Les Anglais ont massivement dit non à l’immigration incontrôlée en manifestant dans les rues de Londres mi-septembre. La crise migratoire s’ajoute aux crises politiques à répétition qui alimentent une grogne générale. Pour rappeler au gouvernement qui doit avoir la priorité, le peuple a sorti les drapeaux.
Vue du ciel à travers la caméra d’un drone, la foule offrait l’aspect d’une comète dont la tête se trouvait à Whitehall, le quartier gouvernemental de Londres, tandis que la queue s’étendait sur le pont de Westminster pour se prolonger vers l’est de la ville, loin au-delà de la gare de Waterloo. Samedi 13 septembre, une manifestation a rassemblé, selon l’estimation finale de la police, au moins 150 000 citoyens qui répondaient à l’appel de l’activiste Tommy Robinson.

C’était un coup de maître pour ce dernier, considéré jusqu’ici comme un extrémiste islamophobe n’hésitant pas à avoir recours à l’intimidation physique. Soucieux de se dédiaboliser, l’homme politique dont les positions sont les plus proches des siennes, Nigel Farage, a répudié tout lien avec lui en décembre 2024. Mais cette fois, ce personnage à la réputation sulfureuse a parfaitement su lire dans l’esprit d’une grande partie du public britannique au sein duquel, tout au long de l’été, un désir de révolte s’est défoulé en protestations locales spontanées. Comme toujours, médias et politiques se sont empressés de délégitimer l’événement en le qualifiant de « raciste », mais sans succès. Il n’y avait pas 150 000 skinheads tatoués de croix gammées dans les rues de Londres, mais très majoritairement des citoyens ordinaires, de différents âges, classes et groupes ethniques. Il y a eu quelques actes de violence, mais infiniment moins qu’au carnaval de Notting Hill, grande célébration annuelle du vivre-ensemble diversitaire. L’atmosphère était bon enfant, presque folklorique, les participants munis de drapeaux ou habillés des couleurs nationales comme pour fêter le couronnement d’un monarque. Même l’étiquette « anti-immigration » est inadaptée ici, car si les manifestants s’opposaient à l’immigration, la majorité n’était pas motivée par une doctrine politique mais par leur vécu au quotidien. Cela, Robinson l’a compris. Aussi a-t-il intitulé son rassemblement « Unite the Kingdom » (« Unir le royaume »), privilégiant l’idée de patriotisme sur celle d’exclusion. Et il a placé l’événement sous le signe de la liberté d’expression, comme pour lever enfin le tabou sur toute discussion de l’immigration incontrôlée. Si Robinson a touché une corde sensible, c’est que le mécontentement général outre-Manche a atteint un point de bascule.
Des hôtels très particuliers
« Keir Starmer est un enfoiré ! » Voilà le slogan scandé le plus souvent par la partie la plus vocale de la foule. Car la manifestation visait aussi le gouvernement travailliste. Sur le plan économique, la situation du Royaume-Uni ne vaut guère mieux que celle de la France. Starmer a le choix entre la ruine financière ou une augmentation des impôts contraire à sa promesse électorale. Certes, le gouvernement dispose d’une majorité au Parlement, mais une série de démissions forcées a sapé sa légitimité : la ministre des Transports, pour fraude ; la ministre chargée de la lutte contre la corruption, pour ses liens avec sa tante, une ancienne dirigeante bangladaise accusée de corruption ; la ministre des sans-abri, pour avoir expulsé ses propres locataires ; et enfin la Vice-Première ministre, chargée de la construction de logements, pour avoir sous-payé les impôts sur l’achat d’une résidence secondaire. Enfin, la réputation personnelle de Starmer a été entachée par le renvoi forcé de celui qu’il avait nommé comme ambassadeur à Washington, l’ex-ministre Peter Mandelson, après la révélation des liens entre ce dernier et le pédophile Jeffrey Epstein.
