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Mirbeau et Chesterton, ou les grands intempestifs


La parution d’un recueil de romans d’Octave Mirbeau et d’une nouvelle traduction d’un chef-d’oeuvre de Chesterton permet de lire ou relire ces deux écrivains qui, entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, s’attaquent frontalement à leur époque et, dans un rire inquiet et salvateur, en dénoncent la dangereuse folie.


Octave Mirbeau (1848-1917) a commencé sa carrière journalistico-politique à droite, voire très à droite pour devenir un romancier franchement libertaire, la quarantaine venue. Le sens commun veut des évolutions contraires, en oubliant pourtant que Victor Hugo lui aussi a été un jeune romantique monarchiste et légitimiste avant de mourir en père de la République sociale, auréolé de ses combats contre la misère, le travail des enfants, la peine de mort.

On peut chercher dans la vie de Mirbeau une explication biographique à cette évolution brutale qui a fait de l’antisémite un ardent dreyfusard et du polémiste bonapartiste le défenseur de l’anarchiste Ravachol.

Cette explication biographique a un nom : Judith Vinmer. Elle est à Mirbeau ce qu’a été l’Odette de Crécy au Swann de Proust, une demi-mondaine « qui n’est même pas son genre ». Quatre ans entre 1880 et 1884 dont il ressort moralement épuisé. Pourtant, rien ne vaut un chagrin d’amour pour vous décider à écrire enfin un roman. En 1886, le brillant journaliste, de retour de la campagne où il était allé lécher ses plaies de grand fauve, publie Le Calvaire. Ce roman-cauchemar tient de l’exorcisme. C’est à partir du prisme de la pulsion de mort que contient toute passion amoureuse que Mirbeau a l’intuition d’un monde conçu comme un abattoir grandeur nature. La maîtresse cruelle, voire franchement sadique, conduit dans Le Calvaire Jules Mintié, le narrateur, écrivain raté et qui le sait, à la limite du meurtre et de la folie. Il préfère disparaître, habillé en ouvrier, au fin fond de la Bretagne.

Mirbeau, lui, ne disparaît pas, mais devient au contraire un écrivain de premier plan, une voix unique, inclassable dans ce qu’il a été convenu d’appeler la littérature fin-de-siècle. C’est un Bloy athée et anticlérical, mais qui partage avec le catholique inspiré une verve pamphlétaire redoutable et une aptitude rageuse aux chocs frontaux avec son époque. À défaut d’être amis, d’ailleurs, Bloy et Mirbeau s’estimaient et estimaient mutuellement leurs œuvres respectives, ce qui n’allait pas de soi quand on connaît l’exigence et la férocité de ces deux-là en matière de critique littéraire.

Octave Mirbeau (1848-1917). © Bianchetti/leemage
Octave Mirbeau (1848-1917). © Bianchetti/leemage

On ne retrouve pas la noirceur désespérée du Calvaire dans le volume Mirbeau publié dans la collection « Bouquins » et édité par Pierre Glaudes qui préfère nous donner ce qu’il appelle « quatre romans de la maturité ». Ils se caractérisent, d’après Glaudes, par le ton nouveau de Mirbeau, celui du satiriste d’une société qu’il autopsie avec une colère intacte. On pourra ainsi lire ou relire, dans l’ordre chronologique, Le Jardin des supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), dernier roman que Mirbeau publie de son vivant, achevé par un autre que lui, Léon Werth, et qui met en scène un écrivain et son chien. C’est un roman « cynique » au sens étymologique du terme puisque le chien se révèle infiniment plus moral que son maître et démystifie les fausses valeurs d’une société qui est pourtant bonne fille avec Mirbeau qui mourra millionnaire.

Un réalisme carnavalesque

Si Mirbeau dit encore quelque chose à nos contemporains, c’est grâce au Journal d’une femme de chambre, best-seller à sa parution, transfiguré par une adaptation cinématographique de haut-vol, celle de Buñuel en 1964 avec Jeanne Moreau. Ce roman est novateur, notamment dans ses caractéristiques formelles. L’héroïne et narratrice, Célestine, une jeune bonne, très séduisante, est embauchée par un couple de petits-bourgeois, quelque part en Normandie, la terre natale de Mirbeau. Le peu de temps libre que lui laissent ses patrons, elle l’occupe à la rédaction d’un journal intime. Si le journal fictif a parfois été employé en littérature, Mirbeau est le premier à lui conférer un réalisme cru, profondément inscrit dans son époque puisque les dates correspondent à celle de l’affaire Dreyfus.  Le journal commence le 14 septembre 1898, alors que le colonel Henry, convaincu d’avoir falsifié les preuves incriminant l’officier juif, se suicide dans sa cellule, et il se termine moins d’un an plus tard, en juillet 1899, alors que Dreyfus va rentrer en France, libéré de sa prison de l’île du Diable.

Mais ce réalisme, Mirbeau le fait dériver vers une forme carnavalesque qui provoque le rire. La violence sociale des rapports entre les maîtres et les domestiques n’est plus qu’une toile de fond pour une Célestine qui prend un plaisir évident à colliger toutes les perversions imaginables de la bourgeoisie, petite et grande, mais aussi des domestiques eux-mêmes. La sexualité déréglée de la plupart des protagonistes est pour Mirbeau l’indice le plus sûr d’une décomposition du système social.

Un « en dehors »

Mirbeau, à cette époque, a clairement choisi son camp. Il se définit comme un « en dehors » comme se désignaient eux-mêmes les libertaires de la fin du siècle. C’est-à-dire « en dehors » des règles, des préjugés, des lois. Ce mouvement s’accomplissant dans le fracas salvateur d’un rire nietzschéen accompagné de celui des bombes jetées ici et là contre les symboles de l’ordre établi.

Cette vision de l’anarchie, Mirbeau l’a déjà expérimentée, sur un plan formel, dans le très sadien Jardin des supplices, car l’anarchie veut faire table rase de tout, y compris de la forme romanesque classique. Un diplomate en mission en Inde rencontre Clara, une aristocrate anglaise aux goûts pour le moins spéciaux. Elle l’entraîne en Chine où elle prend son plaisir en observant des bagnards torturés en fonction de leur condition sociale : « Je t’apprendrai des choses terribles… des choses divines… tu sauras enfin ce que c’est que l’amour !… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l’amour… et de la mort !… » C’est Freud avant Freud, Éros et Thanatos habillés avec les oripeaux du décadentisme fin-de-siècle. On laissera le lecteur découvrir le supplice de la cloche, de la caresse ou encore du rat.  Pour le reste, dans ce roman qui est en fait une récupération de chroniques et de contes précédemment parus, le satiriste s’en donne à cœur joie, au travers de personnages réduits à des caricatures « hénaurmes ».

Ce que certains critiques reprochaient à Mirbeau, les coutures trop visibles, le grossissement du trait, l’impression de bric et de broc, sont pour le lecteur moderne une troublante esthétique de l’inquiétude. Zola ne s’y était pas trompé. Il trouvait du génie à Mirbeau alors que celui-ci n’a eu de cesse, pourtant, de rompre avec les canons du naturalisme qu’il jugeait démodé parce que Zola et ses disciples voulaient faire du roman une branche des sciences sociales.

Mirbeau pousse d’ailleurs cette déconstruction du roman jusqu’au bout dans La 628-E8. Le titre est celui de la plaque d’immatriculation de la Charron-Girardot-Voigt, la CGV, une automobile de luxe. Dans ce livre, qui tient du récit de voyage et de la chronique, Mirbeau donne un génial fourre-tout, assez joyeux comme si la vitesse le libérait d’un poids, en précurseur anar de Morand. Longues conversations à bâtons rompus, souvenirs qui surgissent par association d’idées, le Mirbeau peint par Jules Renard, « un homme qui se réveillait en colère et se couchait furieux », devient infiniment plus léger, presque rieur.

Un homme qu’on appelait Chesterton

À l’époque où Mirbeau roulait entre Bruxelles, Anvers et Rotterdam avant d’obliquer sur Düsseldorf et « Berlin-Sodome », un certain G. K. Chesterton (1874-1936) publiait, de l’autre côté de la Manche, en 1908, un roman tout aussi inclassable, tout aussi drôle et terrifiant qu’un roman de Mirbeau. Il vient d’être retraduit par Marie Berne aux éditions de L’Arbre vengeur sous le titre L’homme qu’on appelait Jeudi – un cauchemar. Marx disait qu’un spectre hantait l’Europe et qu’il s’agissait du communisme, il semble plutôt en ce début de xxe siècle qu’il se soit agi de l’anarchie, sujet central du roman de Chesterton.

Il s’agit d’un roman protéiforme et inclassable, comme l’était le génie de Gilbert K. Chesterton, auteur d’une œuvre monumentale où l’on trouve des essais, des romans, de la poésie, des nouvelles et des recueils d’articles. Comme Mirbeau, il est un polémiste virulent qui prend part à toutes les querelles idéologiques et littéraires de son temps. Il fait partie, à la sauce anglaise, de ceux qu’Antoine Compagnon a appelé chez nous « les antimodernes ». Il n’est pas, à proprement parler un réactionnaire, plutôt un éternel minoritaire qui se méfie du progrès technique alors que le monde se désenchante dans un véritable effondrement spirituel. La Première Guerre mondiale, où il perd son frère, en est pour lui l’illustration monstrueuse. Il en tient pour responsable le protestantisme, ce qui, en 1922, pousse cet anglican à se convertir au catholicisme et à s’en faire l’ardent défenseur, notamment parce que cette religion est aussi un espoir, à travers la Révélation, de contredire la folie de la science et les deux grandes idéologies qui en sont les rejetons : le capitalisme et le socialisme.

Mais il ne faudrait pas oublier le tempérament de Chesterton. Il a, comme Mirbeau, le sens joyeux de la satire et de l’humour noir, du paradoxe et de la provocation. Ses ennemis voyaient en lui un polygraphe désordonné alors que son génie sera célébré par son « meilleur ennemi » George Bernard Shaw, mais aussi par des écrivains de tempéraments aussi différents qu’Hemingway, Kafka ou Borges.

L’homme qu’on appelait Jeudi est une porte d’entrée idéale dans son œuvre pour le lecteur français qui goûtera l’étrange allure de thriller métaphysique de ce roman où un poète, Syme, appartenant à la police secrète, s’infiltre grâce à un autre poète, Gregory, dans un groupe anarchiste, tout aussi secret, qui désire faire tout sauter et dont les membres dirigeants portent chacun le nom d’un jour de la semaine et sont commandés par un mystérieux et invisible Dimanche.

Leur projet est simple, détruire l’humanité. Syme parvient à se faire élire par le groupe qui doit remplacer Jeudi. Le roman a des allures de Fantômas ou de Rocambole et on n’oubliera pas que Chesterton devait quelques années plus tard investir avec succès, entre 1910 et 1935, le « mauvais genre » en créant le Père Brown, un curé-détective de l’Essex qui, le temps de 50 nouvelles, résoudra les affaires les plus alambiquées sans jamais chercher à punir les coupables, car c’est l’affaire de Dieu. Dans L’homme qu’on appelait Jeudi, une table de pub s’enfonce dans le sol pour amener les membres aux réunions dans des pièces qui sont de véritables arsenaux. On se bat en duel, on essuie des fusillades, on passe d’un lieu à l’autre avec cette aisance des rêves ou, pour reprendre le sous-titre du roman, du cauchemar.

Étrangement, le roman pourra rappeler la série « télévisionnaire » anglaise culte de Patrick McGoohan, Le Prisonnier qui repose sur une identique structure, aimablement paranoïaque.  En effet, assez rapidement Syme s’aperçoit que tous les membres du groupe sont comme lui des policiers qui ont été recrutés par la voix mystérieuse de Dimanche dans une chambre obscure. Dimanche les envoie en France, la Mecque du terrorisme anarchiste, à la poursuite de l’Anarchiste avec un grand A, qui se révèle être… Dimanche lui-même.

Contre le confort intellectuel

Ce n’est donc pas, ou pas seulement, un roman sur l’anarchie contre l’ordre, mais sur la difficulté à les distinguer et sur la question, combien angoissante, de leur caractère interchangeable, voire de leur indispensable complémentarité comme dans cet épisode où les deux poètes s’affrontent à propos d’un arbre et d’un réverbère. L’arbre représente le merveilleux et effrayant désordre de la vie, comme le pense Gregory, contrairement à la banalité du réverbère qui incarne l’ordre. Ce à quoi Syme répond qu’on ne verrait pas l’arbre sans le réverbère.

C’est le paradoxe ultime, qui est chez Chesterton, comme chez Mirbeau, le refus intempestif et joyeux de ce poison qui nous corrode lentement, mais sûrement : le confort intellectuel.

Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices et autres romans (éd. Pierre Glaudes), « Bouquins », Robert Laffont, 2020.

Le Jardin des supplices et autres romans

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K. Chesterton, L’homme qu’on appelait Jeudi – un cauchemar (trad. Marie Berne), L’Arbre vengeur, Talence, 2020.

L'homme qu'on appelait Jeudi: Un cauchemar

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Patrice Jean, romancier minutieux de la société progressiste

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Dans son dernier roman La poursuite de l’idéal, Patrice Jean suit la dérive de son personnage dans une époque festive et triste. Une réussite!


Le dernier roman de Patrice Jean, La poursuite de l’idéal (Gallimard), est une fiction qui parle de notre époque, de nos contemporains, et d’un jeune homme qui poursuit, dans les dédales d’une vie sociale chaotique, son idéal, devenir poète. « La littérature est un acte asocial », fait dire Patrice Jean à un de ses personnages ; elle n’a « rien de collectif », elle est un plaisir solitaire qui toujours contrecarre l’esprit du temps. Contrecarrer l’esprit du temps, Patrice Jean s’en fait un devoir depuis longtemps, à travers des livres remarquables. Son dernier roman est une étude minutieuse de notre époque.

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Nous découvrons Cyrille Bertrand, le héros de La poursuite de l’idéal, à l’âge de trois ans, sur une piste de danse où il tombe, rit, se relève, se cogne à nouveau et pleure. Les pleurs s’estompent, « ne reste bientôt plus qu’un reniflement régulier, une poitrine soulevée par l’écœurement, des yeux embués et une tristesse infinie ; la musique, elle, ne s’est pas tue, la fête continue, insouciante et implacable. » Ce petit évènement est prédictif de la vie du jeune homme qui se cognera bientôt à la réalité du monde, aux bouleversements et aux hasards décisifs de la vie.

Migrants, hétéronormativité, gauchistes en troupeau…

Fils d’un plombier et d’une mère au foyer, le très jeune Cyrille Bertrand, admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud et des seins des femmes, veut devenir poète. De rencontre en rencontre, il devine dans les existences singulières de ses prochains les traits caractériels de notre époque : Fleur, future agrégée de lettres modernes, trouve Musset « hyper chiant » mais adore le travail d’un metteur en scène qui « sublime un texte vieillot » en le modifiant et en incluant des réflexions modernes sur les migrants. Elle a une chaîne YouTube sur laquelle elle partage avec ses « followers » ses croyances en un monde meilleur. Maelys est bisexuelle et veut que « les gens comprennent que l’hétéronormativité, ça suffit. » Olga et Constance sont de belles jeunes femmes qui brûlent l’imagination de Cyrille. Quant à ce dernier, rien n’est encore décidé hormis le fait qu’il désire « trahir sa classe sociale ». Les « airs de belle âme, les allures de rebelle » de ces camarades de fac, gauchistes en troupeau, le rebutent. Il lit Stendhal. Il écrit des poèmes, quand ses amis élaborent déjà des plans professionnels. Il lit des livres, quand tout le monde ne lit plus que son smartphone. Balloté par la vie, il poursuit son idéal en zigzagant, peu sûr de lui, encore ouvert à toutes les possibilités que lui offrent ses nombreuses rencontres.

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Les années passent. Cyrille n’a toujours rien écrit qui le satisfasse totalement. Il croise d’autres destins, d’autres vies. Il vivote grâce à de petits boulots. Il dérive, et Patrice Jean décrit simplement cette dérive, dans une langue précise et subtile. Un trait, dit-il, caractérise son héros, l’irrésolution. Cyrille arpente des chemins étranges, qui sont ceux de la vie ; il ne décide de rien mais la vie décide pour lui et le fait rencontrer d’autres hommes, tout aussi irrésolus, tout aussi perdus.

Patrice Jean ne caricature pas: il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole

Certains, toutefois, semblent plus déterminés : Raphaël est catholique et libertin. Ambroise, fils de “bonne famille”, écrit dans Le Monde – mais aurait pu écrire pour Le Figaro s’il ne craignait pas d’être « marqué à droite » – Le Monde, « ça ouvre des portes. » Baudouin, sympathique cadre commercial, mate le fessier des filles et voit dans la théorie du genre une « pulsion de mort ». Le « réac » Jean Trezenik – personnage dont on imagine qu’il est une sorte de porte-parole de l’auteur – est l’anti-moderne par excellence, un homme cultivé qui tape sur tous les « branquignols de la culture », et qui abhorre ce temps progressiste. Son contraire absolu est un “théoricien de la gauche radicale”, Pierre Beauséjour. Ce dernier, adepte de la novlangue, crée des mots et des concepts qu’il croit vertigineux : le devenir-monde, le dominant-soi, et d’autres encore, tous aussi bêtes et creux. Beauséjour, penseur de « la complexité des processus réflexifs », esprit des Lumières adoubé par l’intelligentsia journalistique, est un mélange solide de bêtise et de contentement de soi, imperméable à l’intelligence et à la beauté du monde dont regorgent les grandes œuvres littéraires ; il est le noyau atomique de toutes les crasseries intellectuelles que cette époque charrie. Patrice Jean ne rate pas son portrait, qu’il teinte de la « couleur de moisissure de l’existence des cloportes » (Flaubert). Beauséjour, c’est du Homais puissance dix, un être médiocre et fat qui se prend pour un penseur et qui n’est qu’un faussaire doublé d’un agent policier de la pensée, un esprit blet comme il en tombe à la pelle quand on secoue certaines branches universitaires.

Visite au musée de Littérature globale

Mais revenons à notre héros qui dérive toujours, de boulot en boulot, d’amour déçu en amour défait, de famille recomposée en famille éclatée, d’insatisfaction en intranquillité. Au milieu des méandres biographiques de son héros, Patrice Jean pointe les absurdités culturelles, journalistiques, médiatiques de notre temps. Il décrit, sourire en coin, la transformation d’un musée de la Littérature française (française ? Quelle horreur !) en un musée de Littérature globale (le MuLG), « futur institut de la littérature-monde » – dixit Beauséjour, le penseur radical et complexe qui est à la littérature ce que Patrick Boucheron est à l’Histoire de France. Profitant des aléas de la vie de Cyrille, le romancier décrit la perfidie du monde actuel et de ses laudateurs, sociologues déconstructivistes ou théoriciens du genre, artistes vertueux, “penseurs” progressistes qui ne jouissent que de « leur position politique, leur conscience morale immaculée », journalistes inculturés, bourgeois écolos qui s’épatent de manger bio et de « sauver la planète », etc. En portraitiste implacable et drôle, Patrice Jean ne caricature pas : il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole. Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert se voit ainsi augmenté des âneries les plus récentes et les plus modernes.

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Haïr son époque

Que deviendra Cyrille, après avoir participé à la conception d’une série télévisée pour la chaîne Universal&Joy, connu le succès médiatique, été très à l’aise financièrement ? « Il arrive toujours un moment de la vie, où une âme sensible rompt avec son temps, c’est douloureux, mais il n’y a pas d’autre façon de naître à la vie de l’esprit », dira Trezenik à son ami traversé à nouveau par le doute et l’insatisfaction d’une vie qui ressemble à son époque, festive et triste, artificielle et bruyante, machine à transformer les hommes en spectres. Que deviendra Cyrille, qui a maintenant trente ans, qui sait qu’il n’est plus de son époque, que « le divorce est consommé », et qui poursuit son idéal d’écriture en pressentant que les deux devoirs de l’écrivain sont de haïr son époque et d’être haï d’elle ? Nous laissons au lecteur le bonheur de le découvrir. Nous l’abandonnons à sa joie de lecteur solitaire, heureux de s’extraire d’un « monde damné et insignifiant, damné parce que insignifiant », le temps des quelques heures nécessaires à la lecture de ce roman ambitieux, de ce que nous n’hésitons pas à appeler un chef-d’œuvre littéraire.

La Poursuite de l’idéal, Patrice Jean, Gallimard.

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Arte: vie et mort de Brian Jones, écarté des Rolling Stones

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« La vie de Brian Jones », documentaire de 52 minutes réalisé par Patrick Boudet, est diffusé en replay sur Arte jusqu’au 21 février.


Ce film aurait pu s’intituler « La disparition de Brian Jones. » En effet, il se focalise sur l’ange noir et lumineux qu’était Brian Jones, et montre comment la figure devenue mythique a été progressivement écartée du plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Jusqu’à se noyer dans sa piscine le 3 juillet 1969. Mort qui donna lieu bien sûr à de nombreuses élucubrations, il s’est murmuré que les autres membres du groupe auraient précipité sa chute. 

Un enfant terrible

S’ils cherchent une analyse musicale de la période Brian des Stones, les gardiens du temple rock’n’roll en seront pour leur frais. Le documentaire tourne autour de l’astre Brian, chasse ses sourires, sa mélancolie, et vers la fin son regard embrumé par la drogue. 

Dès le début, la messe est dite. Bill Wyman, le bassiste des Stones, déclare : « Brian c’était les Stones, le groupe n’aurait pas existé sans lui, Mick et Keith auraient peut-être fondé un autre groupe, mais pas les Rolling Stones.»

Né à Cheltenham, ville plutôt chic du Gloucestershire, issu de la classe moyenne – sa mère était professeur de piano et son père ingénieur-, prisonnier d’une éducation stricte typiquement britannique, Brian Jones fut très vite un enfant terrible. Les filles et le blues étaient ses principales préoccupations. Les filles il les collectionnait (il essaima même des enfants un peu partout). Et la musique l’obsédait. Adolescent, il est un fouineur insatiable, sans arrêt à la recherche de nouveaux sons, de nouveaux instruments. Et le blues changea sa vie. On ne formulait pas encore d’accusations d’appropriation culturelle.

Il a fondé les Stones, Keith Richards lui vole sa femme et sa musique 

Il fut un des premiers à jouer de la slide guitar en open tuning, vieille technique des bluesmen. Plus tard, au sein des Stones, il colorait les morceaux avec des instruments exotiques: le sitar sur « Paint in black », la marimba sur « Under my thumb ». Que seraient ces deux morceaux cultes sans les illuminations de Brian?

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Lorsqu’il a fondé les Stones en 62, lui qui fut par la suite si nonchalant et velléitaire, se comportait en véritable manager. Il recrutait les musiciens, choisissait les morceaux, il s’occupait de l’organisation des concerts et de la négociation des cachets. « La plupart du temps, il les gardait pour lui » dira Bill Wyman avec tendresse.

Et puis Andrew Loo Oldham, qui fut le manager historique du groupe entre 63 et 67 intervient dans la légende en signant un pacte faustien avec Brian qui lui a vendu son âme en échange de la gloire. Il propulsa les Stones plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Pour Brian ce fut le début de la fin, il se retire à petits pas, embrumé par les substances de plus en plus illicites, et envoûté par les groupies de plus en plus mannequins, qui signeront peut-être sa perte. Du sexe, de la drogue mais plus beaucoup de rock’n’roll.

Sa chute, nous la voyons s’accomplir dans le documentaire  « One + One » de Jean-Luc Godard en 1968. Il a filmé les Stones pendant l’enregistrement de « Sympathy for the devil », chanson qui pour Godard symbolisait l’époque, à la fois sataniste et révolutionnaire. Brian apparaît totalement défait, pouvant à peine jouer, piquant du nez sur sa guitare. Mick, devenu le véritable leader du groupe est à son zénith.

À l’inverse, dans un extrait d’une émission de télévision en 1962, où le groupe interprète le standard garage « Shout » Brian est à son apogée, il bouge avec grâce, un sourire enfantin aux lèvres, alors que Mick, qui n’a pas encore mis au point son fameux déhanché apparaît plus en retrait.

Mais les derniers feux ne sont encore complètement éteints. En effet, il rencontre en 1965 le mannequin très en vue Anita Pallenberg, issue d’un milieu intellectuel et artistique (sa Marianne Faithfull à lui) qui viendra parfaire la légende. Elle le quittera cependant pour Keith Richards, fatale ironie. L’alter ego de Jagger lui aura pris sa femme et sa musique.

Lointain et désabusé, avec cette allure de dandy mi-hippie mi-Oscar Wilde, Brian Jones était un aristocrate à la chevelure de ménestrel et un métèque, tel que les décrit Abnousse Shalmani dans son bel essai Eloge du Métèque. À la lisière du monde et de la société. À jamais à la lisière des Stones.

Naissance d’un mythe

Lors de ses obsèques où se pressent groupies en larmes et personnalités, Keith, Mick et Anita ne sont pas présents, les parents de Brian s’y opposèrent. Trois jours après sa mort, les Stones se sont produits à Hyde Park, Mick tout de blanc vêtu lui rendra hommage avec un poème de Shelley « Peace, peace, is not dead He doth not sleep, he hath awakened from the dream of life ».[tooltips content= »« Paix paix, il n’est pas mort, il ne dort pas. Il s’est réveillé du rêve de la vie ». »]*[/tooltips]

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Brian Jones rêva à la fois sa vie et la vécut trop intensément, si cela est possible. Comme tous ceux du club des 27 qu’il inaugura. Jagger eu une prémotion en récitant ce poème, car les mythes ne meurent jamais. Brian veille pour toujours sur tous ceux dont le rock’n’roll a changé la vie.

La vie de Brian Jones. Réalisation : Patrick Boudet, France 2020. Sur arte.

De l’art et du cochon

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Horreur à Cessac! Des artistes tranquillement installés dans la ruralité voient d’un mauvais œil le nouveau permis de construire accordé à la porcherie voisine…


Le centre d’art qui préférerait une agriculture… conceptuelle

Boisbuchet est un centre d’art situé en milieu rural, à Cessac (Charente), créé et dirigé par d’éminents designers allemands. Cet organisme, avec château et terres, est financé, comme il se doit, par le ministère de la Culture. Ses responsables pensent à juste titre que le design, activité créatrice proche de la production, n’est concevable que dans un esprit de synergie avec toutes les productions locales. 

Ce type de conflit se multiplie. On se souvient des fameux procès de coqs…

Ils proposent ainsi des formations à prétention vaguement agricole (non agréées) pour contribuer au développement rural.

Passer de cinq à six cochons par semaine

Il se trouve par ailleurs qu’une famille d’agriculteurs du coin veut installer son fils sur l’exploitation, laquelle passerait ainsi de 2,5 à 3,5 unités de main-d’œuvre. « Installer » signifie, dans le monde agricole, devenir le chef d’exploitation et, souvent, faire à cette occasion quelques investissements nécessaires à la modernisation. Ces exploitants mitoyens du domaine élèvent des porcs fermiers labélisés, misant donc sur une haute qualité gustative et environnementale. La production actuelle de cinq cochons par semaine passerait à six. Ils vont faire construire deux bâtiments bas afin d’y stoker le fourrage et évoluer vers un élevage sur lit de paille répondant à une exigence de bien-être animal. Les toits vont être équipés de capteurs photovoltaïques pour privilégier les énergies renouvelables. Le permis de construire leur a été accordé « en son âme et conscience » par le maire, ancien technicien agricole, qui connaît bien ces questions.

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Vous pensez peut-être que le centre d’art pourrait se réjouir de la présence de ce petit projet exemplaire à proximité, qu’il pourrait même nouer un partenariat pour faire déguster du porc de qualité à sa cantine. Il n’en est rien. C’est tout le contraire ! Le centre d’art hurle au scandale ! L’émotion monte dans les milieux culturels et on en appelle à Roselyne Bachelot. On dénonce un « élevage industriel ». D’autres parlent de « ferme-usine » ! Une pétition réunirait 20 000 signatures, s’étendant jusqu’au Japon, avec le soutien d’un ancien prix Pritzker (équivalent du prix Nobel pour les architectes). Enfin, le centre d’art intente des actions au tribunal administratif en référé (perdu) et sur le fond (en attente).

Nature contre ruralité

Ceci est d’autant plus préoccupant que ce type de conflit se multiplie. On se souvient des fameux procès de coqs. Citons, en Île-de-France, le cas plus récent de l’éditrice Odile Jacob. Fin 2020, elle remue ciel et terre pour conjurer l’installation d’une petite exploitation d’agriculture biologique qui jouxterait sa maison de campagne.

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Évidemment, personne n’est heureux de voir se développer des nuisances à proximité de chez soi. Cependant, s’agissant de projets à la fois minimes et bien gérés, il est difficile de ne pas être surpris par la vivacité des réactions.

En réalité, il y a probablement un problème plus général, quelque chose comme un conflit d’usage au sujet de l’espace rural. D’un côté, les ruraux sont nombreux à vouloir tout simplement pouvoir continuer à y vivre, notamment de l’agriculture. En outre, beaucoup redoutent la désertification des campagnes qui les vide de leur convivialité. Ils tiennent à des plaisirs traditionnels tels que chasse, pêche, champignons, etc. De l’autre côté, nombre d’urbains et d’intellectuels (pardon pour ce terme commode) aspirent à la nature brute avec, si possible, quelques bébêtes, genre parc naturel. Surtout pas de péquenauds, d’odeur de bouse et encore moins de pollutions ! La Nature, vous dis-je ! Force est de constater que, de plus en plus souvent, ces deux visions se heurtent de plein fouet.

Theodor Lessing ou la haine de soi

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Le billet du vaurien


Il y a chez Nietzsche des pages très fortes sur la haine de soi, cette haine qu’il détecte dans les Évangiles ou dans les romans de Dostoïevski et à laquelle il oppose la morale des seigneurs (ou morale « romaine », « païenne », « classique », « Renaissance »), qui symbolise la vie ascendante, la volonté de puissance en tant que principe.

Ne pas sentir en égoïstes

Contre Pascal, Nietzsche joue Goethe et quand il évoque Flaubert, cette réédition de Pascal en plus artiste, c’est pour se gausser de cet homme qui se torturait en écrivant tout comme Pascal se torturait en pensant – « tous deux ne sentaient pas en égoïstes. » Jamais il n’y eut comme chez Nietzsche une telle apologie de la force chez un être aussi démuni. Et si nous l’admirons encore, c’est pour sa faiblesse, ses rodomontades n’abusant plus personne.

