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L’Ecole du soupçon infondé


Qu’il y ait des pédophiles dans le corps enseignant est une réalité. Qu’il y en ait fort peu est une autre réalité.


Mais la médiatisation de quelques affaires incite les belles âmes à en voir partout, et à détruire des vies innocentes. Parce que la « parole des enfants », comme disent ceux qui y croient, n’est en rien crédible. Quant à la fiabilité de l’institution, qu’il s’agisse de l’Éducation nationale ou de la machine judiciaire…

Jean-Pascal Vernet était instituteur en maternelle à Barrême, dans les Alpes de Haute Provence. Le 30 avril 2019, il est « suspendu à titre conservatoire » par son administration pour « suspicion d’attitude déviante », sur plainte de parents d’élèves. Il aurait notamment écrit sur le cahier de l’une de ses élèves « Bravo ma princesse ». Un crime…

Deux jours plus tard, le 2 mai, il a mis fin à ses jours. « Preuve de culpabilité », diront les imbéciles et les lyncheurs professionnels.

Une époque propice aux jugements hâtifs

Pas même. Il s’agissait d’une confusion d’identification, « une erreur de copier-coller » visant une autre affaire distincte survenue à Entrevaux, vient de reconnaître l’Inspection académique, presque deux ans plus tard. Jean-Pascal Vernet, « mis en examen et placé sous contrôle judiciaire », n’avait rien fait. Rien. Il est mort.

Bien sûr, des erreurs judiciaires, l’Histoire en a recensé des milliers. Mais certaines périodes, sujettes à une hystérisation concertée, sont plus propices que d’autres aux jugements hâtifs.

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En août 1997, Ségolène Royal, nouvellement nommée ministre déléguée à l’enseignement scolaire et qui voulait à toute force exister sans la lumière de Claude Allègre, ministre en titre, décrétait une croisade anti-pédophilie. « Il faut que la parole se libère », etc. Des dizaines de plaintes arrivent alors au ministère, qui benoîtement les transmet à la Justice. Alors, écoutez bien. En moyenne, chaque année (les chiffres sont ceux de l’Autonome de solidarité, une assurance complémentaire que prennent nombre d’enseignants), huit à dix plaintes étaient alors formulées, dont en moyenne deux ou trois arrivaient en phase judiciaire. C’est toujours trop, mais sur près d’un million d’enseignants à cette époque, ce n’est pas un tsunami.

L’effet Ségolène

L’effet Ségolène ne tarde pas : le nombre de plaintes monte soudain à 120 par an… dont deux ou trois arrivent en phase judiciaire. Le reste, du pipeau, des règlements de comptes, des on-dit, tout l’arsenal de la médisance et de la crédulité.

Un professeur d’EPS au collège de Montmirail, Bernard Hanse, mis en cause par un fabulateur de 14 ans, s’est suicidé sous la pression, alors qu’il n’était coupable de rien. Un mois plus tard, l’adolescent est mis en examen pour dénonciation calomnieuse. Ça n’a pas empêché Mme Royal de faire l’amalgame entre ce drame et des affaires d’inceste et de pédophilie passées sous silence à cause de pressions exercées sur les enfants et leurs familles. « L’affaire n’est pas finie, l’enfant s’est peut-être rétracté sous la pression des adultes, sous le poids d’un suicide, les reproches qui lui avaient été faits d’avoir parlé », déclare-t-elle dans un grand média à une heure de grande écoute. Il fallait sa livre de chair, comme disait Shakespeare, à la ministre déléguée. Une façon de se grandir sur le cadavre d’un enseignant irréprochable. Tous les éléments du dossier ont été réunis par la famille de Bernard Hanse.

Ça m’a donné à tout jamais l’exacte mesure de cette femme qui a prétendu devenir président de la République… J’ai, dans un article ancien, fait le lien entre ces faits et une fiction de Thomas Vinterberg, la Chasse (2012), qui raconte comment un animateur de jardin d’enfants (Mads Mikkelsen, toujours aussi impeccable) est accusé par une petite fille d’attouchements — alors même que nous savons qu’il n’en est rien. Et comment il est pris en chasse par le village où il exerce. On lynche toujours au nom de la vertu — eh bien si c’est ça la vertu, ce n’est pas beau à voir. Pour un peu, on préfèrerait le vice.

La parole des victimes n’est pas sacrée

L’histoire de Bernard Hanse, parmi d’autres, est relatée dans l’enquête de Marie-Monique Robin parue en 2006, l’École du soupçon. L’enquêtrice, dont la méthodologie, dans ce dossier comme sur d’autres, est exemplaire, a récidivé l’année suivante avec un documentaire fort éclairant portant le même titre, et que l’on peut trouver in extenso sur le Net. En résumé, des enquêteurs peuvent faire tout dire à des enfants — et surtout ce qui ne s’est pas passé. Il suffit de savoir poser les questions. Pire : les gosses finissent par être persuadés que leurs affabulations sont la vérité — et comme il y en a encore qui croient qu’un enfant ne peut mentir…

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Alors, se pose une question. Les enfants qui se sont imaginé, à cinq ou six ans, avoir été victimes d’attouchements ou pire, quels adultes deviennent-ils ? Quand ils sont assez grands pour savoir tenir une plume, quelles confessions parfaitement imaginaires mais qu’ils croient vraies ne sont-ils pas capables de rédiger…

La police sait si bien à quel point il faut prendre ces témoignages avec des pincettes qu’elle enquête sérieusement sur les dénonciations avant de les faire entrer en phase judiciaire. C’est ainsi que 80% des plaintes pour viol sont classées — faute de preuves matérielles, et souvent parce qu’elles sont de pures inventions, que le motif en soit la vengeance, le remords, ou la croyance erronée dans la véracité des faits. Voir le fiasco de l’affaire d’Outreau : des vies massacrées parce qu’un juge en mal de notoriété a cru des témoignages douteux. Olivier Moyano, clinicien d’un service de protection judiciaire de la jeunesse, a analysé avec une grande pertinence la construction de cet imaginaire du viol, montrant comment un « fantasme traumatisant réparateur », fantasme d’agression sexuelle, est supposé « réparer l’effet traumatique au long cours du fantasme incestueux ravivé par l’entrée dans l’adolescence ». Mais enfin, m’ont récemment dit des étudiantes, une femme ne peut pas mentir…

Oui, certainement…

Rappelons enfin que l’aveu même des coupables — cet aveu que l’on appelait autrefois « la reine des preuves », et que l’on extorquait avec des moyens parfois abominables — n’est pas une preuve. Des individus perturbés, épuisés par des jours d’interrogatoire, peuvent avouer des crimes qu’ils n’ont jamais eu la possibilité matérielle de commettre — quitte à se rétracter plus tard. En attendant, sur les réseaux sociaux qui servent désormais de tribunal populaire instantané, les bonnes âmes se déchaînent, et quelques affaires répugnantes et sans équivoque entraînent des condamnations en chaîne sur de parfaits innocents… Comme disait le regretté Reiser : « On vit une époque formidable ».

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Révolutions arabes, printemps israélien


Dix ans après l’immolation qui a enflammé la Tunisie, de nombreux pays arabes sont toujours K.-O. L’euphorie de l’hiver 2011 n’a abouti ni à une démocratie libérale ni à une théocratie islamiste, mais à un chaos politique et à un désastre économique dont Israël est le principal vainqueur.


En 1972, Edward Lorenz, un météorologue américain, donne une conférence intitulée « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » Cette métaphore est à l’origine de ce qu’on appelle « l’effet papillon » : un phénomène ou un événement infime et lointain déclenche une réaction en chaîne dont les conséquences sont aussi importantes qu’insoupçonnées. Loin du Texas et du Brésil, au Moyen-Orient, le battement d’ailes du papillon a pris la forme d’un soufflet. Le 17 décembre 2010, une policière municipale de la bourgade tunisienne de Sidi Bouzid gifle Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de fruits et légumes. Humilié et désespéré, ce dernier s’immole par le feu. Quatre semaines plus tard, Zine el-Abidine Ben Ali, successeur de Bourguiba et président depuis 1987, fuit le pays sous la pression de la rue. Encore un mois plus tard, place Tahrir, au Caire, une foule en liesse célèbre la démission de Hosni Moubarak après trente ans de pouvoir. Enfin, trois mois après la gifle, trois États arabes – la Syrie, la Libye et le Yémen – s’écroulent et le pouvoir de leurs dirigeants vacille.

Bernard Guetta, pas un grand visionnaire

Le 2 février, dans les pages opinion de Libération, Bernard Guetta jubile. « Où est passée cette guerre des civilisations qui devait marquer le XXIe siècle et où sont passées les antiennes sur l’incompatibilité entre islam et démocratie ? » ironise-t-il. On entend siffler le train de l’histoire et la quasi-totalité des journalistes et des commentateurs n’entendent surtout pas le rater. En cette année 2011, aucun espoir ne semble trop fou, aucun avenir trop radieux. C’est le printemps et ça sent le jasmin.

Cependant, plusieurs semaines avant l’immolation de Bouazizi, l’atmosphère en Tunisie était déjà bouillonnante grâce à un nouvel acteur : les réseaux sociaux. En quelques années, ces gadgets d’étudiants nés dans les campus américains pour faciliter la drague ont réussi là où les simples blogs avaient échoué : en permettant la mise en relation de chacun avec tous, ils ont court-circuité les médias institutionnels.

En novembre 2010, WikiLeaks, fondé quatre ans auparavant par un groupe d’activistes web autour de l’Australien Julian Assange, a divulgué presque un quart de million de télégrammes diplomatiques du Département d’État américain. Sufian Belhadj, un jeune Belgo-Tunisien, a traduit en français et en arabe, puis publié sur sa page Facebook les câbles dans lesquels les diplomates américains décrivaient l’étendue et la profondeur de la corruption du président Ben Ali et de son clan. Le succès a été fulgurant. L’atmosphère à Tunis était déjà à la colère et à la frustration au moment où la goutte d’eau de Sidi Bouzid fait déborder le vase. Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans les révolutions arabes : ils ont préparé les esprits, permis la création de réseaux militants, mobilisé les foules et informé les médias.

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Dix ans plus tard, l’euphorie technologique n’est pas plus de mise que le lyrisme politique de ce printemps. La trajectoire personnelle de Julian Assange est une parabole de l’évolution du cybermonde. Le chevalier blanc de la liberté de 2010 est en 2021 une épave hirsute et mentalement atteinte qui risque de passer le reste de sa vie en prison. Pour le web, c’est pareil. En réalité, le ver du marché et du pouvoir était dans le fruit depuis le début. Dès qu’il a été clair que la technologie était à la fois une source de profits potentiels considérables et une arme puissante, donc une menace tout aussi puissante, les États comme les multinationales s’y sont intéressés et le merveilleux espace d’émancipation annoncé est devenu un instrument de profits, de contrôle et de manipulation. Personne ne croit plus au « journalisme citoyen » sur lequel on ne tarissait pas d’éloges en 2011. Toute parole, toute image, tout fait est accueilli avec méfiance et noyé dans un contenu produit par des bots, des mercenaires des réseaux sociaux ou des justiciers en chambre.

À quelques exceptions près, c’est à la faillite de l’État en tant qu’institution à laquelle nous avons assisté dans le monde arabe

Reste qu’en ce début 2011, ce sont les réseaux sociaux qui imposent leur vision qui, diffusée ensuite par les médias, chaînes d’info en continu en tête, gagne vite les chancelleries, pourtant nourries – ou supposées l’être – par les services de renseignement et les réseaux diplomatiques. À Paris, il semble que l’intuition du gouvernement français de l’époque ait plutôt été de résister à l’enthousiasme général. En 2002-2003, le bon sens et une connaissance fine du monde arabe ont conduit la France à douter de la capacité des États-Unis à transformer l’Irak en démocratie libérale en le débarrassant de Saddam Hussein. En 2011, le premier réflexe à Paris est d’aider les forces en place pour éviter le chaos. Le 12 janvier, devant l’Assemblée nationale, la ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, propose à la police tunisienne le savoir-faire français pour « régler les situations sécuritaires ». C’est le tollé. La vidéo enflamme les réseaux sociaux. « Merci la France ! » ironisent des internautes tunisiens. En France, Nicolas Dupont-Aignan ne trouve pas de qualificatif assez sévère pour la ministre, tandis que, selon Daniel Cohn-Bendit, « Madame Alliot-Marie a démontré que la France demeure le paillasson du président Ben Ali ». À ses accusateurs qui, quarante-huit heures avant la fuite de Ben Ali, annoncent déjà une démocratie libérale portée par une jeunesse arabe elle-même menée par l’avant-garde éclairée des cybermilitants, la ministre répond : « On ne doit pas s’ériger en donneurs de leçons. »

Retour à la case départ

À Washington, la communication est mieux maîtrisée mais, pour le reste, c’est le brouillard. Quelques jours après la fuite de Ben Ali, alors que les manifestations se sont étendues à l’Égypte, Barack Obama lâche l’allié de trente ans de l’Amérique, celui qui en octobre 1981 avait assuré dans des circonstances dramatiques la succession d’Anouar el-Sadate. Dans ses mémoires, l’ex-président raconte que le Premier ministre israélien Netanyahu insistait au contraire sur l’importance vitale du maintien de l’ordre et de la stabilité en Égypte car sinon, disait-il, « nous aurons l’Iran là-bas en moins de deux ».

Obama n’a pas tenu compte de ces avertissements. L’enthousiasme de l’homme l’a emporté sur la prudence de l’homme d’État, président de la première puissance mondiale, de surcroît. Il espérait – comme beaucoup à l’époque – que, débarrassé de Moubarak, l’Égypte trouverait la voie de la démocratie. Résultat, la brève expérience démocratique de l’Égypte prendra fin après deux ans et demi par un retour à la case départ.

De gauche à droite : Abdullatif Al-Zayani, ministre des Affaires étrangères de Bahreïn, Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump, président des États-Unis, et Abdullah Bin Zayed Al-Nahyan, ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, brandissent les traités de paix tout juste signés à la Maison-Blanche, Washington, 15 septembre 2020. © Tia Dufour / Handout / Anadolu Agency / AFP
De gauche à droite : Abdullatif Al-Zayani, ministre des Affaires étrangères
de Bahreïn, Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump,
président des États-Unis, et Abdullah Bin Zayed Al-Nahyan, ministre des Affaires
étrangères des Émirats arabes unis, brandissent les traités de paix tout juste
signés à la Maison-Blanche, Washington, 15 septembre 2020.
© Tia Dufour / Handout / Anadolu Agency / AFP

Cependant, au moment où il lâchait Moubarak, Obama accueillait fraîchement le projet libyen concocté par Nicolas Sarkozy et David Cameron. Son intuition lui soufflait que c’était une erreur. Il s’est laissé entraîner par l’optimisme de ses équipes et alliés. On peut donc conclure qu’Obama n’avait pas une « stratégie progressiste globale » visant à aider partout les papillons de la démocratie à émerger des chrysalides dictatoriales. En septembre 2013, dans la droite ligne de sa propre position sur la Libye, Obama n’a pas respecté la ligne rouge qu’il avait tracée en promettant d’attaquer la Syrie si le régime de Bachar Al-Assad utilisait des armes chimiques contre son propre peuple. La lucidité de l’homme d’État a pris le dessus à mesure que la réalité du monde arabe se dévoilait et qu’il devenait patent que, dans certains pays arabes, les drapeaux et autres attributs de souveraineté n’étaient qu’un décor de cinéma, des cache-misère politiques.

À l’exception de la Tunisie qui a réussi à construire dans la douleur et la déception une démocratie fragile, la vague de protestations a invariablement conduit au chaos. La Syrie, la Libye et le Yémen ont sombré dans des guerres civiles et le Liban a fini par plier sous le poids de la désintégration syrienne. L’Égypte a remplacé un vieux général par un plus jeune, et dans la plupart des pays de la région, les régimes en place – la Jordanie, le Maroc et les monarchies de la péninsule arabique – ont survécu notamment grâce à des systèmes politiques s’appuyant sur d’autres formes de légitimité que le social-nationalisme panarabe. Bref, ceux qui s’en sortent plus ou moins sont soit les pays où la nation, comme corps politique, existe (Algérie, Égypte), soit des monarchies où une mystique dynastique et religieuse incarnée cimente le corps social mieux que les idéologies, les imaginaires et les discours creux issus du nassérisme.

À quelques exceptions près, c’est à la faillite de l’État en tant qu’institution à laquelle nous avons assisté dans le monde arabe. En Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen et en Libye, il n’existe plus vraiment. L’État égyptien a beaucoup de mal à exercer sa souveraineté dans le Sinaï, mini « zone tribale » à quelques dizaines de kilomètres du canal de Suez. En Tunisie et en Algérie, l’État se porte à peine mieux, sans parler des deux Palestine, celles de Ramallah et de Gaza. Et cette faillite explique le bilan plus que mitigé de l’islam politique. Un phénomène qu’on a du mal à voir ici, en raison de ses succès chez nous.

La résolution du conflit israélo-palestionien n’est plus le postulat de base de tout

L’islam politique, dont le principal « logiciel » prêt à télécharger est celui des Frères musulmans, n’a pas gagné. Certes, très rapidement, le « printemps arabe » a cédé la place à un « hiver islamiste ». Cependant, l’arrivée au pouvoir des fréristes en Tunisie (Ennahda) et en Égypte (Mohamed Morsi) n’a été qu’une parenthèse vite renfermée. L’islam politique dans les pays arabes reste donc dans sa situation préprintanière : force d’opposition aux régimes en place et organisations terroristes non étatiques comme Al-Qaida et Daech. Quarante-deux ans après la révolution iranienne et malgré le tsunami qui s’est abattu sur eux en 2011, les Arabes sunnites n’ont pas créé de véritable théocratie. Ainsi sommes-nous en présence non pas d’un, mais de deux espoirs déçus : celui d’une démocratie libérale arabe d’un côté, celui d’un califat ou d’une théocratie sunnite de l’autre. On peut même avancer qu’en matière de gouvernance, la leçon du printemps arabe est que ce qui ne marche pas par la force échouera par la violence.

