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Le choc de la «décivilisation»

En employant ce mot «sulfureux», Emmanuel Macron ébranle l’idéal universaliste...


Le choc de la «décivilisation»
Le professeur d'Harvard de sciences politiques Samuel Huntington (1927-2008), photographié en Allemagne en 2005 © THIEL CHRISTIAN/SIPA

La menace inflationniste n’est pas seulement monétaire, elle est bien davantage d’ordre lexical. C’est une inflation de mots, d’énoncés aussi suffisants que peu nécessaires qui menace l’entendement.


Les préfixes abondent pour indiquer le changement de sens : illibéral vous précipite au purgatoire, tandis que décolonial vous remet dans le bon chemin. En France, on adore se payer de mots et celui de « décivilisation » est le dernier en date dans la palette des signifiants proposés dans le débat public. Cette fois-ci, la charge est lourde, angoissante tant elle prend appui sur une terrible actualité mais elle inscrit cette actualité dans un processus installé dans la durée. Si c’est la civilisation qui fout le camp, qu’allons-nous devenir?

Est-ce seulement une affaire de mots ? En France, en la matière, les communicants débordent de créations ! Après le « séparatisme », après les « sauvageons » de Chevènement, après les « jeunes-des-banlieues-difficiles » ou des « quartiers-sensibles » issus de la « fracture-sociale » et de la « diversité », voilà qu’une nouvelle formule pourrait aider les décideurs, mais aussi le peuple à y voir plus clair. En effet une question vient immédiatement à l’esprit : quand un réfugié tchétchène a pris soin d’acheter un couteau neuf pour aller couper la tête d’un professeur d’histoire géographie qui aurait mal parlé du prophète, ce réfugié tchétchène était-il un « sauvageon » ou un « décivilisé » ? Quand un fumeur, excessif de cannabis certes, frappe à mort une vieille femme de soixante-quatorze ans et la jette par la fenêtre aux cris de « Allah akbar ! » ce jeune, était-il un « séparatiste », un « sauvageon », un « décivilisé » ? Quand un autre jeune en scooter tue d’une balle dans la tête une petite fille dans une cour d’école, était-il un « décivilisé », un « séparatiste », un « sauvageon » ? À moins qu’il soit un malade mental ne sachant pas ce qu’il faisait ?

Repoussoir magique

La justice a estimé que celui qui a assassiné Sarah Halimi était coupable, mais pas responsable et donc ne lui a fait aucun procès. Un jeune tueur qui tire sur des enfants juifs pour « venger des enfants palestiniens » est-il coupable et responsable alors que sa schizophrénie potentielle devrait corriger sa responsabilité, car c’est au nom d’une noble cause que ce sauvageon aurait agi ? Aujourd’hui, c’est une anthropologue du CNRS qui est menacée de mort pour avoir étudié de près (de trop près sans doute) la stratégie des Frères musulmans pour séduire, convaincre, recruter, s’imposer dans le paysage. Pour ces gens, cette enquête est une menace, car en dévoilant précisément cette entreprise de conquête, elle donne des armes utiles pour une contre-attaque. Dès lors, il faut faire taire Florence Bergeaud-Blackler. Étrangement, ses diverses autorités de tutelle paraissent se méfier de ce travail, craignant sans toutes de se voir qualifiées d’islamophobes, en protégeant la chercheuse. Samuel Paty a déjà payé le prix de cette myopie délibérée.

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En élargissant le registre lexical pour nommer et comprendre cette violence qui croît, le président prend des risques évidents. Tous les experts en lexicologie politique ont sorti leur lexicomètre pour situer la charge idéologique de ce nouveau concept. Est-il de droite (voire d’extrême droite) ou de gauche ? En utilisant le concept de « décivilisation » le curseur se rapproche des portes de l’enfer. Au Monde, les experts ne s’y sont pas trompés. Ils ont immédiatement reniflé les relents « d’extrême-droite » dans cet usage. Ce repoussoir magique a une qualité pour celui qui l’emploie. Il permet de faire l’économie du regard critique sur ce qui s’est passé avant.

L’idéal universaliste ébranlé

Déjà en 1989, c’est bien au nom de la soumission aux règles d’une autre civilisation que des lycéennes refusaient d’ôter leur voile pour rentrer dans un lycée à Creil. En 2002, un livre pointait les « territoires perdus de la République » mettant en évidence cette sécession en milieu scolaire de la part des certains élèves issus de l’immigration. Ce livre fut rapidement rangé sur les étagères réservées aux livres incorrects. Il fallut bien légiférer, après qu’un rapport eut confirmé la menace de rupture. La décivilisation était-elle déjà en marche ? Le rapport de l’inspecteur Obin fut rapidement glissé, avec la poussière, sous le tapis du ministère. De rapport en rapport, de projet de loi en projet de loi, la rupture n’a cessé des progressé et la décivilisation de s’étendre.

