Accueil Culture ‌Une espèce en voie de disparition: la langue française

‌Une espèce en voie de disparition: la langue française

Pierre Hartmann publie "Dérives, divagations, et dévoiements" (L'Artilleur, 2025)


‌Une espèce en voie de disparition: la langue française
DR.

Langue française: après avoir fustigé la culture «bourgeoise», nous nous complaisons dans l’inculture totale


 « L’homme injuste est celui qui fait des contre-sens. » Victor Hugo, Les Contemplations, III, 8


Pierre Hartmann, professeur émérite à l’Université de Strasbourg, publie un ouvrage en 3D: Dérives, divagations, et dévoiements avec pour sous-titre: Comment les idéologies défont la langue et la culture. Truffé d’exemples où le comique le dispute à l’aberrant – et dans des médias de référence, s’il vous plaît – ce livre n’est pas qu’une compilation des mésusages de notre langue mais aussi et surtout une réflexion sur ce que de tels mésusages signifient, ainsi qu’un historique de leur provenance.

Pour commencer, la culture

De la paideia grecque à la bildung allemande en passant par « l’honnête homme » des Lumières, la culture, empruntant à son origine agreste, a toujours signifié le fait de cultiver son esprit, de ne pas laisser, tel un champ, celui-ci en friche. Son antonyme n’était pas par hasard la « négligence ». L’effort était de mise, en vue d’un idéal esthétique, éthique et politique aussi. Les socialistes d’antan le savaient qui désiraient ardemment que les ouvriers puissent accéder à la culture afin de pouvoir devenir des citoyens à part entière. Lorsque l’ethnologie vit le jour, on crut bon de rabattre la culture sur les mœurs et coutumes de tout un chacun, entre lesquelles il n’était plus permis de juger sous peine d’être taxé d’ethnocentrisme. Bourdieu porta le coup décisif à la culture dite bourgeoise confondue avec la grande culture (que jamais Marx n’attaqua, s’en tenant à la lutte des classes) réduite à un signe distinctif et à une promotion sociale. Puis, elle fut définitivement clouée au pilori puisque charriant avec elle colonialisme, esclavage, patriarcat etc., et ce, en dehors de toute contextualisation bien sûr, de tout tri, de tout discernement.

On jeta le bébé avec l’eau du bain et ce qui était effort, tension pour réaliser son humanité (la culture s’appelait du reste « les Humanités ») devint parfaitement malfaisant et condamnable. Ce à quoi Pierre Hartmann répond que cette soi-disant culture bourgeoise, mal comprise par des contempteurs dont la spécialité est d’avoir toujours un métro de retard, a, de surcroît, fait son temps. À sa place : « la tranquille inculture des nouveaux maîtres du monde ». Et de citer : « Mark Zuckerberg, Elon Musk ou Pavel Dourov ne sont pas des « héritiers » mais des parvenus. » Et d’en tirer, quant aux sabirs multiples qui sévissent et aux actes qui les accompagnent la terrible conséquence : « On finit par associer à la culture des agissements qui relèvent inversement de cette barbarie originelle au retour de laquelle elle devait, dans son acception première, faire résolument barrage. »

La négligence donc, et ses influences multiples

« Notre langue a été altérée dans tous les domaines et à tous les niveaux : l’intonation, la prononciation, le rythme, la prosodie, le lexique, la grammaire et la syntaxe », et ce, toutes classes confondues. Nos oreilles sont soumises à un « mélange contradictoire de diction saccadée et de prononciation « chewingommeuse » »Il faut croire que seule une excessive vitesse peut porter une langue devenue liquide, désossée, inarticulée au possible, à l’image du type qui court dans le vide. A ce phénomène concourent des sabirs techniques incompréhensibles pour le commun des mortels, l’omniprésence du langage commercial et publicitaire, le globish, et la floraison de sigles comme autant de marques de fabrique de minorités militantes ; détruisant ainsi et en profondeur l’expérience sensible de chacun. Enfin, la profusion de néologismes et, plus grave encore, le détournement du sens des mots, manipulent le réel à volonté et nous promettent un totalitarisme nouveau.

