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Le Roi et la Gen Z: le Maroc en pleine mise à jour

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Le Maroc face à la Génération Z: Mohammed VI engage un dialogue avec la jeunesse autour du développement économique et de la justice sociale


La meilleure preuve que le Maroc partage bien des traits avec ses voisins européens réside sans doute dans l’émergence de sa « Génération Z », un mouvement social qui rappelle, par certains aspects, celui des gilets jaunes, mais avec une dimension générationnelle plus marquée. Ce phénomène traduit avant tout un malaise profond, celui d’une jeunesse mondialisée, consciente de vivre dans une époque pleine d’incertitudes. Et pourtant, paradoxalement, le royaume chérifien connaît aujourd’hui une phase de croissance économique soutenue et un développement visible dans plusieurs secteurs.

Génération frustrée

Cette contradiction entre vitalité économique et inquiétude sociale illustre une fracture de plus en plus perceptible : celle qui oppose les indicateurs de prospérité aux réalités vécues par la jeunesse. Les jeunes Marocains, massivement connectés, utilisent les réseaux sociaux non seulement pour échanger mais aussi pour exprimer leur frustration face à des perspectives professionnelles jugées insuffisantes. Les plateformes numériques deviennent alors à la fois un exutoire, un espace d’organisation et un outil de mobilisation.

Cependant, ces mouvements en ligne, bien qu’énergiques, souffrent souvent d’un manque de structuration. L’absence de leadership clair empêche la formulation de revendications précises et rend difficile toute négociation concrète. Ce mode d’action horizontal, s’il favorise la spontanéité, laisse aussi la porte ouverte aux récupérations politiques ou à des débordements susceptibles d’altérer leur message initial.

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Les préoccupations exprimées par cette génération marocaine ne se limitent pas au cadre national. Elles résonnent avec celles des jeunesses du monde entier : peur du déclassement, angoisse écologique, sentiment d’instabilité globale. L’emploi, l’éducation et la mobilité sociale demeurent au cœur des attentes, tandis que plane une question centrale : comment trouver sa place dans un monde en mutation permanente, où la réussite ne semble plus garantie par l’effort seul ? C’est à cette question que s’emploie à répondre Mohamed VI. Les premières réponses ont été esquissées dans un discours adressé par le monarque au Parlement marocain, intervenant une semaine après que les manifestants ont proposé un cahier de doléances lui demandant la démission du gouvernement.

La figure du roi n’est pas contestée au Maroc par le mouvement, contrairement à la classe politique qui subit les foudres populaires depuis quelques jours. Génération Z n’est d’ailleurs peut-être pas un mouvement uniquement spontané, des élections législatives se tenant dans un peu moins d’un an, suscitant les convoitises de certains mouvements d’opposition… Toute ressemblance avec la France ne serait pas fortuite. Mais de l’autre côté de la Méditerranée, la figure centrale de l’exécutif est bien plus écoutée que la nôtre. Les récentes manifestations menées par de jeunes Marocains ont mis en évidence un malaise que partagent bien des sociétés : l’incertitude face à l’avenir, la crainte du déclassement et le sentiment d’injustice sociale. Cette génération, très présente sur les réseaux sociaux, exprime moins une révolte qu’un appel à l’écoute et à la reconnaissance. C’est dans ce contexte que le discours royal du 10 octobre prend tout son sens.

Justice sociale et croissance : les orientations du Roi

À la différence des mouvements de 2011, le moment actuel ne traduit pas une rupture politique, mais une tension sociale à laquelle le souverain a choisi de répondre par des orientations concrètes. Le Roi Mohammed VI a rappelé que la vitalité économique du pays ne saurait suffire si elle ne se traduit pas par une amélioration réelle du quotidien. Il a ainsi placé au cœur de son discours la justice sociale et l’équilibre territorial, deux thèmes désormais indissociables de la politique nationale.

Le message est clair : les institutions doivent passer d’une logique de promesse à une logique de résultat. Le Roi a invité le gouvernement, le Parlement et les élus locaux à agir de manière coordonnée, afin que les politiques publiques produisent des effets mesurables sur le terrain. Cette exigence de responsabilité partagée marque une évolution dans la manière d’envisager l’action publique.

Le souverain a également insisté sur la nécessité d’une meilleure attention portée aux territoires oubliés. Les zones montagneuses, les oasis et les régions rurales doivent bénéficier de programmes spécifiques, capables de créer de l’emploi, d’améliorer les services essentiels et de valoriser les ressources locales. Ce rééquilibrage territorial vise à corriger les écarts qui persistent entre les grands centres urbains et les marges du pays.

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Par ailleurs, le Roi a encouragé la poursuite du développement du littoral, non pas comme une course à la modernisation, mais comme un chantier structurant conciliant activité économique et protection des ressources. Dans la même logique, le renforcement des centres ruraux émergents devrait permettre de rapprocher les citoyens des services publics et d’offrir de nouvelles perspectives à ceux qui vivent loin des grandes villes.

Mohammed VI a par ailleurs lancé un très symbolique appel solennel au Parlement et au gouvernement, les invitant à travailler avec sérieux et à défendre les intérêts concrets des citoyens. La responsabilité du suivi des affaires publiques leur incombe pleinement, tout comme l’impératif d’atteindre les objectifs sociaux auxquels la population aspire. Le souverain a souligné la nécessité d’accélérer le rythme du développement et d’optimiser l’action de l’État, en veillant à éradiquer toute pratique susceptible de dilapider efforts, temps et ressources. Chacun, depuis sa position, est appelé à contribuer à ce renouvellement : faire évoluer les mentalités, renforcer le développement local et promouvoir l’emploi et la santé. Il a, au fond, exigé des résultats.

En filigrane, ce discours apparaît comme une réponse posée aux attentes d’une jeunesse parfois désenchantée, mais toujours attentive à l’évolution du pays. Plutôt que d’adopter une posture défensive, le pouvoir choisit d’écouter et d’ajuster. Il s’agit moins de rompre que de corriger, moins de promettre que de tenir. C’est peut-être là la marque la plus nette d’un Maroc qui cherche à concilier stabilité politique et sens du progrès.

La boîte à souvenirs (1)

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Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Pascal Lainé DR.

