Entre une savoureuse adaptation de l’affaire Bettencourt, une délicate transposition animée de la vie de Marcel Pagnol et un bel exercice de style autour du À bout de souffle de Jean-Luc Godard, l’octobre cinéphile s’annonce radieux.
L’argent de la vieille (bis)
La Femme la plus riche du monde, de Thierry Klifa
Sortie le 29 octobre
Les plus prudents diront que le nouveau film de Thierry Klifa est une « comédie sociale librement adaptée de l’affaire Bettencourt », les autres, moins timorés et surtout plus enthousiastes, affirmeront haut et fort qu’on tient là un jeu de massacre haut en couleur, filmé avec efficacité, dialogué aux petits oignons acides et sublimé par un casting qui fait ressembler le tout à un feu d’artifice permanent.
Revoyons une par une ces différentes fées qui se sont penchées sur le berceau en question. Et disons en préambule que le ou les « scénaristes » qui président au réel et à la vraie vie de la famille Bettencourt ont largement aidé à la transposition sur grand écran d’une existence, et même de plusieurs, aux allures de roman épique.
On pouvait légitimement craindre de la part de Thierry Klifa, en général confit d’admiration devant les stars féminines françaises (Deneuve et Fanny Ardant en tête), une énième déclaration d’amour pataude et niaise. Cette fois, en choisissant Isabelle Huppert comme protagoniste principale, il a manifestement remisé sa béatitude au profit d’une utilisation impeccable des différents registres de cette actrice hors norme qui adore le hors-piste. Résultat : Huppert est presque de tous les plans sans que le film se transforme en catalogue de mode. Le cinéaste a au contraire compris que, affaire sulfureuse oblige, il convenait d’être à la hauteur d’un récit aux rebondissements multiples au sein de l’hôtel particulier familial. Est-il besoin de rappeler l’affaire en question ? Chacun se souvient des accusations portées par la fille contre sa mère, ou plus précisément contre le photographe François-Marie Banier et sa capacité à se faire entretenir par la milliardaire trop heureuse, elle, de ce dévergondage tardif. Tout y passa alors, y compris le passé collabo du mari, le financement occulte de Sarkozy et autres comportements ancillaires douteux. Jaillissent non pas une, mais plusieurs ténébreuses affaires qu’aurait adorées Balzac. Et le film d’embrasser avec audace et fougue l’ensemble de ces éléments.
Il faut insister sur le scénario (mais une fois encore, rendons grâce d’abord au réel) et bien plus encore sur la qualité flamboyante des dialogues écrits par Jacques Fieschi. Rappelons que ce dernier a travaillé avec Pialat, Sautet, Jacquot, Assayas, Nicole Garcia, entre autres, et qu’on lui doit la superbe adaptation d’Illusions perdues pour Xavier Giannoli. Bref, l’orfèvre idéal qu’il fallait pour transcrire, par exemple, la méchanceté brillante et foudroyante de Banier, la malice décalée de Liliane Bettencourt ou encore la frustration furieuse de sa fille qui attend son heure, le laconisme veule de son époux et l’hiératisme de son majordome qui n’en pense pas moins. Chaque réplique, ciselée et ravageuse, fait mouche dans tous les registres : depuis le langage feutré d’une haute bourgeoisie jusqu’à la vulgarité travaillée de Banier.
La distribution achève de donner à La Femme la plus riche du monde des allures de comédie intégralement réussie. On a déjà cité Isabelle Huppert qui, dans le rôle-titre, fait des merveilles. Comme chez Chabrol en son temps, elle joue à la perfection d’un second degré permanent : dupe de rien, adepte de tout et gagnante sur tous les tableaux. Face à elle, l’autre atout majeur du film, c’est un Laurent Lafitte déchaîné, incarnation plus que parfaite de Banier et que seuls ceux qui n’ont jamais croisé son modèle crieront à la caricature. Ils auront totalement tort : ce que fait Lafitte est proprement sidérant. On en redemande. Les autres acteurs sont au diapason : Marina Foïs joue impeccablement l’héritière interloquée tandis que l’immense André Marcon incarne à la perfection l’ex-collabo richissime. Mathieu Demy et Raphaël Personnaz ne sont pas en reste, c’est le moins que l’on puisse dire.
Ce vrai-faux voyage au pays des ultra-riches confrontés à l’ultra-culot d’un artiste s’avère des plus savoureux du début à la fin.
À bout de souffle (encore)
Jean-Louis Fernandez
Nouvelle Vague, de Richard Linklater
Sortie le 8 octobre
Un pur représentant du cinéma d’auteur indépendant américain qui en 2025 se met en tête de rendre un hommage à la Nouvelle Vague et à son film porte-drapeau, À bout de souffle, réalisé par Jean-Luc Godard en 1959, voilà qui avait de quoi inquiéter. C’est oublier un peu vite le culte absolu que continuent de lui vouer outre-Atlantique les cinéphiles américains, toutes générations confondues. Et le résultat, présenté à Cannes en mai dernier, est absolument saisissant. Loin du musée Grévin et de toute tentation confite en dévotion, Nouvelle Vague raconte le tournage du film avec une verve communicative. Le Paris de l’époque est rendu sans que jamais on ne ressente un effet de reconstitution affectée et surtout le casting, constitué essentiellement d’inconnus, joue les équivalences sans virer au gala des sosies. Cette recréation, pour ne pas dire cette récréation, vise juste, tant elle retranscrit un moment essentiel de l’histoire du cinéma français avec une fraîcheur et une grâce incomparables.
Marcel Pagnol (toujours)
Wild Bunch Distribution
Marcel et Monsieur Pagnol, de Sylvain Chomet
Sortie le 15 octobre
Le nouveau film de l’un des champions de l’animation française est assurément aussi délicieusement bavard que ses fameuses Triplettes de Belleville étaient muettes. Quoi de plus naturel et de plus souhaitable quand on prend cette fois pour sujet Marcel Pagnol ? Le recours à une animation élégante et sobre permet de prendre la distance nécessaire pour ne pas faire sombrer cette biographie dans la confiture patrimoniale sirupeuse. La vie artistique du dramaturge, puis du cinéaste Pagnol y est racontée avec la verve et la malice chère à l’auteur de Marius. Une bonne occasion de redire combien fut essentiel et décisif l’engagement de Pagnol pour le cinéma parlant quand il fallut abandonner le muet. Quant au film proprement dit, il atteint parfaitement son but quand il donne une furieuse envie de voir et de revoir tous les films du cinéaste, ces merveilleux trésors qui grâce au travail sans relâche de Nicolas, le petit-fils de l’académicien, font régulièrement l’objet de restaurations et de ressorties en salles et en DVD.
Deux ans après l’attaque terroriste du 7-Octobre, les négociateurs de Donald Trump obtiennent un cessez-le-feu à Gaza entre Israël et le Hamas. Les Israéliens hésitent entre joie de retrouver les otages et inquiétude. Le conflit entre dans une nouvelle phase, et leur pays est devenu un État-paria.
Malgré la conjoncture, ses espoirs, je parle du retour possible des otages, et ses angoisses, je parle de la situation de la France, il m’est difficile d’écarter mon esprit de ce jour d’il y a un peu plus de deux ans. Je ne sais comment le nommer – pogrome, razzia ou massacre- et il restera probablement dans notre mémoire comme le «7-Octobre», de la même façon que les attentats de 2001 gardent le nom de nine-eleven, le 11-septembre.
Tous les lecteurs de cette chronique n’ont cessé d’y penser et plutôt que d’en répéter la sinistre chronologie, je voudrais évoquer un des héros de cette journée, un jeune homme qui justement était né en 2001, l’année des attentats aux États-Unis.
Le sergent Aner Shapira, soldat de la brigade Nahal n’était pas en service ce jour-là. Féru de musique et lui-même auteur de chansons, il était allé au festival Nova de Réïm, avec son meilleur ami, le jeune israélo-américain Hersch Goldberg Polin.
Aner provenait d’une famille pas tout à fait banale. Il avait fait ses études à l’école Himmelfarb de Jérusalem, une école fondée en 1920 dans une orientation sioniste religieuse, ouverte au monde et aux autres croyances. L’un de ses grands-pères était professeur d’histoire de la halakha à l’Université de Jérusalem, une de ses grands-mères avait reçu le Prix d’Israël pour ses travaux en philosophie des sciences. L’un de ses arrière-grands-pères, Haim Moshe Shapira, élevé dans les yechivot de Lituanie, avait été l’un des dirigeants du mouvement sioniste religieux, signataire de la Déclaration d’Indépendance et ministre de 1948 jusqu’à sa mort en 1970.
Il était un des dirigeants israéliens les plus modérés quant aux relations avec le monde arabe et avait été – coïncidence étonnante – grièvement blessé en 1957 par une grenade lancée dans la Knesset par un jeune Israélien qui cherchait à tuer le Premier ministre David Ben Gourion. C’était l’époque où les mesures de sécurité n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Le terroriste, qui voulait apparemment venger les Juifs de Syrie négligés par l’administration israélienne, créa un parti politique après avoir passé quinze ans en prison. C’est cela aussi Israël…
Le 7 octobre 2023, Aner Shapira se réfugie dans un abri collectif de fortune, un miklat derekh, comme il en existe autour de Gaza, destiné à éviter les roquettes – mais pas les incursions humaines. Arrivé parmi les derniers, il se tient près de l’entrée de cet abri qui n’a pas de porte et tente de rassurer ceux qui, entassés avec lui, sont terrifiés.
Les terroristes du Hamas lancent à la main des grenades à l’intérieur de l’abri. Calmement, il les attrape et les renvoie. «N’ayez pas peur, dit-il, l’armée va venir et nous sauver». Sept fois, il rejette une grenade vers l’extérieur. La huitième lui explose dans les mains et le tue. Près de lui, Hersch Goldberg Polin a l’avant-bras arraché et se fait un garrot avec sa ceinture. Il sera plus tard capturé par le Hamas et onze mois après exécuté dans un tunnel avec cinq autres otages.
L’onde de choc amplifiée par la structure de l’abri blesse, assomme et plaque au sol les Israéliens réfugiés. Les membres du Hamas pénètrent dans l’abri et tirent à la kalashnikov sur les corps allongés. Ils le font en riant, dira l’un des survivants, car sur la trentaine d’Israéliens réfugiés dans l’abri, sept ont survécu cachés sous les cadavres. Une fois les terroristes partis, ils se trainent dehors, dans un paysage d’apocalypse, incendies, véhicules brûlés et cadavres. Les premiers secours n’arriveront que tard dans la journée.
«Je n’ai jamais vu quelqu’un faire preuve d’un tel sang-froid. Grâce à lui, je respire encore», diront quelques survivants du massacre.
Aner Shapira a été enterré au cimetière militaire du Mont Herzl à Jérusalem et son nom est inscrit dans le Livre des héros de Tsahal. Ils furent nombreux, et de toute origine, ceux qui perdirent la vie ce jour-là en défendant leurs proches, leur famille et leur nation.
Deux ans plus tard, Israël a sous les drapeaux 170 000 soldats d’active et 130 000 en service de réserve. Chaque jour, près de 5% des Juifs non-haredim de tout âge sont en service dans l’armée. Cela signifie que 30% des familles juives israéliennes non-harédies ont au moins un membre en service actif ou dans la réserve, et par conséquent, si on inclue les collatéraux, il n’est guère de famille qui ne soit pas directement impliquée dans la guerre actuelle. Aussi lourde de conséquences que soit cette situation et au-delà de tous ses antagonismes, qu’il ne faut pas minimiser, la société israélienne accepte la situation. Elle se bat. Elle sait pourquoi elle le fait et elle sait qui sont ses véritables ennemis, bien que la tentation existe chez certains d’accuser le monde entier au prétexte d’un antisémitisme inextinguible.
Mais force est de constater qu’Israël est l’objet d’une cabale orchestrée par une subtile propagande qui a su transmuter le ressentiment en vertu, canaliser la colère en interdisant le débat et flécher l’émotion en sélectionnant les victimes. Cette cabale tient pour négligeable le fait que l’origine de ce que certains appellent un carnage est l’action du Hamas le 7-Octobre avec sa volonté génocidaire et son refus de rendre les otages. Les jours qui viennent montreront si la soi-disant acceptation du plan Trump par le Hamas se traduit par une réalité ou, ce qui pourrait être très grave, si le malaxage de ce plan le dénaturera aux yeux des Israéliens tout en laissant au président américain son illusion d’être un faiseur de paix.
La torsion profonde de la réalité, qu’est le palestinisme, cherche à s’infiltrer, par diktats et menaces dans nos sociétés submergées par une masse d’informations qui sont souvent des désinformations, apeurées par la perspective de blâmes moraux péremptoires et impressionnées par les termes d’une novlangue orwellienne qui a abandonné ses références à la vérité pour se transformer en arme de dénigrement contre Israël.
Le jeudi 2 octobre, jour de Yom Kippour, la marine israélienne a réalisé une superbe opération dont presque personne ne lui a su gré. Elle a arraisonné les bateaux de la flottille pour Gaza sans faire un seul blessé et a renvoyé dans leurs pénates les acteurs de cette ridicule aventure où les messages Instagram des héroïques navigateurs tenaient lieu de nourriture aux Gazaouis.
Deux jours plus tard, l’inénarrable Greta Thunberg postait la photo d’un prisonnier palestinien particulièrement décharné. Elle voulait dévoiler ainsi au monde les conditions horribles dans lesquelles étaient maintenus les prisonniers palestiniens en Israël – conditions dont elle avait souffert elle-même car il semble qu’elle ait été privée de nourriture pendant près de huit heures… Manque de chance, ce prisonnier était l’Israélien Evyatar David, otage du Hamas.
Le message fut rapidement effacé. Les détails seront probablement vite oubliés par les innombrables admirateurs de Greta Thunberg, mais il en restera le bruit de fond, la confirmation de l’inhumanité des Israéliens. Cette erreur grotesque de l’égérie suédoise symbolise de façon caricaturale le mimétisme et l’inversion dont Caroline Fourest a remarquablement parlé dans son intervention à la soirée organisée par le Crif en mémoire du 7-Octobre, une journée où il y a probablement eu dans le monde plus de manifestations en soutien au Hamas qu’en commémoration du massacre des Juifs.
Quant à moi, je garde l’image de ces terroristes entrant dans l’abri de Réïm après la huitième grenade et faisant en s’amusant un carton sur les corps allongés des Israéliens. Cette image me hante. C’est celle de la Shoah par balles, un vrai génocide.
Les Anglais ont massivement dit non à l’immigration incontrôlée en manifestant dans les rues de Londres mi-septembre. La crise migratoire s’ajoute aux crises politiques à répétition qui alimentent une grogne générale. Pour rappeler au gouvernement qui doit avoir la priorité, le peuple a sorti les drapeaux.
Vue du ciel à travers la caméra d’un drone, la foule offrait l’aspect d’une comète dont la tête se trouvait à Whitehall, le quartier gouvernemental de Londres, tandis que la queue s’étendait sur le pont de Westminster pour se prolonger vers l’est de la ville, loin au-delà de la gare de Waterloo. Samedi 13 septembre, une manifestation a rassemblé, selon l’estimation finale de la police, au moins 150 000 citoyens qui répondaient à l’appel de l’activiste Tommy Robinson.
Manifestation contre l’immigration illégale à Londres, 13 septembre 2025. Aldo Ciarrocchi/Solent Ne/SIPA
C’était un coup de maître pour ce dernier, considéré jusqu’ici comme un extrémiste islamophobe n’hésitant pas à avoir recours à l’intimidation physique. Soucieux de se dédiaboliser, l’homme politique dont les positions sont les plus proches des siennes, Nigel Farage, a répudié tout lien avec lui en décembre 2024. Mais cette fois, ce personnage à la réputation sulfureuse a parfaitement su lire dans l’esprit d’une grande partie du public britannique au sein duquel, tout au long de l’été, un désir de révolte s’est défoulé en protestations locales spontanées. Comme toujours, médias et politiques se sont empressés de délégitimer l’événement en le qualifiant de « raciste », mais sans succès. Il n’y avait pas 150 000 skinheads tatoués de croix gammées dans les rues de Londres, mais très majoritairement des citoyens ordinaires, de différents âges, classes et groupes ethniques. Il y a eu quelques actes de violence, mais infiniment moins qu’au carnaval de Notting Hill, grande célébration annuelle du vivre-ensemble diversitaire. L’atmosphère était bon enfant, presque folklorique, les participants munis de drapeaux ou habillés des couleurs nationales comme pour fêter le couronnement d’un monarque. Même l’étiquette « anti-immigration » est inadaptée ici, car si les manifestants s’opposaient à l’immigration, la majorité n’était pas motivée par une doctrine politique mais par leur vécu au quotidien. Cela, Robinson l’a compris. Aussi a-t-il intitulé son rassemblement « Unite the Kingdom » (« Unir le royaume »), privilégiant l’idée de patriotisme sur celle d’exclusion. Et il a placé l’événement sous le signe de la liberté d’expression, comme pour lever enfin le tabou sur toute discussion de l’immigration incontrôlée. Si Robinson a touché une corde sensible, c’est que le mécontentement général outre-Manche a atteint un point de bascule.
Des hôtels très particuliers
« Keir Starmer est un enfoiré ! » Voilà le slogan scandé le plus souvent par la partie la plus vocale de la foule. Car la manifestation visait aussi le gouvernement travailliste. Sur le plan économique, la situation du Royaume-Uni ne vaut guère mieux que celle de la France. Starmer a le choix entre la ruine financière ou une augmentation des impôts contraire à sa promesse électorale. Certes, le gouvernement dispose d’une majorité au Parlement, mais une série de démissions forcées a sapé sa légitimité : la ministre des Transports, pour fraude ; la ministre chargée de la lutte contre la corruption, pour ses liens avec sa tante, une ancienne dirigeante bangladaise accusée de corruption ; la ministre des sans-abri, pour avoir expulsé ses propres locataires ; et enfin la Vice-Première ministre, chargée de la construction de logements, pour avoir sous-payé les impôts sur l’achat d’une résidence secondaire. Enfin, la réputation personnelle de Starmer a été entachée par le renvoi forcé de celui qu’il avait nommé comme ambassadeur à Washington, l’ex-ministre Peter Mandelson, après la révélation des liens entre ce dernier et le pédophile Jeffrey Epstein.
Ces scandales ont affaibli les prétentions morales de la gauche et exacerbé les tensions autour de la crise du logement qui sévit outre-Manche. Par une réaction en chaîne, la colère publique face à cette crise est attisée à son tour par la manière dont l’État accueille les demandeurs d’asile. En effet, plus que les autres pays européens, le Royaume-Uni exploite les hôtels pour loger ces derniers, dont un tiers y sont hébergés pour un coût six fois plus élevé que dans un centre de rétention. La facture est de 6,6 millions d’euros par jour, et le coût global pour la décennie 2019-2029, estimé initialement à 5,2 milliards, se chiffre désormais à 17,6 milliards. Au cours de l’année se terminant le 30 juin 2025, on a enregistré un nombre record de 111 000 nouveaux demandeurs, deux fois plus qu’en 2021. Malgré l’engagement pris par Starmer de briser les réseaux de passeurs, 55 000 migrants – encore un record – ont traversé la Manche depuis qu’il est au pouvoir. Conscient de l’enjeu électoral, le Premier ministre multiplie les mesures dans une tentative désespérée pour résoudre le problème. En vain. Son projet d’échange de migrants avec la France n’impressionne personne, surtout pas les migrants. Il annonce vouloir réformer la Convention européenne des droits de l’homme, mais rencontrera l’opposition de ses propres élus. Il a promis de fermer les hôtels de migrants et proclame que le nombre a été réduit de 400 à 200, mais la plupart de ces fermetures avaient eu lieu sous le précédent gouvernement conservateur. Les Britanniques sont désespérés par l’incapacité de leur État à sécuriser les frontières et sa générosité voyante envers ceux qui font fi de ces mêmes frontières. C’est dans ce contexte que, au mois de juillet, les hôtels de migrants sont devenus les sites d’une contestation populaire déterminée.