Dans la liste très fournie qu’en donne l’auteur, je prendrai trois exemples :

L’assignation

Ce terme, d’origine juridique, suppose une volonté extérieure qui contraint un sujet à quelque chose qui ne lui était pas naturel. Ainsi, un tribunal peut assigner à résidence une personne afin qu’elle ne quitte pas sa maison. Le terme signifie clairement « contrainte ». Il est donc parfaitement aberrant de parler « d’assignation de genre » lorsqu’un enfant naît et qu’on l’identifie comme garçon ou fille.

La sage-femme ne contraint nullement le mouflet à être d’un sexe ou d’un autre ; elle constate un fait objectif. Transformer l’acte de constater une réalité qui existe en dehors de vous et de votre volonté en un geste volontaire et contraignant ne serait qu’une absurdité si on ne devinait derrière cette aberration linguistique une volonté farouche de modeler le réel à sa guise et d’en être le seul dépositaire parfaitement solipsiste. Toujours est-il qu’il ne peut y avoir ré-assignation puisqu’il n’y a pas eu assignation…

A lire aussi, Michèle Tribalat: Adam Szetela: Quand la sensiblerie étouffe la littérature

Le suffixe -phobe…

…fait florès depuis le début du XXIème siècle. Ce terme, d’origine psychiatrique, signifie crainte, peur, angoisse et absolument pas haine. Les personnes en proie à la claustrophobie ne haïssent pas l’ascenseur dans lequel elles souffrent de tachycardie, de sueurs froides, de vertiges, de crises d’angoisse majeures, elles voudraient juste sortir d’un endroit clos et trop étroit pour elles ! Rabattre  le sens premier de la phobie sur une haine présumée est un détournement linguistique à vue idéologique. Avec plus de 300 morts au nom de l’islam, le quidam peut éprouver légitimement une crainte, le contraire serait même étonnant ! Et la haine n’a rien à voir là-dedans. Et Pierre Hartmann d’affirmer : « Les musulmans de France n’ont jamais été pris à partie collectivement ; ils vivent en sûreté bien mieux que leurs concitoyens juifs. (…) Là est le fait majeur, le reste n’est que bavardage. »

Le droit d’asile

« Au plan logico-sémantique, on perçoit immédiatement l’inconsistance d’un tel « droit » : l’asile appartient à la sphère des devoirs ou des obligations morales ; il peut être accordé comme une grâce ou une faveur, il ne peut être légitimement revendiqué comme un droit. (…) Pour peu que les mots aient un sens, exiger d’être accueilli est une contradiction dans les termes. » Par ailleurs, se référant aux Suppliantes d’Eschyle qui narre l’histoire de femmes demandant l’asile, l’auteur rappelle la phrase du roi sollicité : « Je ne veux pas que la cité me reproche un jour d’avoir causé sa perte pour avoir fait bon accueil à ces étrangères. » Principe élémentaire d’une prudence qui était considérée comme une vertu cardinale chez les Anciens.

Toute la terminologie wokiste et gauchisante est ainsi passée au crible ; toutes les divagations, dérives et dévoiements révélés sont autant d’occasions d’une réflexion historique et philosophique qui mène aussi bien à l’analyse de l’œuvre d’Annie Ernaux, qu’à celle du René Girard de Mensonge romantique et vérité romanesque et même à l’interprétation que fit Peter Sloterdijk de notre hymne national ! Enfin, pour finir Pierre Hartmann nous offre un florilège de propos incorrects et malsonnants qui clôt cet ouvrage passionnant, profond et drôle dont j’extrais un passage :

«  Je m’interroge sur comment faire pour apporter un peu de beauté au monde ». À cette phrase entendue à la radio, l’auteur répond : «  Peut-être en commençant par ne pas enlaidir la langue »…

DERIVES, DIVAGATIONS ET DÉVOIEMENTS. Comment les idéologies défont la langue et la culture, Pierre Hartmann, éditions l’Artilleur, 2025. 400 pages




Article précédent Louis Sarkozy: De Washington à Menton
Article suivant Edouard et sa philippique
Professeur de lettres modernes à la retraite, ayant enseigné dans le 93.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération