 en Espagne, N°12 au Portugal, N°13 en Allemagne et a même obtenu une honorable 44ème place dans le Billboard américain.

Année 2020, année de la lose, sauf pour le « Moz », dont l’ultime clip résonne à merveille avec cette période covidienne de tous les loupés, de tous les ratés, comme un hommage subliminal :

 

The Slow Rush de Tame Impala

Puisque nous avons collectivement basculé dans la quatrième dimension cette année, autant écouter une musique venue de l’espace, avec le dernier album de l’australien Tame Impala, sorti en février. Sur des boucles électro-funk, un univers sonore anti-anxiogène se déploie par couches toutes plus oniriques les unes que les autres. Il y a tant de choses à entendre dans ces chansons qui redonnent leurs titres de noblesse à la dance music et au groove kitschissime, agrémentées d’une touche psychédélique du meilleur effet, reléguant la « French touch » au rayon des vieilles bricoles honteuses. Une grâce innée enveloppe les compositions de Kevin Parker (le concepteur du projet), héritier brillant de Giorgio Moroder.

Il est temps de pousser les tables et de faire revenir papy et mamie de la cuisine, pour une valse cosmique à deux mètres du sol, en respectant les règles de distinction sociale, les seules qui vaillent pour vivre dans une société guérie de ses névroses.


En bref, trois autres idées cadeaux musique pour les fêtes :

  • Serpentine Prison de Matt Berninger. Il s’agit du premier album solo du chanteur de The National. Ouaté, velouté, distingué, comme un bon disque de… The National.
  • Music to Be Murdered By de Eminem. Un rappeur qui s’en réfère à Hitchcock pour habiller et ambiancer son album ne peut pas être mauvais. Alfred aurait approuvé cette exquise attention venue du serial killer musical le plus célèbre de la planète. Une livraison parmi les meilleures de l’artiste, renouant avec l’esprit à la fois percutant et mélodieux de ses débuts. Éminemment culte, déjà.
  • Rough and Rowdy Ways de Bob Dylan. Notre griot des temps modernes à la voix éraillée par trop de concerts et d’excès (seul le Covid aura eu raison du Never Ending Tour) nous revient avec un album au souffle long et au charme délicieusement suranné. On entendrait presque le bois craquer dans ces flocons d’éternité.

JOYEUX NOËL!

 

 

« Marion Maréchal candidate, ce n’est pas pour 2022! »

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© Hannah ASSOULINE

Entretien avec le journaliste Louis Hausalter, auteur de Marion Maréchal, le fantasme de la droite aux Editions du Rocher.


Causeur. Marion Maréchal est une figure singulière, suscitant à la fois adhésion et curiosité. Entre ceux qui l’attendent ou ceux qui la surveillent, ça fait du monde! Votre essai est sorti en septembre, est-ce un succès d’édition?

Louis Hausalter. Sur les ventes, pardon pour la langue de bois, je laisse à mon éditeur le soin de communiquer ! Ce que je peux vous dire, c’est que le démarrage n’est pas mauvais, surtout dans ce contexte très difficile pour les librairies et le monde de l’édition. Le défi, c’est que Marion Maréchal ne s’inscrit dans l’actualité qu’en pointillés, avec des apparitions médiatiques occasionnelles, et qu’elle ne prend pas part à la vie partisane. Mais elle reste une ombre portée sur la politique française et ne se ferme aucune porte pour l’avenir, comme je le raconte dans mon livre.

Vous avez mené 50 entretiens pour votre enquête. L’entourage de Marion Maréchal parle-t-il aisément?

Globalement oui, même s’il faut se méfier des bavards : ce sont rarement les mieux informés. Si certains de ses proches n’hésitent pas à soigner leurs relations avec la presse, c’est aussi pour entretenir une flamme, eux qui espèrent son retour. Ils tentent de tisser un récit, parfois contre son gré. Il existe aussi de sévères rivalités dans son entourage, où la jalousie a vite fait d’apparaître. Par ailleurs, contrairement à ce qu’on peut imaginer, il n’y a aucun dispositif rodé dans sa communication. Depuis qu’elle n’est plus députée, Marion Maréchal n’a pas d’attaché de presse, elle gère elle-même les demandes des journalistes, et ses apparitions plus ou moins régulières ne laissent pas entrevoir une stratégie de long terme.