La haine de soi, c’est précisément le titre d’un essai très étrange, fascinant à maints égards et qui fut publié en I930 par Theodor Lessing, l’une des premières victimes de la Gestapo, qui envoya ses tueurs à Marienbad le 30 août 1933 pour l’abattre. Le destin de Theodor Lessing mériterait d’inspirer un romancier ou un cinéaste : écartelé entre la culture allemande et ses origines juives, il provoqua l’exaspération de ses contemporains en enquêtant sur les juifs de Galicie et en reprochant à ses coreligionnaires de « se vendre » de la manière la plus dégradante à l’Allemagne. Dans ses articles, il ne se privait jamais d’insulter le futur Président Paul von Hindenburg, ce qui lui valut d’être exclu de l’école technique de Hanovre. Thomas Mann que ses outrances exaspéraient, disait à son propos qu’un « nain aussi disgracieux devait s’estimer heureux que le soleil brille pour lui aussi. »

Refus de la judéité

Dans son essai sur la haine de soi et du refus de la judéité, Theodor Lessing reconnaît être lui aussi passé par une phase de rejet absolu du judaïsme et d’abandon éperdu à la germanité. « Où trouverait-on, ajoute-t-il, un jeune homme noble, épris de vérité, né dans cette double lumière et contraint de choisir entre deux peuples, qui n’eût dû livrer un tel combat ? Il n’existe pas un seul homme de sang juif où l’on ne décèlerait au moins les débuts de la haine juive de soi. »

Et Theodor Lessing de se lancer dans six brefs récits de vie qui sont autant de pathographies, souvent pathétiques, toujours passionnantes à découvrir : la haine de soi y apparaît comme la passion la plus exigeante et la plus funeste, celle qui côtoie de plus près les abysses de l’âme humaine, celle aussi dont on pressent que, par-delà la folie ou l’horreur, elle sera la tunique de Nessus dont aucun créateur ne saurait se passer.

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Voici donc, sous la plume fiévreuse de Theodor Lessing, les destins de Paul Rée qui fut l’ami de Nietzsche avant de se suicider en Engadine, d’Otto Weininger qui se donna la mort à l’âge de vingt-trois ans dans la chambre de Beethoven après avoir laissé un sulfureux testament philosophique « Sexe et Caractère », d’Arthur Trebitsch que ses délires antisémites très appréciés par Hitler conduisirent à la folie, de Max Steiner, chimiste de génie, qui après avoir voué une admiration sans borne à Marx et à Steiner, se convertit au catholicisme avant de se suicider à vingt-six ans, de Walter Calé, poète qui mit fin à ses jours par dégoût de lui-même et de l’humanité, et enfin de Maximilian Harden qui exhortait les juifs à une conversion massive et qui fut victime d’un attentat antisémite.

Se résorber dans l’infini

Par-delà l’amour ou la haine de soi, Theodor Lessing rappelle dans sa conclusion que pendant deux ans et demi les plus sages parmi les rabbins ont débattu de la question suivante : « Eût-il mieux valu que l’univers de l’esprit ne fût point créé et que l’esprit devenu vivant en l’homme s’annulât pour se résorber dans l’inconscient et l’extra-humain ? Ou bien eût-il mieux valu que l’inconscient et l’extra-humain fussent totalement purifiés pour donner naissance à un esprit vif et à une humanité savante ? ´» Selon le Talmud, les académies, après maintes controverses, se rallièrent à la conclusion suivante : « Il eût mieux valu sans le moindre doute que le monde réel dont nous avons conscience ne fût point créé. Il ne fait pas le moindre doute que le plus souhaitable pour l’humanité est d’arriver à son terme et de se résorber dans l’infini. »

Theodor Lessing, La haine de soi ou le refus d’être juif (Pocket/Agora).

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Assimilation, une impossibilité conceptuelle pour les Asiatiques

 


À la différence de l’Europe, l’Asie considère l’assimilation comme une impossibilité conceptuelle. On naît chinois, japonais ou vietnamien, on ne le devient pas. Pas de citoyenneté sans une lignée ancestrale. Un texte de Jean-Noël Poirier, correspondant à Hanoï


Disons-le d’emblée, le concept d’assimilation est largement inconnu en Asie[tooltips content= »L’Asie dont il est question ici regroupe l’Asie du Nord-Est et du Sud-Est, à l’exclusion du sous-continent indien. »](1)[/tooltips]. Il s’agit même d’un concept difficile à appréhender dans cette Asie foncièrement traditionnelle, désormais peu attirée par les grands concepts occidentaux.

L’idée qu’un Camerounais noir ébène ou qu’un Suédois aux yeux bleu celte puisse devenir chinois (ou japonais, vietnamien, laotien, etc.) au motif, par exemple, qu’il parlerait parfaitement la langue du pays, y vivrait depuis plusieurs décennies, voire même y serait né, est saugrenue dans cette partie du monde. Et, avouons-le, nous serions les premiers surpris de rencontrer un Chinois d’origine africaine ou scandinave, tant nous avons intégré la nature ethnique du peuple chinois.

On est chinois parce qu’on naît chinois

Pour les plus de 2 milliards d’individus d’Asie du Nord et du Sud-Est, les choses sont très simples. Le peuple est une notion avant tout ethnique, assortie d’une culture ancestrale et parfois d’une religion. Ce « droit du sang », qui est en réalité plutôt un « droit des ancêtres », ne laisse guère de place à l’assimilation d’une personne d’une autre origine ethnique ou culturelle.

A lire aussi, notre numéro 86: Causeur: Assimilez-vous!

Cette réalité est particulièrement forte dans tout le monde confucéen (Chine, Taïwan, Japon, Corée, Vietnam) où la citoyenneté et l’appartenance au groupe ethnique ne font qu’un. La naturalisation est certes prévue par la loi, mais les dossiers sont rares, examinés à la loupe et le nombre de décisions positives est faible. De plus, citoyenneté ne vaut pas assimilation. Un étranger naturalisé ne sera jamais reconnu comme appartenant au peuple chinois, vietnamien, coréen ou japonais. La barrière, biologique, est ici indépassable.

« Vous, vous ne serez jamais vietnamien. Votre femme, elle, est vietnamienne », a conclu mon chauffeur de taxi, heureux de pouvoir mettre chacun dans sa bonne case. Mon épouse, née et élevée en France, de culture française, de mère française de souche, pouvait revendiquer sa « vietnamité » grâce à son père d’origine vietnamienne. Moi, bien que parlant vietnamien, dirigeant deux entreprises vietnamiennes, ayant déjà vécu douze ans sur place, je resterai pour toujours un Occidental, car Gaulois de sang à 100 %. « C’est comme ça. » Vérité biologique incontournable et acceptée comme telle dans toute la région. La vérité sort souvent de la bouche des chauffeurs de taxi.

Les aléas de l’histoire récente et le passage à une société 3.0 n’ont pas changé l’anthropologie. Entre 1975 et la fin des années 1980, plusieurs millions de Khmers et de Vietnamiens se sont réfugiés en Thaïlande, Malaisie, à Singapour et Hong Kong pour fuir le régime khmer rouge ou les mesures autoritaires du régime vietnamien. Bien que très proches culturellement et originaires de pays voisins (Khmers et Thaïs sont deux peuples « cousins »), ces réfugiés n’ont jamais été autorisés à s’installer sur place. Ils ont vécu dans des camps renfermant plusieurs centaines de milliers de personnes, gérés par les autorités locales et le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Certains y sont restés quinze ans, le temps nécessaire pour parvenir à un accord de paix au Cambodge (1991) et à un accord de rapatriement avec le Vietnam. Personne n’y trouva à redire. L’idée de laisser cette population s’installer et s’intégrer dans le pays d’accueil n’a traversé l’esprit de personne. « Khmer tu es, khmer tu restes. »

Intégration plutôt qu’assimilation, mais au compte-gouttes

Tous les pays de la zone ne sont pas aussi fermés. Les pays insulaires et péninsulaires (Philippines, Malaisie, Indonésie), pluriethniques et multiculturels par l’histoire, envisagent plus facilement l’intégration d’étrangers au sein de leur communauté nationale. C’est surtout le cas des Philippines, pays qui s’est constitué en plusieurs vagues d’immigration et qui autorise même la double nationalité, fait rare dans la région. Toutefois l’intégration des étrangers y est encore un non-sujet. Les Philippines demeurent avant tout un pays d’émigration (10 % des Philippins vivent à l’étranger) et non d’immigration.

Un communautarisme sous contrôle

Un communautarisme existe néanmoins dans tous ces pays de droit du sang, qui diffère du nôtre sur un point majeur : il ne concerne pas des populations importées récemment, mais les « peuples premiers », aujourd’hui minoritaires, présents sur place avant même souvent l’arrivée de l’ethnie majoritaire. La Chine affiche fièrement 55 minorités ethniques (9 % de la population), le Vietnam 53, la Birmanie 135. Elles sont officiellement choyées et respectées dans leur diversité culturelle et jouissent d’un cadre légal spécifique. La réalité est parfois bien plus cruelle, Ouïghours, Tibétains ou Rohingyas peuvent en témoigner. Les minorités religieuses ne sont pas non plus à la fête. Aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, en Thaïlande, les épisodes de violence et de terrorisme surviennent régulièrement sur fond d’antagonisme religieux. Les accusations de trahison ou de séparatisme ne sont jamais loin.

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Sinisation et francisation

En fouillant l’histoire de la Chine, on trouve deux cas majeurs d’assimilation. La sinisation des dynasties mongole au xiiie siècle et mandchoue au xviie, deux peuples issus d’une culture différente et situés aux marches de l’Empire chinois, fut bien une assimilation, comme le fut au ive siècle la romanisation des peuplades barbares qui adoptèrent les usages romains et défendirent l’Empire.

Finalement, le plus spectaculaire exemple d’assimilation réussie d’une population asiatique au xxe siècle a eu lieu en France. Les dizaines de milliers de familles vietnamiennes et cambodgiennes arrivées après les accords de Genève en 1954, avant ou après la chute de Saigon et de Phnom Penh en 1975 ont massivement choisi de s’assimiler à la France et à la culture française. Beaucoup sont allées jusqu’à imposer le français et à bannir l’utilisation du vietnamien ou du khmer à la maison pour mieux accélérer l’intégration des enfants à qui, souvent, on donnait un prénom français en plus d’un prénom d’origine. Effort remarquable pour une population traditionnellement du droit du sang. Cette volonté d’épouser la culture autant que la citoyenneté française en dit également long sur la force d’attraction de la France jusqu’en 1975. À croire que la période coloniale n’avait pas laissé que des mauvais souvenirs.

Covid-19: Mais pourquoi le Japon s’en sort-il si bien?

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Sans confinement ni restrictions des libertés fondamentales, la gestion de la pandémie au Japon suscite l’incompréhension des médias occidentaux. Retour sur les causes et les raisons d’un nombre de morts exceptionnellement bas dans un pays qui aurait pu sembler d’abord abandonné au vent pandémique.


 

Article du The Japan Times. Traduction de Conflits.

NDLR : Nous publions cet article de l’un des plus anciens journaux du Japon pour avoir un autre point de vue sur le coronavirus, celui du Japon, et comprendre comment l’épidémie est vue et gérée dans d’autres parties du monde. La géopolitique étant affaire de vision et de regard, il est important de se mettre à la place des autres pour comprendre comment eux voient le monde…

Le 1er janvier, le nombre total de cas de coronavirus dans le monde était de 83 748 593 et le nombre de décès de 1 824 140. Au Japon, les chiffres correspondants étaient de 230 304 et 3 414. Fait inhabituel, au Japon, la maladie a tué plus de personnes en automne-hiver qu’au printemps. Néanmoins, pour équilibrer et mettre les choses en perspective, il convient de noter que plus de Japonais sont morts de 25 autres causes en 2020. Le Covid-19 n’a représenté que 0,3 % de tous les décès. Il y a eu sept fois plus de suicides et 40 fois plus de décès dus à la grippe et à la pneumonie. Le Japon était également l’un des rares pays à ne pas connaître de surmortalité due au Covid-19.

Le Japon a attiré l’attention du monde entier pour n’avoir ni imposé un verrouillage ni testé de façon obsessionnelle les personnes asymptomatiques. Comme Tomoya Saito le dit dans ces pages, « Encourager les personnes présentant des symptômes légers ou inexistants à passer des tests PCR n’aurait rien révélé à part isoler les cas faussement positifs ». L’indice de rigueur a été élaboré par l’école Blavatnik de l’université d’Oxford en collaboration avec Our World in Data pour évaluer la rigueur de neuf mesures de confinement, dont la fermeture des écoles et des lieux de travail et l’interdiction de voyager, 100 étant la plus stricte. L’indice du Japon est resté inférieur à 50 jusqu’au 8 décembre, alors que tous ses partenaires du G7 sont restés pour la plupart au-dessus de 50.

Vue aérienne du Diamond Princess dans le port de Yokohama, le 21 février 2020 © Masahiro Sugimoto/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22430703_000036
Vue aérienne du Diamond Princess dans le port de Yokohama, le 21 février 2020 © Masahiro Sugimoto/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22430703_000036

Cette situation a créé une pandémie de peur face à la menace d’un tsunami de morts Covid-19 qui ravagerait le Japon. Au début de l’année dernière, le bateau de croisière Diamond Princess a accosté à Yokohama. Avec plus de 700 des 3 711 personnes à bord infectées et 14 morts, on craignait que le Japon ne soit le théâtre de la prochaine grande épidémie du virus. Kentaro Iwata, expert en maladies infectieuses à l’université de Kobe, a décrit le navire comme un « moulin à Covid-19 ». Un article paru dans le Washington Post le 20 février a déclaré que la réaction du Japon face à ce navire était « complètement inadéquate », et cet article a rapporté le 10 mai que 57% des Japonais étaient mécontents de la réaction de leurs autorités au coronavirus.

A lire aussi: Voulez-vous savoir pourquoi Macron hésite à reconfiner? Regardez du côté des Pays-Bas!

Au début de l’été, alors que Tomoya Saito écrivait que le Japon avait « réussi à minimiser les décès liés au Covid-19 sans introduire un verrouillage strict ou une politique de tests à grande échelle » et qu’il poursuivait plutôt une approche centrée sur les groupes, une grande partie des médias occidentaux critiquait sévèrement l’échec du Japon à verrouiller le navire et prédisaient des décès de masse. Des articles du New York Times (7 avril), du Washington Post (11 et 21 avril, 25 mai, 11 août), du New Statesman (22 avril) et du magazine Science (22 avril) ont déclaré que le Japon avait manqué « sa chance de maîtriser le coronavirus ». Sa gestion du coronavirus était jugée « trop peu, trop tard », caractéristique d’un « confinement trop léger », digne d’un « kabuki pandémique » et ou d’un « manuel de stratégie trumpien » « idiosyncrasique » sur le virus. Les experts médicaux ont recommencé à débiter des scénarios alarmistes avec la deuxième vague en hiver. L’une des raisons de leur appréhension était l’histoire troublée du Japon avec les vaccins et son processus d’approbation prudent pour les nouveaux vaccins. Mais cet article a noté que « le succès relatif du Japon dans la gestion de la pandémie » signifie qu’un déploiement urgent de la vaccination est moins prioritaire.