Avons-nous beaucoup progressé depuis ? Les foudres des lexicomètres n’ont pas tardé. C’est bien à l’extrême-droite qu’il faut positionner le curseur. « Le choc des civilisations » déjà annoncé par Samuel Huntington annonçait la couleur. Accueillie par des cris indignés, cette formule, jugée immédiatement comme étant réactionnaire, fracturait l’idéal universaliste. Elle faisait tache dans l’euphorie postcommuniste annonçant la « fin de l’histoire » de Francis Fukuyama. Mondialisation aidant, personne n’avait voulu prendre en compte ce nouveau monstre né de la révolution islamique, occupant la place laissée libre par la fin du communisme. La mondialisation, le e-commerce, l’internet allaient faire de la planète ce « village global » tant espéré. Hélas pour tous, le retour des tribus, des sectes, des gangs, des mafias, des ligues, des fous de dieu autant que les nouveaux virus vont pulvériser ces illusions. La guerre contre l’axe du Mal va aggraver les choses, transformant les bonnes intentions en catastrophes successives. Les talibans, l’État islamique vont séduire des milliers de jeunes en rupture identitaire.

Sinistre inventaire

La « décivilisation » dénoncée par le président de la République est aussi le produit dérivé de cette histoire dont les raisons sont multiples et entrelacées, mais dont le résultat est justement bien nommé. Si notre culture, nos manières d’être, nos habitudes de vie, notre vocabulaire, notre langue commune, notre patrimoine sont à ce point mal-en-point, il faut bien en dresser l’inventaire.

Avec ses fractures, ses ruptures, ses guerres de religion, ses infractions vichystes, ses révoltes, ses révolutions, la France était restée malgré tout un pays qui retrouvait la douceur d’y vivre. Le choix de l’équilibre paraissait une constante et les trente glorieuses semblaient avoir de l’avenir. Il suffisait de regarder en arrière pour prendre la mesure des progrès accomplis, malgré ces sauts, de crise en crise, depuis le programme du CNR, les conflits de la décolonisation, Mai 68 et tant d’autres moments de troubles furent suivis d’autant d’ajustements. Il suffit aussi de regarder ailleurs pour voir combien, ailleurs qu’en Europe, ça va mal. La perspective européenne dessinait un avenir démocratique en proscrivant la guerre.

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Si la formule dit un diagnostic, elle est à la fois trop large, pour nommer avec justesse ce qui la compose. Le concept utilisé, pour pertinent qu’il soit, souffre lui d’une absence de résultante. Celui qui la prononce a un statut particulier. Il incarne le pouvoir, il est celui qui choisit, décide, anticipe, dessine des perspectives. Que déduit-on de ce constat, et ça n’est pas Chat-GPT qui aura la réponse ? Quel modèle de civilisation est en train de s’effriter et dans quelle autre configuration est-elle en train d’entrer ? L’expression « archipel français » met en évidence le statut inégal des zones fracturées quand la géographique répartit inégalement les zones décivilisées.

La multiplication des crimes liés au trafic de drogue à Marseille révèle une libanisation croissante du territoire dont les ramifications s’étendent à Anvers et Rotterdam. Les attentats de 2015 avaient déjà montré les alliances communautaires entre islamistes de Molenbeck et ceux de Clichy. La criminalité européenne met à jour des alliances d’intérêt entre djihadistes et truands progressant plus vite que les dispositifs existants pour les contrer. Ces chemins criminels constituent autant de voies annexes de la décivilisation que le président déplore.

Est-il trop tard pour rattraper le temps perdu ?

Comment lutter contre cet effilochage alors qu’au cœur de l’État, au plus profond de ce qui devrait constituer la matrice intellectuelle de la reconstruction civilisationnelle, le ministre en charge de l’Éducation nationale s’emploie à défaire les lignes de force de son prédécesseur ? Comment comprendre cette incohérence ? Si le président déplore la perte progressive de ce qui faisait sens dans une nation homogène, son ministre ne vante-t-il pas les mérites de ce qui la défait ? Peut-on promouvoir la civilisation ayant construit ce pays avec sa mise en accusation comme fil conducteur ? Peut-on éduquer avec la culpabilisation décoloniale comme filigrane de notre histoire ? Éduquer c’est transmettre des savoirs, éduquer c’est donner à penser autour des multiples contradictions d’une histoire, mais éduquer ne consiste surement pas à substituer à la complexité une autre simplification. Les extrémismes politiques se nourrissent de ce renversement. Si la France est un pays de salauds, comment inciter à l’amour de la patrie ? Ce mot a-t-il encore un sens ? Est-il trop désuet ? Déboulonner les statues de Colbert fait-il progresser la connaissance du Code noir ? L’histoire est un tout, où le pire côtoie le meilleur. Jean Moulin est déjà au Panthéon et Missak Manouchian va bientôt rejoindre ces grands personnages que la nation se doit d’honorer.

Lutter contre la décivilisation, c’est d’abord indiquer un cap et s’y tenir malgré les vents contraires du poujadisme et le brouillage de la confusion dont un Cyril Hanouna est le grand promoteur. Les héros, les belles choses, les beaux gestes, les gens bien ne manquent pas en France, encore faut-il vouloir ne pas se contenter des apparences.




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Jacques Tarnero est essayiste et auteur des documentaires "Autopsie d'un mensonge : le négationnisme" (2001) et "Décryptage" (2003).

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