La jacquerie estivale
Les émeutes de l’été 2024, déclenchées par l’assassinat de trois petites filles, commis par un jeune issu de l’immigration rwandaise, ont constitué un faux départ pour la révolte populaire. Elles étaient trop violentes et trop facilement infiltrées par des voyous désireux d’en découdre avec la police. Cet été, en revanche, l’insatisfaction générale s’est fait sentir de manière plus mesurée, plus continue, plus crédible. Tout commence le 13 juillet dans la ville d’Epping, au nord-est de Londres. Quand un migrant éthiopien est arrêté pour trois actes d’agression sexuelle, dont un sur une mineure, huit jours après qu’il a débarqué d’un canot pneumatique, des résidents locaux organisent une protestation devant son hôtel. Au cours des semaines suivantes, le lieu devient le théâtre de manifestations de plus en plus grandes – jusqu’à 2 000 personnes –, imitées dans d’autres villes sur tout le territoire anglais. Bien que des groupuscules de la droite radicale essaient d’en prendre la direction, les actions sont menées par des citoyens ordinaires avec une mixité sociale qui préfigure celle des manifestants du 13 septembre. Ce sont surtout les femmes qui prennent l’initiative dans ces rassemblements, car elles craignent pour leur propre sécurité et celle de leurs filles dans les quartiers autour de ces hôtels qui hébergent très majoritairement des hommes inconnus, plutôt jeunes. Le mouvement reçoit une nouvelle impulsion le 22 juillet, quand dans la ville de Nuneaton, dans le centre de l’Angleterre, deux migrants afghans sont accusés du viol d’une fille de 12 ans. Les vaines tentatives de la police pour taire l’identité des agresseurs rappellent l’omerta qui a permis aux grooming gangs de sévir pendant longtemps dans d’autres villes.
Le 19 août, la municipalité d’Epping obtient d’un tribunal une injonction qui interdit au ministère de l’Intérieur de continuer à utiliser l’hôtel pour loger des migrants. Alors que d’autres municipalités se préparent à exploiter ce précédent, le ministère obtient la suspension de l’injonction dans l’attente d’un appel auprès de la Haute Cour de Londres. Ainsi, se dessine dans les esprits une bataille entre des communautés locales et un gouvernement indifférent à leurs souffrances. Cette bataille trouve un symbole : le drapeau. Ou plutôt les drapeaux, celui de l’Angleterre – la croix rouge sur fond blanc de saint Georges – et le drapeau du Royaume-Uni qui superpose cette croix à celles de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Pendant tout le mois de juillet, les Anglais pavoisent les rues de leur drapeau en soutien à leur équipe de foot féminin, les « Lionnes », qui participe au Championnat d’Europe. Après le tournoi, les résidents de certains quartiers de Birmingham, loin d’enlever les drapeaux, les multiplient en les suspendant aux lampadaires. Ce mouvement spontané trouve des émules dans d’autres villes, avant d’enfanter des actions coordonnées sous le nom d’« Opération levée des couleurs ». Certaines municipalités enlèvent ces bannières au nom de la sécurité routière ; d’autres les laissent en place. Des militants antiracistes dénoncent un complot d’extrême droite, mais les principaux partis politiques, et jusqu’à Starmer lui-même, essaient de surfer sur cette vague de patriotisme en lui donnant leur bénédiction. C’est la raison pour laquelle Robinson encourage la présence de drapeaux – de tous les drapeaux britanniques, y compris le gallois (qui n’est pas intégré au drapeau de l’Union) et même celui de la République irlandaise – dans les cortèges du 13 septembre. La plupart des Britanniques sont fatigués de voir des drapeaux palestiniens ou LGBT dans les rues à la place de leurs couleurs. Ces derniers sont-ils donc devenus les symboles, non des divisions identitaires, mais d’une unité nationale retrouvée ? Quoi qu’il en soit, Robinson a su canaliser et la révolte contre les hôtels et l’« effet drapeau » qui ont marqué la période estivale.
Le lion anglais rugit
Il exploite aussi un autre thème qui préoccupe les esprits outre-Manche : la liberté d’expression. Les médias français ont parlé du cas de Lucy Connelly, une mère de 42 ans condamnée à trente et un mois de prison ferme pour un post incendiaire sur X juste après la tuerie de Southport. Cette peine pour le moins sévère en a fait une icône de la droite et, après sa libération anticipée en août, elle a donné de nombreuses interviews avant de faire une grande entrée en scène, le 6 septembre, à la conférence du parti de Farage, Reform UK. Mais son cas est très loin d’être isolé. À peine deux semaines avant la grande marche londonienne, le scénariste irlandais Graham Linehan, archicélèbre outre-Manche pour une série comique sur des prêtres catholiques, Father Ted, et critique notoire de l’idéologie transgenre, a été arrêté à l’aéroport de Londres par cinq policiers armés pour deux posts sur X. Or, la question de la liberté d’expression est un vecteur de l’influence de la droite américaine. Les hommes MAGA ont un tropisme britannique. Trump était en Écosse, la terre de sa mère, en juillet, et il est venu à Londres en septembre pour une visite d’État en grande pompe. En août, J. D. Vance a passé des vacances en Angleterre, où il a rencontré politiques et influenceurs de droite. Elon Musk, dont la grand-mère venait de Liverpool, a participé de manière virtuelle à l’événement de Robinson. Charlie Kirk suivait la même voie. Son organisation – Turning Point USA, présente dans plus de 3 000 écoles et universités outre-Atlantique – a fondé une branche britannique, Turning Point UK, en 2018. En mai cette année, Kirk est venu débattre avec les étudiants wokistes d’Oxford et de Cambridge. La revue conservatrice The Spectator a publié un texte où il prédit une « révolution » au Royaume-Uni. Son assassinat le 10 septembre, trois jours avant la grande manifestation du 13, a, par une coïncidence stupéfiante, offert un martyr à la cause. Le 12, une veillée en sa mémoire à Whitehall a attiré 500 personnes. Le lendemain, les portraits de Kirk étaient très visibles parmi les drapeaux brandis par les cortèges. Sa mort, qui a fait de ce passionné du débat un martyr de la liberté d’expression, a touché un nerf au Royaume-Uni autant qu’aux États-Unis.
Sur scène, le 13, Robinson a parlé lui aussi d’« une révolution », mais laquelle ? Cet homme a fait preuve d’un manque de jugement dans le passé, s’acharnant inutilement à calomnier un jeune réfugié syrien qu’il accusait de violence antiblanche. Il est devenu pour l’instant maître du jeu, mais il n’a pas de parti politique et ne donne son soutien à aucun parti orthodoxe, même pas celui de Farage, en tête dans les sondages. Essayera-t-il de récupérer l’énergie de la fronde estivale pour la droite radicale ou se rapprochera-t-il de l’orthodoxie politique ? En attendant, l’essentiel est ailleurs : désormais, outre-Manche, parler de l’immigration n’est plus tabou. Un patriote français a commenté sur X une image aérienne de la foule londonienne : « Quand est-ce qu’on fait ça ici, en France ? »
Avec Tout Ouïe, Alexandre Postel propose un roman satirique, dont le sujet est la réception par une éditrice d’un roman où le personnage principal est fasciné par les bruits du plaisir féminin. Derrière sa simplicité apparente, une œuvre à étages…
Le nouveau roman d’Alexandre Postel a quelque chose du conte philosophique. Point de prince ou princesse, ni de pays imaginaire, mais il en possède l’ironie, la brièveté de la forme et l’esprit général. Les personnages eux-mêmes se résument à quelques traits distinctifs.
Roman dans le roman
Violette Letendre, éditrice en déclin dans une maison d’édition en déclin, est approchée par Monegal, le mari d’une de ses proches. Elle le connaît comme nous connaissons souvent ces gens qui partagent la vie de nos amis, par quelques malentendus et sans sympathie particulière. Monegal lui propose de lui envoyer un chapitre par semaine d’un roman en cours d’écriture, intitulé La Confession auriculaire, initiative que Violette Letendre accepte avec réticence. Ce roman dans le roman a pour protagoniste Victor Chantelouve. Le paradoxe réside dans le fait que ce héros représente le seul personnage véritablement romanesque du livre d’Alexandre Postel. Le seul, du moins, que le lecteur de Tout ouïe apprendra à connaître, puisqu’on le suit de l’enfance à l’âge adulte. Il se caractérise par un trait intérieur bien particulier : son obsession pour les expressions sonores de la jouissance féminine.
L’exploration de ce penchant constitue le sujet central de La Confession auriculaire, le livre de Monegal pastichant les codes du roman d’initiation. Or pareille écriture, d’un univers fantasmatique singulier, qui ne relève pas tout à fait de la collection Harlequin, ne peut complètement correspondre à l’éthique commune, et surtout à l’esprit du temps. Comment, dès lors, une telle œuvre peut-elle trouver sa place dans une société contemporaine ne jurant que par des produits de plus en plus standardisés, et où la création se voit jugée non selon des critères esthétiques, ou par le plaisir artistique qu’elle procure, mais à l’aune du respect des mœurs nouvelles ?
Un roman de l’ambiguïté
L’œuvre d’Alexandre Postel cultive un art double. Double d’abord par l’alternance des voix à la première personne du singulier. L’intrigue se déploie, en effet, autour de cette lutte entre liberté du créateur et norme sociale qu’incarne la parole de Violette Letendre. Quand le premier transgresse la nouvelle doxa progressiste, l’éditrice rappelle immédiatement à son interlocuteur les différentes obligations morales et judiciaires à laquelle un ouvrage doit aujourd’hui se conformer.
Mais le caractère double est aussi intérieur, par le cheminement plus trouble que va progressivement emprunter Violette Letendre à la lecture du livre de Monegal, jusqu’à suspendre son jugement pour se laisser emporter par l’intrigue. Il se produit alors une sorte de contamination de l’éditrice par les mots du romancier comme un hommage d’Alexandre Postel à la puissance de la fiction.
Outre cette évolution d’une critique moralisatrice vers une lecture moins inhibée, Tout ouïe est un récit double par l’ambivalence de la figure de l’écrivain. Monegal existe moins pour le lecteur que son personnage, Victor Chantelouve. Ce dernier projette une ombre derrière laquelle la réalité de Monegal demeure cachée, dans une identité opaque et jamais résolue.
Enfin, le caractère double du roman s’étend à quiconque ouvre le livre d’Alexandre Postel. Nous voilà aussitôt lecteurs du manuscrit de Monegal, qui se trouve directement soumis à notre jugement. Un tel procédé donne alors le sentiment, en tant que lecteur de La Confession auriculaire, de devenir un personnage de Tout ouïe. Car cette mise en abîme nous oblige à nous positionner par rapport à ce roman dans le roman et à la lecture qu’en fait Violette Letendre, comme à égalité avec elle.
Une forme pleine d’esprit
Alexandre Postel construit donc un roman ambigu qui, par son ironie, refuse de répondre frontalement aux questions qu’il pose. Non que les partis pris de l’auteur ne soient pas sensibles, mais ils se devinent sans s’affirmer. Même dans la satire, un espace est laissé à notre propre réflexion. Par l’alternance de deux écritures à la première personne du singulier, se déploie en effet une histoire dont tout point de vue supérieur est absent. Nul développement d’un narrateur omniscient, surplombant les scènes du récit, qui viendrait exposer sa vision du monde. On peut ainsi parler, en quelque sorte, d’une fable sans morale. Ou plutôt d’une fable où la morale trace un chemin que le lecteur doit achever seul. Et quand d’autres fictions nous imposent un univers fermé, avec des personnages longuement décrits, des péripéties qui cherchent à nous émouvoir ou à nous faire rire, nous demeurons avec ces pages dans un vacillement. C’est une littérature de l’interrogation ouverte, dans la mesure où le livre aspire davantage à remettre en question des idées reçues qu’à redéfinir notre rapport à l’existence. Il s’agit, pour Alexandre Postel, dans ce tableau par lequel le monde s’offre au lecteur, d’ajouter des ombres plutôt que de bouleverser les formes. Le tempérament de l’œuvre se rapproche par-là des proses pleines d’esprit du XVIIIᵉ siècle plutôt que du réalisme balzacien. Mais on peut soulever dès lors un paradoxe dans le choix de ce genre qui désamorce par son intelligence même le romanesque et la puissance d’une fiction qu’elle semble pourtant défendre. Nouvelle ambivalence nous invitant, et cela est déjà beaucoup, au débat littéraire.
Qui se souvient encore de Hamlet-Machine, cette brève pièce du dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995), montée à l’époque en France de façon audacieuse par le regretté duo Jourdheuil & Peyret… Alors, Un Hamlet-Machine d’un nouveau style en 2025, sous les auspices de Kirill Serebrennikov ? On est déjà depuis deux heures en compagnie de Hamlet, ou plutôt de ses spectres, lorsqu’après l’entracte le rideau se lève une nouvelle fois sur ce même salon lambrissé, d’un blanc éteint, au plafond éventré, aux hautes croisées ouvertes dont les vitres salies laissent filtrer une lumière pâlie. Au fond, une cheminée de marbre, son trumeau découvrant bientôt un miroir écaillé, un piano à queue dans un coin, et puis quelques mauvaises chaises, plus tard, en désordre…
Voilà que le grand lustre central est descendu à terre. La seconde partie s’ouvre sur la virtuose chorégraphie d’un danseur encapuchonné de noir (le Tchèque Kristian Mensa), lequel dénude sa sublime, éphébique académie, sur fond de musique percussive : sixième des dix tableaux composant cet Hamlet/Fantômes, nouvelle création très attendue du cinéaste, auteur et metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, désormais exilé à Berlin comme chacun sait, et dont le dernier film, La disparition de Josef Mengele, sort en France dans une quinzaine de jours. Les amateurs de lyrique connaissent évidemment fort bien Serebrennikov (cf. son Lohengrin, il y a deux ans à l’Opéra-Bastille), tout comme les férus de théâtre (cf. Le Moine noir, de Tchekhov, monté à Avignon en 2022).
Pour l’heure, l’ambition de cet Hamlet/fantôme n’est pas d’ajouter une pierre supplémentaire aux innombrables mises en scène qui, dans toutes les traductions possibles, raniment partout dans le monde, depuis des siècles, le chef d’œuvre shakespearien d’entre les chefs d’œuvre. Mais de projeter sur nous l’ombre portée d’Hamlet dans ses représentations imaginaires, en tant que mythe essentiel de la culture occidentale. Ce à travers un spectacle « total », polyglotte (les acteurs et chanteurs s’expriment tour à tour en français, en russe, en anglais), associant création musicale (composition de Blaise Ubaldini, solistes de L’Ensemble intercontemporain dans la fosse, chœur Ensemble La Marquise), chant et paroles (le texte est de Serebrennikov lui-même).
Au prisme du prince danois est envisagée tour à tour la relation au Père, à l’Amour, à la Peur, à la Violence… Fantôme drainant les figures de son propre fantôme, de la Reine, de la Mort, et de toutes les « Hamlets » (sic) possibles, jusqu’à celle du Silence où il disparaît – ultime tableau, de toute beauté, comme le pianissimo d’une symphonie : il s’achève ici sur un sonnet de Shakespeare, chanté par Odin Lund Biron (l’acteur américain, on s’en souvient, assumait le rôle du compositeur, en 2022 dans le film de Serebrennikov La femme de Tchaïkovki).
Soit donc une multitude de situations qui, dans une explosion de bruit et de fureur, convoquent non seulement les personnages de la pièce, mais aussi les incarnations de la quête « hamlétienne » telle qu’elle a pu circuler d’ Antonin Artaud à Sarah Bernhardt, en passant par Dimitri Chostakovitch (campé par Filipp Avdeev) ou dans la vision d’un metteur en scène comme le Polonais Jerzy Grotowski (1933-1999).
Foisonnante, déconcertante parfois dans ses excès de grandiloquence, et dans la crudité, la trivialité (concertée !), voire les truismes (concertés, eux ?) du livret, cette geste ambitieuse (dont le narrateur, Hamlet enfant crucifié par le doute, prend les traits de l’extraordinaire acteur qu’est August Diehl) paraît quelque peu intimidante, il faut le reconnaître, jusqu’au soulagement bienvenu de la demi-heure d’entracte. Mais c’est précisément dans sa seconde partie – moitié plus courte – que le spectacle prend son essor, et s’allège pour ainsi dire, porté par la stupéfiante beauté plastique des cinq derniers tableaux. En particulier le septième, où la comédienne Judith Chemla, rousse Ophélie telle qu’immortalisée par l’unijambiste Sarah Bernhardt (comme le souligne, projeté en font de scène, un incunable cinématographique), revêt alternativement une silhouette mâle et femelle, jouant sur le simple profil des perruques et des costumes. Dans le huitième tableau, le glabre slave blond aux prunelles d’azur Nikita Kukushkin, complice de longue date de Serebrennikov, livre une performance physique éblouissante. Titré « Hamlet et les Hamlets » et curieusement annoncé dans le programme « avec la collaboration de ChatGPT », l’avant dernier tableau fixe une étonnante chorégraphie de mobiles, tenus en main par la troupe réunie, dans un ensemble parfait et sous un éclairage hallucinant. Autant dire que la machine fonctionne.
À noter que le public, au soir de la première, n’était pas du tout celui qu’on voit traditionnellement à l’opéra. Beaucoup plus jeune, et plutôt « faune branchée » que « tribu bourgeoise ». Est-ce ou n’est-ce pas un signe ? Telle est la question.
Hamlet/Fantômes, d’après William Shakespeare. Mise en scène, texte, scénographie, costumes : Kirill Serebrennikov. Durée : 3h Théâtre du Châtelet, Paris. Jusqu’au 19 octobre.
Libération des otages: les Israéliens attendent encore de voir pour y croire vraiment.
« Je suis très fier d’annoncer qu’Israël et le Hamas ont tous deux approuvé la première phase de notre plan de paix » a écrit le président Donald Trump sur TruthSocial. Deux ans après le début de la guerre, un accord de cessez-le-feu a finalement été trouvé tôt ce jeudi matin. Sa première phase annonce la libération des otages dès lundi contre près de deux mille prisonniers palestiniens • La rédaction
Ce matin, le réveil n’a pas la même couleur que les autres jours. Dans nos têtes encore habitées par les nouvelles de la veille, l’écho de l’espoir se fait encore entendre.
Hier soir, alors que nous célébrions la fête de Souccot, symbolisée par la construction de cabanes, qui fleurissent partout dans le pays et qui invitent, par leur simplicité, le peuple juif à revenir à son essentiel, à quitter toute forme d’égo pour se laisser porter par les aléas du destin, en se soumettant aux lois de la nature, la flamme de l’espoir s’est rallumée. Les téléphones ont crépité de nouvelles venant de loin. La poignée de main entre Donald Trump et Benyamin Netanyahou, entourée de nombreux pays arabo-musulmans, dont certains avaient rompu leurs relations avec Israël, en est devenue l’emblème.
Hier soir, entre deux conversations, nos cœurs étaient en prise avec une contradiction devenue notre quotidien : celle d’une envie irrépressible d’y croire, de penser que cet accord, un accord historique, conclu par l’intermédiaire des Etats-Unis entre Israël et le Hamas, était la bon, le final, et une méfiance, une peur que tout soit défait les jours suivants. A peine deux jours après la commémoration du deuxième anniversaire du 7-Octobre, alors que la tristesse nous avait à nouveau envahis, nous replongeant dans les sensations, les témoignages des survivants, nos émotions sont ballotées d’un extrême à l’autre. Les médias officiels israéliens confirment la nouvelle, relayés par les médias internationaux et comme toujours en Israël, les réactions sont multiples : certains sabrent sur le champ le champagne, tandis que les autres sont réservés, disant qu’ils n’y croiront réellement qu’au moment où les familles pourront serrer leurs proches dans leurs bras, après deux ans d’usure et d’obscurité.
Ces deux années nous ont appris la retenue. Nous avons développé une capacité hors norme pour vivre en apnée, car comment respirer en profondeur quand, loin des villes, la guerre dure et que la souffrance, lorsqu’on veut la voir, est partout ?
En deux ans, nous avons nourri une multitude d’espoirs qui, presque instantanément, se sont effrités au contact du réel. Alors, à force, nos aspirations d’avenir dans la région se sont faites prudentes, nos illusions de paix sont devenues caduques, nos élans humanistes se sont bridés naturellement par la réalité du terrain.
Et pourtant, hier soir, assis dans les cabanes, au contact de la terre, de la simplicité de partager un repas entre personnes vivant la même réalité, c’était différent. Véritablement entrés dans l’esprit de Souccot, apprenant peu à peu à lâcher-prise, notre fatigue du cœur s’est laissée emporter par le flot des notifications. Les nouvelles tombaient comme une pluie fine de miracles et se concluaient toutes par cette phrase aux intonations magiques « les otages rentreront chez eux sous quelques jours ». Cela paraissait trop beau pour être réel.
