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La revanche du calife

Comment Erdogan va-t-il défier le monde après sa réélection?


La revanche du calife
Le président turc prend la parole après les résultats devant son palais, hier soir à Ankara © Pavel Bednyakov/SPUTNIK/SIPA

La réélection d’Erdogan a un goût de revanche sur l’Occident qui espérait sans se cacher la mort du projet néo-ottoman. Ce troisième mandat est aussi une nouvelle plutôt positive pour le Kremlin. Ce projet islamo-conservateur est agressif à l’égard de l’Europe sur le plan des valeurs par sa proximité avec l’islamisme et sur le plan diplomatique par la stratégie identitaire turque d’Erdogan en Méditerranée et au Moyen-Orient. 


La réélection d’Erdogan, le 28 mai, avec 52,2% des suffrages, aura des conséquences majeures sur l’avenir du monde puisque la Turquie est au cœur du verrou eurasiatique, au carrefour de trois continents. 

Un mandat pour concrétiser le projet néo-ottoman

Au-delà d’avoir fait mentir les sondages occidentaux, Erdogan entame une troisième décennie de règne sans partage. L’élection présidentielle turque s’est définitivement jouée sur le terrain international, principal défaut de son adversaire Kilicdaroglu. Le candidat libéral et plutôt favorable à un rapprochement avec l’Occident a raté sa campagne, notamment au second tour. Le soutien occidental a aussi joué en faveur d’Erdogan, en provoquant un réflexe légitimiste dans son électorat populaire islamo-conservateur. Ainsi, le président réélu dispose d’un mandat, non pas pour résoudre les crises internes qui sont nombreuses (politique, économique, gouvernance), mais pour renouer avec la grande histoire ottomane et justifier son virage autoritaire. 

Erdogan veut faire de la Turquie la référence dans la région et dans la oumma devant l’Arabie Saoudite et l’Iran. D’une part, les ambitions du Reis dépassent les frontières de la Turquie et ont motivé ses différentes interventions extérieures, comme lors de l’Empire ottoman. Ainsi, l’armée turque est intervenue en Syrie, en Libye et actuellement au Yémen et l’action diplomatique turque continuera d’être active auprès de ses voisins, y compris en Europe, pour la domination de la mer Égée, et même jusqu’en Afrique. D’autre part, l’Empire ottoman n’était pas seulement une puissance politique et militaire à son apogée, c’était aussi une puissance religieuse. En effet, le Calife était depuis la mort du prophète le chef spirituel de la communauté islamique, et-ce jusqu’à la parenthèse Atatürk avec l’abolition du califat en 1924, qui mit un terme à l’influence universelle turque. Erdogan rêve de revenir sur ce point et c’est pour cela qu’il finance des mosquées en Europe ou le soft power turc dans des séries télévisées sur les plateformes de streaming qui insistent sur la grandeur turque. Ainsi, Erdogan souhaite être le champion des islamistes dans une Europe décadente, pour défendre l’islam et ses valeurs religieuses traditionnelles, ce qui plait à son électorat. 

Jouer sa carte dans le conflit entre l’Orient et l’Occident

La Turquie joue de son ambigüité entre l’Orient et l’Occident pour préserver les intérêts de son pays. La Turquie est en effet membre de l’OTAN, mais maintient des relations avec la Russie de Vladimir Poutine. Cette situation ne plait guère aux Occidentaux, qui aimeraient que la Turquie les imite et s’aligne sur leurs positions pour mieux isoler le maître du Kremlin. Cela ne changera pas avec la réélection d’Erdogan. Les relations entre les deux ont toujours été amicales. Cela s’est vérifié avec l’achat du système S-400 de fabrication russe par la Turquie contre l’avis des Occidentaux en 2019 ou par la fourniture de la première centrale nucléaire turque par le russe Rosatom cette année. Erdogan a aussi toujours refusé d’imposer des sanctions à son ami Poutine qui iraient contre ses intérêts. Cette bienveillance lui a attiré les faveurs de Poutine qui a décalé le paiement de gaz russe le mois dernier pour aider son ami à se faire réélire alors que la question du prix de l’énergie est centrale pour les ménages turcs. Même si les positions russes et turques divergent dans différents conflits comme en Libye ou au Yémen, cette alliance anti-occidentale belliqueuse aux portes de l’Europe tiendra encore pour les prochaines années.

Avec la Guerre en Ukraine, la Turquie s’est également affirmée comme un interlocuteur de choix dans le concert des nations. Alors que les Occidentaux ont échoué à rassembler autour d’une même table Poutine et Zelenski, Erdogan est parvenu à ses fins. Il a pu faire aboutir un accord sur les céréales ukrainiennes et éviter ainsi une crise alimentaire majeure, ou a pu permettre un échange de prisonniers entre les deux camps. En agissant de la sorte, l’aura de la Turquie et de son dirigeant en sont sorties grandies. Il est plus que probable qu’Erdogan continue sur cette lancée, pour faire de la Turquie une véritable puissance régionale et un pays qui compte dans la résolution des crises et des conflits grâce à la logique du rapport de force permanent. 

La Turquie dans le nouvel ordre mondial

La dénonciation de l’ordre mondial actuel dominé par les Occidentaux est un fonds de commerce pour Erdogan. Pour autant, la relation avec la Chine a toujours été complexe et non-linéaire, au grand dam de Pékin car la Turquie occupe une position centrale qui permettrait à la Chine de s’implanter durablement au Moyen-Orient et aux portes de l’Europe. À la différence de nombreux pays de la zone, la Chine n’est que le deuxième importateur pour la Turquie, le premier restant la Russie. De plus, le principal marché d’export de la Turquie est l’Allemagne, puis les États-Unis, traduisant un manque d’intérêt pour Pékin. 

Une femme et ses deux filles à la mosquée, Ankara, mai 2021 © Adem ALTAN / AFP

Même si l’importance de la Chine est grandissante en Turquie, elle reste frigorifique. Le champion de l’islam sunnite ne tolère pas la persécution des Ouïghours en Chine, lui qui se veut le défenseur des musulmans dans le monde. Ainsi, la politique des Nouvelles Routes de la Soie n’a pas été un large succès en Turquie, avec peu d’installations dans le pays alors que la Chine pousse pour cela afin d’accéder à la Méditerranée et aux Balkans. Pour autant les relations entre les deux pays se réchauffent. La Turquie cherche à rejoindre les BRICS ou d’autres institutions dominées par la Chine pour bâtir un nouvel ordre mondial alternatif loin des Occidentaux. Le pays a même rejoint la Chine pour boycotter le G20 tourisme qui se tenait dans la région disputée du Jammu-et-Cachemire en Inde. 

Fort de sa réélection, Erdogan va chercher à défier le monde occidental tout en jouant de sa singularité pour s’affirmer comme un nouvel empire ottoman, à l’image de Soliman le Magnifique 500 ans avant lui.



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Pierre Clairé est spécialiste des questions européennes, diplômé du Collège d’Europe et Directeur adjoint des Études du Millénaire, think-tank gaulliste spécialisé en politiques publiques.

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