
Qui se souvient encore de Hamlet-Machine, cette brève pièce du dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995), montée à l’époque en France de façon audacieuse par le regretté duo Jourdheuil & Peyret… Alors, Un Hamlet-Machine d’un nouveau style en 2025, sous les auspices de Kirill Serebrennikov ? On est déjà depuis deux heures en compagnie de Hamlet, ou plutôt de ses spectres, lorsqu’après l’entracte le rideau se lève une nouvelle fois sur ce même salon lambrissé, d’un blanc éteint, au plafond éventré, aux hautes croisées ouvertes dont les vitres salies laissent filtrer une lumière pâlie. Au fond, une cheminée de marbre, son trumeau découvrant bientôt un miroir écaillé, un piano à queue dans un coin, et puis quelques mauvaises chaises, plus tard, en désordre…
Voilà que le grand lustre central est descendu à terre. La seconde partie s’ouvre sur la virtuose chorégraphie d’un danseur encapuchonné de noir (le Tchèque Kristian Mensa), lequel dénude sa sublime, éphébique académie, sur fond de musique percussive : sixième des dix tableaux composant cet Hamlet/Fantômes, nouvelle création très attendue du cinéaste, auteur et metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, désormais exilé à Berlin comme chacun sait, et dont le dernier film, La disparition de Josef Mengele, sort en France dans une quinzaine de jours. Les amateurs de lyrique connaissent évidemment fort bien Serebrennikov (cf. son Lohengrin, il y a deux ans à l’Opéra-Bastille), tout comme les férus de théâtre (cf. Le Moine noir, de Tchekhov, monté à Avignon en 2022).
Pour l’heure, l’ambition de cet Hamlet/fantôme n’est pas d’ajouter une pierre supplémentaire aux innombrables mises en scène qui, dans toutes les traductions possibles, raniment partout dans le monde, depuis des siècles, le chef d’œuvre shakespearien d’entre les chefs d’œuvre. Mais de projeter sur nous l’ombre portée d’Hamlet dans ses représentations imaginaires, en tant que mythe essentiel de la culture occidentale. Ce à travers un spectacle « total », polyglotte (les acteurs et chanteurs s’expriment tour à tour en français, en russe, en anglais), associant création musicale (composition de Blaise Ubaldini, solistes de L’Ensemble intercontemporain dans la fosse, chœur Ensemble La Marquise), chant et paroles (le texte est de Serebrennikov lui-même).
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Au prisme du prince danois est envisagée tour à tour la relation au Père, à l’Amour, à la Peur, à la Violence… Fantôme drainant les figures de son propre fantôme, de la Reine, de la Mort, et de toutes les « Hamlets » (sic) possibles, jusqu’à celle du Silence où il disparaît – ultime tableau, de toute beauté, comme le pianissimo d’une symphonie : il s’achève ici sur un sonnet de Shakespeare, chanté par Odin Lund Biron (l’acteur américain, on s’en souvient, assumait le rôle du compositeur, en 2022 dans le film de Serebrennikov La femme de Tchaïkovki).
Soit donc une multitude de situations qui, dans une explosion de bruit et de fureur, convoquent non seulement les personnages de la pièce, mais aussi les incarnations de la quête « hamlétienne » telle qu’elle a pu circuler d’ Antonin Artaud à Sarah Bernhardt, en passant par Dimitri Chostakovitch (campé par Filipp Avdeev) ou dans la vision d’un metteur en scène comme le Polonais Jerzy Grotowski (1933-1999).

Foisonnante, déconcertante parfois dans ses excès de grandiloquence, et dans la crudité, la trivialité (concertée !), voire les truismes (concertés, eux ?) du livret, cette geste ambitieuse (dont le narrateur, Hamlet enfant crucifié par le doute, prend les traits de l’extraordinaire acteur qu’est August Diehl) paraît quelque peu intimidante, il faut le reconnaître, jusqu’au soulagement bienvenu de la demi-heure d’entracte. Mais c’est précisément dans sa seconde partie – moitié plus courte – que le spectacle prend son essor, et s’allège pour ainsi dire, porté par la stupéfiante beauté plastique des cinq derniers tableaux. En particulier le septième, où la comédienne Judith Chemla, rousse Ophélie telle qu’immortalisée par l’unijambiste Sarah Bernhardt (comme le souligne, projeté en font de scène, un incunable cinématographique), revêt alternativement une silhouette mâle et femelle, jouant sur le simple profil des perruques et des costumes. Dans le huitième tableau, le glabre slave blond aux prunelles d’azur Nikita Kukushkin, complice de longue date de Serebrennikov, livre une performance physique éblouissante. Titré « Hamlet et les Hamlets » et curieusement annoncé dans le programme « avec la collaboration de ChatGPT », l’avant dernier tableau fixe une étonnante chorégraphie de mobiles, tenus en main par la troupe réunie, dans un ensemble parfait et sous un éclairage hallucinant. Autant dire que la machine fonctionne.
À noter que le public, au soir de la première, n’était pas du tout celui qu’on voit traditionnellement à l’opéra. Beaucoup plus jeune, et plutôt « faune branchée » que « tribu bourgeoise ». Est-ce ou n’est-ce pas un signe ? Telle est la question.
Hamlet/Fantômes, d’après William Shakespeare. Mise en scène, texte, scénographie, costumes : Kirill Serebrennikov. Durée : 3h Théâtre du Châtelet, Paris. Jusqu’au 19 octobre.
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