Ce matin, au réveil, les nouvelles de la veille ne sont toujours pas démenties. Plus grand encore, une pluie délicate, inattendue pour la saison, tombe. Une pluie fine, presque timide, silencieuse, s’invitant sans fracas dans nos jardins, trempant nos cabanes faites de feuilles, de tiges de fer et de tissus légers.
Elle semble venue apporter, à sa manière, une confirmation aux nouvelles de la veille, l’impossible trouvant son chemin jusqu’à nous. En hébreu, la pluie – gueshem – partage la même racine que lehitgashem, verbe que l’on utilise pour dire qu’un rêve ou un espoir se réalise. Comme si, en tombant sur la terre, la pluie venait incarner ce que nos cœurs attendaient depuis si longtemps : la concrétisation de l’espérance.
De mémoire, je n’avais jamais vu la pluie tomber ainsi, en cette saison qui s’obstine d’ordinaire à ressembler à l’été. Et ce matin, dans le silence suspendu d’un pays qui s’autorise à croire à nouveau, avec l’eau qui coule de toutes parts, une pensée me traverse.
Cela ne fait pas deux ans que nous continuons de croire malgré l’obscurité de la période. Cela fait plusieurs millénaires, et c’est même cette forme singulière d’espérance qui caractérise le destin du peuple juif.
L’espérance qui est la nôtre est à contre-courant de l’ère du temps, elle est déconnectée de la réalité objective, et elle parvient à se frayer un passage entre ce que l’on voit et ce que l’on ignore. C’est une espérance qui ne s’appuie sur rien, mais qui en réalité repose sur tout : sur la certitude que nous vivons notre histoire de la manière la plus pleine et incarnée possible. Sans cette espérance, nous ne pourrions pas continuer. Car ici, espérer n’est pas une posture : c’est une manière de vivre, de voir au-delà de ce qui est visible, et de se tenir debout malgré le vent.
Et peut-être qu’avec la libération des otages, une autre libération aura lieu, celle d’une vérité encore plus fondamentale. Celle que notre combat n’est pas celui que l’on croit, il dépasse nos frontières, il porte en lui l’universel de l’humanité, et s’il est mené ici, avec une intensité presque surnaturelle, il précède un autre combat, qui déjà gronde, au cœur de l’Occident. Un combat pour les valeurs de la vie contre la pulsion de mort, pour la lumière contre l’effacement, et pour des principes qui rendent l’humanité encore humaine.
Notre collaborateur nous inquiète. Ardent défenseur de l’École, il finit par révoquer, sous prétexte de défendre l’idéal républicain, les bonnes intentions démocratiques qui depuis quarante ans, en plaçant l’élève au centre constructeur de ses propres savoirs et de son ignorance crasse, ont mis en place un vrai égalitarisme de la nullité. C’est mal, c’est très mal.
Bien sûr, si vous êtes allés à Athènes, vous êtes forcément montés sur l’Acropole. Mais peut-être avez-vous fait, en redescendant, un crochet sur la gauche, où s’élève le long rocher plat du Pnyx, qui servait de tribune lors des débats démocratiques de l’Ecclesia, l’assemblée du peuple.
Un coup d’œil vous suffit alors pour comprendre que le peuple, dans la démocratie athénienne, c’était tout au plus 5000 personnes. Et d’après les historiens antiques, on n’est jamais arrivé à ce chiffre. Comptez plus généralement sur 3000 participants / votants. Des hommes (les femmes, les esclaves, les métèques et les Grecs d’autres cités n’étaient pas admis à voter), et quelques élus.
Ce fut cela, à l’origine, la démocratie — le « gouvernement du peuple ». Quelques milliers de votants. Des décisions prises à main levée — parce que chacun avait le courage de ses opinions.
Les républicains de 1789, imbus d’idées « grecques », ont réalisé le même système en 1793, en instaurant le tribunal révolutionnaire.
Lorsque Platon écrit La République, il a déjà perçu — sans média modernes, sans commentateurs bavards, sans débats interminables pour ne rien dire — que la démocratie engendre la démagogie, qui engendre la tyrannie. C’est dans ce livre que l’on trouve ce passage maintes fois cité pour éclairer les déviations pédagogiques et politiques contemporaines : « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. »
Comme dit Rousseau, La République est « le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait »… Les pédadémagogues qui ont contribué à anéantir l’Ecole de la République, et qui chantent les louanges du philosophe de Genève, l’ont-ils seulement lu ? Najat Vallaud-Belkacem a-t-elle lu Platon — ou Rousseau ?
Toute démocratie qui dégénère s’inscrit contre la République. Et dans les époques où les décisions du peuple sont niées (rappelez-vous ce que le parlement et les politiques, en France, ont fait du vote des Français sur la Constitution européenne en 2004…), c’est une tyrannie de fait qui s’établit.
Un autre exemple ? L’histrion narcissique qui occupe l’Élysée se targue d’avoir été élu — et de fait, il l’a été, ce qui donne une idée de la valeur d’une élection « démocratique ». Mais quelle légitimité réelle a-t-il encore ? Une vraie République le renverserait demain.
« Ô temps de la tyrannie démocratique », s’exclamait Apollinaire (dans Orphée, en 1917). Ce qui apparaît à première vue comme une contradiction dans les termes est en fait un rigoureux pléonasme : le vote de la multitude, manipulée par les médias, les partis, les syndicats, menacée de réchauffement climatoridien, sommée de « bien » voter, ballotée entre les ambitions de personnages crapoteux qui n’ont de grand que leur mépris du peuple, n’a plus aucun sens.
Après la catastrophe de la guerre du Péloponnèse, qui a vu Sparte (une société monarchique bicéphale, comme plus tard les consuls romains) écraser la démocratie athénienne, la ville de Périclès s’est dotée, pour un temps, d’un aréopage de trente tyrans, qui ont eu la sagesse de réserver le croit de vote à leurs seuls partisans — soit 3000 personnes environ. Le temps de ramener l’ordre dans la cité.
Et peut-être est-il temps de ramener l’ordre en France…
Il a connu tous les présidents depuis quarante ans, chroniqué toutes les crises, déploré tous les renoncements. Mais cette fois-ci, c’est plus grave, assure Franz-Olivier Giesbert. Les Français sont au bord du gouffre et leurs élites – dirigeants tétanisés et médias inconscients compris – regardent ailleurs en se perdant en palabres et combines.
Causeur. Vous êtes écrivain. Comment nommez-vous les malheurs de la France ?
Franz-Olivier Giesbert. De même qu’on parle de « convergence des luttes », je dirais que nous vivons une ère de convergence des crises, avec une accélération de l’affaissement général du pays sur à peu près tous les plans. Ce n’est pas la première fois que la France connaît une situation qui semble désespérée : songeons à la défaite de Sedan en 1870, à la débâcle de 1940 ou à l’impasse algérienne en 1958, qui a permis le retour au pouvoir du général de Gaulle. Chaque fois, le redressement a suivi. Mais aujourd’hui, aucun débouché politique sérieux n’apparaît encore.
Quand vous êtes désavoué, dans la rue et dans les urnes, est-ce si absurde de recourir au peuple comme l’a fait Emmanuel Macron avec la dissolution de 2024 ?
Si Macron, soudain devenu gaullien, avait pris de la hauteur et décidé de donner la parole au peuple, quitte à prendre le risque de laisser le RN gagner, je n’aurais pas été aussi choqué. Mais c’était, hélas, une manœuvre politicienne et Gabriel Attal a, comme Édouard Philippe, cassé le coup du président en bricolant des arrangements électoraux minables entre la Macronie et le NFP (Nouveau Front populaire), LFI comprise. Une alliance contre nature. Face au « danger fasciste », ils ont ressuscité les apparentements qui indignaient tant sous la IVe République. Sans quoi le RN aurait eu toutes les chances de gagner les législatives, comme l’anticipait d’ailleurs Macron.
Voulez-vous dire qu’il a provoqué des élections dans l’idée de nommer Jordan Bardella Premier ministre ?
Je crains que ce ne soit la seule excuse qu’on puisse trouver à la dissolution. En fait, il s’agissait d’une idée aussi stupide que machiavélique qui n’était pas du tout à la hauteur des enjeux : Macron a pensé qu’une cohabitation avec Jordan Bardella lui permettrait de se refaire une santé, sur le modèle des deux cohabitations de Mitterrand. Après avoir refusé de prendre acte de sa défaite aux législatives en 2022, il a cru qu’il redeviendrait populaire en donnant au RN les clés de Matignon pendant trois ans, le temps de le décrédibiliser. Seulement les choses ne se sont pas passées comme prévu. Et le pays est dans une impasse à cause de cette petite combine ratée.
C’est un peu réducteur de faire porter le chapeau au seul Macron, non ?
Vous avez raison, il n’est que le maillon d’une chaîne. Il ne faut donc pas rejeter toute la responsabilité sur lui. Mais vous conviendrez qu’il a rendu la pente du déclin encore plus raide et qu’en plus, il semble se contre-ficher de la situation dans laquelle il a mis le pays. C’est ce mélange de déni et d’inconscience qui est le plus désolant.
Vous avez écrit qu’un homme d’État devait avoir trois qualités : des convictions solides, le sens du sacrifice et un rapport à la transcendance. Le président les a-t-il ?
Non. Les convictions ? Je les cherche toujours. Il leur préfère son fameux et enfantin « en même temps », alibi pour ne pas choisir, donc pour ne rien faire. Le sens du sacrifice ? Le courage n’est jamais le fort des narcisses. La transcendance ? Il ne sent pas le pays profond, qu’il ne peut donc incarner comme la plupart de ses prédécesseurs.
Vous trouvez que Hollande incarne la France, lui qui rejette un tiers des Français hors de l’arc républicain, autant dire dans les ténèbres ?
Oui, même si ça vous dérange, Hollande est l’une des incarnations de la France sociale-démocrate qui existe encore dans les régions. Quand il tient ce propos lunaire, il fait de la petite popol. Il nous explique, en gros, que Marine Le Pen serait plus dangereuse pour la démocratie que Jean-Luc Mélenchon. La bonne blague ! Il n’y croit pas lui-même, mais il veut que LFI, qu’il place dans l’arc républicain – première nouvelle ! –, se désiste pour le candidat socialiste si celui-ci est arrivé en tête de la gauche au premier tour de la présidentielle.
La politique, est-ce que, comme le reste, ça n’était pas mieux avant ? Nos dirigeants sont les enfants de leur époque : ils se nourrissent plus de réseaux sociaux que de livres. Nous ne savons plus fabriquer de grands hommes.
Ce qui fait la différence entre les gouvernants, ce n’est pas la culture, ni l’intelligence, ni la quantité de diplômes, ni le niveau en anglais, c’est le courage ! Observez des personnages comme Reagan, Thatcher ou Schröder : aucun des trois n’a eu peur d’aller au bout de sa politique et ils ont tous redressé leur pays. Même chose avec de Gaulle ou Churchill qui étaient, il est vrai, des écrivains et des puits de culture. Macron, lui, n’a rien à voir avec tous ces dirigeants. Il n’ose pas affronter les Français sur les sujets qui fâchent. Il leur a fait beaucoup de chèques qui, aujourd’hui, mettent nos finances en danger. C’est le syndrome Louis XV à qui ça n’a pas réussi : il voulait qu’on l’aime !
Mais sur les retraites, n’a-t-il pas justement été courageux ?
Allons, sa réforme des retraites était une réformette, beaucoup de bruit pour rien. La preuve, notre régime de retraite est déjà déficitaire et, au lieu de faire lui-même de la pédagogie, il a préféré envoyer au front la malheureuse Élisabeth Borne, alors sa Première ministre, une caricature de technocrate, pour expliquer aux Français qu’il allait falloir se serrer un peu la ceinture. Pourquoi n’a-t-il pas mouillé lui-même sa chemise ? Où est son courage ?
Il est quand même resté droit dans ses bottes. Contrairement à Alain Juppé, qui a reculé face aux cheminots en 1995.
Vous rigolez ? À l’époque, j’avais écrit dans Le Figaro un éditorial pas sympa pour Chirac et Juppé. Mais pour que la France reprenne le travail, ils n’avaient reculé que sur un point de détail symbolique, en acceptant de laisser en l’état les régimes spéciaux des agents roulants de la SNCF qui pouvaient partir à la retraite à 50 ou 52 ans ! Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’absence totale de volonté de nos gouvernants qui, comme les vaches, regardent passer les trains. Tous ces énarques qui font de la politique, Macron en tête, ont souvent peur de leur ombre, le trouillomètre à zéro. Il ne faut pas s’étonner que les grands corps de l’État, toujours habitués à dire oui, aient accompagné la politique absurde de « relance par la consommation populaire » en 1981. Ensuite, ils ont laissé sans broncher Macron se comporter en Attila des finances publiques tout en se lavant les mains des 17 milliards de fraudes sociales révélés par la Cour des comptes. À l’inverse, les Français sont prêts à applaudir quand quelqu’un fait preuve de fermeté. Souvenez-vous de l’abaya, un vêtement traditionnel, utilisé par les islamistes pour tester la défense de la laïcité à l’École. Quand Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, l’a interdit en 2023, tout le monde a baissé son chapeau et sa popularité a bondi dans les sondages.
Vous écrivez que les élites sont des « marchands de sommeil ». Mais s’il y a des dealers, il y a des consommateurs. Et s’il y a bien une chose que nous, Français, achetons, c’est le refus du réel.
Je vous accorde que la lecture du sondage sur la taxe Zucman va dans votre sens, qui montre que plus de 86 % des Français, même les macronistes, plébiscitent cet impôt imbécile qui plomberait ou chasserait nos entreprises. Reste que, dans notre pays, on peut aussi être populaire en tenant un discours de vérité : voyez Raymond Barre ou Michel Rocard.
La passation de pouvoir entre René Coty et Charles de Gaulle, le 23 décembre 1958, marque le début du plan Pinay-Rueff et du redressement économique de la Ve République. AP Photo/SIPA
Ils n’ont jamais été présidents…
C’est vrai, mais il y a quand même pas mal de personnes qui, dans le pétainisme ambiant, ont sauvé l’honneur. Jean-Claude Trichet, le premier gouverneur de la Banque centrale européenne, qui s’est toujours battu avec détermination contre l’idée débile qu’il fallait augmenter les dépenses pour avoir de la croissance, alors que ça ne marche jamais. François Bayrou aussi a fait preuve de panache, quand il a contredit la sainte parole du Monde et des économo-gauchistes, fâchés avec les chiffres, prétendant que la dette n’était pas un problème ! On s’en rendra compte en 2029 quand les seules charges de la dette coûteront 100 milliards d’euros par an à l’État.
À quand remonte notre aveuglement budgétaire selon vous ?
À l’arrivée au pouvoir des socialistes et de François Mitterrand qui, en 1981, s’est laissé embobiner par ses Diafoirus, Jacques Attali et Laurent Fabius : selon eux, l’économie repartirait si on ouvrait les vannes des dépenses. On a vu le résultat ! Lors de la première cohabitation, entre 1986 et 1988, Jacques Chirac a travaillé à rétablir les comptes. Les Premiers ministres suivants, surtout Pierre Bérégovoy et Édouard Balladur, ont cramé la caisse pour gagner les élections, sans succès. Quand il est devenu président en 1995, Chirac s’est souvent dit déçu par les Français. « Ils sont trop cons, m’a-t-il confié un jour, ils ne voient pas qu’il fautréformer notre modèle si on veut le pérenniser. » En 2006, grâce à son nouveau chouchou, Thierry Breton, qu’il a nommé à Bercy, il a fait baisser l’endettement public de 2,3 points de PIB. La preuve qu’on peut le faire !
Finalement, le temps fait son œuvre et, avec le recul, vous avez la dent moins dure. Dans dix ans, vous direz sans doute qu’Emmanuel Macron n’était pas un si mauvais président…
C’est impossible, parce que la différence de Macron avec les autres, c’est qu’il s’en fout. Chirac, Sarkozy et Hollande étaient préoccupés par la situation du pays. Pas lui. Il se trouve formidable et ça lui suffit. C’est Alice au pays des merveilles. Il baigne dans le déni, dans un monde irréel.
Peut-il néanmoins provoquer une nouvelle dissolution ? Et, dès lors, devrait-on s’inquiéter d’une victoire du RN ?
Tout dépend de la façon dont le RN évoluera. Soit le parti de Marine Le Pen reste ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une auberge espagnole avec des tas de gens parfois intelligents, souvent incompétents, sans parler des branquignols, auquel cas notre pays peut, comme un vieux cheval fourbu, refuser in extremis de sauter l’obstacle. Soit il s’inspire de l’expérience de Giorgia Meloni, avec du professionnalisme, une politique économique raisonnable et une conversion à l’Union européenne. Mais, même dans ce cas, on ne peut exclure des violences.
En somme le RN paye pour la violence de ses adversaires ?
Non, il en profite aussi. N’oubliez pas que LFI et ses braillards, qu’on dirait sortis de la famille Adams, sont, à la fin, les meilleurs argents électoraux du RN.
On a beaucoup parlé de la dette publique. Mais le bilan d’Emmanuel Macron n’est pas plus fameux en matière de cohésion nationale…
L’histoire retiendra que la présidence Macron marque le début du communautarisme à la française. Autrement dit, la consécration du chacun pour soi. C’est tous les jours « le roi s’amuse » et il me semble qu’il éprouve même un plaisir ludique à semer ses mauvaises graines déconstructrices. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas dans la situation catastrophique de pays au bord de la guerre civile, comme la Grande-Bretagne ou la Belgique, nous allons, grâce à Macron, dans la même direction. Pensez ! La France n’est toujours pas capable de contrôler son immigration : 500 000 personnes de plus par an, sans compter les clandestins, croyez-vous que ça peut continuer encore longtemps ? Notre chef de l’État fait bien la paire avec Keir Starmer, l’avatar de l’inspecteur Clouzeau (La Panthère rose), qui, faisant office de Premier ministre au Royaume-Uni, laisse tout filer. A-t-on pris la mesure du déclassement français ? Nous comptons de plus en plus pour du beurre sur ce Vieux Continent où les grands hommes, si j’ose dire, ont pour nom l’Italienne Giorgia Meloni (extrême droite), l’Allemand Friedrich Merz (démocrate-chrétien) ou la Danoise Mette Frederiksen (sociale-démocrate) au Danemark.
Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale lors du vote de confiance au gouvernement Bayrou, 8 septembre 2025. JEANNE ACCORSINI/SIPA
Et ailleurs dans le monde ? Javier Milei trouve-t-il grâce à vos yeux de libéral ?
Milei est arrivé à un moment de l’histoire où l’Argentine entrait, d’une crise l’autre, dans les poubelles de l’histoire. Quand il s’est présenté avec des solutions extrêmes, la population était prête à les accepter. Dieu merci, la France n’en est pas encore là.
Sans fantasmer sur l’Argentine, faut-il que nous descendions encore pour que le fameux sursaut nous soit imposé par les circonstances ?
On n’est pas encore tombé dans le gouffre, comme l’a dit François Bayrou. On marche au bord. Une crise financière risquerait de précipiter toutes les autres.
Il faut par ailleurs compter avec le parti des médias. Qu’en pensez-vous, vous qui en êtes un membre éminent ?
Quand j’ai commencé dans ce métier, nous partagions entre confrères de bords différents des valeurs communes et ça nous permettait de surmonter nos désaccords pour échanger. Même chose dans la classe politique. Aujourd’hui, tout est plus cloisonné. Les médias constituent un monde clos, une société de l’entre-soi qui se nourrit d’elle-même pour propager la bonne parole du camp du Bien. Qu’il s’agisse d’économie, d’école, d’immigration ou d’insécurité, elle mouline souvent les mêmes coquecigrues. Cette absence de diversité est inquiétante.
Vous oubliez la montée en puissance de nouveaux médias, à commencer par les médias Bolloré, mais aussi toutes sortes de trublions comme Frontières, L’Incorrect ou Causeur. Peut-on encore dire que les médias sont à gauche ? Le rapport de forces a changé, non ?
On en est encore loin. Mais il est heureux d’entendre de plus en plus de voix dissidentes.Le démocrate que je suis s’en réjouit, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Le sectarisme du camp du Bien donne une idée de l’infini.
Faut-il avoir peur de Jean-Luc Mélenchon ?
Oui et pour une raison très simple : c’est le meilleur orateur et le plus fin stratège. Il a bien travaillé son noyau dur (avec les islamo-gauchistes ou les gosses de bourgeois friqués) et maintenant il va, pour l’élargir, devenir ouvert et sympa, vous allez voir, en envoyant des signaux aux gaullistes, aux souverainistes. Sans oublier de répandre une marmelade idéologique immonde, sur fond d’antisémitisme, de communautarisme, de bêtise et d’ignardise économique.
