Opinel, Laguiole, crans d’arrêt, papillons, de boucher, de chasse ou militaires. Oui, il faut parler des couteaux, mais surtout de ceux qui s’en servent.
Depuis quelques jours, quelques années diront les esprits les plus chagrins, les attaques au couteau se multiplient. Qu’ils soient motivés idéologiquement ou le produit de l’ensauvagement de la société française, ces drames semblent inévitables et la classe politique résignée.
Il y a de cela six jours, le journal Le Parisien publiait une enquête sur l’Opinel 13, un modèle de la célèbre marque d’une longueur totale de 50 centimètres. Prisé par les gangs et les rappeurs qui l’exhibent dans leurs vidéo-clips, à l’image du rappeur NM qui lui a carrément consacré une chanson, ce couteau est surnommé « le géant » dans les quartiers où il est une arme mythique. Malheureusement, la jeunesse des quartiers sensibles n’hésite pas à faire usage de ces armes autrement que pour animer leurs posts Instagram et leurs comptes Snapchat.
Tué devant son lycée
De plus en plus jeunes, les membres des bandes sont aussi de plus en plus violents. La vie n’a pour eux pas de valeur. Lundi 16 janvier, une bande a tué un jeune de 16 ans près du lycée Guillaume Apollinaire de Thiais, en blessant un autre gravement à la jambe. Les propos du procureur du parquet de Créteil, Stéphane Hardouin, font froid dans le dos: « Les agresseurs ont poursuivi les victimes sur quelques dizaines de mètres, l’un d’entre eux aurait alors fait usage d’une arme blanche. Sur place, plusieurs objets susceptibles de constituer des armes ont été retrouvés, à savoir deux gazeuses, un club de golf cassé et un morceau de bois. Trois cents mètres plus loin, un couteau a été retrouvé par la police municipale de Thiais ».
Ces « rixes », ainsi pudiquement nommées, font maintenant partie du paysage des banlieues, à Paris comme à Marseille. Devenus majeurs, les « jeunes » troqueront l’opinel pour l’AK-47. Comment en sommes-nous arrivés là ? Interrogé sur BFMTV, un sociologue répondant au nom de Sauvadet a énuméré toutes les raisons possibles et imaginables, passant de la culture « gangsta rap » importée des Etats-Unis aux réseaux sociaux, devisant chômage et familles décomposées, évoquant le trafic de drogue et la puberté provoquant de profonds bouleversements hormonaux chez les adolescents de sexe masculin. Un peu plus et nous avions droit aux jeux-vidéos, aux gènes du guerrier et à la misère sexuelle houellebecquienne ! Peut-être qu’en fait de sociologues, nous devrions interroger des ethnologues et des anthropologues, mais passons.
Gare du Nord, silence on poinçonne !
Quelques jours en arrière, c’était en Gare du Nord qu’un couteau devenu fou perdait l’équilibre pour frapper six passants innocents qui attendaient leur train. Enfin, pas vraiment un couteau mais un « crochet métallique » – on retrouvera bientôt des masses d’armes, fléaux et haches à deux mains dans les rues, à ce rythme. Le profil de l’interpellé ne surprendra pas; un Libyen sous OQTF. Il y a d’ailleurs un truc puisqu’en l’espèce, l’OQTF ne pouvait être appliquée, en raison de l’instabilité régnant dans le pays de feu Mouammar Khadaffi… Eh oui, que voulez-vous, les autorités libyennes n’entretiennent pas de « canal d’échanges pour l’identification des ressortissants venus de Tripoli », comme l’ont confié des policiers déprimés.
Pis, l’auteur était connu sous plusieurs identités dans le fichier automatisé des empreintes digitales. On ne peut donc même pas affirmer avec certitude qu’il est bien Libyen, de nombreux Algériens utilisant ce « truc » pour éviter d’être expulsés. Où que l’on regarde, on voit une multiplication des faits de violence. Gratuits, motivés, de droit commun ou terroristes. Facile à transporter et difficilement détectable, le couteau reste une arme permettant un maximum de dégâts rapides. Il est presque impossible de s’en protéger, sans être soi-même équipé d’une arme à feu.
Il suffit d’ouvrir un journal local au hasard pour découvrir de nouveaux cas, ainsi cet homme à Strasbourg qui a agressé des passants samedi 14 janvier en hurlant Allah Akbar, ou de cet homme appréhendé Gare Montparnasse il y a quelques semaines avant de passer à l’acte. Partout, les couteaux s’aiguisent et sifflent. Il ne s’agit pas de faits divers isolés, mais bien d’un fait de société supplémentaire montrant la tiers-mondisation avancée de la France. Gageons qu’on nous proposera bientôt de limiter la circulation des couteaux sur le territoire français…
Élisabeth Lévy: « À Strasbourg, un homme agresse des passants et ça devient presque banal! »
Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy dans la matinale de Sud Radio, chaque matin après le journal de 8h.
Sur l’île de Ré, une statue de la Vierge Marie devra être démontée, au nom de la laïcité. Le commentaire d’Elisabeth Lévy.
La statue de la Vierge Marie, qui veille à un carrefour de la Flotte-en-Ré (17), a six mois pour se trouver un autre emplacement. C’est ce que vient de décider la justice administrative.
Cette statue, qui porte la mention «vœux de guerre», a été commandée par une famille reconnaissante parce que père et fils étaient revenus vivants de la Seconde Guerre mondiale. D’abord exposée dans un jardin privé, elle a été offerte à la commune qui l’a installée à un carrefour en 1983. Suite à un accident, elle a été surélevée en 2020. Sa visibilité accrue a dû énerver la « Libre pensée Charente-Maritime ».
Dénonçant une atteinte à la laïcité, cette association a déposé un recours. Le 13 janvier, la Cour administrative de Bordeaux a confirmé la décision du Tribunal administratif de Poitiers. Tout en admettant que «la commune n’avait pas l’intention d’exprimer une préférence religieuse », la Cour estime que « la figure de la Vierge Marie étant un personnage important de la religion chrétienne » (non, sans blague ?),et que « la statue présente par elle-même un caractère religieux». En vertu de la loi de 1905, elle ne peut donc pas être installée ainsi sur le domaine public. C’est le droit, parait-il. Sauf que le droit est évidemment une affaire d’interprétation. Pas sûr que les juges en auraient fait une lecture aussi stricte s’il s’était agi d’un symbole musulman.
On me dira que, dans ce cas, c’est votre servante et toute la méchante réacosphère qu’on aurait entendu râler contre cette invasion de l’espace public par un symbole religieux. C’est bien possible. C’est qu’au-delà du droit, il y a l’histoire, la culture, l’expérience sensible. Musulmans, juifs athées et autres, sont des citoyens égaux, mais l’islam (et le judaïsme) n’ont pas le même statut que le catholicisme dans notre pays. Ils ont ajouté leur grain de sel au roman national, mais le catholicisme est notre fond de sauce culturel commun. La France est un pays de clochers. D’où que nous venions, nous sommes tous un peu des « cathos-zombies », comme disait Emmanuel Todd. À Marseille, tout le monde aime la Bonne Mère.
Il est vrai que les bouffeurs de curé appartiennent aussi à notre histoire. L’ennui c’est que ceux de La Libre pensée 17 ont 100 trains de retard. Ils se trompent de curés ! Ce ne sont pas des cathos qui menacent aujourd’hui la liberté de pensée, veulent embrigader les croyants et les séparer du reste de la société. Pourtant, pour nos libres penseurs – très soumis à la doxa, le seul séparatisme problématique, c’est dans les écoles cathos qu’ils le voient. Une visite sur leur site suffit à comprendre qu’ils sont monomaniaques. Sur la page d’accueil, on tombe sur un article au titre ronflant : « L’église doit payer, l’Eglise peut payer! », des tartines sur les abus sexuels ou encore les turpitudes de la monarchie. Autant dire que, sous prétexte de laïcité, dont ils se fichent complètement quand d’autres religions sont en jeu, ils sont en guerre contre le catholicisme. Ecrasons l’infâme. Derrière ce fatras très vintage, ce sont des islamo-gauchistes standard. Ainsi, sur la loi séparatisme, ils parlent d’ « ignominies racistes faites au nom de la laïcité », une petite musique bien connue.
Comme Mélenchon ou Cohn-Bendit, ces mal-nommés libres-penseurs veulent déconstruire l’identité française. C’est leur droit. Il est cependant fâcheux que la Justice leur donne un coup de main.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy chaque matin après le journal de 8 heures.
Un homme, qui est venu en France illégalement et qui n’aura pas obtenu de titre de séjour, qui aura été débouté de sa demande d’asile, devrait, légalement, repartir chez lui?
Si l’on considère qu’il n’a aucune envie de partir, ayant pris tous les risques pour arriver là, et qu’il n’a probablement aucun moyen financier de s’offrir l’avion ou le bateau n’ayant déjà pas de quoi manger, que peut bien signifier une « OQTF » ?
L’hiatus entre la situation des migrants déboutés de leur demande et vivant à la rue pour beaucoup d’entre eux et cet acronyme très légaliste qui fleure l’abstraction la plus administrative donne la berlue à Bécassine.
Slalom entre deux « déséquilibrés »
Laquelle vit et marche (c’est sa passion) dans le Nord-est parisien depuis 40 ans. Mais depuis quelques années, elle ne marche plus, elle slalome, voire elle godille et pourtant elle ne fait plus de ski.
Mais si elle continue, pourtant, de le pratiquer sur le macadam parisien, c’est que le nombre de personnes d’origine étrangère pour la grande majorité, qui titubent sous l’emprise d’un stupéfiant quelconque, qui sont allongées par terre avec le verre en carton devant pour les pièces, et qui boivent des canettes de bière en ramassant les mégots des passants, qui haranguent le tout-venant voire le menacent sous le coup d’une rage de laissé-pour-compte… n’aura cessé d’augmenter, au point de rendre la promenade aussi périlleuse que les « mobilités douces » d’Anne Hidalgo. Et Bécassine se dit que si elle devait elle aussi se retrouver dans une situation pareille, elle deviendrait déséquilibrée même si elle ne l’était pas au commencement. Forcément.
Coup d’épée dans l’eau
Alors Bécassine pense qu’obliger formellement quelqu’un qui n’a ni l’envie ni les moyens de repartir est un coup d’épée dans l’eau et que par ailleurs, comme le quelqu’un en question, privé de moyens, versera immanquablement dans le trafic de drogue, la délinquance, voire l’attaque au couteau, le problème ne peut absolument pas se résoudre avec ces quatre lettres comme une lettre de cachet !
Bécassine pense que si l’on ne veut pas qu’une nation se retrouve impuissante, un premier pas serait accompli en supprimant les choses qui ne servent à rien ; les OQTF en l’occurrence, puisqu’à l’évidence, sans résultat. Alors certains s’écrient « Mais c’est parce qu’on ne les applique pas, les OQTF ! Il faut les appliquer ! » Et Bécassine, qui n’a pas fait l’ENA, s’étonne beaucoup car une OQTF qu’on applique s’appelle… une expulsion.
Ce qui est applicable donc, ce sont les expulsions où le bon vouloir de la personne n’est pas demandé. Mais il paraît que cela coûte très cher (mais est-ce que toute cette situation intenable pour tout le monde ne coûte pas très cher elle aussi ?) et que les pays dont sont originaires les étrangers en question ne veulent pas les voir revenir. Un juriste, Amine Elbahi, propose qu’on ne délivre plus aucun visa aux pays qui ne veulent pas accueillir leurs ressortissants ; Bécassine donne raison à Amine parce que pour régler un problème, la logique prime. Et Bécassine aime la logique et Bécassine aime Amine.
L’UE: y rester ou la quitter ? D’un café du commerce à l’autre, la question est brûlante et il est difficile d’y réfléchir sans céder à un pathos très vite ridicule et trop vite sclérosant. Heureusement, Caroline de Gruyter réfléchit pour nous, et son dernier livre, Monde d’hier, monde de demain, confère assez de hauteur pour repenser l’Europe.
Le sous-titre du dernier livre de Caroline de Gruyter, Un voyage entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne, donne le ton. «Depuis plus de vingt ans, dit-elle, mon métier consiste à commenter l’actualité européenne pour la presse et les médias ». Elle a pour cela passé plusieurs années à Vienne, nouveau centre névralgique des relations Est-Ouest, ancien et nouveau nid d’espions. Entre H&M et Amazon, ses repères n’étaient pas les mêmes que ceux de ses voisins. «Dans le cas des Habsbourg, le récit canonique présentait l’empire comme un régime ayant tyrannisé divers peuples qui finirent par se soulever et s’affranchir de son joug. Au début du XXe siècle, les temps étaient mûrs pour leur libération… Tel était l’esprit du temps, apprenions-nous à l’école. » Mais cette historiographie s’est heurtée à la tendresse viennoise pour l’ancienne dynastie, les anciens murs, le crottin des chevaux au travail dans la cour de la Hofburg — le palais des Habsbourg.
Elle acculture alors ses « antennes sociales, ses antennes historiques» à cette Mitteleuropa trop souvent restreinte aux drindls et aux schnitzels. On rit de ses aventures et on se moque gentiment de sa naïveté quand Karl Habsbourg — chef actuel de la famille — plagie ses propres travaux, devant elle, et sans la citer… Mais à travers cette étrangère plongée dans un milieu étranger, Néerlandaise évoluant dans une Europe autre que la sienne, on se demande ce que nous, Français, savons de ce même empire européen encore debout il n’y a pas si longtemps. La princesse Sissi était-elle le sosie de Romy Schneider ? Joseph II jouait-il aussi bien du clavecin que Jeffrey Jones dans Amadeus ? Les Autrichiens n’aiment pas Sissi, et Joseph II fut trop réformateur et éclairé pour ses contemporains. Partant de ces contradictions internes à l’Europe, Caroline de Gruyter décide de s’intéresser à cet univers délaissé. D’interviews en conférences, de lectures en expositions, elle s’aperçoit que l’empire des Habsbourg peut servir, et doit servir, de leçon d’histoire à l’Union européenne.
Toute ressemblance…
Les parallèles sont nombreux et les points communs sont tout aussi riches d’enseignement que les différences. Et aux non-convaincus, on ne peut que conseiller cette enquête de la journaliste. Sa mention d’Ehmer («Au XVIII siècle, toute l’Europe se couvre de frontières. Au XIXe siècle, celles-ci sont démantelées… Au début du XXe siècle, pendant la Première Guerre mondiale, les frontières réapparaissent. Nous sommes apparemment à ce point du cycle. Nous voulons faire obstacle à la globalisation. Nous recommençons à élever des frontières ») montre que la fin de l’empire et l’existence actuelle de l’Union évoluent dans le même cycle de Kondratiev politique. Et les comptes-rendus qui ont été faits ici et là de l’essai de Caroline de Gruyter insistent assez sur la pertinence de ce parallèle.
La conclusion de la journaliste parle d’elle-même : «Nous sommes condamnés à imiter les Habsbourg. Ne rien faire pendant un certain temps. Attendre qu’une grave crise éclate. Frôler la catastrophe en pensant: si nous ne faisons rien, tout va s’écrouler. Et alors, le couteau sous la gorge, lentement édifier des institutions communes. Juste ce qu’il faut pour ramener le calme. » Toute ressemblance avec des événements existants ou ayant existé serait, comme on dit, volontaire.
Pour apprécier pleinement cette réflexion, il est important de noter que ce qui sépare la quête de Caroline de Gruyter (l’édition originale néerlandaise date de mars 2021) de l’Union européenne d’aujourd’hui, c’est le 24 février 2022. C’est l’invasion de l’Ukraine par « l’ours russe » sur la queue duquel il ne faut pas marcher, comme disent les Autrichiens – qui, faut-il le rappeler, n’appartiennent pas à l’OTAN, du fait même d’une promesse faite il y a longtemps au bloc soviétique. Ce qu’Emmanuel Todd appelle Troisième Guerre mondiale a commencé. Crise de l’Euro, Brexit et Covid ont laissé place à une nouvelle crise existentielle de l’Union européenne : la frontière. Or l’Empire austro-hongrois intégrait une région d’Ukraine dont on parle beaucoup sans même savoir qu’elle existe : la Galicie, cette partie occidentale de l’Europe la plus orientale.
Ne serait-ce pas là, la principale leçon de la comparaison entre le « monde d’hier » et le « monde d’aujourd’hui» ? Ne devrait-on recentrer l’Union européenne ? Non pas derrière l’axe franco-allemand, non pas derrière la pax americana de l’Ouest qui l’avait emporté, avons-nous cru, sur la pax sovietica de l’Est ? «Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est sortie de l’Histoire. Le continent était en ruine. Les Américains se sont chargés de notre géopolitique. Sous leur parapluie, à l’abri des tempêtes, nous avons pansé nos blessures… ce qui nous arrive aujourd’hui ressemble à ce qui s’est passé en 1914 : nous découvrons que nous nous sommes trompés», explique Caroline de Gruyter.
La leçon de géopolitique de ce livre fascinant est là : nous devons sortir de nous-mêmes, et nous rappeler que l’Europe est un continent à part, frappé d’une double postulation. Voir ce qu’en dit Emil Brix : «En Europe, un fossé se creuse entre l’est et l’ouest, et en dehors de l’Union, celui qui nous sépare de la Russie s’approfondit».
Nous autres, Européens de l’Ouest, ne sommes-nous pas trop loin de ce centre historique potentiel ? Nous autres Français, ne sommes-nous pas trop près de 1789 pour considérer, à froid, l’expérience de Joseph II, frère de Marie-Antoinette, la mangeuse de brioche ?
Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte
Caroline de Gruyter essaie pour nous. La Mitteleuropa s’est bâtie sur une identité tampon. L’empire des Habsbourg était une entité multilingue, multiethnique et — curiosité s’il en est — multiétatique. Charles François Joseph de Habsbourg-Lorraine était empereur d’Autriche et roi de Hongrie, il régnait sur le Kaisertum et sur le Königreich. L’histoire de la politique habsbourgeoise s’est édifiée selon le Fortwursteln et le Durchfretten (la navigation à vue et la débrouille), deux mamelles du destin équilibrant la perpétuelle concurrence des minorités tchèque, autrichienne, hongroise, ukrainienne… de cette entité. En est-il différemment de nos 27 ? La Cacanie que Musil, dans L’Homme sans qualité, voyait dans l’empire austro-hongrois d’avant 1914 est-il différent de notre « cacaphonie » à 27 ?