J’adore lire. Ma Sauvageonne aussi. Lorsque je l’entraîne dans les salons du livre où je signe mes ouvrages, elle ne s’ennuie jamais ; elle passe un temps considérable à baguenauder dans les allées, s’arrête à chaque stand, à chaque auteur, ouvre les opus, découvre, papote avec les auteurs. Un vrai bonheur. Le souci, c’est qu’elle a envie de tout acheter. La rémunération mensuelle de mes piges chez Causeur n’y suffirait pas. Il m’arrive d’être contraint de la stopper dans son élan. (Il n’y a pas que les livres qui la pousse à commettre des folies. L’autre jour, à la faveur d’une sortie entre copines à Lille, en compagnie de son amie Corine, elle a dépensé une sacrée somme en vêtements, sacs, chaussures. Bref : c’est une fille!) Oui, disais-je, j’adore lire. Lorsque je passe devant la boîte à livres de mon quartier, je ne peux m’empêcher de m’arrêter et de fouiller, farfouiller. C’est comme un vice. Il y a peu mon attention a été attirée par L’Ecume des jours, de Boris Vian, en collection de poche 10/18, avec en couverture, une photographie de l’auteur qui ressemble comme deux gouttes d’eau (des Vian) à notre tant aimé (lol!) président, l’Amiénois Emmanuel Macron. Je la contemple ; je souris. Puis, je m’égare dans des souvenirs forts lointains. C’était en 1971 ; j’arrivais en classe de seconde (pourquoi dire « seconde » et pas « deuxième » puisqu’il y a deux autres classes au-dessus : première et terminale ?) à mon cher lycée Henri-Martin, à Saint-Quentin. Notre professeur de français, une trentenaire très brune, au physique d’actrice italienne et au nom de famille italien lui aussi, venait de Paris. Elle était mystérieuse, portait des lunettes fumées ; elle nous fascinait. Était-ce parce qu’elle ressemblait à Albertine Sarrazin dont j’avais lu L’Astragale, opus que j’avais adoré ? Peut-être. À peine arrivée qu’elle nous avait vivement conseillé de lire L’Ecume des jours. Qu’est-elle devenue, cette enseignante ? Je me le demande encore. Un seul indice : quelques années plus tôt, je l’avais croisée au collège Joliot-Curie de Tergnier où j’étais élève de cinquième ou de quatrième. Je n’avais pas eu la chance de l’avoir comme professeur. En ce début des années soixante-dix, il est fort probable qu’elle eût côtoyé Pascal Lainé, alors jeune professeur de philosophie au lycée technique de Saint-Quentin qui, fort de cette expérience, avait écrit, la même année, le sublime L’Irrévolution (Gallimard-coll. Le Chemin ; prix Médicis 1971), puis, trois ans plus tard, La Dentellière (Gallimard, coll. Le Chemin, 1974). Deux ouvrages qui m’avaient bouleversé. Notre professeur au physique d’Albertine Sarrazin allait-elle boire des bières pression au Grand Café de l’Univers en compagnie de Pascal Lainé qui, lui, s’y rendait très souvent ? (Il l’avait écrit.) Lorsque qu’en 1979, je revins à Saint-Quentin comme journaliste localier à L’Aisne Nouvelle, j’entrepris une enquête sur le passage de Lainé dans la capitale du Vermandois. Je voulais savoir qui avait été Pomme, le personnage central de La Dentellière, dont le narrateur, professeur de philosophie dans un lycée technique dans « un département en forme de betterave » (comme par hasard ; ce sont les premières lignes du roman). Vivait-elle encore ? Où résidait-elle ? Je publiais mon enquête. Quelques jours plus tard, une dame m’appela en affirmant qu’elle était Pomme. Je tremblais d’émotion. Je lui demandais son identité et lui proposais que nous nous rencontrassions. Sa voix s’étrangla comme prise dans le siphon d’un sanglot. Et elle raccrocha. Je n’ai jamais su si cette voix anonyme était réellement celle de Pomme. Au début des années 2000, alors que je venais d’arriver comme reporter au service culture du Courrier picard, à Amiens, j’ai appris que Lainé revenait au lycée technique de Saint-Quentin pour y rencontrer des élèves et parler de ses livres d’inspiration axonaise. Ni une, ni deux : je pris rendez-vous avec lui pour  – enfin ! – l’interviewer. Il accepta. Nous nous retrouvâmes à la brasserie du Carillon sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Saint-Quentin. L’entretien dura presque deux heures. Je buvais ses paroles et les souvenirs qu’il égrenait. A la fin de notre rencontre, je me lançais : « Et Pomme, qui était-elle ? Qu’est-elle devenue ? » Il me regarda droit dans les yeux, visiblement troublé, caressa sa barbe d’ancien professeur de philosophie et changea de conversation. Pomme, si vous me lisez, écrivez-moi à Causeur. Il n’est jamais trop tard pour se perdre dans la merveilleuse forêt de la littérature.


(1) La boîte à souvenir, premier volet. J’espère pouvoir écrire un deuxième (et pas un second) et peut-être un troisième volet de ce même type de chronique inspirée par ma sacrée boîte à livres. On verra bien…

Emmanuel Macron: «Vers l’infini et au-delà»

Entêtement. Le président de la République a finalement reconduit Sébastien Lecornu à Matignon, hier soir. Si jamais il était contraint de véritablement démissionner à l’avenir, Causeur vous révèle en exclusivité le nom de son futur remplaçant.


À la perche, il y a Armand Duplantis, intouchable, inatteignable, qui ne cesse, cm par cm, d’améliorer ses propres records du monde. Eh bien, en politique, nous avons désormais son clone, qui s’appelle Emmanuel Macron.

Emmanuel Macron, perchiste indomptable

Mais où s’arrêtera-t-il ? s’interrogeaient, stupéfaits, les commentateurs sportifs le 15 septembre dernier, alors que le natif de Lafayette (en Louisiane) établissait son 15ème record du monde, en effaçant à son dernier essai une barre à 6m30.

Difficile à dire, évidemment, mais on peut au moins garantir que Duplantis ne dépassera jamais les 7m. Dans le cas d’Emmanuel Macron en revanche, personne, depuis cette semaine, ne peut plus garantir un plafond. Jupiter plane sur le toit du monde, et ne prévoit plus de redescendre sur terre.

2025, nouvelle année miraculeuse ?

L’année 1905, qui voit la publication par Einstein de quatre articles scientifiques révolutionnaires, est souvent qualifiée d’année miraculeuse de la physique.

Citoyens bénis que nous sommes, nous avons vécu, pour notre part, une semaine miraculeuse de la politique. Grâce à Jupiter, secondé par son fidèle Ganymède, nous avons ainsi découvert d’abord le concept de gouvernement supra-luminique, un gouvernement qui va plus vite que la lumière. Sitôt créée, l’entité mystérieuse a toutefois aussitôt disparu, avant même qu’un accélérateur de particules ait eu le temps d’enregistrer sa trace. Mais ce n’était qu’une préparation ; car notre duo génial tenait à partager avec nous une seconde de ses trouvailles, inspirée par l’expérience de pensée de Schrödinger : la notion de Premier ministre quantique, dont l’état politique (démissionnaire ou de plein exercice) varie suivant les opérations de mesure. Mort lundi, le chat Lecornu émerge ainsi vivant ce vendredi. Mais attention à ne pas refermer la boîte, car son état redeviendrait inconnu…

De la politique aux moulins à vent

Alors que la gauche attendait Matignon comme Vladimir et Estragon attendent Godot, que la droite s’enthousiasmait pour Jean-Louis Borloo, ressorti du congélateur, Emmanuel Macron, dans sa dernière foucade, a donc décidé de nous entraîner un peu plus profondément en Absurdie. Plus le temps passe depuis la dissolution, et plus Jupiter, dans son obstination à nier le réel, à maintenir la même ligne et recycler les mêmes ministres, fait penser à don Quichotte, criant sus à ses moulins à vent. Lui non plus, on ne le fera pas démordre de ses convictions ; au contraire, toute remise en cause semble comme l’enhardir. Il a décrété que sa ligne restait majoritaire, que Lecornu serait Premier ministre, il en sera ainsi ; autant vouloir convaincre don Quichotte que ses moulins à vent ne sont pas des géants. Et Lecornu-Panza aura beau estimer que son maître souffre de visions, écarter un temps toute perspective de rempiler, il finira néanmoins, comme l’entendait Cervantès, par se conformer aux hallucinations de don Quichotte.

Une seule ambition : l’absence d’ambition

Sancho Panza, toutefois, a obtenu pour cela d’immenses concessions d’Emmanuel de La Mancha, et d’abord celle-ci : son gouvernement ne devra plus compter de ministres ayant une ambition présidentielle. Cette dernière épithète paraît d’ailleurs très superflue, car on imagine mal quelle ambition saugrenue pourraient bien nourrir les futurs élus, en acceptant d’être dépêchés sur un tel radeau de la Méduse. Le casting exact peut donc demeurer inconnu à cette heure, on est assuré que les ministres à venir, à l’instar des précédents, ne feront pas mentir l’étymologie latine de leur titre, que notre langue, fort à propos, fait dériver de la racine « minus ».

La magie du carnaval

Mais Sancho n’a pas arraché que cette promesse à son maître : notre don Quichotte national, en effet, a également consenti à ce que l’épineux dossier de la réforme des retraites soit rouvert. Et comment lui donner tort ? Ce n’est pas comme si le Trésor royal était vide. A cet égard, la gauche a péché par timidité : c’est la suppression de la TVA, et non l’abolition d’une mesurette, qu’il fallait exiger.

En attendant, le carnaval s’approfondit. Car le propre du carnaval, c’est l’inversion des rôles : les serviteurs devenant les maîtres, et les maîtres les serviteurs, les paysans se déguisant en nobles, etc. Dans notre cas, le renversement est limité à moins d’individus, mais reste, sous la houlette d’Emmanuel Macron, tout aussi saisissant. Le monarque républicain, voulu par de Gaulle, se mue ainsi chaque jour davantage en royal bouffon.