Comment contrer tout cela ? Avec quel grand projet collectif mobiliser le pays ?
Mais ce projet existe : redresser la France ! Assainir l’économie, en finir avec les déficits et le surendettement, comme de Gaulle l’a fait en 1958 avec le plan Pinay-Rueff, et réindustrialiser le pays, réguler l’immigration, refonder l’école, réinventer la République, confisquée aujourd’hui par le gang de la Bien-Pensance qui a pris le contrôle du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, d’une partie de la justice, de l’école et j’en passe. C’est dingue tout ce qu’il y a à faire.
Pardon, mais réduire la dette, ouvrir des prisons et fermer les frontières, c’est indispensable mais pas totalement exaltant comme projet d’avenir !
Sauf si c’est dans le cadre d’un renouveau patriotique. Il faut relire Charles Péguy : nous avons trop oublié le spirituel et il est temps de mettre en avant notre histoire, notre patrie, sa mystique. Je veux croire au retour du patriotisme, valeur de droite comme de gauche. Une nation, disait l’historien Ernest Renan au xixe siècle, ce n’est pas une langue ni un groupe ethnique, « c’est d’avoir fait de grandes choses ensemble dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ».
Le redressement exige-t-il un changement de régime – une VIe République ?
Quand l’économie va mal, il y a toujours des imbéciles – je ne parle pas de vous – pour dire qu’il faut changer la Constitution. Mais non, on doitchanger les têtes, c’est ça, le problème. La Ve me va ! Les institutions sont là, elles sont solides, elles l’ont prouvé ! Il faut juste des hommes et des femmes « avec des couilles », comme disait le Général.
Cette enquête revient sur les non-dits effroyables de la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté. Après leur adoption à l’Assemblée nationale, les sénateurs devaient examiner au mois d’octobre les textes sur la fin de vie et les soins palliatifs.
«Lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect»[1]écrivait Michel Houellebecq en 2022 dans les colonnes du Figaro. Alors que les sénateurs s’apprêtent à valider la loi légalisant le suicide assisté et l’euthanasie, soutenue par l’exécutif et votée en mai 2025 à l’Assemblée nationale, un rappel des pires dérives observées à l’étranger s’impose en vue d’éclairer le public.
Le 10 mars 2024, Emmanuel Macron a annoncé un projet de loi pour une « aide à mourir« [2]. Il a été présenté en Conseil des ministres en avril 2024. La loi légalisant l’euthanasie et le suicide assisté a été votée, le 27 mai 2025, à l’Assemblée nationale – avec 305 voix pour, sur les 504 exprimées -« sans pour autant que ces mots jugés connotés négativement ne figurent dans le texte »[3]. Le Sénat s’exprimera très prochainement.
La plupart des Français pensent que l’aide à mourir est préférable lorsqu’en fin de vie, on veut éviter des souffrances inutiles. Mais peu d’entre eux savent quelles dérives funestes potentielles se cachent derrière sa légalisation. En témoignent les exemples ci-après qui ont défrayé la chronique dans les autres pays occidentaux[4], le bloc occidental, comme animé de pulsions suicidaires, étant le seul au monde à banaliser cette pratique.
La stratégie trompeuse du « pied dans la porte » : un élargissement du champ d’application de l’aide à mourir au fil des années
A l’étranger, les législateurs favorables à la dépénalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté avaient promis des limites et un cadre strict à l’application de la loi. Force est de constater que la réalité y a souvent pris un tour tragique et sordide, surtout lorsque l’aide à mourir est proposée à des patients psychiatriques, à des indigents, à des personnes sans-abri, à des soldats blessés en opération et, comble de l’horreur, à des enfants! Car, comme le faisait remarquer l’essayiste Aurélien Marq en mai 2025, « l’expérience des pays qui ont déjà légalisé l’euthanasie est sans équivoque, et les promoteurs de l’euthanasie le revendiquent explicitement, comme Jean-Louis Touraine parlant de « pied dans la porte » et annonçant « revenir tous les ans » pour la suite du programme : les mineurs, les malades psychiatriques, les malades d’Alzheimer »[5]. C’est ainsi que ce système conçu pour s’appliquer à des cas relativement rares, a rapidement montré sa vocation à s’étendre sans limite.
Dans un rapport de la fondation Fondapol intitulé : « Les non-dits économiques et sociaux du débat sur la fin de vie » (janvier 2025), les chercheurs Pascale Favre et Yves-Marie Doublet, qui ont étudié les résultats de la décriminalisation de l’euthanasie dans plusieurs pays font remarquer que « le recours ultime, l’exception cèdent la place à la banalisation. La médecine devient une prestation de service. Ces mises en garde existent depuis longtemps ; elles se sont développées avec l’élargissement constant des pratiques, lequel apparaît comme une évolution inéluctable de la loi initiale »[6].
Pays-Bas et Belgique : la grande faucheuse ratisse large !
Aux Pays-Bas et en Belgique, du berceau à la maison de retraite, nourrissons, mineurs de tous âges, autistes, personnes âgées et personnes en bonne santé physique sont désormais concernés !
En 2001, les Pays-Bas ont été le premier pays à autoriser la pratique de l’euthanasie active. En 2004, l’aide à mourir a été élargie aux enfants de 12 ans et, depuis avril 2023, dans le sillage de la Belgique, elle a été étendue à tous les enfants et même aux bébés[7]. Précédemment, les mineurs de plus de 12 ans pouvaient demander l’euthanasie avec le consentement d’un tuteur requis jusqu’à 16 ans. Désormais, les bébés et les enfants de tous âges atteints de maladies incurables peuvent être euthanasiés, sur proposition d’un médecin avec tout de même le consentement des parents !
Face à un tel basculement, le professeur d’éthique de la santé Theo Boer, qui fut membre du comité néerlandais sur l’euthanasie et ancien défenseur de l’aide à mourir, s’alarme de l’expansion constante du système d’euthanasie et de ses critères d’éligibilité. Elle représente jusqu’à un décès sur six dans certaines régions du pays.
« L’euthanasie aux Pays-Bas est désormais accessible aux enfants, et même aux nourrissons, de tous âges, et il y a des tentatives continues de l’étendre à toute personne de plus de 74 ans qui considère sa vie comme « complète ». En mai 2023, une étude de l’université de Kingston a révélé qu’il y avait eu 39 cas d’euthanasie dans le pays pour des personnes ayant des déficiences intellectuelles, de l’autisme ou les deux. Nous avons également eu notre lot d’histoires controversées, y compris un cas bien connu en 2018 impliquant une femme atteinte de démence, euthanasiée apparemment contre sa volonté »[8], écrit-il désabusé.
Pour rappel, en 2019, la justice néerlandaise a acquitté une femme médecin accusée de ne pas s’être correctement assurée du consentement d’une patiente atteinte de la maladie d’Alzheimer. La patiente, qui avait changé d’avis, avait été sédatée à son insu, puis lorsqu’elle s’est débattue pour résister à l’injection létale, elle a dû été être maîtrisée avant d’être euthanasiée ! La juge a tranché : « Nous concluons que toutes les exigences de la législation sur l’euthanasie ont été satisfaites. Par conséquent, la suspecte est acquittée de toute charge ». « Nous pensons que, étant donné l’état de démence profonde de la patiente, la médecin n’avait pas besoin de vérifier son désir d’euthanasie »[9]…
A noter que les injections létales agissant plus ou moins rapidement en fonction du poison utilisé (parfois jusqu’à 24 heures !), les patients sont d’abord « sédatés »[10] ce qui entraîne leur paralysie.
En Belgique, « une dégénérescence maculaire liée à l’âge peut être un motif d’euthanasie, dans le cadre des polypathologies du vieillissement, dès lors qu’une souffrance est invoquée. Pourtant, ce n’est pas une maladie qui met en jeu le pronostic vital », souligne le rapport susmentionné de la Fondapol. Autre cas sordide : en 2022, une femme belge de 36 ans, qui souffrait d’un cancer en phase terminale, avait demandé l’aide à mourir, mais en raison de difficultés pratiques de dernière minute, elle a finalement été étouffée par l’équipe médicale avec un oreiller[11] !
Au Canada, 50 nuances d’horreur
Au Canada, l’euthanasie est proposée à des blessés de guerre dans la précarité et elle le sera probablement bientôt à des ados à l’insu de leurs parents ! En 2024, on enregistrait 16 600 décès, soit près de 5% de tous les décès dans le pays, avec un record de 6,6% au Québec.
L’euthanasie a été décriminalisée en 2014 au Québec, puis dans l’ensemble des provinces canadiennes en 2016. L’assistance médicale à mourir (AMM en français ou MAID en anglais, Medical Assistance In Dying) ne devait à l’origine ne concerner que les malades en phase terminale. Une décennie plus tard, un individu a été euthanasié à défaut de ne pas avoir trouvé un logement afin d’accommoder son handicap[12]. Avec la crise aiguë du logement, l’explosion du nombre de sans-abri et de toxicomanes dans les grandes villes du pays, la pression s’accroît de manière alarmante sur les personnes les plus vulnérables.
Dès 2022, la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, Marie-Claude Landry,tirait la sonnette d’alarme en déclarant que « l’aide médicale à mourir ne peut être un substitut lorsque le Canada manque à remplir ses obligations en matière de droits de la personne. À une époque où nous reconnaissons le droit de mourir dans la dignité, nous devons faire davantage pour garantir le droit de vivre dans la dignité »[13].
En témoigne le scandale ACC-AMM (Anciens Combattants Canada – Aide médicale à mourir), révélé par Mark Meincke, vétéran des Forces armées canadiennes, grâce à son émission en ligne « Opération Tango Romeo » sur la guérison des traumatismes de guerre. Une vingtaine de soldats canadiens blessés en opération, notamment en Afghanistan, ou souffrant de stress post-traumatique, se sont ainsi vu proposer le suicide assisté par des fonctionnaires du ministère des Anciens combattants[14]. Oliver Thorne, du Veterans Transition Network, a d’ailleurs reconnu à cet égard : « Je crains que nous offrions aux gens un moyen de mettre fin à leurs jours, alors qu’il existe des traitements, mais ces traitements sont plus difficiles d’accès que la mort médicalement assistée »[15].
On notera l’exemple particulièrement révoltant de la caporale paralympienne canadienne Christine Gauthier qui, lors de son témoignage devant le Comité permanent des anciens combattants de la Chambre des communes, a révélé que le ministère lui avait proposé le suicide assisté en réponse à sa demande d’aide gouvernementale pour obtenir une rampe d’accès pour fauteuils roulants chez elle[16].
Plus épouvantable encore, l’élargissement prochain de l’aide à mourir aux adolescents canadiens « dont la mort naturelle est jugée raisonnablement prévisible » et ce, à l’insu de leurs parents. C’est exactement ce que recommande un rapport publié par en 2023 par un comité composé de députés et de sénateurs au niveau fédéral[17]. Les parents sont également mis à l’écart en ce qui concerne la transition de genre, tandis que le consentement parental est toujours obligatoire pour se faire tatouer ou même se faire percer les oreilles ! L’association Parents As First Educators (PAFE) est montée au créneau devant de telles absurdités. Elle redoute que, tôt au tard, le gouvernement fédéral n’autorise l’aide à mourir à tous les enfants, par exemple aux adolescents dépressifs sans que les parents ne soient mis au courant[18]. A noter tout de même que, dans la même optique malsaine, nos parlementaires français ont voté un délit d’entrave à l’accès à l’aide à mourir, puni de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende !
Le choix de donner la mort aux patients plutôt que de développer les soins palliatifs
Le docteur Marie-Josée Masanès, pneumologue, témoigne de ce qui se passe dans le huis clos des hôpitaux français[19] : « En 35 ans d’activité professionnelle orientée oncologie à l’hôpital, dont 12 ans pour mettre en place les soins palliatifs dans le service de pneumologie où je travaillais, j’ai pu constater que ce sont les familles qui demandent l’euthanasie, pas le patient ! C’est une demande de bien portant ! Le patient, lui, demande qu’on le considère comme une personne vivante, qu’on l’écoute et qu’on lui donne au moins un peu de confort. C’est la mission des soins palliatifs. Il est surréaliste de vouloir autoriser et développer l’euthanasie tant que notre pays ne se sera pas donné les moyens de mettre les soins palliatifs à la portée de tous les patients ».
« Lorsqu’il n’y a plus de possibilité de soulager, la loi Leonetti autorise le recours à la sédation transitoire (le temps de refaire un point sur l’état du patient) ou terminale [pour induire un sommeil profond]. Et la sédation n’est pas une euthanasie. Elle est réversible et peut permettre de passer un cap difficile. Or, ce temps qui est pris pour accompagner est bénéfique pour tout le monde : le patient qui reste un être vivant, la famille dont le travail de deuil sera préparé en amont et l’équipe soignante qui ne s’est pas engagée dans ce métier pour tuer ! »
Donner la mort pour renflouer les caisses de l’Etat ?
Avec la légalisation de l’euthanasie, « ce qui est présenté comme un choix pour « les plus forts » pourrait bien être une incitation pour « les plus faibles ». Ce sont ces données qu’il convient de rappeler à la veille d’une reprise du débat sur la légalisation de la mort provoquée », alertaient Pascale Favre et Yves-Marie Doublet en janvier 2025.A la clé: une économie évaluée à 1,4 milliard € par an[20]! Il se trouve que les complémentaires santé soutiennent la légalisation de la mort provoquée « avec en toile de fond un déficit considérable des finances publiques et de nos régimes sociaux et une dégradation de la note de la France sur les marchés »[21].
Au Canada, « au vu de l’inégalité d’accès aux soins palliatifs dans le système de santé, les inquiétudes sur son utilisation – et le profit qui pourrait en être dégagé – ne sont pas infondées : dans un rapport parlementaire, le pays revendique les gains nets que lui procure la mort administrée, soit 87 millions de dollars canadiens », écrit Paul Chambellant dans un article du Point intitulé « Loi sur la fin de vie : au Canada, le difficile encadrement des dérives »[22].
Dans un tel contexte, la vente d’organes, prélevés sur des personnes euthanasiées constitue le point d’orgue de la dérive marchande scandaleuse de l’aide à mourir. Le Canada se retrouve à la première place dans ce domaine[23]. Tout comme en France (on l’a vu lors de l’attentat de Nice, où des organes ont été prélevés sur des enfants sans le consentement de leurs familles pour les besoins de l’enquête), on note que toutes les personnes présentes dans le pays sont considérées comme consentantes pour le don d’organes et qu’il faut remplir un formulaire spécial pour refuser le don automatique d’organes.
En conclusion, la question cynique qui sous-tend en filigrane les déclarations prétendument humanistes sous prétexte d’allègement de la souffrance humaine, semble être la suivante : faut-il proposer l’aide mourir à toutes les personnes jugées « inutiles à la société » et considérées comme des fardeaux financiers pour la collectivité ?
Il est ainsi douloureux de constater que la notion de « vies indignes d’être vécues », qui fut autrefois le leitmotiv des eugénistes les plus virulents dans l’histoire de l’humanité, est en train de ressurgir de manière particulièrement sordide, dans des pays où l’euthanasie et le suicide assisté ont été légalisés. Dans le film dystopique Soleil vert (1973), les gens en arrivent à demander à se faire euthanasier tant ils sont englués dans des conditions de vie déplorables créées délibérément par une élite régnant sur des masses populaires misérables[24].
A ce stade, la réalité a presque dépassé la fiction. Les personnes de bonne foi qui croient sincèrement que la loi sur l’aide à mourir, qui doit encore être validée par le Sénat français incessamment sous peu, va permettre de « mourir dans la dignité », s’exposent à d’immenses désillusions.
[2] Selon Public Sénat : « L’aide à mourir consiste à autoriser et à accompagner une personne qui en a exprimé la demande à recourir à une substance létale », indique l’article 2. Le malade devra s’administrer lui-même le produit, c’est l’une des principales règles fixées par les députés, à partir d’un amendement du gouvernement. Seule dérogation possible : « Lorsque la personne n’est pas en mesure physiquement d’y procéder », elle pourra alors se faire administrer la substance par un médecin ou un infirmier. [https://www.publicsenat.fr/actualites/parlementaire/aide-a-mourir-ce-que-contiennent-les-deux-textes-sur-la-fin-de-vie-bientot-examines-au-senat]
[4] Belgique (2002), Luxembourg (2009), Pays-Bas (2002), Espagne (2020), Portugal (2021), mais aussi Canada (2026), Etats-Unis (certains Etats : Oregon, Washington, Montana, Vermont et Californie), Colombie (1997), Australie (2024) et Nouvelle-Zélande (2021). En Suisse, l’euthanasie active reste interdite, mais le suicide assisté est autorisé. [https://www.touteleurope.eu/societe/l-euthanasie-en-europe/]
Si les Français retournaient aux urnes demain, la droite française partirait encore en ordre dispersé. Pourquoi l’union des droites est-elle ce terrifiant serpent de mer toujours planqué au fond de l’océan quand on aurait besoin de lui?
On parle beaucoup d’union des droites ces jours-ci. En réalité, surtout à gauche. L’union des droites, c’est le serpent de mer qui ressurgit régulièrement du bourbier politique. Ou plutôt le monstre du Loch Ness, le vampire face auquel on agite croix et gousses d’ail… Dirigeants et éditocrates de gauche font chorus dans la déploration et l’indignation à la perspective d’une alliance RN–droite classique.
Horizon brun
Thomas Legrand sonne le tocsin dans Libération. Il parle du toboggan fatal de l’union des droites : « Les mots autoritaires, les postures identitaires, l’abandon de son substrat libéral par la droite dite “classique”, de “gouvernement” ou “républicaine”, indiquent que nous nous dirigeons collectivement vers cet horizon brun. » Brrr. Rien que ça. Le nazisme à nos portes. Dans Le Monde, un politologue obscur, observant que dans la législative du Tarn, Bruno Retailleau appelle implicitement à préférer le ciottiste au socialiste, ose écrire que « Les Républicains demeurent la figure de proue d’un mouvement général de consentement à l’extrême droite ». Les élus Nupes font tous les outragés. Ils ont avalé la soumission aux Insoumis — et recommenceront pour sauver leur siège ou leur ville, je vous fiche mon billet —, mais la gauche, ça ose tout.
Cette alliance RN/LR se concrétisera-t-elle en cas d’élection ?
Malheureusement non. L’appel lancé par Sarah Knafo, très relayé sur les réseaux sociaux, a été balayé par les deux partis concernés. Il y a aussi eu un vague ballon d’essai de la part de Jordan Bardella et de quelques voix LR isolées (Henri Guaino, Sophie Primas et Roger Karoutchi). Mais ces deux derniers, vite tancés par leur parti, ont dû reculer. Et dans le Tarn, Bruno Retailleau refuse de dire clairement : Votez RN. Comme si le mot était radioactif. Le chantage, l’intimidation morale et le « cordon sanitaire » fonctionnent toujours. La gauche cause avec LFI, mais la droite est interdite d’alliance ou de la moindre discussion avec le RN. Ce qui la condamne finalement à l’opposition ou à la macronisation. Or, pour nombre d’électeurs, ce rapprochement serait logique. Le RN d’aujourd’hui ne coche plus aucune des cases de l’extrême droite (antiparlementarisme, antisémitisme et pression de la rue : ça vous rappelle qui, en réalité, franchement ?). Le RN occupe désormais l’espace idéologique du feu RPR. Bien sûr, il existe des différences programmatiques entre le RN et LR, notamment économiques. Mais soit vous gagnez seul, soit vous devez composer avec d’autres forces. C’est donc une question de priorité. Or, il me semble qu’il y a urgence sur les fronts régalien, identitaire et migratoire. L’Insee nous apprenait hier que 9 % des habitants en France sont des étrangers, dont une proportion croissante vient d’Afrique[1]. On peut tout à fait aimer l’Afrique et les Africains et redouter malgré tout ce changement culturel. En 2007, Nicolas Sarkozy avait siphonné les voix du Front national. Si les LR persistent à se regarder dans le miroir que leur tendent la gauche et les médias, et si le RN persiste à jouer l’isolationnisme, j’ai bien peur que tous ces élus ne méritent finalement un Premier ministre de gauche.
Cette chronique a été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy au micro de Patrick Roger dans la matinale
Entre une savoureuse adaptation de l’affaire Bettencourt, une délicate transposition animée de la vie de Marcel Pagnol et un bel exercice de style autour du À bout de souffle de Jean-Luc Godard, l’octobre cinéphile s’annonce radieux.
