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Henry Kissinger a 100 ans. Le diplomate du siècle?

Né en Allemagne en 1923, Secrétaire d’État des États-Unis sous les présidences de Richard Nixon puis de Gerald Ford, Kissinger est une figure tutélaire que la plupart des Américains saluent comme le Secrétaire d’État le plus marquant de l’après-guerre. Il a obtenu le prix Nobel de la Paix, en 1973, pour les accords de paix de Paris destinés à amener un cessez-le-feu dans la guerre du Viêt Nam.


Spectateur engagé des mutations du monde, l’artisan historique de la détente ne cesse, en grand témoin, de nous rappeler que la stabilité de l’ordre international repose sur l’équilibre des puissances et le respect de la souveraineté étatique. La diplomatie en est l’accoucheuse.

La nouvelle est passée largement inaperçue : le grand artisan de la politique étrangère des présidents Nixon et Ford, Henry Kissinger, a fêté ses 100 ans le 27 mai dernier. En 100 ans d’existence, de son enfance dans l’Allemagne tourmentée de l’entre-deux-guerres jusqu’à nos jours, où tend à s’affirmer le processus d’un remodelage multipolaire de l’ordre du monde, en passant par les heures où sa diplomatie de l’équilibre devait accoucher de la détente, Henry Kissinger aura traversé des époques très différentes. À travers les multiples reconfigurations du concert des nations, qui peuvent paraître quelquefois erratiques, cette dernière grande figure du réalisme continue de nous livrer un message d’une grande clarté : la stabilité de l’ordre du monde, dont dépend la paix, ne peut procéder durablement de coups de force ni de surenchères ; elle s’enracine concrètement dans l’équilibre des puissances, que canalise la commune reconnaissance par les États du cadre de dialogue axiologiquement neutre tracé par le principe de souveraineté. Kissinger nous donne ainsi la formule d’une politique étrangère dont le premier principe régulateur est l’intérêt national, conçu comme une limitation rationnelle apportée par la diplomatie à l’appétit de puissance, au regard des moyens à disposition et de la structuration du champ interétatique.

De l’Allemagne aux États-Unis

Né à Fürth, près de Nuremberg, le 27 mai 1923, le jeune Heinz Kissinger dut quitter l’Allemagne à quinze ans, en 1938, pour échapper aux persécutions nazies et s’établir aux États-Unis avec ses parents et son frère. Son destin rejoignait celui d’autres Allemands, ses aînés, Hannah Arendt, Leo Strauss ou Hans Morgenthau, qui ont contribué au rayonnement intellectuel des États-Unis.

Après des études qui devaient initialement le spécialiser dans la comptabilité, c’est finalement son enrôlement dans les rangs de l’armée américaine, contemporain de sa naturalisation, qui décide de son orientation. À son prénom germanique, il substitue alors celui d’Henry. Les opérations militaires auxquelles il prend part le conduisent de nouveau en Allemagne, où, sous l’uniforme américain, il s’acquitte de missions de contre-espionnage, matière dont il enseigne ensuite les rudiments. L’amitié nouée dans l’armée avec un autre Américain d’origine allemande ayant fui le régime nazi, Fritz Kraemer, lui apprend à ne pas renoncer à ses ambitions.

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C’est ainsi qu’il entre à Harvard, mettant à profit un dispositif ouvrant aux vétérans les portes des meilleures universités américaines. Il y côtoie notamment l’historien William Yandel Elliott, sous la direction duquel il rédige un long mémoire d’undergraduate sur le sens de l’histoire. Les références qu’il y fait aux réflexions de Toynbee, de Spengler et de Kant tracent les premiers linéaments d’une pensée, selon laquelle l’homme peut chercher dans l’exercice de sa liberté la faculté de transcender le tragique de l’existence.

L’importance de l’histoire

La longueur de son mémoire n’est pas le seul trait par lequel Henry se distingue. Alors que tant de ses condisciples marquent un vif intérêt pour l’économie et pour les perspectives que la création de l’Organisation des Nations unies semble ouvrir au multilatéralisme, lui préfère aborder la politique internationale par l’histoire. Il consacre, en ce sens, sa thèse de doctorat au règlement diplomatique de la situation européenne après la chute de Napoléon. Les figures du chancelier autrichien Metternich et du secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères, Castlereagh, retiennent son attention. Dans cette thèse, Kissinger s’intéresse, non à des crises contemporaines, mais à des faits historiques dont il prétend, par analogie, tirer des enseignements ; il y aborde, non le phénomène guerrier en soi, mais l’activité des diplomates, à qui il revient, par la négociation, de donner un fondement à la paix. Elle donne à voir le point de maturation et la profondeur historique qu’a atteints la pensée de Kissinger et dévoile les bases de sa pensée des relations internationales : sans la force, la paix ne peut reposer durablement que sur l’équilibre établi entre les puissances, qui parviennent à dialoguer pour résoudre les crises, parce qu’elles parlent le même langage diplomatique et se reconnaissent mutuellement comme parties institutionnelles d’un même ordre.

La question de l’ordre du monde, qui émerge dans la réflexion de Kissinger, en devient, dès lors, un thème récurrent et structurant, avec le concept de légitimité, défini, non à partir d’un contenu culturellement déterminé, mais comme un substrat minimal d’usages, partagé par les hommes d’État.

Après avoir publié sa thèse, en 1957, Henry Kissinger se fait remarquer par un autre ouvrage, Nuclear Weapons and Foreign Policy, qui, rompant avec la doctrine des représailles massives, envisage la possibilité d’user, dans certaines conditions, d’armes nucléaires tactiques. Anticipation de la doctrine de la riposte graduée, la réflexion de Kissinger avait surtout pour objet d’extraire les États-Unis des impasses diplomatiques où la doctrine volontiers manichéenne des représailles massives pouvaient l’enfermer, face à l’adversaire soviétique. Entre-temps, Henry Kissinger avait fait la connaissance à Harvard de Raymond Aron et entamé avec lui des échanges d’une grande richesse intellectuelle.

Les années Kennedy furent quelque peu décevantes pour Henry Kissinger : l’ancien doyen de Harvard, McGeorge Bundy, devenu conseiller à la sécurité nationale du président démocrate, ne répond pas à ses attentes. La contribution que Kissinger est invité à apporter aux réflexions en cours en matière de politique étrangère n’est qu’épisodique. Entre Kissinger et l’entourage de Kennedy, l’entente n’est pas au rendez-vous.

Les années Nixon

Il bénéficie manifestement d’un meilleur accueil dans le camp républicain, où il tisse des liens étroits avec le gouverneur de l’État de New York, Nelson Rockefeller. Il soutient sa candidature aux élections primaires républicaines de 1968, mais Richard Nixon obtient l’investiture du Grand Old Party et est finalement élu président des États-Unis. Cette élection marquait-elle la fin des ambitions politiques de Kissinger ? Le contraire advint : alors que l’universitaire de Harvard ne s’était jamais vraiment senti d’affinités avec lui, le président élu, Richard Nixon, lui proposa le poste de conseiller à la sécurité nationale. Kissinger accepta, non sans avoir consulté, au préalable, ses collègues de Harvard.

L’aventure politique commence alors réellement pour Henry Kissinger. Les années Nixon sont pour la politique étrangère des États-Unis des années d’ajustement et de renouveau.

Profondément intellectuels et partageant l’idée que la décision de politique étrangère, qui relève du politique, ne peut être abandonnée à la routine administrative, Nixon et Kissinger ont promu, dans ces années d’intense activité, de nombreuses initiatives retentissantes : désireux de stabiliser le champ international, toujours marqué par la bipolarité, ils veillent à développer des relations directes et dépassionnées avec l’Union soviétique, concrétisées dans un dispositif d’échanges et d’accords qui donnent leur pleine portée, mais à l’échelle mondiale, à l’idée de détente, promue en son temps et pour la France par le général de Gaulle. Kissinger souhaite ainsi rapporter les objectifs de la politique étrangère américaine au critère ultime de l’intérêt national et proportionner, par conséquent, les ambitions affichées aux moyens dont elle dispose.

Simultanément, Kissinger met en œuvre une ouverture progressive à la Chine populaire. En se rapprochant visiblement de la Chine communiste, concurrente asiatique de l’Union soviétique, les États-Unis réussissent à susciter du côté de la Russie, soucieuse de demeurer l’interlocuteur principal de l’Amérique, un sursaut d’intérêt pour la détente. La diplomatie triangulaire ainsi inaugurée a pour effet de constituer, selon la formule alors employée, une « structure de paix », apte à stabiliser les relations internationales face aux incertitudes de l’affrontement est-ouest.

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C’est dans ce contexte que Kissinger mène à leur terme les négociations sur la limitation des armes stratégiques dits SALT I, emblématiques de l’esprit de la détente. Le traité est signé le 26 mai 1972.

Héritage des administrations démocrates, la guerre du Vietnam figurait parmi les dossiers les plus brûlants que devait traiter Kissinger. Prenant part, en région parisienne, à des négociations secrètes avec une délégation nord-vietnamienne conduite par Le Duc Tho et maintenant un contact avec le gouvernement sud-vietnamien, Henry Kissinger eut à mettre en œuvre, dans des circonstances particulièrement difficiles, le désengagement progressif des troupes américaines, sanctionné par les accords de Paris du 27 janvier 1973.

La réélection de Richard Nixon en novembre 1972 permet à Kissinger de consolider le rôle central qu’il joue dans la définition de la politique étrangère américaine, puisqu’il devient secrétaire d’État en septembre 1973, cumulant cette fonction avec celle de conseiller à la sécurité nationale. Ses réussites diplomatiques et sa personnalité lui donnent d’acquérir une notoriété médiatique qu’aucun autre secrétaire d’État n’aura connue.

La crise du Watergate, dans laquelle Kissinger n’est pas impliquée, vient toutefois abréger le second mandat de Nixon.

Quand Gerald Ford succède à Richard Nixon, la présence d’Henry Kissinger au gouvernail de la diplomatie est un atout et un gage de continuité.

Celui-ci fait de nouveau la preuve de grands talents de médiateur en mettant en œuvre une active diplomatie de la navette à la suite de la guerre du Kippour. L’Égypte et Israël acceptent de se parler et de chercher un accord.

Mais le monde auquel est confronté le secrétaire d’État est en pleine mutation. Le choc pétrolier de 1973 place l’Occident devant la réalité de sa dépendance énergétique et la contestation de puissances qui lui sont extérieures. Les questions économiques tendent à prendre de plus en plus de place dans des négociations internationales au format multilatéral et les revendications des non-alignés se font entendre, en particulier à…

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Le choc de la «décivilisation»

La menace inflationniste n’est pas seulement monétaire, elle est bien davantage d’ordre lexical. C’est une inflation de mots, d’énoncés aussi suffisants que peu nécessaires qui menace l’entendement.


Les préfixes abondent pour indiquer le changement de sens : illibéral vous précipite au purgatoire, tandis que décolonial vous remet dans le bon chemin. En France, on adore se payer de mots et celui de « décivilisation » est le dernier en date dans la palette des signifiants proposés dans le débat public. Cette fois-ci, la charge est lourde, angoissante tant elle prend appui sur une terrible actualité mais elle inscrit cette actualité dans un processus installé dans la durée. Si c’est la civilisation qui fout le camp, qu’allons-nous devenir?

Est-ce seulement une affaire de mots ? En France, en la matière, les communicants débordent de créations ! Après le « séparatisme », après les « sauvageons » de Chevènement, après les « jeunes-des-banlieues-difficiles » ou des « quartiers-sensibles » issus de la « fracture-sociale » et de la « diversité », voilà qu’une nouvelle formule pourrait aider les décideurs, mais aussi le peuple à y voir plus clair. En effet une question vient immédiatement à l’esprit : quand un réfugié tchétchène a pris soin d’acheter un couteau neuf pour aller couper la tête d’un professeur d’histoire géographie qui aurait mal parlé du prophète, ce réfugié tchétchène était-il un « sauvageon » ou un « décivilisé » ? Quand un fumeur, excessif de cannabis certes, frappe à mort une vieille femme de soixante-quatorze ans et la jette par la fenêtre aux cris de « Allah akbar ! » ce jeune, était-il un « séparatiste », un « sauvageon », un « décivilisé » ? Quand un autre jeune en scooter tue d’une balle dans la tête une petite fille dans une cour d’école, était-il un « décivilisé », un « séparatiste », un « sauvageon » ? À moins qu’il soit un malade mental ne sachant pas ce qu’il faisait ?

Repoussoir magique

La justice a estimé que celui qui a assassiné Sarah Halimi était coupable, mais pas responsable et donc ne lui a fait aucun procès. Un jeune tueur qui tire sur des enfants juifs pour « venger des enfants palestiniens » est-il coupable et responsable alors que sa schizophrénie potentielle devrait corriger sa responsabilité, car c’est au nom d’une noble cause que ce sauvageon aurait agi ? Aujourd’hui, c’est une anthropologue du CNRS qui est menacée de mort pour avoir étudié de près (de trop près sans doute) la stratégie des Frères musulmans pour séduire, convaincre, recruter, s’imposer dans le paysage. Pour ces gens, cette enquête est une menace, car en dévoilant précisément cette entreprise de conquête, elle donne des armes utiles pour une contre-attaque. Dès lors, il faut faire taire Florence Bergeaud-Blackler. Étrangement, ses diverses autorités de tutelle paraissent se méfier de ce travail, craignant sans toutes de se voir qualifiées d’islamophobes, en protégeant la chercheuse. Samuel Paty a déjà payé le prix de cette myopie délibérée.

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En élargissant le registre lexical pour nommer et comprendre cette violence qui croît, le président prend des risques évidents. Tous les experts en lexicologie politique ont sorti leur lexicomètre pour situer la charge idéologique de ce nouveau concept. Est-il de droite (voire d’extrême droite) ou de gauche ? En utilisant le concept de « décivilisation » le curseur se rapproche des portes de l’enfer. Au Monde, les experts ne s’y sont pas trompés. Ils ont immédiatement reniflé les relents « d’extrême-droite » dans cet usage. Ce repoussoir magique a une qualité pour celui qui l’emploie. Il permet de faire l’économie du regard critique sur ce qui s’est passé avant.

L’idéal universaliste ébranlé

Déjà en 1989, c’est bien au nom de la soumission aux règles d’une autre civilisation que des lycéennes refusaient d’ôter leur voile pour rentrer dans un lycée à Creil. En 2002, un livre pointait les « territoires perdus de la République » mettant en évidence cette sécession en milieu scolaire de la part des certains élèves issus de l’immigration. Ce livre fut rapidement rangé sur les étagères réservées aux livres incorrects. Il fallut bien légiférer, après qu’un rapport eut confirmé la menace de rupture. La décivilisation était-elle déjà en marche ? Le rapport de l’inspecteur Obin fut rapidement glissé, avec la poussière, sous le tapis du ministère. De rapport en rapport, de projet de loi en projet de loi, la rupture n’a cessé des progressé et la décivilisation de s’étendre.

Avons-nous beaucoup progressé depuis ? Les foudres des lexicomètres n’ont pas tardé. C’est bien à l’extrême-droite qu’il faut positionner le curseur. « Le choc des civilisations » déjà annoncé par Samuel Huntington annonçait la couleur. Accueillie par des cris indignés, cette formule, jugée immédiatement comme étant réactionnaire, fracturait l’idéal universaliste. Elle faisait tache dans l’euphorie postcommuniste annonçant la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Mondialisation aidant, personne n’avait voulu prendre en compte ce nouveau monstre né de la révolution islamique, occupant la place laissée libre par la fin du communisme. La mondialisation, le e-commerce, l’internet allaient faire de la planète ce « village global » tant espéré. Hélas pour tous, le retour des tribus, des sectes, des gangs, des mafias, des ligues, des fous de dieu autant que les nouveaux virus vont pulvériser ces illusions. La guerre contre l’axe du Mal va aggraver les choses, transformant les bonnes intentions en catastrophes successives. Les talibans, l’État islamique vont séduire des milliers de jeunes en rupture identitaire.

Sinistre inventaire

La « décivilisation » dénoncée par le président de la République est aussi le produit dérivé de cette histoire dont les raisons sont multiples et entrelacées, mais dont le résultat est justement bien nommé. Si notre culture, nos manières d’être, nos habitudes de vie, notre vocabulaire, notre langue commune, notre patrimoine sont à ce point mal-en-point, il faut bien en dresser l’inventaire.

Avec ses fractures, ses ruptures, ses guerres de religion, ses infractions vichystes, ses révoltes, ses révolutions, la France était restée malgré tout un pays qui retrouvait la douceur d’y vivre. Le choix de l’équilibre paraissait une constante et les trente glorieuses semblaient avoir de l’avenir. Il suffisait de regarder en arrière pour prendre la mesure des progrès accomplis, malgré ces sauts, de crise en crise, depuis le programme du CNR, les conflits de la décolonisation, Mai 68 et tant d’autres moments de troubles furent suivis d’autant d’ajustements. Il suffit aussi de regarder ailleurs pour voir combien, ailleurs qu’en Europe, ça va mal. La perspective européenne dessinait un avenir démocratique en proscrivant la guerre.

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Si la formule dit un diagnostic, elle est à la fois trop large, pour nommer avec justesse ce qui la compose. Le concept utilisé, pour pertinent qu’il soit, souffre lui d’une absence de résultante. Celui qui la prononce a un statut particulier. Il incarne le pouvoir, il est celui qui choisit, décide, anticipe, dessine des perspectives. Que déduit-on de ce constat, et ça n’est pas Chat-GPT qui aura la réponse ? Quel modèle de civilisation est en train de s’effriter et dans quelle autre configuration est-elle en train d’entrer ? L’expression « archipel français » met en évidence le statut inégal des zones fracturées quand la géographique répartit inégalement les zones décivilisées.

La multiplication des crimes liés au trafic de drogue à Marseille révèle une libanisation croissante du territoire dont les ramifications s’étendent à Anvers et Rotterdam. Les attentats de 2015 avaient déjà montré les alliances communautaires entre islamistes de Molenbeck et ceux de Clichy. La criminalité européenne met à jour des alliances d’intérêt entre djihadistes et truands progressant plus vite que les dispositifs existants pour les contrer. Ces chemins criminels constituent autant de voies annexes de la décivilisation que le président déplore.

Est-il trop tard pour rattraper le temps perdu ?

Comment lutter contre cet effilochage alors qu’au cœur de l’État, au plus profond de ce qui devrait constituer la matrice intellectuelle de la reconstruction civilisationnelle, le ministre en charge de l’Éducation nationale s’emploie à défaire les lignes de force de son prédécesseur ? Comment comprendre cette incohérence ? Si le président déplore la perte progressive de ce qui faisait sens dans une nation homogène, son ministre ne vante-t-il pas les mérites de ce qui la défait ? Peut-on promouvoir la civilisation ayant construit ce pays avec sa mise en accusation comme fil conducteur ? Peut-on éduquer avec la culpabilisation décoloniale comme filigrane de notre histoire ? Éduquer c’est transmettre des savoirs, éduquer c’est donner à penser autour des multiples contradictions d’une histoire, mais éduquer ne consiste surement pas à substituer à la complexité une autre simplification. Les extrémismes politiques se nourrissent de ce renversement. Si la France est un pays de salauds, comment inciter à l’amour de la patrie ? Ce mot a-t-il encore un sens ? Est-il trop désuet ? Déboulonner les statues de Colbert fait-il progresser la connaissance du Code noir ? L’histoire est un tout, où le pire côtoie le meilleur. Jean Moulin est déjà au Panthéon et Missak Manouchian va bientôt rejoindre ces grands personnages que la nation se doit d’honorer.