Qui pourrait mieux confirmer ou infirmer ce parallèle qu’Otto de Habsbourg-Lorraine, premier Habsbourg, ni empereur ni roi, juste député au parlement européen ? Celui-ci «voyait dans l’unification européenne de l’après-guerre une espèce de remake de l’empire habsbourgeois. Une entité différente dans la forme, certes, mais très semblable dans l’esprit.» Caroline de Gruyter s’est posé la question avant nous : «Quel esprit ? » Et elle a répondu : «Otto avait déclaré « l’Europe est maintenant unie et on y va retrouver les traces d’une conception de la société semblable à elle qui caractérisait l’empire des Habsbourg. » »
Si donc cet empire n’était uni que par les divisions qui le constituaient, qu’est-ce qui explique sa longévité ? La devise des Habsbourg est un début de réponse : «Austria est imperare orbi universo », il appartient à l’Autriche de régner sur tout l’univers. Un mauvais coucheur, dans un mauvais café du commerce, dira que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. « On paye les retraites allemandes ? On subit la concurrence des camionneurs roumains ? » L’empire des Habsbourg était lui aussi une zone de libre-échange et une union douanière, avec une monnaie unique — le thaler… L’exemple habsbourgeois est éclairant quant à ce type d’union : trop de libéralisme tue le libéralisme. « La consolidation de l’empire austro-hongrois et la levée des barrières se sont accompagnées d’une visibilité de plus en plus grande des frontières linguistiques. » Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte.
L’unicité des marchés durcit de facto les mythes opposés et, parce que « chaque pays a sa façon d’enseigner l’histoire », l’Union européenne, dont l’an 0 n’est accompagné d’aucun mythe culturel, se fragilise. Hongrie, Pologne, Catalogne… Autant de terreaux où les nationalismes jouent sur la crainte que « nous ne devenions tous pareils ». Mais tant qu’il n’y aura pas de mythe commun, de langue, aucun risque, pas vrai ?
Nous avons un hymne européen, l’Hymne à la joie de Beethoven sur un texte de Schiller ? Certes… Mais quand l’entend-on ? Et que dit-il ? Que le romantisme fut l’une des premières unions du continent… N’a-t-on pas orchestré son oubli via la déshistoricisation de nos programmes scolaires dénoncée par Jean-Paul Brighelli ? Le clivage hystérique des pro et des anti UE est la conséquence du rejet de ce que Caroline de Gruyter a la sagesse de reconnaître : «Il est bon de se poser des questions. D’accepter son ignorance. Et de cultiver le doute.»
Caroline de Gruyter, Monde d’hier, monde de demain, Actes Sud janvier 2023, 368 pages.
La voiture a occupé une place à part entière dans notre culture commune, dans notre imaginaire collectif. Présente dans nos souvenirs d’enfance, elle est aussi indissociable de nos amours et de nos fantasmes. Iconique et glamour, à l’instar des stars qu’elle a accompagnées, elle demeure le visage de la France légère et optimiste des Trentes Glorieuses.
Aujourd’hui, je veux vous parler de l’Automobile au singulier avec un A majuscule. Oubliez les insultes et les interdictions, les ZFE vengeresses et le gazole au prix du « N° 5 », la ségrégation urbaine et la ruralité abandonnée, le peuple à l’arrêt, les élites en marche, les faux alibis écologiques et cette rage systémique qui s’est abattue sur l’objet de tous nos fantasmes, son anéantissement programmé et notre patrimoine historique amputé. Laissez tous les salisseurs de mémoire à leurs diatribes endiablées, ils emporteront avec eux le fracas d’une mobilité radicale et vaine. L’Histoire jugera leurs actes. Aujourd’hui, je veux vous parler des souvenirs, de nos souvenirs, faire remonter les « bagnoles » à la surface, raviver leurs traces, nous émouvoir ensemble et partager quelques fragments d’un monde qui sera bientôt englouti.
Par quoi commencer ? Le sujet est immense, tentaculaire, terrifiant par son ampleur quasi mystique. Il recouvre tous les domaines de la société ; la voiture fut, tour à tour, un marqueur social, industriel, culturel, émotionnel, onirique, un objet de croyance, un vecteur d’identité, un enjeu de civilisation pour les États et de guerre économique entre les entreprises, un outil de liberté, d’émancipation, de libération, une matière brute à écrire, à filmer, à chanter, un exutoire, une échappatoire, un rêve, un songe, un mirage peut-être. Pour commencer notre voyage à la recherche de cette Automobile perdue, vitre ouverte, coude à la portière, pommeau de vitesse luisant et volant en bakélite entre les mains, je vous lance quelques images, des flashs qui me reviennent, des vapes d’essence, des instantanés d’une époque bénie. Je vous parle des Trente Glorieuses.
Mercedes-Benz 300 SL Coupé (1954). D.R.
Vous connaissez ma nostalgie lancinante. Préparez-vous à l’assaut. Comme ça, pêle-mêle, sans hiérarchie de l’information, sans volonté d’instrumentaliser le lecteur, en se laissant seulement bercer par un passé récent, encore palpable. Pour combien de temps encore ? Juste des odeurs et des bruits. Des arabesques sur les départementales et des bouchons infinis sur la nationale 7. Des mécaniques gorgées de chevaux, des lignes tentatrices, des vacances en Andalousie, un talon-pointe exécuté avec maestria, un intérieur cuir havane, une phrase de Paul Morand à plein régime, une station-service au logo branlant, des carabinieri en Ferrari, des gendarmes en Estafette, des stands du salon de Paris à l’asphyxie, Tintin en Amilcar sous la plume d’Hergé, Johnny en Mustang au Monte-Carlo, Sheila en Parisienne pour l’hebdomadaire Elle, Ric Hocheten Porsche 911 jaune, Vittorio Gassman en Lancia Aurelia, un 15 août étrangement silencieux dans les rues de Rome, une Lotus sous-marine dans un vieux James Bond, Pompidou en 356 clopant dans la cour de l’Élysée, Mitterrand en Renault 30 sortant du Vieux Morvan, la reine Elizabeth II en Land Rover et veste huilée Barbourparcourant la campagne anglaise, Christophe Lambert peroxydé et passablement énervé dans une 205 GTI, Bouvard empereur des journalistes en 604 présidentielle avec téléphone et téléscripteur à bord, Coluche en AMC Pacer prêtée par les établissements Jean-Charles (importateur American Motors), situés rue Claude-Terrasse dans le XVIe arrondissement, Claude Brasseur, le père de Vic en Matra Rancho, l’arrivée motorisée des vedettes dans l’émission « Champs-Élysées » de Michel Drucker, les Lancia du réseau Chardonnet pulvérisées par Alain Delon à l’écran, les tout-terrain Santana de la Guardia Civilen maraude sur une route poussiéreuse de Catalogne, Grace Jones crachant une CX GTI Turbo de sa bouche sous l’impulsion géniale de Jacques Séguéla, le pape en Fiat Campagnola zigzaguant place Saint-Pierre, les vendeurs Jaguar habillés comme des lords dessalés de banlieue, le médecin de famille en Simca Aronde et les filles de « Madame Claude » en Morris Mini à cannage en stationnement irrégulier dans les coursives de l’avenue Foch.
Johnny en Mustang au Rallye automobile de Monte-Carlo, janvier 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
Des hommes et des autos
Vous pensiez que l’automobile n’était qu’un moyen de transport, un amas de fer à l’encre sympathique dont les empreintes disparaissent au fil des ans, qu’elle ne disait rien de nous, des Hommes que nous avons étés, de nos réussites et de nos échecs. Afin de poursuivre notre investigation dans ce garage aux souvenirs, je prends ma boule de cristal. Que vois-je ? Une compilation de Majoretteà l’équilibre instable dans mon armoire d’enfant ; elles sont toutes là, entassées, cabossées, rouillées, décolorées, à force de les percuter violemment contre les murs de ma chambre, je subis alors l’influence cascadeuse et néfaste de Rémy Julienne. Elles furent longtemps mon paysage berrichon et mon seul horizon. Dehors, dans nos campagnes, dans nos préfectures de province, en taille réelle, à l’échelle 1, elles imposaient leur couleur sociologique et analytique avant qu’elles ne se fondent dans le même moule tyrannique de l’indivision. Elles étaient le témoignage de nos envies et de nos frustrations, de nos dépassements et de nos peines, de notre terroir et de notre savoir-faire. Elles incarnaient souvent l’achat d’une vie entière, l’aboutissement de longues années faites de sacrifices, elles revêtaient alors l’habit du désir ardent et une forme de plénitude spirituelle, le progrès scientifique était poussé à son plus haut point et le plaisir n’était pas judiciarisé. Il était, par exemple, possible au siècle dernier d’afficher son patriotisme automobile sans passer pour un identitaire suicidaire ou d’affirmer son goût pour la vitesse sans être frappé d’indignité nationale. On aimait conduire, rouler, s’évader, parader, voyager, s’enlacer, s’embrasser, se disputer, se perdre et se retrouver dans cet espace clos qu’est un habitacle, à l’abri des regards et des jugements. Bien au chaud. Coupé de l’extérieur et vibrant à la majesté des paysages naturels traversés. Nous n’avons jamais autant vénéré la France que par l’entremise d’un banal pare-brise. Sans peur d’outrager les autres. Une capsule où la parole était enfin libre, les opinions débridées, les rires dégringolaient en cascade sur la banquette arrière, les chansons à la radio étaient allègrement reprises et massacrées par un copain à la voix de fausset, les amitiés et les amours avaient enfin trouvé leur ultime refuge. Même les pannes étaient vécues comme des morceaux de bravoure. L’automobile irriguait la société, alimentait les conversations au zinc et n’était l’apanage d’aucune classe sociale. Elle n’avait pas été préemptée par des redresseurs de torts et des moralistes payés par nos impôts. On l’exhibait au ciné, à la télé, en BD, en chanson, en Dinky Toys et dans les foires commerciales. Elle fut certainement, sur une courte période, un demi-siècle tout au plus, le creuset de gens qui d’habitude s’ignorent et s’affrontent dans les urnes ou les manifs. L’automobile, osons le dire, participait à un folklore qui m’émeut comme Le Petit Bal perdu de Bourvil ou Mon vieux de Daniel Guichard. Peut-être que cette auto tant honnie et conspuée fut le seul terrain d’entente entre communistes et catholiques, entre intellectuels et ouvriers, entre hommes et femmes de bonne volonté, qui mettaient pour une fois leurs divergences de côté. La « belle auto » mettait tout le monde d’accord. On s’agenouillait devant ses roues à rayons. On se prosternait au passage d’une calandre étincelante surmontée d’un animal fantastique. On savait vivre. Avant-guerre, la France ne manquait pas de porte-drapeaux qui brillaient dans tous les concours d’élégance. Delage, Delahaye, Bugatti ou plus tard Facel Vega sont des noms qui devraient figurer dans nos manuels scolaires à la même place que Vercingétorix, Napoléon, Blum ou de Gaulle. Ils ont une place de choix dans notre panthéon personnel. Quand nous avons la chance de croiser dans un rassemblement d’anciennes quelques-uns des chefs-d’œuvre de la production mondiale, nous les accueillons avec piété et respect. Qui n’a pas vu une Mercedes 300 SL de 1954 déployer ses ailes de papillon dans la brume d’une matinée hivernale ne peut connaître l’extase. Est-ce une sculpture mouvante, une ligne de fuite, une performance métaphysique, une autre manière de penser la route, nos sens se brouillent, notre vision s’élargit.
Steve Mcqueen au volant de sa Ferrari 250 GT Berlinetta, mars 1964. AFP – Bridgeman – D.R.
J’ai longtemps encensé la Ferrari 250 GT SWB pour ses rondeurs assassines et l’Aston Martin DB6 pour son discret becquet. En vieillissant, je m’éloigne des tonitruantes années 1950 et 1960, pour retrouver l’âge d’or des années 1930. Qu’y a-t-il de plus racé qu’une Bugatti Type 51 dans sa livrée bleue ? Une pureté angélique alliée à une force démoniaque, elle paraît si frêle, si dépouillée, elle est là, immobile et squelettique, et cependant, quand elle se met en branle, la terre tremble, elle va mordre l’asphalte dans un éclair de lucidité et bousculer notre horloge biologique. Elle est née pour nous manger l’esprit, nous faire perdre la tête. Impossible de ne pas y succomber. Bientôt, vous ne penserez plus qu’à elle. La « belle auto » ne signifiait pas automatiquement un modèle exclusif réservé à quelques privilégiés. Avant les éoliennes et les entrées de ville saccagées, la beauté intacte et originelle était accessible à tous. Elle se déplaçait même gratuitement. Il suffisait de lever les yeux. Les voitures dites populaires avaient un charme fou. Elles ne se haussaient pas du col. Elles donnaient du prestige à leur conducteur, la fierté de posséder un joli modèle fonctionnel, pratique et romantique, émouvant et fiable. Qui peut résister au minois poupon des Fiat 500 et Volkswagen Coccinelle ? Pas moi. Les françaises ont été les reines de la catégorie, de la 4CV « motte de beurre » jusqu’à l’adorable Twingo aux couleurs éclatantes, dernier sursaut créatif avant l’invasion des insipides. Les classes populaires et moyennes pouvaient se déplacer avec allure sans se ruiner. Chez les constructeurs, l’indifférenciation était bannie. Nos voitures d’antan étaient signées par des carrossiers de renom aussi célèbres que les peintres de la Renaissance. Elles étaient conçues par des ingénieurs virtuoses qui rivalisaient d’audaces technologiques, cherchant l’accord parfait, le comportement sain, le freinage sûr, les accélérations franches et déjà, le souci d’une consommation raisonnable, sans oublier le plaisir presque enfantin de posséder un nouveau jouet. Cet élan-là serait analysé aujourd’hui comme puéril et décadent. Il était, au contraire, léger, joyeux et optimiste sans être mièvre. En outre, la majeure partie de ces autos était fabriquée dans des usines à domicile, chez nous, elles œuvraient à l’essor économique et à la vitalité de notre pays. Nous leur devons une partie de notre croissance et de notre enrichissement, de notre géographie industrielle et de notre citoyenneté départementale. Elles ont forgé par leur ancrage territorial des habitudes, des mœurs, des combats, des identités régionales. Je ne vois pourtant aucune stèle à leur effigie aux abords de nos mairies. Elles étaient le ferment d’une nation qui croyait à un destin commun. Elles étaient distribuées par des esthètes de la publicité et répondaient à des aspirations diverses.
Mick Jagger et son Aston Martin DB6, juillet 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
En ce temps-là, il y avait des tempéraments plus ou moins rageurs, des flegmatiques de la route et des possédés du levier, des pères tranquilles et des mères accros au bitume ; la vitesse était louée non pas comme une volonté de toute-puissance, un relent viriliste détestable, mais plutôt comme un exhausteur du quotidien, une manière de se transcender. Les automobilistes n’étaient pas perçus comme une grande masse indistincte répondant à d’uniques besoins de mobilité. Ah, l’horrible mot lâché, technocratique et dépourvu de sel, le tue-l’amour par excellence. Je fais la promesse ici de ne plus jamais l’utiliser. On n’achetait pas une Renault ou une Citroën au hasard des rencontres. On mûrissait sa réflexion, on s’informait, on comparait. Le client d’une DS visionnaire tenait à se distinguer de son voisin qui n’arrêtait pas de vanter les mérites de sa Peugeot 404, cette berline bourgeoise aux allures d’italo-américaine avec un je-ne-sais-quoi de canaille dans l’effilement de ses ailes pointues. Le commerce automobile était une affaire de psychologie, il y avait tout un jeu de la séduction entre l’acheteur et le vendeur, un art du contre-pied, on se rendait en concession avec un mélange de dévotion et de crainte. Cette procession-là était magique, mystérieuse, naïve et inoubliable. Ceux qui n’ont pas de cœur ne peuvent comprendre ces instants féériques. Les voitures nous mettaient complètement à nu. Quel autre objet de consommation, produit en masse, peut concourir à un tel degré de personnification ? Mon père, pilote amateur le week-end, roulait en semaine dans un prospère break Volvo comme Jean Rochefort dans Le Cavaleur ; ma mère changeait, à chaque saison, de voiture en même temps que de paires de lunettes. Je l’ai connue dans une Renault 5 découvrable à la tonalité automnale période Ray-Ban Aviator, le même modèle que conduisait Annie Girardot dans Tendre poulet, puis dans une 4L vert pomme époque monture à la Nana Mouskouri, puis en Fiesta Ghia avec son élégant toit en vinyle, cette saison-là, elle portait des branches en écaille et avant son départ en retraite, elle se pavanait dans une Saab 900 avec des verres fumés façon Maria Callas. Parler voiture, c’est ouvrir son album de famille. Ma grand-mère possédait une antique 2CV de 1953 qui servait d’avertisseur sonore quand elle se garait sur le trottoir de mon école au début des années 1980, ses freins couinaient tellement que la maîtresse n’avait plus besoin de regarder sa montre pour nous demander de sortir. Il était l’heure de manger. Je pourrais évoquer pendant des heures mon grand-oncle souriant et charmeur, sorte de Guy Marchand en vacances permanentes, un jour en Alfa GTV, un autre en Peugeot 504 cabriolet. Toutes ces voitures sont des bornes existentielles. Elles me rappellent un acteur, un écrivain, un copain, une tendre amie, un commerçant, un maire, un notaire, le mille-feuille d’une France composite, moins revancharde, moins amère surtout.
Publicité pour la Citroën 2 CV (1963). D.R.
De Godard à Sagan, d’Oury à Barthes
Aston Martin DB6 Saloon (1967). D.R.
Comme Enrico, je suis un sentimental. Mon drame fut de toutes les aimer, de toutes les chérir. Je ne pus me décider à choisir entre les langoureuses américaines, les fiévreuses italiennes, les débonnaires françaises, les allemandes techniquement souveraines, quant aux anglaises, fantasques et aristocratiques, capricieuses et vénéneuses, elles me laissèrent sur la paille à l’âge adulte de mes premières piges. Toutes ont dessiné la carte de mon territoire intime. Leur potentiel érotique est, pour moi, sans limites. Ces miniatures Majorettefurent aussi capitales que, bien plus tard, mes lectures « hussardes » et ma cinéphilie rigolarde. En les observant, j’ai appris que le style n’était pas accessoire, qu’il condensait le fond. Que l’expression esthétique d’une silhouette automobile était susceptible de réenchanter la société, que la recherche du « beau » pouvait guider toute une existence.