Les Japonais ne devraient pas prendre les critiques occidentales trop au sérieux. Les grands médias se sont donné pour mission d’encourager le scénario du confinement. Les pays comme la Suède et le Japon qui s’écartent du scénario approuvé font l’objet d’une colère particulière pour leur irresponsabilité frisant le manquement criminel au devoir. Les exemples de meilleurs résultats sans le large éventail de coûts liés à la santé, à la santé mentale, aux moyens de subsistance, à l’économie et aux libertés civiles des confinements sévères devraient être les bienvenus. Au lieu de cela, de nombreux commentateurs semblent vouloir que les pays du blocus échouent afin de se sentir justifiés.

Malheureusement pour eux, il y a peu de données empiriques pour soutenir les modèles mathématiques abstraits sur lesquels…

>>> Lire la fin de l’article sur le site de la revue de géopolitique Conflits <<<

Grosse commission refusée par Lidl en vertu du «protocole sanitaire»

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Quand l’hygiénisme nous rend malades!


Sylvie Brasseur, coiffeuse à la retraite, est atteinte de la maladie de Crohn. Une pathologie invalidante qui provoque des diarrhées incontrôlables à près de 140 000 Français.

Mercredi 13 janvier, alors qu’elle patiente à la caisse de Lidl à Vesoul (Haute-Saône), elle est prise d’une envie pressante. Elle brandit alors sa carte Urgence toilettes – procurée par l’AFA (association François Aupetit), qui combat la maladie de Crohn. Un sauf-conduit ouvrant un accès aux trônes d’ordinaire réservés aux personnels, inestimables en pareil soubresaut colique. 

« En pleurs devant ma voiture et souillée jusqu’aux bottes »

« Cette carte facilite l’accès aux toilettes dans l’espace public. Si elle n’a pas de statut officiel comme la carte handicapé, elle aide vraiment nos membres », souffle à Causeur Eve Saumier, de l’association AFA. C’était sans compter sur le zèle hygiéniste du colosse de la grande distribution. Alors qu’elle est sur le point d’exploser, Sylvie se heurte à des employés de marbre. « Nous mettons en place un protocole sanitaire dans l’ensemble de nos supermarchés en France afin de limiter la propagation du virus et demandons des mesures en ce sens à nos salariés. Ils sont donc invités à respecter et faire respecter les règles en matière d’hygiène pour assurer la sécurité de tous, nos clients comme les collaborateurs », se défend la firme germanique dans le communiqué transmis à Causeur.

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Une implacabilité sanitaire qui a mené Madame Brasseur à se soulager sur le parking: « Tout est parti. J’étais en pleurs devant ma voiture et souillée jusqu’aux bottes ». « Nous sommes à la fois désolés et reconnaissants que Madame Brasseur prenne la parole, confie Eve Saumier. C’est vraiment un tabou qu’il faut briser. Ça représente le quotidien de milliers de malades en France ». Des milliers de malades qui pourraient avoir trouvé leur égérie en la figure de Madame Brasseur, qui semble déterminée à porter ce combat. « Avec la crise sanitaire, la situation de l’accès aux toilettes, déjà problématique en France, s’est profondément aggravée », dénonce Eve Saumier -qui a lancé une pétition.  

Quand Lidl brandit la carte de la victimisation 

« Nous regrettons l’incident qui s’est déroulé au supermarché de Vesoul  le 13 janvier dernier et avons adressé à notre cliente nos plus sincères excuses pour le désagrément subi. […] Les équipes qui ont accueilli la cliente ont en effet dans un premier temps refusé l’accès aux toilettes pour éviter toute prise de risque. Cependant, une fois informés de la situation, les responsables du supermarché avaient autorisé l’accès, mais la cliente avait déjà quitté les lieux », argue Lidl dans son communiqué. Un air de victimisation qui laisse un goût amer à Madame Brasseur. Auprès de nos confrères de L’Est Républicain, elle a dénoncé « un manque d’empathie de la part du personnel » 

Lidl estime pourtant que « depuis le début de l’épidémie, chaque jour et avec rigueur et discipline, nos équipes veillent à ce que nos clients soient reçus en toute sécurité dans nos supermarchés ». Pour faire des petites commissions, sans doute, mais pour la grosse, mieux vaut aller voir ailleurs! Manque de pot, aucune réouverture de cafés ne se profile à l’horizon. Dans ces conditions, il ne nous reste plus qu’à rester chez soi et faire ses courses sur internet. Bienvenue dans le meilleur des mondes…

Castex: 66 millions de procureurs échappent à un nouveau confinement…

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À la surprise générale, le Premier Ministre Castex n’a pas annoncé hier soir le reconfinement qui nous semblait promis. Toutefois, le couvre-feu va être durci, et les frontières fermées à partir de dimanche… alors qu’on nous disait il y a un an que le virus n’avait pas de passeport. Masques, tests, vaccins, communication gouvernementale: faut-il voir de l’amateurisme ou de l’incompétence?


Ce n’est pas parce que je ne me considère pas comme l’un des multiples médecins que l’épidémie a engendrés, que je n’écoute pas ce qui se dit autour de moi, de la part de spécialistes comme du commun des citoyens.

66 millions de procureurs

Ce n’est pas parce que je n’ai jamais été sur la ligne facile du « il n’y a qu’à » et du « il suffit de », que l’appréciation d’Emmanuel Macron sur les Français qui seraient tous « des procureurs » ne m’apparaît pas sujette à caution: il y aurait de quoi requérir contre le gouvernement sur le plan sanitaire depuis le début de l’année 2020…

Ce n’est pas parce que j’en ai assez de ces débats médiatiques tournant avec une régularité lancinante autour de la Covid-19, des modalités de la lutte, du confinement ou non, des personnes vulnérables ou non, que je ne mesure pas le degré d’insatisfaction d’une large part de la France qui travaille et qui est condamnée à être à l’arrêt, pour l’essentiel comme pour ce qui l’est aussi mais autrement, comme la culture.

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J’évoque la fronde qui à bas bruit puis plus intensément depuis quelques mois, altère le climat national au point que le président de la République hésite à proposer, malgré des statistiques inquiétantes, un régime plus dur. Il craint que l’acceptabilité sociale ait atteint déjà son comble. Sans mauvais esprit, il faut admettre qu’il y a des erreurs, des carences, des abstentions et des dysfonctionnements qui n’ont pas manqué et que cette protestation, sur certains points n’est pas illégitime. Comme nous n’avons pas de masques, on nous dit initialement qu’ils ne sont pas nécessaires. La méthode proclamée – tester, tracer, isoler – a été un fiasco.

Les vaccins dont on savait depuis plusieurs semaines qu’ils allaient heureusement survenir n’ont pas fait l’objet de la logistique et de l’organisation qui aurait dû leur correspondre, avec notamment une latitude laissée aux maires qui n’ont pas cessé de piaffer parce qu’ils mettaient des lieux à disposition mais n’avaient pas les doses. Malgré la pauvreté hospitalière qui a fait l’objet d’un constat consensuel au début de l’année 2020 et en dépit des promesses présidentielles et ministérielles, rien n’a été accompli pour combler le gouffre entre ce qui existait hier et ce qui aurait dû exister aujourd’hui.

Ces mesures réclamées qui arrivent bien tard

La communication du gouvernement, d’Edouard Philippe à Jean Castex, n’a cessé de se dégrader. On a entendu beaucoup, voire trop, de responsables politiques sur le plan sanitaire et leur parole profuse, loin d’aider à la compréhension des autorités médicales et scientifiques elles-mêmes divisées, a ajouté à l’incertitude. Je conçois qu’une forme de pragmatisme et une adaptation au réel imprévisible et fluctuant étaient obligatoires mais elles n’interdisaient pas d’avoir un dessein clair et cohérent. Ce dernier n’est jamais venu nous rassurer.

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L’intervention du Premier ministre, le 29 janvier, n’a pas apporté véritablement d’éléments nouveaux. Le pays a échappé au reconfinement mais les autres mesures, notamment celles concernant la fermeture des frontières dans l’Union européenne et avec le reste du monde auraient dû être prises depuis longtemps. Pourquoi faut-il que ce qui est nécessaire soit toujours si tardif et que ce qui pourrait nous sauver soit mis à disposition avec tant de parcimonie ? 

Je crains fort que de « revoyure » en « revoyure », nous finissions par devoir supporter un jour une mise sous cloche encore plus drastique de la France, qui nous sera cette fois communiquée solennellement par le président. Je relève qu’on ne s’est pas orienté vers un partage opératoire et précautionneux entre les personnes âgées et vulnérables d’une part et de l’autre le pays actif, jeune, en pleine force, résistant, qui n’en peut plus de mourir économiquement et psychologiquement à petit feu.

Les conseils de défense se succèdent alors que 2022 se rapproche

Amateurisme ou incompétence ? Bonne volonté ou défaillance structurelle ? Comportements imparfaits, pas assez professionnels, ou bureaucratie étouffante ? Trop de Conseils de défense, avec une solitude régalienne, ou trop peu de débats parlementaires ?

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J’accepterais l’hypothèse de l’amateurisme et de la bonne volonté, pas gratifiante en elle-même sans être déshonorante, si face aux accusations, le pouvoir n’avait pas réagi trop souvent avec arrogance – ce qui était la pire des attitudes alors qu’on aurait espéré une industrieuse et efficace modestie – et en affirmant que notre pays était bien classé par rapport à d’autres nations : argument discutable dont Jean Castex a encore usé ! Nous n’étions pourtant pas loin de la queue, en tout cas pour les vaccins. Avec, en plus, dorénavant, les « primo-injections reportées » selon Olivier Véran.

En 2022, l’enjeu sanitaire et la politique mise en œuvre depuis le début de l’année 2020 ne seront pas loin de constituer le débat central.

Nissart per tougiou!

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À travers son amour pour la ville de Christian Estrosi, Patrick Besson nous fait le bilan de sa vie, de ses amours, de ses lectures et de ses repas.


Bonheur de se promener à Nice avec Patrick Besson. Bonheur de retrouver cette ville dans laquelle l’auteur de ces lignes a fait ses khâgnes dans les années 90 (lycée Masséna, salle 912) et qu’il n’aurait peut-être jamais dû quitter. Bonheur de picorer ces aphorismes comme dans un livre de Nietzsche (qui, comme tant d’autres, aima Nice à la folie et y écrivit une partie du Zarathoustra).

Capiteuse et toxique

La mélancolie chaleureuse de cette ville qui inspira tant d’artistes, Matisse, Modiano, Le Clézio, mais aussi Joyce qui y eut l’idée de Finnegans Wake. Son effervescence vieille et estudiantine, bourgeoise et brigande, cosmopolite et identitaire. L’ambiance Satyricon qui y règne avec ses odeurs d’ordures suaves, ses freaks qui mendient sous les arcades de l’avenue Jean Médecin, ses filles de l’est que l’on lorgne dès l’arrivée en gare de Nice-ville.

Quelque chose d’intense et de suspendu, de capiteux et de toxique, d’enivrant et de vomitif mais dont le besoin revient toujours. « La ville résume les doutes que j’ai sur tout, elle est un repaire métaphysique », écrit l’auteur d’Un Etat d’esprit. Mille fois d’accord. Nice requinque et déprime, innerve et désaxe.

Ville uchronique en un sens qui donne l’impression d’une irréalité splendide (et c’est pourquoi l’attentat islamiste au camion du 14 juillet sur la Promenade et celui du 29 octobre 2020 à la basilique Notre-Dame de l’Assomption ont été vécu comme des effractions au paradis). Ville dont on se demande toujours quand on y va si on ne devrait pas y « renoncer dans un but de rangement car continuer d’y aller c’est demeurer dans tout ce présent mélangé et sans fin ». Nice, ville du retour et de de l’éloignement. Ville qui traverse le temps comme « l’émouvant tramway, place Garibaldi ». Ville années vingt qui fait dire à l’auteur certaines bêtises comme celle de trouver moches les femmes de ces années-là ?! Parle pour toi, Patrick ! Elles sont hautement attirantes, ces flappers aux robes Charleston, aux chapeaux cloches, au maquillage et à la coiffure Louise Brooks, aux sourires coquins parfois jusqu’à la lubricité.

Nice, le 29 octobre 2020 © LAURENT VU/SIPA Numéro de reportage: 00988176_000001
Nice, le 29 octobre 2020 © LAURENT VU/SIPA Numéro de reportage: 00988176_000001

Souvenirs, souvenirs

Tant pis, au moins nous retrouverons-nous dans les mêmes endroits aimés, à l’Albert Ier, 4 Avenue des Phocéens, qui fut le premier hôtel dans lequel je descendis lors de mon retour là-bas en juillet 2006 et où je connus Nathalie B. ; au Café de Turin, 5 place Garibaldi, mon restaurant de fruits de mers préféré de la galaxie, où je m’installe toujours à l’intérieur, en face du bar, sur l’une des banquettes vertes ; au Brouillon de culture, bouquinerie sublime où l’on trouve les plus beaux livres de notre monde passé tels les Classiques Garnier de chez Bordas, merveilleux volumes jaunes, hélas aujourd’hui de plus en plus rares – comme les putes de la rue de France ou du boulevard Gambetta, à deux pas du studio des Palombes, 38 rue du Châteauneuf, que me louait mon père à la fin des années 80 ; aux différents cinémas de la ville, enfin, que je connais par cœur et où j’ai vu quelques films cultes de ma vie à leur sortie : Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway (1989) au Mercury, Les Affranchis de Martin Scorsese au Pathé Masséna (1990), Arizona Dream d’Emir Kusturica (1992) au Pathé Paris, Nelly et Monsieur Arnaud de Claude Sautet (1995) aux Variétés, A Dangerous Method de David Cronenberg au Rialto (2011) et par-dessus tout Reflet dans un œil d’or de John Huston à la Cinémathèque de Nice, le 24 janvier 1992, avec Marie F., le premier amour impossible de ma vie.

Mourir à Nice, un projet de vie

« Mourir à Nice : projet de vie. » C’est une idée qui fait son chemin. Revenir ici à ma retraite, trouver un logement du côté du jardin Alsace-Lorraine et me laisser aller aux souvenirs de ma vie jamais vraiment commencée. « Devenir, par paresse avouée et calcul secret, un vieil auteur oublié à Nice » et dont les livres ont disparu avant qu’on ne disparaisse soi-même. Peut-être ai-je trop étudié la littérature pour en faire et que c’est comme « disséquer une assiette de socca ». En tous cas, voici un livre que j’aurais aimé écrire et je ne sais comment l’auteur le prendra.

Patrick Besson, Nice-ville, Flammarion.

Mirbeau et Chesterton, ou les grands intempestifs

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G. K. Chesterton (1874-1936) © Mary Evans/Bridgeman images.

La parution d’un recueil de romans d’Octave Mirbeau et d’une nouvelle traduction d’un chef-d’oeuvre de Chesterton permet de lire ou relire ces deux écrivains qui, entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, s’attaquent frontalement à leur époque et, dans un rire inquiet et salvateur, en dénoncent la dangereuse folie.