Le prochain Premier ministre

Jusqu’au bout cependant, je veux croire qu’Emmanuel Macron a hésité, pour ne reculer qu’à l’ultime seconde devant un choix de Premier ministre plus disruptif. Un Premier ministre qui lui restera fidèle quand tous, suivant l’exemple des Brutus de la première heure – les Philippe, les Attal, les Estrosi même – auront fini par l’abandonner. Un Premier ministre capable de rassembler largement autour de lui, de manière parfaitement transpartisane et même inter-spécifique : Nemo, labrador de son état, mais pétri de convictions politiques, et Marcheur de la première heure. Sébastien Lecornu tient là son successeur, et il le sait ; dans les chenils, l’impatience monte…

Milady, femme libre

Adelaïde de Clermont-Tonnerre tente de réhabiliter l’image de l’odieuse Milady.


Alexandre Dumas a créé, à partir d’un personnage réel, une héroïne maléfique, synonyme de méchanceté, de perversion, de manipulation psychologique, bref une femme fatale, belle comme le jour qui nait, mais capable de trahir et tuer pour parvenir à imposer sa destinée.

Pari iconoclaste

Les hommes, comme les femmes, malgré son visage angélique et ses boucles blondes, furent ses victimes expiatoires. Le premier d’entre eux se nomme d’Artagnan, le valeureux mousquetaire, frappé mortellement à la tête au siège de Maastricht en 1673. Milady, puisque c’est d’elle dont il s’agit, l’avait séduit, et avait réussi à se débarrasser de sa compagne, la douce Constance, confidente de la reine Anne d’Autriche, morte dans les bras du valeureux mousquetaire. Cette sorcière shakespearienne, aux identités rapprochées multiples, séductrice compulsive, vaguement espionne, en fuite depuis l’enfance, parvint même à être l’amie de Richelieu, s’imposant dans les coulisses du pouvoir, territoire réservé aux mâles en épée. Tout cela est raconté de manière flamboyante, sans temps mort, dans Les Trois Mousquetaires, roman à la construction impeccable.

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Adélaïde de Clermont-Tonnerre a tenté un pari iconoclaste, et pour tout dire un peu fou. Elle s’est emparée de ce personnage de fiction, passé à la postérité pour ses défauts et non ses qualités, même si le mal, on le sait, peut exercer une fascination coupable, et a décidé de le réhabiliter en montrant la face cachée de Milady. Elle ne réécrit pas le roman de Dumas, ce qui serait un sacrilège, mais elle nous donne les raisons qui ont poussé cette figure emblématique de la littérature à agir de la sorte. Elle fait entendre « sa voix de femme au temps des hommes. » Pari un peu fou, mais réussi. L’auteure nous permet de suivre le parcours incroyable de Milady, avant Milady. Le point de bascule étant quand son tuteur, le père Lamandre, rend l’âme. La jeune fille doit quitter le couvent où elle avait trouvé refuge à l’âge de six ans. Une longue errance commence alors, où chaque jour est synonyme de combat. Une très belle scène éclaire la personnalité méconnue de Milady, qui se nomme encore Anne. Le chat de Lamandre, Grisou, vient de mourir. Il n’a pas survécu à la mort de son maître. Adélaïde écrit : « La jeune fille lui confectionna un tombeau de bois et de pierre dans la forêt (…). L’idée de la décomposition de Grisou, des vers et des pourritures qui devaient attaquer son pelage, lui rappelait la décomposition d’autres êtres aimés : sa mère, sa nourrice, son père disparu, son mentor tout juste enterré. » La femme qui fait l’amour dans le noir car marquée au fer rouge, cette mère qui doit protéger son enfant, l’élever seule, tout en voulant respirer l’air de la liberté, ne dévoilant jamais sa nature profonde, cette femme aux fioles, condamnée à mort à vingt-cinq à peine, par dix hommes, dont d’Artagnan qui n’est pas le moins véhément, méritait bien qu’on la réhabilitât. D’autant plus que ce roman enlevé, habilement agencé, se lit comme s’il s’agissait d’une suite écrite par Dumas, ce qui n’est pas rien.

Pas un scandale

Aux fâcheux qui crient au scandale en vitupérant contre Adélaïde de Clermont-Tonnerre et son entreprise romanesque, il convient de citer cette dernière s’adressant à Dumas : « Autre temps, autres mœurs. Je ne révise pas. Je n’accuse pas non plus. Je me glisse dans les blancs de ton texte, dans les angles morts, et j’invite ceux qui, comme moi, sont épris de justice à ouvrir les yeux et les oreilles. »

Pour notre plus grand plaisir de lecture.

Adelaïde de Clermont-Tonnerre, Je voulais vivre, Grasset. 480 pages

Une statue pour Turenne!

Le livre Turenne, génie militaire et mentor de Louis XIV d’Arnaud Blin dresse un portrait complet du grand capitaine, à la fois stratège de génie et homme de fidélités complexes, tout en replaçant ses campagnes et son rôle politique au cœur des bouleversements militaires et diplomatiques du XVIIᵉ siècle, où la guerre est indissociable de la politique royale française.


« De tous les avis, il s’exprimait difficilement et son écriture est loin d’égaler celle de nombre de ses contemporains. En ce sens le contraste avec Condé, talentueux dans tous les domaines, est saisissant ». Et pourtant, Turenne, au faîte de sa gloire, aura été utilisé par Louis XIV « comme une sorte de ministre des affaires étrangères opérationnel, [échangeant] directement avec nombre de têtes couronnées ».  

Sur les champs de bataille

Ainsi Arnaud Blin, spécialiste des relations internationales, portraiture-t-il Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (1611-1675), cadet d’une illustre famille protestante, dans un livre publié avec le concours du Ministère des Armées. Paru il y a deux mois, lecture captivante, l’ouvrage n’apporte pas seulement un puissant éclairage sur les événements historiques marquants du temps, en particulier les batailles et autres sièges – Brisach (1638), La Rotta (1639), Turin (1640), Tuttlingen mais surtout Rocroi, évidemment (1643), Fribourg (1644), Nördlingen et Alerheim (1645), Zusmarshausen (1648), Rethel (1650), les Dunes (1658), Turckeim (1675) enfin… – que livra (pas toujours victorieux, d’ailleurs) le grand capitaine. Jusqu’au jour fatal du 27 juillet 1675 où, à Sasbach, un boulet de canon vient frapper Turenne de plein fouet : il meurt sans descendance, à l’âge de 63 ans.


Du contexte des conflits en cours, depuis la Guerre de Trente Ans jusqu’à la guerre de Hollande, en passant par les sanglants épisodes de la Fronde (cf. la bataille du Faubourg Saint-Antoine en 1652), l’auteur fait le récit circonstancié dans un luxe de précisions qui, tout au long, replace véritablement le lecteur sur le théâtre des opérations.

Au-delà du récit touffu de ces engagements, mille détails décantés de l’enchaînement factuel permettent de se représenter très concrètement les conditions dans lesquelles on se battait au Grand siècle : les évolutions de l’armement, de l’équipement, de l’intendance, les modalités de la tactique et la stratégie, etc. C’est là, pour une bonne part, l’intérêt de ce nouveau regard porté sur ces années qui joignent la Régence d’Anne d’Autriche au règne commençant du fils de Louis XIII.  

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Des exemples ? « Au XVIIème siècle […] le mousquet ou fusil allait connaître des améliorations telles que le piquier classique, qui fut durant des siècles l’un des piliers des armées occidentales […] deviendrait rapidement obsolète. […] C’est durant la guerre de Trente ans que le mécanisme à rouet cède la place au mécanisme de pierre à feu ou pierre à fusil (d’où le terme de fusil pour désigner l’arme) qui permet d’armer le fusil, puis de déclencher le mécanisme à l’aide de la gâchette et de la détente ».  Ailleurs, sur la cavalerie, « héritière de la cavalerie lourde de l’époque médiévale » : « souvent placée aux ailes, comme à l’époque d’Alexandre ou d’Hannibal, elle combattait de pair avec les spécialistes du tir, archers, arbalétriers, arquebusiers et, au XVIIème siècle, mousquetaires, plus les artilleurs. Le cavalier occidental combattait de manière rapprochée, épée, sabre (remplaçant l’épée au cours du XVIIème siècle) ou pistolet en main, contre d’autres cavaliers ou contre des fantassins […] les gardes du corps du roi avaient les chevaux les plus grands, suivis par la cavalerie, puis les ‘’carabins’’ et dragons. […] Le développement et le perfectionnement de l’artillerie, en revanche, commençaient à peser sur l’efficacité de la cavalerie dans la mesure où le cavalier pouvait désormais être atteint en plein vol par un projectile que bien souvent il n’avait pas vu venir […] En outre, le bruit du canon, ainsi que celui du mousquet n’étaient pas pour calmer l’humeur des montures. Le bruit, ou plus exactement les sons distinctifs des deux armes, l’infanterie et la cavalerie, projetait leurs combattants dans des mondes totalement différents ». Ou, plus loin : « L’usage des instruments de musique avait pour fonction première de faciliter la communication au sein de troupes linguistiquement hétéroclites ». Etc. 