L’argent de la vieille (bis)
La Femme la plus riche du monde, de Thierry Klifa
Sortie le 29 octobre
Les plus prudents diront que le nouveau film de Thierry Klifa est une « comédie sociale librement adaptée de l’affaire Bettencourt », les autres, moins timorés et surtout plus enthousiastes, affirmeront haut et fort qu’on tient là un jeu de massacre haut en couleur, filmé avec efficacité, dialogué aux petits oignons acides et sublimé par un casting qui fait ressembler le tout à un feu d’artifice permanent.
Revoyons une par une ces différentes fées qui se sont penchées sur le berceau en question. Et disons en préambule que le ou les « scénaristes » qui président au réel et à la vraie vie de la famille Bettencourt ont largement aidé à la transposition sur grand écran d’une existence, et même de plusieurs, aux allures de roman épique.
On pouvait légitimement craindre de la part de Thierry Klifa, en général confit d’admiration devant les stars féminines françaises (Deneuve et Fanny Ardant en tête), une énième déclaration d’amour pataude et niaise. Cette fois, en choisissant Isabelle Huppert comme protagoniste principale, il a manifestement remisé sa béatitude au profit d’une utilisation impeccable des différents registres de cette actrice hors norme qui adore le hors-piste. Résultat : Huppert est presque de tous les plans sans que le film se transforme en catalogue de mode. Le cinéaste a au contraire compris que, affaire sulfureuse oblige, il convenait d’être à la hauteur d’un récit aux rebondissements multiples au sein de l’hôtel particulier familial. Est-il besoin de rappeler l’affaire en question ? Chacun se souvient des accusations portées par la fille contre sa mère, ou plus précisément contre le photographe François-Marie Banier et sa capacité à se faire entretenir par la milliardaire trop heureuse, elle, de ce dévergondage tardif. Tout y passa alors, y compris le passé collabo du mari, le financement occulte de Sarkozy et autres comportements ancillaires douteux. Jaillissent non pas une, mais plusieurs ténébreuses affaires qu’aurait adorées Balzac. Et le film d’embrasser avec audace et fougue l’ensemble de ces éléments.
Il faut insister sur le scénario (mais une fois encore, rendons grâce d’abord au réel) et bien plus encore sur la qualité flamboyante des dialogues écrits par Jacques Fieschi. Rappelons que ce dernier a travaillé avec Pialat, Sautet, Jacquot, Assayas, Nicole Garcia, entre autres, et qu’on lui doit la superbe adaptation d’Illusions perdues pour Xavier Giannoli. Bref, l’orfèvre idéal qu’il fallait pour transcrire, par exemple, la méchanceté brillante et foudroyante de Banier, la malice décalée de Liliane Bettencourt ou encore la frustration furieuse de sa fille qui attend son heure, le laconisme veule de son époux et l’hiératisme de son majordome qui n’en pense pas moins. Chaque réplique, ciselée et ravageuse, fait mouche dans tous les registres : depuis le langage feutré d’une haute bourgeoisie jusqu’à la vulgarité travaillée de Banier.
La distribution achève de donner à La Femme la plus riche du monde des allures de comédie intégralement réussie. On a déjà cité Isabelle Huppert qui, dans le rôle-titre, fait des merveilles. Comme chez Chabrol en son temps, elle joue à la perfection d’un second degré permanent : dupe de rien, adepte de tout et gagnante sur tous les tableaux. Face à elle, l’autre atout majeur du film, c’est un Laurent Lafitte déchaîné, incarnation plus que parfaite de Banier et que seuls ceux qui n’ont jamais croisé son modèle crieront à la caricature. Ils auront totalement tort : ce que fait Lafitte est proprement sidérant. On en redemande. Les autres acteurs sont au diapason : Marina Foïs joue impeccablement l’héritière interloquée tandis que l’immense André Marcon incarne à la perfection l’ex-collabo richissime. Mathieu Demy et Raphaël Personnaz ne sont pas en reste, c’est le moins que l’on puisse dire.
Ce vrai-faux voyage au pays des ultra-riches confrontés à l’ultra-culot d’un artiste s’avère des plus savoureux du début à la fin.
À bout de souffle (encore)
Jean-Louis Fernandez
Nouvelle Vague, de Richard Linklater
Sortie le 8 octobre
Un pur représentant du cinéma d’auteur indépendant américain qui en 2025 se met en tête de rendre un hommage à la Nouvelle Vague et à son film porte-drapeau, À bout de souffle, réalisé par Jean-Luc Godard en 1959, voilà qui avait de quoi inquiéter. C’est oublier un peu vite le culte absolu que continuent de lui vouer outre-Atlantique les cinéphiles américains, toutes générations confondues. Et le résultat, présenté à Cannes en mai dernier, est absolument saisissant. Loin du musée Grévin et de toute tentation confite en dévotion, Nouvelle Vague raconte le tournage du film avec une verve communicative. Le Paris de l’époque est rendu sans que jamais on ne ressente un effet de reconstitution affectée et surtout le casting, constitué essentiellement d’inconnus, joue les équivalences sans virer au gala des sosies. Cette recréation, pour ne pas dire cette récréation, vise juste, tant elle retranscrit un moment essentiel de l’histoire du cinéma français avec une fraîcheur et une grâce incomparables.
Marcel Pagnol (toujours)
Wild Bunch Distribution
Marcel et Monsieur Pagnol, de Sylvain Chomet
Sortie le 15 octobre
Le nouveau film de l’un des champions de l’animation française est assurément aussi délicieusement bavard que ses fameuses Triplettes de Belleville étaient muettes. Quoi de plus naturel et de plus souhaitable quand on prend cette fois pour sujet Marcel Pagnol ? Le recours à une animation élégante et sobre permet de prendre la distance nécessaire pour ne pas faire sombrer cette biographie dans la confiture patrimoniale sirupeuse. La vie artistique du dramaturge, puis du cinéaste Pagnol y est racontée avec la verve et la malice chère à l’auteur de Marius. Une bonne occasion de redire combien fut essentiel et décisif l’engagement de Pagnol pour le cinéma parlant quand il fallut abandonner le muet. Quant au film proprement dit, il atteint parfaitement son but quand il donne une furieuse envie de voir et de revoir tous les films du cinéaste, ces merveilleux trésors qui grâce au travail sans relâche de Nicolas, le petit-fils de l’académicien, font régulièrement l’objet de restaurations et de ressorties en salles et en DVD.
Deux ans après l’attaque terroriste du 7-Octobre, les négociateurs de Donald Trump obtiennent un cessez-le-feu à Gaza entre Israël et le Hamas. Les Israéliens hésitent entre joie de retrouver les otages et inquiétude. Le conflit entre dans une nouvelle phase, et leur pays est devenu un État-paria.
Malgré la conjoncture, ses espoirs, je parle du retour possible des otages, et ses angoisses, je parle de la situation de la France, il m’est difficile d’écarter mon esprit de ce jour d’il y a un peu plus de deux ans. Je ne sais comment le nommer – pogrome, razzia ou massacre- et il restera probablement dans notre mémoire comme le «7-Octobre», de la même façon que les attentats de 2001 gardent le nom de nine-eleven, le 11-septembre.
Tous les lecteurs de cette chronique n’ont cessé d’y penser et plutôt que d’en répéter la sinistre chronologie, je voudrais évoquer un des héros de cette journée, un jeune homme qui justement était né en 2001, l’année des attentats aux États-Unis.
Le sergent Aner Shapira, soldat de la brigade Nahal n’était pas en service ce jour-là. Féru de musique et lui-même auteur de chansons, il était allé au festival Nova de Réïm, avec son meilleur ami, le jeune israélo-américain Hersch Goldberg Polin.
Aner provenait d’une famille pas tout à fait banale. Il avait fait ses études à l’école Himmelfarb de Jérusalem, une école fondée en 1920 dans une orientation sioniste religieuse, ouverte au monde et aux autres croyances. L’un de ses grands-pères était professeur d’histoire de la halakha à l’Université de Jérusalem, une de ses grands-mères avait reçu le Prix d’Israël pour ses travaux en philosophie des sciences. L’un de ses arrière-grands-pères, Haim Moshe Shapira, élevé dans les yechivot de Lituanie, avait été l’un des dirigeants du mouvement sioniste religieux, signataire de la Déclaration d’Indépendance et ministre de 1948 jusqu’à sa mort en 1970.
Il était un des dirigeants israéliens les plus modérés quant aux relations avec le monde arabe et avait été – coïncidence étonnante – grièvement blessé en 1957 par une grenade lancée dans la Knesset par un jeune Israélien qui cherchait à tuer le Premier ministre David Ben Gourion. C’était l’époque où les mesures de sécurité n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Le terroriste, qui voulait apparemment venger les Juifs de Syrie négligés par l’administration israélienne, créa un parti politique après avoir passé quinze ans en prison. C’est cela aussi Israël…
Le 7 octobre 2023, Aner Shapira se réfugie dans un abri collectif de fortune, un miklat derekh, comme il en existe autour de Gaza, destiné à éviter les roquettes – mais pas les incursions humaines. Arrivé parmi les derniers, il se tient près de l’entrée de cet abri qui n’a pas de porte et tente de rassurer ceux qui, entassés avec lui, sont terrifiés.
Les terroristes du Hamas lancent à la main des grenades à l’intérieur de l’abri. Calmement, il les attrape et les renvoie. «N’ayez pas peur, dit-il, l’armée va venir et nous sauver». Sept fois, il rejette une grenade vers l’extérieur. La huitième lui explose dans les mains et le tue. Près de lui, Hersch Goldberg Polin a l’avant-bras arraché et se fait un garrot avec sa ceinture. Il sera plus tard capturé par le Hamas et onze mois après exécuté dans un tunnel avec cinq autres otages.
L’onde de choc amplifiée par la structure de l’abri blesse, assomme et plaque au sol les Israéliens réfugiés. Les membres du Hamas pénètrent dans l’abri et tirent à la kalashnikov sur les corps allongés. Ils le font en riant, dira l’un des survivants, car sur la trentaine d’Israéliens réfugiés dans l’abri, sept ont survécu cachés sous les cadavres. Une fois les terroristes partis, ils se trainent dehors, dans un paysage d’apocalypse, incendies, véhicules brûlés et cadavres. Les premiers secours n’arriveront que tard dans la journée.
«Je n’ai jamais vu quelqu’un faire preuve d’un tel sang-froid. Grâce à lui, je respire encore», diront quelques survivants du massacre.
Aner Shapira a été enterré au cimetière militaire du Mont Herzl à Jérusalem et son nom est inscrit dans le Livre des héros de Tsahal. Ils furent nombreux, et de toute origine, ceux qui perdirent la vie ce jour-là en défendant leurs proches, leur famille et leur nation.
Deux ans plus tard, Israël a sous les drapeaux 170 000 soldats d’active et 130 000 en service de réserve. Chaque jour, près de 5% des Juifs non-haredim de tout âge sont en service dans l’armée. Cela signifie que 30% des familles juives israéliennes non-harédies ont au moins un membre en service actif ou dans la réserve, et par conséquent, si on inclue les collatéraux, il n’est guère de famille qui ne soit pas directement impliquée dans la guerre actuelle. Aussi lourde de conséquences que soit cette situation et au-delà de tous ses antagonismes, qu’il ne faut pas minimiser, la société israélienne accepte la situation. Elle se bat. Elle sait pourquoi elle le fait et elle sait qui sont ses véritables ennemis, bien que la tentation existe chez certains d’accuser le monde entier au prétexte d’un antisémitisme inextinguible.
Mais force est de constater qu’Israël est l’objet d’une cabale orchestrée par une subtile propagande qui a su transmuter le ressentiment en vertu, canaliser la colère en interdisant le débat et flécher l’émotion en sélectionnant les victimes. Cette cabale tient pour négligeable le fait que l’origine de ce que certains appellent un carnage est l’action du Hamas le 7-Octobre avec sa volonté génocidaire et son refus de rendre les otages. Les jours qui viennent montreront si la soi-disant acceptation du plan Trump par le Hamas se traduit par une réalité ou, ce qui pourrait être très grave, si le malaxage de ce plan le dénaturera aux yeux des Israéliens tout en laissant au président américain son illusion d’être un faiseur de paix.
La torsion profonde de la réalité, qu’est le palestinisme, cherche à s’infiltrer, par diktats et menaces dans nos sociétés submergées par une masse d’informations qui sont souvent des désinformations, apeurées par la perspective de blâmes moraux péremptoires et impressionnées par les termes d’une novlangue orwellienne qui a abandonné ses références à la vérité pour se transformer en arme de dénigrement contre Israël.
Le jeudi 2 octobre, jour de Yom Kippour, la marine israélienne a réalisé une superbe opération dont presque personne ne lui a su gré. Elle a arraisonné les bateaux de la flottille pour Gaza sans faire un seul blessé et a renvoyé dans leurs pénates les acteurs de cette ridicule aventure où les messages Instagram des héroïques navigateurs tenaient lieu de nourriture aux Gazaouis.
Deux jours plus tard, l’inénarrable Greta Thunberg postait la photo d’un prisonnier palestinien particulièrement décharné. Elle voulait dévoiler ainsi au monde les conditions horribles dans lesquelles étaient maintenus les prisonniers palestiniens en Israël – conditions dont elle avait souffert elle-même car il semble qu’elle ait été privée de nourriture pendant près de huit heures… Manque de chance, ce prisonnier était l’Israélien Evyatar David, otage du Hamas.
Le message fut rapidement effacé. Les détails seront probablement vite oubliés par les innombrables admirateurs de Greta Thunberg, mais il en restera le bruit de fond, la confirmation de l’inhumanité des Israéliens. Cette erreur grotesque de l’égérie suédoise symbolise de façon caricaturale le mimétisme et l’inversion dont Caroline Fourest a remarquablement parlé dans son intervention à la soirée organisée par le Crif en mémoire du 7-Octobre, une journée où il y a probablement eu dans le monde plus de manifestations en soutien au Hamas qu’en commémoration du massacre des Juifs.
Quant à moi, je garde l’image de ces terroristes entrant dans l’abri de Réïm après la huitième grenade et faisant en s’amusant un carton sur les corps allongés des Israéliens. Cette image me hante. C’est celle de la Shoah par balles, un vrai génocide.
Les Anglais ont massivement dit non à l’immigration incontrôlée en manifestant dans les rues de Londres mi-septembre. La crise migratoire s’ajoute aux crises politiques à répétition qui alimentent une grogne générale. Pour rappeler au gouvernement qui doit avoir la priorité, le peuple a sorti les drapeaux.
Vue du ciel à travers la caméra d’un drone, la foule offrait l’aspect d’une comète dont la tête se trouvait à Whitehall, le quartier gouvernemental de Londres, tandis que la queue s’étendait sur le pont de Westminster pour se prolonger vers l’est de la ville, loin au-delà de la gare de Waterloo. Samedi 13 septembre, une manifestation a rassemblé, selon l’estimation finale de la police, au moins 150 000 citoyens qui répondaient à l’appel de l’activiste Tommy Robinson.
Manifestation contre l’immigration illégale à Londres, 13 septembre 2025. Aldo Ciarrocchi/Solent Ne/SIPA
C’était un coup de maître pour ce dernier, considéré jusqu’ici comme un extrémiste islamophobe n’hésitant pas à avoir recours à l’intimidation physique. Soucieux de se dédiaboliser, l’homme politique dont les positions sont les plus proches des siennes, Nigel Farage, a répudié tout lien avec lui en décembre 2024. Mais cette fois, ce personnage à la réputation sulfureuse a parfaitement su lire dans l’esprit d’une grande partie du public britannique au sein duquel, tout au long de l’été, un désir de révolte s’est défoulé en protestations locales spontanées. Comme toujours, médias et politiques se sont empressés de délégitimer l’événement en le qualifiant de « raciste », mais sans succès. Il n’y avait pas 150 000 skinheads tatoués de croix gammées dans les rues de Londres, mais très majoritairement des citoyens ordinaires, de différents âges, classes et groupes ethniques. Il y a eu quelques actes de violence, mais infiniment moins qu’au carnaval de Notting Hill, grande célébration annuelle du vivre-ensemble diversitaire. L’atmosphère était bon enfant, presque folklorique, les participants munis de drapeaux ou habillés des couleurs nationales comme pour fêter le couronnement d’un monarque. Même l’étiquette « anti-immigration » est inadaptée ici, car si les manifestants s’opposaient à l’immigration, la majorité n’était pas motivée par une doctrine politique mais par leur vécu au quotidien. Cela, Robinson l’a compris. Aussi a-t-il intitulé son rassemblement « Unite the Kingdom » (« Unir le royaume »), privilégiant l’idée de patriotisme sur celle d’exclusion. Et il a placé l’événement sous le signe de la liberté d’expression, comme pour lever enfin le tabou sur toute discussion de l’immigration incontrôlée. Si Robinson a touché une corde sensible, c’est que le mécontentement général outre-Manche a atteint un point de bascule.
Des hôtels très particuliers
« Keir Starmer est un enfoiré ! » Voilà le slogan scandé le plus souvent par la partie la plus vocale de la foule. Car la manifestation visait aussi le gouvernement travailliste. Sur le plan économique, la situation du Royaume-Uni ne vaut guère mieux que celle de la France. Starmer a le choix entre la ruine financière ou une augmentation des impôts contraire à sa promesse électorale. Certes, le gouvernement dispose d’une majorité au Parlement, mais une série de démissions forcées a sapé sa légitimité : la ministre des Transports, pour fraude ; la ministre chargée de la lutte contre la corruption, pour ses liens avec sa tante, une ancienne dirigeante bangladaise accusée de corruption ; la ministre des sans-abri, pour avoir expulsé ses propres locataires ; et enfin la Vice-Première ministre, chargée de la construction de logements, pour avoir sous-payé les impôts sur l’achat d’une résidence secondaire. Enfin, la réputation personnelle de Starmer a été entachée par le renvoi forcé de celui qu’il avait nommé comme ambassadeur à Washington, l’ex-ministre Peter Mandelson, après la révélation des liens entre ce dernier et le pédophile Jeffrey Epstein.
Ces scandales ont affaibli les prétentions morales de la gauche et exacerbé les tensions autour de la crise du logement qui sévit outre-Manche. Par une réaction en chaîne, la colère publique face à cette crise est attisée à son tour par la manière dont l’État accueille les demandeurs d’asile. En effet, plus que les autres pays européens, le Royaume-Uni exploite les hôtels pour loger ces derniers, dont un tiers y sont hébergés pour un coût six fois plus élevé que dans un centre de rétention. La facture est de 6,6 millions d’euros par jour, et le coût global pour la décennie 2019-2029, estimé initialement à 5,2 milliards, se chiffre désormais à 17,6 milliards. Au cours de l’année se terminant le 30 juin 2025, on a enregistré un nombre record de 111 000 nouveaux demandeurs, deux fois plus qu’en 2021. Malgré l’engagement pris par Starmer de briser les réseaux de passeurs, 55 000 migrants – encore un record – ont traversé la Manche depuis qu’il est au pouvoir. Conscient de l’enjeu électoral, le Premier ministre multiplie les mesures dans une tentative désespérée pour résoudre le problème. En vain. Son projet d’échange de migrants avec la France n’impressionne personne, surtout pas les migrants. Il annonce vouloir réformer la Convention européenne des droits de l’homme, mais rencontrera l’opposition de ses propres élus. Il a promis de fermer les hôtels de migrants et proclame que le nombre a été réduit de 400 à 200, mais la plupart de ces fermetures avaient eu lieu sous le précédent gouvernement conservateur. Les Britanniques sont désespérés par l’incapacité de leur État à sécuriser les frontières et sa générosité voyante envers ceux qui font fi de ces mêmes frontières. C’est dans ce contexte que, au mois de juillet, les hôtels de migrants sont devenus les sites d’une contestation populaire déterminée.