Octave Mirbeau (1848-1917) a commencé sa carrière journalistico-politique à droite, voire très à droite pour devenir un romancier franchement libertaire, la quarantaine venue. Le sens commun veut des évolutions contraires, en oubliant pourtant que Victor Hugo lui aussi a été un jeune romantique monarchiste et légitimiste avant de mourir en père de la République sociale, auréolé de ses combats contre la misère, le travail des enfants, la peine de mort.

On peut chercher dans la vie de Mirbeau une explication biographique à cette évolution brutale qui a fait de l’antisémite un ardent dreyfusard et du polémiste bonapartiste le défenseur de l’anarchiste Ravachol.

Cette explication biographique a un nom : Judith Vinmer. Elle est à Mirbeau ce qu’a été l’Odette de Crécy au Swann de Proust, une demi-mondaine « qui n’est même pas son genre ». Quatre ans entre 1880 et 1884 dont il ressort moralement épuisé. Pourtant, rien ne vaut un chagrin d’amour pour vous décider à écrire enfin un roman. En 1886, le brillant journaliste, de retour de la campagne où il était allé lécher ses plaies de grand fauve, publie Le Calvaire. Ce roman-cauchemar tient de l’exorcisme. C’est à partir du prisme de la pulsion de mort que contient toute passion amoureuse que Mirbeau a l’intuition d’un monde conçu comme un abattoir grandeur nature. La maîtresse cruelle, voire franchement sadique, conduit dans Le Calvaire Jules Mintié, le narrateur, écrivain raté et qui le sait, à la limite du meurtre et de la folie. Il préfère disparaître, habillé en ouvrier, au fin fond de la Bretagne.

Mirbeau, lui, ne disparaît pas, mais devient au contraire un écrivain de premier plan, une voix unique, inclassable dans ce qu’il a été convenu d’appeler la littérature fin-de-siècle. C’est un Bloy athée et anticlérical, mais qui partage avec le catholique inspiré une verve pamphlétaire redoutable et une aptitude rageuse aux chocs frontaux avec son époque. À défaut d’être amis, d’ailleurs, Bloy et Mirbeau s’estimaient et estimaient mutuellement leurs œuvres respectives, ce qui n’allait pas de soi quand on connaît l’exigence et la férocité de ces deux-là en matière de critique littéraire.

Octave Mirbeau (1848-1917). © Bianchetti/leemage
Octave Mirbeau (1848-1917). © Bianchetti/leemage

On ne retrouve pas la noirceur désespérée du Calvaire dans le volume Mirbeau publié dans la collection « Bouquins » et édité par Pierre Glaudes qui préfère nous donner ce qu’il appelle « quatre romans de la maturité ». Ils se caractérisent, d’après Glaudes, par le ton nouveau de Mirbeau, celui du satiriste d’une société qu’il autopsie avec une colère intacte. On pourra ainsi lire ou relire, dans l’ordre chronologique, Le Jardin des supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), dernier roman que Mirbeau publie de son vivant, achevé par un autre que lui, Léon Werth, et qui met en scène un écrivain et son chien. C’est un roman « cynique » au sens étymologique du terme puisque le chien se révèle infiniment plus moral que son maître et démystifie les fausses valeurs d’une société qui est pourtant bonne fille avec Mirbeau qui mourra millionnaire.

Un réalisme carnavalesque

Si Mirbeau dit encore quelque chose à nos contemporains, c’est grâce au Journal d’une femme de chambre, best-seller à sa parution, transfiguré par une adaptation cinématographique de haut-vol, celle de Buñuel en 1964 avec Jeanne Moreau. Ce roman est novateur, notamment dans ses caractéristiques formelles. L’héroïne et narratrice, Célestine, une jeune bonne, très séduisante, est embauchée par un couple de petits-bourgeois, quelque part en Normandie, la terre natale de Mirbeau. Le peu de temps libre que lui laissent ses patrons, elle l’occupe à la rédaction d’un journal intime. Si le journal fictif a parfois été employé en littérature, Mirbeau est le premier à lui conférer un réalisme cru, profondément inscrit dans son époque puisque les dates correspondent à celle de l’affaire Dreyfus.  Le journal commence le 14 septembre 1898, alors que le colonel Henry, convaincu d’avoir falsifié les preuves incriminant l’officier juif, se suicide dans sa cellule, et il se termine moins d’un an plus tard, en juillet 1899, alors que Dreyfus va rentrer en France, libéré de sa prison de l’île du Diable.

Mais ce réalisme, Mirbeau le fait dériver vers une forme carnavalesque qui provoque le rire. La violence sociale des rapports entre les maîtres et les domestiques n’est plus qu’une toile de fond pour une Célestine qui prend un plaisir évident à colliger toutes les perversions imaginables de la bourgeoisie, petite et grande, mais aussi des domestiques eux-mêmes. La sexualité déréglée de la plupart des protagonistes est pour Mirbeau l’indice le plus sûr d’une décomposition du système social.

Un « en dehors »

Mirbeau, à cette époque, a clairement choisi son camp. Il se définit comme un « en dehors » comme se désignaient eux-mêmes les libertaires de la fin du siècle. C’est-à-dire « en dehors » des règles, des préjugés, des lois. Ce mouvement s’accomplissant dans le fracas salvateur d’un rire nietzschéen accompagné de celui des bombes jetées ici et là contre les symboles de l’ordre établi.

Cette vision de l’anarchie, Mirbeau l’a déjà expérimentée, sur un plan formel, dans le très sadien Jardin des supplices, car l’anarchie veut faire table rase de tout, y compris de la forme romanesque classique. Un diplomate en mission en Inde rencontre Clara, une aristocrate anglaise aux goûts pour le moins spéciaux. Elle l’entraîne en Chine où elle prend son plaisir en observant des bagnards torturés en fonction de leur condition sociale : « Je t’apprendrai des choses terribles… des choses divines… tu sauras enfin ce que c’est que l’amour !… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l’amour… et de la mort !… » C’est Freud avant Freud, Éros et Thanatos habillés avec les oripeaux du décadentisme fin-de-siècle. On laissera le lecteur découvrir le supplice de la cloche, de la caresse ou encore du rat.  Pour le reste, dans ce roman qui est en fait une récupération de chroniques et de contes précédemment parus, le satiriste s’en donne à cœur joie, au travers de personnages réduits à des caricatures « hénaurmes ».

Ce que certains critiques reprochaient à Mirbeau, les coutures trop visibles, le grossissement du trait, l’impression de bric et de broc, sont pour le lecteur moderne une troublante esthétique de l’inquiétude. Zola ne s’y était pas trompé. Il trouvait du génie à Mirbeau alors que celui-ci n’a eu de cesse, pourtant, de rompre avec les canons du naturalisme qu’il jugeait démodé parce que Zola et ses disciples voulaient faire du roman une branche des sciences sociales.

Mirbeau pousse d’ailleurs cette déconstruction du roman jusqu’au bout dans La 628-E8. Le titre est celui de la plaque d’immatriculation de la Charron-Girardot-Voigt, la CGV, une automobile de luxe. Dans ce livre, qui tient du récit de voyage et de la chronique, Mirbeau donne un génial fourre-tout, assez joyeux comme si la vitesse le libérait d’un poids, en précurseur anar de Morand. Longues conversations à bâtons rompus, souvenirs qui surgissent par association d’idées, le Mirbeau peint par Jules Renard, « un homme qui se réveillait en colère et se couchait furieux », devient infiniment plus léger, presque rieur.

Un homme qu’on appelait Chesterton

À l’époque où Mirbeau roulait entre Bruxelles, Anvers et Rotterdam avant d’obliquer sur Düsseldorf et « Berlin-Sodome », un certain G. K. Chesterton (1874-1936) publiait, de l’autre côté de la Manche, en 1908, un roman tout aussi inclassable, tout aussi drôle et terrifiant qu’un roman de Mirbeau. Il vient d’être retraduit par Marie Berne aux éditions de L’Arbre vengeur sous le titre L’homme qu’on appelait Jeudi – un cauchemar. Marx disait qu’un spectre hantait l’Europe et qu’il s’agissait du communisme, il semble plutôt en ce début de xxe siècle qu’il se soit agi de l’anarchie, sujet central du roman de Chesterton.

Il s’agit d’un roman protéiforme et inclassable, comme l’était le génie de Gilbert K. Chesterton, auteur d’une œuvre monumentale où l’on trouve des essais, des romans, de la poésie, des nouvelles et des recueils d’articles. Comme Mirbeau, il est un polémiste virulent qui prend part à toutes les querelles idéologiques et littéraires de son temps. Il fait partie, à la sauce anglaise, de ceux qu’Antoine Compagnon a appelé chez nous « les antimodernes ». Il n’est pas, à proprement parler un réactionnaire, plutôt un éternel minoritaire qui se méfie du progrès technique alors que le monde se désenchante dans un véritable effondrement spirituel. La Première Guerre mondiale, où il perd son frère, en est pour lui l’illustration monstrueuse. Il en tient pour responsable le protestantisme, ce qui, en 1922, pousse cet anglican à se convertir au catholicisme et à s’en faire l’ardent défenseur, notamment parce que cette religion est aussi un espoir, à travers la Révélation, de contredire la folie de la science et les deux grandes idéologies qui en sont les rejetons : le capitalisme et le socialisme.

Mais il ne faudrait pas oublier le tempérament de Chesterton. Il a, comme Mirbeau, le sens joyeux de la satire et de l’humour noir, du paradoxe et de la provocation. Ses ennemis voyaient en lui un polygraphe désordonné alors que son génie sera célébré par son « meilleur ennemi » George Bernard Shaw, mais aussi par des écrivains de tempéraments aussi différents qu’Hemingway, Kafka ou Borges.

L’homme qu’on appelait Jeudi est une porte d’entrée idéale dans son œuvre pour le lecteur français qui goûtera l’étrange allure de thriller métaphysique de ce roman où un poète, Syme, appartenant à la police secrète, s’infiltre grâce à un autre poète, Gregory, dans un groupe anarchiste, tout aussi secret, qui désire faire tout sauter et dont les membres dirigeants portent chacun le nom d’un jour de la semaine et sont commandés par un mystérieux et invisible Dimanche.

Leur projet est simple, détruire l’humanité. Syme parvient à se faire élire par le groupe qui doit remplacer Jeudi. Le roman a des allures de Fantômas ou de Rocambole et on n’oubliera pas que Chesterton devait quelques années plus tard investir avec succès, entre 1910 et 1935, le « mauvais genre » en créant le Père Brown, un curé-détective de l’Essex qui, le temps de 50 nouvelles, résoudra les affaires les plus alambiquées sans jamais chercher à punir les coupables, car c’est l’affaire de Dieu. Dans L’homme qu’on appelait Jeudi, une table de pub s’enfonce dans le sol pour amener les membres aux réunions dans des pièces qui sont de véritables arsenaux. On se bat en duel, on essuie des fusillades, on passe d’un lieu à l’autre avec cette aisance des rêves ou, pour reprendre le sous-titre du roman, du cauchemar.

Étrangement, le roman pourra rappeler la série « télévisionnaire » anglaise culte de Patrick McGoohan, Le Prisonnier qui repose sur une identique structure, aimablement paranoïaque.  En effet, assez rapidement Syme s’aperçoit que tous les membres du groupe sont comme lui des policiers qui ont été recrutés par la voix mystérieuse de Dimanche dans une chambre obscure. Dimanche les envoie en France, la Mecque du terrorisme anarchiste, à la poursuite de l’Anarchiste avec un grand A, qui se révèle être… Dimanche lui-même.

Contre le confort intellectuel

Ce n’est donc pas, ou pas seulement, un roman sur l’anarchie contre l’ordre, mais sur la difficulté à les distinguer et sur la question, combien angoissante, de leur caractère interchangeable, voire de leur indispensable complémentarité comme dans cet épisode où les deux poètes s’affrontent à propos d’un arbre et d’un réverbère. L’arbre représente le merveilleux et effrayant désordre de la vie, comme le pense Gregory, contrairement à la banalité du réverbère qui incarne l’ordre. Ce à quoi Syme répond qu’on ne verrait pas l’arbre sans le réverbère.

C’est le paradoxe ultime, qui est chez Chesterton, comme chez Mirbeau, le refus intempestif et joyeux de ce poison qui nous corrode lentement, mais sûrement : le confort intellectuel.

Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices et autres romans (éd. Pierre Glaudes), « Bouquins », Robert Laffont, 2020.

Le Jardin des supplices et autres romans

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K. Chesterton, L’homme qu’on appelait Jeudi – un cauchemar (trad. Marie Berne), L’Arbre vengeur, Talence, 2020.

L'homme qu'on appelait Jeudi: Un cauchemar

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Patrice Jean, romancier minutieux de la société progressiste

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Patrice Jean / François Grivelet

Dans son dernier roman La poursuite de l’idéal, Patrice Jean suit la dérive de son personnage dans une époque festive et triste. Une réussite!


Le dernier roman de Patrice Jean, La poursuite de l’idéal (Gallimard), est une fiction qui parle de notre époque, de nos contemporains, et d’un jeune homme qui poursuit, dans les dédales d’une vie sociale chaotique, son idéal, devenir poète. « La littérature est un acte asocial », fait dire Patrice Jean à un de ses personnages ; elle n’a « rien de collectif », elle est un plaisir solitaire qui toujours contrecarre l’esprit du temps. Contrecarrer l’esprit du temps, Patrice Jean s’en fait un devoir depuis longtemps, à travers des livres remarquables. Son dernier roman est une étude minutieuse de notre époque.

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Nous découvrons Cyrille Bertrand, le héros de La poursuite de l’idéal, à l’âge de trois ans, sur une piste de danse où il tombe, rit, se relève, se cogne à nouveau et pleure. Les pleurs s’estompent, « ne reste bientôt plus qu’un reniflement régulier, une poitrine soulevée par l’écœurement, des yeux embués et une tristesse infinie ; la musique, elle, ne s’est pas tue, la fête continue, insouciante et implacable. » Ce petit évènement est prédictif de la vie du jeune homme qui se cognera bientôt à la réalité du monde, aux bouleversements et aux hasards décisifs de la vie.

Migrants, hétéronormativité, gauchistes en troupeau…

Fils d’un plombier et d’une mère au foyer, le très jeune Cyrille Bertrand, admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud et des seins des femmes, veut devenir poète. De rencontre en rencontre, il devine dans les existences singulières de ses prochains les traits caractériels de notre époque : Fleur, future agrégée de lettres modernes, trouve Musset « hyper chiant » mais adore le travail d’un metteur en scène qui « sublime un texte vieillot » en le modifiant et en incluant des réflexions modernes sur les migrants. Elle a une chaîne YouTube sur laquelle elle partage avec ses « followers » ses croyances en un monde meilleur. Maelys est bisexuelle et veut que « les gens comprennent que l’hétéronormativité, ça suffit. » Olga et Constance sont de belles jeunes femmes qui brûlent l’imagination de Cyrille. Quant à ce dernier, rien n’est encore décidé hormis le fait qu’il désire « trahir sa classe sociale ». Les « airs de belle âme, les allures de rebelle » de ces camarades de fac, gauchistes en troupeau, le rebutent. Il lit Stendhal. Il écrit des poèmes, quand ses amis élaborent déjà des plans professionnels. Il lit des livres, quand tout le monde ne lit plus que son smartphone. Balloté par la vie, il poursuit son idéal en zigzagant, peu sûr de lui, encore ouvert à toutes les possibilités que lui offrent ses nombreuses rencontres.