Ces scandales ont affaibli les prétentions morales de la gauche et exacerbé les tensions autour de la crise du logement qui sévit outre-Manche. Par une réaction en chaîne, la colère publique face à cette crise est attisée à son tour par la manière dont l’État accueille les demandeurs d’asile. En effet, plus que les autres pays européens, le Royaume-Uni exploite les hôtels pour loger ces derniers, dont un tiers y sont hébergés pour un coût six fois plus élevé que dans un centre de rétention. La facture est de 6,6 millions d’euros par jour, et le coût global pour la décennie 2019-2029, estimé initialement à 5,2 milliards, se chiffre désormais à 17,6 milliards. Au cours de l’année se terminant le 30 juin 2025, on a enregistré un nombre record de 111 000 nouveaux demandeurs, deux fois plus qu’en 2021. Malgré l’engagement pris par Starmer de briser les réseaux de passeurs, 55 000 migrants – encore un record – ont traversé la Manche depuis qu’il est au pouvoir. Conscient de l’enjeu électoral, le Premier ministre multiplie les mesures dans une tentative désespérée pour résoudre le problème. En vain. Son projet d’échange de migrants avec la France n’impressionne personne, surtout pas les migrants. Il annonce vouloir réformer la Convention européenne des droits de l’homme, mais rencontrera l’opposition de ses propres élus. Il a promis de fermer les hôtels de migrants et proclame que le nombre a été réduit de 400 à 200, mais la plupart de ces fermetures avaient eu lieu sous le précédent gouvernement conservateur. Les Britanniques sont désespérés par l’incapacité de leur État à sécuriser les frontières et sa générosité voyante envers ceux qui font fi de ces mêmes frontières. C’est dans ce contexte que, au mois de juillet, les hôtels de migrants sont devenus les sites d’une contestation populaire déterminée.
La jacquerie estivale
Les émeutes de l’été 2024, déclenchées par l’assassinat de trois petites filles, commis par un jeune issu de l’immigration rwandaise, ont constitué un faux départ pour la révolte populaire. Elles étaient trop violentes et trop facilement infiltrées par des voyous désireux d’en découdre avec la police. Cet été, en revanche, l’insatisfaction générale s’est fait sentir de manière plus mesurée, plus continue, plus crédible. Tout commence le 13 juillet dans la ville d’Epping, au nord-est de Londres. Quand un migrant éthiopien est arrêté pour trois actes d’agression sexuelle, dont un sur une mineure, huit jours après qu’il a débarqué d’un canot pneumatique, des résidents locaux organisent une protestation devant son hôtel. Au cours des semaines suivantes, le lieu devient le théâtre de manifestations de plus en plus grandes – jusqu’à 2 000 personnes –, imitées dans d’autres villes sur tout le territoire anglais. Bien que des groupuscules de la droite radicale essaient d’en prendre la direction, les actions sont menées par des citoyens ordinaires avec une mixité sociale qui préfigure celle des manifestants du 13 septembre. Ce sont surtout les femmes qui prennent l’initiative dans ces rassemblements, car elles craignent pour leur propre sécurité et celle de leurs filles dans les quartiers autour de ces hôtels qui hébergent très majoritairement des hommes inconnus, plutôt jeunes. Le mouvement reçoit une nouvelle impulsion le 22 juillet, quand dans la ville de Nuneaton, dans le centre de l’Angleterre, deux migrants afghans sont accusés du viol d’une fille de 12 ans. Les vaines tentatives de la police pour taire l’identité des agresseurs rappellent l’omerta qui a permis aux grooming gangs de sévir pendant longtemps dans d’autres villes.