La jacquerie estivale
Les émeutes de l’été 2024, déclenchées par l’assassinat de trois petites filles, commis par un jeune issu de l’immigration rwandaise, ont constitué un faux départ pour la révolte populaire. Elles étaient trop violentes et trop facilement infiltrées par des voyous désireux d’en découdre avec la police. Cet été, en revanche, l’insatisfaction générale s’est fait sentir de manière plus mesurée, plus continue, plus crédible. Tout commence le 13 juillet dans la ville d’Epping, au nord-est de Londres. Quand un migrant éthiopien est arrêté pour trois actes d’agression sexuelle, dont un sur une mineure, huit jours après qu’il a débarqué d’un canot pneumatique, des résidents locaux organisent une protestation devant son hôtel. Au cours des semaines suivantes, le lieu devient le théâtre de manifestations de plus en plus grandes – jusqu’à 2 000 personnes –, imitées dans d’autres villes sur tout le territoire anglais. Bien que des groupuscules de la droite radicale essaient d’en prendre la direction, les actions sont menées par des citoyens ordinaires avec une mixité sociale qui préfigure celle des manifestants du 13 septembre. Ce sont surtout les femmes qui prennent l’initiative dans ces rassemblements, car elles craignent pour leur propre sécurité et celle de leurs filles dans les quartiers autour de ces hôtels qui hébergent très majoritairement des hommes inconnus, plutôt jeunes. Le mouvement reçoit une nouvelle impulsion le 22 juillet, quand dans la ville de Nuneaton, dans le centre de l’Angleterre, deux migrants afghans sont accusés du viol d’une fille de 12 ans. Les vaines tentatives de la police pour taire l’identité des agresseurs rappellent l’omerta qui a permis aux grooming gangs de sévir pendant longtemps dans d’autres villes.
Le 19 août, la municipalité d’Epping obtient d’un tribunal une injonction qui interdit au ministère de l’Intérieur de continuer à utiliser l’hôtel pour loger des migrants. Alors que d’autres municipalités se préparent à exploiter ce précédent, le ministère obtient la suspension de l’injonction dans l’attente d’un appel auprès de la Haute Cour de Londres. Ainsi, se dessine dans les esprits une bataille entre des communautés locales et un gouvernement indifférent à leurs souffrances. Cette bataille trouve un symbole : le drapeau. Ou plutôt les drapeaux, celui de l’Angleterre – la croix rouge sur fond blanc de saint Georges – et le drapeau du Royaume-Uni qui superpose cette croix à celles de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Pendant tout le mois de juillet, les Anglais pavoisent les rues de leur drapeau en soutien à leur équipe de foot féminin, les « Lionnes », qui participe au Championnat d’Europe. Après le tournoi, les résidents de certains quartiers de Birmingham, loin d’enlever les drapeaux, les multiplient en les suspendant aux lampadaires. Ce mouvement spontané trouve des émules dans d’autres villes, avant d’enfanter des actions coordonnées sous le nom d’« Opération levée des couleurs ». Certaines municipalités enlèvent ces bannières au nom de la sécurité routière ; d’autres les laissent en place. Des militants antiracistes dénoncent un complot d’extrême droite, mais les principaux partis politiques, et jusqu’à Starmer lui-même, essaient de surfer sur cette vague de patriotisme en lui donnant leur bénédiction. C’est la raison pour laquelle Robinson encourage la présence de drapeaux – de tous les drapeaux britanniques, y compris le gallois (qui n’est pas intégré au drapeau de l’Union) et même celui de la République irlandaise – dans les cortèges du 13 septembre. La plupart des Britanniques sont fatigués de voir des drapeaux palestiniens ou LGBT dans les rues à la place de leurs couleurs. Ces derniers sont-ils donc devenus les symboles, non des divisions identitaires, mais d’une unité nationale retrouvée ? Quoi qu’il en soit, Robinson a su canaliser et la révolte contre les hôtels et l’« effet drapeau » qui ont marqué la période estivale.
Le lion anglais rugit
Il exploite aussi un autre thème qui préoccupe les esprits outre-Manche : la liberté d’expression. Les médias français ont parlé du cas de Lucy Connelly, une mère de 42 ans condamnée à trente et un mois de prison ferme pour un post incendiaire sur X juste après la tuerie de Southport. Cette peine pour le moins sévère en a fait une icône de la droite et, après sa libération anticipée en août, elle a donné de nombreuses interviews avant de faire une grande entrée en scène, le 6 septembre, à la conférence du parti de Farage, Reform UK. Mais son cas est très loin d’être isolé. À peine deux semaines avant la grande marche londonienne, le scénariste irlandais Graham Linehan, archicélèbre outre-Manche pour une série comique sur des prêtres catholiques, Father Ted, et critique notoire de l’idéologie transgenre, a été arrêté à l’aéroport de Londres par cinq policiers armés pour deux posts sur X. Or, la question de la liberté d’expression est un vecteur de l’influence de la droite américaine. Les hommes MAGA ont un tropisme britannique. Trump était en Écosse, la terre de sa mère, en juillet, et il est venu à Londres en septembre pour une visite d’État en grande pompe. En août, J. D. Vance a passé des vacances en Angleterre, où il a rencontré politiques et influenceurs de droite. Elon Musk, dont la grand-mère venait de Liverpool, a participé de manière virtuelle à l’événement de Robinson. Charlie Kirk suivait la même voie. Son organisation – Turning Point USA, présente dans plus de 3 000 écoles et universités outre-Atlantique – a fondé une branche britannique, Turning Point UK, en 2018. En mai cette année, Kirk est venu débattre avec les étudiants wokistes d’Oxford et de Cambridge. La revue conservatrice The Spectator a publié un texte où il prédit une « révolution » au Royaume-Uni. Son assassinat le 10 septembre, trois jours avant la grande manifestation du 13, a, par une coïncidence stupéfiante, offert un martyr à la cause. Le 12, une veillée en sa mémoire à Whitehall a attiré 500 personnes. Le lendemain, les portraits de Kirk étaient très visibles parmi les drapeaux brandis par les cortèges. Sa mort, qui a fait de ce passionné du débat un martyr de la liberté d’expression, a touché un nerf au Royaume-Uni autant qu’aux États-Unis.
Sur scène, le 13, Robinson a parlé lui aussi d’« une révolution », mais laquelle ? Cet homme a fait preuve d’un manque de jugement dans le passé, s’acharnant inutilement à calomnier un jeune réfugié syrien qu’il accusait de violence antiblanche. Il est devenu pour l’instant maître du jeu, mais il n’a pas de parti politique et ne donne son soutien à aucun parti orthodoxe, même pas celui de Farage, en tête dans les sondages. Essayera-t-il de récupérer l’énergie de la fronde estivale pour la droite radicale ou se rapprochera-t-il de l’orthodoxie politique ? En attendant, l’essentiel est ailleurs : désormais, outre-Manche, parler de l’immigration n’est plus tabou. Un patriote français a commenté sur X une image aérienne de la foule londonienne : « Quand est-ce qu’on fait ça ici, en France ? »
Avec Tout Ouïe, Alexandre Postel propose un roman satirique, dont le sujet est la réception par une éditrice d’un roman où le personnage principal est fasciné par les bruits du plaisir féminin. Derrière sa simplicité apparente, une œuvre à étages…
Le nouveau roman d’Alexandre Postel a quelque chose du conte philosophique. Point de prince ou princesse, ni de pays imaginaire, mais il en possède l’ironie, la brièveté de la forme et l’esprit général. Les personnages eux-mêmes se résument à quelques traits distinctifs.
Roman dans le roman
Violette Letendre, éditrice en déclin dans une maison d’édition en déclin, est approchée par Monegal, le mari d’une de ses proches. Elle le connaît comme nous connaissons souvent ces gens qui partagent la vie de nos amis, par quelques malentendus et sans sympathie particulière. Monegal lui propose de lui envoyer un chapitre par semaine d’un roman en cours d’écriture, intitulé La Confession auriculaire, initiative que Violette Letendre accepte avec réticence. Ce roman dans le roman a pour protagoniste Victor Chantelouve. Le paradoxe réside dans le fait que ce héros représente le seul personnage véritablement romanesque du livre d’Alexandre Postel. Le seul, du moins, que le lecteur de Tout ouïe apprendra à connaître, puisqu’on le suit de l’enfance à l’âge adulte. Il se caractérise par un trait intérieur bien particulier : son obsession pour les expressions sonores de la jouissance féminine.
L’exploration de ce penchant constitue le sujet central de La Confession auriculaire, le livre de Monegal pastichant les codes du roman d’initiation. Or pareille écriture, d’un univers fantasmatique singulier, qui ne relève pas tout à fait de la collection Harlequin, ne peut complètement correspondre à l’éthique commune, et surtout à l’esprit du temps. Comment, dès lors, une telle œuvre peut-elle trouver sa place dans une société contemporaine ne jurant que par des produits de plus en plus standardisés, et où la création se voit jugée non selon des critères esthétiques, ou par le plaisir artistique qu’elle procure, mais à l’aune du respect des mœurs nouvelles ?
Un roman de l’ambiguïté
L’œuvre d’Alexandre Postel cultive un art double. Double d’abord par l’alternance des voix à la première personne du singulier. L’intrigue se déploie, en effet, autour de cette lutte entre liberté du créateur et norme sociale qu’incarne la parole de Violette Letendre. Quand le premier transgresse la nouvelle doxa progressiste, l’éditrice rappelle immédiatement à son interlocuteur les différentes obligations morales et judiciaires à laquelle un ouvrage doit aujourd’hui se conformer.
Mais le caractère double est aussi intérieur, par le cheminement plus trouble que va progressivement emprunter Violette Letendre à la lecture du livre de Monegal, jusqu’à suspendre son jugement pour se laisser emporter par l’intrigue. Il se produit alors une sorte de contamination de l’éditrice par les mots du romancier comme un hommage d’Alexandre Postel à la puissance de la fiction.
Outre cette évolution d’une critique moralisatrice vers une lecture moins inhibée, Tout ouïe est un récit double par l’ambivalence de la figure de l’écrivain. Monegal existe moins pour le lecteur que son personnage, Victor Chantelouve. Ce dernier projette une ombre derrière laquelle la réalité de Monegal demeure cachée, dans une identité opaque et jamais résolue.
Enfin, le caractère double du roman s’étend à quiconque ouvre le livre d’Alexandre Postel. Nous voilà aussitôt lecteurs du manuscrit de Monegal, qui se trouve directement soumis à notre jugement. Un tel procédé donne alors le sentiment, en tant que lecteur de La Confession auriculaire, de devenir un personnage de Tout ouïe. Car cette mise en abîme nous oblige à nous positionner par rapport à ce roman dans le roman et à la lecture qu’en fait Violette Letendre, comme à égalité avec elle.
Une forme pleine d’esprit
Alexandre Postel construit donc un roman ambigu qui, par son ironie, refuse de répondre frontalement aux questions qu’il pose. Non que les partis pris de l’auteur ne soient pas sensibles, mais ils se devinent sans s’affirmer. Même dans la satire, un espace est laissé à notre propre réflexion. Par l’alternance de deux écritures à la première personne du singulier, se déploie en effet une histoire dont tout point de vue supérieur est absent. Nul développement d’un narrateur omniscient, surplombant les scènes du récit, qui viendrait exposer sa vision du monde. On peut ainsi parler, en quelque sorte, d’une fable sans morale. Ou plutôt d’une fable où la morale trace un chemin que le lecteur doit achever seul. Et quand d’autres fictions nous imposent un univers fermé, avec des personnages longuement décrits, des péripéties qui cherchent à nous émouvoir ou à nous faire rire, nous demeurons avec ces pages dans un vacillement. C’est une littérature de l’interrogation ouverte, dans la mesure où le livre aspire davantage à remettre en question des idées reçues qu’à redéfinir notre rapport à l’existence. Il s’agit, pour Alexandre Postel, dans ce tableau par lequel le monde s’offre au lecteur, d’ajouter des ombres plutôt que de bouleverser les formes. Le tempérament de l’œuvre se rapproche par-là des proses pleines d’esprit du XVIIIᵉ siècle plutôt que du réalisme balzacien. Mais on peut soulever dès lors un paradoxe dans le choix de ce genre qui désamorce par son intelligence même le romanesque et la puissance d’une fiction qu’elle semble pourtant défendre. Nouvelle ambivalence nous invitant, et cela est déjà beaucoup, au débat littéraire.
Qui se souvient encore de Hamlet-Machine, cette brève pièce du dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995), montée à l’époque en France de façon audacieuse par le regretté duo Jourdheuil & Peyret… Alors, Un Hamlet-Machine d’un nouveau style en 2025, sous les auspices de Kirill Serebrennikov ? On est déjà depuis deux heures en compagnie de Hamlet, ou plutôt de ses spectres, lorsqu’après l’entracte le rideau se lève une nouvelle fois sur ce même salon lambrissé, d’un blanc éteint, au plafond éventré, aux hautes croisées ouvertes dont les vitres salies laissent filtrer une lumière pâlie. Au fond, une cheminée de marbre, son trumeau découvrant bientôt un miroir écaillé, un piano à queue dans un coin, et puis quelques mauvaises chaises, plus tard, en désordre…
Voilà que le grand lustre central est descendu à terre. La seconde partie s’ouvre sur la virtuose chorégraphie d’un danseur encapuchonné de noir (le Tchèque Kristian Mensa), lequel dénude sa sublime, éphébique académie, sur fond de musique percussive : sixième des dix tableaux composant cet Hamlet/Fantômes, nouvelle création très attendue du cinéaste, auteur et metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, désormais exilé à Berlin comme chacun sait, et dont le dernier film, La disparition de Josef Mengele, sort en France dans une quinzaine de jours. Les amateurs de lyrique connaissent évidemment fort bien Serebrennikov (cf. son Lohengrin, il y a deux ans à l’Opéra-Bastille), tout comme les férus de théâtre (cf. Le Moine noir, de Tchekhov, monté à Avignon en 2022).
Pour l’heure, l’ambition de cet Hamlet/fantôme n’est pas d’ajouter une pierre supplémentaire aux innombrables mises en scène qui, dans toutes les traductions possibles, raniment partout dans le monde, depuis des siècles, le chef d’œuvre shakespearien d’entre les chefs d’œuvre. Mais de projeter sur nous l’ombre portée d’Hamlet dans ses représentations imaginaires, en tant que mythe essentiel de la culture occidentale. Ce à travers un spectacle « total », polyglotte (les acteurs et chanteurs s’expriment tour à tour en français, en russe, en anglais), associant création musicale (composition de Blaise Ubaldini, solistes de L’Ensemble intercontemporain dans la fosse, chœur Ensemble La Marquise), chant et paroles (le texte est de Serebrennikov lui-même).
Au prisme du prince danois est envisagée tour à tour la relation au Père, à l’Amour, à la Peur, à la Violence… Fantôme drainant les figures de son propre fantôme, de la Reine, de la Mort, et de toutes les « Hamlets » (sic) possibles, jusqu’à celle du Silence où il disparaît – ultime tableau, de toute beauté, comme le pianissimo d’une symphonie : il s’achève ici sur un sonnet de Shakespeare, chanté par Odin Lund Biron (l’acteur américain, on s’en souvient, assumait le rôle du compositeur, en 2022 dans le film de Serebrennikov La femme de Tchaïkovki).
Soit donc une multitude de situations qui, dans une explosion de bruit et de fureur, convoquent non seulement les personnages de la pièce, mais aussi les incarnations de la quête « hamlétienne » telle qu’elle a pu circuler d’ Antonin Artaud à Sarah Bernhardt, en passant par Dimitri Chostakovitch (campé par Filipp Avdeev) ou dans la vision d’un metteur en scène comme le Polonais Jerzy Grotowski (1933-1999).
Foisonnante, déconcertante parfois dans ses excès de grandiloquence, et dans la crudité, la trivialité (concertée !), voire les truismes (concertés, eux ?) du livret, cette geste ambitieuse (dont le narrateur, Hamlet enfant crucifié par le doute, prend les traits de l’extraordinaire acteur qu’est August Diehl) paraît quelque peu intimidante, il faut le reconnaître, jusqu’au soulagement bienvenu de la demi-heure d’entracte. Mais c’est précisément dans sa seconde partie – moitié plus courte – que le spectacle prend son essor, et s’allège pour ainsi dire, porté par la stupéfiante beauté plastique des cinq derniers tableaux. En particulier le septième, où la comédienne Judith Chemla, rousse Ophélie telle qu’immortalisée par l’unijambiste Sarah Bernhardt (comme le souligne, projeté en font de scène, un incunable cinématographique), revêt alternativement une silhouette mâle et femelle, jouant sur le simple profil des perruques et des costumes. Dans le huitième tableau, le glabre slave blond aux prunelles d’azur Nikita Kukushkin, complice de longue date de Serebrennikov, livre une performance physique éblouissante. Titré « Hamlet et les Hamlets » et curieusement annoncé dans le programme « avec la collaboration de ChatGPT », l’avant dernier tableau fixe une étonnante chorégraphie de mobiles, tenus en main par la troupe réunie, dans un ensemble parfait et sous un éclairage hallucinant. Autant dire que la machine fonctionne.
À noter que le public, au soir de la première, n’était pas du tout celui qu’on voit traditionnellement à l’opéra. Beaucoup plus jeune, et plutôt « faune branchée » que « tribu bourgeoise ». Est-ce ou n’est-ce pas un signe ? Telle est la question.
Hamlet/Fantômes, d’après William Shakespeare. Mise en scène, texte, scénographie, costumes : Kirill Serebrennikov. Durée : 3h Théâtre du Châtelet, Paris. Jusqu’au 19 octobre.
Libération des otages: les Israéliens attendent encore de voir pour y croire vraiment.
« Je suis très fier d’annoncer qu’Israël et le Hamas ont tous deux approuvé la première phase de notre plan de paix » a écrit le président Donald Trump sur TruthSocial. Deux ans après le début de la guerre, un accord de cessez-le-feu a finalement été trouvé tôt ce jeudi matin. Sa première phase annonce la libération des otages dès lundi contre près de deux mille prisonniers palestiniens • La rédaction
Ce matin, le réveil n’a pas la même couleur que les autres jours. Dans nos têtes encore habitées par les nouvelles de la veille, l’écho de l’espoir se fait encore entendre.
Hier soir, alors que nous célébrions la fête de Souccot, symbolisée par la construction de cabanes, qui fleurissent partout dans le pays et qui invitent, par leur simplicité, le peuple juif à revenir à son essentiel, à quitter toute forme d’égo pour se laisser porter par les aléas du destin, en se soumettant aux lois de la nature, la flamme de l’espoir s’est rallumée. Les téléphones ont crépité de nouvelles venant de loin. La poignée de main entre Donald Trump et Benyamin Netanyahou, entourée de nombreux pays arabo-musulmans, dont certains avaient rompu leurs relations avec Israël, en est devenue l’emblème.
Hier soir, entre deux conversations, nos cœurs étaient en prise avec une contradiction devenue notre quotidien : celle d’une envie irrépressible d’y croire, de penser que cet accord, un accord historique, conclu par l’intermédiaire des Etats-Unis entre Israël et le Hamas, était la bon, le final, et une méfiance, une peur que tout soit défait les jours suivants. A peine deux jours après la commémoration du deuxième anniversaire du 7-Octobre, alors que la tristesse nous avait à nouveau envahis, nous replongeant dans les sensations, les témoignages des survivants, nos émotions sont ballotées d’un extrême à l’autre. Les médias officiels israéliens confirment la nouvelle, relayés par les médias internationaux et comme toujours en Israël, les réactions sont multiples : certains sabrent sur le champ le champagne, tandis que les autres sont réservés, disant qu’ils n’y croiront réellement qu’au moment où les familles pourront serrer leurs proches dans leurs bras, après deux ans d’usure et d’obscurité.
Ces deux années nous ont appris la retenue. Nous avons développé une capacité hors norme pour vivre en apnée, car comment respirer en profondeur quand, loin des villes, la guerre dure et que la souffrance, lorsqu’on veut la voir, est partout ?
En deux ans, nous avons nourri une multitude d’espoirs qui, presque instantanément, se sont effrités au contact du réel. Alors, à force, nos aspirations d’avenir dans la région se sont faites prudentes, nos illusions de paix sont devenues caduques, nos élans humanistes se sont bridés naturellement par la réalité du terrain.
Et pourtant, hier soir, assis dans les cabanes, au contact de la terre, de la simplicité de partager un repas entre personnes vivant la même réalité, c’était différent. Véritablement entrés dans l’esprit de Souccot, apprenant peu à peu à lâcher-prise, notre fatigue du cœur s’est laissée emporter par le flot des notifications. Les nouvelles tombaient comme une pluie fine de miracles et se concluaient toutes par cette phrase aux intonations magiques « les otages rentreront chez eux sous quelques jours ». Cela paraissait trop beau pour être réel.
Ce matin, au réveil, les nouvelles de la veille ne sont toujours pas démenties. Plus grand encore, une pluie délicate, inattendue pour la saison, tombe. Une pluie fine, presque timide, silencieuse, s’invitant sans fracas dans nos jardins, trempant nos cabanes faites de feuilles, de tiges de fer et de tissus légers.