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Les années passent. Cyrille n’a toujours rien écrit qui le satisfasse totalement. Il croise d’autres destins, d’autres vies. Il vivote grâce à de petits boulots. Il dérive, et Patrice Jean décrit simplement cette dérive, dans une langue précise et subtile. Un trait, dit-il, caractérise son héros, l’irrésolution. Cyrille arpente des chemins étranges, qui sont ceux de la vie ; il ne décide de rien mais la vie décide pour lui et le fait rencontrer d’autres hommes, tout aussi irrésolus, tout aussi perdus.

Patrice Jean ne caricature pas: il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole

Certains, toutefois, semblent plus déterminés : Raphaël est catholique et libertin. Ambroise, fils de “bonne famille”, écrit dans Le Monde – mais aurait pu écrire pour Le Figaro s’il ne craignait pas d’être « marqué à droite » – Le Monde, « ça ouvre des portes. » Baudouin, sympathique cadre commercial, mate le fessier des filles et voit dans la théorie du genre une « pulsion de mort ». Le « réac » Jean Trezenik – personnage dont on imagine qu’il est une sorte de porte-parole de l’auteur – est l’anti-moderne par excellence, un homme cultivé qui tape sur tous les « branquignols de la culture », et qui abhorre ce temps progressiste. Son contraire absolu est un “théoricien de la gauche radicale”, Pierre Beauséjour. Ce dernier, adepte de la novlangue, crée des mots et des concepts qu’il croit vertigineux : le devenir-monde, le dominant-soi, et d’autres encore, tous aussi bêtes et creux. Beauséjour, penseur de « la complexité des processus réflexifs », esprit des Lumières adoubé par l’intelligentsia journalistique, est un mélange solide de bêtise et de contentement de soi, imperméable à l’intelligence et à la beauté du monde dont regorgent les grandes œuvres littéraires ; il est le noyau atomique de toutes les crasseries intellectuelles que cette époque charrie. Patrice Jean ne rate pas son portrait, qu’il teinte de la « couleur de moisissure de l’existence des cloportes » (Flaubert). Beauséjour, c’est du Homais puissance dix, un être médiocre et fat qui se prend pour un penseur et qui n’est qu’un faussaire doublé d’un agent policier de la pensée, un esprit blet comme il en tombe à la pelle quand on secoue certaines branches universitaires.

Visite au musée de Littérature globale

Mais revenons à notre héros qui dérive toujours, de boulot en boulot, d’amour déçu en amour défait, de famille recomposée en famille éclatée, d’insatisfaction en intranquillité. Au milieu des méandres biographiques de son héros, Patrice Jean pointe les absurdités culturelles, journalistiques, médiatiques de notre temps. Il décrit, sourire en coin, la transformation d’un musée de la Littérature française (française ? Quelle horreur !) en un musée de Littérature globale (le MuLG), « futur institut de la littérature-monde » – dixit Beauséjour, le penseur radical et complexe qui est à la littérature ce que Patrick Boucheron est à l’Histoire de France. Profitant des aléas de la vie de Cyrille, le romancier décrit la perfidie du monde actuel et de ses laudateurs, sociologues déconstructivistes ou théoriciens du genre, artistes vertueux, “penseurs” progressistes qui ne jouissent que de « leur position politique, leur conscience morale immaculée », journalistes inculturés, bourgeois écolos qui s’épatent de manger bio et de « sauver la planète », etc. En portraitiste implacable et drôle, Patrice Jean ne caricature pas : il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole. Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert se voit ainsi augmenté des âneries les plus récentes et les plus modernes.

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Haïr son époque

Que deviendra Cyrille, après avoir participé à la conception d’une série télévisée pour la chaîne Universal&Joy, connu le succès médiatique, été très à l’aise financièrement ? « Il arrive toujours un moment de la vie, où une âme sensible rompt avec son temps, c’est douloureux, mais il n’y a pas d’autre façon de naître à la vie de l’esprit », dira Trezenik à son ami traversé à nouveau par le doute et l’insatisfaction d’une vie qui ressemble à son époque, festive et triste, artificielle et bruyante, machine à transformer les hommes en spectres. Que deviendra Cyrille, qui a maintenant trente ans, qui sait qu’il n’est plus de son époque, que « le divorce est consommé », et qui poursuit son idéal d’écriture en pressentant que les deux devoirs de l’écrivain sont de haïr son époque et d’être haï d’elle ? Nous laissons au lecteur le bonheur de le découvrir. Nous l’abandonnons à sa joie de lecteur solitaire, heureux de s’extraire d’un « monde damné et insignifiant, damné parce que insignifiant », le temps des quelques heures nécessaires à la lecture de ce roman ambitieux, de ce que nous n’hésitons pas à appeler un chef-d’œuvre littéraire.

La Poursuite de l’idéal, Patrice Jean, Gallimard.

La Poursuite de l'idéal

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Arte: vie et mort de Brian Jones, écarté des Rolling Stones

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« La vie de Brian Jones », documentaire de 52 minutes réalisé par Patrick Boudet, est diffusé en replay sur Arte jusqu’au 21 février.


Ce film aurait pu s’intituler « La disparition de Brian Jones. » En effet, il se focalise sur l’ange noir et lumineux qu’était Brian Jones, et montre comment la figure devenue mythique a été progressivement écartée du plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Jusqu’à se noyer dans sa piscine le 3 juillet 1969. Mort qui donna lieu bien sûr à de nombreuses élucubrations, il s’est murmuré que les autres membres du groupe auraient précipité sa chute. 

Un enfant terrible

S’ils cherchent une analyse musicale de la période Brian des Stones, les gardiens du temple rock’n’roll en seront pour leur frais. Le documentaire tourne autour de l’astre Brian, chasse ses sourires, sa mélancolie, et vers la fin son regard embrumé par la drogue. 

Dès le début, la messe est dite. Bill Wyman, le bassiste des Stones, déclare : « Brian c’était les Stones, le groupe n’aurait pas existé sans lui, Mick et Keith auraient peut-être fondé un autre groupe, mais pas les Rolling Stones.»

Né à Cheltenham, ville plutôt chic du Gloucestershire, issu de la classe moyenne – sa mère était professeur de piano et son père ingénieur-, prisonnier d’une éducation stricte typiquement britannique, Brian Jones fut très vite un enfant terrible. Les filles et le blues étaient ses principales préoccupations. Les filles il les collectionnait (il essaima même des enfants un peu partout). Et la musique l’obsédait. Adolescent, il est un fouineur insatiable, sans arrêt à la recherche de nouveaux sons, de nouveaux instruments. Et le blues changea sa vie. On ne formulait pas encore d’accusations d’appropriation culturelle.

Il a fondé les Stones, Keith Richards lui vole sa femme et sa musique 

Il fut un des premiers à jouer de la slide guitar en open tuning, vieille technique des bluesmen. Plus tard, au sein des Stones, il colorait les morceaux avec des instruments exotiques: le sitar sur « Paint in black », la marimba sur « Under my thumb ». Que seraient ces deux morceaux cultes sans les illuminations de Brian?

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Lorsqu’il a fondé les Stones en 62, lui qui fut par la suite si nonchalant et velléitaire, se comportait en véritable manager. Il recrutait les musiciens, choisissait les morceaux, il s’occupait de l’organisation des concerts et de la négociation des cachets. « La plupart du temps, il les gardait pour lui » dira Bill Wyman avec tendresse.

Et puis Andrew Loo Oldham, qui fut le manager historique du groupe entre 63 et 67 intervient dans la légende en signant un pacte faustien avec Brian qui lui a vendu son âme en échange de la gloire. Il propulsa les Stones plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Pour Brian ce fut le début de la fin, il se retire à petits pas, embrumé par les substances de plus en plus illicites, et envoûté par les groupies de plus en plus mannequins, qui signeront peut-être sa perte. Du sexe, de la drogue mais plus beaucoup de rock’n’roll.

Sa chute, nous la voyons s’accomplir dans le documentaire  « One + One » de Jean-Luc Godard en 1968. Il a filmé les Stones pendant l’enregistrement de « Sympathy for the devil », chanson qui pour Godard symbolisait l’époque, à la fois sataniste et révolutionnaire. Brian apparaît totalement défait, pouvant à peine jouer, piquant du nez sur sa guitare. Mick, devenu le véritable leader du groupe est à son zénith.

À l’inverse, dans un extrait d’une émission de télévision en 1962, où le groupe interprète le standard garage « Shout » Brian est à son apogée, il bouge avec grâce, un sourire enfantin aux lèvres, alors que Mick, qui n’a pas encore mis au point son fameux déhanché apparaît plus en retrait.

Mais les derniers feux ne sont encore complètement éteints. En effet, il rencontre en 1965 le mannequin très en vue Anita Pallenberg, issue d’un milieu intellectuel et artistique (sa Marianne Faithfull à lui) qui viendra parfaire la légende. Elle le quittera cependant pour Keith Richards, fatale ironie. L’alter ego de Jagger lui aura pris sa femme et sa musique.

Lointain et désabusé, avec cette allure de dandy mi-hippie mi-Oscar Wilde, Brian Jones était un aristocrate à la chevelure de ménestrel et un métèque, tel que les décrit Abnousse Shalmani dans son bel essai Eloge du Métèque. À la lisière du monde et de la société. À jamais à la lisière des Stones.

Naissance d’un mythe

Lors de ses obsèques où se pressent groupies en larmes et personnalités, Keith, Mick et Anita ne sont pas présents, les parents de Brian s’y opposèrent. Trois jours après sa mort, les Stones se sont produits à Hyde Park, Mick tout de blanc vêtu lui rendra hommage avec un poème de Shelley « Peace, peace, is not dead He doth not sleep, he hath awakened from the dream of life ».[tooltips content= »« Paix paix, il n’est pas mort, il ne dort pas. Il s’est réveillé du rêve de la vie ». »]*[/tooltips]

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Brian Jones rêva à la fois sa vie et la vécut trop intensément, si cela est possible. Comme tous ceux du club des 27 qu’il inaugura. Jagger eu une prémotion en récitant ce poème, car les mythes ne meurent jamais. Brian veille pour toujours sur tous ceux dont le rock’n’roll a changé la vie.

La vie de Brian Jones. Réalisation : Patrick Boudet, France 2020. Sur arte.

De l’art et du cochon

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Image d'illustration Adrian Infernus / Unsplash

Horreur à Cessac! Des artistes tranquillement installés dans la ruralité voient d’un mauvais œil le nouveau permis de construire accordé à la porcherie voisine…


Le centre d’art qui préférerait une agriculture… conceptuelle

Boisbuchet est un centre d’art situé en milieu rural, à Cessac (Charente), créé et dirigé par d’éminents designers allemands. Cet organisme, avec château et terres, est financé, comme il se doit, par le ministère de la Culture. Ses responsables pensent à juste titre que le design, activité créatrice proche de la production, n’est concevable que dans un esprit de synergie avec toutes les productions locales. 

Ce type de conflit se multiplie. On se souvient des fameux procès de coqs…

Ils proposent ainsi des formations à prétention vaguement agricole (non agréées) pour contribuer au développement rural.

Passer de cinq à six cochons par semaine

Il se trouve par ailleurs qu’une famille d’agriculteurs du coin veut installer son fils sur l’exploitation, laquelle passerait ainsi de 2,5 à 3,5 unités de main-d’œuvre. « Installer » signifie, dans le monde agricole, devenir le chef d’exploitation et, souvent, faire à cette occasion quelques investissements nécessaires à la modernisation. Ces exploitants mitoyens du domaine élèvent des porcs fermiers labélisés, misant donc sur une haute qualité gustative et environnementale. La production actuelle de cinq cochons par semaine passerait à six. Ils vont faire construire deux bâtiments bas afin d’y stoker le fourrage et évoluer vers un élevage sur lit de paille répondant à une exigence de bien-être animal. Les toits vont être équipés de capteurs photovoltaïques pour privilégier les énergies renouvelables. Le permis de construire leur a été accordé « en son âme et conscience » par le maire, ancien technicien agricole, qui connaît bien ces questions.

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Vous pensez peut-être que le centre d’art pourrait se réjouir de la présence de ce petit projet exemplaire à proximité, qu’il pourrait même nouer un partenariat pour faire déguster du porc de qualité à sa cantine. Il n’en est rien. C’est tout le contraire ! Le centre d’art hurle au scandale ! L’émotion monte dans les milieux culturels et on en appelle à Roselyne Bachelot. On dénonce un « élevage industriel ». D’autres parlent de « ferme-usine » ! Une pétition réunirait 20 000 signatures, s’étendant jusqu’au Japon, avec le soutien d’un ancien prix Pritzker (équivalent du prix Nobel pour les architectes). Enfin, le centre d’art intente des actions au tribunal administratif en référé (perdu) et sur le fond (en attente).

Nature contre ruralité

Ceci est d’autant plus préoccupant que ce type de conflit se multiplie. On se souvient des fameux procès de coqs. Citons, en Île-de-France, le cas plus récent de l’éditrice Odile Jacob. Fin 2020, elle remue ciel et terre pour conjurer l’installation d’une petite exploitation d’agriculture biologique qui jouxterait sa maison de campagne.

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Évidemment, personne n’est heureux de voir se développer des nuisances à proximité de chez soi. Cependant, s’agissant de projets à la fois minimes et bien gérés, il est difficile de ne pas être surpris par la vivacité des réactions.

En réalité, il y a probablement un problème plus général, quelque chose comme un conflit d’usage au sujet de l’espace rural. D’un côté, les ruraux sont nombreux à vouloir tout simplement pouvoir continuer à y vivre, notamment de l’agriculture. En outre, beaucoup redoutent la désertification des campagnes qui les vide de leur convivialité. Ils tiennent à des plaisirs traditionnels tels que chasse, pêche, champignons, etc. De l’autre côté, nombre d’urbains et d’intellectuels (pardon pour ce terme commode) aspirent à la nature brute avec, si possible, quelques bébêtes, genre parc naturel. Surtout pas de péquenauds, d’odeur de bouse et encore moins de pollutions ! La Nature, vous dis-je ! Force est de constater que, de plus en plus souvent, ces deux visions se heurtent de plein fouet.

Theodor Lessing ou la haine de soi

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Theordor Lessing / Will Burgdorf Fotografie Wikipedia D.R.

Le billet du vaurien


Il y a chez Nietzsche des pages très fortes sur la haine de soi, cette haine qu’il détecte dans les Évangiles ou dans les romans de Dostoïevski et à laquelle il oppose la morale des seigneurs (ou morale « romaine », « païenne », « classique », « Renaissance »), qui symbolise la vie ascendante, la volonté de puissance en tant que principe.

Ne pas sentir en égoïstes

Contre Pascal, Nietzsche joue Goethe et quand il évoque Flaubert, cette réédition de Pascal en plus artiste, c’est pour se gausser de cet homme qui se torturait en écrivant tout comme Pascal se torturait en pensant – « tous deux ne sentaient pas en égoïstes. » Jamais il n’y eut comme chez Nietzsche une telle apologie de la force chez un être aussi démuni. Et si nous l’admirons encore, c’est pour sa faiblesse, ses rodomontades n’abusant plus personne.