Pour le non spécialiste de la chose militaire, Turenne, génie militaire et mentor de Louis XIV restitue enfin les enjeux fondamentaux du temps, la toile de fond encore fraîche des guerres de religion (élevé dans la religion réformée, Turenne se convertira au catholicisme), puis de la Fronde où, comme l’on sait, le futur maréchal risqua son avenir, intrigue dont le récit palpitant occupe la partie centrale du livre, avec, « qu’ils l’aient voulu ou non, […] projetés tous les deux au cœur de la rébellion », la rivalité l’opposant à Condé et l’affirmation de son génie durant le conflit franco-espagnol, au moment même où le dauphin atteint sa majorité – à 13 ans ! – et où le futur monarque versaillais commence, adolescent précoce, à peser sur les décisions… Sont remarquablement expliqués la « chaîne de fidélités » qui permet de comprendre pourquoi et comment Turenne « put à diverses reprises durant sa vie s’éloigner momentanément du roi et même rejoindre ses opposants, puis revenir auprès de lui sans autre conséquence pour sa carrière ou sa personne ». De fait, Louis XIV aura été bien avisé de lui pardonner ses ‘’errements’’ pour en faire son glorieux mentor.    

La politique c’est la guerre

« Turenne lui-même, observe finement Arnaud Blin, sera l’un des premiers chefs de guerre à se trouver en porte-à-faux entre des objectifs militaires poussant logiquement à la montée des extrêmes et des objectifs politiques définis selon les principes d’économie et le contrôle de la violence ». Aussi bien « la guerre, et tout ce qui y touchait de près ou de loin, constitua un objet central de la politique de Louis XIV. Sous le Roi-Soleil ; elle n’est pas un phénomène séparable de la politique et elle n’est pas non plus, ou pas seulement, une ‘’continuation de la politique par d’autres moyens’’. Elle est la politique. Elle est la source et la partie constitutive du pouvoir ».  En 2025 où les bruits de bottes se font dangereusement insistants, de telles remarques se chargent, semblerait-il, d’une singulière actualité.     

En parallèle, pour qui aurait à cœur de creuser l’environnement historique dans lequel Turenne fait ses premières armes, il ne sera pas inutile de se plonger toutes affaires cessantes dans La Guerre de Trente Ans (1618-1648), écrit d’une plume particulièrement alerte par l’historienne Claire Gantet, conséquent volume de 700 pages, également coédité avec le Ministère des Armées, et que Tallandier vient d’avoir la bonne idée de ressortir en « Texto », l’indispensable collection de poche maison.  


A lire :

Turenne, génie militaire et mentor de Louis XIV, par Arnaud Blin Tallandier/ Ministère des Armées, 528p, 2025.

Turenne: Génie militaire et mentor de Louis XIV

Price: 26,90 €

8 used & new available from 22,00 €

La Guerre de Trente Ans, 1618-1648, par Claire Gantet. Tallandier (coll. Texto), 717p. 2025.

La guerre de Trente Ans: 1618-1648

Price: 13,50 €

3 used & new available from 11,50 €

Classique: de Naples à Buenos Aires

Le ténor Pene Pati fait revivre le chant napolitain, et Vittorio Forte, au piano, le répertoire romantique sud-américain. Deux merveilleux CD qui ont enchanté notre chroniqueur Julien San Frax.


Double retour aux sources. D’abord Pene Pati, qui dans le CD Serenata a Napoli exhume plus d’une vingtaine de purs joyaux de la canzone napolitaine. Le ténor samoan est accompagné de la formation Il Pomo d’Oro, dirigée par le guitariste transalpin Antonelli Paliotti. Guitare, mandoline, viole, violoncelle et même castagnettes, une immersion dans ce répertoire populaire dont l’âge d’or remonte aux années 1880, alors véhiculé par le festival de la Piedigrotta qui, pour citer le beau texte de présentation de Paliotti inséré dans le coffret « perd progressivement, et de façon irréversible, son caractère mystico-religieux, et magique pour se transformer en manifestation de masse… »

Musique populaire ? Sur ce registre, la discographie anthologique réalisée entre 1959 et 1963 par Roberto Murolo (1912-2003) sous le titre Napoletana reste à jamais irremplaçable. Il n’en reste pas moins légitime de visiter à nouveaux frais ce corpus de chansons qui « vous prennent aux tripes », comme on dit, à plus forte raison dans une orchestration inédite qui a soin de raccorder cette tradition aux éléments constitutifs de la musique dite « savante », qu’elle n’a jamais cesser de nourrir, de Puccini à Ravel. Antonello Paliotti souligne au demeurant que « les références à la tradition orale s’avèrent plus marquées dans les morceaux instrumentaux, avec leur architecture biscornue, leurs rythmes frénétiques, leurs mélodies âpres et dissonantes typiques de la culture populaire, en particulier napolitaine ». Alors, bien sûr, sur les paroles du poète Giovanni Capuro, O sole mio, scie absolue du répertoire napolitain, ne saurait se voir distrait d’un tel album. Mais la sélection célèbre également quelques puissants jalons de cette veine si féconde : rengaines, sérénades impérissables, présentées d’ailleurs avec une savoureuse érudition par l’historien du chant Enzo Carro dans le livret d’accompagnement.

Reste, surtout, la voix unique de Pene Pati, dont on se souvient qu’il campait fabuleusement Germont dans La Traviata l’an passé à l’Opéra-Bastille…  Cette actuelle échappée vers la musique populaire donnera lieu, le 11 mai prochain, à un récital au Théâtre des Champs-Elysées, qui reprend le programme du disque. En attendant, l’agenda de Pati n’est pas précisément vide ! Evidemment, l’événement majeur sera, en janvier 2026, sa prestation dans une nouvelle production du sublime opéra de Massenet, Werther, à l’Opéra-Comique, dans le rôle-titre aux côtés de Marianne Crebassa (Charlotte), sous la direction de Raphaël Pichon, dans une mise en scène signée Ted Huffman. On retrouvera encore dès février Pene Pati à la Philharmonie de Paris dans le Requiem de Berlioz et, ce même mois, au Capitole de Toulouse, dans Lucia di Lammermoor. Sans compter des récitals à Strasbourg, à Bordeaux, et d’autres invitations lyriques à l’étranger… L’étape napolitaine de Pati est épatante quoiqu’il en soit.


Autre remarquable retour aux sources sous les auspices de Vittorio Forte, pianiste franco-italien natif de Calabre, formé à Lausanne puis à l’International Piano Academy de Côme, aujourd’hui âgé de 48 ans, désormais établi à Montpellier où il anime une série de master-classes tout en assurant la programmation d’une saison baptisée Piano intime.

Enregistré en décembre 2024 sur un piano Fazioli, instrument à la signature sonore d’une netteté cristalline, combinant transparence et puissance de projection éclatante, Volver énonce – comme l’indique son titre  – un retour vers un répertoire qui passe souvent pour anecdotique, mais reste, à l’oreille, une pure délectation. Musique de salon ? Ce corpus latino-américain qui enjambe XIXème et XXè siècle, prolongement direct du romantisme européen où il prend sa source, revêt souvent les couleurs de l’élégie: empruntes d’une nostalgie, d’une mélancolie ardente, ces partitions, pour certaines d’une grande virtuosité, n’ont pas de spécificité, ou disons d’identité marquée, il faut bien le reconnaître, par rapport à la tradition classique occidentale. De fait, tous les compositeurs dont il est question dans cet album ont fait leurs classes à Paris, à Berlin ou ailleurs en Europe. Autant dire que leur langage, j’allais dire leur folklore, est le fruit d’un apprentissage académique qui ne nous dépayse guère, bien au contraire: et c’est bien là le charme de ces pièces si dansantes, raffinées, élégantes dont Volver est l’hommage.