Elle semble venue apporter, à sa manière, une confirmation aux nouvelles de la veille, l’impossible trouvant son chemin jusqu’à nous. En hébreu, la pluie – gueshem – partage la même racine que lehitgashem, verbe que l’on utilise pour dire qu’un rêve ou un espoir se réalise. Comme si, en tombant sur la terre, la pluie venait incarner ce que nos cœurs attendaient depuis si longtemps : la concrétisation de l’espérance.
De mémoire, je n’avais jamais vu la pluie tomber ainsi, en cette saison qui s’obstine d’ordinaire à ressembler à l’été. Et ce matin, dans le silence suspendu d’un pays qui s’autorise à croire à nouveau, avec l’eau qui coule de toutes parts, une pensée me traverse.
Cela ne fait pas deux ans que nous continuons de croire malgré l’obscurité de la période. Cela fait plusieurs millénaires, et c’est même cette forme singulière d’espérance qui caractérise le destin du peuple juif.
L’espérance qui est la nôtre est à contre-courant de l’ère du temps, elle est déconnectée de la réalité objective, et elle parvient à se frayer un passage entre ce que l’on voit et ce que l’on ignore. C’est une espérance qui ne s’appuie sur rien, mais qui en réalité repose sur tout : sur la certitude que nous vivons notre histoire de la manière la plus pleine et incarnée possible. Sans cette espérance, nous ne pourrions pas continuer. Car ici, espérer n’est pas une posture : c’est une manière de vivre, de voir au-delà de ce qui est visible, et de se tenir debout malgré le vent.
Et peut-être qu’avec la libération des otages, une autre libération aura lieu, celle d’une vérité encore plus fondamentale. Celle que notre combat n’est pas celui que l’on croit, il dépasse nos frontières, il porte en lui l’universel de l’humanité, et s’il est mené ici, avec une intensité presque surnaturelle, il précède un autre combat, qui déjà gronde, au cœur de l’Occident. Un combat pour les valeurs de la vie contre la pulsion de mort, pour la lumière contre l’effacement, et pour des principes qui rendent l’humanité encore humaine.
Notre collaborateur nous inquiète. Ardent défenseur de l’École, il finit par révoquer, sous prétexte de défendre l’idéal républicain, les bonnes intentions démocratiques qui depuis quarante ans, en plaçant l’élève au centre constructeur de ses propres savoirs et de son ignorance crasse, ont mis en place un vrai égalitarisme de la nullité. C’est mal, c’est très mal.
Bien sûr, si vous êtes allés à Athènes, vous êtes forcément montés sur l’Acropole. Mais peut-être avez-vous fait, en redescendant, un crochet sur la gauche, où s’élève le long rocher plat du Pnyx, qui servait de tribune lors des débats démocratiques de l’Ecclesia, l’assemblée du peuple.
Un coup d’œil vous suffit alors pour comprendre que le peuple, dans la démocratie athénienne, c’était tout au plus 5000 personnes. Et d’après les historiens antiques, on n’est jamais arrivé à ce chiffre. Comptez plus généralement sur 3000 participants / votants. Des hommes (les femmes, les esclaves, les métèques et les Grecs d’autres cités n’étaient pas admis à voter), et quelques élus.
Ce fut cela, à l’origine, la démocratie — le « gouvernement du peuple ». Quelques milliers de votants. Des décisions prises à main levée — parce que chacun avait le courage de ses opinions.
Les républicains de 1789, imbus d’idées « grecques », ont réalisé le même système en 1793, en instaurant le tribunal révolutionnaire.
Lorsque Platon écrit La République, il a déjà perçu — sans média modernes, sans commentateurs bavards, sans débats interminables pour ne rien dire — que la démocratie engendre la démagogie, qui engendre la tyrannie. C’est dans ce livre que l’on trouve ce passage maintes fois cité pour éclairer les déviations pédagogiques et politiques contemporaines : « Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes méprisent les lois parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie. »
Comme dit Rousseau, La République est « le plus beau traité d’éducation qu’on ait jamais fait »… Les pédadémagogues qui ont contribué à anéantir l’Ecole de la République, et qui chantent les louanges du philosophe de Genève, l’ont-ils seulement lu ? Najat Vallaud-Belkacem a-t-elle lu Platon — ou Rousseau ?
Toute démocratie qui dégénère s’inscrit contre la République. Et dans les époques où les décisions du peuple sont niées (rappelez-vous ce que le parlement et les politiques, en France, ont fait du vote des Français sur la Constitution européenne en 2004…), c’est une tyrannie de fait qui s’établit.
Un autre exemple ? L’histrion narcissique qui occupe l’Élysée se targue d’avoir été élu — et de fait, il l’a été, ce qui donne une idée de la valeur d’une élection « démocratique ». Mais quelle légitimité réelle a-t-il encore ? Une vraie République le renverserait demain.
« Ô temps de la tyrannie démocratique », s’exclamait Apollinaire (dans Orphée, en 1917). Ce qui apparaît à première vue comme une contradiction dans les termes est en fait un rigoureux pléonasme : le vote de la multitude, manipulée par les médias, les partis, les syndicats, menacée de réchauffement climatoridien, sommée de « bien » voter, ballotée entre les ambitions de personnages crapoteux qui n’ont de grand que leur mépris du peuple, n’a plus aucun sens.
Après la catastrophe de la guerre du Péloponnèse, qui a vu Sparte (une société monarchique bicéphale, comme plus tard les consuls romains) écraser la démocratie athénienne, la ville de Périclès s’est dotée, pour un temps, d’un aréopage de trente tyrans, qui ont eu la sagesse de réserver le croit de vote à leurs seuls partisans — soit 3000 personnes environ. Le temps de ramener l’ordre dans la cité.
Et peut-être est-il temps de ramener l’ordre en France…
Il a connu tous les présidents depuis quarante ans, chroniqué toutes les crises, déploré tous les renoncements. Mais cette fois-ci, c’est plus grave, assure Franz-Olivier Giesbert. Les Français sont au bord du gouffre et leurs élites – dirigeants tétanisés et médias inconscients compris – regardent ailleurs en se perdant en palabres et combines.
Causeur. Vous êtes écrivain. Comment nommez-vous les malheurs de la France ?
Franz-Olivier Giesbert. De même qu’on parle de « convergence des luttes », je dirais que nous vivons une ère de convergence des crises, avec une accélération de l’affaissement général du pays sur à peu près tous les plans. Ce n’est pas la première fois que la France connaît une situation qui semble désespérée : songeons à la défaite de Sedan en 1870, à la débâcle de 1940 ou à l’impasse algérienne en 1958, qui a permis le retour au pouvoir du général de Gaulle. Chaque fois, le redressement a suivi. Mais aujourd’hui, aucun débouché politique sérieux n’apparaît encore.
Quand vous êtes désavoué, dans la rue et dans les urnes, est-ce si absurde de recourir au peuple comme l’a fait Emmanuel Macron avec la dissolution de 2024 ?
Si Macron, soudain devenu gaullien, avait pris de la hauteur et décidé de donner la parole au peuple, quitte à prendre le risque de laisser le RN gagner, je n’aurais pas été aussi choqué. Mais c’était, hélas, une manœuvre politicienne et Gabriel Attal a, comme Édouard Philippe, cassé le coup du président en bricolant des arrangements électoraux minables entre la Macronie et le NFP (Nouveau Front populaire), LFI comprise. Une alliance contre nature. Face au « danger fasciste », ils ont ressuscité les apparentements qui indignaient tant sous la IVe République. Sans quoi le RN aurait eu toutes les chances de gagner les législatives, comme l’anticipait d’ailleurs Macron.
Voulez-vous dire qu’il a provoqué des élections dans l’idée de nommer Jordan Bardella Premier ministre ?
Je crains que ce ne soit la seule excuse qu’on puisse trouver à la dissolution. En fait, il s’agissait d’une idée aussi stupide que machiavélique qui n’était pas du tout à la hauteur des enjeux : Macron a pensé qu’une cohabitation avec Jordan Bardella lui permettrait de se refaire une santé, sur le modèle des deux cohabitations de Mitterrand. Après avoir refusé de prendre acte de sa défaite aux législatives en 2022, il a cru qu’il redeviendrait populaire en donnant au RN les clés de Matignon pendant trois ans, le temps de le décrédibiliser. Seulement les choses ne se sont pas passées comme prévu. Et le pays est dans une impasse à cause de cette petite combine ratée.
C’est un peu réducteur de faire porter le chapeau au seul Macron, non ?
Vous avez raison, il n’est que le maillon d’une chaîne. Il ne faut donc pas rejeter toute la responsabilité sur lui. Mais vous conviendrez qu’il a rendu la pente du déclin encore plus raide et qu’en plus, il semble se contre-ficher de la situation dans laquelle il a mis le pays. C’est ce mélange de déni et d’inconscience qui est le plus désolant.
Vous avez écrit qu’un homme d’État devait avoir trois qualités : des convictions solides, le sens du sacrifice et un rapport à la transcendance. Le président les a-t-il ?
Non. Les convictions ? Je les cherche toujours. Il leur préfère son fameux et enfantin « en même temps », alibi pour ne pas choisir, donc pour ne rien faire. Le sens du sacrifice ? Le courage n’est jamais le fort des narcisses. La transcendance ? Il ne sent pas le pays profond, qu’il ne peut donc incarner comme la plupart de ses prédécesseurs.
Vous trouvez que Hollande incarne la France, lui qui rejette un tiers des Français hors de l’arc républicain, autant dire dans les ténèbres ?
Oui, même si ça vous dérange, Hollande est l’une des incarnations de la France sociale-démocrate qui existe encore dans les régions. Quand il tient ce propos lunaire, il fait de la petite popol. Il nous explique, en gros, que Marine Le Pen serait plus dangereuse pour la démocratie que Jean-Luc Mélenchon. La bonne blague ! Il n’y croit pas lui-même, mais il veut que LFI, qu’il place dans l’arc républicain – première nouvelle ! –, se désiste pour le candidat socialiste si celui-ci est arrivé en tête de la gauche au premier tour de la présidentielle.
La politique, est-ce que, comme le reste, ça n’était pas mieux avant ? Nos dirigeants sont les enfants de leur époque : ils se nourrissent plus de réseaux sociaux que de livres. Nous ne savons plus fabriquer de grands hommes.
Ce qui fait la différence entre les gouvernants, ce n’est pas la culture, ni l’intelligence, ni la quantité de diplômes, ni le niveau en anglais, c’est le courage ! Observez des personnages comme Reagan, Thatcher ou Schröder : aucun des trois n’a eu peur d’aller au bout de sa politique et ils ont tous redressé leur pays. Même chose avec de Gaulle ou Churchill qui étaient, il est vrai, des écrivains et des puits de culture. Macron, lui, n’a rien à voir avec tous ces dirigeants. Il n’ose pas affronter les Français sur les sujets qui fâchent. Il leur a fait beaucoup de chèques qui, aujourd’hui, mettent nos finances en danger. C’est le syndrome Louis XV à qui ça n’a pas réussi : il voulait qu’on l’aime !
Mais sur les retraites, n’a-t-il pas justement été courageux ?
Allons, sa réforme des retraites était une réformette, beaucoup de bruit pour rien. La preuve, notre régime de retraite est déjà déficitaire et, au lieu de faire lui-même de la pédagogie, il a préféré envoyer au front la malheureuse Élisabeth Borne, alors sa Première ministre, une caricature de technocrate, pour expliquer aux Français qu’il allait falloir se serrer un peu la ceinture. Pourquoi n’a-t-il pas mouillé lui-même sa chemise ? Où est son courage ?
Il est quand même resté droit dans ses bottes. Contrairement à Alain Juppé, qui a reculé face aux cheminots en 1995.
Vous rigolez ? À l’époque, j’avais écrit dans Le Figaro un éditorial pas sympa pour Chirac et Juppé. Mais pour que la France reprenne le travail, ils n’avaient reculé que sur un point de détail symbolique, en acceptant de laisser en l’état les régimes spéciaux des agents roulants de la SNCF qui pouvaient partir à la retraite à 50 ou 52 ans ! Ce qui est frappant aujourd’hui, c’est l’absence totale de volonté de nos gouvernants qui, comme les vaches, regardent passer les trains. Tous ces énarques qui font de la politique, Macron en tête, ont souvent peur de leur ombre, le trouillomètre à zéro. Il ne faut pas s’étonner que les grands corps de l’État, toujours habitués à dire oui, aient accompagné la politique absurde de « relance par la consommation populaire » en 1981. Ensuite, ils ont laissé sans broncher Macron se comporter en Attila des finances publiques tout en se lavant les mains des 17 milliards de fraudes sociales révélés par la Cour des comptes. À l’inverse, les Français sont prêts à applaudir quand quelqu’un fait preuve de fermeté. Souvenez-vous de l’abaya, un vêtement traditionnel, utilisé par les islamistes pour tester la défense de la laïcité à l’École. Quand Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, l’a interdit en 2023, tout le monde a baissé son chapeau et sa popularité a bondi dans les sondages.
Vous écrivez que les élites sont des « marchands de sommeil ». Mais s’il y a des dealers, il y a des consommateurs. Et s’il y a bien une chose que nous, Français, achetons, c’est le refus du réel.
Je vous accorde que la lecture du sondage sur la taxe Zucman va dans votre sens, qui montre que plus de 86 % des Français, même les macronistes, plébiscitent cet impôt imbécile qui plomberait ou chasserait nos entreprises. Reste que, dans notre pays, on peut aussi être populaire en tenant un discours de vérité : voyez Raymond Barre ou Michel Rocard.
La passation de pouvoir entre René Coty et Charles de Gaulle, le 23 décembre 1958, marque le début du plan Pinay-Rueff et du redressement économique de la Ve République. AP Photo/SIPA
Ils n’ont jamais été présidents…
C’est vrai, mais il y a quand même pas mal de personnes qui, dans le pétainisme ambiant, ont sauvé l’honneur. Jean-Claude Trichet, le premier gouverneur de la Banque centrale européenne, qui s’est toujours battu avec détermination contre l’idée débile qu’il fallait augmenter les dépenses pour avoir de la croissance, alors que ça ne marche jamais. François Bayrou aussi a fait preuve de panache, quand il a contredit la sainte parole du Monde et des économo-gauchistes, fâchés avec les chiffres, prétendant que la dette n’était pas un problème ! On s’en rendra compte en 2029 quand les seules charges de la dette coûteront 100 milliards d’euros par an à l’État.
À quand remonte notre aveuglement budgétaire selon vous ?
À l’arrivée au pouvoir des socialistes et de François Mitterrand qui, en 1981, s’est laissé embobiner par ses Diafoirus, Jacques Attali et Laurent Fabius : selon eux, l’économie repartirait si on ouvrait les vannes des dépenses. On a vu le résultat ! Lors de la première cohabitation, entre 1986 et 1988, Jacques Chirac a travaillé à rétablir les comptes. Les Premiers ministres suivants, surtout Pierre Bérégovoy et Édouard Balladur, ont cramé la caisse pour gagner les élections, sans succès. Quand il est devenu président en 1995, Chirac s’est souvent dit déçu par les Français. « Ils sont trop cons, m’a-t-il confié un jour, ils ne voient pas qu’il fautréformer notre modèle si on veut le pérenniser. » En 2006, grâce à son nouveau chouchou, Thierry Breton, qu’il a nommé à Bercy, il a fait baisser l’endettement public de 2,3 points de PIB. La preuve qu’on peut le faire !
Finalement, le temps fait son œuvre et, avec le recul, vous avez la dent moins dure. Dans dix ans, vous direz sans doute qu’Emmanuel Macron n’était pas un si mauvais président…
C’est impossible, parce que la différence de Macron avec les autres, c’est qu’il s’en fout. Chirac, Sarkozy et Hollande étaient préoccupés par la situation du pays. Pas lui. Il se trouve formidable et ça lui suffit. C’est Alice au pays des merveilles. Il baigne dans le déni, dans un monde irréel.
Peut-il néanmoins provoquer une nouvelle dissolution ? Et, dès lors, devrait-on s’inquiéter d’une victoire du RN ?
Tout dépend de la façon dont le RN évoluera. Soit le parti de Marine Le Pen reste ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire une auberge espagnole avec des tas de gens parfois intelligents, souvent incompétents, sans parler des branquignols, auquel cas notre pays peut, comme un vieux cheval fourbu, refuser in extremis de sauter l’obstacle. Soit il s’inspire de l’expérience de Giorgia Meloni, avec du professionnalisme, une politique économique raisonnable et une conversion à l’Union européenne. Mais, même dans ce cas, on ne peut exclure des violences.
En somme le RN paye pour la violence de ses adversaires ?
Non, il en profite aussi. N’oubliez pas que LFI et ses braillards, qu’on dirait sortis de la famille Adams, sont, à la fin, les meilleurs argents électoraux du RN.
On a beaucoup parlé de la dette publique. Mais le bilan d’Emmanuel Macron n’est pas plus fameux en matière de cohésion nationale…
L’histoire retiendra que la présidence Macron marque le début du communautarisme à la française. Autrement dit, la consécration du chacun pour soi. C’est tous les jours « le roi s’amuse » et il me semble qu’il éprouve même un plaisir ludique à semer ses mauvaises graines déconstructrices. Aujourd’hui, si nous ne sommes pas dans la situation catastrophique de pays au bord de la guerre civile, comme la Grande-Bretagne ou la Belgique, nous allons, grâce à Macron, dans la même direction. Pensez ! La France n’est toujours pas capable de contrôler son immigration : 500 000 personnes de plus par an, sans compter les clandestins, croyez-vous que ça peut continuer encore longtemps ? Notre chef de l’État fait bien la paire avec Keir Starmer, l’avatar de l’inspecteur Clouzeau (La Panthère rose), qui, faisant office de Premier ministre au Royaume-Uni, laisse tout filer. A-t-on pris la mesure du déclassement français ? Nous comptons de plus en plus pour du beurre sur ce Vieux Continent où les grands hommes, si j’ose dire, ont pour nom l’Italienne Giorgia Meloni (extrême droite), l’Allemand Friedrich Merz (démocrate-chrétien) ou la Danoise Mette Frederiksen (sociale-démocrate) au Danemark.
Jean-Luc Mélenchon à l’Assemblée nationale lors du vote de confiance au gouvernement Bayrou, 8 septembre 2025. JEANNE ACCORSINI/SIPA
Et ailleurs dans le monde ? Javier Milei trouve-t-il grâce à vos yeux de libéral ?
Milei est arrivé à un moment de l’histoire où l’Argentine entrait, d’une crise l’autre, dans les poubelles de l’histoire. Quand il s’est présenté avec des solutions extrêmes, la population était prête à les accepter. Dieu merci, la France n’en est pas encore là.
Sans fantasmer sur l’Argentine, faut-il que nous descendions encore pour que le fameux sursaut nous soit imposé par les circonstances ?
On n’est pas encore tombé dans le gouffre, comme l’a dit François Bayrou. On marche au bord. Une crise financière risquerait de précipiter toutes les autres.
Il faut par ailleurs compter avec le parti des médias. Qu’en pensez-vous, vous qui en êtes un membre éminent ?
Quand j’ai commencé dans ce métier, nous partagions entre confrères de bords différents des valeurs communes et ça nous permettait de surmonter nos désaccords pour échanger. Même chose dans la classe politique. Aujourd’hui, tout est plus cloisonné. Les médias constituent un monde clos, une société de l’entre-soi qui se nourrit d’elle-même pour propager la bonne parole du camp du Bien. Qu’il s’agisse d’économie, d’école, d’immigration ou d’insécurité, elle mouline souvent les mêmes coquecigrues. Cette absence de diversité est inquiétante.
Vous oubliez la montée en puissance de nouveaux médias, à commencer par les médias Bolloré, mais aussi toutes sortes de trublions comme Frontières, L’Incorrect ou Causeur. Peut-on encore dire que les médias sont à gauche ? Le rapport de forces a changé, non ?
On en est encore loin. Mais il est heureux d’entendre de plus en plus de voix dissidentes.Le démocrate que je suis s’en réjouit, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Le sectarisme du camp du Bien donne une idée de l’infini.
Faut-il avoir peur de Jean-Luc Mélenchon ?
Oui et pour une raison très simple : c’est le meilleur orateur et le plus fin stratège. Il a bien travaillé son noyau dur (avec les islamo-gauchistes ou les gosses de bourgeois friqués) et maintenant il va, pour l’élargir, devenir ouvert et sympa, vous allez voir, en envoyant des signaux aux gaullistes, aux souverainistes. Sans oublier de répandre une marmelade idéologique immonde, sur fond d’antisémitisme, de communautarisme, de bêtise et d’ignardise économique.