Lutter contre la décivilisation, c’est d’abord indiquer un cap et s’y tenir malgré les vents contraires du poujadisme et le brouillage de la confusion dont un Cyril Hanouna est le grand promoteur. Les héros, les belles choses, les beaux gestes, les gens bien ne manquent pas en France, encore faut-il vouloir ne pas se contenter des apparences.

À quoi pense Charles de Courson en se rasant?

Sauf ultime rebondissement concernant une éventuelle « irrecevabilité financière », l’Assemblée nationale devrait se pencher le 8 juin sur une proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites déposée par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT). Portée par Charles de Courson, elle donne des sueurs froides à la macronie, qui tente évidemment d’empêcher le débat de reprendre. 


Qui est Charles de Courson, ce député qui déclarait ce weekend, sur France 3, que « [son] ambition est de mettre fin à ce déni de démocratie » ? Si elle était votée par une majorité de députés, sa proposition de loi pourrait faire tomber le gouvernement impopulaire de la Première ministre Elisabeth Borne ! Cela reste peu probable, disons-le tout de suite. 

Jugée par la population, les principaux syndicats et par une majorité de députés présents à l’Assemblée nationale comme étant injuste, inutile et impopulaire, la loi de réforme des retraites, qui prévoit de reculer l’âge de la retraite à 64 ans, a cristallisé le débat politique en France. L’entêtement du gouvernement de la Première ministre Elisabeth Borne, à ignorer une vox populi en colère, a jeté des centaines de milliers de Français dans la rue durant plusieurs semaines. Accompagnées de violences régulières orchestrées par des groupes de l’ultra-gauche, les manifestations ont été réprimées tout aussi durement par un gouvernement qui a préféré déclencher en mars dernier l’article 49.3 de la Constitution privant ainsi le Parlement de tout vote après les débats. Une adoption au forceps qui n’a pas calmé la colère des Français, épuisés par une inflation galopante, dans un pays déjà la proie d’une crise sociale et identitaire.

Petit mais costaud

C’est dans ce contexte que le plus petit groupe politique de l’Assemblée nationale a décidé de se lancer dans un bras de fer avec le gouvernement. En déposant une proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites, dont l’étude est prévue le 8 juin prochain, le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT), composé de 21 députés, espère bien faire tomber le gouvernement actuel si la proposition recueille une majorité de votes au sein de l’hémicycle. 

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Élu dans la Marne sans discontinuer depuis trois décennies, Charles Buisson de Courson est le député qui porte haut l’oriflamme de cette contestation parlementaire. Porté sur un piédestal par ses collègues de l’opposition, il est devenu une épine dans le pied du gouvernement qui tente d’empêcher le débat à venir. Sur les plateaux de télévision, il se démène sans compter afin d’expliquer pourquoi LIOT a décidé de poursuivre le combat. Il résiste aux attaques de Renaissance, le parti du président Emmanuel Macron, avec un flegme qui décontenance même ses adversaires. Une force tranquille qui refuse de céder à la moindre pression (sa permanence a été l’objet de dégradations par deux fois). 

Fidèle à ses convictions, le député s’inscrit dans une lignée d’ancêtres dont le destin s’est mêlé aux grandes heures de la politique française. Parmi lesquels on peut citer les marquis Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau (qui vota la mort du roi Louis XVI, pour son plus grand malheur puisqu’il sera assassiné pour ce régicide) et Léonel de Moustier (qui refusera d’accorder les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, et deviendra un célèbre résistant qui sera déporté et qui décédera dans un camp de concentration en 1945).

Borne rappelle à la gauche que ce n’est pas franchement un progressiste

Le 28 mai, interviewé sur le plateau de France 3, Charles de Courson déclare « mon ambition est de mettre fin à ce déni de démocratie ». Il avertit que « le gouvernement finira par être renversé s’il continue de se comporter comme s’il était majoritaire ». « Le gouvernement et la minorité présidentielle font tout pour qu’on ne vote pas le texte, on voit bien qu’ils sont inquiets » renchérit-il. Au sein du parlement, les échanges entre le camp présidentiel (251 élus) et le représentant de LIOT sont tendus, comme en témoigne l’attaque ad hominem de la Première ministre Elisabeth Borne qui n’a pas hésité à rappeler que le député avait été un opposant au mariage pour tous. Comme si c’était interdit ! Ou encore la récente passe d’armes entre Aurore Bergé et Charles de Courson à l’Assemblée nationale. La présidente du groupe Renaissance a appelé ses troupes à faire bloc contre la proposition, remettant même en question la recevabilité de celle-ci. Bien que très relative, la majorité présidentielle a rameuté le ban et l’arrière-ban de ses ministres afin d’arguer, à qui veut l’entendre, que cette proposition d’abrogation est inconstitutionnelle et qu’en cas d’adoption de la loi, elle brandira l’article 40 de la Constitution « qui dispose que les propositions et amendements des parlementaires ne sont pas recevables s’ils entraînent une diminution des recettes ou un alourdissement des charges publiques » comme le rappelle France Inter dans une de ses éditions. Un argument que balaye aisément Charles de Courson qui met en avant les principaux points de sa proposition : appel à l’organisation d’une « conférence de financement pour garantir la pérennité de notre système de retraite » et compensation de « la charge pour les organismes de sécurité sociale par la majoration de l’accise sur les tabacs ».  

Une proposition qui a déjà les (239) voix acquises de la Nupes et du Rassemblement National (RN) assure Charles de Courson. Tout à son heure de gloire, très optimiste, il appelle Les Républicains (LR) « à faire preuve de courage afin de sortir de la crise politique et sociale ». Avec seulement 25 députés favorables à la loi sur les 62 que compte LR, les quatre députés non-inscrits, les potentiels abstentionnistes de Renaissance (qui pourraient, qui sait, ne pas voter afin de garantir leurs chances de réélection aux prochaines élections législatives) et un texte qui n’aura besoin ici que d’une majorité simple pour être adopté, les jours du gouvernement pourraient être comptés. Fin mars, une motion transpartisane déposée par le groupe LIOT avait déjà rassemblé 278 voix sur une majorité requise de 287 voix.

Roger Waters: Musieg heil!

L’ancien chanteur et bassiste des Pink Floyd accuse ses détracteurs de mauvaise foi, après son concert berlinois. Entre critique politique légitime et mises en scènes polémiques, Causeur fait le point sur ce qui peut être reproché ou non à l’artiste. La “radicalisation” de Roger Waters ne date pas d’hier; il est hostile à Israël de longue date. 


La scène a eu lieu le 17 mai à Berlin, et fait depuis couler beaucoup d’encre. Long manteau en cuir noir, lunettes noires, cravate noire, chemise noire et brassard rouge, Roger Waters, ancien de Pink Floyd, dégaine son fusil en plastique et tire à vue. En lettres rouges sur un écran, le nom d’Anne Frank, mais aussi celui de Shireen Abu Akleh, cette journaliste palestino-américaine de la chaîne Al Jazeera tuée lors d’un raid israélien en mai 2022. La tournée This Is Not A Drill suscite l’émotion outre-Rhin, où malgré les tentatives d’interdiction des principales villes du pays, le chanteur a pu se produire.


Un long cheminement vers le grand n’importe quoi

Ce n’est pas la première provocation de Roger Waters. Depuis près de 20 ans, il a multiplié les prises de position hostiles à l’égard d’Israël. Alors qu’il doit faire un concert à Tel Aviv, en 2006, sa visite de la Cisjordanie le décide à déplacer l’événement dans un village fondé entre Jérusalem et Tel Aviv par des militants de la paix juifs et arabes. Tout d’abord, il refuse de boycotter totalement ses concerts en Israël, en précisant : « Je n’exclurais pas d’aller en Israël parce que je désapprouve la politique étrangère, pas plus que je ne refuserais de jouer au Royaume-Uni parce que je désapprouve la politique étrangère de Tony Blair ». Et puis, peu à peu, c’est la radicalisation. En 2013, il déclare son soutien au mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions et incite ses collègues chanteurs à ne plus se produire dans l’État hébreu. Comparaison avec l’Allemagne nazie[1] et le régime d’apartheid[2], cochon volant marqué d’une étoile de David déployé lors d’un concert [3], insinuations complotistes sur les « méthodes » israéliennes pour façonner l’opinion publique américaine : l’artiste bascule peu à peu dans le grand n’importe quoi. Heureusement, il ne s’intéresse pas qu’au conflit israélo-palestinien. En 2022, une semaine avant le début de l’offensive russe en Ukraine, il déclarait à Russia Today que la possibilité d’une attaque imminente de la Russie était « une connerie » et ajoutait « que quiconque a un QI supérieur à la température ambiante sait que [l’hypothèse d’une invasion] est absurde ». Depuis un bon moment, ses relations avec les anciens membres du groupe se sont curieusement quelque peu tendues.

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Évidemment, Roger Waters conteste le caractère antisémite de sa dernière mise en scène. Sur Twitter, il a précisé : « Mon récent concert à Berlin a généré des attaques de mauvaise foi de la part de ceux qui veulent me réduire au silence car ils sont en désaccord avec mes opinions politiques. Les aspects de mon concert qui ont été mis en cause constituent clairement un message contre le fascisme, l’injustice et le sectarisme sous toutes ses formes et toute tentative d’y voir autre chose est malhonnête ». Sur place, la police allemande a ouvert une enquête. Au sein de la communauté juive d’Allemagne, l’émotion est vive : « Quel est le sens de ces ‘Plus jamais ça’ des politiciens et des déclarations selon lesquelles l’antisémitisme n’a pas sa place en Allemagne, si des artistes égarés et des provocateurs ont tout le loisir de répandre sans restrictions leur haine des Juifs et d’Israël ? », déclarait le 22 mai la Conférence rabbinique orthodoxe d’Allemagne, dirigée par les rabbins Avichai Apel, Zsolt Balla et Yehuda Pushkin. « Il est absolument honteux qu’il ne soit pas possible, en Allemagne, d’interdire les concerts clairement antisémites et anti-israéliens de Roger Waters » poursuivaient les religieux.

Unique démocratie de la région

Les tentatives d’interdiction auprès des tribunaux allemands ont été contreproductives, et le chanteur se réfugie derrière l’équation « Juifs d’hier = Palestiniens d’aujourd’hui ». Rare État au monde apparu à la suite d’un vote des Nations Unies à la majorité qualifiée, Israël est pour autant un pays normal, comme tous les autres, et, à ce titre, peut faire l’objet de reproches. Société complexe, le pays est marqué par des contradictions internes, particulièrement vives ces derniers mois. En mars, l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut revenait, avec Frédéric Encel et Elie Barnavi, sur la réforme judiciaire qui menacerait de faire basculer Israël dans le bloc des démocraties illibérales – et les énormes manifestations qui la contestent depuis plusieurs semaines. 

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On peut malgré tout rappeler à Roger Waters et à quelques égarés que, depuis 1948, les pays arabes se sont presque tous vidés de leur population juive, laquelle représentait près d’un million de personnes. Dans le même temps, Israël a accepté 1,3 million de musulmans devenus pleinement Israéliens, disposant de droits humains et sociaux que fort peu d’États arabo-musulmans accordent à leur propre population. En un mot, rappeler qu’au sein du Moyen-Orient, Israël est l’unique démocratie critiquable – parce qu’elle est toute seule.

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[1] A une question sur son boycott d’Israël, il répond en 2013 dans la revue américaine de gauche radicale Counterpunch: « I would not have played for the Vichy government in occupied France in the Second World War, I would not have played in Berlin either during this time ».

[2] Waters a qualifié Israël de « projet suprémaciste et colonialiste qui exploite un système d’apartheid », dans le magazine de rock Rolling Stones, en octobre 2022.

[3] voir Libération, 6 août 2013.

La gauche espagnole boit la tasse et convoque des élections nationales anticipées

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Vague bleue en Espagne! Le parti socialiste de Pedro Sanchez a connu une très lourde défaite électorale dimanche, perdant de nombreuses régions historiques. Podemos s’écroule, Vox s’implante. Après ce camouflet aux élections régionales et municipales, le Premier ministre Pedro Sanchez a annoncé des élections nationales législatives anticipées pour le 23 juillet. Analyse des résultats.


Le dimanche 28 mai au soir, la fête battait son plein devant le siège national du Parti populaire (droite classique), rue de Gênes, à Madrid. Pour son premier test d’ampleur nationale, le nouveau président de la formation, Alberto Núñez Feijóo, avait de quoi se réjouir. En effet, avec environ 800 000 voix d’avance au niveau national sur le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), son principal concurrent, il venait de gagner les élections municipales outre-Pyrénées.

Euphorie à droite

À l’échelle régionale, le constat était aussi brillant : en tête dans sept communautés autonomes, la formation démocrate-chrétienne était bien placée pour gouverner dans neuf d’entre elles grâce au soutien de la droite « radicale » de Vox.

À Ceuta et Melilla, les deux villes espagnoles enclavées dans le nord du Maroc, la droite l’emportait nettement et le PP se payait même le luxe d’obtenir la majorité absolue dans la seconde. Le scandale d’achats de votes par correspondance qui secoue cette cité sur les rives de la mer Méditerranée a probablement pénalisé la gauche…

Le PSOE limite la casse mais ses alliés dévissent

Paradoxalement, le désastre socialiste semble très mesuré si l’on ne considère que le nombre de bulletins glissés dans les urnes en faveur du parti social-démocrate. Par rapport au scrutin de 2019, les partisans du président du gouvernement Pedro Sánchez ne perdent « que » 430 000 voix environ. Pourtant, il convient de nuancer ce constat car le Parti populaire progresse de plus d’un million huit cent mille bulletins en quatre ans.

Les populares absorbent ainsi l’essentiel de l’électorat qui se portait jadis sur le centre libéral de Citoyens (Cs). La formation orange, qui était considérée en son temps comme l’avenir de la droite, s’effondre complètement. Même la première adjointe au maire de Madrid, Begoña Villacís, qui devait pouvoir maintenir quelques sièges dans la capitale en raison de sa très bonne image, y perd tous ses élus. La porte-parole de Cs, Patricia Guasp, qui briguait la présidence des îles Baléares, ne peut retenir aucun des cinq sièges obtenus il y a quatre ans. Un véritable camouflet.

Par ailleurs, c’est surtout l’affaissement de la gauche « radicale » qui empêche le PSOE de maintenir les fiefs conquis en 2015 ou 2019. Sur les 47 députés régionaux dont disposait Unidas Podemos à l’ouverture des bureaux de vote, il ne lui en reste désormais plus que 15. Son nombre de sièges au Parlement régional aragonais est divisé par cinq tandis qu’il passe de six à un seul dans les Baléares. Dans la Communauté de Madrid, la formation que dirigeait Pablo Iglesias jusqu’en 2021 sombre corps et biens, tout comme au conseil municipal de la capitale. Les régionalistes de Compromís, partenaires traditionnels d’Unidas Podemos, reculent dans la Communauté de Valence et dans sa capitale. À Cadix, autre « mairie du changement » emblématique pour la gauche « radicale », l’alliance des socialistes et de la liste locale Adelante Izquierda Gaditana manque le pouvoir d’un siège.

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L’hôtel de ville de Barcelone, pour sa part, devrait voir un changement de locataire. La liste de gauche Barcelone en Commun, emmenée par Ada Colau, passe de la deuxième à la troisième position et perd un conseiller municipal. La droite indépendantiste de Xavier Trias arrive en tête et, même dans l’hypothèse où la gauche conclurait un pacte de gouvernement, c’est normalement le socialiste Jaume Collboni qui deviendrait maire.

Ce recul généralisé constitue également un revers pour la communiste Yolanda Díaz, deuxième vice-présidente du gouvernement central. Elle avait lancé cette année sa nouvelle coalition de gauche « radicale », baptisée Sumar, qui s’appuyait sur plusieurs formations locales à Madrid, Valence ou encore Ceuta. Son objectif était de marginaliser Podemos à la gauche du PSOE et de servir d’appui aux socialistes afin que ces derniers puissent rester au pouvoir. Or, ses résultats sont pour le moins contrastés. Certes, dans la Communauté de Madrid, Mónica García, de Más Madrid, parvient à conserver sa place de premier opposant au Parti populaire en gagnant trois sièges. Toutefois, au conseil municipal de la capitale, Rita Maestre (de la même formation, qui soutient l’initiative Sumar) laisse filer sept sièges pour finir deuxième.

La Catalogne et la Galice sont d’ailleurs les deux seules communautés autonomes où le PSOE enregistre de bons résultats municipaux[1]. Les socialistes ont des chances de gouverner non seulement Barcelone mais aussi les trois autres capitales de province catalanes (Tarragone, Lérida et Gérone). De son côté, la région galicienne devrait leur offrir des communes importantes comme La Corogne, Vigo, Saint-Jacques-de-Compostelle ou encore Lugo. La droite se partage les restes – essentiellement Orense et Ferrol.

Le Parti populaire domine presque partout

Ailleurs, la défaite des listes soutenues par Pedro Sánchez est cuisante. Au niveau régional, la très emblématique Isabel Díaz Ayuso, figure de proue du Parti populaire, obtient la majorité absolue dans la Communauté de Madrid avec 71 sièges sur 135.

Le PP devrait également reprendre l’Aragon (35 élus sur 67 en coalition avec Vox) et la Communauté de Valence (53 sur 99 en alliance avec la droite « radicale »), renvoyant respectivement les socialistes Javier Lambán et Ximo Puig dans l’opposition.

Dans les îles Baléares, Francina Armengol, qui avait pu l’emporter pour le PSOE en 2015 et 2019, est impuissante face à l’avancée du PP et de Vox. Ces derniers cumulent 33 sièges sur 59 au Parlement régional. Margalida Prohens (Parti populaire) devrait donc lui succéder au Consulat de la Mer, siège de la présidence régionale.

Longtemps dirigée par la droite, la modeste communauté autonome de La Rioja était passée à gauche en 2019, à la faveur d’un pacte entre Concha Andreu (PSOE) et Unidas Podemos. Cette fois-ci, les sociaux-démocrates n’ont rien pu faire pour contenir ce que d’aucuns qualifient de « tsunami bleu ». Les conservateurs y emportent en effet la majorité absolue (17 élus sur 33).

En Cantabrie, où les socialistes gouvernaient en coalition avec le Parti régionaliste de Cantabrie (PRC), le bloc de droite obtient 19 sièges sur 35. Par conséquent, María Sáenz de Buruaga (PP) devrait succéder à Miguel Ángel Revilla à la présidence.

Dans les îles Canaries, le social-démocrate Ángel Víctor Torres sauve la première place mais perd des plumes dans l’opération. Toute majorité à gauche devient quasi impossible et les régionalistes de la Coalition canarienne (CC) reviendront probablement au pouvoir, soutenus par le Parti populaire.

La Région de Murcie, traditionnellement ancrée à droite, voit un autre reflux de la gauche. Pour leur part, PP et Vox cumulent 30 sièges sur les 45 du Parlement régional.