Ce précieux album réunit, à côté des plus grands noms, quelques compositeurs méconnus : l’Argentin Astor Piazzolla (1921-1992), qui écrit cet Adios nonino à la mort de son père ; le Brésilien Heitor Villa-Lobos (1887-1959), présent ici avec Impressoes seresteiras et Valsa da dor, deux morceaux très différents, aussi superbes l’un que l’autre ;  son compatriote Alberto Nepomuceno (1864-1920), également violoniste, le père du nationalisme brésilien et actif abolitionniste de l’esclavage, qui fut lié d’amitié à Grieg, et dont les Quatro peças lyricas op. 13 sont une merveille, surtout la dernière, au tempo accéléré, brillantissime ; Carlos Gardel, dont les transcriptions, exécutées par Forte lui-même, fournissent le titre et la conclusion de l’album ; le Cubain Ernesto Lecuona (1895-1948), avec La conga de media noche et La comparsa, la seconde bien connue (occasion de regretter, au passage, que sa capiteuse Noche azul n’aie pas été choisie plutôt) ; le Mexicain Manuel Ponce (1882-1948) dont la Rapsodia mexicana n°1, à la fois brillante et mélancolique, est un des sommets de cette sélection. Volver surprise du chef, exhume à côté de ces compositeurs stars d’autres figures plus méconnues, tel le Chilien Alfonso Leng (1884-1974), qui fut également dentiste. Datées 1914, ses cinq Doloras tellement « chopiniennes » sont un pur régal. Quant au malheureux Antonio Luis Calvo (1882-1945), compositeur chilien de bonne heure frappé par la lèpre, il passa sa vie au sanatorium Agua de Dios : Lejano Azul et Malvaloca, aux accents hispanisants, rappellent irrésistiblement Albéniz. La palme revient, selon le goût de votre serviteur, à l’Argentin Carlos Guastavino (1912-2000), dont la luxuriance et la délicatesse rappellent d’assez près Granados (jusqu’à paraître même, dans Las ninas, la première des deux pièces jouées ici, pasticher les Goyescas)…

Les plus fervents mélomanes auront déjà noté sur leurs tablettes que le 17 novembre, l’on pourra entendre « en live », comme on dit, le programme qu’immortalise Volver, récital de Vittorio Forte au Lavoir moderne, à Paris. Le pianiste donnera encore un récital le 7 décembre prochain, au Théâtre de Passy.


Serenata a Napoli. Pene Pati, ténor. Orchestre Il pomo d’oro. 1 CD Warner Classics
Volver. Vittorio Forte, piano.1 CD Mirare

«Homo fragilis»: quand la société érige la vulnérabilité en vertu

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L’anthropologue Samuel Veissière part aux sources de l’effondrement de nos repères communs et de l’explosion des récits identitaires parmi les jeunes générations. Un essai stimulant.


Dans Homo fragilis, l’anthropologue Samuel Veissière analyse la montée en puissance d’un nouvel idéal : celui de l’individu hypersensible que l’on doit protéger de tout — des dangers matériels comme des idées contraires. Ce tournant culturel n’est pas anodin : il redessine notre rapport à la liberté, à l’État et au commun.

Homo fragilis : la fabrique de l’homme cassable

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on enseignait aux enfants que la vie est rude, que le monde ne vous doit rien et qu’il faut apprendre à se tenir debout. Aujourd’hui, la morale dominante tient un tout autre discours : l’existence serait un risque permanent, l’individu une créature vulnérable qu’il faut protéger de tout : du froid, des mots, des idées contraires, du réel surtout. C’est à cette mutation anthropologique que s’attaque le passionnant essai de Samuel Veissière, anthropologue et chercheur en sciences cognitives, dans Homo fragilis.

L’auteur ne se contente pas de dresser un constat sociologique sur la montée de l’hypersensibilité contemporaine : il en retrace la genèse intellectuelle, psychologique et politique. Pour lui, nous sommes passés en quelques décennies de l’idéal d’autonomie — celui des citoyens capables de débattre, de supporter l’adversité et de s’émanciper de la tutelle — à une culture de la fragilité sacralisée. Le “moi vulnérable” n’est plus une étape du développement, c’est devenu un statut identitaire, presque une vertu. Et la société entière est sommée de s’y adapter.

La fragilité comme idéologie

Veissière parle d’“idéologie de la fragilité” pour désigner ce système de valeurs où la sensibilité extrême n’est pas seulement tolérée, mais encouragée, institutionnalisée. Universités, médias, politiques publiques: tout concourt à protéger l’individu contre l’offense réelle ou supposée. L’espace public se reconfigure autour de l’émotion individuelle. La subjectivité prime sur le raisonnement ; le ressenti tient lieu d’argument.

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Ce processus n’est pas spontané. L’auteur en montre les ressorts : d’abord, la montée de la psychologie comme langage dominant (non plus comme discipline thérapeutique, mais comme grille de lecture globale du monde). Ensuite, la généralisation d’un discours sécuritaire, à la fois sanitaire, social et moral, qui réduit l’existence à un ensemble de risques à minimiser. Enfin, l’émergence d’un individualisme victimaire: il ne s’agit plus d’être libre, mais d’être reconnu dans sa vulnérabilité.

À la clé, un paradoxe mordant: au nom de la protection, on produit des individus de plus en plus dépendants des institutions, moins capables de supporter la contradiction et plus prompts à exiger une réassurance permanente. Le citoyen se mue en patient.

Une anthropologie du confort

L’intérêt majeur de l’ouvrage est de ne pas céder à la tentation du sermon moral ou du pamphlet : Veissière est anthropologue, et il observe. Il décortique les conditions matérielles et culturelles qui ont rendu possible l’émergence de cet “homo fragilis”. Abondance économique, numérisation des relations humaines, effacement des rites de passage: autant de facteurs qui ont lentement sapé la valeur de la résistance.

Ce confort généralisé, qui devait libérer, a produit l’effet inverse: en réduisant la confrontation au réel, il a laissé croître une peur diffuse de tout ce qui résiste. L’“enfant-roi” est devenu l’“adulte-fragile”, persuadé que tout ce qui le contrarie est une agression. L’ère du cocon a remplacé celle du courage.

L’auteur mobilise aussi les apports des sciences cognitives : nos cerveaux sont façonnés par l’environnement social. En hypertrophiant les signaux de menace, notamment par les réseaux sociaux et les discours médiatiques, la société fabrique des individus hypersensibles aux micro-agressions et autres offenses imaginaires.

La politique de la sensibilité

Ce glissement n’est pas neutre politiquement. L’idéologie de la fragilité sert une double dynamique : d’un côté, elle justifie un interventionnisme toujours plus poussé de l’État (pour protéger les individus contre eux-mêmes) ; de l’autre, elle fragmente la société en une mosaïque de sensibilités concurrentes, chacune réclamant reconnaissance et réparation.

Ce que Veissière décrit avec précision, c’est la manière dont cette politique de la sensibilité érode le socle commun: la possibilité même d’un débat rationnel, d’un espace public partagé. À force de craindre de blesser, on ne dit plus rien ; à force de surprotéger, on infantilise ; à force d’hygiéniser la vie, on atrophie les ressorts de la liberté.

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Le propos n’est pas réactionnaire au sens caricatural du terme : Veissière ne plaide pas pour le retour à une virilité de cartoon. Il montre simplement qu’une société ne peut survivre si elle fait de la vulnérabilité un horizon et de la protection une valeur suprême. La liberté suppose une certaine dureté au monde.

Une lecture salutaire

Dans une époque saturée de discours compassionnels et d’alertes morales, cet essai tranche par sa lucidité. En refusant la déploration nostalgique comme le progressisme béat, Veissière éclaire un processus profond: celui d’une civilisation qui, en prétendant abolir la souffrance, oublie qu’elle forge aussi les caractères.