Il y a dix ans encore, le postulat de base de la diplomatie mondiale était que la résolution du conflit israélo-palestinien était la clé de tous les problèmes du Moyen-Orient. C’est ce qu’affirmait avec un aveuglement stupéfiant l’ophtalmologue de Damas dans un entretien au Wall Street Journal, publié le 31 janvier 2011. Commentant la chute de Ben Ali et la crise égyptienne, Bachar Al-Assad livre le secret de la résilience syrienne : les Égyptiens paient la paix avec Israël, tandis que les Syriens récoltent les fruits mûrs de la résistance farouche à l’entité sioniste. Quelques semaines plus tard, c’est le réel qui le gifle. Aujourd’hui, le tas de ruines dépeuplé dont il est le président n’est que l’ombre de la Syrie héritée de son père. Début 2021, l’armée syrienne, dernière force importante hostile aux frontières d’Israël, est écrasée et aucun chef de diplomatie ne peut honnêtement soutenir qu’une solution au conflit israélo-palestinien conduira à la stabilisation et à la paix au Moyen-Orient.

La décennie chaotique et sanglante qui vient de s’achever a non seulement écarté la question palestinienne de l’ordre du jour géostratégique, elle a également renforcé les liens entre Israël et l’Égypte, et ouvert la voie à une normalisation avec d’autres pays arabes. Bahreïn, les Émirats arabes unis, Oman et le Maroc ont rejoint la Jordanie et l’Égypte, tandis que l’Arabie saoudite comme le Soudan basculent vers une alliance avec l’ancien ennemi. Et tout cela sans que pour le moment la « rue arabe » s’y montre particulièrement hostile.

La liste des perdants et des espoirs douchés du printemps arabe est longue. Celle des gagnants est courte. Elle contient notamment un nom surprenant : Israël. Au milieu d’un vaste champ de ruines politiques allant de l’océan Atlantique à l’océan Indien, c’est l’État le plus performant et la nation la plus avancée politiquement qui sortent renforcés. C’est le secret : une nation n’est pas une confédération ni même une fédération de familles, de clans ou de groupes ethniques et religieux. Hors la nation, point d’État. Et hors de l’État, point de salut.

BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

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L’intégrale de la dessinatrice Claire Bretécher, disparue il y a presqu’un an, sort en deux volumes chez Dargaud


Au risque de déplaire aux féministes, j’ose avancer une théorie à rebrousse-poil, celle de la beauté comme moyen d’accession essentiel à la culture, à l’imaginaire et à la dissidence. Le physique comme porte d’entrée à l’Œuvre. Ne parlons pas tout de suite du texte, de l’imprimé, de la pensée, tout ce qui accessoirise la personne, cette patine sociale et intellectuelle qui drape un corps et lui fait perdre une grande part de sa vérité, de son suc aussi. Ne soyons pas sentencieux et vains, grandiloquents et ridicules, à vouloir toujours déconstruire le monde et se rendre finalement moins intéressants que l’on est.

Une beauté sans artifices

Restons d’abord sur ce qui frappe le regard et coupe la respiration, sur cette première image qui, longtemps après, envahit l’esprit et commence son travail d’emprise. Car, il suffit d’avoir vu, une seule fois, Claire Bretécher (1940-2020) à la télé dans les années 70 ou 80, bien avant d’avoir lu ses dessins dans Pilote ou l’Obs, d’avoir entendu les prénoms Cellulite et Agrippine pour connaître un émoi sincère et ravageur. Pour être littéralement ferré, oui, pris au piège d’une beauté qui ne truque pas, qui n’enjolive pas le réel à des fins mercantiles et lui fait prendre des chemins trop directs, trop convenus. C’est toute la différence entre « jolie » et « belle ».

La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA
La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA

Dans un star-system déjà frelaté, le milieu de la bande-dessinée n’échappant pas aux mœurs vulgaires de la Variété française, Bretécher exprimait une désobéissance jouissive et un sens de l’abandon délicieux. Dès le début de sa carrière et, au fil de sa notoriété grandissante, elle ne cilla pas devant la caméra. Son naturel s’imposait sans artifices. La beauté est cruelle et injuste, elle ne se claironne pas. Elle apparaît sans crier gare, elle insulte les bonnes manières, on ne peut que l’admettre et se soumettre. Paupières basses, front mangé par une large frange, cette accro au shopping fixe l’objectif de ses lèvres fines. Elle ne parle pas encore, et pourtant nous avons non pas le sentiment mais la certitude qu’elle nous plaira, qu’elle nous enchantera, qu’elle nous amusera, qu’elle sera différente des autres. Pour l’instant, on ne sait même pas qu’elle dessine. Elle pourrait chanter, jouer la comédie, écrire ou taper à la machine, être dactylo ou aristo, caissière ou banquière, diplômée ou illettrée, nous nous en moquerions complètement. Elle nous plaît, voilà tout. Les rayons de sa beauté nous irradient et nous brûlons devant cette icône dont le mot même, trop outrancier, ferait carrément marrer.

Désengagement vindicatif, ironie rigolarde…

Un observateur attentif aurait pu déceler dans son attitude que je qualifierais de dilettantisme souverain, une trace de timidité habilement masquée par un tempérament plus entier, pas bravache, plutôt cette férocité intérieure qui anime les grands artistes. Un déluge sous-terrain qu’on tente de canaliser. Des influences disparates : le dégoût amusé, le désengagement vindicatif et cependant l’envie d’entrer dans l’arène médiatique sans prendre l’uniforme du militantisme, se méfiant des poses et des idéologies en cours. Pour l’heure, je me répète, on ne sait rien d’elle. Bretécher est une sorte de Stéphane Audran, moins corsetée, ignorant le tailleur chabrolien, ou de Marlène Jobert méfiante, sur ses gardes, cossarde sur les bords. Ne vous fiez pas au débraillé savamment orchestré de Claire. Là aussi, elle anticipera les modes à venir, du « casual chic » à l’ethnique sapée. Elle va maintenant parler.

Et là, ce que sa beauté laissait présager, une sauvagerie contenue, une ironie rigolarde, sa voix nous donne, par saccades, des moments d’intenses jubilations. Je pourrais l’écouter des heures. Il y a des vibratos qui nous emportent ailleurs, très loin. Jamais banale, toujours lucide. L’art de botter en touche et pourtant de ne pas trahir son ambition profonde. Réactionnaire par anarchisme goguenard, Claire était une Sylvie Joly qui ne jouait pas. De son enfance nantaise, bourgeoise et pieuse, elle avait conservé une certaine modulation de fréquence, un pincement amusé et le second degré comme arme de défense massive. Le meilleur moyen pour les belles femmes de faire fuir les prétentieux et les petits malins. Il faut l’entendre prononcer cette phrase à la télévision suisse en 1977 dans un célèbre portrait : « A l’époque, j’étais professeur auxiliaire de dessin à Pontoise ». Cette simple phrase nous touche et nous foudroie. Elle est parfaite d’équilibre et de pudeur, elle charrie tant de souvenirs. Claire incarnait ma France, celle qui faisait la chasse au sérieux et à l’explication oisive. Alors, je le confesse, bien avant d’avoir lu ses dessins qui paraissent aujourd’hui dans un coffret contenant deux tomes, bien avant qu’elle me donne son avis sur le sexe, le couple, la religion, la psychanalyse, l’argent, l’écologie ou le travail, qu’elle défende l’honneur de Goscinny ou qu’elle soit, ironie du sort, adoubée par les intellos de la rive gauche, je l’aimais déjà, à la première seconde.

L’intégrale de Claire Bretécher – 1968 – 2018 – Dargaud.

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Humanistes en peau de lapin

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Philippe Bilger en a soupé de tous les pseudo humanistes. Il pousse ici un coup de gueule, derrière lequel chacun pourra mettre les noms qu’il souhaite…


Ils nous ont sali l’humanisme : je leur en veux.
Au caractère universel de la morale ils ont opposé la subversion de leur idéologie.
Au respect inconditionnel des valeurs fondamentales, le relativisme partisan.
À l’aspiration légitime à l’égalité des sexes, un féminisme guerrier et totalitaire.
À la détestation du racisme, la dénonciation de l’homme blanc et un antiracisme obsédé par la confrontation des races (terme honni qu’ils ne cessent pas d’actualiser).
À la liberté d’expression, la censure explicite ou implicite de ce qui n’était pas leur pensée.
À l’exigence d’une morale publique irréprochable, le refrain d’une politique contrainte de se salir les mains.
Au désir de sécurité, l’accusation honteuse de populisme.
Au service du peuple, l’infinie condescendance des élites sûres d’elles mais oublieuses de trop de quotidiennetés.
À la volonté de favoriser ou de restaurer l’allure républicaine, la seule nostalgie de de Gaulle.
À la défense responsable et sans complaisance de la police et de la justice, la haine systématique de la première et une ignorance politisée au sujet de la seconde.
Au respect d’une culture à la fois populaire et intelligemment élitiste, la démagogie d’activités, de spectacles et de créations indignes de la beauté et parfois même de la dignité.
Au souci de la langue, une dévastation constante et trop souvent grossière du verbe.
À l’amour de la France, un repliement mesquin sur le pré carré ou une dilution dans le grand Tout mondial.
À la passion des débats et de la contradiction des idées, le déchaînement de paroles partiales, sans écoute de l’autre réuni dans le même opprobre que son opinion.
À la volonté de mettre en lumière les meilleurs, un délitement considérant la médiocrité ou l’inscription facile dans l’air du temps comme les seuls atouts qui seraient à notre portée.
À une critique artistique honnête, le clientélisme effréné laissant le talent au second plan pour ne s’occuper que de la connivence.
À une citoyenneté à la fois lucide et capable d’évoluer, des inconditionnalités constituant notre pays en blocs et présumant coupable le pouvoir, quoi qu’il fasse ou ne fasse pas.
À une démocratie de progrès et d’apaisement, le prurit de tensions et de guerres civiles rentrées.
À un nouveau monde promis sans cesse, la lassante habitude de pratiques et de dévoiements dégradés en normalité acceptable.
À l’étendue de ce qui manque, un déclinisme désespérant ou des utopies dangereuses.

Il serait faux de résumer ces multiples antagonismes au combat classique entre la droite et la gauche et leurs extrêmes. Peut-être davantage entre ceux que le réel n’indispose pas et ceux qui prétendent faire table rase de tout.

Dans la multitude des registres humain, social, politique, culturel et judiciaire, on tente de ne pas faire sombrer nos valeurs dans leur caricature ou leur instrumentalisation. On les préserve de l’idéologie qui parcellise au bénéfice de l’universel qui rassemble.

Ils nous ont sali l’humanisme. Je leur en veux.

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Le mal du siècle


L’historien Ivan Jablonka s’interroge sur sa « garçonnité », la crise du masculin dans les sociétés occidentales ne l’effraie pas outre mesure


L’air du temps est au « malaise dans le masculin .» Après #Meetoo, il fallait s’y attendre. Ainsi l’historien Ivan Jablonka s’interroge-t-il, dans Un garçon comme vous et moi, paru au Seuil, sur sa garçonnité, à travers un « parcours de genre » à la croisée de l’histoire, des sciences sociales et de la littérature. Le titre du premier chapitre « Je ne suis pas un mâle » résonne comme un programme. A travers « un nous-garçons », c’est l’intimité individuelle et sociale d’une génération que l’auteur entend peindre.

Jablonka, la « socio-histoire » au service de l’indifférenciation des sexes

Né, en 1973, d’une famille de la petite bourgeoisie parisienne, d’origine polonaise, rien ne nous est épargné, année après année, des étapes de la vie, des faits et gestes de ce garçon choyé, fait pour donner du nakhès,— du gain social— à ses parents. Adolescent angoissé, sur qui pèse le poids d’une judéité douloureuse, Jablonka, très bon élève, jouant volontiers « au pauvre Ivan », a une sensibilité de fille : il ne sait pas draguer et croit au pouvoir des mots plutôt que des muscles. Plus tard, il écrit des alexandrins, se dessale du côté de Clamart, aime l’opéra. Rien que de flatteur. Vulnérabilité, narcissisme, désir d’être aimé—une forme de malheur sans laquelle on n’est pas un enfant du siècle — Jablonka récuse déjà un destin que la société façonne de son diktat sexiste, à travers l’école, le foot et le service militaire. Un jour, au lycée, il déclare, à un camarade de Terminale : « O Marc, continue ! J’aime ta présence masculine et racée ». Rigolade des copains qui consignent la phrase dans leur bêtisier. Et le futur auteur d’Un homme juste de voir là le climat homophobe du lycée. Cette « gêne dans la garçonnité » tiendrait-elle à une « déphallisation » du corps due au naturisme de vacances à la Bédoul ? A la déstabilisation d’un père due à sa souffrance d’orphelin ? En réalité, le malaise genré de l’auteur tient à la génération Goldorak (1980) de Récré A2 et de Candie. Il ne se sent pas assigné à une garçonnité prédatrice et séductrice à travers les préjugés genrés de la société. Le mâle dominant ? Très peu pour lui.

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Loin du mentir-vrai, du moins en apparence, cette socio-histoire s’appuie sur de nombreux documents : journal des parents et journal intime, témoignages, « traces » multiples. Photos, dessins, stylos, boucle de cheveux, tout est archivé à la fin du livre. Point d’orgue d’une analyse, commencée à 36 ans, ou produit lancé sur le marché juteux de la déconstruction, cette histoire de trouble dans le genre aguichera sans doute les étudiants du professeur ainsi qu’un public féminin.

La théorie du genre s’impose dans nos facs

Très claire, en tout cas, est l’ambition de « l’être-à-pénis devenu puissant socialement » qui s’est fort bien accommodé, pour faire carrière, de la préséance masculine, enracinée dans l’université, tout comme Bourdieu, qui n’a jamais relativisé son discours de dominant au sein du Collège de France. De même que, pour la génération Goldorak, il fallait être homme pour réussir, à qui veut réussir, à présent, à l’université, la littérature de et sur le genre s’impose. Deuxième ambition revendiquée  par Jablonka : la création dans les sciences sociales. L’auteur de Les grands-parents que je n’ai pas eus est convaincu d’avoir dérégulé, par ses choix d’historien, tant l’académisme des disciplines que sa propre masculinité, en traitant de sujets « pas convenables » : les enfants abandonnés, les filles-mères, les êtres sans importance, les victimes anonymes. Il pourra ajouter bientôt les « nous-orphelins », garçons et filles, privés, de par la loi, à leur naissance, de leur carte d’identité[tooltips content= »La fabrique d’orphelins, Marie-Hélène Verdier, Tequi, 2019 NDLR »](1)[/tooltips].

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Après « la valence différentielle des sexes » de Françoise Héritier et La Domination masculine de Bourdieu, cette socio-histoire de la garçonnité ouvrira-t-elle les portes du Collège de France à l’insatiable Jablonka ? Les féministes veillent. Un concept tout neuf s’offre en tout cas à notre écrivain : celui de « la déli-délo », ce jeu mixte charmant, variante du jeu de chat, évoqué dans un chapitre, qui rend compte des mille et une nuances du masculin et du féminin.

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Les coups d’Etat permanents


L’éditorial de février d’Elisabeth Lévy


J’ignore à quelle sauce nous sommes claquemurés à l’heure où vous lisez ces lignes – confinera, confinera pas, semi-confinera, chacune de ces hypothèses a été, à un moment ou à un autre, présentée comme une certitude. Mais la seule certitude, c’est qu’on aura droit aux ausweis et aux 135 boules. Il est peu probable que l’exécutif soit parvenu à faire fléchir le corps médical et à arracher à son inflexibilité sanitaire quelques concessions à la vie. Le 26 janvier, le Premier ministre a déclaré, dans son outrageant sabir d’énarque, qu’il « prioriserait » toujours la santé. La santé contre la vie ? Soyons rassurés, nous mourrons guéris.

Tout au long du mois de janvier, scientifiques et politiques se sont livré une guerre à la fois tonitruante et feutrée, tonitruante parce qu’elle se déroule à coups de déclarations choc sur les plateaux de télévision, feutrée parce que tout le monde feint de ne pas la voir. Entre le gouvernement et ses conseillers scientifiques, le « vous en êtes un autre » est de rigueur. N’empêche, quand le Pr Delfraissy réclame que l’on interdise ceci et que l’on ferme cela, on se demande qui gouverne la France. Il serait abusif de parler d’un coup d’État médical, car dans cette crise sanitaire, les politiques, tétanisés par les comptes qu’ils auront à rendre, ont renoncé au pouvoir. Les médecins n’ont eu qu’à le prendre.

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Ces derniers ne sont pas les seuls à mettre au défi les institutions représentatives. Dans le fascinant entretien qu’il a accordé à Jeremy Stubbs (page 21-23), Christopher Caldwell montre comment, aux États-Unis, la législation sur les droits civiques de 1964 est devenue, au fil des décisions de justice, une crypto-constitution qui supplante le texte sacré des Pères fondateurs et soumet toute la vie publique aux exigences des minorités.

Un processus comparable est à l’œuvre en France où des forces extra-parlementaires fomentent des putschs à bas bruit, sapant l’armature juridique invisible qui soutient notre société et disputant leurs prérogatives aux gouvernements issus des urnes.

Nombre de ces attentats à l’équilibre des pouvoirs sont à mettre au compte des « autorités administratives indépendantes », dont le nom en forme d’oxymore résume l’ambiguïté diabolique. Dépourvues de toute légitimité et ne procédant que d’elles-mêmes une fois nommées, elles ont la faculté d’affecter significativement nos vies, nos libertés et nos imaginaires. Investi d’un pouvoir de police du PAF, le CSA décide de ce que nous devons voir et entendre pour notre édification morale. À cette fin, il compte inlassablement, comme les Shadoks pompaient : les femmes, les handicapés, les transgenres, les Noirs, les gros, les Arabes, bref, tous les racisés et/ou discriminés, dont il conclut invariablement qu’ils ne sont pas assez nombreux sur nos écrans.

Le Défenseur des droits est tout aussi nuisible, et tout aussi acquis aux lubies minoritaires. C’est en réalité, le défenseur de la France McDo – venez comme vous êtes. Son dernier exploit est d’avoir soutenu, fin décembre, le port du burkini, sur saisine du CCIF, association dissoute le 2 décembre pour cause de séparatisme. En somme, un bras armé de l’État met en œuvre le programme d’une association déclarée hors-la-loi par ce même État. Ma main droite vote une loi pour défendre la République, ma main gauche encourage ses adversaires. Ce n’est plus du grand écart, mais de la schizophrénie.