Réduire l’automobile à son statut d’objet utilitaire est une grave erreur, jamais une autre invention humaine n’a figé notre mémoire à ce point. Elle fut un argument cinématographique, un acteur à part entière au générique, une métaphore du destin, un capteur du temps qui passe, l’écheveau des passions inutiles donc forcément nécessaires. Si, aujourd’hui, les intellectuels la délaissent, la snobent en lui déniant une quelconque valeur, c’est par aveuglement idéologique ou méconnaissance. Ils passent à côté d’un pilier essentiel de notre culture. J’aime l’œcuménisme de la chose automobile dans les salles obscures, ce grand écart virtuel entre les comédies de Gérard Oury, les 2CV qui se désagrègent, les DS qui voguent à l’envers sur l’eau d’un étang, les Cadillac pleines aux as et en même temps, les sorties de route de Godard, le vol d’une Oldsmobile à Marseille au début d’Á bout de souffle ou leur pertinence sociologique chez Sautet, aussi précise que le tissu d’un costume pour sceller l’âme d’un personnage. En littérature, je ne conseille que trop de relire nos aînés. Comme si l’auto donnait plus de poids à leur réflexion. Même en la condamnant, certains ne purent qu’admirer sa grande plasticité. Roland Barthes dans ses Mythologies fut « nommé » meilleur représentant Citroën du mois pour son éloge de la DS : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » Avant lui, Léon-Paul Fargue, le Piéton de Paris, avait versé sa larme sur l’auto : « Naguère, la France était habitée par des hommes, des femmes, des enfants et des automobiles. Car il ne faut pas s’y tromper, l’automobile était un habitant. Qu’elle fût voiture, bagnole, car, chignole, navire, clou, théière, occase, guimbarde ou belle machine, on lui avait construit des halles, on lui avait donné une métaphysique… Si le pittoresque créé par l’auto venait à disparaître définitivement, je serais le plus désolé des hommes. Les voitures ont fait, dans beaucoup de cas, partie de mon âme.» Comme toujours, il faut laisser à Françoise Sagan le soin de conclure un article : « La vitesse décoiffe tous les chagrins, on a beau être amoureux fou, on l’est moins à 200 km/h. »
Quelques pas dans les pas d’un ange de David McNeil donne un livre-témoignage plein de charme.
Les grands artistes sont aussi, parfois, des parents. Lire leur portrait, dressé par leurs enfants, permet de découvrir l’envers du décor, c’est-à-dire l’homme qui se cache derrière l’artiste. Le livre de David McNeil consacré à son père, Marc Chagall, ne décevra pas les amoureux du peintre originaire de Vitebsk. On n’y trouve certes aucune révélation fracassante, aucun travers caché et aucune conclusion rabaissante et conforme à l’esprit de notre époque, qui aime niveler par le bas. Au contraire, le portrait de Chagall par son fils est à l’image de l’artiste tel qu’il ressort de son œuvre, aérien, léger et attachant.
En le lisant, j’ai pensé au beau livre que Pierre Renoir avait écrit sur son père. On y trouvait la même beauté simple et tranquille et la construction harmonieuse que dans les tableaux de son père. Celui de McNeil ressemble quant à lui beaucoup plus à un tableau de Chagall, parfois décousu et peuplé de personnages qui semblent flotter entre ciel et terre. Il ne faut évidemment pas y chercher une biographie ou un récit circonstancié de l’enfance de l’auteur, mais plutôt une galerie de personnages et d’anecdotes, souvent drôles, parfois tristes.
Rivalité complice avec Picasso
David McNeil est le fils de Chagall et de Virginia McNeil, elle-même fille de diplomate, que le peintre avait engagée comme gouvernante pour s’occuper de son père à New York, avant qu’ils ne tombent amoureux l’un de l’autre. Le jeune David passe quelques années avec ses parents, jusqu’à leur séparation en 1952, alors qu’il est âgé de six ans. Après avoir suivi sa mère en Belgique, il revient ensuite auprès de son père et de sa seconde femme, Valentina (« Vava») Brodsky. Celle-ci le tient toutefois éloigné de son père, qui finit par l’envoyer dans un pensionnat.
Malgré ces circonstances familiales compliquées et la méchante belle-mère (qui n’apparaît que sous le pronom « Elle »), les souvenirs d’enfance de David McNeil sont plutôt heureux. Il relate les rencontres avec les amis de son père, comme Picasso avec lequel Chagall entretenait une relation de rivalité complice. «Quel génie ce Chagall !», s’exclama un jour Picasso, ajoutant aussitôt : «Dommage qu’il ne fasse pas de la peinture !» Parmi les lieux fréquentés par le jeune David, Sils-Maria côtoie Tel-Aviv, Berck-Plage ou Jérusalem, à propos de laquelle l’auteur déclare : «Si dans votre vie vous ne décidez de ne faire qu’un seul voyage, n’allez pas ailleurs qu’à Jérusalem».
Œuf mayonnaise et Opéra
Le portrait de Chagall par son fils nous fait découvrir un artiste qui, tout en fréquentant les grands de ce monde, ne perd jamais sa simplicité. Attablé à un bistrot de l’île Saint-Louis, assis à côté de deux ouvriers qui le prennent pour un collègue, avec sa chemise à carreaux et ses mains burinées, il s’entend demander : «Vous avez un chantier dans le coin ?». «Je refais un plafond à l’Opéra», répond Chagall en plongeant sa fourchette dans son œuf mayonnaise.
Tout aussi précieuses que ces anecdotes sont les nombreuses illustrations qui ornent ce livre, presque toutes tirées de collections particulières, y compris celle de David McNeil. On y découvre ainsi des œuvres méconnues de Chagall, tel ce portrait de son fils plein de couleurs et de tendresse, ou encore une photo de l’artiste tout sourire, son fils sur les genoux. Un livre émouvant et plein de charme.
David McNeil, Quelques pas dans les pas d’un ange – Une enfance avec Marc Chagall, Gallimard 2022
Les Algériens jalouseraient-ils les excellentes performances de l’équipe marocaine?
La Coupe du monde achevée, c’est une autre compétition qui se tient actuellement en Algérie. Le CHAN (Championnat d’Afrique des nations) oppose du 13 janvier au 4 février 2023 les sélections nationales du continent, à cette nuance près que ne sont autorisés à participer que les joueurs qui évoluent dans leur championnat domestique. Se tenant en Algérie, l’édition 2022 a été marquée par d’importantes tensions extra-sportives et les discours musclés de sa cérémonie d’ouverture.
Les faits ont commencé le 3 janvier, moment où l’Algérie a été saisie par la Confédération africaine de football (CAF) afin d’ouvrir son espace aérien à l’avion affrété pour transporter les joueurs de l’équipe de football du royaume chérifien. De nombreux observateurs se disaient alors qu’Alger finirait par céder, ne pouvant se montrer trop obstinée face à sa puissante fédération voisine forte de son statut de demi-finaliste de la dernière Coupe du monde – un résultat inédit pour une équipe africaine. Quelques jours avant la compétition, le président de la fédération royale marocaine de football avait saisi la CAF et le comité de l’organisation du CHAN afin de pouvoir déposer les joueurs à Constantine.
Hostiles Algériens
C’est encore peu su sous nos latitudes, mais l’Algérie interdit aux avions civils et militaires marocains, ainsi qu’à ceux portant un numéro d’immatriculation marocain, de survoler son espace aérien depuis le 22 septembre 2021. Prise lors de la réunion du Haut conseil de sécurité algérien réunie sous le patronage du président Abdelmajid Tebboune, cette décision a marqué un net recul dans des relations bilatérales déjà tendues entre les deux pays frontaliers. Elle est intervenue après l’ouverture de vols réguliers entre Israël et le Maroc, suite logique des accords d’Abraham.
Visiblement, l’Algérie semble résolue à adopter une diplomatie hostile et « non alignée », sur le modèle irano-coréen. Alger fait preuve d’une intransigeance totale, sa presse nationale faisant désormais référence au Maroc sans cesser de mentionner Israël à ses côtés, État qui n’est nommé que sous le sobriquet « d’entité sioniste ». Le cas du CHAN est une étape supplémentaire de franchie dans cette guerre froide menée par une Algérie en tête de file des pays perturbant le développement pacifique du continent africain.
Une cérémonie d’ouverture instrumentalisée
Le refus par Alger d’accepter l’équipe marocaine venue par un vol direct Rabat-Constantine a été à juste titre ressenti comme une humiliation et un affront. Le président Tebboune a d’ailleurs poussé le vice jusqu’à demander une escale à Tunis, souhaitant ainsi faire plier les autorités sportives marocaines. Le sport doit-il ainsi être instrumentalisé par un pouvoir aux abois, qui se cherche des ennemis extérieurs pour masquer ses carences intérieures ? De la même manière que l’Algérie se sert de la France pour faire oublier à ses ressortissants une situation économique désastreuse, elle agite les rancœurs avec le Maroc en manipulant son opinion autour de la question du Sahara marocain, tentant régulièrement de provoquer une escalade militaire.
Invité à prononcer un discours lors de la cérémonie d’ouverture, le petit-fils de Nelson Mandela a embrassé le narratif anti-occidental d’un Poutine ou d’un Ali Khameini, incluant le Maroc dans cette rhétorique. Après avoir appelé au démantèlement du Maroc en soutenant le front Polisario publiquement, dans la droite lignée de l’extrême-gauche sud-africaine, il a indiqué que « sa » liberté « ne sera pas complète tant que la Palestine ne sera pas indépendante ». Nous ne savions pas que la Palestine était sur le continent africain, mais passons.
Peu après, une partie surexcitée de la foule a scandé des slogans hostiles et racistes contre les Marocains lors du match opposant la Libye à l’Algérie : « Donnez lui des bananes, le Marocain est un animal ». Un triste et terrifiant spectacle a été donné par une Algérie probablement jalouse des succès de ses voisins à la Coupe du monde, mais aussi par une partie des élites africaines qui n’ont pas compris que ces combats d’arrière-garde leur étaient totalement contre-productifs et les mettaient en marge de la marche du monde. Plus sage, la politique marocaine rejoint les standards européens. Il est d’ailleurs à craindre que les tensions ne s’intensifient à mesure que les écarts de développement économiques se creuseront…
L’actrice italienne Gina Lollobrigida, icône des années 50 et d’une certaine insouciance, vient de disparaître à l’âge de 95 ans
Gina Lollobrigida fut ce corps et ce nom qui allaient si bien ensemble. Les deux corps explosifs de la reine de Saba du septième art, selon la théorie approximative d’Ernst Hartwig Kantorowicz ! Donnez du pain, de l’amour et Lollobrigida aux peuples européens et vous aurez la paix sociale. Au temps du machisme scolaire et du sexisme ambiant, les garçons épelaient sa silhouette dans les cours de récréation avec beaucoup d’agitation. À la parole, ils y ajoutaient le geste qui, aujourd’hui, serait puni par la loi. Nous n’étions pas des goujats, mesdames, seulement des admirateurs d’un cinéma en carton-pâte, produit pour les masses laborieuses dans l’illusion de l’expansion économique et des poitrines généreuses. Car, Gina était la forme la plus avancée du miracle italien de l’Après-guerre, la mascotte des années 1950, la Vénus impériale des Prisunic, les courbes de la Vespa et l’esprit d’une Rome caligulesque fictionnée par Cinecittà, l’écho du roman-photo allié à une imagerie en provenance directe d’Hollywood, trop clinquante pour être honnête. Fellini n’avait pas encore posé sa caméra sur la Via Veneto que déjà Gina affolait les foules et les rotatives. Elle fit vendre plus de papier luisant que n’importe quel philosophe au torse glabre et dépoitraillé. Elle était charbonneuse et sentimentale, piquante et aimante, avec ce tour de force inouï de ne jamais nous révéler sa véritable identité. Là, réside l’inassouvie tentation qui taraude le public. Le mystère se niche dans le silence. Elle fut une pionnière du genre girond et tempétueux, bien avant Ornella Muti ou Monica Bellucci. Nous n’étions pas dupes de tous ces trucages et de cette publicité outrancière autour d’une si charmante personne. Cherchez la star et vous trouverez une victime en puissance du système. Derrière tous ces décors factices et de si nombreuses histoires à l’eau de rose, Gina incarnait malgré tout une féminité que l’on pourrait qualifier de conquérante, quelque chose dans le ton et l’attitude qui ne plie pas, quelque chose de ferme qui bataille, coûte que coûte, sans rancœur, l’époque était moins amère et victimaire. Sa consœur Sophia Loren est faite du même marbre de carrare, cette blancheur étincelante veinée d’incertitudes qui ne se dévoile presque jamais. Gina arrêta relativement tôt sa carrière, comme notre Brigitte nationale, pour se consacrer à la photographie et à la sculpture. Sur le plateau de Thierry Ardisson, elle prévenait Béatrice Dalle des ravages de ce métier: « Il faut être dure…Il faut se défendre ». Elle en connaissait un rayon, entre les producteurs véreux, les projets foireux, les imprésarios garde-chiourmes, une télé à paillettes et des amours bancales. Elle fut l’une des premières actrices de rang international à divorcer. Et dieu que c’était long dans une Italie calotine et peu encline à la paix des ménages. François Chalais parlait à son sujet de révolution. Un jour, à Naples, voulant acheter un cadeau pour sa mère, elle déclencha un bouchon monstre, bloquant une artère entière. Pourquoi Gina, au-delà d’un physique avantageux et d’un accent chantant, nous touche autant alors que sa filmographie tend à disparaître de notre mémoire ? Nous nous souvenons d’elle dans « Fanfan la Tulipe », dans une superproduction voltigeuse aux côtés de Tony Curtis et Burt Lancaster en trapézistes cabossés, et puis évidemment, comment l’oublier, dans une romance à l’italienne, aussi drôle que subtile, tentant de contrer les avances d’un carabinier trop entreprenant (Vittorio de Sica) sous la direction de Luigi Comencini. Ensuite, sa carrière semble s’effacer dans la brume vénitienne. Pourquoi cette Gina en Esmeralda au décolleté rougeoyant sur le parvis de Notre-Dame ou en vieille comtesse bijoutée à la fin de sa vie n’est-elle pas sortie de notre imaginaire ? Certainement que cette grand-mère romaine du fond des âges nous rappelle le bonheur du Cinémascope et des chocolats glacés à l’entracte. Gina, en bohémienne ou en caissière, en princesse de sang ou en roturière, dans les pas de Mario Soldati ou de Roger Vailland, dans la jungle birmane ou à Portofino, était notre Italienne de carte postale aussi capitale qu’un amour de vacances.
Daniel Cohn-Bendit, invité à présenter son nouveau brulot immigrationniste sur France 5, dénonce le « roman national » et tresse des louanges à Zinedine Zidane avant de préciser: « Heureusement, nous sommes entre nous… »
À l’occasion de la sortie de son livre, au titre très subtil, Français mais pas Gaulois, l’inénarrable Dany le rouge – devenu Dany le vert au fil des années – était invité jeudi dans C à vous, l’émission la plus consensuelle du PAF, où le débat ne s’envisage qu’uniquement avec des gens qui pensent comme vous.
Tout comme vous !
Entouré d’une petite élite médiatique au conformisme patent, le rebelle des plateaux TV en a profité pour faire son show, et prêcher doctement son catéchisme immigrationniste qui peut se résumer en deux slogans : « Nous sommes tous des immigrés » et la France, « terre d’immigration », a besoin d’encore plus d’immigrés.
Autant rectifier tout de suite cette dernière erreur historique: non, la France n’a pas toujours été une terre d’immigration, elle a en réalité commencé à accueillir des étrangers à partir de la révolution industrielle vers 1850, au moment où le taux de natalité commençait à décliner.
Mais revenons à notre révolutionnaire embourgeoisé
Tout rassuré qu’il était d’être en de si bonne et respectable compagnie, Daniel Cohn-Bendit a pu se livrer, sans crainte d’être contredit, à des attaques en règle contre le récit national, celui du lien historique qui rattache les Français d’aujourd’hui aux ancêtres d’hier et qui se résume dans la formulation, devenue quasi-blasphématoire : « Nos ancêtres les Gaulois. »
Ce récit est une « fake news », tacle Cohn-Bendit et son livre en apporte toutes les preuves. En réalité, il faudrait dire au Franco-allemand que cela fait déjà belle lurette que le roman national du Petit Lavisse a été délégitimé et broyé sous les fourches caudines de l’antiracisme doctrinaire pour être grand-remplacé par le récit des origines de ceux qui viennent d’ailleurs et la sacralisation de la diversité bienheureuse !
"L'identité française, c'est une évolution : il n'y a pas UNE identité française, il y a une histoire en France qui a transformé les identités de ceux qui y vivent. Les références aux Gaulois… Tout ça, c'est une construction inutile et excluante !"@danycohnbendit dans #CàVouspic.twitter.com/kVrXJtlpIM
L’autorité et le roman national, ça se déconstruit, pardi!
Le leader de mai 68, fossoyeur de toute autorité, a-t-il oublié qu’il en a été lui-même l’artisan ? Notre soixante-huitard, devenu « révolutionnaire de canapé » comme dirait un gilet jaune, fait comme si ce roman national était encore enseigné dans toutes les écoles de France. Dire que le roman national est toujours enseigné dans nos écoles, voilà la « fake news ». Mais passons.
« La France a été faite par des immigrés » martèle-t-il ensuite avant de se lancer dans une liste à la Prévert, en piochant parmi les 450 personnalités mentionnées dans son livre. De l’Italien Lino Ventura à la Polonaise Marie Curie en passant par l’Espagnol Pablo Picasso et l’Américaine Joséphine Baker. Shooté à l’utopie diversitaire, notre anar’ soumis au nouvel ordre moral de l’humanitarisme et de l’immigrationnisme, préfère valoriser leurs origines plutôt que de rappeler la flamme patriotique d’une Joséphine Baker ou de dire combien tous ces artistes et scientifiques se sentaient appartenir à la France, ou encore de rappeler qu’à cette époque, notre pays savait encore assimiler. Cette France-là savait fabriquer des Français, et notamment grâce à ce récit national jugé aujourd’hui trop raciste, mais qui était pourtant un puissant vecteur d’assimilation. L’appropriation fictive de « nos ancêtres les Gaulois » a justement permis pendant des décennies à ceux qui venaient d’ailleurs de s’inscrire dans une histoire et une filiation communes au peuple français. Mais cette adhésion des immigrés à la France n’intéresse pas Cohn-Bendit, semble-t-il. Non, ce qui lui importe, c’est apparemment de faire comprendre que tous les immigrés sont interchangeables, qu’ils sont tous des persécutés à l’instar des juifs des années 30, que leur seule identité est victimaire et donc qu’à ce titre ils doivent être accueillis à bras ouverts par la-patrie-des-droits-de-l’homme qui, elle, doit se racheter une bonne conscience pour effacer son infâme passé colonial et collaborationniste.