Plus surprenant est le résultat en Estrémadure, fief historique du PSOE. À l’issue d’une très longue nuit de dépouillement, le socialiste Guillermo Fernández Vara fait jeu égal avec la conservatrice María Guardiola à 28 sièges. C’est le bon résultat de Vox (5 élus au total) qui doit permettre à la droite d’obtenir la majorité, dans une communauté autonome naguère acquise à la gauche.

Ainsi donc, les socialistes ne maintiennent le pouvoir qu’en Castille-La Manche (où Emiliano García-Page a dû attendre des heures avant d’être assuré de sa continuité), dans la Principauté des Asturies (où il faudra gouverner en coalition avec la gauche « radicale ») et en Navarre (où les pactes seront complexes à sceller).

Dans cette dernière région, la poussée des indépendantistes basques de Bildu va être un casse-tête pour le PSOE. Façade politique plus ou moins assumée de la défunte ETA, la formation a défrayé la chronique ces dernières semaines. Elle a en effet présenté aux élections municipales une quarantaine de candidats condamnés il y a plusieurs années pour des faits de terrorisme. Toute alliance trop nette des socialistes avec Bildu serait donc très gênante.

La vague bleue se confirme aux élections municipales

Au niveau municipal, la poussée de ces mêmes indépendantistes se vérifie un peu partout, notamment à Pampelune (Navarre) et Vitoria (Pays basque). Malgré tout, le Parti nationaliste basque (PNV) devrait rester au pouvoir à Bilbao et Saint-Sébastien.

Dans presque tout le reste de l’Espagne, la droite l’emporte nettement. La majorité absolue du maire sortant de Madrid, José Luis Martínez-Almeida (PP), est d’autant plus éclatante qu’elle était loin d’être certaine. Le Parti populaire s’impose dans plusieurs communes de l’ancienne « ceinture rouge » de la capitale, à l’instar de Móstoles, Arganda del Rey, Torrejón de Ardoz ou encore Leganés. À Alcalá de Henares (troisième ville la plus peuplée de la Communauté de Madrid), le bloc de droite s’assure aussi le gouvernement.

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Au-delà de l’aire urbaine madrilène, le Parti populaire dirigera Valence, Cadix, Málaga et Grenade. De nombreuses autres communes importantes sont à porter au crédit du Parti populaire, assez souvent en coalition avec Vox ou des régionalistes : Castellón de la Plana, Séville, Murcie, Palma de Majorque, Badalone, Alicante, Valladolid, Burgos, Ségovie, Cordoue, Huelva, Marbella, Estepona, Almería, Guadalajara, Salamanque, Elche, Jerez de la Frontera, Cáceres, Badajoz, Tolède, Ciudad Real, Albacete, Saragosse, Huesca, Teruel, Oviedo, Gijón, Logroño, Carthagène, Ibiza, etc.

À Santa Cruz de Ténérife, le PSOE est arrivé en tête mais devrait perdre le pouvoir. À Las Palmas de Grande Canarie, en revanche, l’ancienne ministre socialiste Carolina Darias réussit son pari et deviendra très certainement maire.

Les intentions du président de ce parti, Santiago Abascal, sont claires : entrer dans l’exécutif d’un maximum de régions et dans le conseil municipal du plus de villes possibles. S’il veut transformer l’essai, le PP pourra difficilement le lui refuser.

Les leçons nationales : de l’essor de Vox aux élections générales anticipées

Notons que le panorama municipal et régional espagnol marque également une nette avancée de Vox. La formation de droite « radicale » oublie ainsi son demi-échec au scrutin andalou de 2022, multiplie par trois son nombre de conseillers municipaux dans l’ensemble de l’Espagne et sera décisive dans le basculement de six communautés autonomes.

Les intentions du président de ce parti, Santiago Abascal, sont claires : entrer dans l’exécutif d’un maximum de régions et dans le conseil municipal du plus de villes possibles. S’il veut transformer l’essai, le PP pourra difficilement le lui refuser. Le président du Parti populaire, Alberto Núñez Feijóo, peut cependant savourer sa victoire, la première pour sa formation au niveau national depuis 2018. Il s’était investi tout autant que Pedro Sánchez dans un scrutin dont les conséquences nationales sont évidentes.

Frappé de plein fouet par la déroute, le chef de l’exécutif a d’ailleurs annoncé la dissolution anticipée du Parlement national. Les prochaines élections générales espagnoles se tiendront donc le 23 juillet prochain. Seul l’avenir nous dira si le bloc de droite peut rééditer sa victoire du 28 mai mais il semble bien parti.

Source Conflits


[1] Ces deux communautés autonomes ont un calendrier électoral propre et ne votaient pas pour renouveler leur Parlement ce dimanche (tout comme le Pays basque, l’Andalousie ainsi que la Castille-et-León).

La revanche du calife

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La réélection d’Erdogan a un goût de revanche sur l’Occident qui espérait sans se cacher la mort du projet néo-ottoman. Ce troisième mandat est aussi une nouvelle plutôt positive pour le Kremlin. Ce projet islamo-conservateur est agressif à l’égard de l’Europe sur le plan des valeurs par sa proximité avec l’islamisme et sur le plan diplomatique par la stratégie identitaire turque d’Erdogan en Méditerranée et au Moyen-Orient. 


La réélection d’Erdogan, le 28 mai, avec 52,2% des suffrages, aura des conséquences majeures sur l’avenir du monde puisque la Turquie est au cœur du verrou eurasiatique, au carrefour de trois continents. 

Un mandat pour concrétiser le projet néo-ottoman

Au-delà d’avoir fait mentir les sondages occidentaux, Erdogan entame une troisième décennie de règne sans partage. L’élection présidentielle turque s’est définitivement jouée sur le terrain international, principal défaut de son adversaire Kilicdaroglu. Le candidat libéral et plutôt favorable à un rapprochement avec l’Occident a raté sa campagne, notamment au second tour. Le soutien occidental a aussi joué en faveur d’Erdogan, en provoquant un réflexe légitimiste dans son électorat populaire islamo-conservateur. Ainsi, le président réélu dispose d’un mandat, non pas pour résoudre les crises internes qui sont nombreuses (politique, économique, gouvernance), mais pour renouer avec la grande histoire ottomane et justifier son virage autoritaire. 

Erdogan veut faire de la Turquie la référence dans la région et dans la oumma devant l’Arabie Saoudite et l’Iran. D’une part, les ambitions du Reis dépassent les frontières de la Turquie et ont motivé ses différentes interventions extérieures, comme lors de l’Empire ottoman. Ainsi, l’armée turque est intervenue en Syrie, en Libye et actuellement au Yémen et l’action diplomatique turque continuera d’être active auprès de ses voisins, y compris en Europe, pour la domination de la mer Égée, et même jusqu’en Afrique. D’autre part, l’Empire ottoman n’était pas seulement une puissance politique et militaire à son apogée, c’était aussi une puissance religieuse. En effet, le Calife était depuis la mort du prophète le chef spirituel de la communauté islamique, et-ce jusqu’à la parenthèse Atatürk avec l’abolition du califat en 1924, qui mit un terme à l’influence universelle turque. Erdogan rêve de revenir sur ce point et c’est pour cela qu’il finance des mosquées en Europe ou le soft power turc dans des séries télévisées sur les plateformes de streaming qui insistent sur la grandeur turque. Ainsi, Erdogan souhaite être le champion des islamistes dans une Europe décadente, pour défendre l’islam et ses valeurs religieuses traditionnelles, ce qui plait à son électorat. 

Jouer sa carte dans le conflit entre l’Orient et l’Occident

La Turquie joue de son ambigüité entre l’Orient et l’Occident pour préserver les intérêts de son pays. La Turquie est en effet membre de l’OTAN, mais maintient des relations avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette situation ne plait guère aux Occidentaux, qui aimeraient que la Turquie les imite et s’aligne sur leurs positions pour mieux isoler le maître du Kremlin. Cela ne changera pas avec la réélection d’Erdogan. Les relations entre les deux ont toujours été amicales. Cela s’est vérifié avec l’achat du système S-400 de fabrication russe par la Turquie contre l’avis des Occidentaux en 2019 ou par la fourniture de la première centrale nucléaire turque par le russe Rosatom cette année. Erdogan a aussi toujours refusé d’imposer des sanctions à son ami Poutine qui iraient contre ses intérêts. Cette bienveillance lui a attiré les faveurs de Poutine qui a décalé le paiement de gaz russe le mois dernier pour aider son ami à se faire réélire alors que la question du prix de l’énergie est centrale pour les ménages turcs. Même si les positions russes et turques divergent dans différents conflits comme en Libye ou au Yémen, cette alliance anti-occidentale belliqueuse aux portes de l’Europe tiendra encore pour les prochaines années.

Avec la Guerre en Ukraine, la Turquie s’est également affirmée comme un interlocuteur de choix dans le concert des nations. Alors que les Occidentaux ont échoué à rassembler autour d’une même table Poutine et Zelenski, Erdogan est parvenu à ses fins. Il a pu faire aboutir un accord sur les céréales ukrainiennes et éviter ainsi une crise alimentaire majeure, ou a pu permettre un échange de prisonniers entre les deux camps. En agissant de la sorte, l’aura de la Turquie et de son dirigeant en sont sorties grandies. Il est plus que probable qu’Erdogan continue sur cette lancée, pour faire de la Turquie une véritable puissance régionale et un pays qui compte dans la résolution des crises et des conflits grâce à la logique du rapport de force permanent. 

La Turquie dans le nouvel ordre mondial

La dénonciation de l’ordre mondial actuel dominé par les Occidentaux est un fonds de commerce pour Erdogan. Pour autant, la relation avec la Chine a toujours été complexe et non-linéaire, au grand dam de Pékin car la Turquie occupe une position centrale qui permettrait à la Chine de s’implanter durablement au Moyen-Orient et aux portes de l’Europe. À la différence de nombreux pays de la zone, la Chine n’est que le deuxième importateur pour la Turquie, le premier restant la Russie. De plus, le principal marché d’export de la Turquie est l’Allemagne, puis les États-Unis, traduisant un manque d’intérêt pour Pékin. 

Une femme et ses deux filles à la mosquée, Ankara, mai 2021 © Adem ALTAN / AFP

Même si l’importance de la Chine est grandissante en Turquie, elle reste frigorifique. Le champion de l’islam sunnite ne tolère pas la persécution des Ouïghours en Chine, lui qui se veut le défenseur des musulmans dans le monde. Ainsi, la politique des Nouvelles Routes de la Soie n’a pas été un large succès en Turquie, avec peu d’installations dans le pays alors que la Chine pousse pour cela afin d’accéder à la Méditerranée et aux Balkans. Pour autant les relations entre les deux pays se réchauffent. La Turquie cherche à rejoindre les BRICS ou d’autres institutions dominées par la Chine pour bâtir un nouvel ordre mondial alternatif loin des Occidentaux. Le pays a même rejoint la Chine pour boycotter le G20 tourisme qui se tenait dans la région disputée du Jammu-et-Cachemire en Inde. 

Fort de sa réélection, Erdogan va chercher à défier le monde occidental tout en jouant de sa singularité pour s’affirmer comme un nouvel empire ottoman, à l’image de Soliman le Magnifique 500 ans avant lui.

Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre…

Les paradoxes de la démocratie française


Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit un proverbe français. Ce vieux dicton, à voir cet entêtement mêlé d’orgueil dont l’actuel président de la République fait preuve ces jours derniers face à l’ampleur des manifestations populaires à l’encontre de la réforme des retraites, s’applique sans nul doute aujourd’hui, au premier chef (c’est le cas de le dire au vu de son incroyable pouvoir), à Emmanuel Macron. D’autant que cette fameuse réforme, qu’il a lui-même voulue, n’a guère été votée, au risque de se voir mise en minorité lors du suffrage parlementaire, par la principale institution démocratique du pays – l’Assemblée nationale – mais par ce passage en force, le désormais tristement célèbre « 49.3 », que permet, suprême subterfuge, la Constitution de la Ve République, édictée en grande partie, dans un contexte aussi particulier que celui de l’après Seconde Guerre mondiale et de l’instabilité chronique mais surtout paralysante de la IVe République, par un homme de la trempe du général de Gaulle.

Un déni de démocratie

D’où, nécessaire si l’on se veut intellectuellement honnête, cette question essentielle : comment qualifier une réforme à ce point impopulaire, mais surtout imposée aussi artificiellement, quelle que soit par ailleurs sa légalité constitutionnelle, sinon comme un déni de démocratie, au sens premier et étymologique du terme, puisque ce même mot de « démocratie » (dérivé du grec ancien, chez des philosophes tels que Platon ou Aristote, « démokratia ») signifie littéralement, à partir d’un binôme conceptuel et tout à la fois d’une combinaison sémantique (« dêmos » pour « peuple » et « kratos » pour « pouvoir),  « pouvoir du peuple » ?     

Légal sur le plan institutionnel, mais illégitime sur le plan démocratique

Ainsi arrive-t-il parfois que ce qui est légal sur le plan institutionnel, comme l’est en effet aujourd’hui ce fameux « 49.3 », ne s’avère guère pour autant légitime sur le plan démocratique, car privé, comme dans le cas présent justement, du consentement, par-delà même tout clivage politico-idéologique, du peuple ! Aussi est-ce cela, très précisément, qui manque le plus, aujourd’hui, à cette constitution française, laquelle, par ce trop récurrent recours à ce même « 49.3 »  lorsque la véritable représentation publique (le parlement) ne permet pas le vote d’une loi, sort ainsi du cadre proprement démocratique !

République : la chose publique (« res publica »)

Mais il y a pis encore, en ce qui concerne la République française. Car que signifie en réalité, si l’on regarde là aussi de plus près ce mot, le terme de « république » (dérivé du droit romain, comme chez Cicéron, avec la « res publica ») sinon, littéralement là encore, « chose publique (c’est là, « chose », ce que veut dire en effet étymologiquement le mot latin « res »)  ?

D’où, précisément, cet autre constat problématique, sinon tragique : est-on encore véritablement en « république » – ce mot dont se gausse tant le système politique français moderne et contemporain pour se distinguer de la vielle monarchie, et de droit divin de surcroît – lorsque ses lois se voient imposées à travers le seul recours légal, qu’il soit constitutionnel ou institutionnel, au détriment, pour le coup, de l’assentiment public, encore et toujours, pourtant seule vraie et légitime instance démocratique, en définitive, ainsi que l’atteste la signification même tant du mot « démocratie » que celui de « république » ?   

La Ve République : une crise de régime, plus encore que politique ou sociale

Ainsi, au vu de cette confusion linguistique entre les concepts de « légalité institutionnelle », certes garantie par la Constitution elle-même, et de « légitimité populaire » », est-ce la notion même de « démocratie » qui, en l’occurrence, se voit viciée, par ce recours aussi répétitif qu’excessif au « 49.3 », en France, donnant par là souvent l’impression, non sans raison, d’être une démocratie politique, voire oligarchique, bien plus qu’une démocratie sociale (mieux comprise sous l’expression de « social démocratie »).

A lire aussi, Philippe Bilger: Décivilisation: avec un joli mot, Macron tente de cacher la saleté et de se dédouaner

À cela, pour aggraver la situation, s’ajoute, renforcé par le comportement trop souvent méprisant, sinon autoritaire, de l’actuel président de la République, un autre et très sérieux problème, inhérent, celui-là, à l’essence même de la Ve République : le fait que celle-ci, née sur les glorieuses mais douloureuses cendres d’une Révolution française (1789) polluée de surcroît par de sanguinaires années de Terreur (1793-1794) puis deux Empires successifs (Napoléon Ier et Napoléon III) ainsi que quatre républiques balbutiantes, et, comme telle, inachevée tant sur les plans politique que social, s’apparente en réalité, de manière un peu bâtarde et donc forcément claudicante, à une monarchie républicaine, et même pas parlementaire (comme c’est le cas, par exemple, en Angleterre, en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas ou en Scandinavie), bien plus qu’à une vraie république, correctement entendue.

D’où, précisément, ce sentiment, pour le peuple français en son ensemble, d’avoir affaire là, avec ce pouvoir tout puissant, quasi absolu, des présidents français en général, et d’Emmanuel Macron en particulier, à des « monarques républicains » : une sorte de compromis, quelquefois branlant comme aujourd’hui, entre l’ancien Régime et une République moderne !

Macron, ce monarque républicain, confondrait-il donc « res » (publica) ou même « lex » (la loi) avec « rex » (le roi) ?

C’est cela, très exactement, que vit ces jours-ci, avec cette autoritaire méthode de gouverner d’Emmanuel Macron, la France d’aujourd’hui : une crise de régime, bien plus encore qu’une crise politique ou sociale, et dont l’actuel, vaste et profond mouvement de protestation populaire n’est donc, par-delà même sa compréhensible contestation de cette réforme des retraites (qui n’en est, au fond, que l’explosif révélateur), que le symptôme le plus ponctuel, tangible et visible. Ce n’est là que la goutte qui, en suspens depuis trop longtemps déjà, fait déborder le vase !

Le roitelet est nu

Et le roitelet Macron, face à l’ampleur, parfois la violence, de ces contestations, est manifestement (c’est là aussi le cas de la dire) nu ! D’autant que, pour son second mandat, il aura finalement été élu, au second tour des présidentielles de 2022, par défaut, bien plus que par adhésion à son programme ou sa personne : à seule fin, en dernière analyse, d’éviter, moyennant un calcul purement électoral en termes de pourcentage, l’élection de Marine Le Pen en lui faisant barrage. 

J’en connais même plus d’un et plus d’une, surtout de gauche, qui, pour empêcher celle-ci d’accéder à la fonction suprême de l’État, ont voté, l’âme en peine et au prix d’un effort politique quasi surhumain, pour celui-là, trahissant ainsi, le plus souvent, leurs propres convictions idéologiques. C’est dire si Macron a été mal élu !

Bref, et en définitive : un Macron, président de la République, extrêmement bancal, sinon illégitime en profondeur, et au regard duquel ce ressentiment populaire, renforcé par une invraisemblable série de maladresses politiques de sa part et dont le 49.3 n’est que l’effet le plus ostensiblement dévastateur, s’exprime à présent, avec parfois une violence aux allures de revancharde frustration, aux quatre coins de l’Hexagone ! 

Un printanier parfum de mai 68

Entendons-nous : loin de moi la volonté de cautionner ces violences, éminemment condamnables. Mieux : expliquer une situation, en en comprenant intellectuellement les tenants et aboutissants, ne veut certes pas dire – la nuance conceptuelle est de taille – la justifier. Mais enfin : je suis arrivé à un âge, aujourd’hui, où je peux me permettre de dire, maintenant que les jeunes, et les étudiants en particulier, prennent aussi leur part de responsabilité dans cette bataille aux relents insurrectionnels, y compris à l’encontre du système tout entier et non seulement de la réforme des retraites (qui n’est que la pointe de l’iceberg, l’élément déclencheur d’un malaise croissant), qu’il y a ces jours-ci, dans les rues de Paris comme dans celles de bon nombre de villes de province, un printanier parfum de mai 68.