Ce n’est pas tout. Transformées en machines de guerre, toujours au service de la même idéologie différentialiste et multiculti, des associations antiracistes et anti-discriminations en tout genre parviennent également à faire plier à leur profit l’ordre constitutionnel. Investies du droit d’aller en justice et ne se privant pas de l’exercer, elles font de tout contentieux individuel l’étendard de leur cause, érigeant par la jurisprudence des interdits et prescriptions qui dessinent une nouvelle prophylaxie sociale.

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Or, grâce à la loi de modernisation de la Justice votée en 2016, ces associations ont la faculté de lancer des actions collectives pour obliger le gouvernement à mettre en œuvre telle ou telle politique. En 2019, quatre organisations de défense de l’environnement ont assigné le gouvernement pour « inaction climatique ». Le 27 janvier, six ONG ont mis le gouvernement français en demeure de faire cesser dans les quatre mois « les contrôles d’identité discriminatoires, pratique stigmatisante, humiliante et dégradante pour toutes les personnes qui en sont victimes en France ». Faute de quoi elles saisiront un juge pour qu’il enjoigne l’État de procéder à des réformes. Elles réclament une modification du Code de procédure pénale, l’établissement d’un récépissé lors des contrôles et la création d’un mécanisme de plainte indépendant : rien de moins en somme, que la mainmise sur notre politique policière. On peut toujours rêver que le gouvernement les enverra sur les roses.

Il n’est pas anodin que les plaignantes soient de grandes boutiques internationales qui carburent au post-national et défendent le droit à tout des individus-rois contre les États, même démocratiques. Il y a notamment Amnesty International, qui pense que les droits de l’homme sont plus menacés en France qu’au Soudan, et la Fondation Soros, où l’on tient pour raciste notre interdiction du voile islamique à l’école. Or, les voilà qui prétendent exercer un droit de regard sur l’action de nos forces de l’ordre. De quoi je me mêle ? À ce compte-là, on préfère encore que la politique de la France se fasse à la corbeille.

P.-S. À compter de ce mois, l’avant-dernière page du journal sera la galerie du photographe Antoine Schneck qui publiera dans chaque numéro le portrait d’un intellectuel. Qu’il soit le bienvenu. Bien avant que l’actualité ne nous impose une « une » sur l’affaire Finkielkraut, nous avions décidé d’inaugurer cette série avec notre « maître à penser par nous-mêmes » (formule de Cyril Bennasar).

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Le « Bondy Blog » et Edwy Plenel, une histoire d’amour jamais déçu

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Le Bondy Blog fête ses «15 ans de reportages dans les quartiers» en sortant un livre intitulé Jusqu’à quand? (Éditions Fayard). Edwy Plenel en a écrit la préface et y fait l’éloge d’un journalisme qui lui ressemble: idéologique, militant et opportuniste.


Pour mémoire, le Bondy Blog a été créé en 2005, pendant les émeutes dans les banlieues. Ce média en ligne aurait pu légitimement représenter un jeune journalisme donnant la parole aux habitants des dites banlieues mais, rapidement, le site se transforme en machine à dénoncer le supposé racisme d’État, l’islamophobie, les discriminations des musulmans, et à relativiser ou nier la délinquance, le sexisme et l’antisémitisme qui minent certains quartiers. Le militantisme va remplacer le journalisme, et la détestation de la France s’accommoder à la sauce de l’antiracisme de carnaval et du fantasme islamophobe. Mais pouvait-il en aller autrement pour un site « indépendant » subventionné en partie par l’Open Society Foundation de George Soros ?

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Le site qui a révélé Mehdi Meklat

En 2017, l’affaire Mehdi Meklat, alias Marcelin Deschamps, révéla d’une certaine manière la duplicité du média associatif en même temps que la complaisance de certains milieux médiatiques et politiques à son endroit. Christiane Taubira, qui adulait le « kid » du Bondy Blog, sombra dans « une consternation aussi profonde qu’un cratère atomique » quand elle découvrit sa face cachée. Sur France Inter, Sonia Devillers, d’habitude si prompte à tordre le bras des “méchants”, minimisa : « Cette affaire mérite-t-elle autant de battage médiatique ? Non. » Mais « des voix extrêmes n’attendaient que ça pour cracher à la fois sur la banlieue et sur les médias ». De son côté, Mediapart affinait les réflexions de la journaliste : « Une coalition numérique allant de la fachosphère au Printemps Républicain est à la manœuvre pour, en attaquant le fils prodige du Bondy Blog, détruire tout ce qu’il est censé incarner. »

Mehdi Meklat sur le plateau de Quotidien, 20 novembre 2018 / Capture d'écran TMC
Mehdi Meklat sur le plateau de Quotidien, 20 novembre 2018 / Capture d’écran TMC

Pour sa préface de Jusqu’à quand ? le fondateur de Mediapart fait montre d’un lyrisme en toc qui n’est pas sans rappeler certains élans taubiraniens. Ça se voudrait hugolien ; c’est seulement démagogique, c’est-à-dire plenelien. Résumé et extraits : en 2005, Edwy Plenel avait « honte de [sa] profession. » Il assistait « à cette défaite : des médias qui, pour la plupart, gobaient les mensonges du pouvoir » et qui « accompagnaient la diabolisation des quartiers populaires. » Heureusement, « le surgissement du Bondy Blog a sauvé l’honneur du métier. »

Détruire pour reconstruire?

Élans de pacotille et analogies plus que douteuses s’empilent : les émeutes de 2005 ont été « un appel à construire », une « envie d’être enfin admis au banquet républicain », l’équivalent « des révoltes de 1830, 1848 et 1871. » Les propriétaires des voitures incendiées, les pompiers caillassés, les policiers accueillis avec des mortiers et les habitants des cités cadenassées par les délinquants et/ou les islamistes apprécieront la description idyllique d’Edwy Plenel. Bien entendu, ce dernier évoque la guerre d’Algérie. Thèses postcolonialistes en bandoulière, il dénonce « l’inconscient colonial de nos dirigeants ». Avec la componction conforme à sa formation trotsko-casuistique, il souligne la « rigueur informative (du Bondy Blog) qui parfois en remontra à d’autres médias, aveuglés par leurs préjugés. » Enivré par sa prose, il conclut : « L’aventure du Bondy Blog […] n’a pas seulement sauvé l’honneur du journalisme, mais aussi honoré la France, telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle s’invente. » Hic ! Le moins que l’on puisse dire c’est qu’Edwy Plenel ne met pas l’honneur du journalisme français bien haut.

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Plenel n’évoque la France que quand il peut la salir

Quant à la France, il ne la nomme que dès qu’il s’agit de la salir. Il suffit de se souvenir de ses propos tenus quelques jours seulement après les assassinats des membres de Charlie-Hebdo à la tribune d’un débat co-animé avec son ami et allié Tariq Ramadan pour comprendre que l’objectif de Plenel, à savoir détruire coûte que coûte la société française, s’accommode très bien des alliances les plus douteuses et les plus dangereuses. Toute honte bue, Edwy Plenel était présent au “défilé contre l’islamophobie” en novembre 2019 aux côtés du CCIF et de Marwan Muhammad faisant scander des Allahou Akbar à quelques mètres du Bataclan. Sur le Club de Médiapart, les blogs qui soutiennent Tariq Ramadan, disent des policiers qui ont abattu l’assassin de Samuel Paty qu’ils sont des « barbares », dénoncent “l’islamophobie d’État”, ou assument un antisémitisme à peine masqué, ne lui font pas peur. Au contraire. Montrez à M. Plenel un moyen d’avilir ce pays ou certains de ses habitants, et soyez assuré de le voir dans la minute s’atteler aux tâches les plus basses et accepter en son sein médiatique les propos les plus douteux. Mme L., professeur de droit, peut en témoigner, elle qui, après avoir tenu des propos certes scabreux sur les religions, a reçu récemment de très sérieuses menaces de mort suite à la divulgation de son nom par… Mediapart.

Edwy Plenel se mire dans le Bondy Blog comme dans un miroir : il reconnaît la hargne idéologique et revancharde et la détestation de la France qui alimentent les articles des élèves comme du maître. Le Bondy Blog n’est jamais qu’un petit Médiapart des cités adepte des procédés du maître, ce que ce dernier reconnaît avec toute l’humilité dont il est capable. Ce journaliste pense de lui-même qu’il est un « mythe »[tooltips content= »Selon des propos rapportés par Philippe Cohen et Pierre Péan dans La face cachée du Monde, Mille et une nuits, 2003″](1)[/tooltips] pour toute une génération de journalistes, et regarde ceux du Bondy Blog comme les dignes héritiers du journalisme qu’il affectionne: « froid, distant et tranchant comme le serait une lame aiguisée. »[tooltips content= »Chroniques marranes, Stock, 2007″](2)[/tooltips] Finalement, l’ancien admirateur de l’organisation terroriste qui assassina les athlètes israéliens en 1972 sera resté fidèle à ses premières amours trotskystes. Et son désir de détruire la société française reste intact.

L’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage


Créé en 2019, généreusement financé par les pouvoirs publics, cet organisme présidé par l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault snobe délibérément les historiens de l’esclavage comme les associations d’outre-mer qui travaillaient depuis des années sur le sujet. Avec en tête, la préparation de la présidentielle 2022.


 

Issue de la grande bourgeoisie communiste de La Réunion, fille et petite-fille de députés, nièce du célèbre avocat Jacques Vergès, Françoise Vergès est coutumière des sorties spectaculaires, toujours dans le registre décolonial. Elle assurait ainsi au Monde du 7 octobre 2018 que « les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges », dans leur propre intérêt. Plus récemment, le 13 janvier 2021, dans 20 minutes, elle qualifiait la police et la justice d’« institutions sexistes et racistes », et proposait d’abolir l’armée et les prisons. C’est dire si Françoise Vergès assume ouvertement son refus du réel[tooltips content= »« Ce n’est pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction. »](1)[/tooltips].

On peut donc se demander pourquoi elle a accepté de devenir « personnalité qualifiée » de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), organisme créé en 2019 avec le soutien de l’État et de nombreuses collectivités d’outre-mer et de métropole. Hébergée gracieusement dans les nobles locaux de l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, la fondation est, d’après le budget prévisionnel 2020, sponsorisée, entre autres, par les ministères de la Défense (40 000 euros en 2020), de la Justice (40 000 euros supplémentaires) et de l’Intérieur (80 000 euros). Contactées pour savoir ce qu’elles pensaient de Françoise Vergès, aucune de ces institutions « sexistes et racistes » n’a souhaité commenter. Officieusement, néanmoins, plusieurs voix confirment que le gouvernement est de plus en plus dubitatif sur la Fondation.

Au sein de cet organisme, Françoise Vergès n’est pas un cas isolé de subversion sous subvention. Responsable des programmes citoyenneté, jeunesse et territoires à la fondation, Aïssata Seck, élue Génération.s à Bondy, a fait d’étranges déclarations au Point Afrique, le 3 août 2020 : « Combien de rues sont dédiées en France à Toussaint Louverture, à Louis Delgrès (…). Combien d’écoles dédiées aux Martiniquaises Jeanne et Paulette Nardal, les marraines du mouvement de la Négritude, ou au Guyanais René Maran, le premier écrivain noir à recevoir le prix Goncourt ? » Réponse : beaucoup. Il y a une place René-Maran à Bordeaux depuis 1966, une rue René-Maran à Cayenne, de nombreuses rues Toussaint-Louverture ou Louis-Delgrès en métropole et outre-mer, une promenade Nardal à Paris (14e) et une école Nardal à Malakoff. Il est assez curieux qu’Aïssata Seck l’oublie. À sa décharge, l’amnésie vient d’en haut. En juin 2020, Jean-Marc Ayrault, président de la fondation, a proposé de débaptiser la salle Colbert de l’Assemblée nationale. Maire de Nantes de 1989 à 2012, a-t-il oublié la rue Colbert de sa ville, dont il s’est accommodé pendant 23 ans[tooltips content= »Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire. »](2)[/tooltips] ?

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Ses déclarations frôlaient l’encouragement au vandalisme, car dans les jours précédents, plusieurs statues de Colbert, dont celle qui se trouve devant le Palais-Bourbon, avaient été dégradées. L’auteur présumé des faits, Franco Lollia, leader de la Brigade anti-négrophobie (BAN), sera jugé le 10 mai 2021. Il cite comme témoin de la défense… Françoise Vergès.

Étrange situation. L’objectif affiché de la fondation est de soutenir des projets de recherche et de vulgarisation en rapport avec l’histoire de l’esclavage. Or, à travers Mme Vergès (et Aïssata Seck sur les réseaux sociaux), elle se retrouve à cautionner une militance qui revendique ni plus ni moins qu’un devoir d’inculture et d’anachronisme, au nom de la cause. La Brigade anti-négrophobie tient Colbert pour responsable du Code noir (promulgué deux ans après sa mort) et le Code noir pour une monstruosité, alors que le texte codifiait les pratiques de son temps. En 2019, déjà, elle avait bloqué la représentation à la Sorbonne d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, sur une accusation burlesque de négrophobie, au motif que des personnages de ce drame antique portaient des masques noirs. Franco Lollia avait expliqué en mars 2020 à Causeur qu’il n’avait pas lu la pièce et qu’il n’avait aucune intention de la lire.

L’autre fondation rejetée dans l’ombre

Triste constat : des membres éminents d’une institution financée par l’État pour améliorer la connaissance de l’esclavage accusent cet État et la France de vouloir occulter ce sujet, cautionnent des attaques contre des monuments historiques et insultent leurs bailleurs de fonds.

Il y a plus regrettable encore. Création très récente, la FME semble ne tenir aucun compte du travail d’une autre fondation, beaucoup plus ancienne, Esclavage et réconciliation (FER). Officiellement née en 2016, elle est en réalité un prolongement de la marche du 23 mai 1998 et du Comité créé dans la foulée (CM98). Ce jour-là, près de 40 000 personnes avaient défilé à Paris pour commémorer les cent cinquante ans de la seconde abolition de l’esclavage. Dans les années qui ont suivi cet événement fondateur, sans tapage, des anonymes ont retrouvé dans les archives de la nation les identités et la généalogie de plus de 130 000 personnes réduites en esclavage. La FER, qui fédère des descendants d’esclaves et des descendants d’esclavagistes des collectivités d’outre-mer, voudrait inscrire les noms de ces esclaves sur un monument aux Tuileries. Minutieuse, à défaut d’être toujours humaine, l’administration française tenait ses registres. En 1848, ils étaient 87 719 en Guadeloupe et 72 859 en Martinique.

Au fil des années, le CM98 s’est rapproché de la Route des abolitions. Créée en 2004 dans l’est de la France, cette route relie plusieurs lieux symboliques, comme le château de Joux, où Toussaint Louverture mourut en détention en 1803, la maison de Victor Schœlcher à Fessenheim (Haut-Rhin) ou encore le village de Champagney (Haute-Saône), dont les habitants demandèrent l’abolition de « l’esclavage des Noirs », dans les cahiers de doléances de 1789. « La ligne directrice du CM98 et de la FER était de sortir de la honte et du ressentiment stérile pour construire une mémoire apaisée, résume un de ses animateurs. Ce n’est pas de l’angélisme. À la Martinique et en Guadeloupe, il est déjà très tard, peut-être trop tard, pour transcender les clivages de couleur de peau, mais on peut au moins essayer de regarder ensemble cette histoire commune. »Il s’agit de sortir de la logique des blocs, Noirs d’un côté, Blancs de l’autre. Autant dire que les deux fondations ne sont pas sur la même ligne. Entre la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et son aînée, la Fondation esclavage et réconciliation, une guerre des mémoires se joue à bas bruit. Les uns veulent réconcilier, les autres font de leur mieux pour cliver.

Conflit de mémoires

Or, la FME considère que l’Esclavage est sa chasse gardée et elle s’efforce de supplanter tous ceux qui ont labouré ce terrain avant elle. En novembre 2020, sur France TV Info, le généticien Serge Romana, ancien président du CM98, appelait la FME à « se remettre en question », soulignant implicitement qu’elle ne faisait rien pour les bénévoles ayant accompli « un travail colossal de recherche pour trouver les noms » de 1848. La FME parle le moins possible de la manifestation fondatrice de 1998.Elle met inlassablement en avant la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre lhumanité », dite loi Taubira, comme si l’esclavage avait été occulté jusque-là.

Elle ignore aussi la Route des abolitions, ce qui ne manque pas d’agacer certains historiens proches de cette dernière. « Jean-Marc Ayrault et son équipe ne connaissent rien à l’histoire de l’esclavage, affirme, cinglant, l’un d’eux. On veut bien les aider, mais il faudrait qu’ils demandent. »

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La situation est déroutante, mais la discrétion des élus et militants d’outre-mer l’est encore davantage, comme en témoigne l’affaire Virginie Chaillou-Atrous. Depuis 2015, la nomination de cette historienne à l’université de Saint-Denis de La Réunion est bloquée. Ses compétences sur l’histoire de l’esclavage ne sont pas contestées. Le problème, c’est qu’elle est nantaise. « Ce n’est pas de nimporte quelle ville, mais de Nantes, port négrier, que l’on veut écrire lhistoire de lesclavage à La Réunion, tonnait en 2017 le réalisateur réunionnais Vincent Fontano. Comment des intellectuels, des universitaires, nont pas vu loutrage, le crachat à la figure ? » Pas un mot en revanche sur Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes et président de la FME. Même silence au Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui voyait pourtant du « néocolonialisme » derrière la nomination de Virginie Chaillou-Atrous.

Machine de guerre hollandiste?