Retirée de la vie politique, Marion Maréchal se consacre en effet à son école l’ISSEP, dont vous dévoilez toutes les coulisses. L’ancienne députée du Vaucluse a-t-elle réussi son pari entrepreneurial?

Il est trop tôt pour le dire. Le démarrage de l’Issep est assez poussif et la crise sanitaire n’a pas aidé. C’est pour l’instant une petite école qui tourne, comme j’ai pu m’en rendre compte sur place. Mais au-delà de la pérennité budgétaire, qui est un sacré défi, la réussite de l’Issep sera jugée en fonction de l’avenir de ses pensionnaires. Quelles carrières feront-ils demain ? Quels postes occuperont-ils ? Si le but est réellement de former l’élite de demain, ça ne sera pas pour tout de suite : je vois mal des administrations ou des grands groupes recruter des jeunes professionnels dont le CV est marqué du sceau « marioniste », indépendamment de leurs talents…

A lire aussi: Marion Maréchal: « L’alliance LR/RN est inévitable »

Vous dites que Marion Maréchal est un fantasme, la droite de la droite voit en elle un recours rêvé. Son entrée en politique et son succès soudains sont-ils un hasard? Marion Maréchal n’est-elle pas parfois elle-même dépassée par l’espoir qu’elle suscite?

Il y a plusieurs éléments. J’évacue d’abord son physique : elle correspond plus aux canons de beauté que Bruno Mégret, je pense que lui-même en conviendra. Son émergence rapide tient d’abord au fait que les journalistes se sont très vite emparés d’elle comme d’un objet médiatique. Pensez donc, la petite-fille de Jean-Marie Le Pen élue députée du jour au lendemain, c’est déjà un sacré épisode à raconter. Et si en plus des bisbilles apparaissent avec sa tante, on peut vendre plusieurs saisons croustillantes ! Marion Maréchal a donc très vite vu son image lui échapper, mais elle a évité le danger qui la guettait : celui d’exploser en vol sous la pression. Elle s’est soigneusement entourée, a rattrapé les lacunes de sa formation idéologique et calibré sa parole. De cette façon, elle a pu développer une ligne politique, ce qui lui a permis d’être peu à peu remarquée pour ses idées, et pas seulement pour ses cheveux blonds.

La nièce de Marine Le Pen n’est-elle pas sincère quand elle dit qu’elle ne veut pas faire d’ombre à sa tante, même si le récit médiatique prétend le contraire ?

Si. Après avoir lu mon enquête, on comprend que Marion Maréchal candidate, ce n’est pas pour 2022. Même si le problème est moins l’ombre qu’elle lui ferait que l’évitement du conflit politico-familial. Je ne suis pas friand de la psychologisation à outrance de la vie politique, mais la relation affective entre Marion et Marine – qui l’a vue naître, pour ainsi dire – est un élément essentiel pour comprendre cela : la nièce ne veut pas affronter sa tante en place publique. Pour l’instant, elle reste donc dans son couloir, même si elle n’en pense pas moins : pour elle, le RN n’est pas du tout armé pour l’emporter en 2022. Et il était intéressant de l’entendre dire sur BFMTV, à la rentrée, qu’elle ne comptait se mettre au service de personne pour la présidentielle. L’air de rien, c’est une vraie marque de distance vis-à-vis de Marine Le Pen.

La Marion dont vous dressez le portrait est de droite assumée. Elle est libérale économiquement, travailleuse, opposée au mariage homosexuel et séduite par le conservatisme d’un Bellamy. C’est ce qu’on appelle « le RN du Sud » et c’est, en creux, tout ce qui manque à Marine Le Pen pour certains militants de la droite nationale. Pourtant, vous expliquez que Patrick Buisson – dont les idées sont plutôt proches de celles de Marion Maréchal – soutient Marine Le Pen plutôt que sa nièce. Pourquoi ?