La sagesse de Victor Hugo

Je me souviens, à ce propos, d’un célèbre et très sage mot du grand Victor Hugo, prestigieux pair de France, au temps de la Commune : « Le plus excellent symbole du peuple, c’est le pavé. On lui marche dessus jusqu’à ce qu’il vous tombe sur la tête. »

À méditer de toute urgence, sans vouloir certes préjuger ici de l’avenir du pays, ces paroles hautement révolutionnaires, acclamées, en leur historique temps, par une foule en liesse, quoique toujours digne, et qui ressemblait précisément là, n’en déplaise à un certain Emmanuel Macron lors de l’une de ses dernières, démagogiques, péremptoires et même irrespectueuses saillies, à l’héroïque, voire romantique par certains de ses élans les plus idéalistes, peuple de France !

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Suicide assisté, le pire assuré

Le récent suicide assisté d’une jeune Belge de 23 ans en « état de souffrance psychique » représente plus qu’une dérive de la légalisation de l’euthanasie. C’est un meurtre légal qui permet à notre société d’assumer son incapacité à sauver une génération totalement déconstruite.


« Autant jeter les fils vivants dans les brasiers. » Pierre Legendre

Rendu public en octobre dernier, le « suicide assisté » en Belgique d’une jeune femme de 23 ans, suite à l’aval donné par la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (laquelle justifia après-coup du bien-fondé de sa décision en expliquant que « la jeune fille était dans un état de souffrance psychique telle que sa demande a été logiquement acceptée »), m’a fait penser à la mort du canari dans le puits de la mine. Une mort qui, pour signaler la modification invisible de l’environnement, prévenait les mineurs de l’explosion prochaine.

L’événement une fois connu suscita un certain émoi, de sévères critiques se firent entendre. Mais suite à un signalement (Le Monde, 7 septembre 2022), le parquet d’Anvers, estimant que la « procédure avait été suivie », classa l’affaire. Il s’était en effet trouvé deux psychiatres démiurges pour porter le diagnostic fatal de « maladie incurable » autorisant dans la loi belge le suicide assisté. Et cela arguant du fait qu’à la suite des traumas subis (un viol quelques années plus tôt, et sa présence lors de l’attentat terroriste de 2016 à Bruxelles), les hospitalisations et les traitements médicamenteux n’avaient pu délivrer cette jeune femme d’une « souffrance psychologique insupportable ». Sans autre considération d’une causalité psychique interne de sa souffrance subjective, plus profonde et antérieure à ces traumas. Notons que la jeune femme avait refusé la proposition d’une psychothérapie.

La décomposition de l’Interdit

Ce cas – à ma connaissance une première européenne pour une personne de cet âge et un tel motif – signe, je le crains, un pas supplémentaire dans la dérive folle de ce juridisme dé-civilisateur qui, légitimant le fantasme meurtrier sous-jacent aux demandes les plus insensées, déconstruit depuis plusieurs décennies la barrière de protection : les digues du droit civil soutenant l’architecture des filiations. Il n’est à tout prendre qu’une conséquence dernière de la décomposition de l’Interdit civilisateur – civilisateur des deux dimensions solidaires du désir qui spécifie l’animal parlant : celles de l’inceste et du meurtre. Un Interdit dont le droit civil, pour procéder de la Loi – la loi langagière de la différence des sexes et des générations –, a sous nos cieux vocation (anthropologique) à garantir la logique[1].

Longtemps témoin du recul des pratiques du soin et de l’assistance éducative et sociale pour faire face au « meurtre » – à tous les équivalents symboliques du meurtre œdipien visant l’une ou l’autre des figures fondatrices Mère et Père –, je soutiens que nous sommes loin d’avoir pris la mesure de la régression dans laquelle nous nous trouvons enferrés. Et ce dernier cas, effrayant, révèle dans quelle fuite en avant, nihiliste, la dévastation de notre environnement symbolique nous entraîne.

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Ayant cru pouvoir jeter par-dessus bord, sans autres conséquences que de « progrès » n’est-ce pas, les invariants existentiels – les contraintes indépassables de la différenciation humaine (Legendre) –, l’idéologie du Sujet-roi a promu le libre-service normatif. La mythologie subjective parentalela plus confusionnelle, celle des « parents combinés » d’avant l’accès à la différence des sexes,a pris, sous les termes de l’« homoparentalité », force de loi. La représentation fondatrice Mère/Père soutenue par le couple femme/homme, support du cours de la construction subjective, en a été juridiquement et culturellement pervertie.

Par-delà l’ébranlement moral qu’il engage, ce cas extrême me paraît exemplaire de la façon dont, pour occulter l’ordinaire de la négativité – cette part sombre irréductible de l’humain, nichée au fond de l’être de chacun –, le positivisme ambiant, sous les flonflons du Bien et de l’Empathie,  nous conduit vers le pire. À quelques exceptions près, les milieux professionnels de l’éducation et du soin eux-mêmes méconnaissent ou mésestiment la puissance négative, liant le meurtre à l’inceste, du désir inconscientqui spécifie l’animal parlant. Et plus encore, ils occultent les conditions de sa reliaison à la Loi, pour civiliser ce désir. Épousant la tendance culturelle du temps, ils s’aveuglent, à l’identique du monde intellectuel et politique, sur les effets délétères, présents et à venir, de la décomposition juridique en cours des fondements langagiers institués du sujet, ceux de la différence des sexes et des générations.

La paresse de sentiment

Dans un tel contexte, faire entendre qu’on ne saurait aider les sujets les plus dépressifs, les plus perturbés, sans d’abord oser ne pas les satisfaire comme ils disent le souhaiter, devient une gageure… Comme si l’on pouvait combler le désir de l’enfant en donnant satisfaction à son impérieuse demande ! Une satisfaction apportée par des parents culpabilisés, des pères papaïsés, maternalisés, dont on voit par exemple fort bien dans le récent film The Son à quelle issue fatale cela peut conduire…

Après avoir cru pouvoir faire de la « religion » – du lien transcendantal au Tiers, à la Souveraineté – une affaire privée, et par-là être politiquement débarrassé du Père et de l’Interdit, du Totem et du Tabou – une fable freudienne fausse et inutile selon un anthropologue accompagnateur de la déconstruction indéfinie –, la déshérence éducative et thérapeutique est au rendez-vous. Nous avons abîmé le fil de la transmission, perdu les ressources symboliques et psychiques pour soutenir la Limite et le Non face à la destructivité subjective des jeunes générations. Les parents d’aujourd’hui, enlacés aux idéaux du temps, sont priés de fermer les yeux. L’enfant est un ange. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil – les monstres exceptés.

Sait-on combien de drames pourraient être évités si, a contrario du mode de satisfaction aujourd’hui promu sous les termes d’un humanisme de bon aloi, ceux d’une écoute empathique, on comprenait en quoi un refus contrariant la demande du sujet peut bien davantage autoriser celui-ci à accéder, pour son propre compte, à sa culpabilité subjective ? À vouloir effacer toute conflictualité structurante, ce sont des multitudes de jeunes qui ne peuvent plus symboliquement tuer le Père, c’est-à-dire se dégager de l’Image narcissique de leurs parents. Ils se trouvent privés du chemin de leur propre émancipation de sujet. Faudrait-il alors s’étonner que, pour un nombre de plus en plus grand de ceux-là, mais aussi de nos concitoyens, une destructivité qui n’a pas trouvé à se métaboliser dans le creuset familial passe au réel ? Soit en s’extériorisant dans des violences multiformes. Soit, pour les sujets les plus fragiles, emprisonnés dans la tyrannie intérieure de leur Surmoi – la tyrannie d’une culpabilité qui n’est pas la leur –, en se retournant contre soi. Un profond déni culturel opère quant à la source la plus profonde de ces violences et de ces souffrances, souffrances d’autant plus intolérables pour les sujets qu’elles leur sont tenues hors sens.

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« Le sentiment est paresseux, de là son inconcevable cruauté… / Qui pêche par pitié présente après-coup la note la plus impitoyable… Gardez-vous du pathétique de l’empathie. » (Hermann Broch, Les Somnambules.)

Un lien en souffrance à la Mère

C’est ainsi qu’à croire devoir donner satisfaction à une telle demande de sujets en détresse existentielle, on verrouille – dans ce cas sous la formule, que je n’ose qualifier, de « maladie incurable » – toute possibilité de remanier leur lien en souffrance à la Mère, lien à cette Image narcissique la plus primitive d’une mère réduite à cette matrice à laquelle ils demeurent inconsciemment scotchés, con-fusionnés. Et si le monde psy a depuis plusieurs décennies reculé, régressé, c’est bien de ne plus comprendre en quoi c’est toujours et encore via l’Œdipe, dans la longue traversée, toujours plus ou moins boiteuse et douloureuse, du drame subjectif, qu’un sujet, institué dans une triangulation adéquate, peut dialectiser sa relation à l’Idole Mère, s’en distancier, en symboliser les Figures. Alors la souffrance, rapportée au drame du vivre et du mourir, peut prendre sens. Et le sacrifice, nouant la perte (l’acceptation du manque, de la limite) au sacré (de la Référence souveraine commune), peut se métaboliser pour la Vie, celle du sujet comme de la cité.

Comment faire résonner cela, que je sais difficile, quand, sous le règne de Big Mother, les fils déguisés en père (H. Michaux) s’avancent si bons, si innocents ? Comment faire reconnaître, alors que la négativité constitutive du désir est circonscrite de tous bords, en quoi la légitimation d’un tel suicide assisté libère dans la société, bien au-delà du cas, la pulsion de mort, la tendance de l’humanité à la mort ? Les nouveaux droits pactisent avec le meurtre.

Laisser accroire à ces sujets de grande sensibilité à la fin de l’angoisse et de la souffrance, à une vie d’innocence et de pur amour comme au Paradis d’avant la chute, c’est les dés-instituer, c’est les placer hors de la condition humaine commune, et au final, comme l’ont engagé tous les totalitarismes, en faire la proie du fantasme de la solution finale. Solution démoniaque et impitoyable de cet autre empathique qui, telle une mère toute bonne et toute-puissante, jamais ne saurait contrarier le fantasme des fils, aussi incestueux et meurtrier soit-il.

Elisabeth Borne ouvre la convention citoyenne sur la fin de vie, Paris, 9 décembre 2022. © Aurelien Morissard/POOL/SIPA

Dans le contexte culturel actuel, est-il encore loisible de soutenir qu’il n’aurait fallu en aucune manière se prêter à la demande de cette jeune femme en souffrance, en proie au tourment du vivre et du mourir ? Nul ne semble s’être demandé en quoi l’enjeu de mort qu’elle mettait sur la table était d’une tout autre nature que réelle. Sous le règne de l’empathie, agir et fantasme se sont confondus.

Alors que la problématique œdipienne nouant le cours de la reproduction subjective est donc considérée comme caduque – une vieillerie normative réactionnaire selon la doxa de pointe –, questionner l’enjeu de meurtre que ces jeunes sujets qui se suicident ou tentent de se suicider n’ont pu transposer dans la parole semble de plus en plus irrecevable. Comme demeure tout aussi incompréhensible que ces sujets, enkystés dans une telle débâcle subjective, identificatoire, soient les plus immédiatement sensibles, tel le canari de la mine, au grisou du nihilisme libéré par la déconstruction indéfinie des montages civilisateurs.

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Un écrivain américain l’a noté : « Si nous n’identifions pas les changements qui, dans notre civilisation, attaquent nos systèmes immunitaires sociaux et éthiques – systèmes auxquels nous nous référons d’habitude en parlant de tabous – il ne faudra pas longtemps avant que nous succombions tous. » (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau.)

Un meurtre pour la vie

Le suicide d’un jeune sujet relève le plus souvent de cette dimension meurtrière du désir inconscient qui n’a trouvé son issue – du meurtre de cet autre que je est (hais).Mais d’un meurtre pour la vie : ce dont les dernières paroles rapportées dans la presse de cette jeune femme, résonnant du « manque », témoignent tragiquement. Il signe l’impasse de la séparation première d’avec la Mère, ce qui, de la différenciation subjective d’avec ce premier Autre que fut la mère, n’a pu s’élaborer. Pierre Legendre l’a ainsi posé : « Un suicide est un sacrifice humain, qui s’inscrit comme témoignage d’une différenciation manquée, dans la logique généalogique. » (« Le sujet du suicide », in Filiation, « Leçons IV, suite 2 ».). Tout suicide de ce genre signe un abcès généalogique. Le suicidé paie un impayé. L’impayé d’un sacrifice subjectif, celui de générations antérieures. Mais pour faire résonner ici l’enjeu de mort sur lequel ont pu buter douloureusement cette jeune femme, son entourage familial et institutionnel, qu’il soit entendu que c’est bien d’abord la régression dans laquelle nous nous trouvons enkystés, placés comme nous sommes sous l’imperium des idéaux post-hitlériens de la subjectivité sans loi (Legendre),  que je vise.  Une régression dont je soutiens, après avoir relevé plusieurs décennies durant dans la protection de la jeunesse combien elle pouvait hypothéquer la destinée subjective de tant de jeunes, leur maturation, que cet acte effroyable – tuer en toute légitimité, au nom de son bien, une jeune femme en souffrance psychique aiguë de 23 ans qui le demande – est une ultime manifestation  barbare, légalisée.


[1] Cf. P. Legendre, « L’indestructible question de l’Interdit », in Les Enfants du Texte : étude sur la fonction parentale des États, « Leçon VI », Fayard, pp. 25-31.

« GLAD ! » la revue qui ose tout, c’est à ça qu’on la reconnaît

La revue numérique propose en accès libre des travaux scientifiques, artistiques et politiques « articulant recherches sur le genre et recherches sur le langage ». Liliane Messika l’a parcourue avec joie


Heureux qui, Féministe, a fait un beau voyage,
Ou comme celle.lui-là qui conquit le langage,
Et puis l’a retourné, points médians et collages,
En rendant inaudible la langue et le message !

Pour voyager dans le wokisme, une boussole a été mise au point. Elle se nomme GLAD ![1], le point d’exclamation permettant qu’on ne prenne pas cette revue bisannuelle de l’association « Genre, sexualités, langage » pour une exclamation de joie anglophone. Pour son numéro à paraître fin 2024, sur le thème « Genre-Animalité-Langage », la revue lance un appel à contributions sous la forme d’un « argumentaire » qui liste la faune et la flore d’une jungle au sabir impénétrable[2]. Le.la contributeur.e est invité.e à investiguer l’imaginaire commun partagé par « la consommation carnée et le viol ». Comme dessert, il y a du « Black veganism ». Il s’agit d’une conjugaison (à l’impératif) de l’antispécisme, battu en neige et incorporé soigneusement aux luttes antiraciste et antisexiste, afin d’ouvrir « une voie prometteuse pour penser la dénonciation et le dépassement des… animalisations péjoratives et essentialisantes ».

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Malgré leur empathie pour nos amies les bêtes, les charabiatologues admettent que le lion dévore la gazelle, mais la loi de la nature n’a rien à y voir: pour eux, viande et viol sont dans le même bateau. Si le lion mange, ce n’est pas parce qu’il est outillé carnivore, mais parce que son nom est un masculin. Et si la gazelle finit dans son estomac, ce n’est pas parce que son anatomie d’herbivore ne lui laisse aucune chance, mais parce que son nom est un féminin.

Vers une langue zoo-inclusive ?

Révélation: « il existe un continuum entre le traitement des corps des femmes, mais aussi des esclavagisé.e.s, des handicapé.e.s, des racisé.e.s et ceux des sols, des animaux, des végétaux. Tous.tes sont naturalisé.e.s, terrains d’expérimentation ou de conquête ». Un lecteur distrait comprendrait que les handicapés ont droit à autant de respect que les animaux et les végétaux, mais ce galimatias n’a pas vocation à faire sens. Il ne s’agit que d’une incontinence verbale consécutive à l’ivresse inclusive d’individu (point E point S) qui confondent leur nombril et leur neurone (au singulier).
Pour preuve, une question métaphysique: dans les verbalisations humaines adressées aux animaux domestiques « quelle place occupe le genre de l’énonciateur.rice, qu’iel soit l’humain.e s’adressant à l’animal ou l’animal dont on imagine le discours ? »
Cette sodomie coléoptérique posera les jalons d’une langue zoo-inclusive à laquelle les jargonneurs aspirent, tout en reconnaissant sa complexité: il faudra écrire systématiquement « cheval.jument » ou « poule.coq » et conjuguer au masculin fourmi, girafe et coccinelle…

Vous êtes folle, dit le Chat à Alice.
Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice.
Vous devez l’être, répondit le Chat, ou vous n’auriez pas lu cet argumentaire jusqu’au bout.


[1] https://journals.openedition.org/glad/5305

[2] Argumentaire_Genre_animalité_langage.pdf

Un combat qui fait bondir

La peau de kangourou ne sera plus utilisée par la marque Puma, pour ses chaussures de football. Devinez pourquoi.


Puma, le géant des articles de sport, est récemment tombé dans le viseur des éco-activistes et autres végans. Ces derniers ont dénoncé l’utilisation de cuir de kangourou comme matière principale de la « K-leather », la célèbre chaussure de football portée par de nombreux joueurs comme Diego Maradona ou Pelé. Cédant à la pression de ces lobbys, l’entreprise allemande a annoncé qu’elle mettait fin à la production de ce type de chaussure pour la remplacer par une autre plus conforme aux aspirations de la jeunesse. Baptisée « K-Better » avec 20 % de matériaux recyclés, la nouvelle chaussure se revendique végétalienne, éco-responsable et soucieuse de la protection animale. Une décision qui ne sera pas sans conséquence en Australie où la société s’approvisionne. Elle a mis en émoi les producteurs de cuir de kangourou, qui accusent les dirigeants de Puma d’être tombés dans le piège d’une « campagne internationale de désinformation » et réfutent l’idée que les matières alternatives sont nécessairement supérieures. Chaque année, les exportations de cuir de kangourou rapportent 120 millions d’euros à l’Australie et représentent 3 000 emplois. Malheureusement, Puma rejoint une tendance générale. Déjà, l’État de Californie interdit la commercialisation de produits utilisant des matières dérivées du kangourou. L’État d’Oregon, où Nike a son siège social, débat actuellement d’un projet de loi allant dans le même sens. La Chambre des Représentants délibère d’une loi de protection des kangourous, qui étendrait cette interdiction à tous les États-Unis. S’agit-il, au fond, de sauver des vies d’animaux ou de flatter la sentimentalité des jeunes militants antispécistes ? Même si on prohibe l’exploitation commerciale du cuir de kangourou, il sera toujours nécessaire d’abattre des kangourous en Australie pour empêcher que leur population explose. Ce qui est vraiment menacé ici, ce n’est pas le kangourou, c’est le bon sens humain.

Henry Kissinger a 100 ans. Le diplomate du siècle?

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Henry Kissinger et le président Richard M. Nixon, à la Maison Blanche, le 22 septembre 1973. Kissinger est alors Secrétaire d'État © NEWSCOM/SIPA

Né en Allemagne en 1923, Secrétaire d’État des États-Unis sous les présidences de Richard Nixon puis de Gerald Ford, Kissinger est une figure tutélaire que la plupart des Américains saluent comme le Secrétaire d’État le plus marquant de l’après-guerre. Il a obtenu le prix Nobel de la Paix, en 1973, pour les accords de paix de Paris destinés à amener un cessez-le-feu dans la guerre du Viêt Nam.


Spectateur engagé des mutations du monde, l’artisan historique de la détente ne cesse, en grand témoin, de nous rappeler que la stabilité de l’ordre international repose sur l’équilibre des puissances et le respect de la souveraineté étatique. La diplomatie en est l’accoucheuse.

La nouvelle est passée largement inaperçue : le grand artisan de la politique étrangère des présidents Nixon et Ford, Henry Kissinger, a fêté ses 100 ans le 27 mai dernier. En 100 ans d’existence, de son enfance dans l’Allemagne tourmentée de l’entre-deux-guerres jusqu’à nos jours, où tend à s’affirmer le processus d’un remodelage multipolaire de l’ordre du monde, en passant par les heures où sa diplomatie de l’équilibre devait accoucher de la détente, Henry Kissinger aura traversé des époques très différentes. À travers les multiples reconfigurations du concert des nations, qui peuvent paraître quelquefois erratiques, cette dernière grande figure du réalisme continue de nous livrer un message d’une grande clarté : la stabilité de l’ordre du monde, dont dépend la paix, ne peut procéder durablement de coups de force ni de surenchères ; elle s’enracine concrètement dans l’équilibre des puissances, que canalise la commune reconnaissance par les États du cadre de dialogue axiologiquement neutre tracé par le principe de souveraineté. Kissinger nous donne ainsi la formule d’une politique étrangère dont le premier principe régulateur est l’intérêt national, conçu comme une limitation rationnelle apportée par la diplomatie à l’appétit de puissance, au regard des moyens à disposition et de la structuration du champ interétatique.

De l’Allemagne aux États-Unis

Né à Fürth, près de Nuremberg, le 27 mai 1923, le jeune Heinz Kissinger dut quitter l’Allemagne à quinze ans, en 1938, pour échapper aux persécutions nazies et s’établir aux États-Unis avec ses parents et son frère. Son destin rejoignait celui d’autres Allemands, ses aînés, Hannah Arendt, Leo Strauss ou Hans Morgenthau, qui ont contribué au rayonnement intellectuel des États-Unis.

Après des études qui devaient initialement le spécialiser dans la comptabilité, c’est finalement son enrôlement dans les rangs de l’armée américaine, contemporain de sa naturalisation, qui décide de son orientation. À son prénom germanique, il substitue alors celui d’Henry. Les opérations militaires auxquelles il prend part le conduisent de nouveau en Allemagne, où, sous l’uniforme américain, il s’acquitte de missions de contre-espionnage, matière dont il enseigne ensuite les rudiments. L’amitié nouée dans l’armée avec un autre Américain d’origine allemande ayant fui le régime nazi, Fritz Kraemer, lui apprend à ne pas renoncer à ses ambitions.

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C’est ainsi qu’il entre à Harvard, mettant à profit un dispositif ouvrant aux vétérans les portes des meilleures universités américaines. Il y côtoie notamment l’historien William Yandel Elliott, sous la direction duquel il rédige un long mémoire d’undergraduate sur le sens de l’histoire. Les références qu’il y fait aux réflexions de Toynbee, de Spengler et de Kant tracent les premiers linéaments d’une pensée, selon laquelle l’homme peut chercher dans l’exercice de sa liberté la faculté de transcender le tragique de l’existence.

L’importance de l’histoire

La longueur de son mémoire n’est pas le seul trait par lequel Henry se distingue. Alors que tant de ses condisciples marquent un vif intérêt pour l’économie et pour les perspectives que la création de l’Organisation des Nations unies semble ouvrir au multilatéralisme, lui préfère aborder la politique internationale par l’histoire. Il consacre, en ce sens, sa thèse de doctorat au règlement diplomatique de la situation européenne après la chute de Napoléon. Les figures du chancelier autrichien Metternich et du secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères, Castlereagh, retiennent son attention. Dans cette thèse, Kissinger s’intéresse, non à des crises contemporaines, mais à des faits historiques dont il prétend, par analogie, tirer des enseignements ; il y aborde, non le phénomène guerrier en soi, mais l’activité des diplomates, à qui il revient, par la négociation, de donner un fondement à la paix. Elle donne à voir le point de maturation et la profondeur historique qu’a atteints la pensée de Kissinger et dévoile les bases de sa pensée des relations internationales : sans la force, la paix ne peut reposer durablement que sur l’équilibre établi entre les puissances, qui parviennent à dialoguer pour résoudre les crises, parce qu’elles parlent le même langage diplomatique et se reconnaissent mutuellement comme parties institutionnelles d’un même ordre.

La question de l’ordre du monde, qui émerge dans la réflexion de Kissinger, en devient, dès lors, un thème récurrent et structurant, avec le concept de légitimité, défini, non à partir d’un contenu culturellement déterminé, mais comme un substrat minimal d’usages, partagé par les hommes d’État.

Après avoir publié sa thèse, en 1957, Henry Kissinger se fait remarquer par un autre ouvrage, Nuclear Weapons and Foreign Policy, qui, rompant avec la doctrine des représailles massives, envisage la possibilité d’user, dans certaines conditions, d’armes nucléaires tactiques. Anticipation de la doctrine de la riposte graduée, la réflexion de Kissinger avait surtout pour objet d’extraire les États-Unis des impasses diplomatiques où la doctrine volontiers manichéenne des représailles massives pouvaient l’enfermer, face à l’adversaire soviétique. Entre-temps, Henry Kissinger avait fait la connaissance à Harvard de Raymond Aron et entamé avec lui des échanges d’une grande richesse intellectuelle.

Les années Kennedy furent quelque peu décevantes pour Henry Kissinger : l’ancien doyen de Harvard, McGeorge Bundy, devenu conseiller à la sécurité nationale du président démocrate, ne répond pas à ses attentes. La contribution que Kissinger est invité à apporter aux réflexions en cours en matière de politique étrangère n’est qu’épisodique. Entre Kissinger et l’entourage de Kennedy, l’entente n’est pas au rendez-vous.

Les années Nixon

Il bénéficie manifestement d’un meilleur accueil dans le camp républicain, où il tisse des liens étroits avec le gouverneur de l’État de New York, Nelson Rockefeller. Il soutient sa candidature aux élections primaires républicaines de 1968, mais Richard Nixon obtient l’investiture du Grand Old Party et est finalement élu président des États-Unis. Cette élection marquait-elle la fin des ambitions politiques de Kissinger ? Le contraire advint : alors que l’universitaire de Harvard ne s’était jamais vraiment senti d’affinités avec lui, le président élu, Richard Nixon, lui proposa le poste de conseiller à la sécurité nationale. Kissinger accepta, non sans avoir consulté, au préalable, ses collègues de Harvard.

L’aventure politique commence alors réellement pour Henry Kissinger. Les années Nixon sont pour la politique étrangère des États-Unis des années d’ajustement et de renouveau.

Profondément intellectuels et partageant l’idée que la décision de politique étrangère, qui relève du politique, ne peut être abandonnée à la routine administrative, Nixon et Kissinger ont promu, dans ces années d’intense activité, de nombreuses initiatives retentissantes : désireux de stabiliser le champ international, toujours marqué par la bipolarité, ils veillent à développer des relations directes et dépassionnées avec l’Union soviétique, concrétisées dans un dispositif d’échanges et d’accords qui donnent leur pleine portée, mais à l’échelle mondiale, à l’idée de détente, promue en son temps et pour la France par le général de Gaulle. Kissinger souhaite ainsi rapporter les objectifs de la politique étrangère américaine au critère ultime de l’intérêt national et proportionner, par conséquent, les ambitions affichées aux moyens dont elle dispose.

Simultanément, Kissinger met en œuvre une ouverture progressive à la Chine populaire. En se rapprochant visiblement de la Chine communiste, concurrente asiatique de l’Union soviétique, les États-Unis réussissent à susciter du côté de la Russie, soucieuse de demeurer l’interlocuteur principal de l’Amérique, un sursaut d’intérêt pour la détente. La diplomatie triangulaire ainsi inaugurée a pour effet de constituer, selon la formule alors employée, une « structure de paix », apte à stabiliser les relations internationales face aux incertitudes de l’affrontement est-ouest.

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C’est dans ce contexte que Kissinger mène à leur terme les négociations sur la limitation des armes stratégiques dits SALT I, emblématiques de l’esprit de la détente. Le traité est signé le 26 mai 1972.

Héritage des administrations démocrates, la guerre du Vietnam figurait parmi les dossiers les plus brûlants que devait traiter Kissinger. Prenant part, en région parisienne, à des négociations secrètes avec une délégation nord-vietnamienne conduite par Le Duc Tho et maintenant un contact avec le gouvernement sud-vietnamien, Henry Kissinger eut à mettre en œuvre, dans des circonstances particulièrement difficiles, le désengagement progressif des troupes américaines, sanctionné par les accords de Paris du 27 janvier 1973.

La réélection de Richard Nixon en novembre 1972 permet à Kissinger de consolider le rôle central qu’il joue dans la définition de la politique étrangère américaine, puisqu’il devient secrétaire d’État en septembre 1973, cumulant cette fonction avec celle de conseiller à la sécurité nationale. Ses réussites diplomatiques et sa personnalité lui donnent d’acquérir une notoriété médiatique qu’aucun autre secrétaire d’État n’aura connue.

La crise du Watergate, dans laquelle Kissinger n’est pas impliquée, vient toutefois abréger le second mandat de Nixon.

Quand Gerald Ford succède à Richard Nixon, la présence d’Henry Kissinger au gouvernail de la diplomatie est un atout et un gage de continuité.

Celui-ci fait de nouveau la preuve de grands talents de médiateur en mettant en œuvre une active diplomatie de la navette à la suite de la guerre du Kippour. L’Égypte et Israël acceptent de se parler et de chercher un accord.

Mais le monde auquel est confronté le secrétaire d’État est en pleine mutation. Le choc pétrolier de 1973 place l’Occident devant la réalité de sa dépendance énergétique et la contestation de puissances qui lui sont extérieures. Les questions économiques tendent à prendre de plus en plus de place dans des négociations internationales au format multilatéral et les revendications des non-alignés se font entendre, en particulier à…

>>> Lire la fin de l’article sur le site de la revue amie Conflits<<<

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Le choc de la «décivilisation»

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Le professeur d'Harvard de sciences politiques Samuel Huntington (1927-2008), photographié en Allemagne en 2005 © THIEL CHRISTIAN/SIPA

La menace inflationniste n’est pas seulement monétaire, elle est bien davantage d’ordre lexical. C’est une inflation de mots, d’énoncés aussi suffisants que peu nécessaires qui menace l’entendement.


Les préfixes abondent pour indiquer le changement de sens : illibéral vous précipite au purgatoire, tandis que décolonial vous remet dans le bon chemin. En France, on adore se payer de mots et celui de « décivilisation » est le dernier en date dans la palette des signifiants proposés dans le débat public. Cette fois-ci, la charge est lourde, angoissante tant elle prend appui sur une terrible actualité mais elle inscrit cette actualité dans un processus installé dans la durée. Si c’est la civilisation qui fout le camp, qu’allons-nous devenir?

Est-ce seulement une affaire de mots ? En France, en la matière, les communicants débordent de créations ! Après le « séparatisme », après les « sauvageons » de Chevènement, après les « jeunes-des-banlieues-difficiles » ou des « quartiers-sensibles » issus de la « fracture-sociale » et de la « diversité », voilà qu’une nouvelle formule pourrait aider les décideurs, mais aussi le peuple à y voir plus clair. En effet une question vient immédiatement à l’esprit : quand un réfugié tchétchène a pris soin d’acheter un couteau neuf pour aller couper la tête d’un professeur d’histoire géographie qui aurait mal parlé du prophète, ce réfugié tchétchène était-il un « sauvageon » ou un « décivilisé » ? Quand un fumeur, excessif de cannabis certes, frappe à mort une vieille femme de soixante-quatorze ans et la jette par la fenêtre aux cris de « Allah akbar ! » ce jeune, était-il un « séparatiste », un « sauvageon », un « décivilisé » ? Quand un autre jeune en scooter tue d’une balle dans la tête une petite fille dans une cour d’école, était-il un « décivilisé », un « séparatiste », un « sauvageon » ? À moins qu’il soit un malade mental ne sachant pas ce qu’il faisait ?

Repoussoir magique

La justice a estimé que celui qui a assassiné Sarah Halimi était coupable, mais pas responsable et donc ne lui a fait aucun procès. Un jeune tueur qui tire sur des enfants juifs pour « venger des enfants palestiniens » est-il coupable et responsable alors que sa schizophrénie potentielle devrait corriger sa responsabilité, car c’est au nom d’une noble cause que ce sauvageon aurait agi ? Aujourd’hui, c’est une anthropologue du CNRS qui est menacée de mort pour avoir étudié de près (de trop près sans doute) la stratégie des Frères musulmans pour séduire, convaincre, recruter, s’imposer dans le paysage. Pour ces gens, cette enquête est une menace, car en dévoilant précisément cette entreprise de conquête, elle donne des armes utiles pour une contre-attaque. Dès lors, il faut faire taire Florence Bergeaud-Blackler. Étrangement, ses diverses autorités de tutelle paraissent se méfier de ce travail, craignant sans toutes de se voir qualifiées d’islamophobes, en protégeant la chercheuse. Samuel Paty a déjà payé le prix de cette myopie délibérée.

A lire ensuite, Philippe Bilger: Décivilisation: avec un joli mot, Macron tente de cacher la saleté et de se dédouaner

En élargissant le registre lexical pour nommer et comprendre cette violence qui croît, le président prend des risques évidents. Tous les experts en lexicologie politique ont sorti leur lexicomètre pour situer la charge idéologique de ce nouveau concept. Est-il de droite (voire d’extrême droite) ou de gauche ? En utilisant le concept de « décivilisation » le curseur se rapproche des portes de l’enfer. Au Monde, les experts ne s’y sont pas trompés. Ils ont immédiatement reniflé les relents « d’extrême-droite » dans cet usage. Ce repoussoir magique a une qualité pour celui qui l’emploie. Il permet de faire l’économie du regard critique sur ce qui s’est passé avant.

L’idéal universaliste ébranlé

Déjà en 1989, c’est bien au nom de la soumission aux règles d’une autre civilisation que des lycéennes refusaient d’ôter leur voile pour rentrer dans un lycée à Creil. En 2002, un livre pointait les « territoires perdus de la République » mettant en évidence cette sécession en milieu scolaire de la part des certains élèves issus de l’immigration. Ce livre fut rapidement rangé sur les étagères réservées aux livres incorrects. Il fallut bien légiférer, après qu’un rapport eut confirmé la menace de rupture. La décivilisation était-elle déjà en marche ? Le rapport de l’inspecteur Obin fut rapidement glissé, avec la poussière, sous le tapis du ministère. De rapport en rapport, de projet de loi en projet de loi, la rupture n’a cessé des progressé et la décivilisation de s’étendre.

Avons-nous beaucoup progressé depuis ? Les foudres des lexicomètres n’ont pas tardé. C’est bien à l’extrême-droite qu’il faut positionner le curseur. « Le choc des civilisations » déjà annoncé par Samuel Huntington annonçait la couleur. Accueillie par des cris indignés, cette formule, jugée immédiatement comme étant réactionnaire, fracturait l’idéal universaliste. Elle faisait tache dans l’euphorie postcommuniste annonçant la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Mondialisation aidant, personne n’avait voulu prendre en compte ce nouveau monstre né de la révolution islamique, occupant la place laissée libre par la fin du communisme. La mondialisation, le e-commerce, l’internet allaient faire de la planète ce « village global » tant espéré. Hélas pour tous, le retour des tribus, des sectes, des gangs, des mafias, des ligues, des fous de dieu autant que les nouveaux virus vont pulvériser ces illusions. La guerre contre l’axe du Mal va aggraver les choses, transformant les bonnes intentions en catastrophes successives. Les talibans, l’État islamique vont séduire des milliers de jeunes en rupture identitaire.

Sinistre inventaire

La « décivilisation » dénoncée par le président de la République est aussi le produit dérivé de cette histoire dont les raisons sont multiples et entrelacées, mais dont le résultat est justement bien nommé. Si notre culture, nos manières d’être, nos habitudes de vie, notre vocabulaire, notre langue commune, notre patrimoine sont à ce point mal-en-point, il faut bien en dresser l’inventaire.

Avec ses fractures, ses ruptures, ses guerres de religion, ses infractions vichystes, ses révoltes, ses révolutions, la France était restée malgré tout un pays qui retrouvait la douceur d’y vivre. Le choix de l’équilibre paraissait une constante et les trente glorieuses semblaient avoir de l’avenir. Il suffisait de regarder en arrière pour prendre la mesure des progrès accomplis, malgré ces sauts, de crise en crise, depuis le programme du CNR, les conflits de la décolonisation, Mai 68 et tant d’autres moments de troubles furent suivis d’autant d’ajustements. Il suffit aussi de regarder ailleurs pour voir combien, ailleurs qu’en Europe, ça va mal. La perspective européenne dessinait un avenir démocratique en proscrivant la guerre.

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Si la formule dit un diagnostic, elle est à la fois trop large, pour nommer avec justesse ce qui la compose. Le concept utilisé, pour pertinent qu’il soit, souffre lui d’une absence de résultante. Celui qui la prononce a un statut particulier. Il incarne le pouvoir, il est celui qui choisit, décide, anticipe, dessine des perspectives. Que déduit-on de ce constat, et ça n’est pas Chat-GPT qui aura la réponse ? Quel modèle de civilisation est en train de s’effriter et dans quelle autre configuration est-elle en train d’entrer ? L’expression « archipel français » met en évidence le statut inégal des zones fracturées quand la géographique répartit inégalement les zones décivilisées.

La multiplication des crimes liés au trafic de drogue à Marseille révèle une libanisation croissante du territoire dont les ramifications s’étendent à Anvers et Rotterdam. Les attentats de 2015 avaient déjà montré les alliances communautaires entre islamistes de Molenbeck et ceux de Clichy. La criminalité européenne met à jour des alliances d’intérêt entre djihadistes et truands progressant plus vite que les dispositifs existants pour les contrer. Ces chemins criminels constituent autant de voies annexes de la décivilisation que le président déplore.

Est-il trop tard pour rattraper le temps perdu ?

Comment lutter contre cet effilochage alors qu’au cœur de l’État, au plus profond de ce qui devrait constituer la matrice intellectuelle de la reconstruction civilisationnelle, le ministre en charge de l’Éducation nationale s’emploie à défaire les lignes de force de son prédécesseur ? Comment comprendre cette incohérence ? Si le président déplore la perte progressive de ce qui faisait sens dans une nation homogène, son ministre ne vante-t-il pas les mérites de ce qui la défait ? Peut-on promouvoir la civilisation ayant construit ce pays avec sa mise en accusation comme fil conducteur ? Peut-on éduquer avec la culpabilisation décoloniale comme filigrane de notre histoire ? Éduquer c’est transmettre des savoirs, éduquer c’est donner à penser autour des multiples contradictions d’une histoire, mais éduquer ne consiste surement pas à substituer à la complexité une autre simplification. Les extrémismes politiques se nourrissent de ce renversement. Si la France est un pays de salauds, comment inciter à l’amour de la patrie ? Ce mot a-t-il encore un sens ? Est-il trop désuet ? Déboulonner les statues de Colbert fait-il progresser la connaissance du Code noir ? L’histoire est un tout, où le pire côtoie le meilleur. Jean Moulin est déjà au Panthéon et Missak Manouchian va bientôt rejoindre ces grands personnages que la nation se doit d’honorer.