La haine de soi, c’est précisément le titre d’un essai très étrange, fascinant à maints égards et qui fut publié en I930 par Theodor Lessing, l’une des premières victimes de la Gestapo, qui envoya ses tueurs à Marienbad le 30 août 1933 pour l’abattre. Le destin de Theodor Lessing mériterait d’inspirer un romancier ou un cinéaste : écartelé entre la culture allemande et ses origines juives, il provoqua l’exaspération de ses contemporains en enquêtant sur les juifs de Galicie et en reprochant à ses coreligionnaires de « se vendre » de la manière la plus dégradante à l’Allemagne. Dans ses articles, il ne se privait jamais d’insulter le futur Président Paul von Hindenburg, ce qui lui valut d’être exclu de l’école technique de Hanovre. Thomas Mann que ses outrances exaspéraient, disait à son propos qu’un « nain aussi disgracieux devait s’estimer heureux que le soleil brille pour lui aussi. »

Refus de la judéité

Dans son essai sur la haine de soi et du refus de la judéité, Theodor Lessing reconnaît être lui aussi passé par une phase de rejet absolu du judaïsme et d’abandon éperdu à la germanité. « Où trouverait-on, ajoute-t-il, un jeune homme noble, épris de vérité, né dans cette double lumière et contraint de choisir entre deux peuples, qui n’eût dû livrer un tel combat ? Il n’existe pas un seul homme de sang juif où l’on ne décèlerait au moins les débuts de la haine juive de soi. »

Et Theodor Lessing de se lancer dans six brefs récits de vie qui sont autant de pathographies, souvent pathétiques, toujours passionnantes à découvrir : la haine de soi y apparaît comme la passion la plus exigeante et la plus funeste, celle qui côtoie de plus près les abysses de l’âme humaine, celle aussi dont on pressent que, par-delà la folie ou l’horreur, elle sera la tunique de Nessus dont aucun créateur ne saurait se passer.

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Voici donc, sous la plume fiévreuse de Theodor Lessing, les destins de Paul Rée qui fut l’ami de Nietzsche avant de se suicider en Engadine, d’Otto Weininger qui se donna la mort à l’âge de vingt-trois ans dans la chambre de Beethoven après avoir laissé un sulfureux testament philosophique « Sexe et Caractère », d’Arthur Trebitsch que ses délires antisémites très appréciés par Hitler conduisirent à la folie, de Max Steiner, chimiste de génie, qui après avoir voué une admiration sans borne à Marx et à Steiner, se convertit au catholicisme avant de se suicider à vingt-six ans, de Walter Calé, poète qui mit fin à ses jours par dégoût de lui-même et de l’humanité, et enfin de Maximilian Harden qui exhortait les juifs à une conversion massive et qui fut victime d’un attentat antisémite.

Se résorber dans l’infini

Par-delà l’amour ou la haine de soi, Theodor Lessing rappelle dans sa conclusion que pendant deux ans et demi les plus sages parmi les rabbins ont débattu de la question suivante : « Eût-il mieux valu que l’univers de l’esprit ne fût point créé et que l’esprit devenu vivant en l’homme s’annulât pour se résorber dans l’inconscient et l’extra-humain ? Ou bien eût-il mieux valu que l’inconscient et l’extra-humain fussent totalement purifiés pour donner naissance à un esprit vif et à une humanité savante ? ´» Selon le Talmud, les académies, après maintes controverses, se rallièrent à la conclusion suivante : « Il eût mieux valu sans le moindre doute que le monde réel dont nous avons conscience ne fût point créé. Il ne fait pas le moindre doute que le plus souhaitable pour l’humanité est d’arriver à son terme et de se résorber dans l’infini. »

Theodor Lessing, La haine de soi ou le refus d’être juif (Pocket/Agora).

La haine de soi: ou le refus d'être juif

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Assimilation, une impossibilité conceptuelle pour les Asiatiques

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Lycée Marie-Curie d’Hanoï (Vietnam), 4 mai 2020 © Manan VATSYAYANA / AFP

 


À la différence de l’Europe, l’Asie considère l’assimilation comme une impossibilité conceptuelle. On naît chinois, japonais ou vietnamien, on ne le devient pas. Pas de citoyenneté sans une lignée ancestrale. Un texte de Jean-Noël Poirier, correspondant à Hanoï


Disons-le d’emblée, le concept d’assimilation est largement inconnu en Asie[tooltips content= »L’Asie dont il est question ici regroupe l’Asie du Nord-Est et du Sud-Est, à l’exclusion du sous-continent indien. »](1)[/tooltips]. Il s’agit même d’un concept difficile à appréhender dans cette Asie foncièrement traditionnelle, désormais peu attirée par les grands concepts occidentaux.

L’idée qu’un Camerounais noir ébène ou qu’un Suédois aux yeux bleu celte puisse devenir chinois (ou japonais, vietnamien, laotien, etc.) au motif, par exemple, qu’il parlerait parfaitement la langue du pays, y vivrait depuis plusieurs décennies, voire même y serait né, est saugrenue dans cette partie du monde. Et, avouons-le, nous serions les premiers surpris de rencontrer un Chinois d’origine africaine ou scandinave, tant nous avons intégré la nature ethnique du peuple chinois.

On est chinois parce qu’on naît chinois

Pour les plus de 2 milliards d’individus d’Asie du Nord et du Sud-Est, les choses sont très simples. Le peuple est une notion avant tout ethnique, assortie d’une culture ancestrale et parfois d’une religion. Ce « droit du sang », qui est en réalité plutôt un « droit des ancêtres », ne laisse guère de place à l’assimilation d’une personne d’une autre origine ethnique ou culturelle.

A lire aussi, notre numéro 86: Causeur: Assimilez-vous!

Cette réalité est particulièrement forte dans tout le monde confucéen (Chine, Taïwan, Japon, Corée, Vietnam) où la citoyenneté et l’appartenance au groupe ethnique ne font qu’un. La naturalisation est certes prévue par la loi, mais les dossiers sont rares, examinés à la loupe et le nombre de décisions positives est faible. De plus, citoyenneté ne vaut pas assimilation. Un étranger naturalisé ne sera jamais reconnu comme appartenant au peuple chinois, vietnamien, coréen ou japonais. La barrière, biologique, est ici indépassable.

« Vous, vous ne serez jamais vietnamien. Votre femme, elle, est vietnamienne », a conclu mon chauffeur de taxi, heureux de pouvoir mettre chacun dans sa bonne case. Mon épouse, née et élevée en France, de culture française, de mère française de souche, pouvait revendiquer sa « vietnamité » grâce à son père d’origine vietnamienne. Moi, bien que parlant vietnamien, dirigeant deux entreprises vietnamiennes, ayant déjà vécu douze ans sur place, je resterai pour toujours un Occidental, car Gaulois de sang à 100 %. « C’est comme ça. » Vérité biologique incontournable et acceptée comme telle dans toute la région. La vérité sort souvent de la bouche des chauffeurs de taxi.

Les aléas de l’histoire récente et le passage à une société 3.0 n’ont pas changé l’anthropologie. Entre 1975 et la fin des années 1980, plusieurs millions de Khmers et de Vietnamiens se sont réfugiés en Thaïlande, Malaisie, à Singapour et Hong Kong pour fuir le régime khmer rouge ou les mesures autoritaires du régime vietnamien. Bien que très proches culturellement et originaires de pays voisins (Khmers et Thaïs sont deux peuples « cousins »), ces réfugiés n’ont jamais été autorisés à s’installer sur place. Ils ont vécu dans des camps renfermant plusieurs centaines de milliers de personnes, gérés par les autorités locales et le Haut-Commissariat aux réfugiés des Nations unies. Certains y sont restés quinze ans, le temps nécessaire pour parvenir à un accord de paix au Cambodge (1991) et à un accord de rapatriement avec le Vietnam. Personne n’y trouva à redire. L’idée de laisser cette population s’installer et s’intégrer dans le pays d’accueil n’a traversé l’esprit de personne. « Khmer tu es, khmer tu restes. »

Intégration plutôt qu’assimilation, mais au compte-gouttes

Tous les pays de la zone ne sont pas aussi fermés. Les pays insulaires et péninsulaires (Philippines, Malaisie, Indonésie), pluriethniques et multiculturels par l’histoire, envisagent plus facilement l’intégration d’étrangers au sein de leur communauté nationale. C’est surtout le cas des Philippines, pays qui s’est constitué en plusieurs vagues d’immigration et qui autorise même la double nationalité, fait rare dans la région. Toutefois l’intégration des étrangers y est encore un non-sujet. Les Philippines demeurent avant tout un pays d’émigration (10 % des Philippins vivent à l’étranger) et non d’immigration.

Un communautarisme sous contrôle

Un communautarisme existe néanmoins dans tous ces pays de droit du sang, qui diffère du nôtre sur un point majeur : il ne concerne pas des populations importées récemment, mais les « peuples premiers », aujourd’hui minoritaires, présents sur place avant même souvent l’arrivée de l’ethnie majoritaire. La Chine affiche fièrement 55 minorités ethniques (9 % de la population), le Vietnam 53, la Birmanie 135. Elles sont officiellement choyées et respectées dans leur diversité culturelle et jouissent d’un cadre légal spécifique. La réalité est parfois bien plus cruelle, Ouïghours, Tibétains ou Rohingyas peuvent en témoigner. Les minorités religieuses ne sont pas non plus à la fête. Aux Philippines, en Malaisie, en Indonésie, en Thaïlande, les épisodes de violence et de terrorisme surviennent régulièrement sur fond d’antagonisme religieux. Les accusations de trahison ou de séparatisme ne sont jamais loin.

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Sinisation et francisation

En fouillant l’histoire de la Chine, on trouve deux cas majeurs d’assimilation. La sinisation des dynasties mongole au xiiie siècle et mandchoue au xviie, deux peuples issus d’une culture différente et situés aux marches de l’Empire chinois, fut bien une assimilation, comme le fut au ive siècle la romanisation des peuplades barbares qui adoptèrent les usages romains et défendirent l’Empire.

Finalement, le plus spectaculaire exemple d’assimilation réussie d’une population asiatique au xxe siècle a eu lieu en France. Les dizaines de milliers de familles vietnamiennes et cambodgiennes arrivées après les accords de Genève en 1954, avant ou après la chute de Saigon et de Phnom Penh en 1975 ont massivement choisi de s’assimiler à la France et à la culture française. Beaucoup sont allées jusqu’à imposer le français et à bannir l’utilisation du vietnamien ou du khmer à la maison pour mieux accélérer l’intégration des enfants à qui, souvent, on donnait un prénom français en plus d’un prénom d’origine. Effort remarquable pour une population traditionnellement du droit du sang. Cette volonté d’épouser la culture autant que la citoyenneté française en dit également long sur la force d’attraction de la France jusqu’en 1975. À croire que la période coloniale n’avait pas laissé que des mauvais souvenirs.

Covid-19: Mais pourquoi le Japon s’en sort-il si bien?

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Tokyo, Japon, janvier 2021 © Hiro Komae/AP/SIPA Numéro de reportage : AP22534394_000001

Sans confinement ni restrictions des libertés fondamentales, la gestion de la pandémie au Japon suscite l’incompréhension des médias occidentaux. Retour sur les causes et les raisons d’un nombre de morts exceptionnellement bas dans un pays qui aurait pu sembler d’abord abandonné au vent pandémique.


 

Article du The Japan Times. Traduction de Conflits.

NDLR : Nous publions cet article de l’un des plus anciens journaux du Japon pour avoir un autre point de vue sur le coronavirus, celui du Japon, et comprendre comment l’épidémie est vue et gérée dans d’autres parties du monde. La géopolitique étant affaire de vision et de regard, il est important de se mettre à la place des autres pour comprendre comment eux voient le monde…

Le 1er janvier, le nombre total de cas de coronavirus dans le monde était de 83 748 593 et le nombre de décès de 1 824 140. Au Japon, les chiffres correspondants étaient de 230 304 et 3 414. Fait inhabituel, au Japon, la maladie a tué plus de personnes en automne-hiver qu’au printemps. Néanmoins, pour équilibrer et mettre les choses en perspective, il convient de noter que plus de Japonais sont morts de 25 autres causes en 2020. Le Covid-19 n’a représenté que 0,3 % de tous les décès. Il y a eu sept fois plus de suicides et 40 fois plus de décès dus à la grippe et à la pneumonie. Le Japon était également l’un des rares pays à ne pas connaître de surmortalité due au Covid-19.

Le Japon a attiré l’attention du monde entier pour n’avoir ni imposé un verrouillage ni testé de façon obsessionnelle les personnes asymptomatiques. Comme Tomoya Saito le dit dans ces pages, « Encourager les personnes présentant des symptômes légers ou inexistants à passer des tests PCR n’aurait rien révélé à part isoler les cas faussement positifs ». L’indice de rigueur a été élaboré par l’école Blavatnik de l’université d’Oxford en collaboration avec Our World in Data pour évaluer la rigueur de neuf mesures de confinement, dont la fermeture des écoles et des lieux de travail et l’interdiction de voyager, 100 étant la plus stricte. L’indice du Japon est resté inférieur à 50 jusqu’au 8 décembre, alors que tous ses partenaires du G7 sont restés pour la plupart au-dessus de 50.

Vue aérienne du Diamond Princess dans le port de Yokohama, le 21 février 2020 © Masahiro Sugimoto/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22430703_000036
Vue aérienne du Diamond Princess dans le port de Yokohama, le 21 février 2020 © Masahiro Sugimoto/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22430703_000036

Cette situation a créé une pandémie de peur face à la menace d’un tsunami de morts Covid-19 qui ravagerait le Japon. Au début de l’année dernière, le bateau de croisière Diamond Princess a accosté à Yokohama. Avec plus de 700 des 3 711 personnes à bord infectées et 14 morts, on craignait que le Japon ne soit le théâtre de la prochaine grande épidémie du virus. Kentaro Iwata, expert en maladies infectieuses à l’université de Kobe, a décrit le navire comme un « moulin à Covid-19 ». Un article paru dans le Washington Post le 20 février a déclaré que la réaction du Japon face à ce navire était « complètement inadéquate », et cet article a rapporté le 10 mai que 57% des Japonais étaient mécontents de la réaction de leurs autorités au coronavirus.

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Au début de l’été, alors que Tomoya Saito écrivait que le Japon avait « réussi à minimiser les décès liés au Covid-19 sans introduire un verrouillage strict ou une politique de tests à grande échelle » et qu’il poursuivait plutôt une approche centrée sur les groupes, une grande partie des médias occidentaux critiquait sévèrement l’échec du Japon à verrouiller le navire et prédisaient des décès de masse. Des articles du New York Times (7 avril), du Washington Post (11 et 21 avril, 25 mai, 11 août), du New Statesman (22 avril) et du magazine Science (22 avril) ont déclaré que le Japon avait manqué « sa chance de maîtriser le coronavirus ». Sa gestion du coronavirus était jugée « trop peu, trop tard », caractéristique d’un « confinement trop léger », digne d’un « kabuki pandémique » et ou d’un « manuel de stratégie trumpien » « idiosyncrasique » sur le virus. Les experts médicaux ont recommencé à débiter des scénarios alarmistes avec la deuxième vague en hiver. L’une des raisons de leur appréhension était l’histoire troublée du Japon avec les vaccins et son processus d’approbation prudent pour les nouveaux vaccins. Mais cet article a noté que « le succès relatif du Japon dans la gestion de la pandémie » signifie qu’un déploiement urgent de la vaccination est moins prioritaire.