Le 19 août, la municipalité d’Epping obtient d’un tribunal une injonction qui interdit au ministère de l’Intérieur de continuer à utiliser l’hôtel pour loger des migrants. Alors que d’autres municipalités se préparent à exploiter ce précédent, le ministère obtient la suspension de l’injonction dans l’attente d’un appel auprès de la Haute Cour de Londres. Ainsi, se dessine dans les esprits une bataille entre des communautés locales et un gouvernement indifférent à leurs souffrances. Cette bataille trouve un symbole : le drapeau. Ou plutôt les drapeaux, celui de l’Angleterre – la croix rouge sur fond blanc de saint Georges – et le drapeau du Royaume-Uni qui superpose cette croix à celles de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Pendant tout le mois de juillet, les Anglais pavoisent les rues de leur drapeau en soutien à leur équipe de foot féminin, les « Lionnes », qui participe au Championnat d’Europe. Après le tournoi, les résidents de certains quartiers de Birmingham, loin d’enlever les drapeaux, les multiplient en les suspendant aux lampadaires. Ce mouvement spontané trouve des émules dans d’autres villes, avant d’enfanter des actions coordonnées sous le nom d’« Opération levée des couleurs ». Certaines municipalités enlèvent ces bannières au nom de la sécurité routière ; d’autres les laissent en place. Des militants antiracistes dénoncent un complot d’extrême droite, mais les principaux partis politiques, et jusqu’à Starmer lui-même, essaient de surfer sur cette vague de patriotisme en lui donnant leur bénédiction. C’est la raison pour laquelle Robinson encourage la présence de drapeaux – de tous les drapeaux britanniques, y compris le gallois (qui n’est pas intégré au drapeau de l’Union) et même celui de la République irlandaise – dans les cortèges du 13 septembre. La plupart des Britanniques sont fatigués de voir des drapeaux palestiniens ou LGBT dans les rues à la place de leurs couleurs. Ces derniers sont-ils donc devenus les symboles, non des divisions identitaires, mais d’une unité nationale retrouvée ? Quoi qu’il en soit, Robinson a su canaliser et la révolte contre les hôtels et l’« effet drapeau » qui ont marqué la période estivale.
Le lion anglais rugit
Il exploite aussi un autre thème qui préoccupe les esprits outre-Manche : la liberté d’expression. Les médias français ont parlé du cas de Lucy Connelly, une mère de 42 ans condamnée à trente et un mois de prison ferme pour un post incendiaire sur X juste après la tuerie de Southport. Cette peine pour le moins sévère en a fait une icône de la droite et, après sa libération anticipée en août, elle a donné de nombreuses interviews avant de faire une grande entrée en scène, le 6 septembre, à la conférence du parti de Farage, Reform UK. Mais son cas est très loin d’être isolé. À peine deux semaines avant la grande marche londonienne, le scénariste irlandais Graham Linehan, archicélèbre outre-Manche pour une série comique sur des prêtres catholiques, Father Ted, et critique notoire de l’idéologie transgenre, a été arrêté à l’aéroport de Londres par cinq policiers armés pour deux posts sur X. Or, la question de la liberté d’expression est un vecteur de l’influence de la droite américaine. Les hommes MAGA ont un tropisme britannique. Trump était en Écosse, la terre de sa mère, en juillet, et il est venu à Londres en septembre pour une visite d’État en grande pompe. En août, J. D. Vance a passé des vacances en Angleterre, où il a rencontré politiques et influenceurs de droite. Elon Musk, dont la grand-mère venait de Liverpool, a participé de manière virtuelle à l’événement de Robinson. Charlie Kirk suivait la même voie. Son organisation – Turning Point USA, présente dans plus de 3 000 écoles et universités outre-Atlantique – a fondé une branche britannique, Turning Point UK, en 2018. En mai cette année, Kirk est venu débattre avec les étudiants wokistes d’Oxford et de Cambridge. La revue conservatrice The Spectator a publié un texte où il prédit une « révolution » au Royaume-Uni. Son assassinat le 10 septembre, trois jours avant la grande manifestation du 13, a, par une coïncidence stupéfiante, offert un martyr à la cause. Le 12, une veillée en sa mémoire à Whitehall a attiré 500 personnes. Le lendemain, les portraits de Kirk étaient très visibles parmi les drapeaux brandis par les cortèges. Sa mort, qui a fait de ce passionné du débat un martyr de la liberté d’expression, a touché un nerf au Royaume-Uni autant qu’aux États-Unis.
Sur scène, le 13, Robinson a parlé lui aussi d’« une révolution », mais laquelle ? Cet homme a fait preuve d’un manque de jugement dans le passé, s’acharnant inutilement à calomnier un jeune réfugié syrien qu’il accusait de violence antiblanche. Il est devenu pour l’instant maître du jeu, mais il n’a pas de parti politique et ne donne son soutien à aucun parti orthodoxe, même pas celui de Farage, en tête dans les sondages. Essayera-t-il de récupérer l’énergie de la fronde estivale pour la droite radicale ou se rapprochera-t-il de l’orthodoxie politique ? En attendant, l’essentiel est ailleurs : désormais, outre-Manche, parler de l’immigration n’est plus tabou. Un patriote français a commenté sur X une image aérienne de la foule londonienne : « Quand est-ce qu’on fait ça ici, en France ? »