Cette indulgence avec Ayrault serait-elle dictée par l’espoir de subventions ? « Je ne crois pas, analyse un bon connaisseur du dossier, pour la simple raison que la fondation n’en distribue pas énormément. » En 2020, un million d’euros ont été affectés aux « actions », c’est-à-dire au soutien à différentes manifestations. C’est relativement modeste. Surtout en regard du budget de fonctionnement (1,1 million d’euros) et de la masse salariale, qui atteint 772 000 euros pour huit équivalents temps plein ! Moins d’un euro d’action pour un euro de fonctionnement, c’est un ratio désastreux. Interrogée ce sujet, la fondation fait valoir que la crise sanitaire a ralenti tous les projets. Sans aucun doute, mais le budget action initial pour 2020 était seulement de 1,212 million d’euros, ce qui ne change pas fondamentalement le constat : il y a un déséquilibre entre l’importance des projets et l’importance de l’équipe. Sauf, bien entendu, si cette dernière a une seconde mission : préparer la présidentielle 2022. « C’est le cas, assure la même source. La fondation est une écurie socialiste, et le gouvernement actuel l’a compris trop tard. »

Françoise Vergès © IBO/SIPA
Françoise Vergès © IBO/SIPA

Le 27 avril 2018, à l’occasion du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, c’est Emmanuel Macron qui a annoncé la création de la FME. On dirait bien qu’il s’est fait rouler. Le projet était porté depuis 2016 par son ami Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, brillant économiste, en bons termes avec le CRAN et président du think tank Terra Nova, boîte à idées de l’aile multiculti du PS. La directrice de la fondation, Dominique Taffin, est une authentique spécialiste. Elle a dirigé les archives de la Martinique de 2000 à 2019. Son directeur adjoint, en revanche, est ultrapolitique. Il s’agit de Pierre-Yves Bocquet, énarque, ancienne plume de François Hollande et amateur de rap – on lui doit l’invitation de Black M aux commémorations de Verdun en 2016. Le président du conseil scientifique est Romuald Fonkoua, un universitaire franco-camerounais, sans doute compétent dans son domaine, qui n’est pas l’histoire de l’esclavage. Il enseigne la littérature francophone à la Sorbonne. Inutile de compter sur le commissaire du gouvernement censé représenter l’État au conseil d’administration pour siffler les sorties de route : ancien préfet, Bernard Boucault est proche de Jean-Marc Ayrault et de François Hollande, nommé par ce dernier préfet de police de Paris, de mai 2012 à juillet 2015.

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Mais le plus croustillant, c’est que Christiane Taubira elle-même a été bombardée présidente du comité de soutien de la FME, ce qui signifie qu’elle se retrouve à la tête d’un fan-club de personnalités cooptées. Le poste est apparemment honorifique, mais elle est constamment mise en avant par Jean-Marc Ayrault. Il n’y a pas un entretien où il ne cite son nom, sa loi, son engagement, son apport. Le culte de la personnalité devrait culminer en apothéose le 21 mai 2021, quand la loi Taubira fêtera ses vingt ans.

Chacun pourra le vérifier en deux clics : le nom de domaine taubira2022.fra été déposé le 26 septembre 2019, six semaines exactement avant que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage soit reconnue d’utilité publique.

Taubira présidente ? « Elle a ses partisans qui la suivront aveuglément, mais elle ne peut pas gagner, analyse notre source. Elle est trop clivante. Ayrault et Hollande le savent. Ils comptent sur elle pour aller voler à Jean-Luc Mélenchon et EELV des voix sensibles au discours décolonial et indigéniste. » La fondation y contribuerait en instrumentalisant la question de l’esclavage. Oubliées l’analyse historique, la réconciliation, la plate vérité. Il faut marteler un discours aussi subtil que les coups de pelleteuse de Françoise Vergès dans les jardins de l’histoire : racisme partout, discrimination ailleurs, et gauche réparatrice pour tous. Voilà pour le premier tour. Au second, Mélenchon est éliminé et Christiane Taubira se désiste au profit d’Anne Hidalgo, plus rassembleuse. Le président le sait, mais il est coincé. Il ne peut pas débrancher une institution dédiée à la mémoire de l’esclavage sans déclencher un énorme scandale. D’autant plus qu’il l’a lui-même créée, sans doute aussi dans le but inavoué, voire inconscient, de séduire l’électorat noir. À ce petit jeu du clientélisme, il a trouvé plus malin que lui.

Presence de Anne Hidalgo, maire de Paris et Jean-Marc Ayrault, President de la Fondation pour la memoire de l'esclavage, ancien Premier ministre pour l’inauguration du Jardin Solitude, en rendant hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS. Presence of Anne Hidalgo, mayor and Jean-Marc Ayrault, President of the Foundation for the Memory of Slavery, former Prime Minister of Paris for the inauguration of the Jardin Solitude, paying tribute to an emblematic heroine of the resistance of the slaves of Guadeloupe. She is a woman who fought with her comrades in arms for the Defense of the values of liberty, equality and fraternity. Saturday September 26, 2020. Northern lawns of General Catroux, Paris XVII. Photograph by ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.//ACCORSINIJEANNE_14188/2009261346/Credit:ACCORSINI JEANNE/SIPA/2009261352
Jardin Solitude, en hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.

[1] « Ce nest pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction.

[2] Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire.

Tant qu’il y aura des DVD


La réouverture des salles de cinéma devenant l’Arlésienne de la mélomane ministre de la Culture, il nous reste heureusement des DVD et des Blu-ray pour nous faire notre cinéma quotidien.


C’est de la bombe

Point limite, de Sidney Lumet

Blu-ray édité par Rimini

Qui peut croire sérieusement que deux films exceptionnels ont été produits la même année par le même studio hollywoodien et sur le même sujet ? Le spectateur de 1964, lui, ne s’en est pas étonné, découvrant tour à tour et avec le même ravissement les Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, et Point limite, de Sidney Lumet. Seuls diffèrent les traitements : une comédie noire, acide et féroce pour le premier, un drame tendu, haletant et vibrant pour le second. Il serait juste d’ajouter cependant que la Columbia, qui produisait donc simultanément ces deux chefs-d’œuvre, décida bêtement de mettre plutôt l’accent sur le Kubrick au détriment du Lumet. Raison de plus pour se précipiter sur ce Point limite moins connu et pourtant également délectable. Car il faut assurément voir les deux films dans un même mouvement tant les comparaisons sont fructueuses.

© Rimini
© Rimini

À la suite d’une erreur technique, un groupe d’avions de guerre américains est envoyé en mission avec l’ordre de larguer sur Moscou des charges nucléaires. Rien ni personne ne peut plus les arrêter ensuite selon le protocole officiel. Le président des États-Unis va tout faire pour éviter l’apocalypse qu’il a lui-même approuvée… Le synopsis du film de Lumet est, redisons-le, le reflet de celui de Kubrick. Mais on ne cesse de rire chez ce dernier quand on est saisi d’un effroi progressif chez l’autre. D’autant plus que Lumet a choisi l’impeccable Henri Fonda pour incarner un président ultra réaliste. Fonda, l’électeur du Parti démocrate en dehors des studios et qui, bien des années auparavant, incarnait le jeune Lincoln chez John Ford, se coule à merveille dans les habits d’un personnage issu de son propre camp. Plus Kennedy que Nixon, plus Clinton que Bush, bref, plus Biden que Trump, le président selon Fonda et Lumet se veut donc plus colombe que faucon, jusqu’au moment où… Au président en folie que joue et déjoue merveilleusement Peter Sellers chez Kubrick, Fonda répond comme il se doit ici par le portrait d’une conscience en pleine tempête. Or, ce qui pourrait devenir une fable pacifiste absolument dégoûtante tient au contraire la note d’une réflexion à la fois morale, politique et géopolitique implacable. Même les conseillers du président qui professent des opinions radicalement contraires évitent les caricatures dont Kubrick se fait lui une joie, comme de juste : il y a bien un docteur Folamour bis aux côtés du président Fonda mais, joué à la perfection par Walter Matthau, il est l’expression exacte des faucons républicains mus par un anticommunisme d’airain et convaincus d’avoir face à eux un colosse aux pieds d’argile que l’Amérique éternelle renversera d’un souffle atomique sans réplique. Dans les deux films, le grand méchant russe n’existe qu’à travers le téléphone, ou presque. Malgré ce déséquilibre, Lumet évite là aussi l’excès de caricature. Au fil des conversations traduites en direct et qu’il a avec son homologue soviétique, se dessine comme un dialogue métaphysique sur la confiance réciproque. L’art minimaliste de Lumet trouve dans ces moments de solitude extrême une magnifique occasion de s’exprimer : sur le fond neutre et claustrophobe d’un QG souterrain, il isole au maximum et idéalement la figure présidentielle. Le spectateur est littéralement pris dans cette négociation impossible, l’angoisse devenant la règle d’un récit qui avance comme un compte à rebours de l’horreur à venir.

© Rimini
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Il va de soi que l’on s’interdira de révéler ici le dénouement du film, ce serait faire injure à Lumet, ce cinéaste décidément aussi talentueux que sous-estimé. Point limite fait l’objet d’une édition en Blu-ray digne de ce nom, avec notamment en supplément un documentaire de Jean-Baptiste Thoret opportunément intitulé Le Style invisible de Lumet et qui décortique l’impeccable brio tout en nuances du réalisateur. Mais le plus passionnant reste évidemment le commentaire du cinéaste lui-même, qui permet de voir le film comme si l’on était à ses côtés dans une salle de cinéma pour recueillir souvenirs et commentaires avisés. Point limite bénéficie ainsi d’un écrin à sa mesure qui permet, et de le découvrir et de le redécouvrir en allant plus loin dans la connaissance d’un film dont les scènes d’introduction et de conclusion sont d’une beauté fulgurante.

Point limite [Blu-ray]

Price: 2 000,00 €

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C’est de la bagnole

La Belle Américaine, de Robert Dhéry

Coffret Blu-ray édité par LCJ

© LCJ
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On ne saurait trop se réjouir qu’une si belle édition soit consacrée à la comédie virevoltante de Robert Dhéry et de ses branquignols. Entre Tati et Oury, La Belle Américaine raconte les tribulations d’une voiture de luxe dans une France banlieusarde et prolétaire aujourd’hui disparue. Ce portrait sans mépris aucun, sans cliché facile, est le premier mérite de cette comédie également sans prétention. Seulement voilà, quand on aligne successivement de Funès (et dans deux rôles différents !), Serrault, Carmet, Jean Richard, entre autres et sans oublier Pierre Dac en colonel d’armée, on se doit d’être à la hauteur, et Dhéry, avec son épouse Colette Brosset, mène bel et bien cette folle équipe tambour battant. Pas un temps mort dans cette accumulation de gags où l’on rend hommage à Chaplin, Keaton et autres figures tutélaires d’un art pour faire rire. En bonus, un bel entretien autour de Gérard Calvi, le génial musicien de cinéma.

La Belle Américaine [Blu-ray]

Price: 33,31 €

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C’est du brutal

Le Chat, de Pierre Granier-Deferre

Coffret DVD et Blu-ray édité par Coin de Mire

© Coin de Mire
© Coin de Mire

Puisque l’éditeur Coin de Mire fait le nécessaire, autant voir ou revoir ce film devenu un classique dans les conditions de l’année de sa sortie, en avril 1974. C’est-à-dire en visionnant d’abord actualités et pubs d’époque, tout en prenant soin de se munir d’un esquimau glacé pour parachever l’illusion. On ne présente plus ce duel au sommet entre Signoret et Gabin, adapté du roman de Simenon par Pascal Jardin. Aucun film ne saurait atteindre l’épaisse densité dépressive d’un roman de l’auteur belge, mais cette énième tentative ne démérite pas. En partie grâce aux deux acteurs qui en font des tonnes avec subtilité. En partie grâce à la caméra du cinéaste qui nous enveloppe progressivement dans un décor en forme de chape de plomb.

Covid: une question de justice intergénérationnelle


Face à cette mauvaise et cruelle farce de la nature que représente l’épidémie de coronavirus, notre pays a choisi de calfeutrer tout le monde, sans distinction entre les générations. Quoi qu’il en coute, notamment aux plus jeunes. Marie-Victoire Barthélemy interroge la justice de cette politique.


Mettre la vie au-dessus de tout enjeu économique serait louable et humaniste si cela n’impliquait pas une opposition fallacieuse tant la vie biologique dépend de l’économique à moyen et long terme. Les destructions actuelles du tissu économique liées aux mesures sanitaires engagent une diminution probable de l’espérance de vie des générations futures. On sait en effet combien la précarité influe sur l’espérance de vie. Y faire basculer des centaines de milliers de personnes, ce n’est donc pas faire valoir la vie biologique sur l’économique, mais favoriser celle de certains au détriment d’autres. En l’occurrence, c’est préférer la prolongation de la vie de certains individus à l’assurance que les générations suivantes puissent atteindre un âge au moins aussi honorable. On rétorquera à cela que l’État, par le puits apparemment sans fond de ses aides, prévient au contraire la précarité des Français dont le travail est touché par la crise. Et pourtant, comment ne pas concevoir que cette dette finira bien par être supportée par les contribuables, ceux qui les touchent aujourd’hui et les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, généralisant ainsi la crise économique et sociale à tous ceux que la cruelle nature a désigné comme les victimes durables des restrictions sanitaires. Il est en effet évident qu’un tissu socio-économique sain est lié à la santé : il la garantit, ne serait-ce que parce qu’il permet d’envisager à long terme le système de solidarité nationale, qui ne pourra être assuré aux générations à venir, lorsqu’exploseront la dette et la part de précaires dans le pays. L’opposition est donc mal posée : elle n’est pas de savoir s’il faut placer la santé au-dessus de l’économique ou l’inverse, mais de qui il faut sauver « coûte que coûte ».

Et si l’espérance de vie reculait?

L’espérance de vie ne concerne jamais que la jeunesse : eux seuls ont en effet à « espérer » vivre au moins aussi longtemps que leurs aînés. Le sacrifice demandé aux jeunes générations excède très largement la frustration des soirées étudiantes et des coups en terrasse, des TD en présentiel ou d’un marché de l’emploi peu offrant, que le président balaie dans sa lettre de réponse à une étudiante comme autant de « rêves » qui seraient seulement remis à plus tard. Il ne s’agit pas seulement de différer mais d’hypothéquer leur vie professionnelle et sociale au profit de personnes qui l’ont déjà eue. Or, voir la qualité de sa vie quotidienne gâchée de la sorte, même pour un ou deux ans, diffère très significativement selon l’âge précisément parce qu’à vingt ans, on n’a aucune garantie de vivre encore cinquante ans. Une année de sacrifice a donc un coût potentiel bien plus important que pour une personne qui a déjà vécu 70 ou 80 ans, pour qui le temps restant ne peut changer le cours drastique de l’existence et dont chaque année passant a moins d’importance ramenée au nombre total d’année déjà vécues. En clair : un an, à 20 ans, c’est un vingtième d’une existence dont on ne peut garantir qu’elle se prolongera. A 80 ans, c’est un quatre-vingtième d’une vie déjà accomplie.

A lire aussi, Philippe Bilger: Castex: 66 millions de procureurs échappent à un nouveau confinement…

Sous prétexte d’éviter l’inégalité juridique corollaire d’un confinement par tranche d’âge, le gouvernement tend à créer une inégalité non seulement formelle mais matérielle entre les générations : les étudiants et jeunes d’aujourd’hui pourront-ils prétendre à une vie au moins aussi longue et confortable que celle que l’on cherche aujourd’hui à garantir et prolonger coûte que coûte ? Puisque l’écrasante majorité des décès lié au Covid concerne les personnes âgées de 75 ans et plus, on ne peut éluder cette question de la justice entre les générations.

Une génération sacrifiée pour les soixante-huitards!

Cette justice entre les générations concerne la transmission, notion fondamentale de toute société qui échappe à l’individualisme outrancier. Une génération vieillissante devrait estimer qu’elle doit au moins rendre autant que ce dont elle a été bénéficiaire ; que sa préoccupation principale ne devrait plus concerner ce qui lui reste à vivre, mais ce va laisser derrière elle à ses héritiers. Contrairement à ce que clame Luc Ferry dans un article du Figaro du 27 janvier, nous n’avons pas à choisir entre la liberté et la vie, mais à garantir à la jeunesse une vie au moins aussi libre que celle dont sa génération a profité. Rappelons combien la génération 68 a été gâtée : avec les trente glorieuses, le plein emploi, un tissu économique sain ; ni terrorisme, ni crise écologique, ni crise sociale majeure. Peut-elle réclamer des sacrifices qu’elle-même n’aurait jamais accepté de ses aînés ? Or, n’est-ce pas ici ce qui est en train de se produire ?

Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002
Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002

La génération que nous protégeons, « quoiqu’il en coûte », à grand renfort d’explosion de la dette et de destruction d’emplois, de précarité économique, sociale, mais aussi d’équilibre psychique et physique, est une génération qui n’a jamais eu à se soumettre au cinquième de ce qu’on exige aujourd’hui des plus jeunes. On arguera peut être qu’ils n’ont jamais rencontré de crise sanitaire équivalente. Pourtant, la fièvre de Hong Kong n’a pas fermé le pays ni atteint leur avenir. Et pour cause : on estimait, en juillet 68, que la mort de personnes âgées restait un phénomène naturel, indépendamment de sa cause, fut-elle épidémique. Deux mois plus tôt, la jeunesse chantait sur les barricades à leurs aînés qu’il est « interdit d’interdire » (et en premier lieu : l’accès aux dortoirs des filles…).

Aujourd’hui eux-mêmes aînés, trouvent-ils légitime que tout soit interdit à leurs successeurs ? Ils ont pourtant fait Mai 68 pour moins que ça.

L’Ecole du soupçon infondé

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Campagne de prévention adressée aux pédophiles des Criavs (Centres ressources pour les intervenants auprès des auteurs de violences sexuelles). Image D.R.

Qu’il y ait des pédophiles dans le corps enseignant est une réalité. Qu’il y en ait fort peu est une autre réalité.


Mais la médiatisation de quelques affaires incite les belles âmes à en voir partout, et à détruire des vies innocentes. Parce que la « parole des enfants », comme disent ceux qui y croient, n’est en rien crédible. Quant à la fiabilité de l’institution, qu’il s’agisse de l’Éducation nationale ou de la machine judiciaire…

Jean-Pascal Vernet était instituteur en maternelle à Barrême, dans les Alpes de Haute Provence. Le 30 avril 2019, il est « suspendu à titre conservatoire » par son administration pour « suspicion d’attitude déviante », sur plainte de parents d’élèves. Il aurait notamment écrit sur le cahier de l’une de ses élèves « Bravo ma princesse ». Un crime…

Deux jours plus tard, le 2 mai, il a mis fin à ses jours. « Preuve de culpabilité », diront les imbéciles et les lyncheurs professionnels.