Buisson ne soutient pas particulièrement Marine Le Pen : il estime que son nom est un repoussoir pour un trop grand nombre de Français, et il le lui a d’ailleurs dit en face. Il fait d’ailleurs la même analyse dans le cas de Marion Maréchal. Mais il est vrai que ses relations sont encore plus mauvaises avec la nièce qu’avec la tante ! Je raconte dans mon livre un dîner entre eux, en juin 2019, qui s’est terminé en queue de poisson. Sur le fond idéologique, en effet, Buisson partageait avec Marion Maréchal l’idée de l’union des droites, ce qu’il appelait dans une formule efficace l’alliance de la France de Johnny et de la Manif pour tous. Mais il a changé d’avis après les 8% de Bellamy aux européennes de 2019, en estimant qu’il fallait plutôt unir les anti-libéraux, ce qui ressemble plus au projet de Marine Le Pen. Tous ces débats stratégiques sont passionnants, mais à vrai dire, je pense que le sujet est surtout relationnel. Certains proches de Marion Maréchal estiment que Buisson est vexé parce que Marion Maréchal n’en a pas fait un conseiller influent à ses côtés. Et vous savez que les divergences personnelles sont souvent plus fortes que les convergences d’idées.

Zemmour: une judiciarisation liberticide

Éric Zemmour, Perpignan, 23 septembre 2019. © Alain ROBERT/SIPA Numéro de reportage : 00924954_000010

La nouvelle comparution d’Éric Zemmour n’est pas anodine et nous alerte sur le remplacement du débat d’idées par les tribunaux. Une poignée d’associations fait son miel de cette judiciarisation quotidienne.


N’ayons pas peur des mots : plus les jours passent, plus la police de la pensée fait des ravages. Dernier épisode en date, la comparution d’Éric Zemmour le mercredi 9 décembre devant le tribunal correctionnel. Son délit ? Avoir soutenu lors d’un débat télévisé que le maréchal Pétain aurait joué un rôle dans le (relatif) sauvetage des juifs de nationalité française. Ce faisant, il se serait rendu coupable de contestation de crime contre l’humanité.

On se frotte les yeux. On se pince. Car Zemmour ne fait que reprendre – de manière certes abrupte, lapidaire et caricaturale dans la forme – ce qu’ont soutenu et soutiennent encore, non sans raisons, quantités d’historiens, dont, entre autres, Léon Poliakov dans le Bréviaire de la haine (1951), Raul Hilberg, dans sa monumentale somme La Destruction des juifs d’Europe,  l’académicien français Robert Aron dans son Histoire de Vichy et, plus récemment, le chercheur franco-israélien Alain Michel dans son livre Vichy et la Shoah (2014).

Instrumentalisation liberticide

Mais là n’est pas le sujet, pas plus que ne l’est la personnalité (très) controversée de Zemmour. Le sujet est le suivant : la liberté d’expression existe-t-elle encore en France ? Pour quelles étranges raisons, les propos de Zemmour contreviendraient-ils à la loi ? À les supposer contestables, en quoi nieraient-ils la réalité de la Shoah ? En quoi discuter du rôle de Pétain reviendrait-il à remettre en cause l’existence des chambres à gaz ? Il y a là un détournement de la loi, une instrumentalisation liberticide de la justice par des associations (SOS Racisme, Licra, MRAP) qui cherchent à interdire tout débat historique. Cela est extrêmement grave. Le parquet a requis 10 000 euros d’amende. Mais quelle est la légitimité du parquet pour réclamer une telle peine ? Que connaît-il du sujet ? Les tribunaux sont manifestement incompétents, à tous les sens du terme, pour juger la complexité des débats historiques.

À lire aussi, Aurore Van Opstal: Une liberté d’expression sans exception est-elle souhaitable?

On aurait pourtant pu croire la question réglée depuis longtemps. Le 13 juillet 1984, Le Monde assura la publicité d’un texte dont Jacques Isorni, l’avocat historique de Pétain, était l’auteur. Ce texte, intitulé : « Français, vous avez la mémoire courte », résumait en quelques points la défense du maréchal. Avant sa publication, il avait été soumis pour avis à André Laurens, le directeur du Monde, et à Jacques Fauvet, son prédécesseur, qui n’avaient ni l’un ni l’autre émis la moindre réserve, estimant que leur journal se devait « de permettre des débats sur des sujets de société ». Rien de ce qui était écrit n’était en effet nouveau. Les arguments utilisés l’avaient été mille fois par tous les défenseurs de Pétain depuis quarante ans. Le texte évoquait « les atrocités et les persécutions nazies », sans autre précision, et le rôle prétendu « protecteur » de Pétain face à cette « barbarie ».