La machine à amalgames tourne à plein régime, et la sobriété idéologique est renvoyée aux calendes grecques
Par un phénomène d’écrasement de la chronologie historique, tout se passe comme si l’immigration d’aujourd’hui était celle d’hier. Or, les personnalités citées plus haut appartiennent toutes aux premières vagues d’immigration, d’origine euro-chrétienne. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’après les derniers chiffres de l’INSEE, en 2021, 47,5% des immigrés vivant en France sont nés en Afrique. Et seulement 33,1% sont nés en Europe. De toute l’Union Européenne, la France est le pays qui accueille le plus d’immigrés en provenance d’Afrique et le moins issus d’autres pays européens, contrairement à nos amis allemands !
Se rendant probablement compte de sa lecture partiale et dépassée de l’immigration, Daniel Cohn-Bendit finit par citer les nouveaux héros d’aujourd’hui issus de l’immigration extra-européenne ou de confession musulmane comme Mamoudou Gassama, ce jeune Malien sans-papiers, porté aux nues par toute la presse progressiste après avoir sauvé un enfant suspendu dans le vide au quatrième étage d’un immeuble parisien et depuis naturalisé, ou encore Lassana Bathily, ce manutentionnaire de l’Hypercacher qui avait caché des clients durant la prise d’otage d’Amedy Coulibaly, également naturalisé pour son courage.
Personne ne dit que Gassama et Coulibaly ne sont pas courageux, mais Cohn-Bendit croit penser le contraire !
Peu importe, il continue sur sa lancée et évoque les réfugiés ukrainiens, sans préciser qu’il s’agit en grande majorité de femmes et d’enfants dont le seul objectif est de retourner dans leur pays lorsque le conflit avec les Russes prendra fin. Autrement dit: pas grand-chose à voir avec tous ces jeunes hommes immigrés venus d’Afrique du Nord qui fuient des pays qui ne sont pourtant pas en guerre pour venir chercher un avenir, pensent-ils, meilleur en France.
« Soyez réaliste, demandez l’impossible », l’un des slogans de 68 doit toujours lui servir de boussole
En bon européiste, on le sait, Cohn-Bendit ne cesse de citer l’Allemagne en modèle. Alors même que depuis l’affaire des 600 femmes agressées sexuellement le soir du 31 en 2015 à Cologne par des immigrés et l’attentat du marché de Noël de Berlin en 2016 perpétué par un demandeur d’asile tunisien, l’Allemagne a mis un terme au dogme de l’accueil inconditionné des immigrés en limitant à 200 000 par an le nombre de demandeurs d’asile et en menant une politique très exigeante en matière d’intégration. Au fil de son monologue, Cohn-Bendit s’emballe: « Arrêtons avec ces histoires », s’exclame-t-il sous entendant: arrêtons d’évoquer l’autre réalité, la face noire de l’immigration incontrôlée en France, celle qui ensanglante notre quotidien, celle qui est un facteur de la surpopulation carcérale (24% d’étrangers dans nos prisons surpeuplées). Pour rappel, l’émission dont il est question a été diffusée au lendemain de l’attaque au couteau à la Gare du Nord par un étranger clandestin sous le coup d’une OQTF. Mais pas question pour notre gourou libéral libertaire de libérer la parole sur tous les sujets. Sur les OQTF, seul le mutisme semble autorisé. «Arrêtons aussi de croire que les réfugiés sont des êtres merveilleux, il y a autant de cons chez les immigrés que chez les bio Français (sic) », finit-il par concéder.
Les sondages, ces fake news
Le meilleur est pour la fin. Interrogé sur le consensus des citoyens français, qui souhaitent à plus de 70% limiter les flux migratoires, Cohn-Bendit, affectant une moue pleine de dédain, rejette cette opinion d’un revers de main en la traitant de « fake news ».
Tout émoustillé de voir briller dans le regard de ses comparses de plateau une rassurante complicité idéologique, Cohn Bendit admet: « là, on est entre nous », et se lâche: « si l’identité française ce n’était que le peuple du RN et de Zemmour, alors il faut fuir le pays, c’est horrible ». Voilà comment 15,5 millions de Français (si on additionne les 13 millions d’électeurs qui ont voté pour Marie Le Pen, et les 2,5 pour Eric Zemmour) se font insulter sur une chaine du service public, sans que personne ne s’en offusque !
On aurait pourtant bien aimé que France 5 organise un vrai débat sur pareil sujet, avec des opinions contradictoires. On aurait aimé avoir, par exemple, face à Daniel Cohn-Bendit, Amine Elbahi, ce juriste menacé de mort après le reportage d’Ophélie Meunier sur le communautarisme islamiste à Roubaix, et qui vient d’affirmer haut et fort que la Gare du Nord n’est plus la France et qu’il y a un lien «existentiel » entre l’immigration incontrôlée et l’insécurité…
Mais, ce serait prendre ses désirs pour des réalités !
Dans une société où les gouvernants ne font plus qu’administrer des « territoires », tenter de faire coexister entre elles des communautés éclatées, et où l’on est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses, nous sommes tous devenus des bouffeurs de lotus! Après l’ochlocratie, la lotocratie et la lutte de tous contre tous nous menacent. Le souverainiste Fabrizio Tribuzio-Bugatti livre un essai aussi décapant que décourageant.
Nous sommes tous des mangeurs de lotus, nous explique Fabrizio Tribuzio-Bugatti. Et il faut entendre par là que nous avons sacrifié nos libertés fondamentales à la satisfaction de nos désirs pulsionnels. Pour comprendre ce que signifie cette sentence lapidaire, encore faut-il avoir lu. Car cette métaphore, tirée de l’Odyssée, dont beaucoup ne connaissent que l’extrait mettant en scène Ulysse et le cyclope Polyphème, repose sur une vingtaine de lignes de l’œuvre du poète grec Homère. Or l’épisode des mangeurs de lotus est loin d’être le moment le plus flamboyant des aventures d’Ulysse : le héros n’est à aucun moment en danger de mort, ses hommes non plus. Pourtant, le danger que représentent les lotophages, s’il est plus insidieux, n’est pas moins destructeur que le danger physique… Mais revenons à l’histoire que nous raconte d’abord Homère puis notre auteur.
Fabrizio Tribuzio-Bugatti Photo: Maxime Chabane.
Ulysse et les lotophages
Les lotophages sont un peuple pacifique et doux. Très inclusif, selon la terminologie de notre époque. Ils accueillent à bras ouvert Ulysse et ses compagnons et sont tout à fait disposés à partager avec eux ce qui fait à la fois leur nourriture, leur culture et leur perpétuelle jouissance: les fleurs de lotus. Celles-ci leur font tout oublier: la douleur de vivre, la conscience de soi et ce qui pour un Grec est la négation même de leur humanité, leur patrie, la mémoire de leurs origines. Les lotophages vivent dans une utopie, ils n’ont ni Etat, ni Cité, ni chef. Ils ne créent rien, ne pensent rien, leur façon d’être au monde est unique, elle passe par et s’épuise dans la consommation du lotus. L’épisode ne fait que 20 lignes, car il n’y a pas grand-chose à dire de ces êtres indistincts et interchangeables que sont les mangeurs de lotus, ils n’ont pas d’histoire et pas grand intérêt. Pourtant, le bonheur que parait apporter l’oubli lié à la consommation de lotus séduit tous les compagnons d’Ulysse, et il faudra toute la détermination du héros grec, lequel devra recourir à l’usage de la force, pour arracher ses marins à la douce langueur de l’oubli.
Une allégorie de la société de consommation et de la déshumanisation par uniformisation
Fabrizio Tribuzio-Bugatti voit dans cet épisode d’Homère une allégorie des hommes de notre époque et de la société de consommation. « La boussole qui régit nos modes de vie indique un horizon où la réussite serait en proportion de notre faculté à consommer, à singer un certain mode de vie, à atteindre l’uniformisation culturelle de ce mode de vie, uniquement par la voie de la consommation. Nous voulons fiévreusement consommer pour nous affirmer, pour nous imposer ou même pour nous satisfaire naïvement ». Les lotophages nous tendent un miroir peu flatteur de l’évolution de nos sociétés, car leur capacité à inclure tout le monde est corrélée à la perte totale de sens du collectif. Chez eux, pas d’histoire commune, de valeurs partagées ni de projet collectif. La culture lotophage est parfaitement assimilationniste car elle n’exige aucun engagement de ses membres, aucune élévation morale, aucun dépassement intellectuel, aucun sens de l’intérêt général. L’assimilation repose sur la consommation. Cette consommation, chez les lotophages, amène au bonheur total mais aussi à la disparition de ce qui fait le propre de l’homme. Or, notre auteur rappelle, mettant ses pas dans ceux de Jean-Pierre Vernant, que ce qui fait l’homme, c’est la capacité à surmonter l’oubli, à « se souvenir de soi et des autres. » Mais, nous l’avons dit, sur l’île des lotophages, il n’y a pas de particulier, pas de soi et pas d’autres, juste des mangeurs de lotus. Tous semblables dans leur désir (consommer du lotus !), tous uniformes dans sa réalisation (atteindre le bonheur de l’oubli grâce à cette consommation). « Le bonheur lotophage est indifférent aux origines, aux cultures, aux egos, aux convictions : il est utopique car il est universel. »
Pour arracher ses hommes à l’oubli et à la douceur de l’île des lotophages, Ulysse doit poser un acte souverain: ses marins ont choisi de s’extraire de la condition d’être humain et aspirent à se fondre dans le groupe des lotophages. Ils ont choisi de n’être plus des individualités et préfèrent grossir le troupeau des mangeurs de lotus. Alors, Ulysse va les contraindre à retourner sur le bateau. L’auteur nous rappelle qu’en faisant usage de ses prérogatives de souverain, donc en faisant usage de violence légitime, Ulysse pose un acte de roi. Il oppose à la séduction d’une consommation uniforme qui abolit toute individualité, l’impérieux devoir que les hommes ont vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis du monde auxquels ils appartiennent. Il donne aussi tout son sens au politique, en ce qu’il rappelle et incarne le fait que le geste politique est la traduction en acte d’une façon de voir les hommes et le monde, de les penser et d’organiser ce dernier. C’est ce qui lui donne la légitimité pour user de coercition: il rappelle ses hommes à leurs devoirs et à leurs responsabilités et, se faisant, à leur humanité. La légitimité du politique est ainsi adossée aux principes et idéaux qui transforment une population en peuple. Autrement dit qui permet de passer de la notion d’habitants d’un territoire à celle de société constituée, consciente de son identité, de sa culture, de son histoire et de son originalité.
La société lotophage, de la démocratie à l’ochlocratie
Fabrizio Tribuzio-Bugatti nous dit à quel point la société lotophage est l’allégorie de la perversion du régime démocratique. Il reprend la typologie d’Aristote expliquant que pour trois régimes vertueux, il existe des évolutions perverses: la monarchie peut se pervertir en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie et la démocratie en ochlocratie. Et il faut reconnaitre que sa description de l’ochlocratie fait écho à nombre d’analyses sur l’évolution de nos sociétés. Dans l’ochlocratie, « c’est la masse qui est souveraine, et non la loi », la foule se substitue au peuple. L’inflation législative en est un des symptômes, ce que relevait Machiavel en son temps : « Là où les choix abondent, où l’on peut user de licence, tout se remplit aussitôt de confusion et de désordre. » On retrouve ici derrière l’analyse de Gramsci, les échos de l’analyse d’Hannah Arendt sur l’atomisation des masses, celle d’Alain Supiot sur la substitution de la loi par la norme. L’image de ces politiques « qui croient en la science économique comme si cette dernière avait vocation à réduire à néant la direction des affaires publiques au profit d’une vision mécanique des choses qui seraient régies par des lois autonomes et universelles, c’est-à-dire tyranniques et hors-sol. » L’auteur ici les rebaptise Catilina [1] et leur oppose la figure de Machiavel: « Là où le Prince de Machiavel a pour fonction de susciter la volonté collective d’un peuple, volonté auparavant dispersée, le Catilina veille au contraire à en entretenir le morcellement. Les catilinaires ont besoin de camps, de factions, de tribus, car leur discours ambivalent ne pourrait fonctionner sur une volonté collective. En ochlocratie, la seule volonté collective est celle du caprice, du superflu, de la licence. »
L’ochlocratie est un pourrissement nous dit l’auteur, elle ne reconnait rien et « sa nature anarchique maintient les masses dans l’anarchie de leurs passions ». C’est un régime profondément légaliste parce qu’incapable d’être légitime. Il ne s’appuie pas sur des principes et idéaux susceptibles de donner naissance à une société politique porteuse d’un contrat social partagé et d’un projet d’avenir commun, il justifie son existence en faisant mine de répondre à tous les désirs de ceux qui le composent. Ce pouvoir-là assimile, digère et « homologue tout, même la subversion. C’est à partir de là qu’arrivent les lotophages : ils n’ont plus de lien avec le passé, plus de mémoire, plus de patrie, plus de souverain ». Les lotophages ne peuvent donc plus avoir de rapport à la loi, cette tentative de s’inscrire dans le long terme et de répondre à un intérêt général qui est bien plus que la somme des intérêts particuliers. Ils n’ont qu’un rapport à la production de normes, aux décrets. « Les décrets sont ochlocratiques en ce qu’ils sont le penchant pervers de la loi: ils ont pour but d’assouvir des pulsions d’un moment donné. Contrairement à la loi qui suppose un débat entre personnes éclairées, le décret est le fait d’un seul, il relève donc de l’arbitraire comme de l’impulsif. » Le rôle de la norme, contrairement à la loi, n’est pas d’apporter de la pérennité et de la stabilité à de nos brèves existences humaines, ni de s’inscrire dans un monde qui nous a précédés et qui nous survivra, la norme est la manière dont l’Etat en ochlocratie justifie son existence : en servant les passions. « La loi est l’expression de la volonté générale, le décret est l’expression des égoïsmes. (…) Quand la loi nécessitait l’expression générale, il faut comprendre qu’elle nécessitait un peuple, un corps social cohérent, politiquement constitué. Elle n’avait pas à faire du cas par cas, elle était l’édiction d’une règle de vie commune. »
On retombe sur cette phrase récurrente chez nombre de penseurs de notre époque : « on est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses ».
Du gouvernement des hommes à l’administration des choses
Chez les nouveaux lotophages que nous sommes devenus, l’Etat n’est plus l’expression de la souveraineté populaire, il est vidé de sa substance. Pour décider, il faut une volonté. Il fut un temps où « l’Etat avait une volonté, une volonté positive, vivante, celle de la nation. Une bureaucratie ne décide pas, elle applique, transcrit, exécute mécaniquement une feuille de route. Une bureaucratie n’a pas de volonté propre, c’est une machine. » Ce fonctionnement ne permet pas de s’inscrire dans l’Histoire, il réclame même la sortie de l’Histoire. Pour consommer toujours plus, le lotaphage ne veut être lié à rien. Il se dit citoyen du monde parce qu’il refuse toute obligation, que ce soit envers ses compatriotes, envers son pays, ou envers sa nation. Il est cosmopolite pour ses intérêts et son image : « secourir les Grecs, pleurer sur le Bulgare, on n’a pas inventé de meilleur moyen pour oublier l’ouvrier lyonnais et concilier une âme tendre avec le souci de ses intérêts. »[2]
Et si c’était ce qui explique l’engouement et l’enthousiasme des élites envers l’Europe, ce nouvel empire où la norme supplante la loi ? Le droit ne découle ainsi plus de l’intérêt général mais devient la simple reconnaissance juridique des intérêts particuliers. Il n’est plus quête de sens, facteur de transcendance, émanation de la souveraineté. Le choix politique se confond alors avec l’organisation de la compétition des intérêts et « le corps social devient une masse considérée comme un vaste marché, avec ses parts à conquérir. (…) L’égalité que donne le pouvoir, dans l’Empire, n’est que l’égalité dans la compétition pour la reconnaissance des intérêts »
Cela explique pourquoi l’Empire favorise le multiculturalisme. D’abord parce que le libéralisme aime les critères objectifs. Que les hommes se rassemblent selon leur couleur de peau, leur ethnie, leur clan lui parait bien plus naturel que le fait que des hommes puissent se rassembler pour se projeter dans une action commune au nom d’idéaux partagés. Ensuite, ce multiculturalisme ne pouvant que déboucher sur le communautarisme est une forme de ségrégation bien utile pour les élites en place. « Là où la nation permet de surpasser les différences individuelles, l’empire les exacerbe et le multiculturalisme est un facteur d’exacerbation des velléités individuelles par excellence. » Le fameux « diviser pour mieux régner ».
L’ultime étape de l’ochlocratie, la lotocratie, voit s’effondrer tout ce qui fait l’existence d’une civilisation: société politique constituée, culture, école, idéal de transmission, rapport à l’histoire…
A ce déprimant constat, l’auteur ne nous fait pas la grâce de nous servir quelques douceurs consolatrices au sortir de son réquisitoire.
Il nous propose une méditation désabusée sur la figure du Rônin, samouraï sans maître, à la fois preux chevalier désabusé et mercenaire déclassé. Le Rônin est ce qu’il reste du citoyen quand il comprend qu’il n’y aura pas de Prince de Machiavel pour ranimer le rêve d’une société politique fondée sur une certaine idée de la souveraineté, qu’il n’y a plus de peuple éduqué pour que la légitimité du pouvoir émane de la souveraineté populaire et que derrière la reconnaissance de la légitimité de tout intérêt individuel, il ne reste plus que la lutte de tous contre tous.
[1] Catalina fomenta une conjuration en 63 avant JC pour prendre le pouvoir à Rome et s’emparer des fortunes des Romains les plus riches. Dénoncé par Cicéron, le complot fut éventé, les principaux conjurés exécutés sauf Catilina qui s’enfuit et mourra en – 62 en combattant à la tête des derniers insurgés.
Opinel, Laguiole, crans d’arrêt, papillons, de boucher, de chasse ou militaires. Oui, il faut parler des couteaux, mais surtout de ceux qui s’en servent.
Depuis quelques jours, quelques années diront les esprits les plus chagrins, les attaques au couteau se multiplient. Qu’ils soient motivés idéologiquement ou le produit de l’ensauvagement de la société française, ces drames semblent inévitables et la classe politique résignée.
Il y a de cela six jours, le journal Le Parisien publiait une enquête sur l’Opinel 13, un modèle de la célèbre marque d’une longueur totale de 50 centimètres. Prisé par les gangs et les rappeurs qui l’exhibent dans leurs vidéo-clips, à l’image du rappeur NM qui lui a carrément consacré une chanson, ce couteau est surnommé « le géant » dans les quartiers où il est une arme mythique. Malheureusement, la jeunesse des quartiers sensibles n’hésite pas à faire usage de ces armes autrement que pour animer leurs posts Instagram et leurs comptes Snapchat.
Tué devant son lycée
De plus en plus jeunes, les membres des bandes sont aussi de plus en plus violents. La vie n’a pour eux pas de valeur. Lundi 16 janvier, une bande a tué un jeune de 16 ans près du lycée Guillaume Apollinaire de Thiais, en blessant un autre gravement à la jambe. Les propos du procureur du parquet de Créteil, Stéphane Hardouin, font froid dans le dos: « Les agresseurs ont poursuivi les victimes sur quelques dizaines de mètres, l’un d’entre eux aurait alors fait usage d’une arme blanche. Sur place, plusieurs objets susceptibles de constituer des armes ont été retrouvés, à savoir deux gazeuses, un club de golf cassé et un morceau de bois. Trois cents mètres plus loin, un couteau a été retrouvé par la police municipale de Thiais ».
Ces « rixes », ainsi pudiquement nommées, font maintenant partie du paysage des banlieues, à Paris comme à Marseille. Devenus majeurs, les « jeunes » troqueront l’opinel pour l’AK-47. Comment en sommes-nous arrivés là ? Interrogé sur BFMTV, un sociologue répondant au nom de Sauvadet a énuméré toutes les raisons possibles et imaginables, passant de la culture « gangsta rap » importée des Etats-Unis aux réseaux sociaux, devisant chômage et familles décomposées, évoquant le trafic de drogue et la puberté provoquant de profonds bouleversements hormonaux chez les adolescents de sexe masculin. Un peu plus et nous avions droit aux jeux-vidéos, aux gènes du guerrier et à la misère sexuelle houellebecquienne ! Peut-être qu’en fait de sociologues, nous devrions interroger des ethnologues et des anthropologues, mais passons.
Gare du Nord, silence on poinçonne !
Quelques jours en arrière, c’était en Gare du Nord qu’un couteau devenu fou perdait l’équilibre pour frapper six passants innocents qui attendaient leur train. Enfin, pas vraiment un couteau mais un « crochet métallique » – on retrouvera bientôt des masses d’armes, fléaux et haches à deux mains dans les rues, à ce rythme. Le profil de l’interpellé ne surprendra pas; un Libyen sous OQTF. Il y a d’ailleurs un truc puisqu’en l’espèce, l’OQTF ne pouvait être appliquée, en raison de l’instabilité régnant dans le pays de feu Mouammar Khadaffi… Eh oui, que voulez-vous, les autorités libyennes n’entretiennent pas de « canal d’échanges pour l’identification des ressortissants venus de Tripoli », comme l’ont confié des policiers déprimés.
Pis, l’auteur était connu sous plusieurs identités dans le fichier automatisé des empreintes digitales. On ne peut donc même pas affirmer avec certitude qu’il est bien Libyen, de nombreux Algériens utilisant ce « truc » pour éviter d’être expulsés. Où que l’on regarde, on voit une multiplication des faits de violence. Gratuits, motivés, de droit commun ou terroristes. Facile à transporter et difficilement détectable, le couteau reste une arme permettant un maximum de dégâts rapides. Il est presque impossible de s’en protéger, sans être soi-même équipé d’une arme à feu.
Il suffit d’ouvrir un journal local au hasard pour découvrir de nouveaux cas, ainsi cet homme à Strasbourg qui a agressé des passants samedi 14 janvier en hurlant Allah Akbar, ou de cet homme appréhendé Gare Montparnasse il y a quelques semaines avant de passer à l’acte. Partout, les couteaux s’aiguisent et sifflent. Il ne s’agit pas de faits divers isolés, mais bien d’un fait de société supplémentaire montrant la tiers-mondisation avancée de la France. Gageons qu’on nous proposera bientôt de limiter la circulation des couteaux sur le territoire français…
Élisabeth Lévy: « À Strasbourg, un homme agresse des passants et ça devient presque banal! »
Retrouvez la chronique d’Elisabeth Lévy dans la matinale de Sud Radio, chaque matin après le journal de 8h.
Sur l’île de Ré, une statue de la Vierge Marie devra être démontée, au nom de la laïcité. Le commentaire d’Elisabeth Lévy.
La statue de la Vierge Marie, qui veille à un carrefour de la Flotte-en-Ré (17), a six mois pour se trouver un autre emplacement. C’est ce que vient de décider la justice administrative.
Cette statue, qui porte la mention «vœux de guerre», a été commandée par une famille reconnaissante parce que père et fils étaient revenus vivants de la Seconde Guerre mondiale. D’abord exposée dans un jardin privé, elle a été offerte à la commune qui l’a installée à un carrefour en 1983. Suite à un accident, elle a été surélevée en 2020. Sa visibilité accrue a dû énerver la « Libre pensée Charente-Maritime ».
Dénonçant une atteinte à la laïcité, cette association a déposé un recours. Le 13 janvier, la Cour administrative de Bordeaux a confirmé la décision du Tribunal administratif de Poitiers. Tout en admettant que «la commune n’avait pas l’intention d’exprimer une préférence religieuse », la Cour estime que « la figure de la Vierge Marie étant un personnage important de la religion chrétienne » (non, sans blague ?),et que « la statue présente par elle-même un caractère religieux». En vertu de la loi de 1905, elle ne peut donc pas être installée ainsi sur le domaine public. C’est le droit, parait-il. Sauf que le droit est évidemment une affaire d’interprétation. Pas sûr que les juges en auraient fait une lecture aussi stricte s’il s’était agi d’un symbole musulman.
On me dira que, dans ce cas, c’est votre servante et toute la méchante réacosphère qu’on aurait entendu râler contre cette invasion de l’espace public par un symbole religieux. C’est bien possible. C’est qu’au-delà du droit, il y a l’histoire, la culture, l’expérience sensible. Musulmans, juifs athées et autres, sont des citoyens égaux, mais l’islam (et le judaïsme) n’ont pas le même statut que le catholicisme dans notre pays. Ils ont ajouté leur grain de sel au roman national, mais le catholicisme est notre fond de sauce culturel commun. La France est un pays de clochers. D’où que nous venions, nous sommes tous un peu des « cathos-zombies », comme disait Emmanuel Todd. À Marseille, tout le monde aime la Bonne Mère.
Il est vrai que les bouffeurs de curé appartiennent aussi à notre histoire. L’ennui c’est que ceux de La Libre pensée 17 ont 100 trains de retard. Ils se trompent de curés ! Ce ne sont pas des cathos qui menacent aujourd’hui la liberté de pensée, veulent embrigader les croyants et les séparer du reste de la société. Pourtant, pour nos libres penseurs – très soumis à la doxa, le seul séparatisme problématique, c’est dans les écoles cathos qu’ils le voient. Une visite sur leur site suffit à comprendre qu’ils sont monomaniaques. Sur la page d’accueil, on tombe sur un article au titre ronflant : « L’église doit payer, l’Eglise peut payer! », des tartines sur les abus sexuels ou encore les turpitudes de la monarchie. Autant dire que, sous prétexte de laïcité, dont ils se fichent complètement quand d’autres religions sont en jeu, ils sont en guerre contre le catholicisme. Ecrasons l’infâme. Derrière ce fatras très vintage, ce sont des islamo-gauchistes standard. Ainsi, sur la loi séparatisme, ils parlent d’ « ignominies racistes faites au nom de la laïcité », une petite musique bien connue.
Comme Mélenchon ou Cohn-Bendit, ces mal-nommés libres-penseurs veulent déconstruire l’identité française. C’est leur droit. Il est cependant fâcheux que la Justice leur donne un coup de main.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy chaque matin après le journal de 8 heures.
Un homme, qui est venu en France illégalement et qui n’aura pas obtenu de titre de séjour, qui aura été débouté de sa demande d’asile, devrait, légalement, repartir chez lui?
Si l’on considère qu’il n’a aucune envie de partir, ayant pris tous les risques pour arriver là, et qu’il n’a probablement aucun moyen financier de s’offrir l’avion ou le bateau n’ayant déjà pas de quoi manger, que peut bien signifier une « OQTF » ?
L’hiatus entre la situation des migrants déboutés de leur demande et vivant à la rue pour beaucoup d’entre eux et cet acronyme très légaliste qui fleure l’abstraction la plus administrative donne la berlue à Bécassine.
Slalom entre deux « déséquilibrés »
Laquelle vit et marche (c’est sa passion) dans le Nord-est parisien depuis 40 ans. Mais depuis quelques années, elle ne marche plus, elle slalome, voire elle godille et pourtant elle ne fait plus de ski.
Mais si elle continue, pourtant, de le pratiquer sur le macadam parisien, c’est que le nombre de personnes d’origine étrangère pour la grande majorité, qui titubent sous l’emprise d’un stupéfiant quelconque, qui sont allongées par terre avec le verre en carton devant pour les pièces, et qui boivent des canettes de bière en ramassant les mégots des passants, qui haranguent le tout-venant voire le menacent sous le coup d’une rage de laissé-pour-compte… n’aura cessé d’augmenter, au point de rendre la promenade aussi périlleuse que les « mobilités douces » d’Anne Hidalgo. Et Bécassine se dit que si elle devait elle aussi se retrouver dans une situation pareille, elle deviendrait déséquilibrée même si elle ne l’était pas au commencement. Forcément.
Coup d’épée dans l’eau
Alors Bécassine pense qu’obliger formellement quelqu’un qui n’a ni l’envie ni les moyens de repartir est un coup d’épée dans l’eau et que par ailleurs, comme le quelqu’un en question, privé de moyens, versera immanquablement dans le trafic de drogue, la délinquance, voire l’attaque au couteau, le problème ne peut absolument pas se résoudre avec ces quatre lettres comme une lettre de cachet !
Bécassine pense que si l’on ne veut pas qu’une nation se retrouve impuissante, un premier pas serait accompli en supprimant les choses qui ne servent à rien ; les OQTF en l’occurrence, puisqu’à l’évidence, sans résultat. Alors certains s’écrient « Mais c’est parce qu’on ne les applique pas, les OQTF ! Il faut les appliquer ! » Et Bécassine, qui n’a pas fait l’ENA, s’étonne beaucoup car une OQTF qu’on applique s’appelle… une expulsion.
Ce qui est applicable donc, ce sont les expulsions où le bon vouloir de la personne n’est pas demandé. Mais il paraît que cela coûte très cher (mais est-ce que toute cette situation intenable pour tout le monde ne coûte pas très cher elle aussi ?) et que les pays dont sont originaires les étrangers en question ne veulent pas les voir revenir. Un juriste, Amine Elbahi, propose qu’on ne délivre plus aucun visa aux pays qui ne veulent pas accueillir leurs ressortissants ; Bécassine donne raison à Amine parce que pour régler un problème, la logique prime. Et Bécassine aime la logique et Bécassine aime Amine.
L’UE: y rester ou la quitter ? D’un café du commerce à l’autre, la question est brûlante et il est difficile d’y réfléchir sans céder à un pathos très vite ridicule et trop vite sclérosant. Heureusement, Caroline de Gruyter réfléchit pour nous, et son dernier livre, Monde d’hier, monde de demain, confère assez de hauteur pour repenser l’Europe.
Le sous-titre du dernier livre de Caroline de Gruyter, Un voyage entre l’empire des Habsbourg et l’Union européenne, donne le ton. «Depuis plus de vingt ans, dit-elle, mon métier consiste à commenter l’actualité européenne pour la presse et les médias ». Elle a pour cela passé plusieurs années à Vienne, nouveau centre névralgique des relations Est-Ouest, ancien et nouveau nid d’espions. Entre H&M et Amazon, ses repères n’étaient pas les mêmes que ceux de ses voisins. «Dans le cas des Habsbourg, le récit canonique présentait l’empire comme un régime ayant tyrannisé divers peuples qui finirent par se soulever et s’affranchir de son joug. Au début du XXe siècle, les temps étaient mûrs pour leur libération… Tel était l’esprit du temps, apprenions-nous à l’école. » Mais cette historiographie s’est heurtée à la tendresse viennoise pour l’ancienne dynastie, les anciens murs, le crottin des chevaux au travail dans la cour de la Hofburg — le palais des Habsbourg.
Elle acculture alors ses « antennes sociales, ses antennes historiques» à cette Mitteleuropa trop souvent restreinte aux drindls et aux schnitzels. On rit de ses aventures et on se moque gentiment de sa naïveté quand Karl Habsbourg — chef actuel de la famille — plagie ses propres travaux, devant elle, et sans la citer… Mais à travers cette étrangère plongée dans un milieu étranger, Néerlandaise évoluant dans une Europe autre que la sienne, on se demande ce que nous, Français, savons de ce même empire européen encore debout il n’y a pas si longtemps. La princesse Sissi était-elle le sosie de Romy Schneider ? Joseph II jouait-il aussi bien du clavecin que Jeffrey Jones dans Amadeus ? Les Autrichiens n’aiment pas Sissi, et Joseph II fut trop réformateur et éclairé pour ses contemporains. Partant de ces contradictions internes à l’Europe, Caroline de Gruyter décide de s’intéresser à cet univers délaissé. D’interviews en conférences, de lectures en expositions, elle s’aperçoit que l’empire des Habsbourg peut servir, et doit servir, de leçon d’histoire à l’Union européenne.
Toute ressemblance…
Les parallèles sont nombreux et les points communs sont tout aussi riches d’enseignement que les différences. Et aux non-convaincus, on ne peut que conseiller cette enquête de la journaliste. Sa mention d’Ehmer («Au XVIII siècle, toute l’Europe se couvre de frontières. Au XIXe siècle, celles-ci sont démantelées… Au début du XXe siècle, pendant la Première Guerre mondiale, les frontières réapparaissent. Nous sommes apparemment à ce point du cycle. Nous voulons faire obstacle à la globalisation. Nous recommençons à élever des frontières ») montre que la fin de l’empire et l’existence actuelle de l’Union évoluent dans le même cycle de Kondratiev politique. Et les comptes-rendus qui ont été faits ici et là de l’essai de Caroline de Gruyter insistent assez sur la pertinence de ce parallèle.
La conclusion de la journaliste parle d’elle-même : «Nous sommes condamnés à imiter les Habsbourg. Ne rien faire pendant un certain temps. Attendre qu’une grave crise éclate. Frôler la catastrophe en pensant: si nous ne faisons rien, tout va s’écrouler. Et alors, le couteau sous la gorge, lentement édifier des institutions communes. Juste ce qu’il faut pour ramener le calme. » Toute ressemblance avec des événements existants ou ayant existé serait, comme on dit, volontaire.
Pour apprécier pleinement cette réflexion, il est important de noter que ce qui sépare la quête de Caroline de Gruyter (l’édition originale néerlandaise date de mars 2021) de l’Union européenne d’aujourd’hui, c’est le 24 février 2022. C’est l’invasion de l’Ukraine par « l’ours russe » sur la queue duquel il ne faut pas marcher, comme disent les Autrichiens – qui, faut-il le rappeler, n’appartiennent pas à l’OTAN, du fait même d’une promesse faite il y a longtemps au bloc soviétique. Ce qu’Emmanuel Todd appelle Troisième Guerre mondiale a commencé. Crise de l’Euro, Brexit et Covid ont laissé place à une nouvelle crise existentielle de l’Union européenne : la frontière. Or l’Empire austro-hongrois intégrait une région d’Ukraine dont on parle beaucoup sans même savoir qu’elle existe : la Galicie, cette partie occidentale de l’Europe la plus orientale.
Ne serait-ce pas là, la principale leçon de la comparaison entre le « monde d’hier » et le « monde d’aujourd’hui» ? Ne devrait-on recentrer l’Union européenne ? Non pas derrière l’axe franco-allemand, non pas derrière la pax americana de l’Ouest qui l’avait emporté, avons-nous cru, sur la pax sovietica de l’Est ? «Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est sortie de l’Histoire. Le continent était en ruine. Les Américains se sont chargés de notre géopolitique. Sous leur parapluie, à l’abri des tempêtes, nous avons pansé nos blessures… ce qui nous arrive aujourd’hui ressemble à ce qui s’est passé en 1914 : nous découvrons que nous nous sommes trompés», explique Caroline de Gruyter.
La leçon de géopolitique de ce livre fascinant est là : nous devons sortir de nous-mêmes, et nous rappeler que l’Europe est un continent à part, frappé d’une double postulation. Voir ce qu’en dit Emil Brix : «En Europe, un fossé se creuse entre l’est et l’ouest, et en dehors de l’Union, celui qui nous sépare de la Russie s’approfondit».
Nous autres, Européens de l’Ouest, ne sommes-nous pas trop loin de ce centre historique potentiel ? Nous autres Français, ne sommes-nous pas trop près de 1789 pour considérer, à froid, l’expérience de Joseph II, frère de Marie-Antoinette, la mangeuse de brioche ?
Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte
Caroline de Gruyter essaie pour nous. La Mitteleuropa s’est bâtie sur une identité tampon. L’empire des Habsbourg était une entité multilingue, multiethnique et — curiosité s’il en est — multiétatique. Charles François Joseph de Habsbourg-Lorraine était empereur d’Autriche et roi de Hongrie, il régnait sur le Kaisertum et sur le Königreich. L’histoire de la politique habsbourgeoise s’est édifiée selon le Fortwursteln et le Durchfretten (la navigation à vue et la débrouille), deux mamelles du destin équilibrant la perpétuelle concurrence des minorités tchèque, autrichienne, hongroise, ukrainienne… de cette entité. En est-il différemment de nos 27 ? La Cacanie que Musil, dans L’Homme sans qualité, voyait dans l’empire austro-hongrois d’avant 1914 est-il différent de notre « cacaphonie » à 27 ?
