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L’Ukraine, de guerre lasse

Entretien avec Thierry Marignac

L’Ukraine, de guerre lasse
Thierry Marignac © Hannah Assouline

Dans La Guerre avant la guerre : chronique ukrainienne, l’écrivain et traducteur Thierry Marignac donne sa vision de la genèse du conflit russo-ukrainien. Étayée par sa connaissance des deux pays, elle sort des sentiers battus et rebattus par les médias.


Causeur. D’où vient votre connaissance du monde postsoviétique ?

Thierry Marignac. Tout d’abord, d’une amitié de trente-neuf ans avec Édouard Limonov. Il y a aussi mon travail avec les journalistes américains Ames et Taibbi, du magazine The eXile, publié à Moscou pour les expatriés à la fin des années 1990. J’ai ensuite mené une longue enquête sur la toxicomanie en Ukraine, à l’époque de la révolution orange, en 2004-2005, publiée chez Payot, puis j’ai traduit des auteurs contemporains, Doronine, Kozlov, le poète Boris Ryji, et enfin un travail d’intelligence économique sur l’Ukraine. Un C.V. en béton ! (rires)


Et pourquoi une enquête sur la toxicomanie, précisément en Ukraine ?

La consommation de drogues s’était propagée comme un incendie de forêt dans la région. En Ukraine en particulier, où la toxicomanie a entraîné des épidémies de VIH et d’hépatite C. Le pire a été la méthamphétamine, « Vint », la pervitine des soldats allemands de Barbarossa, dont la recette a été retrouvée par des chimistes locaux. Mais la première tranche de subventions de l’OMS (20 millions de dollars) censée enrayer le fléau a été détournée par les apparatchiks à 98 % !

Vous expliquez que la tournure inattendue prise par le conflit ukrainien procède de deux analyses symétriquement fausses : celle de l’Occident et celle de la Russie…

L’analyse est de l’expert militaire indépendant russe Alexandre Khramtchikhine. Je la reprends parce qu’elle me semble juste : les deux côtés tablaient sur un effondrement de l’armée ukrainienne. Les féodalités et la prédominance de la pègre en Ukraine avaient convaincu les Russes que les Ukrainiens se rallieraient à eux. Il y avait le précédent de 2015, où des unités entières de l’armée ukrainienne avaient changé de bord, notamment en Crimée, choisissant celui des séparatistes. Les Occidentaux comptaient organiser une guerre de partisans et ont distribué des armes individuelles au début du conflit à travers tout le pays, en croyant que le plan initial de l’armée russe réussirait. Selon le calcul euro-américain, cette guerre de partisans, très coûteuse, couplée avec les sanctions, provoquerait l’effondrement de Poutine. L’Histoire a donné tort aux deux camps.

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Dans votre livre, vous tracez un portrait très sombre de l’Ukraine postsoviétique, à rebours de celui que présentent les médias.

L’État russe, depuis mille ans, est périodiquement pénétré par les mafias et périodiquement purgé. Cela a commencé avec les boyards, ces seigneurs de la guerre qui assassinaient les tsars, jusqu’à Eltsine et sa bande de hyènes qui ont fondu sur le cadavre de l’URSS. Cette histoire, à travers toutes ses métamorphoses, je le répète, repose sur un socle millénaire. L’État ukrainien, lui, a trente-deux ans. Et depuis l’origine, il est aux mains de divers groupes – oligarques et pègre postcommuniste. Ils se disputent le pouvoir et l’argent : le loyer du gaz, mais ce sujet n’est jamais évoqué dans les médias « grand public ». Les Russes ont plutôt soutenu les clans de l’est de l’Ukraine, riches, puissants et bien armés. Les euro-américains, plutôt ceux de l’ouest et du centre. Tout le monde a exploité les fractures ethniques et nationales du pays.

La population ukrainienne est-elle consciente de cette situation ?

Les Ukrainiens sont parfaitement au courant de cette situation. Mais, en 2015, lorsque je suis revenu à Kiev, deux amis de milieux complètement différents, un travailleur social, ancien trafiquant de devises sous l’URSS, et un ex-colonel de l’armée ukrainienne, tous les deux antirusses, m’ont dit la même phrase : « Sans la guerre à l’est, les têtes de nos dirigeants seraient sur des piques. » Lors de sa première année de présidence, en 2014, le « démocrate » Porochenko, prédécesseur de Zelensky, lié au milieu, s’est enrichi de 17 millions de dollars…

Sachant tout cela, comment expliquer la résistance et le patriotisme ukrainien ?

Si, en Crimée, l’humeur prorusse est indéniable, dans le Donbass, la population est plus partagée : les dix ans de « désoviétisation », depuis la révolution orange, ont atteint leur but. Mais la naissance des républiques séparatistes s’explique par les exactions commises par l’armée ukrainienne lorsqu’elle est entrée dans les régions irrédentistes : 600 000 Ukrainiens se sont réfugiés en Russie en 2014-2015 ! À l’époque, j’ai rencontré deux d’entre eux, très loin dans l’Oural, chez la sœur du poète Boris Ryji. Une mère d’une quarantaine d’années et son fils de 15 ans. Ils étaient terrorisés. Leur quartier avait été détruit à coups de canon.

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Toutefois, le soutien de Moscou à divers clans oligarchiques de l’Est ukrainien et son attitude très « Françafrique » dans le pays en général n’ont pas plu à tout le monde. Il existe également une indépendance d’esprit ukrainienne farouchement opposée à la chape de plomb d’un certain conformisme qu’on trouve en Russie. Il ne faut pas oublier les mauvais souvenirs laissés par les Soviets.

Vous risqueriez-vous à un pronostic sur la manière dont se terminera ce conflit ?

Contrairement à ce qu’on nous assure, il est peu probable que l’Ukraine gagne cette guerre, dont les objectifs se sont restreints du côté russe, sauf si l’Occident s’engage directement à ses côtés, avec tous les dangers que cela comporte. C’est peut-être l’éventualité à laquelle nous préparent les va-t’en guerre qui n’iront, eux, jamais se battre.

En internationalisant sa cause du côté de l’Asie, de l’Afrique et des pays arabes, Moscou a su contrer la stratégie euro-américaine d’isolement. Des deux idéologies en présence, celle du mondialisme « démocratique » et celle d’un conservatisme enraciné, la première n’est pas la plus séduisante pour tout le monde. Dans ses guerres de conquête des ressources à prétexte humanitaire, l’Occident a perdu depuis vingt ans beaucoup de prestige et d’attrait. Et, lorsque les canons se seront tus, l’Ukraine courra le risque réel d’une partition.

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Mai 2023 – Causeur #112

Article extrait du Magazine Causeur




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Jérôme Leroy est écrivain et membre de la rédaction de Causeur. Dernier roman publié: Vivonne (La Table Ronde, 2021)

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