Plainte avait alors été déposée par l’Association nationale des anciens combattants de la Résistance (ANACR) et le Comité d’Action de la Résistance (CAR) pour apologie des crimes de collaboration contre Le Monde et Isorni.

Philippe Bilger contre l’histoire officielle

Au mois de juin 1986, le siège du parquet était occupé par le jeune substitut Philippe Bilger qui, avec sagesse, requit la relaxe. Qualifiant le débat « d’extraordinairement difficile », Bilger se demanda s’il n’y aurait pas de la part des plaignants « les prémisses d’un petit totalitarisme, d’une volonté de régenter l’information au nom d’une morale qui justifierait tout, y compris une presse moins libre au risque d’entériner une histoire officielle que l’on ne pourrait plus remettre en cause ». Une semaine plus tard, le tribunal rendit son jugement. Tous les prévenus furent relaxés. Les associations résistantes firent appel. Considérant que le manifeste litigieux contenait « implicitement et nécessairement » l’apologie des crimes de collaboration, quand bien même y étaient évoquées les atrocités et persécutions nazies, Isorni fut condamné à verser un franc de dommages et intérêts. La Cour de cassation confirma cette décision. Isorni saisit alors la Cour européenne des droits de l’homme. Le 23 septembre 1998 – trois ans après la mort d’Isorni – les juges européens condamnèrent la France à verser 100 000 francs de dommages et intérêts à ses héritiers de manière à compenser le préjudice né de sa condamnation, jugée « disproportionnée dans une société démocratique ». La Cour constatait qu’Isorni n’avait jamais tenu de propos négationnistes, ni voulu minimiser l’Holocauste. Que seuls de tels propos étaient sanctionnables. Que pour le reste, il n’appartenait pas aux États d’arbitrer des débats d’historiens. Que si les autorités nationales pouvaient sanctionner des paroles racistes ou négationnistes émises lors de tels débats, elles ne pouvaient pas purement et simplement interdire le débat. Heureux temps. Quelle régression !

Gilles Antonowicz, avocat, historien
François Garçon, historien, enseignant-chercheur, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Limore Yagil, historienne, professeur d’Histoire contemporaine HDR Paris IV-Sorbonne

Vous tutoyez tout le monde?

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Étienne Kern. © Didier PRUVOT/Opale/Leemage

Amoureux des subtilités du français, Etienne Kern raconte la vie moderne à travers la dialectique entre le tutoiement et le vousoiement. 


Les délicieuses complexités de la langue française demeurent un charme incompris des étrangers et, de plus en plus, des Français eux-mêmes. Ainsi en est-il de l’usage du tu et du vous, deux pronoms synonymes de subtilités historiques, sociales et culturelles, avec lesquelles chacun est encore prié de s’accommoder, à défaut de les maîtriser.

Étienne Kern cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70% des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes

Dans un livre savoureux, Le tu et le vous : l’art français de compliquer les choses (Flammarion), Étienne Kern décline ces situations aux enjeux modestes, mais où la peur de mal faire est bien réelle : première rencontre avec son supérieur hiérarchique, avec ses futurs beaux-parents, avec un ancien camarade de classe devenu personnalité publique… Et puis ces règles induites qui veulent que deux hommes politiques, même de bords opposés, se tutoient à la buvette, mais se vousoient dans l’hémicycle. « Proximité d’un côté, éloignement de l’autre : les principes ont l’air clair », affirme l’auteur, tout en reconnaissant qu’il y a peut-être plus d’éloignement dans un « Casse-toi pov’con » que dans un « Comment allez-vous ? »

Ce livre ne recense pas les usages et ne cherche pas à les conceptualiser. Étienne Kern pose son regard de professeur de français qui « essaie d’être aussi sensible que possible aux nuances de la langue et à ce qui se dit sous les mots ». Il cite ainsi une étude montrant que, dans le monde de l’entreprise, 70 % des hommes tutoient leur chef, mais seulement 49 % des femmes. « Ce déséquilibre pronominal atteste à sa manière, écrit-il, comme les écarts salariaux, les inégalités dont les femmes sont victimes : il en est l’enregistrement, la preuve par la langue. » Il reprend aussi la formule de Michelle Perrot : la conception des rapports familiaux est « révolutionnée par la Révolution ». On aspire à davantage de fraternité et d’égalité entre générations… et voilà comment les petits-enfants sont autorisés à tutoyer leurs grands-parents.