Une époque propice aux jugements hâtifs

Pas même. Il s’agissait d’une confusion d’identification, « une erreur de copier-coller » visant une autre affaire distincte survenue à Entrevaux, vient de reconnaître l’Inspection académique, presque deux ans plus tard. Jean-Pascal Vernet, « mis en examen et placé sous contrôle judiciaire », n’avait rien fait. Rien. Il est mort.

Bien sûr, des erreurs judiciaires, l’Histoire en a recensé des milliers. Mais certaines périodes, sujettes à une hystérisation concertée, sont plus propices que d’autres aux jugements hâtifs.

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En août 1997, Ségolène Royal, nouvellement nommée ministre déléguée à l’enseignement scolaire et qui voulait à toute force exister sans la lumière de Claude Allègre, ministre en titre, décrétait une croisade anti-pédophilie. « Il faut que la parole se libère », etc. Des dizaines de plaintes arrivent alors au ministère, qui benoîtement les transmet à la Justice. Alors, écoutez bien. En moyenne, chaque année (les chiffres sont ceux de l’Autonome de solidarité, une assurance complémentaire que prennent nombre d’enseignants), huit à dix plaintes étaient alors formulées, dont en moyenne deux ou trois arrivaient en phase judiciaire. C’est toujours trop, mais sur près d’un million d’enseignants à cette époque, ce n’est pas un tsunami.

L’effet Ségolène

L’effet Ségolène ne tarde pas : le nombre de plaintes monte soudain à 120 par an… dont deux ou trois arrivent en phase judiciaire. Le reste, du pipeau, des règlements de comptes, des on-dit, tout l’arsenal de la médisance et de la crédulité.

Un professeur d’EPS au collège de Montmirail, Bernard Hanse, mis en cause par un fabulateur de 14 ans, s’est suicidé sous la pression, alors qu’il n’était coupable de rien. Un mois plus tard, l’adolescent est mis en examen pour dénonciation calomnieuse. Ça n’a pas empêché Mme Royal de faire l’amalgame entre ce drame et des affaires d’inceste et de pédophilie passées sous silence à cause de pressions exercées sur les enfants et leurs familles. « L’affaire n’est pas finie, l’enfant s’est peut-être rétracté sous la pression des adultes, sous le poids d’un suicide, les reproches qui lui avaient été faits d’avoir parlé », déclare-t-elle dans un grand média à une heure de grande écoute. Il fallait sa livre de chair, comme disait Shakespeare, à la ministre déléguée. Une façon de se grandir sur le cadavre d’un enseignant irréprochable. Tous les éléments du dossier ont été réunis par la famille de Bernard Hanse.

Ça m’a donné à tout jamais l’exacte mesure de cette femme qui a prétendu devenir président de la République… J’ai, dans un article ancien, fait le lien entre ces faits et une fiction de Thomas Vinterberg, la Chasse (2012), qui raconte comment un animateur de jardin d’enfants (Mads Mikkelsen, toujours aussi impeccable) est accusé par une petite fille d’attouchements — alors même que nous savons qu’il n’en est rien. Et comment il est pris en chasse par le village où il exerce. On lynche toujours au nom de la vertu — eh bien si c’est ça la vertu, ce n’est pas beau à voir. Pour un peu, on préfèrerait le vice.

La parole des victimes n’est pas sacrée

L’histoire de Bernard Hanse, parmi d’autres, est relatée dans l’enquête de Marie-Monique Robin parue en 2006, l’École du soupçon. L’enquêtrice, dont la méthodologie, dans ce dossier comme sur d’autres, est exemplaire, a récidivé l’année suivante avec un documentaire fort éclairant portant le même titre, et que l’on peut trouver in extenso sur le Net. En résumé, des enquêteurs peuvent faire tout dire à des enfants — et surtout ce qui ne s’est pas passé. Il suffit de savoir poser les questions. Pire : les gosses finissent par être persuadés que leurs affabulations sont la vérité — et comme il y en a encore qui croient qu’un enfant ne peut mentir…

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Alors, se pose une question. Les enfants qui se sont imaginé, à cinq ou six ans, avoir été victimes d’attouchements ou pire, quels adultes deviennent-ils ? Quand ils sont assez grands pour savoir tenir une plume, quelles confessions parfaitement imaginaires mais qu’ils croient vraies ne sont-ils pas capables de rédiger…

La police sait si bien à quel point il faut prendre ces témoignages avec des pincettes qu’elle enquête sérieusement sur les dénonciations avant de les faire entrer en phase judiciaire. C’est ainsi que 80% des plaintes pour viol sont classées — faute de preuves matérielles, et souvent parce qu’elles sont de pures inventions, que le motif en soit la vengeance, le remords, ou la croyance erronée dans la véracité des faits. Voir le fiasco de l’affaire d’Outreau : des vies massacrées parce qu’un juge en mal de notoriété a cru des témoignages douteux. Olivier Moyano, clinicien d’un service de protection judiciaire de la jeunesse, a analysé avec une grande pertinence la construction de cet imaginaire du viol, montrant comment un « fantasme traumatisant réparateur », fantasme d’agression sexuelle, est supposé « réparer l’effet traumatique au long cours du fantasme incestueux ravivé par l’entrée dans l’adolescence ». Mais enfin, m’ont récemment dit des étudiantes, une femme ne peut pas mentir…

Oui, certainement…

Rappelons enfin que l’aveu même des coupables — cet aveu que l’on appelait autrefois « la reine des preuves », et que l’on extorquait avec des moyens parfois abominables — n’est pas une preuve. Des individus perturbés, épuisés par des jours d’interrogatoire, peuvent avouer des crimes qu’ils n’ont jamais eu la possibilité matérielle de commettre — quitte à se rétracter plus tard. En attendant, sur les réseaux sociaux qui servent désormais de tribunal populaire instantané, les bonnes âmes se déchaînent, et quelques affaires répugnantes et sans équivoque entraînent des condamnations en chaîne sur de parfaits innocents… Comme disait le regretté Reiser : « On vit une époque formidable ».

L'école du soupçon: Les dérives de la lutte contre la pédophilie

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Révolutions arabes, printemps israélien

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Homs, Syrie, 19 septembre 2016. © AFP PHOTO / LOUAI BESHARA

Dix ans après l’immolation qui a enflammé la Tunisie, de nombreux pays arabes sont toujours K.-O. L’euphorie de l’hiver 2011 n’a abouti ni à une démocratie libérale ni à une théocratie islamiste, mais à un chaos politique et à un désastre économique dont Israël est le principal vainqueur.


En 1972, Edward Lorenz, un météorologue américain, donne une conférence intitulée « Prédictibilité : le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut-il provoquer une tornade au Texas ? » Cette métaphore est à l’origine de ce qu’on appelle « l’effet papillon » : un phénomène ou un événement infime et lointain déclenche une réaction en chaîne dont les conséquences sont aussi importantes qu’insoupçonnées. Loin du Texas et du Brésil, au Moyen-Orient, le battement d’ailes du papillon a pris la forme d’un soufflet. Le 17 décembre 2010, une policière municipale de la bourgade tunisienne de Sidi Bouzid gifle Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant de fruits et légumes. Humilié et désespéré, ce dernier s’immole par le feu. Quatre semaines plus tard, Zine el-Abidine Ben Ali, successeur de Bourguiba et président depuis 1987, fuit le pays sous la pression de la rue. Encore un mois plus tard, place Tahrir, au Caire, une foule en liesse célèbre la démission de Hosni Moubarak après trente ans de pouvoir. Enfin, trois mois après la gifle, trois États arabes – la Syrie, la Libye et le Yémen – s’écroulent et le pouvoir de leurs dirigeants vacille.

Bernard Guetta, pas un grand visionnaire

Le 2 février, dans les pages opinion de Libération, Bernard Guetta jubile. « Où est passée cette guerre des civilisations qui devait marquer le XXIe siècle et où sont passées les antiennes sur l’incompatibilité entre islam et démocratie ? » ironise-t-il. On entend siffler le train de l’histoire et la quasi-totalité des journalistes et des commentateurs n’entendent surtout pas le rater. En cette année 2011, aucun espoir ne semble trop fou, aucun avenir trop radieux. C’est le printemps et ça sent le jasmin.

Cependant, plusieurs semaines avant l’immolation de Bouazizi, l’atmosphère en Tunisie était déjà bouillonnante grâce à un nouvel acteur : les réseaux sociaux. En quelques années, ces gadgets d’étudiants nés dans les campus américains pour faciliter la drague ont réussi là où les simples blogs avaient échoué : en permettant la mise en relation de chacun avec tous, ils ont court-circuité les médias institutionnels.

En novembre 2010, WikiLeaks, fondé quatre ans auparavant par un groupe d’activistes web autour de l’Australien Julian Assange, a divulgué presque un quart de million de télégrammes diplomatiques du Département d’État américain. Sufian Belhadj, un jeune Belgo-Tunisien, a traduit en français et en arabe, puis publié sur sa page Facebook les câbles dans lesquels les diplomates américains décrivaient l’étendue et la profondeur de la corruption du président Ben Ali et de son clan. Le succès a été fulgurant. L’atmosphère à Tunis était déjà à la colère et à la frustration au moment où la goutte d’eau de Sidi Bouzid fait déborder le vase. Les réseaux sociaux ont joué un rôle dans les révolutions arabes : ils ont préparé les esprits, permis la création de réseaux militants, mobilisé les foules et informé les médias.

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Dix ans plus tard, l’euphorie technologique n’est pas plus de mise que le lyrisme politique de ce printemps. La trajectoire personnelle de Julian Assange est une parabole de l’évolution du cybermonde. Le chevalier blanc de la liberté de 2010 est en 2021 une épave hirsute et mentalement atteinte qui risque de passer le reste de sa vie en prison. Pour le web, c’est pareil. En réalité, le ver du marché et du pouvoir était dans le fruit depuis le début. Dès qu’il a été clair que la technologie était à la fois une source de profits potentiels considérables et une arme puissante, donc une menace tout aussi puissante, les États comme les multinationales s’y sont intéressés et le merveilleux espace d’émancipation annoncé est devenu un instrument de profits, de contrôle et de manipulation. Personne ne croit plus au « journalisme citoyen » sur lequel on ne tarissait pas d’éloges en 2011. Toute parole, toute image, tout fait est accueilli avec méfiance et noyé dans un contenu produit par des bots, des mercenaires des réseaux sociaux ou des justiciers en chambre.

À quelques exceptions près, c’est à la faillite de l’État en tant qu’institution à laquelle nous avons assisté dans le monde arabe

Reste qu’en ce début 2011, ce sont les réseaux sociaux qui imposent leur vision qui, diffusée ensuite par les médias, chaînes d’info en continu en tête, gagne vite les chancelleries, pourtant nourries – ou supposées l’être – par les services de renseignement et les réseaux diplomatiques. À Paris, il semble que l’intuition du gouvernement français de l’époque ait plutôt été de résister à l’enthousiasme général. En 2002-2003, le bon sens et une connaissance fine du monde arabe ont conduit la France à douter de la capacité des États-Unis à transformer l’Irak en démocratie libérale en le débarrassant de Saddam Hussein. En 2011, le premier réflexe à Paris est d’aider les forces en place pour éviter le chaos. Le 12 janvier, devant l’Assemblée nationale, la ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, propose à la police tunisienne le savoir-faire français pour « régler les situations sécuritaires ». C’est le tollé. La vidéo enflamme les réseaux sociaux. « Merci la France ! » ironisent des internautes tunisiens. En France, Nicolas Dupont-Aignan ne trouve pas de qualificatif assez sévère pour la ministre, tandis que, selon Daniel Cohn-Bendit, « Madame Alliot-Marie a démontré que la France demeure le paillasson du président Ben Ali ». À ses accusateurs qui, quarante-huit heures avant la fuite de Ben Ali, annoncent déjà une démocratie libérale portée par une jeunesse arabe elle-même menée par l’avant-garde éclairée des cybermilitants, la ministre répond : « On ne doit pas s’ériger en donneurs de leçons. »

Retour à la case départ

À Washington, la communication est mieux maîtrisée mais, pour le reste, c’est le brouillard. Quelques jours après la fuite de Ben Ali, alors que les manifestations se sont étendues à l’Égypte, Barack Obama lâche l’allié de trente ans de l’Amérique, celui qui en octobre 1981 avait assuré dans des circonstances dramatiques la succession d’Anouar el-Sadate. Dans ses mémoires, l’ex-président raconte que le Premier ministre israélien Netanyahu insistait au contraire sur l’importance vitale du maintien de l’ordre et de la stabilité en Égypte car sinon, disait-il, « nous aurons l’Iran là-bas en moins de deux ».

Obama n’a pas tenu compte de ces avertissements. L’enthousiasme de l’homme l’a emporté sur la prudence de l’homme d’État, président de la première puissance mondiale, de surcroît. Il espérait – comme beaucoup à l’époque – que, débarrassé de Moubarak, l’Égypte trouverait la voie de la démocratie. Résultat, la brève expérience démocratique de l’Égypte prendra fin après deux ans et demi par un retour à la case départ.

De gauche à droite : Abdullatif Al-Zayani, ministre des Affaires étrangères de Bahreïn, Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump, président des États-Unis, et Abdullah Bin Zayed Al-Nahyan, ministre des Affaires étrangères des Émirats arabes unis, brandissent les traités de paix tout juste signés à la Maison-Blanche, Washington, 15 septembre 2020. © Tia Dufour / Handout / Anadolu Agency / AFP
De gauche à droite : Abdullatif Al-Zayani, ministre des Affaires étrangères
de Bahreïn, Benjamin Netanyahu, Premier ministre israélien, Donald Trump,
président des États-Unis, et Abdullah Bin Zayed Al-Nahyan, ministre des Affaires
étrangères des Émirats arabes unis, brandissent les traités de paix tout juste
signés à la Maison-Blanche, Washington, 15 septembre 2020.
© Tia Dufour / Handout / Anadolu Agency / AFP

Cependant, au moment où il lâchait Moubarak, Obama accueillait fraîchement le projet libyen concocté par Nicolas Sarkozy et David Cameron. Son intuition lui soufflait que c’était une erreur. Il s’est laissé entraîner par l’optimisme de ses équipes et alliés. On peut donc conclure qu’Obama n’avait pas une « stratégie progressiste globale » visant à aider partout les papillons de la démocratie à émerger des chrysalides dictatoriales. En septembre 2013, dans la droite ligne de sa propre position sur la Libye, Obama n’a pas respecté la ligne rouge qu’il avait tracée en promettant d’attaquer la Syrie si le régime de Bachar Al-Assad utilisait des armes chimiques contre son propre peuple. La lucidité de l’homme d’État a pris le dessus à mesure que la réalité du monde arabe se dévoilait et qu’il devenait patent que, dans certains pays arabes, les drapeaux et autres attributs de souveraineté n’étaient qu’un décor de cinéma, des cache-misère politiques.

À l’exception de la Tunisie qui a réussi à construire dans la douleur et la déception une démocratie fragile, la vague de protestations a invariablement conduit au chaos. La Syrie, la Libye et le Yémen ont sombré dans des guerres civiles et le Liban a fini par plier sous le poids de la désintégration syrienne. L’Égypte a remplacé un vieux général par un plus jeune, et dans la plupart des pays de la région, les régimes en place – la Jordanie, le Maroc et les monarchies de la péninsule arabique – ont survécu notamment grâce à des systèmes politiques s’appuyant sur d’autres formes de légitimité que le social-nationalisme panarabe. Bref, ceux qui s’en sortent plus ou moins sont soit les pays où la nation, comme corps politique, existe (Algérie, Égypte), soit des monarchies où une mystique dynastique et religieuse incarnée cimente le corps social mieux que les idéologies, les imaginaires et les discours creux issus du nassérisme.

À quelques exceptions près, c’est à la faillite de l’État en tant qu’institution à laquelle nous avons assisté dans le monde arabe. En Irak, en Syrie, au Liban, au Yémen et en Libye, il n’existe plus vraiment. L’État égyptien a beaucoup de mal à exercer sa souveraineté dans le Sinaï, mini « zone tribale » à quelques dizaines de kilomètres du canal de Suez. En Tunisie et en Algérie, l’État se porte à peine mieux, sans parler des deux Palestine, celles de Ramallah et de Gaza. Et cette faillite explique le bilan plus que mitigé de l’islam politique. Un phénomène qu’on a du mal à voir ici, en raison de ses succès chez nous.

La résolution du conflit israélo-palestionien n’est plus le postulat de base de tout

L’islam politique, dont le principal « logiciel » prêt à télécharger est celui des Frères musulmans, n’a pas gagné. Certes, très rapidement, le « printemps arabe » a cédé la place à un « hiver islamiste ». Cependant, l’arrivée au pouvoir des fréristes en Tunisie (Ennahda) et en Égypte (Mohamed Morsi) n’a été qu’une parenthèse vite renfermée. L’islam politique dans les pays arabes reste donc dans sa situation préprintanière : force d’opposition aux régimes en place et organisations terroristes non étatiques comme Al-Qaida et Daech. Quarante-deux ans après la révolution iranienne et malgré le tsunami qui s’est abattu sur eux en 2011, les Arabes sunnites n’ont pas créé de véritable théocratie. Ainsi sommes-nous en présence non pas d’un, mais de deux espoirs déçus : celui d’une démocratie libérale arabe d’un côté, celui d’un califat ou d’une théocratie sunnite de l’autre. On peut même avancer qu’en matière de gouvernance, la leçon du printemps arabe est que ce qui ne marche pas par la force échouera par la violence.