Lutter contre la décivilisation, c’est d’abord indiquer un cap et s’y tenir malgré les vents contraires du poujadisme et le brouillage de la confusion dont un Cyril Hanouna est le grand promoteur. Les héros, les belles choses, les beaux gestes, les gens bien ne manquent pas en France, encore faut-il vouloir ne pas se contenter des apparences.

À quoi pense Charles de Courson en se rasant?

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Assemblée nationale, 20 mars 2023 © ACCORSINI/WITT/SIPA

Sauf ultime rebondissement concernant une éventuelle « irrecevabilité financière », l’Assemblée nationale devrait se pencher le 8 juin sur une proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites déposée par le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT). Portée par Charles de Courson, elle donne des sueurs froides à la macronie, qui tente évidemment d’empêcher le débat de reprendre. 


Qui est Charles de Courson, ce député qui déclarait ce weekend, sur France 3, que « [son] ambition est de mettre fin à ce déni de démocratie » ? Si elle était votée par une majorité de députés, sa proposition de loi pourrait faire tomber le gouvernement impopulaire de la Première ministre Elisabeth Borne ! Cela reste peu probable, disons-le tout de suite. 

Jugée par la population, les principaux syndicats et par une majorité de députés présents à l’Assemblée nationale comme étant injuste, inutile et impopulaire, la loi de réforme des retraites, qui prévoit de reculer l’âge de la retraite à 64 ans, a cristallisé le débat politique en France. L’entêtement du gouvernement de la Première ministre Elisabeth Borne, à ignorer une vox populi en colère, a jeté des centaines de milliers de Français dans la rue durant plusieurs semaines. Accompagnées de violences régulières orchestrées par des groupes de l’ultra-gauche, les manifestations ont été réprimées tout aussi durement par un gouvernement qui a préféré déclencher en mars dernier l’article 49.3 de la Constitution privant ainsi le Parlement de tout vote après les débats. Une adoption au forceps qui n’a pas calmé la colère des Français, épuisés par une inflation galopante, dans un pays déjà la proie d’une crise sociale et identitaire.

Petit mais costaud

C’est dans ce contexte que le plus petit groupe politique de l’Assemblée nationale a décidé de se lancer dans un bras de fer avec le gouvernement. En déposant une proposition de loi d’abrogation de la réforme des retraites, dont l’étude est prévue le 8 juin prochain, le groupe Libertés, indépendants, outre-mer et territoires (LIOT), composé de 21 députés, espère bien faire tomber le gouvernement actuel si la proposition recueille une majorité de votes au sein de l’hémicycle. 

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Élu dans la Marne sans discontinuer depuis trois décennies, Charles Buisson de Courson est le député qui porte haut l’oriflamme de cette contestation parlementaire. Porté sur un piédestal par ses collègues de l’opposition, il est devenu une épine dans le pied du gouvernement qui tente d’empêcher le débat à venir. Sur les plateaux de télévision, il se démène sans compter afin d’expliquer pourquoi LIOT a décidé de poursuivre le combat. Il résiste aux attaques de Renaissance, le parti du président Emmanuel Macron, avec un flegme qui décontenance même ses adversaires. Une force tranquille qui refuse de céder à la moindre pression (sa permanence a été l’objet de dégradations par deux fois). 

Fidèle à ses convictions, le député s’inscrit dans une lignée d’ancêtres dont le destin s’est mêlé aux grandes heures de la politique française. Parmi lesquels on peut citer les marquis Louis-Michel Lepeletier de Saint-Fargeau (qui vota la mort du roi Louis XVI, pour son plus grand malheur puisqu’il sera assassiné pour ce régicide) et Léonel de Moustier (qui refusera d’accorder les pleins pouvoirs au Maréchal Pétain, et deviendra un célèbre résistant qui sera déporté et qui décédera dans un camp de concentration en 1945).

Borne rappelle à la gauche que ce n’est pas franchement un progressiste

Le 28 mai, interviewé sur le plateau de France 3, Charles de Courson déclare « mon ambition est de mettre fin à ce déni de démocratie ». Il avertit que « le gouvernement finira par être renversé s’il continue de se comporter comme s’il était majoritaire ». « Le gouvernement et la minorité présidentielle font tout pour qu’on ne vote pas le texte, on voit bien qu’ils sont inquiets » renchérit-il. Au sein du parlement, les échanges entre le camp présidentiel (251 élus) et le représentant de LIOT sont tendus, comme en témoigne l’attaque ad hominem de la Première ministre Elisabeth Borne qui n’a pas hésité à rappeler que le député avait été un opposant au mariage pour tous. Comme si c’était interdit ! Ou encore la récente passe d’armes entre Aurore Bergé et Charles de Courson à l’Assemblée nationale. La présidente du groupe Renaissance a appelé ses troupes à faire bloc contre la proposition, remettant même en question la recevabilité de celle-ci. Bien que très relative, la majorité présidentielle a rameuté le ban et l’arrière-ban de ses ministres afin d’arguer, à qui veut l’entendre, que cette proposition d’abrogation est inconstitutionnelle et qu’en cas d’adoption de la loi, elle brandira l’article 40 de la Constitution « qui dispose que les propositions et amendements des parlementaires ne sont pas recevables s’ils entraînent une diminution des recettes ou un alourdissement des charges publiques » comme le rappelle France Inter dans une de ses éditions. Un argument que balaye aisément Charles de Courson qui met en avant les principaux points de sa proposition : appel à l’organisation d’une « conférence de financement pour garantir la pérennité de notre système de retraite » et compensation de « la charge pour les organismes de sécurité sociale par la majoration de l’accise sur les tabacs ».  

Une proposition qui a déjà les (239) voix acquises de la Nupes et du Rassemblement National (RN) assure Charles de Courson. Tout à son heure de gloire, très optimiste, il appelle Les Républicains (LR) « à faire preuve de courage afin de sortir de la crise politique et sociale ». Avec seulement 25 députés favorables à la loi sur les 62 que compte LR, les quatre députés non-inscrits, les potentiels abstentionnistes de Renaissance (qui pourraient, qui sait, ne pas voter afin de garantir leurs chances de réélection aux prochaines élections législatives) et un texte qui n’aura besoin ici que d’une majorité simple pour être adopté, les jours du gouvernement pourraient être comptés. Fin mars, une motion transpartisane déposée par le groupe LIOT avait déjà rassemblé 278 voix sur une majorité requise de 287 voix.

Roger Waters: Musieg heil!

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Roger Waters en concert à Milan, Italie, 31 mars 2023 © Elena Di Vincenzo/Mondadori Portfolio/Sipa USA/SIPA

L’ancien chanteur et bassiste des Pink Floyd accuse ses détracteurs de mauvaise foi, après son concert berlinois. Entre critique politique légitime et mises en scènes polémiques, Causeur fait le point sur ce qui peut être reproché ou non à l’artiste. La “radicalisation” de Roger Waters ne date pas d’hier; il est hostile à Israël de longue date. 


La scène a eu lieu le 17 mai à Berlin, et fait depuis couler beaucoup d’encre. Long manteau en cuir noir, lunettes noires, cravate noire, chemise noire et brassard rouge, Roger Waters, ancien de Pink Floyd, dégaine son fusil en plastique et tire à vue. En lettres rouges sur un écran, le nom d’Anne Frank, mais aussi celui de Shireen Abu Akleh, cette journaliste palestino-américaine de la chaîne Al Jazeera tuée lors d’un raid israélien en mai 2022. La tournée This Is Not A Drill suscite l’émotion outre-Rhin, où malgré les tentatives d’interdiction des principales villes du pays, le chanteur a pu se produire.


Un long cheminement vers le grand n’importe quoi

Ce n’est pas la première provocation de Roger Waters. Depuis près de 20 ans, il a multiplié les prises de position hostiles à l’égard d’Israël. Alors qu’il doit faire un concert à Tel Aviv, en 2006, sa visite de la Cisjordanie le décide à déplacer l’événement dans un village fondé entre Jérusalem et Tel Aviv par des militants de la paix juifs et arabes. Tout d’abord, il refuse de boycotter totalement ses concerts en Israël, en précisant : « Je n’exclurais pas d’aller en Israël parce que je désapprouve la politique étrangère, pas plus que je ne refuserais de jouer au Royaume-Uni parce que je désapprouve la politique étrangère de Tony Blair ». Et puis, peu à peu, c’est la radicalisation. En 2013, il déclare son soutien au mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions et incite ses collègues chanteurs à ne plus se produire dans l’État hébreu. Comparaison avec l’Allemagne nazie[1] et le régime d’apartheid[2], cochon volant marqué d’une étoile de David déployé lors d’un concert [3], insinuations complotistes sur les « méthodes » israéliennes pour façonner l’opinion publique américaine : l’artiste bascule peu à peu dans le grand n’importe quoi. Heureusement, il ne s’intéresse pas qu’au conflit israélo-palestinien. En 2022, une semaine avant le début de l’offensive russe en Ukraine, il déclarait à Russia Today que la possibilité d’une attaque imminente de la Russie était « une connerie » et ajoutait « que quiconque a un QI supérieur à la température ambiante sait que [l’hypothèse d’une invasion] est absurde ». Depuis un bon moment, ses relations avec les anciens membres du groupe se sont curieusement quelque peu tendues.

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Évidemment, Roger Waters conteste le caractère antisémite de sa dernière mise en scène. Sur Twitter, il a précisé : « Mon récent concert à Berlin a généré des attaques de mauvaise foi de la part de ceux qui veulent me réduire au silence car ils sont en désaccord avec mes opinions politiques. Les aspects de mon concert qui ont été mis en cause constituent clairement un message contre le fascisme, l’injustice et le sectarisme sous toutes ses formes et toute tentative d’y voir autre chose est malhonnête ». Sur place, la police allemande a ouvert une enquête. Au sein de la communauté juive d’Allemagne, l’émotion est vive : « Quel est le sens de ces ‘Plus jamais ça’ des politiciens et des déclarations selon lesquelles l’antisémitisme n’a pas sa place en Allemagne, si des artistes égarés et des provocateurs ont tout le loisir de répandre sans restrictions leur haine des Juifs et d’Israël ? », déclarait le 22 mai la Conférence rabbinique orthodoxe d’Allemagne, dirigée par les rabbins Avichai Apel, Zsolt Balla et Yehuda Pushkin. « Il est absolument honteux qu’il ne soit pas possible, en Allemagne, d’interdire les concerts clairement antisémites et anti-israéliens de Roger Waters » poursuivaient les religieux.

Unique démocratie de la région

Les tentatives d’interdiction auprès des tribunaux allemands ont été contreproductives, et le chanteur se réfugie derrière l’équation « Juifs d’hier = Palestiniens d’aujourd’hui ». Rare État au monde apparu à la suite d’un vote des Nations Unies à la majorité qualifiée, Israël est pour autant un pays normal, comme tous les autres, et, à ce titre, peut faire l’objet de reproches. Société complexe, le pays est marqué par des contradictions internes, particulièrement vives ces derniers mois. En mars, l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut revenait, avec Frédéric Encel et Elie Barnavi, sur la réforme judiciaire qui menacerait de faire basculer Israël dans le bloc des démocraties illibérales – et les énormes manifestations qui la contestent depuis plusieurs semaines. 

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On peut malgré tout rappeler à Roger Waters et à quelques égarés que, depuis 1948, les pays arabes se sont presque tous vidés de leur population juive, laquelle représentait près d’un million de personnes. Dans le même temps, Israël a accepté 1,3 million de musulmans devenus pleinement Israéliens, disposant de droits humains et sociaux que fort peu d’États arabo-musulmans accordent à leur propre population. En un mot, rappeler qu’au sein du Moyen-Orient, Israël est l’unique démocratie critiquable – parce qu’elle est toute seule.

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[1] A une question sur son boycott d’Israël, il répond en 2013 dans la revue américaine de gauche radicale Counterpunch: « I would not have played for the Vichy government in occupied France in the Second World War, I would not have played in Berlin either during this time ».

[2] Waters a qualifié Israël de « projet suprémaciste et colonialiste qui exploite un système d’apartheid », dans le magazine de rock Rolling Stones, en octobre 2022.

[3] voir Libération, 6 août 2013.

La gauche espagnole boit la tasse et convoque des élections nationales anticipées

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Pampelune, Navarre, 28 mai 2023 © Alvaro Barrientos/AP/SIPA

Vague bleue en Espagne! Le parti socialiste de Pedro Sanchez a connu une très lourde défaite électorale dimanche, perdant de nombreuses régions historiques. Podemos s’écroule, Vox s’implante. Après ce camouflet aux élections régionales et municipales, le Premier ministre Pedro Sanchez a annoncé des élections nationales législatives anticipées pour le 23 juillet. Analyse des résultats.


Le dimanche 28 mai au soir, la fête battait son plein devant le siège national du Parti populaire (droite classique), rue de Gênes, à Madrid. Pour son premier test d’ampleur nationale, le nouveau président de la formation, Alberto Núñez Feijóo, avait de quoi se réjouir. En effet, avec environ 800 000 voix d’avance au niveau national sur le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), son principal concurrent, il venait de gagner les élections municipales outre-Pyrénées.

Euphorie à droite

À l’échelle régionale, le constat était aussi brillant : en tête dans sept communautés autonomes, la formation démocrate-chrétienne était bien placée pour gouverner dans neuf d’entre elles grâce au soutien de la droite « radicale » de Vox.

À Ceuta et Melilla, les deux villes espagnoles enclavées dans le nord du Maroc, la droite l’emportait nettement et le PP se payait même le luxe d’obtenir la majorité absolue dans la seconde. Le scandale d’achats de votes par correspondance qui secoue cette cité sur les rives de la mer Méditerranée a probablement pénalisé la gauche…

Le PSOE limite la casse mais ses alliés dévissent

Paradoxalement, le désastre socialiste semble très mesuré si l’on ne considère que le nombre de bulletins glissés dans les urnes en faveur du parti social-démocrate. Par rapport au scrutin de 2019, les partisans du président du gouvernement Pedro Sánchez ne perdent « que » 430 000 voix environ. Pourtant, il convient de nuancer ce constat car le Parti populaire progresse de plus d’un million huit cent mille bulletins en quatre ans.

Les populares absorbent ainsi l’essentiel de l’électorat qui se portait jadis sur le centre libéral de Citoyens (Cs). La formation orange, qui était considérée en son temps comme l’avenir de la droite, s’effondre complètement. Même la première adjointe au maire de Madrid, Begoña Villacís, qui devait pouvoir maintenir quelques sièges dans la capitale en raison de sa très bonne image, y perd tous ses élus. La porte-parole de Cs, Patricia Guasp, qui briguait la présidence des îles Baléares, ne peut retenir aucun des cinq sièges obtenus il y a quatre ans. Un véritable camouflet.

Par ailleurs, c’est surtout l’affaissement de la gauche « radicale » qui empêche le PSOE de maintenir les fiefs conquis en 2015 ou 2019. Sur les 47 députés régionaux dont disposait Unidas Podemos à l’ouverture des bureaux de vote, il ne lui en reste désormais plus que 15. Son nombre de sièges au Parlement régional aragonais est divisé par cinq tandis qu’il passe de six à un seul dans les Baléares. Dans la Communauté de Madrid, la formation que dirigeait Pablo Iglesias jusqu’en 2021 sombre corps et biens, tout comme au conseil municipal de la capitale. Les régionalistes de Compromís, partenaires traditionnels d’Unidas Podemos, reculent dans la Communauté de Valence et dans sa capitale. À Cadix, autre « mairie du changement » emblématique pour la gauche « radicale », l’alliance des socialistes et de la liste locale Adelante Izquierda Gaditana manque le pouvoir d’un siège.

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L’hôtel de ville de Barcelone, pour sa part, devrait voir un changement de locataire. La liste de gauche Barcelone en Commun, emmenée par Ada Colau, passe de la deuxième à la troisième position et perd un conseiller municipal. La droite indépendantiste de Xavier Trias arrive en tête et, même dans l’hypothèse où la gauche conclurait un pacte de gouvernement, c’est normalement le socialiste Jaume Collboni qui deviendrait maire.

Ce recul généralisé constitue également un revers pour la communiste Yolanda Díaz, deuxième vice-présidente du gouvernement central. Elle avait lancé cette année sa nouvelle coalition de gauche « radicale », baptisée Sumar, qui s’appuyait sur plusieurs formations locales à Madrid, Valence ou encore Ceuta. Son objectif était de marginaliser Podemos à la gauche du PSOE et de servir d’appui aux socialistes afin que ces derniers puissent rester au pouvoir. Or, ses résultats sont pour le moins contrastés. Certes, dans la Communauté de Madrid, Mónica García, de Más Madrid, parvient à conserver sa place de premier opposant au Parti populaire en gagnant trois sièges. Toutefois, au conseil municipal de la capitale, Rita Maestre (de la même formation, qui soutient l’initiative Sumar) laisse filer sept sièges pour finir deuxième.

La Catalogne et la Galice sont d’ailleurs les deux seules communautés autonomes où le PSOE enregistre de bons résultats municipaux[1]. Les socialistes ont des chances de gouverner non seulement Barcelone mais aussi les trois autres capitales de province catalanes (Tarragone, Lérida et Gérone). De son côté, la région galicienne devrait leur offrir des communes importantes comme La Corogne, Vigo, Saint-Jacques-de-Compostelle ou encore Lugo. La droite se partage les restes – essentiellement Orense et Ferrol.

Le Parti populaire domine presque partout

Ailleurs, la défaite des listes soutenues par Pedro Sánchez est cuisante. Au niveau régional, la très emblématique Isabel Díaz Ayuso, figure de proue du Parti populaire, obtient la majorité absolue dans la Communauté de Madrid avec 71 sièges sur 135.

Le PP devrait également reprendre l’Aragon (35 élus sur 67 en coalition avec Vox) et la Communauté de Valence (53 sur 99 en alliance avec la droite « radicale »), renvoyant respectivement les socialistes Javier Lambán et Ximo Puig dans l’opposition.

Dans les îles Baléares, Francina Armengol, qui avait pu l’emporter pour le PSOE en 2015 et 2019, est impuissante face à l’avancée du PP et de Vox. Ces derniers cumulent 33 sièges sur 59 au Parlement régional. Margalida Prohens (Parti populaire) devrait donc lui succéder au Consulat de la Mer, siège de la présidence régionale.

Longtemps dirigée par la droite, la modeste communauté autonome de La Rioja était passée à gauche en 2019, à la faveur d’un pacte entre Concha Andreu (PSOE) et Unidas Podemos. Cette fois-ci, les sociaux-démocrates n’ont rien pu faire pour contenir ce que d’aucuns qualifient de « tsunami bleu ». Les conservateurs y emportent en effet la majorité absolue (17 élus sur 33).

En Cantabrie, où les socialistes gouvernaient en coalition avec le Parti régionaliste de Cantabrie (PRC), le bloc de droite obtient 19 sièges sur 35. Par conséquent, María Sáenz de Buruaga (PP) devrait succéder à Miguel Ángel Revilla à la présidence.

Dans les îles Canaries, le social-démocrate Ángel Víctor Torres sauve la première place mais perd des plumes dans l’opération. Toute majorité à gauche devient quasi impossible et les régionalistes de la Coalition canarienne (CC) reviendront probablement au pouvoir, soutenus par le Parti populaire.