Le vousoiement marque la distance

La vague digitale qui a déferlé sur nos sociétés est évidemment évoquée, et avec elle son langage particulier, reflet d’un « discours libertaire cyber-utopiste de style californien, hérité de la contre-culture des années 1960 », révélateur des différences générationnelles aussi. En juillet 2011, Laurent Joffrin est malgré lui à l’origine d’un embrasement de la twittosphère, après avoir répondu à un journaliste, par tweets interposés : « Qui vous autorise à me tutoyer ? »

Si le vousoiement marque la distance que l’on doit à un inconnu, une personne âgée ou détentrice de l’autorité, Étienne Kern se demande pourquoi, alors, est-il permis de tutoyer Dieu. Un prêtre lui répond : « Ce qui compte, c’est que Dieu entende la majuscule. Il ne faut jamais dire tu, mais Tu. Il ne faut jamais dire vous, mais Vous. Après, Tu ou Vous, c’est pareil. L’important, c’est de comprendre que Dieu n’est pas un “il” ou un “cela” : c’est quelqu’un à qui on peut parler. » Preuve que les voies du Seigneur ne sont pas les seules impénétrables, cette confidence de Bernadette Chirac : « Quand Jacques veut me mettre de mauvaise humeur, il me tutoie. »

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La dissolution des associations en lien avec l’islamisme radical: une lutte contre le double discours

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Marche contre l'islamophobie, Paris, 10 novembre 2019 © Philippe Labrosse/Hans Lucas/AFP

Après l’attentat de Conflans-Sainte-Honorine et l’assassinat ignoble de Samuel Paty le 16 octobre 2020, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a décidé de dissoudre les associations qui auraient des liens avec l’islamisme radical. Cette procédure est-elle nouvelle ? Et peut-on apporter des limites à ces associations au sein d’un État de droit ?


Quelques heures après l’attentat contre le professeur Samuel Paty, Gérald Darmanin avait annoncé que « 51 structures associatives verront toute la semaine un certain nombre de visites des services de l’État et plusieurs d’entre elles, sur ma proposition, se verront dissoudre en Conseil des ministres ». Qu’en est-il dans la réalité ?

Un lent processus de dissolution engagé depuis 2012

Un processus (certes lent) de dissolution des associations liées au radicalisme islamiste a commencé depuis 2012. Le premier groupement de fait dissous (par le décret 2012-292 du 1er mars 292) fut « Forsane Alliza », appelant à l’instauration du califat et incitant les musulmans à s’unir en vue de participer à une guerre civile présentée comme très probable, et en préparant ses membres au combat et à la lutte armée.

Trois associations furent ensuite dissoutes le 24 janvier 2016: « Retour aux sources », « Le retour aux sources musulmanes », et l’« Association des musulmans de Lagny-sur-Marne » (bel et bien dissoute après un recours devant le juge administratif)[tooltips content= »Décret du 6 mai 2016 portant dissolution d’une association. »](1)[/tooltips]. Puis, ce fut au tour de l’association « Fraternité musulmane Sanâbil (Les Épis) » le 24 novembre 2016, de l’« Association des musulmans du boulevard National » (AMN Assouna), le 31 août 2018, ou encore de l’association « Killuminateam – Les soldats dans le sentier d’Allah » le 26 février 2020.

Plus proche de nous et à la suite de l’attentat de Conflans Sainte-Honorine, le 21 octobre 2020, l’État a dissous le collectif « Cheikh Yassine » (du nom de Cheikh Ahmad Yassine, cofondateur du Hamas, le mouvement islamiste palestinien).

« Cheikh Yassine »: un collectif proche du Hamas

L’homme qui accompagna le parent d’élève venu se plaindre du professeur Samuel Paty, n’était autre qu’Abdelhakim Sefrioui, président du collectif « Cheikh Yassine ». Actuellement objet d’une enquête pour « complicité d’assassinat terroriste » en lien avec l’assassinat du professeur à Conflans-Sainte-Honorine, cet homme n’est pas inconnu des services de renseignement, car visé par une fiche S depuis plusieurs années.

Abdelhakim Sefrioui, le leader du collectif pro-Palestine "Cheikh Yassine", interpellé par la gendarmerie à Paris en 2012 © MIGUEL MEDINA / AFP.
Abdelhakim Sefrioui, le leader du collectif pro-Palestine « Cheikh Yassine », interpellé par la gendarmerie à Paris en 2012 © MIGUEL MEDINA / AFP.

Dès sa création en 2004, ce collectif s’est positionné en faveur de la branche armée du Hamas, inscrite sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne. C’est aussi grâce à ce collectif que son dirigeant a pu rencontrer de nombreux individus connus pour leur appartenance à des groupes islamistes radicaux, pour leur participation à des projets d’attentats terroristes ou encore à des filières d’acheminement de djihadistes en zone irako-syrienne. Plus encore, le dirigeant du collectif est entré en contact à de nombreuses reprises, dont en dernier lieu au printemps 2020, avec la veuve de l’un des deux auteurs de l’attentat perpétré contre le journal Charlie Hebdo.

Une semaine après la dissolution du Collectif « Cheikh Yassine », l’association Barakacity fut dissoute par un décret du 28 octobre 2020. Dans le viseur du gouvernement, son fondateur Driss Yemmou, dit Idriss Sihamedi, est soupçonné d’avoir lancé des campagnes de cyberharcèlement contre une ex-journaliste de Charlie Hebdo et une chroniqueuse de RMC, toutes deux engagées dans la lutte contre l’islamisme, et s’est aussi rendu personnellement en Syrie, en zone occupée par l’État islamique en septembre 2018.

Le CCIF accusé d’être une «officine islamiste œuvrant contre la République»

La dissolution du Collectif « Cheikh Yassine » est fondée sur les nombreuses relations que cette association entretient au sein de la mouvance islamiste radicale et soutient par l’intermédiaire de ses publications des référents religieux connus pour leur légitimation du djihad armé et leur ralliement à l’idéologie d’Al-Qaeda. Plus encore, le président de cette association entretient des relations avec d’autres associations appartenant à la mouvance islamiste radicale, qu’il s’agisse de structures islamistes en Europe ou de groupes djihadistes, et avec d’ex-membres d’associations aujourd’hui dissoutes pour leur implication dans cette mouvance (comme le président de l’association elle aussi dissoute Sanabil).

A lire aussi, notre entretien, Aurélien Taché: « Faut-il renvoyer les parents de l’assassin de Samuel Paty à cause de ce qu’a fait leur fils? »

Cette association a aussi bénéficié de dons de personnes impliquées dans des faits de terrorisme, dont notamment l’auteur de l’attentat contre deux policiers à Magnanville commis le 13 juin 2016.

Enfin, le gouvernement a engagé la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), le 2 décembre 2020, accusé d’être une « officine islamiste œuvrant contre la République ». Cette association a préféré s’auto-dissoudre pour éviter de subir une telle mesure, en prenant bien soin de transférer ses actifs à l’étranger« à des associations partenaires qui se chargeront de prendre le relais de la lutte contre l’islamophobie à l’échelle européenne ». C’est la raison pour laquelle l’État a voulu aller plus loin, en dissolvant le collectif en tant que groupement de fait, puisque cette auto-dissolution est « intervenue pour faire échec au projet de dissolution envisagé par le gouvernement, n’est que de pure façade, l’association continuant désormais ses agissements sous la forme d’un groupement de fait qu’il y a lieu de dissoudre pour les mêmes motifs »[tooltips content= »Décret du 2 décembre 2020 portant dissolution d’un groupement de fait. »](2)[/tooltips].

L’État de droit, un paravent pour d’autres objectifs ?

L’État de droit permet aux associations visées de défendre leur point de vue en affichant officiellement une position de promotion des droits et libertés et de lutte contre l’islamophobie. Mais dans la pratique, il en va différemment.

Pour exemple, l’association Barakacity, a pour objet officiel « la création, la…

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