Homo fragilis n’est pas un brûlot; c’est un avertissement. Si nous continuons à ériger la sensibilité en totem, nous aurons des sociétés de plus en plus frileuses, divisées et contrôlées. Si, au contraire, nous acceptons de réhabiliter la robustesse — non pas la brutalité, mais la capacité à endurer — alors nous pourrons encore faire société.

Ce n’est pas un hasard si cet essai trouve un écho particulier dans les milieux qui refusent la dissolution du commun dans la soupe émotionnelle. Car il pose une question décisive : voulons-nous être libres ou cajolés ?

384 pages

Podcast: Dissolution ou démission? Voilà la question

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Avec Céline Pina, Eliott Mamane et Jeremy Stubbs.


Plus le président de la République essaie de gagner du temps en reportant la nomination d’un nouveau Premier ministre et la création d’un nouveau gouvernement, plus il a l’air illégitime en tant que chef de l’Etat. Jusqu’à présent, les critiques et adversaires d’Emmanuel Macron réclamaient la dissolution du Parlement et de nouvelles élections législatives, mais en prononçant le mot de « démission », celui qui avait été son Premier ministre lors du premier cycle de la macronie, Edouard Philippe, a libéré la parole et déclenché une série d’appels similaires par d’autres politiques. Est-ce qu’une élection présidentielle anticipée permettrait de débloquer la situation ou est-ce qu’elle créerait encore plus d’instabilité politique?

Au moment où les restes de Robert Badinter sont transférés au Panthéon, offrant à Emmanuel Macron l’occasion de faire oublier momentanément la crise politique, la profanation de la tombe de l’ancien garde des Sceaux nous rappelle la vague actuelle d’antisémitisme qui touche jusqu’à ceux qui incarnent l’humanisme républicain.

L’accord de paix entre Israël et le Hamas qui semble sur le point d’être conclu mettra-t-il fin à cette vague d’antisémitisme qui se cache derrière le voile de l’antisionisme propalestinien? Probablement pas. Mais si la paix arrive au Moyen Orient, le président Trump, quoi que l’on pense de lui en général, méritera peut-être le prix Nobel de la Paix.

Nietzsche est mort

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Après un fugitif siècle de magistrature sur les esprits déshérités de la droite pensée, nous ne pouvons que constater le décès intellectuel de Monsieur Friedrich Nietzsche. Le vingt-et-unième siècle marque le début de son autopsie, et aucune enquête n’est nécessaire puisqu’il n’a pas été assassiné : ses idées sont mortes avec lui.

Feignant d’annoncer le crépuscule des idoles et de naviguer par-delà bien et mal, se présentant comme une aurore dans la taverne des idées, Nietzsche ne semble désormais séduire que les tenanciers du stade embryonnaire de la philosophie, puisque si Nietzsche est mort tout seul, ces derniers temps montrent que les spiritualités dansent sur son tombeau.

La promesse de l’aube

Sur la scène d’un XIXe siècle rationaliste et scientiste qui faisait fi de l’instinct, tout ce qui s’approchait de la nature, des pulsions de conservation et de l’ordre coutumier des choses paraissait incrédible devant la suprématie des normes et de la procédure.

La pensée par « système » dominait une atmosphère positiviste, les dieux grecs exerçaient moins d’empire sur les esprits que la presse à grand tirage, la peinture était chassée par la photographie, Goethe, Napoléon et Chateaubriand étaient morts. En France, la IIIe République s’instaurait, et la poésie romantique partait avec Lamartine. Tout avait été pensé, tout avait été dit. Mais Nietzsche, né en 1844, se voyait comme une étoile tombée du ciel quand il publia son premier ouvrage en 1872 : la Naissance de la Tragédie. Avec cet obscur philologue, précocement titulaire d’une chaire universitaire, il était question de ressusciter le paganisme, de renouer avec une olympienne cruauté, de faire redécouvrir aux hommes techniques et matérialistes la réalité de leurs instincts. Nietzsche est arrivé dans le monde des lettres en n’apportant rien, mais en reformulant tout.

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C’est ainsi qu’il proposa une série de concepts et de commandements, dont voici l’essentiel : la vie est la seule réalité, les hommes supérieurs dominent les hommes inférieurs, l’inégalité est un moteur de la surhumanité, il faut tirer sur la morale car sa validité ne réside que dans la tradition incontestée, il n’existe pas de phénomènes intrinsèquement moraux, le christianisme souille l’humanité, le socialisme et l’anarchisme sont des échecs individuels mués en projet politique, Socrate est une canaille, et il ne faut pas boire trop de café. Tout Nietzsche est là.

Il suffit de lire avec sérieux son œuvre, d’Humain trop humain à l’Antéchrist, pour se rendre compte que Nietzsche prétendait ouvrir l’œil du monde, avant d’avoir ouvert le sien. L’abolition des idoles qu’il escomptait en promettant le ravivement de la « philosophie du matin », l’éternel retour, le réveil du « voyageur », s’est en réalité transformée en un individualisme post-nietzschéen qui ne fonctionne que par l’adoration de valeurs auto-déterminées. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire : une pensée faussement révolutionnaire a créé des enfants qui la renient.

Ainsi parlait le Vide…

Le néophyte peut être impressionné par la lecture de Nietzsche. La proposition d’un monde basé sur l’instinct, où le Moi domine un environnement fondé sur l’appétit et la volonté de puissance, peut sembler vertigineuse voire désirable pour celui qui se sent faible dans l’existence.

Mais où trouve-t-on une idée neuve dans ses papiers rédigés entre deux neurasthénies ? L’idée du moi ? Le « cogito ergo sum » de Descartes l’avait déjà proclamée. La subjectivité comme seul réceptacle de la vie ? Kierkegaard l’avait consacrée. L’éternel retour ? Le cosmos des Grecs l’envisageait. L’acceptation du destin ? Le fatum des Romains la promouvait. La lutte contre les idoles ? Toutes les religions monothéistes y exhortent. L’homme est la mesure de toute chose ? Protagoras l’avait proclamé. La critique de la morale ? Les sophistes mis en scène par Platon raillaient l’idée d’une morale universelle, Machiavel l’écartait de la politique, Spinoza la mettait en balance avec la volonté d’agir, et Sade l’a tyrannisée – pourtant, Nietzsche s’est présenté comme « le premier des immoralistes ».

En bref, tout l’arsenal notionnel de Nietzsche était puisé dans des armes qu’il pensait aiguiser sur une pierre philosophale, alors qu’il n’a fait que traduire le stoïcisme en allemand. Humblement, il écrit dans Ecce Homo : « le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu ». L’épreuve du temps porte à penser que c’est plutôt parce qu’il n’y avait rien à voir ni à entendre. Il a voulu être le Napoléon de la philosophie, mais si l’épopée fut belle, comme l’Empire, on en ressort plutôt rapetissés qu’agrandis.

Le déclin du nietzschéisme et la renaissance du spirituel

Qui donc donne à son enfant une éducation « nietzschéenne » ? Ce philosophe-marcheur en fuite permanente de la vie, de ses pairs, de son pays, a présenté une œuvre qui devrait engendrer des disciples (même s’il répétait qu’il n’en voulait pas, il annonçait un monde régénéré grâce à lui), qui allait détricoter les idées reçues et mener la vieille Europe à la réconciliation avec la pure vitalité. Il a promis une « philosophie au marteau », il n’a trouvé qu’un époussetoir.

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Pourtant, s’il y a une chose qu’on ne peut pas lui enlever, c’est le style. Comme Rousseau, il est meilleur quand il écrit pour le plaisir que quand il soumet une idée. Il faut dire que la fulgurance de ses déclamations, les charmes de ses nuances lexicales, la richesse de sa phraséologie et l’ironie complice qui accompagne ses traits d’esprit forment un invincible parfum qui anesthésie le passant. Tout ébaubi devant de tels effets de manche, balloté entre l’exaltation dionysiaque, l’affirmation de l’égoïsme et le rejet du ressentiment, le jeune Moderne croit découvrir un cinquième Évangile, alors que Nietzsche, c’est l’achalandage de la réflexion.

Cependant, Nietzsche a eu une intuition dans ses derniers écrits, lorsqu’il s’interroge : « peut-être suis-je un pantin ? ». Nous sommes autorisés à penser, nous qui vivons dans ce monde autodéterminé et orphelin de la transcendance, que Nietzsche incarnait en effet l’archétype d’un pantin rationaliste. Pensant se mouvoir librement, il était en réalité animé par les ficelles d’une morale subjective, contorsionné entre les nœuds du positivisme et ses effets spécieux, captif d’un relativisme qui n’a jamais rendu libre, et aveuglé par la dictature la plus transfrontalière qui soit : celle de l’individu.

Ainsi, malgré une plume indéniablement gymnaste et un esprit autant illuminé par la quête de la bonne formule que par lui-même, Nietzsche ne résonne aucunement dans les vallées de l’intellect. Personne ne peut décemment poser que Nietzsche a contribué au raffinement de la civilisation, et aucune position politique ne s’est appropriée, même sans le savoir, ce qui aurait pu devenir son héritage. Diogène cherchait « l’homme », il chercherait aujourd’hui « le nietzschéen ».

Hormis un numéro de claquettes et quelques saillies bien trouvées, Nietzsche est de ceux qui ont cherché, et qui ont cru découvrir alors qu’ils ne faisaient que relire. Il faut à tout le moins le considérer comme ce qu’il est : une virgule dans la phrase de la pensée.

M. Macron, soyez disruptif jusqu’au bout!

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En appelant au « salut de la nation », certains demandent à Emmanuel Macron de démissionner.


« On pardonne volontiers à celui qui brusque l’occasion, disait Talleyrand, jamais à celui qui la manque. » Nul ne tiendra rigueur au président de la République de sa campagne inattendue de 2017, dans laquelle il fit preuve d’une certaine audace, et qui put convaincre à l’époque assez de Français pour qu’ils se rassemblent en un grand mouvement plein d’espoir.

Qu’ils viennent me chercher !

Ce que l’histoire ne lui pardonnera pas, en revanche, ce sont ses atermoiements puérils pour ne pas démissionner, sa manière qu’il a de s’accrocher coûte que coûte aux bras de son fauteuil, à les déchirer. Son irresponsabilité, en somme, lui qui ne cessait d’appeler à la responsabilité citoyenne pendant la crise du Covid, et se permettait même d’emmerder les non-vaccinés. C’est décidément une habitude de la macronie, de donner des leçons à tout le monde sans jamais les appliquer à soi-même.

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Aujourd’hui, la France entière supplie Emmanuel Macron de démissionner1. La dissolution ratée de 2024 empêche tout gouvernement alors même que le pays est au plus mal, après huit ans de politique désastreuse. La crise économique nous guette ; les commerces ferment les uns après les autres ; l’économiste de gauche Zucman fait figure de prophète, bientôt on votera l’emprunt forcé aux riches, on se croirait revenu au temps du Directoire. Et cependant Emmanuel Macron, tel Barras, intrigue avec les assemblées pour se maintenir absolument. Le pire est que sans doute il se croit sincère : car, pétri d’idéologie, il s’imagine comme un roc élevé entre la bordélisation et la bardellisation, un centre modéré tenant ferme contre les assauts des extrémismes de tous bords. Hélas, si Victor Hugo, l’homme-océan, pouvait se donner des airs de récif dans Les Travailleurs de la mer, Macron, lui, a depuis longtemps perdu le droit de s’élever si haut : du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.

Quand 70 % des Français appellent à sa démission, lui, dans sa novlangue insupportable, laisse quarante-huit heures à son Premier ministre pour « définir une plateforme d’action et de stabilité » ; il gagne du temps : après, il nommera un Premier ministre de gauche ; après, il dissoudra l’Assemblée.

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Et cependant le pays, par l’inconscience d’un seul homme, restera bloqué dans sa chute. Déjà, la Cour des comptes craint « un effet boule de neige » de la dette ; Pierre Moscovici évoque une « crise politique et démocratique sans précédent » ; Jean-Luc Mélenchon peut l’accuser de semer le chaos (!) ; le duc d’Anjou, publiant une tribune2, craint, le sourire aux lèvres, l’effondrement de la République ; même Édouard Philippe appelle à sa démission : quelle tristesse !…


  1. À la question de savoir si Emmanuel Macron devrait démissionner de son mandat de président de la République, 73% des Français répondaient « Oui », dont 49% se montraient « tout à fait favorables » à cette issue dans un sondage Toluna Harris Interactive pour RTL lundi 6 octobre NDLR. ↩︎
  2. https://www.lejdd.fr/politique/louis-de-bourbon-la-ve-republique-est-au-bord-de-leffondrement-162748 ↩︎

Le Roi et la Gen Z: le Maroc en pleine mise à jour

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Casablanca, 5 octobre 2025 © Mosa'ab Elshamy/AP/SIPA

Le Maroc face à la Génération Z: Mohammed VI engage un dialogue avec la jeunesse autour du développement économique et de la justice sociale


La meilleure preuve que le Maroc partage bien des traits avec ses voisins européens réside sans doute dans l’émergence de sa « Génération Z », un mouvement social qui rappelle, par certains aspects, celui des gilets jaunes, mais avec une dimension générationnelle plus marquée. Ce phénomène traduit avant tout un malaise profond, celui d’une jeunesse mondialisée, consciente de vivre dans une époque pleine d’incertitudes. Et pourtant, paradoxalement, le royaume chérifien connaît aujourd’hui une phase de croissance économique soutenue et un développement visible dans plusieurs secteurs.

Génération frustrée

Cette contradiction entre vitalité économique et inquiétude sociale illustre une fracture de plus en plus perceptible : celle qui oppose les indicateurs de prospérité aux réalités vécues par la jeunesse. Les jeunes Marocains, massivement connectés, utilisent les réseaux sociaux non seulement pour échanger mais aussi pour exprimer leur frustration face à des perspectives professionnelles jugées insuffisantes. Les plateformes numériques deviennent alors à la fois un exutoire, un espace d’organisation et un outil de mobilisation.

Cependant, ces mouvements en ligne, bien qu’énergiques, souffrent souvent d’un manque de structuration. L’absence de leadership clair empêche la formulation de revendications précises et rend difficile toute négociation concrète. Ce mode d’action horizontal, s’il favorise la spontanéité, laisse aussi la porte ouverte aux récupérations politiques ou à des débordements susceptibles d’altérer leur message initial.

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Les préoccupations exprimées par cette génération marocaine ne se limitent pas au cadre national. Elles résonnent avec celles des jeunesses du monde entier : peur du déclassement, angoisse écologique, sentiment d’instabilité globale. L’emploi, l’éducation et la mobilité sociale demeurent au cœur des attentes, tandis que plane une question centrale : comment trouver sa place dans un monde en mutation permanente, où la réussite ne semble plus garantie par l’effort seul ? C’est à cette question que s’emploie à répondre Mohamed VI. Les premières réponses ont été esquissées dans un discours adressé par le monarque au Parlement marocain, intervenant une semaine après que les manifestants ont proposé un cahier de doléances lui demandant la démission du gouvernement.

La figure du roi n’est pas contestée au Maroc par le mouvement, contrairement à la classe politique qui subit les foudres populaires depuis quelques jours. Génération Z n’est d’ailleurs peut-être pas un mouvement uniquement spontané, des élections législatives se tenant dans un peu moins d’un an, suscitant les convoitises de certains mouvements d’opposition… Toute ressemblance avec la France ne serait pas fortuite. Mais de l’autre côté de la Méditerranée, la figure centrale de l’exécutif est bien plus écoutée que la nôtre. Les récentes manifestations menées par de jeunes Marocains ont mis en évidence un malaise que partagent bien des sociétés : l’incertitude face à l’avenir, la crainte du déclassement et le sentiment d’injustice sociale. Cette génération, très présente sur les réseaux sociaux, exprime moins une révolte qu’un appel à l’écoute et à la reconnaissance. C’est dans ce contexte que le discours royal du 10 octobre prend tout son sens.

Justice sociale et croissance : les orientations du Roi

À la différence des mouvements de 2011, le moment actuel ne traduit pas une rupture politique, mais une tension sociale à laquelle le souverain a choisi de répondre par des orientations concrètes. Le Roi Mohammed VI a rappelé que la vitalité économique du pays ne saurait suffire si elle ne se traduit pas par une amélioration réelle du quotidien. Il a ainsi placé au cœur de son discours la justice sociale et l’équilibre territorial, deux thèmes désormais indissociables de la politique nationale.