Qui pourrait mieux confirmer ou infirmer ce parallèle qu’Otto de Habsbourg-Lorraine, premier Habsbourg, ni empereur ni roi, juste député au parlement européen ? Celui-ci «voyait dans l’unification européenne de l’après-guerre une espèce de remake de l’empire habsbourgeois. Une entité différente dans la forme, certes, mais très semblable dans l’esprit.» Caroline de Gruyter s’est posé la question avant nous : «Quel esprit ? » Et elle a répondu : «Otto avait déclaré « l’Europe est maintenant unie et on y va retrouver les traces d’une conception de la société semblable à elle qui caractérisait l’empire des Habsbourg. » »
Si donc cet empire n’était uni que par les divisions qui le constituaient, qu’est-ce qui explique sa longévité ? La devise des Habsbourg est un début de réponse : «Austria est imperare orbi universo », il appartient à l’Autriche de régner sur tout l’univers. Un mauvais coucheur, dans un mauvais café du commerce, dira que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. « On paye les retraites allemandes ? On subit la concurrence des camionneurs roumains ? » L’empire des Habsbourg était lui aussi une zone de libre-échange et une union douanière, avec une monnaie unique — le thaler… L’exemple habsbourgeois est éclairant quant à ce type d’union : trop de libéralisme tue le libéralisme. « La consolidation de l’empire austro-hongrois et la levée des barrières se sont accompagnées d’une visibilité de plus en plus grande des frontières linguistiques. » Niez les nations, elles reviennent frapper à la porte.
L’unicité des marchés durcit de facto les mythes opposés et, parce que « chaque pays a sa façon d’enseigner l’histoire », l’Union européenne, dont l’an 0 n’est accompagné d’aucun mythe culturel, se fragilise. Hongrie, Pologne, Catalogne… Autant de terreaux où les nationalismes jouent sur la crainte que « nous ne devenions tous pareils ». Mais tant qu’il n’y aura pas de mythe commun, de langue, aucun risque, pas vrai ?
Nous avons un hymne européen, l’Hymne à la joie de Beethoven sur un texte de Schiller ? Certes… Mais quand l’entend-on ? Et que dit-il ? Que le romantisme fut l’une des premières unions du continent… N’a-t-on pas orchestré son oubli via la déshistoricisation de nos programmes scolaires dénoncée par Jean-Paul Brighelli ? Le clivage hystérique des pro et des anti UE est la conséquence du rejet de ce que Caroline de Gruyter a la sagesse de reconnaître : «Il est bon de se poser des questions. D’accepter son ignorance. Et de cultiver le doute.»
Caroline de Gruyter, Monde d’hier, monde de demain, Actes Sud janvier 2023, 368 pages.
Neuvième édition de "l'Embouteillage de Lapalisse", dans l'Allier, 8 octobre 2022. Plus de 750 véhicules participent à la grande reconstitution de la transhumance des vacanciers sur la Nationale 7.
OLIVIER CHASSIGNOLE/AFP
La voiture a occupé une place à part entière dans notre culture commune, dans notre imaginaire collectif. Présente dans nos souvenirs d’enfance, elle est aussi indissociable de nos amours et de nos fantasmes. Iconique et glamour, à l’instar des stars qu’elle a accompagnées, elle demeure le visage de la France légère et optimiste des Trentes Glorieuses.
Aujourd’hui, je veux vous parler de l’Automobile au singulier avec un A majuscule. Oubliez les insultes et les interdictions, les ZFE vengeresses et le gazole au prix du « N° 5 », la ségrégation urbaine et la ruralité abandonnée, le peuple à l’arrêt, les élites en marche, les faux alibis écologiques et cette rage systémique qui s’est abattue sur l’objet de tous nos fantasmes, son anéantissement programmé et notre patrimoine historique amputé. Laissez tous les salisseurs de mémoire à leurs diatribes endiablées, ils emporteront avec eux le fracas d’une mobilité radicale et vaine. L’Histoire jugera leurs actes. Aujourd’hui, je veux vous parler des souvenirs, de nos souvenirs, faire remonter les « bagnoles » à la surface, raviver leurs traces, nous émouvoir ensemble et partager quelques fragments d’un monde qui sera bientôt englouti.
Par quoi commencer ? Le sujet est immense, tentaculaire, terrifiant par son ampleur quasi mystique. Il recouvre tous les domaines de la société ; la voiture fut, tour à tour, un marqueur social, industriel, culturel, émotionnel, onirique, un objet de croyance, un vecteur d’identité, un enjeu de civilisation pour les États et de guerre économique entre les entreprises, un outil de liberté, d’émancipation, de libération, une matière brute à écrire, à filmer, à chanter, un exutoire, une échappatoire, un rêve, un songe, un mirage peut-être. Pour commencer notre voyage à la recherche de cette Automobile perdue, vitre ouverte, coude à la portière, pommeau de vitesse luisant et volant en bakélite entre les mains, je vous lance quelques images, des flashs qui me reviennent, des vapes d’essence, des instantanés d’une époque bénie. Je vous parle des Trente Glorieuses.
Mercedes-Benz 300 SL Coupé (1954). D.R.
Vous connaissez ma nostalgie lancinante. Préparez-vous à l’assaut. Comme ça, pêle-mêle, sans hiérarchie de l’information, sans volonté d’instrumentaliser le lecteur, en se laissant seulement bercer par un passé récent, encore palpable. Pour combien de temps encore ? Juste des odeurs et des bruits. Des arabesques sur les départementales et des bouchons infinis sur la nationale 7. Des mécaniques gorgées de chevaux, des lignes tentatrices, des vacances en Andalousie, un talon-pointe exécuté avec maestria, un intérieur cuir havane, une phrase de Paul Morand à plein régime, une station-service au logo branlant, des carabinieri en Ferrari, des gendarmes en Estafette, des stands du salon de Paris à l’asphyxie, Tintin en Amilcar sous la plume d’Hergé, Johnny en Mustang au Monte-Carlo, Sheila en Parisienne pour l’hebdomadaire Elle, Ric Hocheten Porsche 911 jaune, Vittorio Gassman en Lancia Aurelia, un 15 août étrangement silencieux dans les rues de Rome, une Lotus sous-marine dans un vieux James Bond, Pompidou en 356 clopant dans la cour de l’Élysée, Mitterrand en Renault 30 sortant du Vieux Morvan, la reine Elizabeth II en Land Rover et veste huilée Barbourparcourant la campagne anglaise, Christophe Lambert peroxydé et passablement énervé dans une 205 GTI, Bouvard empereur des journalistes en 604 présidentielle avec téléphone et téléscripteur à bord, Coluche en AMC Pacer prêtée par les établissements Jean-Charles (importateur American Motors), situés rue Claude-Terrasse dans le XVIe arrondissement, Claude Brasseur, le père de Vic en Matra Rancho, l’arrivée motorisée des vedettes dans l’émission « Champs-Élysées » de Michel Drucker, les Lancia du réseau Chardonnet pulvérisées par Alain Delon à l’écran, les tout-terrain Santana de la Guardia Civilen maraude sur une route poussiéreuse de Catalogne, Grace Jones crachant une CX GTI Turbo de sa bouche sous l’impulsion géniale de Jacques Séguéla, le pape en Fiat Campagnola zigzaguant place Saint-Pierre, les vendeurs Jaguar habillés comme des lords dessalés de banlieue, le médecin de famille en Simca Aronde et les filles de « Madame Claude » en Morris Mini à cannage en stationnement irrégulier dans les coursives de l’avenue Foch.
Johnny en Mustang au Rallye automobile de Monte-Carlo, janvier 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
Des hommes et des autos
Vous pensiez que l’automobile n’était qu’un moyen de transport, un amas de fer à l’encre sympathique dont les empreintes disparaissent au fil des ans, qu’elle ne disait rien de nous, des Hommes que nous avons étés, de nos réussites et de nos échecs. Afin de poursuivre notre investigation dans ce garage aux souvenirs, je prends ma boule de cristal. Que vois-je ? Une compilation de Majoretteà l’équilibre instable dans mon armoire d’enfant ; elles sont toutes là, entassées, cabossées, rouillées, décolorées, à force de les percuter violemment contre les murs de ma chambre, je subis alors l’influence cascadeuse et néfaste de Rémy Julienne. Elles furent longtemps mon paysage berrichon et mon seul horizon. Dehors, dans nos campagnes, dans nos préfectures de province, en taille réelle, à l’échelle 1, elles imposaient leur couleur sociologique et analytique avant qu’elles ne se fondent dans le même moule tyrannique de l’indivision. Elles étaient le témoignage de nos envies et de nos frustrations, de nos dépassements et de nos peines, de notre terroir et de notre savoir-faire. Elles incarnaient souvent l’achat d’une vie entière, l’aboutissement de longues années faites de sacrifices, elles revêtaient alors l’habit du désir ardent et une forme de plénitude spirituelle, le progrès scientifique était poussé à son plus haut point et le plaisir n’était pas judiciarisé. Il était, par exemple, possible au siècle dernier d’afficher son patriotisme automobile sans passer pour un identitaire suicidaire ou d’affirmer son goût pour la vitesse sans être frappé d’indignité nationale. On aimait conduire, rouler, s’évader, parader, voyager, s’enlacer, s’embrasser, se disputer, se perdre et se retrouver dans cet espace clos qu’est un habitacle, à l’abri des regards et des jugements. Bien au chaud. Coupé de l’extérieur et vibrant à la majesté des paysages naturels traversés. Nous n’avons jamais autant vénéré la France que par l’entremise d’un banal pare-brise. Sans peur d’outrager les autres. Une capsule où la parole était enfin libre, les opinions débridées, les rires dégringolaient en cascade sur la banquette arrière, les chansons à la radio étaient allègrement reprises et massacrées par un copain à la voix de fausset, les amitiés et les amours avaient enfin trouvé leur ultime refuge. Même les pannes étaient vécues comme des morceaux de bravoure. L’automobile irriguait la société, alimentait les conversations au zinc et n’était l’apanage d’aucune classe sociale. Elle n’avait pas été préemptée par des redresseurs de torts et des moralistes payés par nos impôts. On l’exhibait au ciné, à la télé, en BD, en chanson, en Dinky Toys et dans les foires commerciales. Elle fut certainement, sur une courte période, un demi-siècle tout au plus, le creuset de gens qui d’habitude s’ignorent et s’affrontent dans les urnes ou les manifs. L’automobile, osons le dire, participait à un folklore qui m’émeut comme Le Petit Bal perdu de Bourvil ou Mon vieux de Daniel Guichard. Peut-être que cette auto tant honnie et conspuée fut le seul terrain d’entente entre communistes et catholiques, entre intellectuels et ouvriers, entre hommes et femmes de bonne volonté, qui mettaient pour une fois leurs divergences de côté. La « belle auto » mettait tout le monde d’accord. On s’agenouillait devant ses roues à rayons. On se prosternait au passage d’une calandre étincelante surmontée d’un animal fantastique. On savait vivre. Avant-guerre, la France ne manquait pas de porte-drapeaux qui brillaient dans tous les concours d’élégance. Delage, Delahaye, Bugatti ou plus tard Facel Vega sont des noms qui devraient figurer dans nos manuels scolaires à la même place que Vercingétorix, Napoléon, Blum ou de Gaulle. Ils ont une place de choix dans notre panthéon personnel. Quand nous avons la chance de croiser dans un rassemblement d’anciennes quelques-uns des chefs-d’œuvre de la production mondiale, nous les accueillons avec piété et respect. Qui n’a pas vu une Mercedes 300 SL de 1954 déployer ses ailes de papillon dans la brume d’une matinée hivernale ne peut connaître l’extase. Est-ce une sculpture mouvante, une ligne de fuite, une performance métaphysique, une autre manière de penser la route, nos sens se brouillent, notre vision s’élargit.
Steve Mcqueen au volant de sa Ferrari 250 GT Berlinetta, mars 1964. AFP – Bridgeman – D.R.
J’ai longtemps encensé la Ferrari 250 GT SWB pour ses rondeurs assassines et l’Aston Martin DB6 pour son discret becquet. En vieillissant, je m’éloigne des tonitruantes années 1950 et 1960, pour retrouver l’âge d’or des années 1930. Qu’y a-t-il de plus racé qu’une Bugatti Type 51 dans sa livrée bleue ? Une pureté angélique alliée à une force démoniaque, elle paraît si frêle, si dépouillée, elle est là, immobile et squelettique, et cependant, quand elle se met en branle, la terre tremble, elle va mordre l’asphalte dans un éclair de lucidité et bousculer notre horloge biologique. Elle est née pour nous manger l’esprit, nous faire perdre la tête. Impossible de ne pas y succomber. Bientôt, vous ne penserez plus qu’à elle. La « belle auto » ne signifiait pas automatiquement un modèle exclusif réservé à quelques privilégiés. Avant les éoliennes et les entrées de ville saccagées, la beauté intacte et originelle était accessible à tous. Elle se déplaçait même gratuitement. Il suffisait de lever les yeux. Les voitures dites populaires avaient un charme fou. Elles ne se haussaient pas du col. Elles donnaient du prestige à leur conducteur, la fierté de posséder un joli modèle fonctionnel, pratique et romantique, émouvant et fiable. Qui peut résister au minois poupon des Fiat 500 et Volkswagen Coccinelle ? Pas moi. Les françaises ont été les reines de la catégorie, de la 4CV « motte de beurre » jusqu’à l’adorable Twingo aux couleurs éclatantes, dernier sursaut créatif avant l’invasion des insipides. Les classes populaires et moyennes pouvaient se déplacer avec allure sans se ruiner. Chez les constructeurs, l’indifférenciation était bannie. Nos voitures d’antan étaient signées par des carrossiers de renom aussi célèbres que les peintres de la Renaissance. Elles étaient conçues par des ingénieurs virtuoses qui rivalisaient d’audaces technologiques, cherchant l’accord parfait, le comportement sain, le freinage sûr, les accélérations franches et déjà, le souci d’une consommation raisonnable, sans oublier le plaisir presque enfantin de posséder un nouveau jouet. Cet élan-là serait analysé aujourd’hui comme puéril et décadent. Il était, au contraire, léger, joyeux et optimiste sans être mièvre. En outre, la majeure partie de ces autos était fabriquée dans des usines à domicile, chez nous, elles œuvraient à l’essor économique et à la vitalité de notre pays. Nous leur devons une partie de notre croissance et de notre enrichissement, de notre géographie industrielle et de notre citoyenneté départementale. Elles ont forgé par leur ancrage territorial des habitudes, des mœurs, des combats, des identités régionales. Je ne vois pourtant aucune stèle à leur effigie aux abords de nos mairies. Elles étaient le ferment d’une nation qui croyait à un destin commun. Elles étaient distribuées par des esthètes de la publicité et répondaient à des aspirations diverses.
Mick Jagger et son Aston Martin DB6, juillet 1967. AFP – Bridgeman – D.R.
En ce temps-là, il y avait des tempéraments plus ou moins rageurs, des flegmatiques de la route et des possédés du levier, des pères tranquilles et des mères accros au bitume ; la vitesse était louée non pas comme une volonté de toute-puissance, un relent viriliste détestable, mais plutôt comme un exhausteur du quotidien, une manière de se transcender. Les automobilistes n’étaient pas perçus comme une grande masse indistincte répondant à d’uniques besoins de mobilité. Ah, l’horrible mot lâché, technocratique et dépourvu de sel, le tue-l’amour par excellence. Je fais la promesse ici de ne plus jamais l’utiliser. On n’achetait pas une Renault ou une Citroën au hasard des rencontres. On mûrissait sa réflexion, on s’informait, on comparait. Le client d’une DS visionnaire tenait à se distinguer de son voisin qui n’arrêtait pas de vanter les mérites de sa Peugeot 404, cette berline bourgeoise aux allures d’italo-américaine avec un je-ne-sais-quoi de canaille dans l’effilement de ses ailes pointues. Le commerce automobile était une affaire de psychologie, il y avait tout un jeu de la séduction entre l’acheteur et le vendeur, un art du contre-pied, on se rendait en concession avec un mélange de dévotion et de crainte. Cette procession-là était magique, mystérieuse, naïve et inoubliable. Ceux qui n’ont pas de cœur ne peuvent comprendre ces instants féériques. Les voitures nous mettaient complètement à nu. Quel autre objet de consommation, produit en masse, peut concourir à un tel degré de personnification ? Mon père, pilote amateur le week-end, roulait en semaine dans un prospère break Volvo comme Jean Rochefort dans Le Cavaleur ; ma mère changeait, à chaque saison, de voiture en même temps que de paires de lunettes. Je l’ai connue dans une Renault 5 découvrable à la tonalité automnale période Ray-Ban Aviator, le même modèle que conduisait Annie Girardot dans Tendre poulet, puis dans une 4L vert pomme époque monture à la Nana Mouskouri, puis en Fiesta Ghia avec son élégant toit en vinyle, cette saison-là, elle portait des branches en écaille et avant son départ en retraite, elle se pavanait dans une Saab 900 avec des verres fumés façon Maria Callas. Parler voiture, c’est ouvrir son album de famille. Ma grand-mère possédait une antique 2CV de 1953 qui servait d’avertisseur sonore quand elle se garait sur le trottoir de mon école au début des années 1980, ses freins couinaient tellement que la maîtresse n’avait plus besoin de regarder sa montre pour nous demander de sortir. Il était l’heure de manger. Je pourrais évoquer pendant des heures mon grand-oncle souriant et charmeur, sorte de Guy Marchand en vacances permanentes, un jour en Alfa GTV, un autre en Peugeot 504 cabriolet. Toutes ces voitures sont des bornes existentielles. Elles me rappellent un acteur, un écrivain, un copain, une tendre amie, un commerçant, un maire, un notaire, le mille-feuille d’une France composite, moins revancharde, moins amère surtout.
Publicité pour la Citroën 2 CV (1963). D.R.
De Godard à Sagan, d’Oury à Barthes
Aston Martin DB6 Saloon (1967). D.R.
Comme Enrico, je suis un sentimental. Mon drame fut de toutes les aimer, de toutes les chérir. Je ne pus me décider à choisir entre les langoureuses américaines, les fiévreuses italiennes, les débonnaires françaises, les allemandes techniquement souveraines, quant aux anglaises, fantasques et aristocratiques, capricieuses et vénéneuses, elles me laissèrent sur la paille à l’âge adulte de mes premières piges. Toutes ont dessiné la carte de mon territoire intime. Leur potentiel érotique est, pour moi, sans limites. Ces miniatures Majorettefurent aussi capitales que, bien plus tard, mes lectures « hussardes » et ma cinéphilie rigolarde. En les observant, j’ai appris que le style n’était pas accessoire, qu’il condensait le fond. Que l’expression esthétique d’une silhouette automobile était susceptible de réenchanter la société, que la recherche du « beau » pouvait guider toute une existence.