Il y a dix ans encore, le postulat de base de la diplomatie mondiale était que la résolution du conflit israélo-palestinien était la clé de tous les problèmes du Moyen-Orient. C’est ce qu’affirmait avec un aveuglement stupéfiant l’ophtalmologue de Damas dans un entretien au Wall Street Journal, publié le 31 janvier 2011. Commentant la chute de Ben Ali et la crise égyptienne, Bachar Al-Assad livre le secret de la résilience syrienne : les Égyptiens paient la paix avec Israël, tandis que les Syriens récoltent les fruits mûrs de la résistance farouche à l’entité sioniste. Quelques semaines plus tard, c’est le réel qui le gifle. Aujourd’hui, le tas de ruines dépeuplé dont il est le président n’est que l’ombre de la Syrie héritée de son père. Début 2021, l’armée syrienne, dernière force importante hostile aux frontières d’Israël, est écrasée et aucun chef de diplomatie ne peut honnêtement soutenir qu’une solution au conflit israélo-palestinien conduira à la stabilisation et à la paix au Moyen-Orient.

La décennie chaotique et sanglante qui vient de s’achever a non seulement écarté la question palestinienne de l’ordre du jour géostratégique, elle a également renforcé les liens entre Israël et l’Égypte, et ouvert la voie à une normalisation avec d’autres pays arabes. Bahreïn, les Émirats arabes unis, Oman et le Maroc ont rejoint la Jordanie et l’Égypte, tandis que l’Arabie saoudite comme le Soudan basculent vers une alliance avec l’ancien ennemi. Et tout cela sans que pour le moment la « rue arabe » s’y montre particulièrement hostile.

La liste des perdants et des espoirs douchés du printemps arabe est longue. Celle des gagnants est courte. Elle contient notamment un nom surprenant : Israël. Au milieu d’un vaste champ de ruines politiques allant de l’océan Atlantique à l’océan Indien, c’est l’État le plus performant et la nation la plus avancée politiquement qui sortent renforcés. C’est le secret : une nation n’est pas une confédération ni même une fédération de familles, de clans ou de groupes ethniques et religieux. Hors la nation, point d’État. Et hors de l’État, point de salut.

BD: Claire Bretécher est partie il y a un an déjà…

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Claire Bretécher, 1987 © BENAROCH/SIPA Numéro de reportage : 00150090_000001

L’intégrale de la dessinatrice Claire Bretécher, disparue il y a presqu’un an, sort en deux volumes chez Dargaud


Au risque de déplaire aux féministes, j’ose avancer une théorie à rebrousse-poil, celle de la beauté comme moyen d’accession essentiel à la culture, à l’imaginaire et à la dissidence. Le physique comme porte d’entrée à l’Œuvre. Ne parlons pas tout de suite du texte, de l’imprimé, de la pensée, tout ce qui accessoirise la personne, cette patine sociale et intellectuelle qui drape un corps et lui fait perdre une grande part de sa vérité, de son suc aussi. Ne soyons pas sentencieux et vains, grandiloquents et ridicules, à vouloir toujours déconstruire le monde et se rendre finalement moins intéressants que l’on est.

Une beauté sans artifices

Restons d’abord sur ce qui frappe le regard et coupe la respiration, sur cette première image qui, longtemps après, envahit l’esprit et commence son travail d’emprise. Car, il suffit d’avoir vu, une seule fois, Claire Bretécher (1940-2020) à la télé dans les années 70 ou 80, bien avant d’avoir lu ses dessins dans Pilote ou l’Obs, d’avoir entendu les prénoms Cellulite et Agrippine pour connaître un émoi sincère et ravageur. Pour être littéralement ferré, oui, pris au piège d’une beauté qui ne truque pas, qui n’enjolive pas le réel à des fins mercantiles et lui fait prendre des chemins trop directs, trop convenus. C’est toute la différence entre « jolie » et « belle ».

La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA
La dessinatrice Claire Brétécher en train de dessiner, mars 1972 © DANIEL LEFEVRE / INA

Dans un star-system déjà frelaté, le milieu de la bande-dessinée n’échappant pas aux mœurs vulgaires de la Variété française, Bretécher exprimait une désobéissance jouissive et un sens de l’abandon délicieux. Dès le début de sa carrière et, au fil de sa notoriété grandissante, elle ne cilla pas devant la caméra. Son naturel s’imposait sans artifices. La beauté est cruelle et injuste, elle ne se claironne pas. Elle apparaît sans crier gare, elle insulte les bonnes manières, on ne peut que l’admettre et se soumettre. Paupières basses, front mangé par une large frange, cette accro au shopping fixe l’objectif de ses lèvres fines. Elle ne parle pas encore, et pourtant nous avons non pas le sentiment mais la certitude qu’elle nous plaira, qu’elle nous enchantera, qu’elle nous amusera, qu’elle sera différente des autres. Pour l’instant, on ne sait même pas qu’elle dessine. Elle pourrait chanter, jouer la comédie, écrire ou taper à la machine, être dactylo ou aristo, caissière ou banquière, diplômée ou illettrée, nous nous en moquerions complètement. Elle nous plaît, voilà tout. Les rayons de sa beauté nous irradient et nous brûlons devant cette icône dont le mot même, trop outrancier, ferait carrément marrer.

Désengagement vindicatif, ironie rigolarde…

Un observateur attentif aurait pu déceler dans son attitude que je qualifierais de dilettantisme souverain, une trace de timidité habilement masquée par un tempérament plus entier, pas bravache, plutôt cette férocité intérieure qui anime les grands artistes. Un déluge sous-terrain qu’on tente de canaliser. Des influences disparates : le dégoût amusé, le désengagement vindicatif et cependant l’envie d’entrer dans l’arène médiatique sans prendre l’uniforme du militantisme, se méfiant des poses et des idéologies en cours. Pour l’heure, je me répète, on ne sait rien d’elle. Bretécher est une sorte de Stéphane Audran, moins corsetée, ignorant le tailleur chabrolien, ou de Marlène Jobert méfiante, sur ses gardes, cossarde sur les bords. Ne vous fiez pas au débraillé savamment orchestré de Claire. Là aussi, elle anticipera les modes à venir, du « casual chic » à l’ethnique sapée. Elle va maintenant parler.

Et là, ce que sa beauté laissait présager, une sauvagerie contenue, une ironie rigolarde, sa voix nous donne, par saccades, des moments d’intenses jubilations. Je pourrais l’écouter des heures. Il y a des vibratos qui nous emportent ailleurs, très loin. Jamais banale, toujours lucide. L’art de botter en touche et pourtant de ne pas trahir son ambition profonde. Réactionnaire par anarchisme goguenard, Claire était une Sylvie Joly qui ne jouait pas. De son enfance nantaise, bourgeoise et pieuse, elle avait conservé une certaine modulation de fréquence, un pincement amusé et le second degré comme arme de défense massive. Le meilleur moyen pour les belles femmes de faire fuir les prétentieux et les petits malins. Il faut l’entendre prononcer cette phrase à la télévision suisse en 1977 dans un célèbre portrait : « A l’époque, j’étais professeur auxiliaire de dessin à Pontoise ». Cette simple phrase nous touche et nous foudroie. Elle est parfaite d’équilibre et de pudeur, elle charrie tant de souvenirs. Claire incarnait ma France, celle qui faisait la chasse au sérieux et à l’explication oisive. Alors, je le confesse, bien avant d’avoir lu ses dessins qui paraissent aujourd’hui dans un coffret contenant deux tomes, bien avant qu’elle me donne son avis sur le sexe, le couple, la religion, la psychanalyse, l’argent, l’écologie ou le travail, qu’elle défende l’honneur de Goscinny ou qu’elle soit, ironie du sort, adoubée par les intellos de la rive gauche, je l’aimais déjà, à la première seconde.

L’intégrale de Claire Bretécher – 1968 – 2018 – Dargaud.

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Humanistes en peau de lapin

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Philippe Bilger. Photo D.R.

Philippe Bilger en a soupé de tous les pseudo humanistes. Il pousse ici un coup de gueule, derrière lequel chacun pourra mettre les noms qu’il souhaite…


Ils nous ont sali l’humanisme : je leur en veux.
Au caractère universel de la morale ils ont opposé la subversion de leur idéologie.
Au respect inconditionnel des valeurs fondamentales, le relativisme partisan.
À l’aspiration légitime à l’égalité des sexes, un féminisme guerrier et totalitaire.
À la détestation du racisme, la dénonciation de l’homme blanc et un antiracisme obsédé par la confrontation des races (terme honni qu’ils ne cessent pas d’actualiser).
À la liberté d’expression, la censure explicite ou implicite de ce qui n’était pas leur pensée.
À l’exigence d’une morale publique irréprochable, le refrain d’une politique contrainte de se salir les mains.
Au désir de sécurité, l’accusation honteuse de populisme.
Au service du peuple, l’infinie condescendance des élites sûres d’elles mais oublieuses de trop de quotidiennetés.
À la volonté de favoriser ou de restaurer l’allure républicaine, la seule nostalgie de de Gaulle.
À la défense responsable et sans complaisance de la police et de la justice, la haine systématique de la première et une ignorance politisée au sujet de la seconde.
Au respect d’une culture à la fois populaire et intelligemment élitiste, la démagogie d’activités, de spectacles et de créations indignes de la beauté et parfois même de la dignité.
Au souci de la langue, une dévastation constante et trop souvent grossière du verbe.
À l’amour de la France, un repliement mesquin sur le pré carré ou une dilution dans le grand Tout mondial.
À la passion des débats et de la contradiction des idées, le déchaînement de paroles partiales, sans écoute de l’autre réuni dans le même opprobre que son opinion.
À la volonté de mettre en lumière les meilleurs, un délitement considérant la médiocrité ou l’inscription facile dans l’air du temps comme les seuls atouts qui seraient à notre portée.
À une critique artistique honnête, le clientélisme effréné laissant le talent au second plan pour ne s’occuper que de la connivence.
À une citoyenneté à la fois lucide et capable d’évoluer, des inconditionnalités constituant notre pays en blocs et présumant coupable le pouvoir, quoi qu’il fasse ou ne fasse pas.
À une démocratie de progrès et d’apaisement, le prurit de tensions et de guerres civiles rentrées.
À un nouveau monde promis sans cesse, la lassante habitude de pratiques et de dévoiements dégradés en normalité acceptable.
À l’étendue de ce qui manque, un déclinisme désespérant ou des utopies dangereuses.

Il serait faux de résumer ces multiples antagonismes au combat classique entre la droite et la gauche et leurs extrêmes. Peut-être davantage entre ceux que le réel n’indispose pas et ceux qui prétendent faire table rase de tout.

Dans la multitude des registres humain, social, politique, culturel et judiciaire, on tente de ne pas faire sombrer nos valeurs dans leur caricature ou leur instrumentalisation. On les préserve de l’idéologie qui parcellise au bénéfice de l’universel qui rassemble.

Ils nous ont sali l’humanisme. Je leur en veux.

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Le mal du siècle

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Ivan Jablonka se définit comme un garçon-fille © BALTEL/SIPA Numéro de reportage : 00930783_000022

L’historien Ivan Jablonka s’interroge sur sa « garçonnité », la crise du masculin dans les sociétés occidentales ne l’effraie pas outre mesure


L’air du temps est au « malaise dans le masculin .» Après #Meetoo, il fallait s’y attendre. Ainsi l’historien Ivan Jablonka s’interroge-t-il, dans Un garçon comme vous et moi, paru au Seuil, sur sa garçonnité, à travers un « parcours de genre » à la croisée de l’histoire, des sciences sociales et de la littérature. Le titre du premier chapitre « Je ne suis pas un mâle » résonne comme un programme. A travers « un nous-garçons », c’est l’intimité individuelle et sociale d’une génération que l’auteur entend peindre.

Jablonka, la « socio-histoire » au service de l’indifférenciation des sexes

Né, en 1973, d’une famille de la petite bourgeoisie parisienne, d’origine polonaise, rien ne nous est épargné, année après année, des étapes de la vie, des faits et gestes de ce garçon choyé, fait pour donner du nakhès,— du gain social— à ses parents. Adolescent angoissé, sur qui pèse le poids d’une judéité douloureuse, Jablonka, très bon élève, jouant volontiers « au pauvre Ivan », a une sensibilité de fille : il ne sait pas draguer et croit au pouvoir des mots plutôt que des muscles. Plus tard, il écrit des alexandrins, se dessale du côté de Clamart, aime l’opéra. Rien que de flatteur. Vulnérabilité, narcissisme, désir d’être aimé—une forme de malheur sans laquelle on n’est pas un enfant du siècle — Jablonka récuse déjà un destin que la société façonne de son diktat sexiste, à travers l’école, le foot et le service militaire. Un jour, au lycée, il déclare, à un camarade de Terminale : « O Marc, continue ! J’aime ta présence masculine et racée ». Rigolade des copains qui consignent la phrase dans leur bêtisier. Et le futur auteur d’Un homme juste de voir là le climat homophobe du lycée. Cette « gêne dans la garçonnité » tiendrait-elle à une « déphallisation » du corps due au naturisme de vacances à la Bédoul ? A la déstabilisation d’un père due à sa souffrance d’orphelin ? En réalité, le malaise genré de l’auteur tient à la génération Goldorak (1980) de Récré A2 et de Candie. Il ne se sent pas assigné à une garçonnité prédatrice et séductrice à travers les préjugés genrés de la société. Le mâle dominant ? Très peu pour lui.

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Loin du mentir-vrai, du moins en apparence, cette socio-histoire s’appuie sur de nombreux documents : journal des parents et journal intime, témoignages, « traces » multiples. Photos, dessins, stylos, boucle de cheveux, tout est archivé à la fin du livre. Point d’orgue d’une analyse, commencée à 36 ans, ou produit lancé sur le marché juteux de la déconstruction, cette histoire de trouble dans le genre aguichera sans doute les étudiants du professeur ainsi qu’un public féminin.

La théorie du genre s’impose dans nos facs

Très claire, en tout cas, est l’ambition de « l’être-à-pénis devenu puissant socialement » qui s’est fort bien accommodé, pour faire carrière, de la préséance masculine, enracinée dans l’université, tout comme Bourdieu, qui n’a jamais relativisé son discours de dominant au sein du Collège de France. De même que, pour la génération Goldorak, il fallait être homme pour réussir, à qui veut réussir, à présent, à l’université, la littérature de et sur le genre s’impose. Deuxième ambition revendiquée  par Jablonka : la création dans les sciences sociales. L’auteur de Les grands-parents que je n’ai pas eus est convaincu d’avoir dérégulé, par ses choix d’historien, tant l’académisme des disciplines que sa propre masculinité, en traitant de sujets « pas convenables » : les enfants abandonnés, les filles-mères, les êtres sans importance, les victimes anonymes. Il pourra ajouter bientôt les « nous-orphelins », garçons et filles, privés, de par la loi, à leur naissance, de leur carte d’identité[tooltips content= »La fabrique d’orphelins, Marie-Hélène Verdier, Tequi, 2019 NDLR »](1)[/tooltips].

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Après « la valence différentielle des sexes » de Françoise Héritier et La Domination masculine de Bourdieu, cette socio-histoire de la garçonnité ouvrira-t-elle les portes du Collège de France à l’insatiable Jablonka ? Les féministes veillent. Un concept tout neuf s’offre en tout cas à notre écrivain : celui de « la déli-délo », ce jeu mixte charmant, variante du jeu de chat, évoqué dans un chapitre, qui rend compte des mille et une nuances du masculin et du féminin.

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Les coups d’Etat permanents

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La journaliste Élisabeth Lévy © Photo: Pierre Olivier

L’éditorial de février d’Elisabeth Lévy


J’ignore à quelle sauce nous sommes claquemurés à l’heure où vous lisez ces lignes – confinera, confinera pas, semi-confinera, chacune de ces hypothèses a été, à un moment ou à un autre, présentée comme une certitude. Mais la seule certitude, c’est qu’on aura droit aux ausweis et aux 135 boules. Il est peu probable que l’exécutif soit parvenu à faire fléchir le corps médical et à arracher à son inflexibilité sanitaire quelques concessions à la vie. Le 26 janvier, le Premier ministre a déclaré, dans son outrageant sabir d’énarque, qu’il « prioriserait » toujours la santé. La santé contre la vie ? Soyons rassurés, nous mourrons guéris.

Tout au long du mois de janvier, scientifiques et politiques se sont livré une guerre à la fois tonitruante et feutrée, tonitruante parce qu’elle se déroule à coups de déclarations choc sur les plateaux de télévision, feutrée parce que tout le monde feint de ne pas la voir. Entre le gouvernement et ses conseillers scientifiques, le « vous en êtes un autre » est de rigueur. N’empêche, quand le Pr Delfraissy réclame que l’on interdise ceci et que l’on ferme cela, on se demande qui gouverne la France. Il serait abusif de parler d’un coup d’État médical, car dans cette crise sanitaire, les politiques, tétanisés par les comptes qu’ils auront à rendre, ont renoncé au pouvoir. Les médecins n’ont eu qu’à le prendre.

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Ces derniers ne sont pas les seuls à mettre au défi les institutions représentatives. Dans le fascinant entretien qu’il a accordé à Jeremy Stubbs (page 21-23), Christopher Caldwell montre comment, aux États-Unis, la législation sur les droits civiques de 1964 est devenue, au fil des décisions de justice, une crypto-constitution qui supplante le texte sacré des Pères fondateurs et soumet toute la vie publique aux exigences des minorités.

Un processus comparable est à l’œuvre en France où des forces extra-parlementaires fomentent des putschs à bas bruit, sapant l’armature juridique invisible qui soutient notre société et disputant leurs prérogatives aux gouvernements issus des urnes.

Nombre de ces attentats à l’équilibre des pouvoirs sont à mettre au compte des « autorités administratives indépendantes », dont le nom en forme d’oxymore résume l’ambiguïté diabolique. Dépourvues de toute légitimité et ne procédant que d’elles-mêmes une fois nommées, elles ont la faculté d’affecter significativement nos vies, nos libertés et nos imaginaires. Investi d’un pouvoir de police du PAF, le CSA décide de ce que nous devons voir et entendre pour notre édification morale. À cette fin, il compte inlassablement, comme les Shadoks pompaient : les femmes, les handicapés, les transgenres, les Noirs, les gros, les Arabes, bref, tous les racisés et/ou discriminés, dont il conclut invariablement qu’ils ne sont pas assez nombreux sur nos écrans.