Comment contrer tout cela ? Avec quel grand projet collectif mobiliser le pays ?
Mais ce projet existe : redresser la France ! Assainir l’économie, en finir avec les déficits et le surendettement, comme de Gaulle l’a fait en 1958 avec le plan Pinay-Rueff, et réindustrialiser le pays, réguler l’immigration, refonder l’école, réinventer la République, confisquée aujourd’hui par le gang de la Bien-Pensance qui a pris le contrôle du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, d’une partie de la justice, de l’école et j’en passe. C’est dingue tout ce qu’il y a à faire.
Pardon, mais réduire la dette, ouvrir des prisons et fermer les frontières, c’est indispensable mais pas totalement exaltant comme projet d’avenir !
Sauf si c’est dans le cadre d’un renouveau patriotique. Il faut relire Charles Péguy : nous avons trop oublié le spirituel et il est temps de mettre en avant notre histoire, notre patrie, sa mystique. Je veux croire au retour du patriotisme, valeur de droite comme de gauche. Une nation, disait l’historien Ernest Renan au xixe siècle, ce n’est pas une langue ni un groupe ethnique, « c’est d’avoir fait de grandes choses ensemble dans le passé et de vouloir en faire encore dans l’avenir ».
Le redressement exige-t-il un changement de régime – une VIe République ?
Quand l’économie va mal, il y a toujours des imbéciles – je ne parle pas de vous – pour dire qu’il faut changer la Constitution. Mais non, on doitchanger les têtes, c’est ça, le problème. La Ve me va ! Les institutions sont là, elles sont solides, elles l’ont prouvé ! Il faut juste des hommes et des femmes « avec des couilles », comme disait le Général.
Cette enquête revient sur les non-dits effroyables de la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté. Après leur adoption à l’Assemblée nationale, les sénateurs devaient examiner au mois d’octobre les textes sur la fin de vie et les soins palliatifs.
«Lorsqu’un pays – une société, une civilisation – en vient à légaliser l’euthanasie, il perd à mes yeux tout droit au respect»[1]écrivait Michel Houellebecq en 2022 dans les colonnes du Figaro. Alors que les sénateurs s’apprêtent à valider la loi légalisant le suicide assisté et l’euthanasie, soutenue par l’exécutif et votée en mai 2025 à l’Assemblée nationale, un rappel des pires dérives observées à l’étranger s’impose en vue d’éclairer le public.
Le 10 mars 2024, Emmanuel Macron a annoncé un projet de loi pour une « aide à mourir« [2]. Il a été présenté en Conseil des ministres en avril 2024. La loi légalisant l’euthanasie et le suicide assisté a été votée, le 27 mai 2025, à l’Assemblée nationale – avec 305 voix pour, sur les 504 exprimées -« sans pour autant que ces mots jugés connotés négativement ne figurent dans le texte »[3]. Le Sénat s’exprimera très prochainement.
La plupart des Français pensent que l’aide à mourir est préférable lorsqu’en fin de vie, on veut éviter des souffrances inutiles. Mais peu d’entre eux savent quelles dérives funestes potentielles se cachent derrière sa légalisation. En témoignent les exemples ci-après qui ont défrayé la chronique dans les autres pays occidentaux[4], le bloc occidental, comme animé de pulsions suicidaires, étant le seul au monde à banaliser cette pratique.
La stratégie trompeuse du « pied dans la porte » : un élargissement du champ d’application de l’aide à mourir au fil des années
A l’étranger, les législateurs favorables à la dépénalisation de l’euthanasie et/ou du suicide assisté avaient promis des limites et un cadre strict à l’application de la loi. Force est de constater que la réalité y a souvent pris un tour tragique et sordide, surtout lorsque l’aide à mourir est proposée à des patients psychiatriques, à des indigents, à des personnes sans-abri, à des soldats blessés en opération et, comble de l’horreur, à des enfants! Car, comme le faisait remarquer l’essayiste Aurélien Marq en mai 2025, « l’expérience des pays qui ont déjà légalisé l’euthanasie est sans équivoque, et les promoteurs de l’euthanasie le revendiquent explicitement, comme Jean-Louis Touraine parlant de « pied dans la porte » et annonçant « revenir tous les ans » pour la suite du programme : les mineurs, les malades psychiatriques, les malades d’Alzheimer »[5]. C’est ainsi que ce système conçu pour s’appliquer à des cas relativement rares, a rapidement montré sa vocation à s’étendre sans limite.
Dans un rapport de la fondation Fondapol intitulé : « Les non-dits économiques et sociaux du débat sur la fin de vie » (janvier 2025), les chercheurs Pascale Favre et Yves-Marie Doublet, qui ont étudié les résultats de la décriminalisation de l’euthanasie dans plusieurs pays font remarquer que « le recours ultime, l’exception cèdent la place à la banalisation. La médecine devient une prestation de service. Ces mises en garde existent depuis longtemps ; elles se sont développées avec l’élargissement constant des pratiques, lequel apparaît comme une évolution inéluctable de la loi initiale »[6].
Pays-Bas et Belgique : la grande faucheuse ratisse large !
Aux Pays-Bas et en Belgique, du berceau à la maison de retraite, nourrissons, mineurs de tous âges, autistes, personnes âgées et personnes en bonne santé physique sont désormais concernés !
En 2001, les Pays-Bas ont été le premier pays à autoriser la pratique de l’euthanasie active. En 2004, l’aide à mourir a été élargie aux enfants de 12 ans et, depuis avril 2023, dans le sillage de la Belgique, elle a été étendue à tous les enfants et même aux bébés[7]. Précédemment, les mineurs de plus de 12 ans pouvaient demander l’euthanasie avec le consentement d’un tuteur requis jusqu’à 16 ans. Désormais, les bébés et les enfants de tous âges atteints de maladies incurables peuvent être euthanasiés, sur proposition d’un médecin avec tout de même le consentement des parents !
Face à un tel basculement, le professeur d’éthique de la santé Theo Boer, qui fut membre du comité néerlandais sur l’euthanasie et ancien défenseur de l’aide à mourir, s’alarme de l’expansion constante du système d’euthanasie et de ses critères d’éligibilité. Elle représente jusqu’à un décès sur six dans certaines régions du pays.
« L’euthanasie aux Pays-Bas est désormais accessible aux enfants, et même aux nourrissons, de tous âges, et il y a des tentatives continues de l’étendre à toute personne de plus de 74 ans qui considère sa vie comme « complète ». En mai 2023, une étude de l’université de Kingston a révélé qu’il y avait eu 39 cas d’euthanasie dans le pays pour des personnes ayant des déficiences intellectuelles, de l’autisme ou les deux. Nous avons également eu notre lot d’histoires controversées, y compris un cas bien connu en 2018 impliquant une femme atteinte de démence, euthanasiée apparemment contre sa volonté »[8], écrit-il désabusé.
Pour rappel, en 2019, la justice néerlandaise a acquitté une femme médecin accusée de ne pas s’être correctement assurée du consentement d’une patiente atteinte de la maladie d’Alzheimer. La patiente, qui avait changé d’avis, avait été sédatée à son insu, puis lorsqu’elle s’est débattue pour résister à l’injection létale, elle a dû été être maîtrisée avant d’être euthanasiée ! La juge a tranché : « Nous concluons que toutes les exigences de la législation sur l’euthanasie ont été satisfaites. Par conséquent, la suspecte est acquittée de toute charge ». « Nous pensons que, étant donné l’état de démence profonde de la patiente, la médecin n’avait pas besoin de vérifier son désir d’euthanasie »[9]…
A noter que les injections létales agissant plus ou moins rapidement en fonction du poison utilisé (parfois jusqu’à 24 heures !), les patients sont d’abord « sédatés »[10] ce qui entraîne leur paralysie.
En Belgique, « une dégénérescence maculaire liée à l’âge peut être un motif d’euthanasie, dans le cadre des polypathologies du vieillissement, dès lors qu’une souffrance est invoquée. Pourtant, ce n’est pas une maladie qui met en jeu le pronostic vital », souligne le rapport susmentionné de la Fondapol. Autre cas sordide : en 2022, une femme belge de 36 ans, qui souffrait d’un cancer en phase terminale, avait demandé l’aide à mourir, mais en raison de difficultés pratiques de dernière minute, elle a finalement été étouffée par l’équipe médicale avec un oreiller[11] !
Au Canada, 50 nuances d’horreur
Au Canada, l’euthanasie est proposée à des blessés de guerre dans la précarité et elle le sera probablement bientôt à des ados à l’insu de leurs parents ! En 2024, on enregistrait 16 600 décès, soit près de 5% de tous les décès dans le pays, avec un record de 6,6% au Québec.
L’euthanasie a été décriminalisée en 2014 au Québec, puis dans l’ensemble des provinces canadiennes en 2016. L’assistance médicale à mourir (AMM en français ou MAID en anglais, Medical Assistance In Dying) ne devait à l’origine ne concerner que les malades en phase terminale. Une décennie plus tard, un individu a été euthanasié à défaut de ne pas avoir trouvé un logement afin d’accommoder son handicap[12]. Avec la crise aiguë du logement, l’explosion du nombre de sans-abri et de toxicomanes dans les grandes villes du pays, la pression s’accroît de manière alarmante sur les personnes les plus vulnérables.
Dès 2022, la présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, Marie-Claude Landry,tirait la sonnette d’alarme en déclarant que « l’aide médicale à mourir ne peut être un substitut lorsque le Canada manque à remplir ses obligations en matière de droits de la personne. À une époque où nous reconnaissons le droit de mourir dans la dignité, nous devons faire davantage pour garantir le droit de vivre dans la dignité »[13].
En témoigne le scandale ACC-AMM (Anciens Combattants Canada – Aide médicale à mourir), révélé par Mark Meincke, vétéran des Forces armées canadiennes, grâce à son émission en ligne « Opération Tango Romeo » sur la guérison des traumatismes de guerre. Une vingtaine de soldats canadiens blessés en opération, notamment en Afghanistan, ou souffrant de stress post-traumatique, se sont ainsi vu proposer le suicide assisté par des fonctionnaires du ministère des Anciens combattants[14]. Oliver Thorne, du Veterans Transition Network, a d’ailleurs reconnu à cet égard : « Je crains que nous offrions aux gens un moyen de mettre fin à leurs jours, alors qu’il existe des traitements, mais ces traitements sont plus difficiles d’accès que la mort médicalement assistée »[15].
On notera l’exemple particulièrement révoltant de la caporale paralympienne canadienne Christine Gauthier qui, lors de son témoignage devant le Comité permanent des anciens combattants de la Chambre des communes, a révélé que le ministère lui avait proposé le suicide assisté en réponse à sa demande d’aide gouvernementale pour obtenir une rampe d’accès pour fauteuils roulants chez elle[16].
Plus épouvantable encore, l’élargissement prochain de l’aide à mourir aux adolescents canadiens « dont la mort naturelle est jugée raisonnablement prévisible » et ce, à l’insu de leurs parents. C’est exactement ce que recommande un rapport publié par en 2023 par un comité composé de députés et de sénateurs au niveau fédéral[17]. Les parents sont également mis à l’écart en ce qui concerne la transition de genre, tandis que le consentement parental est toujours obligatoire pour se faire tatouer ou même se faire percer les oreilles ! L’association Parents As First Educators (PAFE) est montée au créneau devant de telles absurdités. Elle redoute que, tôt au tard, le gouvernement fédéral n’autorise l’aide à mourir à tous les enfants, par exemple aux adolescents dépressifs sans que les parents ne soient mis au courant[18]. A noter tout de même que, dans la même optique malsaine, nos parlementaires français ont voté un délit d’entrave à l’accès à l’aide à mourir, puni de deux ans de prison et de 30 000 euros d’amende !
Le choix de donner la mort aux patients plutôt que de développer les soins palliatifs
Le docteur Marie-Josée Masanès, pneumologue, témoigne de ce qui se passe dans le huis clos des hôpitaux français[19] : « En 35 ans d’activité professionnelle orientée oncologie à l’hôpital, dont 12 ans pour mettre en place les soins palliatifs dans le service de pneumologie où je travaillais, j’ai pu constater que ce sont les familles qui demandent l’euthanasie, pas le patient ! C’est une demande de bien portant ! Le patient, lui, demande qu’on le considère comme une personne vivante, qu’on l’écoute et qu’on lui donne au moins un peu de confort. C’est la mission des soins palliatifs. Il est surréaliste de vouloir autoriser et développer l’euthanasie tant que notre pays ne se sera pas donné les moyens de mettre les soins palliatifs à la portée de tous les patients ».
« Lorsqu’il n’y a plus de possibilité de soulager, la loi Leonetti autorise le recours à la sédation transitoire (le temps de refaire un point sur l’état du patient) ou terminale [pour induire un sommeil profond]. Et la sédation n’est pas une euthanasie. Elle est réversible et peut permettre de passer un cap difficile. Or, ce temps qui est pris pour accompagner est bénéfique pour tout le monde : le patient qui reste un être vivant, la famille dont le travail de deuil sera préparé en amont et l’équipe soignante qui ne s’est pas engagée dans ce métier pour tuer ! »
Donner la mort pour renflouer les caisses de l’Etat ?
Avec la légalisation de l’euthanasie, « ce qui est présenté comme un choix pour « les plus forts » pourrait bien être une incitation pour « les plus faibles ». Ce sont ces données qu’il convient de rappeler à la veille d’une reprise du débat sur la légalisation de la mort provoquée », alertaient Pascale Favre et Yves-Marie Doublet en janvier 2025.A la clé: une économie évaluée à 1,4 milliard € par an[20]! Il se trouve que les complémentaires santé soutiennent la légalisation de la mort provoquée « avec en toile de fond un déficit considérable des finances publiques et de nos régimes sociaux et une dégradation de la note de la France sur les marchés »[21].
Au Canada, « au vu de l’inégalité d’accès aux soins palliatifs dans le système de santé, les inquiétudes sur son utilisation – et le profit qui pourrait en être dégagé – ne sont pas infondées : dans un rapport parlementaire, le pays revendique les gains nets que lui procure la mort administrée, soit 87 millions de dollars canadiens », écrit Paul Chambellant dans un article du Point intitulé « Loi sur la fin de vie : au Canada, le difficile encadrement des dérives »[22].
Dans un tel contexte, la vente d’organes, prélevés sur des personnes euthanasiées constitue le point d’orgue de la dérive marchande scandaleuse de l’aide à mourir. Le Canada se retrouve à la première place dans ce domaine[23]. Tout comme en France (on l’a vu lors de l’attentat de Nice, où des organes ont été prélevés sur des enfants sans le consentement de leurs familles pour les besoins de l’enquête), on note que toutes les personnes présentes dans le pays sont considérées comme consentantes pour le don d’organes et qu’il faut remplir un formulaire spécial pour refuser le don automatique d’organes.
En conclusion, la question cynique qui sous-tend en filigrane les déclarations prétendument humanistes sous prétexte d’allègement de la souffrance humaine, semble être la suivante : faut-il proposer l’aide mourir à toutes les personnes jugées « inutiles à la société » et considérées comme des fardeaux financiers pour la collectivité ?
Il est ainsi douloureux de constater que la notion de « vies indignes d’être vécues », qui fut autrefois le leitmotiv des eugénistes les plus virulents dans l’histoire de l’humanité, est en train de ressurgir de manière particulièrement sordide, dans des pays où l’euthanasie et le suicide assisté ont été légalisés. Dans le film dystopique Soleil vert (1973), les gens en arrivent à demander à se faire euthanasier tant ils sont englués dans des conditions de vie déplorables créées délibérément par une élite régnant sur des masses populaires misérables[24].
A ce stade, la réalité a presque dépassé la fiction. Les personnes de bonne foi qui croient sincèrement que la loi sur l’aide à mourir, qui doit encore être validée par le Sénat français incessamment sous peu, va permettre de « mourir dans la dignité », s’exposent à d’immenses désillusions.
[2] Selon Public Sénat : « L’aide à mourir consiste à autoriser et à accompagner une personne qui en a exprimé la demande à recourir à une substance létale », indique l’article 2. Le malade devra s’administrer lui-même le produit, c’est l’une des principales règles fixées par les députés, à partir d’un amendement du gouvernement. Seule dérogation possible : « Lorsque la personne n’est pas en mesure physiquement d’y procéder », elle pourra alors se faire administrer la substance par un médecin ou un infirmier. [https://www.publicsenat.fr/actualites/parlementaire/aide-a-mourir-ce-que-contiennent-les-deux-textes-sur-la-fin-de-vie-bientot-examines-au-senat]
[4] Belgique (2002), Luxembourg (2009), Pays-Bas (2002), Espagne (2020), Portugal (2021), mais aussi Canada (2026), Etats-Unis (certains Etats : Oregon, Washington, Montana, Vermont et Californie), Colombie (1997), Australie (2024) et Nouvelle-Zélande (2021). En Suisse, l’euthanasie active reste interdite, mais le suicide assisté est autorisé. [https://www.touteleurope.eu/societe/l-euthanasie-en-europe/]
Si les Français retournaient aux urnes demain, la droite française partirait encore en ordre dispersé. Pourquoi l’union des droites est-elle ce terrifiant serpent de mer toujours planqué au fond de l’océan quand on aurait besoin de lui?
On parle beaucoup d’union des droites ces jours-ci. En réalité, surtout à gauche. L’union des droites, c’est le serpent de mer qui ressurgit régulièrement du bourbier politique. Ou plutôt le monstre du Loch Ness, le vampire face auquel on agite croix et gousses d’ail… Dirigeants et éditocrates de gauche font chorus dans la déploration et l’indignation à la perspective d’une alliance RN–droite classique.
Horizon brun
Thomas Legrand sonne le tocsin dans Libération. Il parle du toboggan fatal de l’union des droites : « Les mots autoritaires, les postures identitaires, l’abandon de son substrat libéral par la droite dite “classique”, de “gouvernement” ou “républicaine”, indiquent que nous nous dirigeons collectivement vers cet horizon brun. » Brrr. Rien que ça. Le nazisme à nos portes. Dans Le Monde, un politologue obscur, observant que dans la législative du Tarn, Bruno Retailleau appelle implicitement à préférer le ciottiste au socialiste, ose écrire que « Les Républicains demeurent la figure de proue d’un mouvement général de consentement à l’extrême droite ». Les élus Nupes font tous les outragés. Ils ont avalé la soumission aux Insoumis — et recommenceront pour sauver leur siège ou leur ville, je vous fiche mon billet —, mais la gauche, ça ose tout.
Cette alliance RN/LR se concrétisera-t-elle en cas d’élection ?
Malheureusement non. L’appel lancé par Sarah Knafo, très relayé sur les réseaux sociaux, a été balayé par les deux partis concernés. Il y a aussi eu un vague ballon d’essai de la part de Jordan Bardella et de quelques voix LR isolées (Henri Guaino, Sophie Primas et Roger Karoutchi). Mais ces deux derniers, vite tancés par leur parti, ont dû reculer. Et dans le Tarn, Bruno Retailleau refuse de dire clairement : Votez RN. Comme si le mot était radioactif. Le chantage, l’intimidation morale et le « cordon sanitaire » fonctionnent toujours. La gauche cause avec LFI, mais la droite est interdite d’alliance ou de la moindre discussion avec le RN. Ce qui la condamne finalement à l’opposition ou à la macronisation. Or, pour nombre d’électeurs, ce rapprochement serait logique. Le RN d’aujourd’hui ne coche plus aucune des cases de l’extrême droite (antiparlementarisme, antisémitisme et pression de la rue : ça vous rappelle qui, en réalité, franchement ?). Le RN occupe désormais l’espace idéologique du feu RPR. Bien sûr, il existe des différences programmatiques entre le RN et LR, notamment économiques. Mais soit vous gagnez seul, soit vous devez composer avec d’autres forces. C’est donc une question de priorité. Or, il me semble qu’il y a urgence sur les fronts régalien, identitaire et migratoire. L’Insee nous apprenait hier que 9 % des habitants en France sont des étrangers, dont une proportion croissante vient d’Afrique[1]. On peut tout à fait aimer l’Afrique et les Africains et redouter malgré tout ce changement culturel. En 2007, Nicolas Sarkozy avait siphonné les voix du Front national. Si les LR persistent à se regarder dans le miroir que leur tendent la gauche et les médias, et si le RN persiste à jouer l’isolationnisme, j’ai bien peur que tous ces élus ne méritent finalement un Premier ministre de gauche.
Cette chronique a été diffusée sur Sud Radio
Retrouvez Elisabeth Lévy au micro de Patrick Roger dans la matinale