Réduire l’automobile à son statut d’objet utilitaire est une grave erreur, jamais une autre invention humaine n’a figé notre mémoire à ce point. Elle fut un argument cinématographique, un acteur à part entière au générique, une métaphore du destin, un capteur du temps qui passe, l’écheveau des passions inutiles donc forcément nécessaires. Si, aujourd’hui, les intellectuels la délaissent, la snobent en lui déniant une quelconque valeur, c’est par aveuglement idéologique ou méconnaissance. Ils passent à côté d’un pilier essentiel de notre culture. J’aime l’œcuménisme de la chose automobile dans les salles obscures, ce grand écart virtuel entre les comédies de Gérard Oury, les 2CV qui se désagrègent, les DS qui voguent à l’envers sur l’eau d’un étang, les Cadillac pleines aux as et en même temps, les sorties de route de Godard, le vol d’une Oldsmobile à Marseille au début d’Á bout de souffle ou leur pertinence sociologique chez Sautet, aussi précise que le tissu d’un costume pour sceller l’âme d’un personnage. En littérature, je ne conseille que trop de relire nos aînés. Comme si l’auto donnait plus de poids à leur réflexion. Même en la condamnant, certains ne purent qu’admirer sa grande plasticité. Roland Barthes dans ses Mythologies fut « nommé » meilleur représentant Citroën du mois pour son éloge de la DS : « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique. » Avant lui, Léon-Paul Fargue, le Piéton de Paris, avait versé sa larme sur l’auto : « Naguère, la France était habitée par des hommes, des femmes, des enfants et des automobiles. Car il ne faut pas s’y tromper, l’automobile était un habitant. Qu’elle fût voiture, bagnole, car, chignole, navire, clou, théière, occase, guimbarde ou belle machine, on lui avait construit des halles, on lui avait donné une métaphysique… Si le pittoresque créé par l’auto venait à disparaître définitivement, je serais le plus désolé des hommes. Les voitures ont fait, dans beaucoup de cas, partie de mon âme.» Comme toujours, il faut laisser à Françoise Sagan le soin de conclure un article : « La vitesse décoiffe tous les chagrins, on a beau être amoureux fou, on l’est moins à 200 km/h. »
Au-dessus de la ville, tableau de Marc Chagall (1914-1918, galerie Tretiakov, à Moscou). (Détail) D.R.
Quelques pas dans les pas d’un ange de David McNeil donne un livre-témoignage plein de charme.
Les grands artistes sont aussi, parfois, des parents. Lire leur portrait, dressé par leurs enfants, permet de découvrir l’envers du décor, c’est-à-dire l’homme qui se cache derrière l’artiste. Le livre de David McNeil consacré à son père, Marc Chagall, ne décevra pas les amoureux du peintre originaire de Vitebsk. On n’y trouve certes aucune révélation fracassante, aucun travers caché et aucune conclusion rabaissante et conforme à l’esprit de notre époque, qui aime niveler par le bas. Au contraire, le portrait de Chagall par son fils est à l’image de l’artiste tel qu’il ressort de son œuvre, aérien, léger et attachant.
En le lisant, j’ai pensé au beau livre que Pierre Renoir avait écrit sur son père. On y trouvait la même beauté simple et tranquille et la construction harmonieuse que dans les tableaux de son père. Celui de McNeil ressemble quant à lui beaucoup plus à un tableau de Chagall, parfois décousu et peuplé de personnages qui semblent flotter entre ciel et terre. Il ne faut évidemment pas y chercher une biographie ou un récit circonstancié de l’enfance de l’auteur, mais plutôt une galerie de personnages et d’anecdotes, souvent drôles, parfois tristes.
Rivalité complice avec Picasso
David McNeil est le fils de Chagall et de Virginia McNeil, elle-même fille de diplomate, que le peintre avait engagée comme gouvernante pour s’occuper de son père à New York, avant qu’ils ne tombent amoureux l’un de l’autre. Le jeune David passe quelques années avec ses parents, jusqu’à leur séparation en 1952, alors qu’il est âgé de six ans. Après avoir suivi sa mère en Belgique, il revient ensuite auprès de son père et de sa seconde femme, Valentina (« Vava») Brodsky. Celle-ci le tient toutefois éloigné de son père, qui finit par l’envoyer dans un pensionnat.
Malgré ces circonstances familiales compliquées et la méchante belle-mère (qui n’apparaît que sous le pronom « Elle »), les souvenirs d’enfance de David McNeil sont plutôt heureux. Il relate les rencontres avec les amis de son père, comme Picasso avec lequel Chagall entretenait une relation de rivalité complice. «Quel génie ce Chagall !», s’exclama un jour Picasso, ajoutant aussitôt : «Dommage qu’il ne fasse pas de la peinture !» Parmi les lieux fréquentés par le jeune David, Sils-Maria côtoie Tel-Aviv, Berck-Plage ou Jérusalem, à propos de laquelle l’auteur déclare : «Si dans votre vie vous ne décidez de ne faire qu’un seul voyage, n’allez pas ailleurs qu’à Jérusalem».
Œuf mayonnaise et Opéra
Le portrait de Chagall par son fils nous fait découvrir un artiste qui, tout en fréquentant les grands de ce monde, ne perd jamais sa simplicité. Attablé à un bistrot de l’île Saint-Louis, assis à côté de deux ouvriers qui le prennent pour un collègue, avec sa chemise à carreaux et ses mains burinées, il s’entend demander : «Vous avez un chantier dans le coin ?». «Je refais un plafond à l’Opéra», répond Chagall en plongeant sa fourchette dans son œuf mayonnaise.
Tout aussi précieuses que ces anecdotes sont les nombreuses illustrations qui ornent ce livre, presque toutes tirées de collections particulières, y compris celle de David McNeil. On y découvre ainsi des œuvres méconnues de Chagall, tel ce portrait de son fils plein de couleurs et de tendresse, ou encore une photo de l’artiste tout sourire, son fils sur les genoux. Un livre émouvant et plein de charme.
David McNeil, Quelques pas dans les pas d’un ange – Une enfance avec Marc Chagall, Gallimard 2022
Les Algériens jalouseraient-ils les excellentes performances de l’équipe marocaine?
La Coupe du monde achevée, c’est une autre compétition qui se tient actuellement en Algérie. Le CHAN (Championnat d’Afrique des nations) oppose du 13 janvier au 4 février 2023 les sélections nationales du continent, à cette nuance près que ne sont autorisés à participer que les joueurs qui évoluent dans leur championnat domestique. Se tenant en Algérie, l’édition 2022 a été marquée par d’importantes tensions extra-sportives et les discours musclés de sa cérémonie d’ouverture.
Les faits ont commencé le 3 janvier, moment où l’Algérie a été saisie par la Confédération africaine de football (CAF) afin d’ouvrir son espace aérien à l’avion affrété pour transporter les joueurs de l’équipe de football du royaume chérifien. De nombreux observateurs se disaient alors qu’Alger finirait par céder, ne pouvant se montrer trop obstinée face à sa puissante fédération voisine forte de son statut de demi-finaliste de la dernière Coupe du monde – un résultat inédit pour une équipe africaine. Quelques jours avant la compétition, le président de la fédération royale marocaine de football avait saisi la CAF et le comité de l’organisation du CHAN afin de pouvoir déposer les joueurs à Constantine.
Hostiles Algériens
C’est encore peu su sous nos latitudes, mais l’Algérie interdit aux avions civils et militaires marocains, ainsi qu’à ceux portant un numéro d’immatriculation marocain, de survoler son espace aérien depuis le 22 septembre 2021. Prise lors de la réunion du Haut conseil de sécurité algérien réunie sous le patronage du président Abdelmajid Tebboune, cette décision a marqué un net recul dans des relations bilatérales déjà tendues entre les deux pays frontaliers. Elle est intervenue après l’ouverture de vols réguliers entre Israël et le Maroc, suite logique des accords d’Abraham.
Visiblement, l’Algérie semble résolue à adopter une diplomatie hostile et « non alignée », sur le modèle irano-coréen. Alger fait preuve d’une intransigeance totale, sa presse nationale faisant désormais référence au Maroc sans cesser de mentionner Israël à ses côtés, État qui n’est nommé que sous le sobriquet « d’entité sioniste ». Le cas du CHAN est une étape supplémentaire de franchie dans cette guerre froide menée par une Algérie en tête de file des pays perturbant le développement pacifique du continent africain.
Une cérémonie d’ouverture instrumentalisée
Le refus par Alger d’accepter l’équipe marocaine venue par un vol direct Rabat-Constantine a été à juste titre ressenti comme une humiliation et un affront. Le président Tebboune a d’ailleurs poussé le vice jusqu’à demander une escale à Tunis, souhaitant ainsi faire plier les autorités sportives marocaines. Le sport doit-il ainsi être instrumentalisé par un pouvoir aux abois, qui se cherche des ennemis extérieurs pour masquer ses carences intérieures ? De la même manière que l’Algérie se sert de la France pour faire oublier à ses ressortissants une situation économique désastreuse, elle agite les rancœurs avec le Maroc en manipulant son opinion autour de la question du Sahara marocain, tentant régulièrement de provoquer une escalade militaire.
Invité à prononcer un discours lors de la cérémonie d’ouverture, le petit-fils de Nelson Mandela a embrassé le narratif anti-occidental d’un Poutine ou d’un Ali Khameini, incluant le Maroc dans cette rhétorique. Après avoir appelé au démantèlement du Maroc en soutenant le front Polisario publiquement, dans la droite lignée de l’extrême-gauche sud-africaine, il a indiqué que « sa » liberté « ne sera pas complète tant que la Palestine ne sera pas indépendante ». Nous ne savions pas que la Palestine était sur le continent africain, mais passons.
Peu après, une partie surexcitée de la foule a scandé des slogans hostiles et racistes contre les Marocains lors du match opposant la Libye à l’Algérie : « Donnez lui des bananes, le Marocain est un animal ». Un triste et terrifiant spectacle a été donné par une Algérie probablement jalouse des succès de ses voisins à la Coupe du monde, mais aussi par une partie des élites africaines qui n’ont pas compris que ces combats d’arrière-garde leur étaient totalement contre-productifs et les mettaient en marge de la marche du monde. Plus sage, la politique marocaine rejoint les standards européens. Il est d’ailleurs à craindre que les tensions ne s’intensifient à mesure que les écarts de développement économiques se creuseront…
L’actrice italienne Gina Lollobrigida, icône des années 50 et d’une certaine insouciance, vient de disparaître à l’âge de 95 ans
Gina Lollobrigida fut ce corps et ce nom qui allaient si bien ensemble. Les deux corps explosifs de la reine de Saba du septième art, selon la théorie approximative d’Ernst Hartwig Kantorowicz ! Donnez du pain, de l’amour et Lollobrigida aux peuples européens et vous aurez la paix sociale. Au temps du machisme scolaire et du sexisme ambiant, les garçons épelaient sa silhouette dans les cours de récréation avec beaucoup d’agitation. À la parole, ils y ajoutaient le geste qui, aujourd’hui, serait puni par la loi. Nous n’étions pas des goujats, mesdames, seulement des admirateurs d’un cinéma en carton-pâte, produit pour les masses laborieuses dans l’illusion de l’expansion économique et des poitrines généreuses. Car, Gina était la forme la plus avancée du miracle italien de l’Après-guerre, la mascotte des années 1950, la Vénus impériale des Prisunic, les courbes de la Vespa et l’esprit d’une Rome caligulesque fictionnée par Cinecittà, l’écho du roman-photo allié à une imagerie en provenance directe d’Hollywood, trop clinquante pour être honnête. Fellini n’avait pas encore posé sa caméra sur la Via Veneto que déjà Gina affolait les foules et les rotatives. Elle fit vendre plus de papier luisant que n’importe quel philosophe au torse glabre et dépoitraillé. Elle était charbonneuse et sentimentale, piquante et aimante, avec ce tour de force inouï de ne jamais nous révéler sa véritable identité. Là, réside l’inassouvie tentation qui taraude le public. Le mystère se niche dans le silence. Elle fut une pionnière du genre girond et tempétueux, bien avant Ornella Muti ou Monica Bellucci. Nous n’étions pas dupes de tous ces trucages et de cette publicité outrancière autour d’une si charmante personne. Cherchez la star et vous trouverez une victime en puissance du système. Derrière tous ces décors factices et de si nombreuses histoires à l’eau de rose, Gina incarnait malgré tout une féminité que l’on pourrait qualifier de conquérante, quelque chose dans le ton et l’attitude qui ne plie pas, quelque chose de ferme qui bataille, coûte que coûte, sans rancœur, l’époque était moins amère et victimaire. Sa consœur Sophia Loren est faite du même marbre de carrare, cette blancheur étincelante veinée d’incertitudes qui ne se dévoile presque jamais. Gina arrêta relativement tôt sa carrière, comme notre Brigitte nationale, pour se consacrer à la photographie et à la sculpture. Sur le plateau de Thierry Ardisson, elle prévenait Béatrice Dalle des ravages de ce métier: « Il faut être dure…Il faut se défendre ». Elle en connaissait un rayon, entre les producteurs véreux, les projets foireux, les imprésarios garde-chiourmes, une télé à paillettes et des amours bancales. Elle fut l’une des premières actrices de rang international à divorcer. Et dieu que c’était long dans une Italie calotine et peu encline à la paix des ménages. François Chalais parlait à son sujet de révolution. Un jour, à Naples, voulant acheter un cadeau pour sa mère, elle déclencha un bouchon monstre, bloquant une artère entière. Pourquoi Gina, au-delà d’un physique avantageux et d’un accent chantant, nous touche autant alors que sa filmographie tend à disparaître de notre mémoire ? Nous nous souvenons d’elle dans « Fanfan la Tulipe », dans une superproduction voltigeuse aux côtés de Tony Curtis et Burt Lancaster en trapézistes cabossés, et puis évidemment, comment l’oublier, dans une romance à l’italienne, aussi drôle que subtile, tentant de contrer les avances d’un carabinier trop entreprenant (Vittorio de Sica) sous la direction de Luigi Comencini. Ensuite, sa carrière semble s’effacer dans la brume vénitienne. Pourquoi cette Gina en Esmeralda au décolleté rougeoyant sur le parvis de Notre-Dame ou en vieille comtesse bijoutée à la fin de sa vie n’est-elle pas sortie de notre imaginaire ? Certainement que cette grand-mère romaine du fond des âges nous rappelle le bonheur du Cinémascope et des chocolats glacés à l’entracte. Gina, en bohémienne ou en caissière, en princesse de sang ou en roturière, dans les pas de Mario Soldati ou de Roger Vailland, dans la jungle birmane ou à Portofino, était notre Italienne de carte postale aussi capitale qu’un amour de vacances.
L'ancien député européen Daniel Cohn-Bendit face à la journaliste Anne-Elisabeth Lemoine, le 12 janvier 2023. Capture d'écran France 5.
Daniel Cohn-Bendit, invité à présenter son nouveau brulot immigrationniste sur France 5, dénonce le « roman national » et tresse des louanges à Zinedine Zidane avant de préciser: « Heureusement, nous sommes entre nous… »
À l’occasion de la sortie de son livre, au titre très subtil, Français mais pas Gaulois, l’inénarrable Dany le rouge – devenu Dany le vert au fil des années – était invité jeudi dans C à vous, l’émission la plus consensuelle du PAF, où le débat ne s’envisage qu’uniquement avec des gens qui pensent comme vous.
Tout comme vous !
Entouré d’une petite élite médiatique au conformisme patent, le rebelle des plateaux TV en a profité pour faire son show, et prêcher doctement son catéchisme immigrationniste qui peut se résumer en deux slogans : « Nous sommes tous des immigrés » et la France, « terre d’immigration », a besoin d’encore plus d’immigrés.
Autant rectifier tout de suite cette dernière erreur historique: non, la France n’a pas toujours été une terre d’immigration, elle a en réalité commencé à accueillir des étrangers à partir de la révolution industrielle vers 1850, au moment où le taux de natalité commençait à décliner.
Mais revenons à notre révolutionnaire embourgeoisé
Tout rassuré qu’il était d’être en de si bonne et respectable compagnie, Daniel Cohn-Bendit a pu se livrer, sans crainte d’être contredit, à des attaques en règle contre le récit national, celui du lien historique qui rattache les Français d’aujourd’hui aux ancêtres d’hier et qui se résume dans la formulation, devenue quasi-blasphématoire : « Nos ancêtres les Gaulois. »
Ce récit est une « fake news », tacle Cohn-Bendit et son livre en apporte toutes les preuves. En réalité, il faudrait dire au Franco-allemand que cela fait déjà belle lurette que le roman national du Petit Lavisse a été délégitimé et broyé sous les fourches caudines de l’antiracisme doctrinaire pour être grand-remplacé par le récit des origines de ceux qui viennent d’ailleurs et la sacralisation de la diversité bienheureuse !
"L'identité française, c'est une évolution : il n'y a pas UNE identité française, il y a une histoire en France qui a transformé les identités de ceux qui y vivent. Les références aux Gaulois… Tout ça, c'est une construction inutile et excluante !"@danycohnbendit dans #CàVouspic.twitter.com/kVrXJtlpIM
L’autorité et le roman national, ça se déconstruit, pardi!
Le leader de mai 68, fossoyeur de toute autorité, a-t-il oublié qu’il en a été lui-même l’artisan ? Notre soixante-huitard, devenu « révolutionnaire de canapé » comme dirait un gilet jaune, fait comme si ce roman national était encore enseigné dans toutes les écoles de France. Dire que le roman national est toujours enseigné dans nos écoles, voilà la « fake news ». Mais passons.
« La France a été faite par des immigrés » martèle-t-il ensuite avant de se lancer dans une liste à la Prévert, en piochant parmi les 450 personnalités mentionnées dans son livre. De l’Italien Lino Ventura à la Polonaise Marie Curie en passant par l’Espagnol Pablo Picasso et l’Américaine Joséphine Baker. Shooté à l’utopie diversitaire, notre anar’ soumis au nouvel ordre moral de l’humanitarisme et de l’immigrationnisme, préfère valoriser leurs origines plutôt que de rappeler la flamme patriotique d’une Joséphine Baker ou de dire combien tous ces artistes et scientifiques se sentaient appartenir à la France, ou encore de rappeler qu’à cette époque, notre pays savait encore assimiler. Cette France-là savait fabriquer des Français, et notamment grâce à ce récit national jugé aujourd’hui trop raciste, mais qui était pourtant un puissant vecteur d’assimilation. L’appropriation fictive de « nos ancêtres les Gaulois » a justement permis pendant des décennies à ceux qui venaient d’ailleurs de s’inscrire dans une histoire et une filiation communes au peuple français. Mais cette adhésion des immigrés à la France n’intéresse pas Cohn-Bendit, semble-t-il. Non, ce qui lui importe, c’est apparemment de faire comprendre que tous les immigrés sont interchangeables, qu’ils sont tous des persécutés à l’instar des juifs des années 30, que leur seule identité est victimaire et donc qu’à ce titre ils doivent être accueillis à bras ouverts par la-patrie-des-droits-de-l’homme qui, elle, doit se racheter une bonne conscience pour effacer son infâme passé colonial et collaborationniste.