Le Défenseur des droits est tout aussi nuisible, et tout aussi acquis aux lubies minoritaires. C’est en réalité, le défenseur de la France McDo – venez comme vous êtes. Son dernier exploit est d’avoir soutenu, fin décembre, le port du burkini, sur saisine du CCIF, association dissoute le 2 décembre pour cause de séparatisme. En somme, un bras armé de l’État met en œuvre le programme d’une association déclarée hors-la-loi par ce même État. Ma main droite vote une loi pour défendre la République, ma main gauche encourage ses adversaires. Ce n’est plus du grand écart, mais de la schizophrénie.

Ce n’est pas tout. Transformées en machines de guerre, toujours au service de la même idéologie différentialiste et multiculti, des associations antiracistes et anti-discriminations en tout genre parviennent également à faire plier à leur profit l’ordre constitutionnel. Investies du droit d’aller en justice et ne se privant pas de l’exercer, elles font de tout contentieux individuel l’étendard de leur cause, érigeant par la jurisprudence des interdits et prescriptions qui dessinent une nouvelle prophylaxie sociale.

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Or, grâce à la loi de modernisation de la Justice votée en 2016, ces associations ont la faculté de lancer des actions collectives pour obliger le gouvernement à mettre en œuvre telle ou telle politique. En 2019, quatre organisations de défense de l’environnement ont assigné le gouvernement pour « inaction climatique ». Le 27 janvier, six ONG ont mis le gouvernement français en demeure de faire cesser dans les quatre mois « les contrôles d’identité discriminatoires, pratique stigmatisante, humiliante et dégradante pour toutes les personnes qui en sont victimes en France ». Faute de quoi elles saisiront un juge pour qu’il enjoigne l’État de procéder à des réformes. Elles réclament une modification du Code de procédure pénale, l’établissement d’un récépissé lors des contrôles et la création d’un mécanisme de plainte indépendant : rien de moins en somme, que la mainmise sur notre politique policière. On peut toujours rêver que le gouvernement les enverra sur les roses.

Il n’est pas anodin que les plaignantes soient de grandes boutiques internationales qui carburent au post-national et défendent le droit à tout des individus-rois contre les États, même démocratiques. Il y a notamment Amnesty International, qui pense que les droits de l’homme sont plus menacés en France qu’au Soudan, et la Fondation Soros, où l’on tient pour raciste notre interdiction du voile islamique à l’école. Or, les voilà qui prétendent exercer un droit de regard sur l’action de nos forces de l’ordre. De quoi je me mêle ? À ce compte-là, on préfère encore que la politique de la France se fasse à la corbeille.

P.-S. À compter de ce mois, l’avant-dernière page du journal sera la galerie du photographe Antoine Schneck qui publiera dans chaque numéro le portrait d’un intellectuel. Qu’il soit le bienvenu. Bien avant que l’actualité ne nous impose une « une » sur l’affaire Finkielkraut, nous avions décidé d’inaugurer cette série avec notre « maître à penser par nous-mêmes » (formule de Cyril Bennasar).

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Le « Bondy Blog » et Edwy Plenel, une histoire d’amour jamais déçu

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Edwy Plenel se considère comme un mythe vivant © BALTEL/SIPA Numéro de reportage : 00872954_000036

Le Bondy Blog fête ses «15 ans de reportages dans les quartiers» en sortant un livre intitulé Jusqu’à quand? (Éditions Fayard). Edwy Plenel en a écrit la préface et y fait l’éloge d’un journalisme qui lui ressemble: idéologique, militant et opportuniste.


Pour mémoire, le Bondy Blog a été créé en 2005, pendant les émeutes dans les banlieues. Ce média en ligne aurait pu légitimement représenter un jeune journalisme donnant la parole aux habitants des dites banlieues mais, rapidement, le site se transforme en machine à dénoncer le supposé racisme d’État, l’islamophobie, les discriminations des musulmans, et à relativiser ou nier la délinquance, le sexisme et l’antisémitisme qui minent certains quartiers. Le militantisme va remplacer le journalisme, et la détestation de la France s’accommoder à la sauce de l’antiracisme de carnaval et du fantasme islamophobe. Mais pouvait-il en aller autrement pour un site « indépendant » subventionné en partie par l’Open Society Foundation de George Soros ?

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Le site qui a révélé Mehdi Meklat

En 2017, l’affaire Mehdi Meklat, alias Marcelin Deschamps, révéla d’une certaine manière la duplicité du média associatif en même temps que la complaisance de certains milieux médiatiques et politiques à son endroit. Christiane Taubira, qui adulait le « kid » du Bondy Blog, sombra dans « une consternation aussi profonde qu’un cratère atomique » quand elle découvrit sa face cachée. Sur France Inter, Sonia Devillers, d’habitude si prompte à tordre le bras des “méchants”, minimisa : « Cette affaire mérite-t-elle autant de battage médiatique ? Non. » Mais « des voix extrêmes n’attendaient que ça pour cracher à la fois sur la banlieue et sur les médias ». De son côté, Mediapart affinait les réflexions de la journaliste : « Une coalition numérique allant de la fachosphère au Printemps Républicain est à la manœuvre pour, en attaquant le fils prodige du Bondy Blog, détruire tout ce qu’il est censé incarner. »

Mehdi Meklat sur le plateau de Quotidien, 20 novembre 2018 / Capture d'écran TMC
Mehdi Meklat sur le plateau de Quotidien, 20 novembre 2018 / Capture d’écran TMC

Pour sa préface de Jusqu’à quand ? le fondateur de Mediapart fait montre d’un lyrisme en toc qui n’est pas sans rappeler certains élans taubiraniens. Ça se voudrait hugolien ; c’est seulement démagogique, c’est-à-dire plenelien. Résumé et extraits : en 2005, Edwy Plenel avait « honte de [sa] profession. » Il assistait « à cette défaite : des médias qui, pour la plupart, gobaient les mensonges du pouvoir » et qui « accompagnaient la diabolisation des quartiers populaires. » Heureusement, « le surgissement du Bondy Blog a sauvé l’honneur du métier. »

Détruire pour reconstruire?

Élans de pacotille et analogies plus que douteuses s’empilent : les émeutes de 2005 ont été « un appel à construire », une « envie d’être enfin admis au banquet républicain », l’équivalent « des révoltes de 1830, 1848 et 1871. » Les propriétaires des voitures incendiées, les pompiers caillassés, les policiers accueillis avec des mortiers et les habitants des cités cadenassées par les délinquants et/ou les islamistes apprécieront la description idyllique d’Edwy Plenel. Bien entendu, ce dernier évoque la guerre d’Algérie. Thèses postcolonialistes en bandoulière, il dénonce « l’inconscient colonial de nos dirigeants ». Avec la componction conforme à sa formation trotsko-casuistique, il souligne la « rigueur informative (du Bondy Blog) qui parfois en remontra à d’autres médias, aveuglés par leurs préjugés. » Enivré par sa prose, il conclut : « L’aventure du Bondy Blog […] n’a pas seulement sauvé l’honneur du journalisme, mais aussi honoré la France, telle qu’elle est, telle qu’elle vit, telle qu’elle s’invente. » Hic ! Le moins que l’on puisse dire c’est qu’Edwy Plenel ne met pas l’honneur du journalisme français bien haut.

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Plenel n’évoque la France que quand il peut la salir

Quant à la France, il ne la nomme que dès qu’il s’agit de la salir. Il suffit de se souvenir de ses propos tenus quelques jours seulement après les assassinats des membres de Charlie-Hebdo à la tribune d’un débat co-animé avec son ami et allié Tariq Ramadan pour comprendre que l’objectif de Plenel, à savoir détruire coûte que coûte la société française, s’accommode très bien des alliances les plus douteuses et les plus dangereuses. Toute honte bue, Edwy Plenel était présent au “défilé contre l’islamophobie” en novembre 2019 aux côtés du CCIF et de Marwan Muhammad faisant scander des Allahou Akbar à quelques mètres du Bataclan. Sur le Club de Médiapart, les blogs qui soutiennent Tariq Ramadan, disent des policiers qui ont abattu l’assassin de Samuel Paty qu’ils sont des « barbares », dénoncent “l’islamophobie d’État”, ou assument un antisémitisme à peine masqué, ne lui font pas peur. Au contraire. Montrez à M. Plenel un moyen d’avilir ce pays ou certains de ses habitants, et soyez assuré de le voir dans la minute s’atteler aux tâches les plus basses et accepter en son sein médiatique les propos les plus douteux. Mme L., professeur de droit, peut en témoigner, elle qui, après avoir tenu des propos certes scabreux sur les religions, a reçu récemment de très sérieuses menaces de mort suite à la divulgation de son nom par… Mediapart.

Edwy Plenel se mire dans le Bondy Blog comme dans un miroir : il reconnaît la hargne idéologique et revancharde et la détestation de la France qui alimentent les articles des élèves comme du maître. Le Bondy Blog n’est jamais qu’un petit Médiapart des cités adepte des procédés du maître, ce que ce dernier reconnaît avec toute l’humilité dont il est capable. Ce journaliste pense de lui-même qu’il est un « mythe »[tooltips content= »Selon des propos rapportés par Philippe Cohen et Pierre Péan dans La face cachée du Monde, Mille et une nuits, 2003″](1)[/tooltips] pour toute une génération de journalistes, et regarde ceux du Bondy Blog comme les dignes héritiers du journalisme qu’il affectionne: « froid, distant et tranchant comme le serait une lame aiguisée. »[tooltips content= »Chroniques marranes, Stock, 2007″](2)[/tooltips] Finalement, l’ancien admirateur de l’organisation terroriste qui assassina les athlètes israéliens en 1972 sera resté fidèle à ses premières amours trotskystes. Et son désir de détruire la société française reste intact.

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L’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

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Anne Hidalgo et Jean-Marc Ayrault, qui préside la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, inaugurent le « jardin Solitude » à Paris, en hommage à une héroïne emblématique de la résistance des esclaves de Guadeloupe, 26 septembre 2020. © ACCORSINI JEANNE/SIPA 00983103_000022

Créé en 2019, généreusement financé par les pouvoirs publics, cet organisme présidé par l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault snobe délibérément les historiens de l’esclavage comme les associations d’outre-mer qui travaillaient depuis des années sur le sujet. Avec en tête, la préparation de la présidentielle 2022.


 

Issue de la grande bourgeoisie communiste de La Réunion, fille et petite-fille de députés, nièce du célèbre avocat Jacques Vergès, Françoise Vergès est coutumière des sorties spectaculaires, toujours dans le registre décolonial. Elle assurait ainsi au Monde du 7 octobre 2018 que « les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges », dans leur propre intérêt. Plus récemment, le 13 janvier 2021, dans 20 minutes, elle qualifiait la police et la justice d’« institutions sexistes et racistes », et proposait d’abolir l’armée et les prisons. C’est dire si Françoise Vergès assume ouvertement son refus du réel[tooltips content= »« Ce n’est pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction. »](1)[/tooltips].

On peut donc se demander pourquoi elle a accepté de devenir « personnalité qualifiée » de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), organisme créé en 2019 avec le soutien de l’État et de nombreuses collectivités d’outre-mer et de métropole. Hébergée gracieusement dans les nobles locaux de l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, la fondation est, d’après le budget prévisionnel 2020, sponsorisée, entre autres, par les ministères de la Défense (40 000 euros en 2020), de la Justice (40 000 euros supplémentaires) et de l’Intérieur (80 000 euros). Contactées pour savoir ce qu’elles pensaient de Françoise Vergès, aucune de ces institutions « sexistes et racistes » n’a souhaité commenter. Officieusement, néanmoins, plusieurs voix confirment que le gouvernement est de plus en plus dubitatif sur la Fondation.

Au sein de cet organisme, Françoise Vergès n’est pas un cas isolé de subversion sous subvention. Responsable des programmes citoyenneté, jeunesse et territoires à la fondation, Aïssata Seck, élue Génération.s à Bondy, a fait d’étranges déclarations au Point Afrique, le 3 août 2020 : « Combien de rues sont dédiées en France à Toussaint Louverture, à Louis Delgrès (…). Combien d’écoles dédiées aux Martiniquaises Jeanne et Paulette Nardal, les marraines du mouvement de la Négritude, ou au Guyanais René Maran, le premier écrivain noir à recevoir le prix Goncourt ? » Réponse : beaucoup. Il y a une place René-Maran à Bordeaux depuis 1966, une rue René-Maran à Cayenne, de nombreuses rues Toussaint-Louverture ou Louis-Delgrès en métropole et outre-mer, une promenade Nardal à Paris (14e) et une école Nardal à Malakoff. Il est assez curieux qu’Aïssata Seck l’oublie. À sa décharge, l’amnésie vient d’en haut. En juin 2020, Jean-Marc Ayrault, président de la fondation, a proposé de débaptiser la salle Colbert de l’Assemblée nationale. Maire de Nantes de 1989 à 2012, a-t-il oublié la rue Colbert de sa ville, dont il s’est accommodé pendant 23 ans[tooltips content= »Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire. »](2)[/tooltips] ?

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Ses déclarations frôlaient l’encouragement au vandalisme, car dans les jours précédents, plusieurs statues de Colbert, dont celle qui se trouve devant le Palais-Bourbon, avaient été dégradées. L’auteur présumé des faits, Franco Lollia, leader de la Brigade anti-négrophobie (BAN), sera jugé le 10 mai 2021. Il cite comme témoin de la défense… Françoise Vergès.

Étrange situation. L’objectif affiché de la fondation est de soutenir des projets de recherche et de vulgarisation en rapport avec l’histoire de l’esclavage. Or, à travers Mme Vergès (et Aïssata Seck sur les réseaux sociaux), elle se retrouve à cautionner une militance qui revendique ni plus ni moins qu’un devoir d’inculture et d’anachronisme, au nom de la cause. La Brigade anti-négrophobie tient Colbert pour responsable du Code noir (promulgué deux ans après sa mort) et le Code noir pour une monstruosité, alors que le texte codifiait les pratiques de son temps. En 2019, déjà, elle avait bloqué la représentation à la Sorbonne d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, sur une accusation burlesque de négrophobie, au motif que des personnages de ce drame antique portaient des masques noirs. Franco Lollia avait expliqué en mars 2020 à Causeur qu’il n’avait pas lu la pièce et qu’il n’avait aucune intention de la lire.

L’autre fondation rejetée dans l’ombre

Triste constat : des membres éminents d’une institution financée par l’État pour améliorer la connaissance de l’esclavage accusent cet État et la France de vouloir occulter ce sujet, cautionnent des attaques contre des monuments historiques et insultent leurs bailleurs de fonds.

Il y a plus regrettable encore. Création très récente, la FME semble ne tenir aucun compte du travail d’une autre fondation, beaucoup plus ancienne, Esclavage et réconciliation (FER). Officiellement née en 2016, elle est en réalité un prolongement de la marche du 23 mai 1998 et du Comité créé dans la foulée (CM98). Ce jour-là, près de 40 000 personnes avaient défilé à Paris pour commémorer les cent cinquante ans de la seconde abolition de l’esclavage. Dans les années qui ont suivi cet événement fondateur, sans tapage, des anonymes ont retrouvé dans les archives de la nation les identités et la généalogie de plus de 130 000 personnes réduites en esclavage. La FER, qui fédère des descendants d’esclaves et des descendants d’esclavagistes des collectivités d’outre-mer, voudrait inscrire les noms de ces esclaves sur un monument aux Tuileries. Minutieuse, à défaut d’être toujours humaine, l’administration française tenait ses registres. En 1848, ils étaient 87 719 en Guadeloupe et 72 859 en Martinique.

Au fil des années, le CM98 s’est rapproché de la Route des abolitions. Créée en 2004 dans l’est de la France, cette route relie plusieurs lieux symboliques, comme le château de Joux, où Toussaint Louverture mourut en détention en 1803, la maison de Victor Schœlcher à Fessenheim (Haut-Rhin) ou encore le village de Champagney (Haute-Saône), dont les habitants demandèrent l’abolition de « l’esclavage des Noirs », dans les cahiers de doléances de 1789. « La ligne directrice du CM98 et de la FER était de sortir de la honte et du ressentiment stérile pour construire une mémoire apaisée, résume un de ses animateurs. Ce n’est pas de l’angélisme. À la Martinique et en Guadeloupe, il est déjà très tard, peut-être trop tard, pour transcender les clivages de couleur de peau, mais on peut au moins essayer de regarder ensemble cette histoire commune. »Il s’agit de sortir de la logique des blocs, Noirs d’un côté, Blancs de l’autre. Autant dire que les deux fondations ne sont pas sur la même ligne. Entre la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et son aînée, la Fondation esclavage et réconciliation, une guerre des mémoires se joue à bas bruit. Les uns veulent réconcilier, les autres font de leur mieux pour cliver.

Conflit de mémoires

Or, la FME considère que l’Esclavage est sa chasse gardée et elle s’efforce de supplanter tous ceux qui ont labouré ce terrain avant elle. En novembre 2020, sur France TV Info, le généticien Serge Romana, ancien président du CM98, appelait la FME à « se remettre en question », soulignant implicitement qu’elle ne faisait rien pour les bénévoles ayant accompli « un travail colossal de recherche pour trouver les noms » de 1848. La FME parle le moins possible de la manifestation fondatrice de 1998.Elle met inlassablement en avant la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre lhumanité », dite loi Taubira, comme si l’esclavage avait été occulté jusque-là.

Elle ignore aussi la Route des abolitions, ce qui ne manque pas d’agacer certains historiens proches de cette dernière. « Jean-Marc Ayrault et son équipe ne connaissent rien à l’histoire de l’esclavage, affirme, cinglant, l’un d’eux. On veut bien les aider, mais il faudrait qu’ils demandent. »

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La situation est déroutante, mais la discrétion des élus et militants d’outre-mer l’est encore davantage, comme en témoigne l’affaire Virginie Chaillou-Atrous. Depuis 2015, la nomination de cette historienne à l’université de Saint-Denis de La Réunion est bloquée. Ses compétences sur l’histoire de l’esclavage ne sont pas contestées. Le problème, c’est qu’elle est nantaise. « Ce n’est pas de nimporte quelle ville, mais de Nantes, port négrier, que l’on veut écrire lhistoire de lesclavage à La Réunion, tonnait en 2017 le réalisateur réunionnais Vincent Fontano. Comment des intellectuels, des universitaires, nont pas vu loutrage, le crachat à la figure ? » Pas un mot en revanche sur Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes et président de la FME. Même silence au Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui voyait pourtant du « néocolonialisme » derrière la nomination de Virginie Chaillou-Atrous.

Machine de guerre hollandiste?

Cette indulgence avec Ayrault serait-elle dictée par l’espoir de subventions ? « Je ne crois pas, analyse un bon connaisseur du dossier, pour la simple raison que la fondation n’en distribue pas énormément. » En 2020, un million d’euros ont été affectés aux « actions », c’est-à-dire au soutien à différentes manifestations. C’est relativement modeste. Surtout en regard du budget de fonctionnement (1,1 million d’euros) et de la masse salariale, qui atteint 772 000 euros pour huit équivalents temps plein ! Moins d’un euro d’action pour un euro de fonctionnement, c’est un ratio désastreux. Interrogée ce sujet, la fondation fait valoir que la crise sanitaire a ralenti tous les projets. Sans aucun doute, mais le budget action initial pour 2020 était seulement de 1,212 million d’euros, ce qui ne change pas fondamentalement le constat : il y a un déséquilibre entre l’importance des projets et l’importance de l’équipe. Sauf, bien entendu, si cette dernière a une seconde mission : préparer la présidentielle 2022. « C’est le cas, assure la même source. La fondation est une écurie socialiste, et le gouvernement actuel l’a compris trop tard. »

Françoise Vergès © IBO/SIPA
Françoise Vergès © IBO/SIPA

Le 27 avril 2018, à l’occasion du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, c’est Emmanuel Macron qui a annoncé la création de la FME. On dirait bien qu’il s’est fait rouler. Le projet était porté depuis 2016 par son ami Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, brillant économiste, en bons termes avec le CRAN et président du think tank Terra Nova, boîte à idées de l’aile multiculti du PS. La directrice de la fondation, Dominique Taffin, est une authentique spécialiste. Elle a dirigé les archives de la Martinique de 2000 à 2019. Son directeur adjoint, en revanche, est ultrapolitique. Il s’agit de Pierre-Yves Bocquet, énarque, ancienne plume de François Hollande et amateur de rap – on lui doit l’invitation de Black M aux commémorations de Verdun en 2016. Le président du conseil scientifique est Romuald Fonkoua, un universitaire franco-camerounais, sans doute compétent dans son domaine, qui n’est pas l’histoire de l’esclavage. Il enseigne la littérature francophone à la Sorbonne. Inutile de compter sur le commissaire du gouvernement censé représenter l’État au conseil d’administration pour siffler les sorties de route : ancien préfet, Bernard Boucault est proche de Jean-Marc Ayrault et de François Hollande, nommé par ce dernier préfet de police de Paris, de mai 2012 à juillet 2015.

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Mais le plus croustillant, c’est que Christiane Taubira elle-même a été bombardée présidente du comité de soutien de la FME, ce qui signifie qu’elle se retrouve à la tête d’un fan-club de personnalités cooptées. Le poste est apparemment honorifique, mais elle est constamment mise en avant par Jean-Marc Ayrault. Il n’y a pas un entretien où il ne cite son nom, sa loi, son engagement, son apport. Le culte de la personnalité devrait culminer en apothéose le 21 mai 2021, quand la loi Taubira fêtera ses vingt ans.

Chacun pourra le vérifier en deux clics : le nom de domaine taubira2022.fra été déposé le 26 septembre 2019, six semaines exactement avant que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage soit reconnue d’utilité publique.

Taubira présidente ? « Elle a ses partisans qui la suivront aveuglément, mais elle ne peut pas gagner, analyse notre source. Elle est trop clivante. Ayrault et Hollande le savent. Ils comptent sur elle pour aller voler à Jean-Luc Mélenchon et EELV des voix sensibles au discours décolonial et indigéniste. » La fondation y contribuerait en instrumentalisant la question de l’esclavage. Oubliées l’analyse historique, la réconciliation, la plate vérité. Il faut marteler un discours aussi subtil que les coups de pelleteuse de Françoise Vergès dans les jardins de l’histoire : racisme partout, discrimination ailleurs, et gauche réparatrice pour tous. Voilà pour le premier tour. Au second, Mélenchon est éliminé et Christiane Taubira se désiste au profit d’Anne Hidalgo, plus rassembleuse. Le président le sait, mais il est coincé. Il ne peut pas débrancher une institution dédiée à la mémoire de l’esclavage sans déclencher un énorme scandale. D’autant plus qu’il l’a lui-même créée, sans doute aussi dans le but inavoué, voire inconscient, de séduire l’électorat noir. À ce petit jeu du clientélisme, il a trouvé plus malin que lui.

Presence de Anne Hidalgo, maire de Paris et Jean-Marc Ayrault, President de la Fondation pour la memoire de l'esclavage, ancien Premier ministre pour l’inauguration du Jardin Solitude, en rendant hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS. Presence of Anne Hidalgo, mayor and Jean-Marc Ayrault, President of the Foundation for the Memory of Slavery, former Prime Minister of Paris for the inauguration of the Jardin Solitude, paying tribute to an emblematic heroine of the resistance of the slaves of Guadeloupe. She is a woman who fought with her comrades in arms for the Defense of the values of liberty, equality and fraternity. Saturday September 26, 2020. Northern lawns of General Catroux, Paris XVII. Photograph by ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.//ACCORSINIJEANNE_14188/2009261346/Credit:ACCORSINI JEANNE/SIPA/2009261352
Jardin Solitude, en hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.

[1] « Ce nest pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction.

[2] Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire.

Tant qu’il y aura des DVD

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Simone Signoret dans "Le Chat" (1971) de Pierre Granier-Deferre. Photo © Coin de Mire

La réouverture des salles de cinéma devenant l’Arlésienne de la mélomane ministre de la Culture, il nous reste heureusement des DVD et des Blu-ray pour nous faire notre cinéma quotidien.


C’est de la bombe

Point limite, de Sidney Lumet

Blu-ray édité par Rimini

Qui peut croire sérieusement que deux films exceptionnels ont été produits la même année par le même studio hollywoodien et sur le même sujet ? Le spectateur de 1964, lui, ne s’en est pas étonné, découvrant tour à tour et avec le même ravissement les Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, et Point limite, de Sidney Lumet. Seuls diffèrent les traitements : une comédie noire, acide et féroce pour le premier, un drame tendu, haletant et vibrant pour le second. Il serait juste d’ajouter cependant que la Columbia, qui produisait donc simultanément ces deux chefs-d’œuvre, décida bêtement de mettre plutôt l’accent sur le Kubrick au détriment du Lumet. Raison de plus pour se précipiter sur ce Point limite moins connu et pourtant également délectable. Car il faut assurément voir les deux films dans un même mouvement tant les comparaisons sont fructueuses.

© Rimini
© Rimini

À la suite d’une erreur technique, un groupe d’avions de guerre américains est envoyé en mission avec l’ordre de larguer sur Moscou des charges nucléaires. Rien ni personne ne peut plus les arrêter ensuite selon le protocole officiel. Le président des États-Unis va tout faire pour éviter l’apocalypse qu’il a lui-même approuvée… Le synopsis du film de Lumet est, redisons-le, le reflet de celui de Kubrick. Mais on ne cesse de rire chez ce dernier quand on est saisi d’un effroi progressif chez l’autre. D’autant plus que Lumet a choisi l’impeccable Henri Fonda pour incarner un président ultra réaliste. Fonda, l’électeur du Parti démocrate en dehors des studios et qui, bien des années auparavant, incarnait le jeune Lincoln chez John Ford, se coule à merveille dans les habits d’un personnage issu de son propre camp. Plus Kennedy que Nixon, plus Clinton que Bush, bref, plus Biden que Trump, le président selon Fonda et Lumet se veut donc plus colombe que faucon, jusqu’au moment où… Au président en folie que joue et déjoue merveilleusement Peter Sellers chez Kubrick, Fonda répond comme il se doit ici par le portrait d’une conscience en pleine tempête. Or, ce qui pourrait devenir une fable pacifiste absolument dégoûtante tient au contraire la note d’une réflexion à la fois morale, politique et géopolitique implacable. Même les conseillers du président qui professent des opinions radicalement contraires évitent les caricatures dont Kubrick se fait lui une joie, comme de juste : il y a bien un docteur Folamour bis aux côtés du président Fonda mais, joué à la perfection par Walter Matthau, il est l’expression exacte des faucons républicains mus par un anticommunisme d’airain et convaincus d’avoir face à eux un colosse aux pieds d’argile que l’Amérique éternelle renversera d’un souffle atomique sans réplique. Dans les deux films, le grand méchant russe n’existe qu’à travers le téléphone, ou presque. Malgré ce déséquilibre, Lumet évite là aussi l’excès de caricature. Au fil des conversations traduites en direct et qu’il a avec son homologue soviétique, se dessine comme un dialogue métaphysique sur la confiance réciproque. L’art minimaliste de Lumet trouve dans ces moments de solitude extrême une magnifique occasion de s’exprimer : sur le fond neutre et claustrophobe d’un QG souterrain, il isole au maximum et idéalement la figure présidentielle. Le spectateur est littéralement pris dans cette négociation impossible, l’angoisse devenant la règle d’un récit qui avance comme un compte à rebours de l’horreur à venir.

© Rimini
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Il va de soi que l’on s’interdira de révéler ici le dénouement du film, ce serait faire injure à Lumet, ce cinéaste décidément aussi talentueux que sous-estimé. Point limite fait l’objet d’une édition en Blu-ray digne de ce nom, avec notamment en supplément un documentaire de Jean-Baptiste Thoret opportunément intitulé Le Style invisible de Lumet et qui décortique l’impeccable brio tout en nuances du réalisateur. Mais le plus passionnant reste évidemment le commentaire du cinéaste lui-même, qui permet de voir le film comme si l’on était à ses côtés dans une salle de cinéma pour recueillir souvenirs et commentaires avisés. Point limite bénéficie ainsi d’un écrin à sa mesure qui permet, et de le découvrir et de le redécouvrir en allant plus loin dans la connaissance d’un film dont les scènes d’introduction et de conclusion sont d’une beauté fulgurante.

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C’est de la bagnole

La Belle Américaine, de Robert Dhéry

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On ne saurait trop se réjouir qu’une si belle édition soit consacrée à la comédie virevoltante de Robert Dhéry et de ses branquignols. Entre Tati et Oury, La Belle Américaine raconte les tribulations d’une voiture de luxe dans une France banlieusarde et prolétaire aujourd’hui disparue. Ce portrait sans mépris aucun, sans cliché facile, est le premier mérite de cette comédie également sans prétention. Seulement voilà, quand on aligne successivement de Funès (et dans deux rôles différents !), Serrault, Carmet, Jean Richard, entre autres et sans oublier Pierre Dac en colonel d’armée, on se doit d’être à la hauteur, et Dhéry, avec son épouse Colette Brosset, mène bel et bien cette folle équipe tambour battant. Pas un temps mort dans cette accumulation de gags où l’on rend hommage à Chaplin, Keaton et autres figures tutélaires d’un art pour faire rire. En bonus, un bel entretien autour de Gérard Calvi, le génial musicien de cinéma.

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C’est du brutal

Le Chat, de Pierre Granier-Deferre

Coffret DVD et Blu-ray édité par Coin de Mire

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Puisque l’éditeur Coin de Mire fait le nécessaire, autant voir ou revoir ce film devenu un classique dans les conditions de l’année de sa sortie, en avril 1974. C’est-à-dire en visionnant d’abord actualités et pubs d’époque, tout en prenant soin de se munir d’un esquimau glacé pour parachever l’illusion. On ne présente plus ce duel au sommet entre Signoret et Gabin, adapté du roman de Simenon par Pascal Jardin. Aucun film ne saurait atteindre l’épaisse densité dépressive d’un roman de l’auteur belge, mais cette énième tentative ne démérite pas. En partie grâce aux deux acteurs qui en font des tonnes avec subtilité. En partie grâce à la caméra du cinéaste qui nous enveloppe progressivement dans un décor en forme de chape de plomb.

Covid: une question de justice intergénérationnelle

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Distribution de colis alimentaires par l'association Cop'1 Solidarité Étudiante, à Paris le 22/01/2021. Numéro de reportage : 01001144_000055

Face à cette mauvaise et cruelle farce de la nature que représente l’épidémie de coronavirus, notre pays a choisi de calfeutrer tout le monde, sans distinction entre les générations. Quoi qu’il en coute, notamment aux plus jeunes. Marie-Victoire Barthélemy interroge la justice de cette politique.


Mettre la vie au-dessus de tout enjeu économique serait louable et humaniste si cela n’impliquait pas une opposition fallacieuse tant la vie biologique dépend de l’économique à moyen et long terme. Les destructions actuelles du tissu économique liées aux mesures sanitaires engagent une diminution probable de l’espérance de vie des générations futures. On sait en effet combien la précarité influe sur l’espérance de vie. Y faire basculer des centaines de milliers de personnes, ce n’est donc pas faire valoir la vie biologique sur l’économique, mais favoriser celle de certains au détriment d’autres. En l’occurrence, c’est préférer la prolongation de la vie de certains individus à l’assurance que les générations suivantes puissent atteindre un âge au moins aussi honorable. On rétorquera à cela que l’État, par le puits apparemment sans fond de ses aides, prévient au contraire la précarité des Français dont le travail est touché par la crise. Et pourtant, comment ne pas concevoir que cette dette finira bien par être supportée par les contribuables, ceux qui les touchent aujourd’hui et les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, généralisant ainsi la crise économique et sociale à tous ceux que la cruelle nature a désigné comme les victimes durables des restrictions sanitaires. Il est en effet évident qu’un tissu socio-économique sain est lié à la santé : il la garantit, ne serait-ce que parce qu’il permet d’envisager à long terme le système de solidarité nationale, qui ne pourra être assuré aux générations à venir, lorsqu’exploseront la dette et la part de précaires dans le pays. L’opposition est donc mal posée : elle n’est pas de savoir s’il faut placer la santé au-dessus de l’économique ou l’inverse, mais de qui il faut sauver « coûte que coûte ».

Et si l’espérance de vie reculait?

L’espérance de vie ne concerne jamais que la jeunesse : eux seuls ont en effet à « espérer » vivre au moins aussi longtemps que leurs aînés. Le sacrifice demandé aux jeunes générations excède très largement la frustration des soirées étudiantes et des coups en terrasse, des TD en présentiel ou d’un marché de l’emploi peu offrant, que le président balaie dans sa lettre de réponse à une étudiante comme autant de « rêves » qui seraient seulement remis à plus tard. Il ne s’agit pas seulement de différer mais d’hypothéquer leur vie professionnelle et sociale au profit de personnes qui l’ont déjà eue. Or, voir la qualité de sa vie quotidienne gâchée de la sorte, même pour un ou deux ans, diffère très significativement selon l’âge précisément parce qu’à vingt ans, on n’a aucune garantie de vivre encore cinquante ans. Une année de sacrifice a donc un coût potentiel bien plus important que pour une personne qui a déjà vécu 70 ou 80 ans, pour qui le temps restant ne peut changer le cours drastique de l’existence et dont chaque année passant a moins d’importance ramenée au nombre total d’année déjà vécues. En clair : un an, à 20 ans, c’est un vingtième d’une existence dont on ne peut garantir qu’elle se prolongera. A 80 ans, c’est un quatre-vingtième d’une vie déjà accomplie.

A lire aussi, Philippe Bilger: Castex: 66 millions de procureurs échappent à un nouveau confinement…

Sous prétexte d’éviter l’inégalité juridique corollaire d’un confinement par tranche d’âge, le gouvernement tend à créer une inégalité non seulement formelle mais matérielle entre les générations : les étudiants et jeunes d’aujourd’hui pourront-ils prétendre à une vie au moins aussi longue et confortable que celle que l’on cherche aujourd’hui à garantir et prolonger coûte que coûte ? Puisque l’écrasante majorité des décès lié au Covid concerne les personnes âgées de 75 ans et plus, on ne peut éluder cette question de la justice entre les générations.

Une génération sacrifiée pour les soixante-huitards!

Cette justice entre les générations concerne la transmission, notion fondamentale de toute société qui échappe à l’individualisme outrancier. Une génération vieillissante devrait estimer qu’elle doit au moins rendre autant que ce dont elle a été bénéficiaire ; que sa préoccupation principale ne devrait plus concerner ce qui lui reste à vivre, mais ce va laisser derrière elle à ses héritiers. Contrairement à ce que clame Luc Ferry dans un article du Figaro du 27 janvier, nous n’avons pas à choisir entre la liberté et la vie, mais à garantir à la jeunesse une vie au moins aussi libre que celle dont sa génération a profité. Rappelons combien la génération 68 a été gâtée : avec les trente glorieuses, le plein emploi, un tissu économique sain ; ni terrorisme, ni crise écologique, ni crise sociale majeure. Peut-elle réclamer des sacrifices qu’elle-même n’aurait jamais accepté de ses aînés ? Or, n’est-ce pas ici ce qui est en train de se produire ?

Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002
Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002

La génération que nous protégeons, « quoiqu’il en coûte », à grand renfort d’explosion de la dette et de destruction d’emplois, de précarité économique, sociale, mais aussi d’équilibre psychique et physique, est une génération qui n’a jamais eu à se soumettre au cinquième de ce qu’on exige aujourd’hui des plus jeunes. On arguera peut être qu’ils n’ont jamais rencontré de crise sanitaire équivalente. Pourtant, la fièvre de Hong Kong n’a pas fermé le pays ni atteint leur avenir. Et pour cause : on estimait, en juillet 68, que la mort de personnes âgées restait un phénomène naturel, indépendamment de sa cause, fut-elle épidémique. Deux mois plus tôt, la jeunesse chantait sur les barricades à leurs aînés qu’il est « interdit d’interdire » (et en premier lieu : l’accès aux dortoirs des filles…).

Aujourd’hui eux-mêmes aînés, trouvent-ils légitime que tout soit interdit à leurs successeurs ? Ils ont pourtant fait Mai 68 pour moins que ça.