Les Japonais ne devraient pas prendre les critiques occidentales trop au sérieux. Les grands médias se sont donné pour mission d’encourager le scénario du confinement. Les pays comme la Suède et le Japon qui s’écartent du scénario approuvé font l’objet d’une colère particulière pour leur irresponsabilité frisant le manquement criminel au devoir. Les exemples de meilleurs résultats sans le large éventail de coûts liés à la santé, à la santé mentale, aux moyens de subsistance, à l’économie et aux libertés civiles des confinements sévères devraient être les bienvenus. Au lieu de cela, de nombreux commentateurs semblent vouloir que les pays du blocus échouent afin de se sentir justifiés.

Malheureusement pour eux, il y a peu de données empiriques pour soutenir les modèles mathématiques abstraits sur lesquels…

>>> Lire la fin de l’article sur le site de la revue de géopolitique Conflits <<<

Grosse commission refusée par Lidl en vertu du «protocole sanitaire»

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Un magasin Lidl, image d'illustration © GILE Michel/SIPA Numéro de reportage : 00984384_000004

Quand l’hygiénisme nous rend malades!


Sylvie Brasseur, coiffeuse à la retraite, est atteinte de la maladie de Crohn. Une pathologie invalidante qui provoque des diarrhées incontrôlables à près de 140 000 Français.

Mercredi 13 janvier, alors qu’elle patiente à la caisse de Lidl à Vesoul (Haute-Saône), elle est prise d’une envie pressante. Elle brandit alors sa carte Urgence toilettes – procurée par l’AFA (association François Aupetit), qui combat la maladie de Crohn. Un sauf-conduit ouvrant un accès aux trônes d’ordinaire réservés aux personnels, inestimables en pareil soubresaut colique. 

« En pleurs devant ma voiture et souillée jusqu’aux bottes »

« Cette carte facilite l’accès aux toilettes dans l’espace public. Si elle n’a pas de statut officiel comme la carte handicapé, elle aide vraiment nos membres », souffle à Causeur Eve Saumier, de l’association AFA. C’était sans compter sur le zèle hygiéniste du colosse de la grande distribution. Alors qu’elle est sur le point d’exploser, Sylvie se heurte à des employés de marbre. « Nous mettons en place un protocole sanitaire dans l’ensemble de nos supermarchés en France afin de limiter la propagation du virus et demandons des mesures en ce sens à nos salariés. Ils sont donc invités à respecter et faire respecter les règles en matière d’hygiène pour assurer la sécurité de tous, nos clients comme les collaborateurs », se défend la firme germanique dans le communiqué transmis à Causeur.

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Une implacabilité sanitaire qui a mené Madame Brasseur à se soulager sur le parking: « Tout est parti. J’étais en pleurs devant ma voiture et souillée jusqu’aux bottes ». « Nous sommes à la fois désolés et reconnaissants que Madame Brasseur prenne la parole, confie Eve Saumier. C’est vraiment un tabou qu’il faut briser. Ça représente le quotidien de milliers de malades en France ». Des milliers de malades qui pourraient avoir trouvé leur égérie en la figure de Madame Brasseur, qui semble déterminée à porter ce combat. « Avec la crise sanitaire, la situation de l’accès aux toilettes, déjà problématique en France, s’est profondément aggravée », dénonce Eve Saumier -qui a lancé une pétition.  

Quand Lidl brandit la carte de la victimisation 

« Nous regrettons l’incident qui s’est déroulé au supermarché de Vesoul  le 13 janvier dernier et avons adressé à notre cliente nos plus sincères excuses pour le désagrément subi. […] Les équipes qui ont accueilli la cliente ont en effet dans un premier temps refusé l’accès aux toilettes pour éviter toute prise de risque. Cependant, une fois informés de la situation, les responsables du supermarché avaient autorisé l’accès, mais la cliente avait déjà quitté les lieux », argue Lidl dans son communiqué. Un air de victimisation qui laisse un goût amer à Madame Brasseur. Auprès de nos confrères de L’Est Républicain, elle a dénoncé « un manque d’empathie de la part du personnel » 

Lidl estime pourtant que « depuis le début de l’épidémie, chaque jour et avec rigueur et discipline, nos équipes veillent à ce que nos clients soient reçus en toute sécurité dans nos supermarchés ». Pour faire des petites commissions, sans doute, mais pour la grosse, mieux vaut aller voir ailleurs! Manque de pot, aucune réouverture de cafés ne se profile à l’horizon. Dans ces conditions, il ne nous reste plus qu’à rester chez soi et faire ses courses sur internet. Bienvenue dans le meilleur des mondes…

Castex: 66 millions de procureurs échappent à un nouveau confinement…

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Le Premier ministre Jean Castex accompagné du ministre de la Santé, Olivier Veran, au siège de l'ARS, (Agence régionale de santé) Ile-de-France, mobilisée dans la lutte contre la Covid-19. 25 janvier 2021 © Stephane Lemouton-POOL/SIPA Numéro de reportage : 01001468_000014

À la surprise générale, le Premier Ministre Castex n’a pas annoncé hier soir le reconfinement qui nous semblait promis. Toutefois, le couvre-feu va être durci, et les frontières fermées à partir de dimanche… alors qu’on nous disait il y a un an que le virus n’avait pas de passeport. Masques, tests, vaccins, communication gouvernementale: faut-il voir de l’amateurisme ou de l’incompétence?


Ce n’est pas parce que je ne me considère pas comme l’un des multiples médecins que l’épidémie a engendrés, que je n’écoute pas ce qui se dit autour de moi, de la part de spécialistes comme du commun des citoyens.

66 millions de procureurs

Ce n’est pas parce que je n’ai jamais été sur la ligne facile du « il n’y a qu’à » et du « il suffit de », que l’appréciation d’Emmanuel Macron sur les Français qui seraient tous « des procureurs » ne m’apparaît pas sujette à caution: il y aurait de quoi requérir contre le gouvernement sur le plan sanitaire depuis le début de l’année 2020…

Ce n’est pas parce que j’en ai assez de ces débats médiatiques tournant avec une régularité lancinante autour de la Covid-19, des modalités de la lutte, du confinement ou non, des personnes vulnérables ou non, que je ne mesure pas le degré d’insatisfaction d’une large part de la France qui travaille et qui est condamnée à être à l’arrêt, pour l’essentiel comme pour ce qui l’est aussi mais autrement, comme la culture.

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J’évoque la fronde qui à bas bruit puis plus intensément depuis quelques mois, altère le climat national au point que le président de la République hésite à proposer, malgré des statistiques inquiétantes, un régime plus dur. Il craint que l’acceptabilité sociale ait atteint déjà son comble. Sans mauvais esprit, il faut admettre qu’il y a des erreurs, des carences, des abstentions et des dysfonctionnements qui n’ont pas manqué et que cette protestation, sur certains points n’est pas illégitime. Comme nous n’avons pas de masques, on nous dit initialement qu’ils ne sont pas nécessaires. La méthode proclamée – tester, tracer, isoler – a été un fiasco.

Les vaccins dont on savait depuis plusieurs semaines qu’ils allaient heureusement survenir n’ont pas fait l’objet de la logistique et de l’organisation qui aurait dû leur correspondre, avec notamment une latitude laissée aux maires qui n’ont pas cessé de piaffer parce qu’ils mettaient des lieux à disposition mais n’avaient pas les doses. Malgré la pauvreté hospitalière qui a fait l’objet d’un constat consensuel au début de l’année 2020 et en dépit des promesses présidentielles et ministérielles, rien n’a été accompli pour combler le gouffre entre ce qui existait hier et ce qui aurait dû exister aujourd’hui.

Ces mesures réclamées qui arrivent bien tard

La communication du gouvernement, d’Edouard Philippe à Jean Castex, n’a cessé de se dégrader. On a entendu beaucoup, voire trop, de responsables politiques sur le plan sanitaire et leur parole profuse, loin d’aider à la compréhension des autorités médicales et scientifiques elles-mêmes divisées, a ajouté à l’incertitude. Je conçois qu’une forme de pragmatisme et une adaptation au réel imprévisible et fluctuant étaient obligatoires mais elles n’interdisaient pas d’avoir un dessein clair et cohérent. Ce dernier n’est jamais venu nous rassurer.

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L’intervention du Premier ministre, le 29 janvier, n’a pas apporté véritablement d’éléments nouveaux. Le pays a échappé au reconfinement mais les autres mesures, notamment celles concernant la fermeture des frontières dans l’Union européenne et avec le reste du monde auraient dû être prises depuis longtemps. Pourquoi faut-il que ce qui est nécessaire soit toujours si tardif et que ce qui pourrait nous sauver soit mis à disposition avec tant de parcimonie ? 

Je crains fort que de « revoyure » en « revoyure », nous finissions par devoir supporter un jour une mise sous cloche encore plus drastique de la France, qui nous sera cette fois communiquée solennellement par le président. Je relève qu’on ne s’est pas orienté vers un partage opératoire et précautionneux entre les personnes âgées et vulnérables d’une part et de l’autre le pays actif, jeune, en pleine force, résistant, qui n’en peut plus de mourir économiquement et psychologiquement à petit feu.

Les conseils de défense se succèdent alors que 2022 se rapproche

Amateurisme ou incompétence ? Bonne volonté ou défaillance structurelle ? Comportements imparfaits, pas assez professionnels, ou bureaucratie étouffante ? Trop de Conseils de défense, avec une solitude régalienne, ou trop peu de débats parlementaires ?

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J’accepterais l’hypothèse de l’amateurisme et de la bonne volonté, pas gratifiante en elle-même sans être déshonorante, si face aux accusations, le pouvoir n’avait pas réagi trop souvent avec arrogance – ce qui était la pire des attitudes alors qu’on aurait espéré une industrieuse et efficace modestie – et en affirmant que notre pays était bien classé par rapport à d’autres nations : argument discutable dont Jean Castex a encore usé ! Nous n’étions pourtant pas loin de la queue, en tout cas pour les vaccins. Avec, en plus, dorénavant, les « primo-injections reportées » selon Olivier Véran.

En 2022, l’enjeu sanitaire et la politique mise en œuvre depuis le début de l’année 2020 ne seront pas loin de constituer le débat central.

Nissart per tougiou!

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À travers son amour pour la ville de Christian Estrosi, Patrick Besson nous fait le bilan de sa vie, de ses amours, de ses lectures et de ses repas.


Bonheur de se promener à Nice avec Patrick Besson. Bonheur de retrouver cette ville dans laquelle l’auteur de ces lignes a fait ses khâgnes dans les années 90 (lycée Masséna, salle 912) et qu’il n’aurait peut-être jamais dû quitter. Bonheur de picorer ces aphorismes comme dans un livre de Nietzsche (qui, comme tant d’autres, aima Nice à la folie et y écrivit une partie du Zarathoustra).

Capiteuse et toxique

La mélancolie chaleureuse de cette ville qui inspira tant d’artistes, Matisse, Modiano, Le Clézio, mais aussi Joyce qui y eut l’idée de Finnegans Wake. Son effervescence vieille et estudiantine, bourgeoise et brigande, cosmopolite et identitaire. L’ambiance Satyricon qui y règne avec ses odeurs d’ordures suaves, ses freaks qui mendient sous les arcades de l’avenue Jean Médecin, ses filles de l’est que l’on lorgne dès l’arrivée en gare de Nice-ville.

Quelque chose d’intense et de suspendu, de capiteux et de toxique, d’enivrant et de vomitif mais dont le besoin revient toujours. « La ville résume les doutes que j’ai sur tout, elle est un repaire métaphysique », écrit l’auteur d’Un Etat d’esprit. Mille fois d’accord. Nice requinque et déprime, innerve et désaxe.

Ville uchronique en un sens qui donne l’impression d’une irréalité splendide (et c’est pourquoi l’attentat islamiste au camion du 14 juillet sur la Promenade et celui du 29 octobre 2020 à la basilique Notre-Dame de l’Assomption ont été vécu comme des effractions au paradis). Ville dont on se demande toujours quand on y va si on ne devrait pas y « renoncer dans un but de rangement car continuer d’y aller c’est demeurer dans tout ce présent mélangé et sans fin ». Nice, ville du retour et de de l’éloignement. Ville qui traverse le temps comme « l’émouvant tramway, place Garibaldi ». Ville années vingt qui fait dire à l’auteur certaines bêtises comme celle de trouver moches les femmes de ces années-là ?! Parle pour toi, Patrick ! Elles sont hautement attirantes, ces flappers aux robes Charleston, aux chapeaux cloches, au maquillage et à la coiffure Louise Brooks, aux sourires coquins parfois jusqu’à la lubricité.

Nice, le 29 octobre 2020 © LAURENT VU/SIPA Numéro de reportage: 00988176_000001
Nice, le 29 octobre 2020 © LAURENT VU/SIPA Numéro de reportage: 00988176_000001

Souvenirs, souvenirs

Tant pis, au moins nous retrouverons-nous dans les mêmes endroits aimés, à l’Albert Ier, 4 Avenue des Phocéens, qui fut le premier hôtel dans lequel je descendis lors de mon retour là-bas en juillet 2006 et où je connus Nathalie B. ; au Café de Turin, 5 place Garibaldi, mon restaurant de fruits de mers préféré de la galaxie, où je m’installe toujours à l’intérieur, en face du bar, sur l’une des banquettes vertes ; au Brouillon de culture, bouquinerie sublime où l’on trouve les plus beaux livres de notre monde passé tels les Classiques Garnier de chez Bordas, merveilleux volumes jaunes, hélas aujourd’hui de plus en plus rares – comme les putes de la rue de France ou du boulevard Gambetta, à deux pas du studio des Palombes, 38 rue du Châteauneuf, que me louait mon père à la fin des années 80 ; aux différents cinémas de la ville, enfin, que je connais par cœur et où j’ai vu quelques films cultes de ma vie à leur sortie : Le Cuisinier, le voleur, sa femme et son amant de Peter Greenaway (1989) au Mercury, Les Affranchis de Martin Scorsese au Pathé Masséna (1990), Arizona Dream d’Emir Kusturica (1992) au Pathé Paris, Nelly et Monsieur Arnaud de Claude Sautet (1995) aux Variétés, A Dangerous Method de David Cronenberg au Rialto (2011) et par-dessus tout Reflet dans un œil d’or de John Huston à la Cinémathèque de Nice, le 24 janvier 1992, avec Marie F., le premier amour impossible de ma vie.

Mourir à Nice, un projet de vie

« Mourir à Nice : projet de vie. » C’est une idée qui fait son chemin. Revenir ici à ma retraite, trouver un logement du côté du jardin Alsace-Lorraine et me laisser aller aux souvenirs de ma vie jamais vraiment commencée. « Devenir, par paresse avouée et calcul secret, un vieil auteur oublié à Nice » et dont les livres ont disparu avant qu’on ne disparaisse soi-même. Peut-être ai-je trop étudié la littérature pour en faire et que c’est comme « disséquer une assiette de socca ». En tous cas, voici un livre que j’aurais aimé écrire et je ne sais comment l’auteur le prendra.

Patrick Besson, Nice-ville, Flammarion.