La machine à amalgames tourne à plein régime, et la sobriété idéologique est renvoyée aux calendes grecques
Par un phénomène d’écrasement de la chronologie historique, tout se passe comme si l’immigration d’aujourd’hui était celle d’hier. Or, les personnalités citées plus haut appartiennent toutes aux premières vagues d’immigration, d’origine euro-chrétienne. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’après les derniers chiffres de l’INSEE, en 2021, 47,5% des immigrés vivant en France sont nés en Afrique. Et seulement 33,1% sont nés en Europe. De toute l’Union Européenne, la France est le pays qui accueille le plus d’immigrés en provenance d’Afrique et le moins issus d’autres pays européens, contrairement à nos amis allemands !
Se rendant probablement compte de sa lecture partiale et dépassée de l’immigration, Daniel Cohn-Bendit finit par citer les nouveaux héros d’aujourd’hui issus de l’immigration extra-européenne ou de confession musulmane comme Mamoudou Gassama, ce jeune Malien sans-papiers, porté aux nues par toute la presse progressiste après avoir sauvé un enfant suspendu dans le vide au quatrième étage d’un immeuble parisien et depuis naturalisé, ou encore Lassana Bathily, ce manutentionnaire de l’Hypercacher qui avait caché des clients durant la prise d’otage d’Amedy Coulibaly, également naturalisé pour son courage.
Personne ne dit que Gassama et Coulibaly ne sont pas courageux, mais Cohn-Bendit croit penser le contraire !
Peu importe, il continue sur sa lancée et évoque les réfugiés ukrainiens, sans préciser qu’il s’agit en grande majorité de femmes et d’enfants dont le seul objectif est de retourner dans leur pays lorsque le conflit avec les Russes prendra fin. Autrement dit: pas grand-chose à voir avec tous ces jeunes hommes immigrés venus d’Afrique du Nord qui fuient des pays qui ne sont pourtant pas en guerre pour venir chercher un avenir, pensent-ils, meilleur en France.
« Soyez réaliste, demandez l’impossible », l’un des slogans de 68 doit toujours lui servir de boussole
En bon européiste, on le sait, Cohn-Bendit ne cesse de citer l’Allemagne en modèle. Alors même que depuis l’affaire des 600 femmes agressées sexuellement le soir du 31 en 2015 à Cologne par des immigrés et l’attentat du marché de Noël de Berlin en 2016 perpétué par un demandeur d’asile tunisien, l’Allemagne a mis un terme au dogme de l’accueil inconditionné des immigrés en limitant à 200 000 par an le nombre de demandeurs d’asile et en menant une politique très exigeante en matière d’intégration. Au fil de son monologue, Cohn-Bendit s’emballe: « Arrêtons avec ces histoires », s’exclame-t-il sous entendant: arrêtons d’évoquer l’autre réalité, la face noire de l’immigration incontrôlée en France, celle qui ensanglante notre quotidien, celle qui est un facteur de la surpopulation carcérale (24% d’étrangers dans nos prisons surpeuplées). Pour rappel, l’émission dont il est question a été diffusée au lendemain de l’attaque au couteau à la Gare du Nord par un étranger clandestin sous le coup d’une OQTF. Mais pas question pour notre gourou libéral libertaire de libérer la parole sur tous les sujets. Sur les OQTF, seul le mutisme semble autorisé. «Arrêtons aussi de croire que les réfugiés sont des êtres merveilleux, il y a autant de cons chez les immigrés que chez les bio Français (sic) », finit-il par concéder.
Les sondages, ces fake news
Le meilleur est pour la fin. Interrogé sur le consensus des citoyens français, qui souhaitent à plus de 70% limiter les flux migratoires, Cohn-Bendit, affectant une moue pleine de dédain, rejette cette opinion d’un revers de main en la traitant de « fake news ».
Tout émoustillé de voir briller dans le regard de ses comparses de plateau une rassurante complicité idéologique, Cohn Bendit admet: « là, on est entre nous », et se lâche: « si l’identité française ce n’était que le peuple du RN et de Zemmour, alors il faut fuir le pays, c’est horrible ». Voilà comment 15,5 millions de Français (si on additionne les 13 millions d’électeurs qui ont voté pour Marie Le Pen, et les 2,5 pour Eric Zemmour) se font insulter sur une chaine du service public, sans que personne ne s’en offusque !
On aurait pourtant bien aimé que France 5 organise un vrai débat sur pareil sujet, avec des opinions contradictoires. On aurait aimé avoir, par exemple, face à Daniel Cohn-Bendit, Amine Elbahi, ce juriste menacé de mort après le reportage d’Ophélie Meunier sur le communautarisme islamiste à Roubaix, et qui vient d’affirmer haut et fort que la Gare du Nord n’est plus la France et qu’il y a un lien «existentiel » entre l’immigration incontrôlée et l’insécurité…
Mais, ce serait prendre ses désirs pour des réalités !
Dans une société où les gouvernants ne font plus qu’administrer des « territoires », tenter de faire coexister entre elles des communautés éclatées, et où l’on est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses, nous sommes tous devenus des bouffeurs de lotus! Après l’ochlocratie, la lotocratie et la lutte de tous contre tous nous menacent. Le souverainiste Fabrizio Tribuzio-Bugatti livre un essai aussi décapant que décourageant.
Nous sommes tous des mangeurs de lotus, nous explique Fabrizio Tribuzio-Bugatti. Et il faut entendre par là que nous avons sacrifié nos libertés fondamentales à la satisfaction de nos désirs pulsionnels. Pour comprendre ce que signifie cette sentence lapidaire, encore faut-il avoir lu. Car cette métaphore, tirée de l’Odyssée, dont beaucoup ne connaissent que l’extrait mettant en scène Ulysse et le cyclope Polyphème, repose sur une vingtaine de lignes de l’œuvre du poète grec Homère. Or l’épisode des mangeurs de lotus est loin d’être le moment le plus flamboyant des aventures d’Ulysse : le héros n’est à aucun moment en danger de mort, ses hommes non plus. Pourtant, le danger que représentent les lotophages, s’il est plus insidieux, n’est pas moins destructeur que le danger physique… Mais revenons à l’histoire que nous raconte d’abord Homère puis notre auteur.
Fabrizio Tribuzio-Bugatti Photo: Maxime Chabane.
Ulysse et les lotophages
Les lotophages sont un peuple pacifique et doux. Très inclusif, selon la terminologie de notre époque. Ils accueillent à bras ouvert Ulysse et ses compagnons et sont tout à fait disposés à partager avec eux ce qui fait à la fois leur nourriture, leur culture et leur perpétuelle jouissance: les fleurs de lotus. Celles-ci leur font tout oublier: la douleur de vivre, la conscience de soi et ce qui pour un Grec est la négation même de leur humanité, leur patrie, la mémoire de leurs origines. Les lotophages vivent dans une utopie, ils n’ont ni Etat, ni Cité, ni chef. Ils ne créent rien, ne pensent rien, leur façon d’être au monde est unique, elle passe par et s’épuise dans la consommation du lotus. L’épisode ne fait que 20 lignes, car il n’y a pas grand-chose à dire de ces êtres indistincts et interchangeables que sont les mangeurs de lotus, ils n’ont pas d’histoire et pas grand intérêt. Pourtant, le bonheur que parait apporter l’oubli lié à la consommation de lotus séduit tous les compagnons d’Ulysse, et il faudra toute la détermination du héros grec, lequel devra recourir à l’usage de la force, pour arracher ses marins à la douce langueur de l’oubli.
Une allégorie de la société de consommation et de la déshumanisation par uniformisation
Fabrizio Tribuzio-Bugatti voit dans cet épisode d’Homère une allégorie des hommes de notre époque et de la société de consommation. « La boussole qui régit nos modes de vie indique un horizon où la réussite serait en proportion de notre faculté à consommer, à singer un certain mode de vie, à atteindre l’uniformisation culturelle de ce mode de vie, uniquement par la voie de la consommation. Nous voulons fiévreusement consommer pour nous affirmer, pour nous imposer ou même pour nous satisfaire naïvement ». Les lotophages nous tendent un miroir peu flatteur de l’évolution de nos sociétés, car leur capacité à inclure tout le monde est corrélée à la perte totale de sens du collectif. Chez eux, pas d’histoire commune, de valeurs partagées ni de projet collectif. La culture lotophage est parfaitement assimilationniste car elle n’exige aucun engagement de ses membres, aucune élévation morale, aucun dépassement intellectuel, aucun sens de l’intérêt général. L’assimilation repose sur la consommation. Cette consommation, chez les lotophages, amène au bonheur total mais aussi à la disparition de ce qui fait le propre de l’homme. Or, notre auteur rappelle, mettant ses pas dans ceux de Jean-Pierre Vernant, que ce qui fait l’homme, c’est la capacité à surmonter l’oubli, à « se souvenir de soi et des autres. » Mais, nous l’avons dit, sur l’île des lotophages, il n’y a pas de particulier, pas de soi et pas d’autres, juste des mangeurs de lotus. Tous semblables dans leur désir (consommer du lotus !), tous uniformes dans sa réalisation (atteindre le bonheur de l’oubli grâce à cette consommation). « Le bonheur lotophage est indifférent aux origines, aux cultures, aux egos, aux convictions : il est utopique car il est universel. »
Pour arracher ses hommes à l’oubli et à la douceur de l’île des lotophages, Ulysse doit poser un acte souverain: ses marins ont choisi de s’extraire de la condition d’être humain et aspirent à se fondre dans le groupe des lotophages. Ils ont choisi de n’être plus des individualités et préfèrent grossir le troupeau des mangeurs de lotus. Alors, Ulysse va les contraindre à retourner sur le bateau. L’auteur nous rappelle qu’en faisant usage de ses prérogatives de souverain, donc en faisant usage de violence légitime, Ulysse pose un acte de roi. Il oppose à la séduction d’une consommation uniforme qui abolit toute individualité, l’impérieux devoir que les hommes ont vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis du monde auxquels ils appartiennent. Il donne aussi tout son sens au politique, en ce qu’il rappelle et incarne le fait que le geste politique est la traduction en acte d’une façon de voir les hommes et le monde, de les penser et d’organiser ce dernier. C’est ce qui lui donne la légitimité pour user de coercition: il rappelle ses hommes à leurs devoirs et à leurs responsabilités et, se faisant, à leur humanité. La légitimité du politique est ainsi adossée aux principes et idéaux qui transforment une population en peuple. Autrement dit qui permet de passer de la notion d’habitants d’un territoire à celle de société constituée, consciente de son identité, de sa culture, de son histoire et de son originalité.
La société lotophage, de la démocratie à l’ochlocratie
Fabrizio Tribuzio-Bugatti nous dit à quel point la société lotophage est l’allégorie de la perversion du régime démocratique. Il reprend la typologie d’Aristote expliquant que pour trois régimes vertueux, il existe des évolutions perverses: la monarchie peut se pervertir en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie et la démocratie en ochlocratie. Et il faut reconnaitre que sa description de l’ochlocratie fait écho à nombre d’analyses sur l’évolution de nos sociétés. Dans l’ochlocratie, « c’est la masse qui est souveraine, et non la loi », la foule se substitue au peuple. L’inflation législative en est un des symptômes, ce que relevait Machiavel en son temps : « Là où les choix abondent, où l’on peut user de licence, tout se remplit aussitôt de confusion et de désordre. » On retrouve ici derrière l’analyse de Gramsci, les échos de l’analyse d’Hannah Arendt sur l’atomisation des masses, celle d’Alain Supiot sur la substitution de la loi par la norme. L’image de ces politiques « qui croient en la science économique comme si cette dernière avait vocation à réduire à néant la direction des affaires publiques au profit d’une vision mécanique des choses qui seraient régies par des lois autonomes et universelles, c’est-à-dire tyranniques et hors-sol. » L’auteur ici les rebaptise Catilina [1] et leur oppose la figure de Machiavel: « Là où le Prince de Machiavel a pour fonction de susciter la volonté collective d’un peuple, volonté auparavant dispersée, le Catilina veille au contraire à en entretenir le morcellement. Les catilinaires ont besoin de camps, de factions, de tribus, car leur discours ambivalent ne pourrait fonctionner sur une volonté collective. En ochlocratie, la seule volonté collective est celle du caprice, du superflu, de la licence. »
L’ochlocratie est un pourrissement nous dit l’auteur, elle ne reconnait rien et « sa nature anarchique maintient les masses dans l’anarchie de leurs passions ». C’est un régime profondément légaliste parce qu’incapable d’être légitime. Il ne s’appuie pas sur des principes et idéaux susceptibles de donner naissance à une société politique porteuse d’un contrat social partagé et d’un projet d’avenir commun, il justifie son existence en faisant mine de répondre à tous les désirs de ceux qui le composent. Ce pouvoir-là assimile, digère et « homologue tout, même la subversion. C’est à partir de là qu’arrivent les lotophages : ils n’ont plus de lien avec le passé, plus de mémoire, plus de patrie, plus de souverain ». Les lotophages ne peuvent donc plus avoir de rapport à la loi, cette tentative de s’inscrire dans le long terme et de répondre à un intérêt général qui est bien plus que la somme des intérêts particuliers. Ils n’ont qu’un rapport à la production de normes, aux décrets. « Les décrets sont ochlocratiques en ce qu’ils sont le penchant pervers de la loi: ils ont pour but d’assouvir des pulsions d’un moment donné. Contrairement à la loi qui suppose un débat entre personnes éclairées, le décret est le fait d’un seul, il relève donc de l’arbitraire comme de l’impulsif. » Le rôle de la norme, contrairement à la loi, n’est pas d’apporter de la pérennité et de la stabilité à de nos brèves existences humaines, ni de s’inscrire dans un monde qui nous a précédés et qui nous survivra, la norme est la manière dont l’Etat en ochlocratie justifie son existence : en servant les passions. « La loi est l’expression de la volonté générale, le décret est l’expression des égoïsmes. (…) Quand la loi nécessitait l’expression générale, il faut comprendre qu’elle nécessitait un peuple, un corps social cohérent, politiquement constitué. Elle n’avait pas à faire du cas par cas, elle était l’édiction d’une règle de vie commune. »
On retombe sur cette phrase récurrente chez nombre de penseurs de notre époque : « on est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses ».
Du gouvernement des hommes à l’administration des choses
Chez les nouveaux lotophages que nous sommes devenus, l’Etat n’est plus l’expression de la souveraineté populaire, il est vidé de sa substance. Pour décider, il faut une volonté. Il fut un temps où « l’Etat avait une volonté, une volonté positive, vivante, celle de la nation. Une bureaucratie ne décide pas, elle applique, transcrit, exécute mécaniquement une feuille de route. Une bureaucratie n’a pas de volonté propre, c’est une machine. » Ce fonctionnement ne permet pas de s’inscrire dans l’Histoire, il réclame même la sortie de l’Histoire. Pour consommer toujours plus, le lotaphage ne veut être lié à rien. Il se dit citoyen du monde parce qu’il refuse toute obligation, que ce soit envers ses compatriotes, envers son pays, ou envers sa nation. Il est cosmopolite pour ses intérêts et son image : « secourir les Grecs, pleurer sur le Bulgare, on n’a pas inventé de meilleur moyen pour oublier l’ouvrier lyonnais et concilier une âme tendre avec le souci de ses intérêts. »[2]
Et si c’était ce qui explique l’engouement et l’enthousiasme des élites envers l’Europe, ce nouvel empire où la norme supplante la loi ? Le droit ne découle ainsi plus de l’intérêt général mais devient la simple reconnaissance juridique des intérêts particuliers. Il n’est plus quête de sens, facteur de transcendance, émanation de la souveraineté. Le choix politique se confond alors avec l’organisation de la compétition des intérêts et « le corps social devient une masse considérée comme un vaste marché, avec ses parts à conquérir. (…) L’égalité que donne le pouvoir, dans l’Empire, n’est que l’égalité dans la compétition pour la reconnaissance des intérêts »
Cela explique pourquoi l’Empire favorise le multiculturalisme. D’abord parce que le libéralisme aime les critères objectifs. Que les hommes se rassemblent selon leur couleur de peau, leur ethnie, leur clan lui parait bien plus naturel que le fait que des hommes puissent se rassembler pour se projeter dans une action commune au nom d’idéaux partagés. Ensuite, ce multiculturalisme ne pouvant que déboucher sur le communautarisme est une forme de ségrégation bien utile pour les élites en place. « Là où la nation permet de surpasser les différences individuelles, l’empire les exacerbe et le multiculturalisme est un facteur d’exacerbation des velléités individuelles par excellence. » Le fameux « diviser pour mieux régner ».
L’ultime étape de l’ochlocratie, la lotocratie, voit s’effondrer tout ce qui fait l’existence d’une civilisation: société politique constituée, culture, école, idéal de transmission, rapport à l’histoire…
A ce déprimant constat, l’auteur ne nous fait pas la grâce de nous servir quelques douceurs consolatrices au sortir de son réquisitoire.
Il nous propose une méditation désabusée sur la figure du Rônin, samouraï sans maître, à la fois preux chevalier désabusé et mercenaire déclassé. Le Rônin est ce qu’il reste du citoyen quand il comprend qu’il n’y aura pas de Prince de Machiavel pour ranimer le rêve d’une société politique fondée sur une certaine idée de la souveraineté, qu’il n’y a plus de peuple éduqué pour que la légitimité du pouvoir émane de la souveraineté populaire et que derrière la reconnaissance de la légitimité de tout intérêt individuel, il ne reste plus que la lutte de tous contre tous.
[1] Catalina fomenta une conjuration en 63 avant JC pour prendre le pouvoir à Rome et s’emparer des fortunes des Romains les plus riches. Dénoncé par Cicéron, le complot fut éventé, les principaux conjurés exécutés sauf Catilina qui s’enfuit et mourra en – 62 en combattant à la tête des derniers insurgés.