La Région de Murcie, traditionnellement ancrée à droite, voit un autre reflux de la gauche. Pour leur part, PP et Vox cumulent 30 sièges sur les 45 du Parlement régional.

Plus surprenant est le résultat en Estrémadure, fief historique du PSOE. À l’issue d’une très longue nuit de dépouillement, le socialiste Guillermo Fernández Vara fait jeu égal avec la conservatrice María Guardiola à 28 sièges. C’est le bon résultat de Vox (5 élus au total) qui doit permettre à la droite d’obtenir la majorité, dans une communauté autonome naguère acquise à la gauche.

Ainsi donc, les socialistes ne maintiennent le pouvoir qu’en Castille-La Manche (où Emiliano García-Page a dû attendre des heures avant d’être assuré de sa continuité), dans la Principauté des Asturies (où il faudra gouverner en coalition avec la gauche « radicale ») et en Navarre (où les pactes seront complexes à sceller).

Dans cette dernière région, la poussée des indépendantistes basques de Bildu va être un casse-tête pour le PSOE. Façade politique plus ou moins assumée de la défunte ETA, la formation a défrayé la chronique ces dernières semaines. Elle a en effet présenté aux élections municipales une quarantaine de candidats condamnés il y a plusieurs années pour des faits de terrorisme. Toute alliance trop nette des socialistes avec Bildu serait donc très gênante.

La vague bleue se confirme aux élections municipales

Au niveau municipal, la poussée de ces mêmes indépendantistes se vérifie un peu partout, notamment à Pampelune (Navarre) et Vitoria (Pays basque). Malgré tout, le Parti nationaliste basque (PNV) devrait rester au pouvoir à Bilbao et Saint-Sébastien.

Dans presque tout le reste de l’Espagne, la droite l’emporte nettement. La majorité absolue du maire sortant de Madrid, José Luis Martínez-Almeida (PP), est d’autant plus éclatante qu’elle était loin d’être certaine. Le Parti populaire s’impose dans plusieurs communes de l’ancienne « ceinture rouge » de la capitale, à l’instar de Móstoles, Arganda del Rey, Torrejón de Ardoz ou encore Leganés. À Alcalá de Henares (troisième ville la plus peuplée de la Communauté de Madrid), le bloc de droite s’assure aussi le gouvernement.

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Au-delà de l’aire urbaine madrilène, le Parti populaire dirigera Valence, Cadix, Málaga et Grenade. De nombreuses autres communes importantes sont à porter au crédit du Parti populaire, assez souvent en coalition avec Vox ou des régionalistes : Castellón de la Plana, Séville, Murcie, Palma de Majorque, Badalone, Alicante, Valladolid, Burgos, Ségovie, Cordoue, Huelva, Marbella, Estepona, Almería, Guadalajara, Salamanque, Elche, Jerez de la Frontera, Cáceres, Badajoz, Tolède, Ciudad Real, Albacete, Saragosse, Huesca, Teruel, Oviedo, Gijón, Logroño, Carthagène, Ibiza, etc.

À Santa Cruz de Ténérife, le PSOE est arrivé en tête mais devrait perdre le pouvoir. À Las Palmas de Grande Canarie, en revanche, l’ancienne ministre socialiste Carolina Darias réussit son pari et deviendra très certainement maire.

Les intentions du président de ce parti, Santiago Abascal, sont claires : entrer dans l’exécutif d’un maximum de régions et dans le conseil municipal du plus de villes possibles. S’il veut transformer l’essai, le PP pourra difficilement le lui refuser.

Les leçons nationales : de l’essor de Vox aux élections générales anticipées

Notons que le panorama municipal et régional espagnol marque également une nette avancée de Vox. La formation de droite « radicale » oublie ainsi son demi-échec au scrutin andalou de 2022, multiplie par trois son nombre de conseillers municipaux dans l’ensemble de l’Espagne et sera décisive dans le basculement de six communautés autonomes.

Les intentions du président de ce parti, Santiago Abascal, sont claires : entrer dans l’exécutif d’un maximum de régions et dans le conseil municipal du plus de villes possibles. S’il veut transformer l’essai, le PP pourra difficilement le lui refuser. Le président du Parti populaire, Alberto Núñez Feijóo, peut cependant savourer sa victoire, la première pour sa formation au niveau national depuis 2018. Il s’était investi tout autant que Pedro Sánchez dans un scrutin dont les conséquences nationales sont évidentes.

Frappé de plein fouet par la déroute, le chef de l’exécutif a d’ailleurs annoncé la dissolution anticipée du Parlement national. Les prochaines élections générales espagnoles se tiendront donc le 23 juillet prochain. Seul l’avenir nous dira si le bloc de droite peut rééditer sa victoire du 28 mai mais il semble bien parti.

Source Conflits


[1] Ces deux communautés autonomes ont un calendrier électoral propre et ne votaient pas pour renouveler leur Parlement ce dimanche (tout comme le Pays basque, l’Andalousie ainsi que la Castille-et-León).

La revanche du calife

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Le président turc prend la parole après les résultats devant son palais, hier soir à Ankara © Pavel Bednyakov/SPUTNIK/SIPA

La réélection d’Erdogan a un goût de revanche sur l’Occident qui espérait sans se cacher la mort du projet néo-ottoman. Ce troisième mandat est aussi une nouvelle plutôt positive pour le Kremlin. Ce projet islamo-conservateur est agressif à l’égard de l’Europe sur le plan des valeurs par sa proximité avec l’islamisme et sur le plan diplomatique par la stratégie identitaire turque d’Erdogan en Méditerranée et au Moyen-Orient. 


La réélection d’Erdogan, le 28 mai, avec 52,2% des suffrages, aura des conséquences majeures sur l’avenir du monde puisque la Turquie est au cœur du verrou eurasiatique, au carrefour de trois continents. 

Un mandat pour concrétiser le projet néo-ottoman

Au-delà d’avoir fait mentir les sondages occidentaux, Erdogan entame une troisième décennie de règne sans partage. L’élection présidentielle turque s’est définitivement jouée sur le terrain international, principal défaut de son adversaire Kilicdaroglu. Le candidat libéral et plutôt favorable à un rapprochement avec l’Occident a raté sa campagne, notamment au second tour. Le soutien occidental a aussi joué en faveur d’Erdogan, en provoquant un réflexe légitimiste dans son électorat populaire islamo-conservateur. Ainsi, le président réélu dispose d’un mandat, non pas pour résoudre les crises internes qui sont nombreuses (politique, économique, gouvernance), mais pour renouer avec la grande histoire ottomane et justifier son virage autoritaire. 

Erdogan veut faire de la Turquie la référence dans la région et dans la oumma devant l’Arabie Saoudite et l’Iran. D’une part, les ambitions du Reis dépassent les frontières de la Turquie et ont motivé ses différentes interventions extérieures, comme lors de l’Empire ottoman. Ainsi, l’armée turque est intervenue en Syrie, en Libye et actuellement au Yémen et l’action diplomatique turque continuera d’être active auprès de ses voisins, y compris en Europe, pour la domination de la mer Égée, et même jusqu’en Afrique. D’autre part, l’Empire ottoman n’était pas seulement une puissance politique et militaire à son apogée, c’était aussi une puissance religieuse. En effet, le Calife était depuis la mort du prophète le chef spirituel de la communauté islamique, et-ce jusqu’à la parenthèse Atatürk avec l’abolition du califat en 1924, qui mit un terme à l’influence universelle turque. Erdogan rêve de revenir sur ce point et c’est pour cela qu’il finance des mosquées en Europe ou le soft power turc dans des séries télévisées sur les plateformes de streaming qui insistent sur la grandeur turque. Ainsi, Erdogan souhaite être le champion des islamistes dans une Europe décadente, pour défendre l’islam et ses valeurs religieuses traditionnelles, ce qui plait à son électorat. 

Jouer sa carte dans le conflit entre l’Orient et l’Occident

La Turquie joue de son ambigüité entre l’Orient et l’Occident pour préserver les intérêts de son pays. La Turquie est en effet membre de l’OTAN, mais maintient des relations avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette situation ne plait guère aux Occidentaux, qui aimeraient que la Turquie les imite et s’aligne sur leurs positions pour mieux isoler le maître du Kremlin. Cela ne changera pas avec la réélection d’Erdogan. Les relations entre les deux ont toujours été amicales. Cela s’est vérifié avec l’achat du système S-400 de fabrication russe par la Turquie contre l’avis des Occidentaux en 2019 ou par la fourniture de la première centrale nucléaire turque par le russe Rosatom cette année. Erdogan a aussi toujours refusé d’imposer des sanctions à son ami Poutine qui iraient contre ses intérêts. Cette bienveillance lui a attiré les faveurs de Poutine qui a décalé le paiement de gaz russe le mois dernier pour aider son ami à se faire réélire alors que la question du prix de l’énergie est centrale pour les ménages turcs. Même si les positions russes et turques divergent dans différents conflits comme en Libye ou au Yémen, cette alliance anti-occidentale belliqueuse aux portes de l’Europe tiendra encore pour les prochaines années.

Avec la Guerre en Ukraine, la Turquie s’est également affirmée comme un interlocuteur de choix dans le concert des nations. Alors que les Occidentaux ont échoué à rassembler autour d’une même table Poutine et Zelenski, Erdogan est parvenu à ses fins. Il a pu faire aboutir un accord sur les céréales ukrainiennes et éviter ainsi une crise alimentaire majeure, ou a pu permettre un échange de prisonniers entre les deux camps. En agissant de la sorte, l’aura de la Turquie et de son dirigeant en sont sorties grandies. Il est plus que probable qu’Erdogan continue sur cette lancée, pour faire de la Turquie une véritable puissance régionale et un pays qui compte dans la résolution des crises et des conflits grâce à la logique du rapport de force permanent. 

La Turquie dans le nouvel ordre mondial

La dénonciation de l’ordre mondial actuel dominé par les Occidentaux est un fonds de commerce pour Erdogan. Pour autant, la relation avec la Chine a toujours été complexe et non-linéaire, au grand dam de Pékin car la Turquie occupe une position centrale qui permettrait à la Chine de s’implanter durablement au Moyen-Orient et aux portes de l’Europe. À la différence de nombreux pays de la zone, la Chine n’est que le deuxième importateur pour la Turquie, le premier restant la Russie. De plus, le principal marché d’export de la Turquie est l’Allemagne, puis les États-Unis, traduisant un manque d’intérêt pour Pékin. 

Une femme et ses deux filles à la mosquée, Ankara, mai 2021 © Adem ALTAN / AFP

Même si l’importance de la Chine est grandissante en Turquie, elle reste frigorifique. Le champion de l’islam sunnite ne tolère pas la persécution des Ouïghours en Chine, lui qui se veut le défenseur des musulmans dans le monde. Ainsi, la politique des Nouvelles Routes de la Soie n’a pas été un large succès en Turquie, avec peu d’installations dans le pays alors que la Chine pousse pour cela afin d’accéder à la Méditerranée et aux Balkans. Pour autant les relations entre les deux pays se réchauffent. La Turquie cherche à rejoindre les BRICS ou d’autres institutions dominées par la Chine pour bâtir un nouvel ordre mondial alternatif loin des Occidentaux. Le pays a même rejoint la Chine pour boycotter le G20 tourisme qui se tenait dans la région disputée du Jammu-et-Cachemire en Inde. 

Fort de sa réélection, Erdogan va chercher à défier le monde occidental tout en jouant de sa singularité pour s’affirmer comme un nouvel empire ottoman, à l’image de Soliman le Magnifique 500 ans avant lui.

Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre…

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Sélestat, 19 avril 2023 © Ludovic Marin/AP/SIPA

Les paradoxes de la démocratie française


Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit un proverbe français. Ce vieux dicton, à voir cet entêtement mêlé d’orgueil dont l’actuel président de la République fait preuve ces jours derniers face à l’ampleur des manifestations populaires à l’encontre de la réforme des retraites, s’applique sans nul doute aujourd’hui, au premier chef (c’est le cas de le dire au vu de son incroyable pouvoir), à Emmanuel Macron. D’autant que cette fameuse réforme, qu’il a lui-même voulue, n’a guère été votée, au risque de se voir mise en minorité lors du suffrage parlementaire, par la principale institution démocratique du pays – l’Assemblée nationale – mais par ce passage en force, le désormais tristement célèbre « 49.3 », que permet, suprême subterfuge, la Constitution de la Ve République, édictée en grande partie, dans un contexte aussi particulier que celui de l’après Seconde Guerre mondiale et de l’instabilité chronique mais surtout paralysante de la IVe République, par un homme de la trempe du général de Gaulle.

Un déni de démocratie

D’où, nécessaire si l’on se veut intellectuellement honnête, cette question essentielle : comment qualifier une réforme à ce point impopulaire, mais surtout imposée aussi artificiellement, quelle que soit par ailleurs sa légalité constitutionnelle, sinon comme un déni de démocratie, au sens premier et étymologique du terme, puisque ce même mot de « démocratie » (dérivé du grec ancien, chez des philosophes tels que Platon ou Aristote, « démokratia ») signifie littéralement, à partir d’un binôme conceptuel et tout à la fois d’une combinaison sémantique (« dêmos » pour « peuple » et « kratos » pour « pouvoir),  « pouvoir du peuple » ?     

Légal sur le plan institutionnel, mais illégitime sur le plan démocratique

Ainsi arrive-t-il parfois que ce qui est légal sur le plan institutionnel, comme l’est en effet aujourd’hui ce fameux « 49.3 », ne s’avère guère pour autant légitime sur le plan démocratique, car privé, comme dans le cas présent justement, du consentement, par-delà même tout clivage politico-idéologique, du peuple ! Aussi est-ce cela, très précisément, qui manque le plus, aujourd’hui, à cette constitution française, laquelle, par ce trop récurrent recours à ce même « 49.3 »  lorsque la véritable représentation publique (le parlement) ne permet pas le vote d’une loi, sort ainsi du cadre proprement démocratique !

République : la chose publique (« res publica »)

Mais il y a pis encore, en ce qui concerne la République française. Car que signifie en réalité, si l’on regarde là aussi de plus près ce mot, le terme de « république » (dérivé du droit romain, comme chez Cicéron, avec la « res publica ») sinon, littéralement là encore, « chose publique (c’est là, « chose », ce que veut dire en effet étymologiquement le mot latin « res »)  ?

D’où, précisément, cet autre constat problématique, sinon tragique : est-on encore véritablement en « république » – ce mot dont se gausse tant le système politique français moderne et contemporain pour se distinguer de la vielle monarchie, et de droit divin de surcroît – lorsque ses lois se voient imposées à travers le seul recours légal, qu’il soit constitutionnel ou institutionnel, au détriment, pour le coup, de l’assentiment public, encore et toujours, pourtant seule vraie et légitime instance démocratique, en définitive, ainsi que l’atteste la signification même tant du mot « démocratie » que celui de « république » ?   

La Ve République : une crise de régime, plus encore que politique ou sociale

Ainsi, au vu de cette confusion linguistique entre les concepts de « légalité institutionnelle », certes garantie par la Constitution elle-même, et de « légitimité populaire » », est-ce la notion même de « démocratie » qui, en l’occurrence, se voit viciée, par ce recours aussi répétitif qu’excessif au « 49.3 », en France, donnant par là souvent l’impression, non sans raison, d’être une démocratie politique, voire oligarchique, bien plus qu’une démocratie sociale (mieux comprise sous l’expression de « social démocratie »).

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À cela, pour aggraver la situation, s’ajoute, renforcé par le comportement trop souvent méprisant, sinon autoritaire, de l’actuel président de la République, un autre et très sérieux problème, inhérent, celui-là, à l’essence même de la Ve République : le fait que celle-ci, née sur les glorieuses mais douloureuses cendres d’une Révolution française (1789) polluée de surcroît par de sanguinaires années de Terreur (1793-1794) puis deux Empires successifs (Napoléon Ier et Napoléon III) ainsi que quatre républiques balbutiantes, et, comme telle, inachevée tant sur les plans politique que social, s’apparente en réalité, de manière un peu bâtarde et donc forcément claudicante, à une monarchie républicaine, et même pas parlementaire (comme c’est le cas, par exemple, en Angleterre, en Belgique, au Luxembourg, aux Pays-Bas ou en Scandinavie), bien plus qu’à une vraie république, correctement entendue.

D’où, précisément, ce sentiment, pour le peuple français en son ensemble, d’avoir affaire là, avec ce pouvoir tout puissant, quasi absolu, des présidents français en général, et d’Emmanuel Macron en particulier, à des « monarques républicains » : une sorte de compromis, quelquefois branlant comme aujourd’hui, entre l’ancien Régime et une République moderne !

Macron, ce monarque républicain, confondrait-il donc « res » (publica) ou même « lex » (la loi) avec « rex » (le roi) ?

C’est cela, très exactement, que vit ces jours-ci, avec cette autoritaire méthode de gouverner d’Emmanuel Macron, la France d’aujourd’hui : une crise de régime, bien plus encore qu’une crise politique ou sociale, et dont l’actuel, vaste et profond mouvement de protestation populaire n’est donc, par-delà même sa compréhensible contestation de cette réforme des retraites (qui n’en est, au fond, que l’explosif révélateur), que le symptôme le plus ponctuel, tangible et visible. Ce n’est là que la goutte qui, en suspens depuis trop longtemps déjà, fait déborder le vase !

Le roitelet est nu

Et le roitelet Macron, face à l’ampleur, parfois la violence, de ces contestations, est manifestement (c’est là aussi le cas de la dire) nu ! D’autant que, pour son second mandat, il aura finalement été élu, au second tour des présidentielles de 2022, par défaut, bien plus que par adhésion à son programme ou sa personne : à seule fin, en dernière analyse, d’éviter, moyennant un calcul purement électoral en termes de pourcentage, l’élection de Marine Le Pen en lui faisant barrage. 

J’en connais même plus d’un et plus d’une, surtout de gauche, qui, pour empêcher celle-ci d’accéder à la fonction suprême de l’État, ont voté, l’âme en peine et au prix d’un effort politique quasi surhumain, pour celui-là, trahissant ainsi, le plus souvent, leurs propres convictions idéologiques. C’est dire si Macron a été mal élu !

Bref, et en définitive : un Macron, président de la République, extrêmement bancal, sinon illégitime en profondeur, et au regard duquel ce ressentiment populaire, renforcé par une invraisemblable série de maladresses politiques de sa part et dont le 49.3 n’est que l’effet le plus ostensiblement dévastateur, s’exprime à présent, avec parfois une violence aux allures de revancharde frustration, aux quatre coins de l’Hexagone ! 

Un printanier parfum de mai 68

Entendons-nous : loin de moi la volonté de cautionner ces violences, éminemment condamnables. Mieux : expliquer une situation, en en comprenant intellectuellement les tenants et aboutissants, ne veut certes pas dire – la nuance conceptuelle est de taille – la justifier. Mais enfin : je suis arrivé à un âge, aujourd’hui, où je peux me permettre de dire, maintenant que les jeunes, et les étudiants en particulier, prennent aussi leur part de responsabilité dans cette bataille aux relents insurrectionnels, y compris à l’encontre du système tout entier et non seulement de la réforme des retraites (qui n’est que la pointe de l’iceberg, l’élément déclencheur d’un malaise croissant), qu’il y a ces jours-ci, dans les rues de Paris comme dans celles de bon nombre de villes de province, un printanier parfum de mai 68.

La sagesse de Victor Hugo

Je me souviens, à ce propos, d’un célèbre et très sage mot du grand Victor Hugo, prestigieux pair de France, au temps de la Commune : « Le plus excellent symbole du peuple, c’est le pavé. On lui marche dessus jusqu’à ce qu’il vous tombe sur la tête. »

À méditer de toute urgence, sans vouloir certes préjuger ici de l’avenir du pays, ces paroles hautement révolutionnaires, acclamées, en leur historique temps, par une foule en liesse, quoique toujours digne, et qui ressemblait précisément là, n’en déplaise à un certain Emmanuel Macron lors de l’une de ses dernières, démagogiques, péremptoires et même irrespectueuses saillies, à l’héroïque, voire romantique par certains de ses élans les plus idéalistes, peuple de France !

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Suicide assisté, le pire assuré

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Shanti De Corte, victime des attentats de Bruxelles, a été euthanasiée à 23 ans pour "souffrance psychique inaltérable" © Benoît De Freine

Le récent suicide assisté d’une jeune Belge de 23 ans en « état de souffrance psychique » représente plus qu’une dérive de la légalisation de l’euthanasie. C’est un meurtre légal qui permet à notre société d’assumer son incapacité à sauver une génération totalement déconstruite.


« Autant jeter les fils vivants dans les brasiers. » Pierre Legendre

Rendu public en octobre dernier, le « suicide assisté » en Belgique d’une jeune femme de 23 ans, suite à l’aval donné par la Commission fédérale de contrôle et d’évaluation de l’euthanasie (laquelle justifia après-coup du bien-fondé de sa décision en expliquant que « la jeune fille était dans un état de souffrance psychique telle que sa demande a été logiquement acceptée »), m’a fait penser à la mort du canari dans le puits de la mine. Une mort qui, pour signaler la modification invisible de l’environnement, prévenait les mineurs de l’explosion prochaine.

L’événement une fois connu suscita un certain émoi, de sévères critiques se firent entendre. Mais suite à un signalement (Le Monde, 7 septembre 2022), le parquet d’Anvers, estimant que la « procédure avait été suivie », classa l’affaire. Il s’était en effet trouvé deux psychiatres démiurges pour porter le diagnostic fatal de « maladie incurable » autorisant dans la loi belge le suicide assisté. Et cela arguant du fait qu’à la suite des traumas subis (un viol quelques années plus tôt, et sa présence lors de l’attentat terroriste de 2016 à Bruxelles), les hospitalisations et les traitements médicamenteux n’avaient pu délivrer cette jeune femme d’une « souffrance psychologique insupportable ». Sans autre considération d’une causalité psychique interne de sa souffrance subjective, plus profonde et antérieure à ces traumas. Notons que la jeune femme avait refusé la proposition d’une psychothérapie.

La décomposition de l’Interdit

Ce cas – à ma connaissance une première européenne pour une personne de cet âge et un tel motif – signe, je le crains, un pas supplémentaire dans la dérive folle de ce juridisme dé-civilisateur qui, légitimant le fantasme meurtrier sous-jacent aux demandes les plus insensées, déconstruit depuis plusieurs décennies la barrière de protection : les digues du droit civil soutenant l’architecture des filiations. Il n’est à tout prendre qu’une conséquence dernière de la décomposition de l’Interdit civilisateur – civilisateur des deux dimensions solidaires du désir qui spécifie l’animal parlant : celles de l’inceste et du meurtre. Un Interdit dont le droit civil, pour procéder de la Loi – la loi langagière de la différence des sexes et des générations –, a sous nos cieux vocation (anthropologique) à garantir la logique[1].

Longtemps témoin du recul des pratiques du soin et de l’assistance éducative et sociale pour faire face au « meurtre » – à tous les équivalents symboliques du meurtre œdipien visant l’une ou l’autre des figures fondatrices Mère et Père –, je soutiens que nous sommes loin d’avoir pris la mesure de la régression dans laquelle nous nous trouvons enferrés. Et ce dernier cas, effrayant, révèle dans quelle fuite en avant, nihiliste, la dévastation de notre environnement symbolique nous entraîne.

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Ayant cru pouvoir jeter par-dessus bord, sans autres conséquences que de « progrès » n’est-ce pas, les invariants existentiels – les contraintes indépassables de la différenciation humaine (Legendre) –, l’idéologie du Sujet-roi a promu le libre-service normatif. La mythologie subjective parentalela plus confusionnelle, celle des « parents combinés » d’avant l’accès à la différence des sexes,a pris, sous les termes de l’« homoparentalité », force de loi. La représentation fondatrice Mère/Père soutenue par le couple femme/homme, support du cours de la construction subjective, en a été juridiquement et culturellement pervertie.

Par-delà l’ébranlement moral qu’il engage, ce cas extrême me paraît exemplaire de la façon dont, pour occulter l’ordinaire de la négativité – cette part sombre irréductible de l’humain, nichée au fond de l’être de chacun –, le positivisme ambiant, sous les flonflons du Bien et de l’Empathie,  nous conduit vers le pire. À quelques exceptions près, les milieux professionnels de l’éducation et du soin eux-mêmes méconnaissent ou mésestiment la puissance négative, liant le meurtre à l’inceste, du désir inconscientqui spécifie l’animal parlant. Et plus encore, ils occultent les conditions de sa reliaison à la Loi, pour civiliser ce désir. Épousant la tendance culturelle du temps, ils s’aveuglent, à l’identique du monde intellectuel et politique, sur les effets délétères, présents et à venir, de la décomposition juridique en cours des fondements langagiers institués du sujet, ceux de la différence des sexes et des générations.

La paresse de sentiment

Dans un tel contexte, faire entendre qu’on ne saurait aider les sujets les plus dépressifs, les plus perturbés, sans d’abord oser ne pas les satisfaire comme ils disent le souhaiter, devient une gageure… Comme si l’on pouvait combler le désir de l’enfant en donnant satisfaction à son impérieuse demande ! Une satisfaction apportée par des parents culpabilisés, des pères papaïsés, maternalisés, dont on voit par exemple fort bien dans le récent film The Son à quelle issue fatale cela peut conduire…

Après avoir cru pouvoir faire de la « religion » – du lien transcendantal au Tiers, à la Souveraineté – une affaire privée, et par-là être politiquement débarrassé du Père et de l’Interdit, du Totem et du Tabou – une fable freudienne fausse et inutile selon un anthropologue accompagnateur de la déconstruction indéfinie –, la déshérence éducative et thérapeutique est au rendez-vous. Nous avons abîmé le fil de la transmission, perdu les ressources symboliques et psychiques pour soutenir la Limite et le Non face à la destructivité subjective des jeunes générations. Les parents d’aujourd’hui, enlacés aux idéaux du temps, sont priés de fermer les yeux. L’enfant est un ange. Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil – les monstres exceptés.

Sait-on combien de drames pourraient être évités si, a contrario du mode de satisfaction aujourd’hui promu sous les termes d’un humanisme de bon aloi, ceux d’une écoute empathique, on comprenait en quoi un refus contrariant la demande du sujet peut bien davantage autoriser celui-ci à accéder, pour son propre compte, à sa culpabilité subjective ? À vouloir effacer toute conflictualité structurante, ce sont des multitudes de jeunes qui ne peuvent plus symboliquement tuer le Père, c’est-à-dire se dégager de l’Image narcissique de leurs parents. Ils se trouvent privés du chemin de leur propre émancipation de sujet. Faudrait-il alors s’étonner que, pour un nombre de plus en plus grand de ceux-là, mais aussi de nos concitoyens, une destructivité qui n’a pas trouvé à se métaboliser dans le creuset familial passe au réel ? Soit en s’extériorisant dans des violences multiformes. Soit, pour les sujets les plus fragiles, emprisonnés dans la tyrannie intérieure de leur Surmoi – la tyrannie d’une culpabilité qui n’est pas la leur –, en se retournant contre soi. Un profond déni culturel opère quant à la source la plus profonde de ces violences et de ces souffrances, souffrances d’autant plus intolérables pour les sujets qu’elles leur sont tenues hors sens.

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« Le sentiment est paresseux, de là son inconcevable cruauté… / Qui pêche par pitié présente après-coup la note la plus impitoyable… Gardez-vous du pathétique de l’empathie. » (Hermann Broch, Les Somnambules.)

Un lien en souffrance à la Mère

C’est ainsi qu’à croire devoir donner satisfaction à une telle demande de sujets en détresse existentielle, on verrouille – dans ce cas sous la formule, que je n’ose qualifier, de « maladie incurable » – toute possibilité de remanier leur lien en souffrance à la Mère, lien à cette Image narcissique la plus primitive d’une mère réduite à cette matrice à laquelle ils demeurent inconsciemment scotchés, con-fusionnés. Et si le monde psy a depuis plusieurs décennies reculé, régressé, c’est bien de ne plus comprendre en quoi c’est toujours et encore via l’Œdipe, dans la longue traversée, toujours plus ou moins boiteuse et douloureuse, du drame subjectif, qu’un sujet, institué dans une triangulation adéquate, peut dialectiser sa relation à l’Idole Mère, s’en distancier, en symboliser les Figures. Alors la souffrance, rapportée au drame du vivre et du mourir, peut prendre sens. Et le sacrifice, nouant la perte (l’acceptation du manque, de la limite) au sacré (de la Référence souveraine commune), peut se métaboliser pour la Vie, celle du sujet comme de la cité.

Comment faire résonner cela, que je sais difficile, quand, sous le règne de Big Mother, les fils déguisés en père (H. Michaux) s’avancent si bons, si innocents ? Comment faire reconnaître, alors que la négativité constitutive du désir est circonscrite de tous bords, en quoi la légitimation d’un tel suicide assisté libère dans la société, bien au-delà du cas, la pulsion de mort, la tendance de l’humanité à la mort ? Les nouveaux droits pactisent avec le meurtre.

Laisser accroire à ces sujets de grande sensibilité à la fin de l’angoisse et de la souffrance, à une vie d’innocence et de pur amour comme au Paradis d’avant la chute, c’est les dés-instituer, c’est les placer hors de la condition humaine commune, et au final, comme l’ont engagé tous les totalitarismes, en faire la proie du fantasme de la solution finale. Solution démoniaque et impitoyable de cet autre empathique qui, telle une mère toute bonne et toute-puissante, jamais ne saurait contrarier le fantasme des fils, aussi incestueux et meurtrier soit-il.

Elisabeth Borne ouvre la convention citoyenne sur la fin de vie, Paris, 9 décembre 2022. © Aurelien Morissard/POOL/SIPA

Dans le contexte culturel actuel, est-il encore loisible de soutenir qu’il n’aurait fallu en aucune manière se prêter à la demande de cette jeune femme en souffrance, en proie au tourment du vivre et du mourir ? Nul ne semble s’être demandé en quoi l’enjeu de mort qu’elle mettait sur la table était d’une tout autre nature que réelle. Sous le règne de l’empathie, agir et fantasme se sont confondus.

Alors que la problématique œdipienne nouant le cours de la reproduction subjective est donc considérée comme caduque – une vieillerie normative réactionnaire selon la doxa de pointe –, questionner l’enjeu de meurtre que ces jeunes sujets qui se suicident ou tentent de se suicider n’ont pu transposer dans la parole semble de plus en plus irrecevable. Comme demeure tout aussi incompréhensible que ces sujets, enkystés dans une telle débâcle subjective, identificatoire, soient les plus immédiatement sensibles, tel le canari de la mine, au grisou du nihilisme libéré par la déconstruction indéfinie des montages civilisateurs.

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Un écrivain américain l’a noté : « Si nous n’identifions pas les changements qui, dans notre civilisation, attaquent nos systèmes immunitaires sociaux et éthiques – systèmes auxquels nous nous référons d’habitude en parlant de tabous – il ne faudra pas longtemps avant que nous succombions tous. » (Russell Banks, Lointain souvenir de la peau.)

Un meurtre pour la vie

Le suicide d’un jeune sujet relève le plus souvent de cette dimension meurtrière du désir inconscient qui n’a trouvé son issue – du meurtre de cet autre que je est (hais).Mais d’un meurtre pour la vie : ce dont les dernières paroles rapportées dans la presse de cette jeune femme, résonnant du « manque », témoignent tragiquement. Il signe l’impasse de la séparation première d’avec la Mère, ce qui, de la différenciation subjective d’avec ce premier Autre que fut la mère, n’a pu s’élaborer. Pierre Legendre l’a ainsi posé : « Un suicide est un sacrifice humain, qui s’inscrit comme témoignage d’une différenciation manquée, dans la logique généalogique. » (« Le sujet du suicide », in Filiation, « Leçons IV, suite 2 ».). Tout suicide de ce genre signe un abcès généalogique. Le suicidé paie un impayé. L’impayé d’un sacrifice subjectif, celui de générations antérieures. Mais pour faire résonner ici l’enjeu de mort sur lequel ont pu buter douloureusement cette jeune femme, son entourage familial et institutionnel, qu’il soit entendu que c’est bien d’abord la régression dans laquelle nous nous trouvons enkystés, placés comme nous sommes sous l’imperium des idéaux post-hitlériens de la subjectivité sans loi (Legendre),  que je vise.  Une régression dont je soutiens, après avoir relevé plusieurs décennies durant dans la protection de la jeunesse combien elle pouvait hypothéquer la destinée subjective de tant de jeunes, leur maturation, que cet acte effroyable – tuer en toute légitimité, au nom de son bien, une jeune femme en souffrance psychique aiguë de 23 ans qui le demande – est une ultime manifestation  barbare, légalisée.


[1] Cf. P. Legendre, « L’indestructible question de l’Interdit », in Les Enfants du Texte : étude sur la fonction parentale des États, « Leçon VI », Fayard, pp. 25-31.

« GLAD ! » la revue qui ose tout, c’est à ça qu’on la reconnaît

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© D.R.

La revue numérique propose en accès libre des travaux scientifiques, artistiques et politiques « articulant recherches sur le genre et recherches sur le langage ». Liliane Messika l’a parcourue avec joie


Heureux qui, Féministe, a fait un beau voyage,
Ou comme celle.lui-là qui conquit le langage,
Et puis l’a retourné, points médians et collages,
En rendant inaudible la langue et le message !

Pour voyager dans le wokisme, une boussole a été mise au point. Elle se nomme GLAD ![1], le point d’exclamation permettant qu’on ne prenne pas cette revue bisannuelle de l’association « Genre, sexualités, langage » pour une exclamation de joie anglophone. Pour son numéro à paraître fin 2024, sur le thème « Genre-Animalité-Langage », la revue lance un appel à contributions sous la forme d’un « argumentaire » qui liste la faune et la flore d’une jungle au sabir impénétrable[2]. Le.la contributeur.e est invité.e à investiguer l’imaginaire commun partagé par « la consommation carnée et le viol ». Comme dessert, il y a du « Black veganism ». Il s’agit d’une conjugaison (à l’impératif) de l’antispécisme, battu en neige et incorporé soigneusement aux luttes antiraciste et antisexiste, afin d’ouvrir « une voie prometteuse pour penser la dénonciation et le dépassement des… animalisations péjoratives et essentialisantes ».

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Malgré leur empathie pour nos amies les bêtes, les charabiatologues admettent que le lion dévore la gazelle, mais la loi de la nature n’a rien à y voir: pour eux, viande et viol sont dans le même bateau. Si le lion mange, ce n’est pas parce qu’il est outillé carnivore, mais parce que son nom est un masculin. Et si la gazelle finit dans son estomac, ce n’est pas parce que son anatomie d’herbivore ne lui laisse aucune chance, mais parce que son nom est un féminin.

Vers une langue zoo-inclusive ?

Révélation: « il existe un continuum entre le traitement des corps des femmes, mais aussi des esclavagisé.e.s, des handicapé.e.s, des racisé.e.s et ceux des sols, des animaux, des végétaux. Tous.tes sont naturalisé.e.s, terrains d’expérimentation ou de conquête ». Un lecteur distrait comprendrait que les handicapés ont droit à autant de respect que les animaux et les végétaux, mais ce galimatias n’a pas vocation à faire sens. Il ne s’agit que d’une incontinence verbale consécutive à l’ivresse inclusive d’individu (point E point S) qui confondent leur nombril et leur neurone (au singulier).
Pour preuve, une question métaphysique: dans les verbalisations humaines adressées aux animaux domestiques « quelle place occupe le genre de l’énonciateur.rice, qu’iel soit l’humain.e s’adressant à l’animal ou l’animal dont on imagine le discours ? »
Cette sodomie coléoptérique posera les jalons d’une langue zoo-inclusive à laquelle les jargonneurs aspirent, tout en reconnaissant sa complexité: il faudra écrire systématiquement « cheval.jument » ou « poule.coq » et conjuguer au masculin fourmi, girafe et coccinelle…

Vous êtes folle, dit le Chat à Alice.
Comment savez-vous que je suis folle ? demanda Alice.
Vous devez l’être, répondit le Chat, ou vous n’auriez pas lu cet argumentaire jusqu’au bout.


[1] https://journals.openedition.org/glad/5305

[2] Argumentaire_Genre_animalité_langage.pdf

Un combat qui fait bondir

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La peau de kangourou ne sera plus utilisée par la marque Puma, pour ses chaussures de football. Devinez pourquoi.


Puma, le géant des articles de sport, est récemment tombé dans le viseur des éco-activistes et autres végans. Ces derniers ont dénoncé l’utilisation de cuir de kangourou comme matière principale de la « K-leather », la célèbre chaussure de football portée par de nombreux joueurs comme Diego Maradona ou Pelé. Cédant à la pression de ces lobbys, l’entreprise allemande a annoncé qu’elle mettait fin à la production de ce type de chaussure pour la remplacer par une autre plus conforme aux aspirations de la jeunesse. Baptisée « K-Better » avec 20 % de matériaux recyclés, la nouvelle chaussure se revendique végétalienne, éco-responsable et soucieuse de la protection animale. Une décision qui ne sera pas sans conséquence en Australie où la société s’approvisionne. Elle a mis en émoi les producteurs de cuir de kangourou, qui accusent les dirigeants de Puma d’être tombés dans le piège d’une « campagne internationale de désinformation » et réfutent l’idée que les matières alternatives sont nécessairement supérieures. Chaque année, les exportations de cuir de kangourou rapportent 120 millions d’euros à l’Australie et représentent 3 000 emplois. Malheureusement, Puma rejoint une tendance générale. Déjà, l’État de Californie interdit la commercialisation de produits utilisant des matières dérivées du kangourou. L’État d’Oregon, où Nike a son siège social, débat actuellement d’un projet de loi allant dans le même sens. La Chambre des Représentants délibère d’une loi de protection des kangourous, qui étendrait cette interdiction à tous les États-Unis. S’agit-il, au fond, de sauver des vies d’animaux ou de flatter la sentimentalité des jeunes militants antispécistes ? Même si on prohibe l’exploitation commerciale du cuir de kangourou, il sera toujours nécessaire d’abattre des kangourous en Australie pour empêcher que leur population explose. Ce qui est vraiment menacé ici, ce n’est pas le kangourou, c’est le bon sens humain.