Le message est clair : les institutions doivent passer d’une logique de promesse à une logique de résultat. Le Roi a invité le gouvernement, le Parlement et les élus locaux à agir de manière coordonnée, afin que les politiques publiques produisent des effets mesurables sur le terrain. Cette exigence de responsabilité partagée marque une évolution dans la manière d’envisager l’action publique.

Le souverain a également insisté sur la nécessité d’une meilleure attention portée aux territoires oubliés. Les zones montagneuses, les oasis et les régions rurales doivent bénéficier de programmes spécifiques, capables de créer de l’emploi, d’améliorer les services essentiels et de valoriser les ressources locales. Ce rééquilibrage territorial vise à corriger les écarts qui persistent entre les grands centres urbains et les marges du pays.

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Par ailleurs, le Roi a encouragé la poursuite du développement du littoral, non pas comme une course à la modernisation, mais comme un chantier structurant conciliant activité économique et protection des ressources. Dans la même logique, le renforcement des centres ruraux émergents devrait permettre de rapprocher les citoyens des services publics et d’offrir de nouvelles perspectives à ceux qui vivent loin des grandes villes.

Mohammed VI a par ailleurs lancé un très symbolique appel solennel au Parlement et au gouvernement, les invitant à travailler avec sérieux et à défendre les intérêts concrets des citoyens. La responsabilité du suivi des affaires publiques leur incombe pleinement, tout comme l’impératif d’atteindre les objectifs sociaux auxquels la population aspire. Le souverain a souligné la nécessité d’accélérer le rythme du développement et d’optimiser l’action de l’État, en veillant à éradiquer toute pratique susceptible de dilapider efforts, temps et ressources. Chacun, depuis sa position, est appelé à contribuer à ce renouvellement : faire évoluer les mentalités, renforcer le développement local et promouvoir l’emploi et la santé. Il a, au fond, exigé des résultats.

En filigrane, ce discours apparaît comme une réponse posée aux attentes d’une jeunesse parfois désenchantée, mais toujours attentive à l’évolution du pays. Plutôt que d’adopter une posture défensive, le pouvoir choisit d’écouter et d’ajuster. Il s’agit moins de rompre que de corriger, moins de promettre que de tenir. C’est peut-être là la marque la plus nette d’un Maroc qui cherche à concilier stabilité politique et sens du progrès.

La boîte à souvenirs (1)

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Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Pascal Lainé DR.

J’adore lire. Ma Sauvageonne aussi. Lorsque je l’entraîne dans les salons du livre où je signe mes ouvrages, elle ne s’ennuie jamais ; elle passe un temps considérable à baguenauder dans les allées, s’arrête à chaque stand, à chaque auteur, ouvre les opus, découvre, papote avec les auteurs. Un vrai bonheur. Le souci, c’est qu’elle a envie de tout acheter. La rémunération mensuelle de mes piges chez Causeur n’y suffirait pas. Il m’arrive d’être contraint de la stopper dans son élan. (Il n’y a pas que les livres qui la pousse à commettre des folies. L’autre jour, à la faveur d’une sortie entre copines à Lille, en compagnie de son amie Corine, elle a dépensé une sacrée somme en vêtements, sacs, chaussures. Bref : c’est une fille!) Oui, disais-je, j’adore lire. Lorsque je passe devant la boîte à livres de mon quartier, je ne peux m’empêcher de m’arrêter et de fouiller, farfouiller. C’est comme un vice. Il y a peu mon attention a été attirée par L’Ecume des jours, de Boris Vian, en collection de poche 10/18, avec en couverture, une photographie de l’auteur qui ressemble comme deux gouttes d’eau (des Vian) à notre tant aimé (lol!) président, l’Amiénois Emmanuel Macron. Je la contemple ; je souris. Puis, je m’égare dans des souvenirs forts lointains. C’était en 1971 ; j’arrivais en classe de seconde (pourquoi dire « seconde » et pas « deuxième » puisqu’il y a deux autres classes au-dessus : première et terminale ?) à mon cher lycée Henri-Martin, à Saint-Quentin. Notre professeur de français, une trentenaire très brune, au physique d’actrice italienne et au nom de famille italien lui aussi, venait de Paris. Elle était mystérieuse, portait des lunettes fumées ; elle nous fascinait. Était-ce parce qu’elle ressemblait à Albertine Sarrazin dont j’avais lu L’Astragale, opus que j’avais adoré ? Peut-être. À peine arrivée qu’elle nous avait vivement conseillé de lire L’Ecume des jours. Qu’est-elle devenue, cette enseignante ? Je me le demande encore. Un seul indice : quelques années plus tôt, je l’avais croisée au collège Joliot-Curie de Tergnier où j’étais élève de cinquième ou de quatrième. Je n’avais pas eu la chance de l’avoir comme professeur. En ce début des années soixante-dix, il est fort probable qu’elle eût côtoyé Pascal Lainé, alors jeune professeur de philosophie au lycée technique de Saint-Quentin qui, fort de cette expérience, avait écrit, la même année, le sublime L’Irrévolution (Gallimard-coll. Le Chemin ; prix Médicis 1971), puis, trois ans plus tard, La Dentellière (Gallimard, coll. Le Chemin, 1974). Deux ouvrages qui m’avaient bouleversé. Notre professeur au physique d’Albertine Sarrazin allait-elle boire des bières pression au Grand Café de l’Univers en compagnie de Pascal Lainé qui, lui, s’y rendait très souvent ? (Il l’avait écrit.) Lorsque qu’en 1979, je revins à Saint-Quentin comme journaliste localier à L’Aisne Nouvelle, j’entrepris une enquête sur le passage de Lainé dans la capitale du Vermandois. Je voulais savoir qui avait été Pomme, le personnage central de La Dentellière, dont le narrateur, professeur de philosophie dans un lycée technique dans « un département en forme de betterave » (comme par hasard ; ce sont les premières lignes du roman). Vivait-elle encore ? Où résidait-elle ? Je publiais mon enquête. Quelques jours plus tard, une dame m’appela en affirmant qu’elle était Pomme. Je tremblais d’émotion. Je lui demandais son identité et lui proposais que nous nous rencontrassions. Sa voix s’étrangla comme prise dans le siphon d’un sanglot. Et elle raccrocha. Je n’ai jamais su si cette voix anonyme était réellement celle de Pomme. Au début des années 2000, alors que je venais d’arriver comme reporter au service culture du Courrier picard, à Amiens, j’ai appris que Lainé revenait au lycée technique de Saint-Quentin pour y rencontrer des élèves et parler de ses livres d’inspiration axonaise. Ni une, ni deux : je pris rendez-vous avec lui pour  – enfin ! – l’interviewer. Il accepta. Nous nous retrouvâmes à la brasserie du Carillon sur la place de l’Hôtel-de-Ville de Saint-Quentin. L’entretien dura presque deux heures. Je buvais ses paroles et les souvenirs qu’il égrenait. A la fin de notre rencontre, je me lançais : « Et Pomme, qui était-elle ? Qu’est-elle devenue ? » Il me regarda droit dans les yeux, visiblement troublé, caressa sa barbe d’ancien professeur de philosophie et changea de conversation. Pomme, si vous me lisez, écrivez-moi à Causeur. Il n’est jamais trop tard pour se perdre dans la merveilleuse forêt de la littérature.


(1) La boîte à souvenir, premier volet. J’espère pouvoir écrire un deuxième (et pas un second) et peut-être un troisième volet de ce même type de chronique inspirée par ma sacrée boîte à livres. On verra bien…

Emmanuel Macron: «Vers l’infini et au-delà»

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DR.

Entêtement. Le président de la République a finalement reconduit Sébastien Lecornu à Matignon, hier soir. Si jamais il était contraint de véritablement démissionner à l’avenir, Causeur vous révèle en exclusivité le nom de son futur remplaçant.


À la perche, il y a Armand Duplantis, intouchable, inatteignable, qui ne cesse, cm par cm, d’améliorer ses propres records du monde. Eh bien, en politique, nous avons désormais son clone, qui s’appelle Emmanuel Macron.

Emmanuel Macron, perchiste indomptable

Mais où s’arrêtera-t-il ? s’interrogeaient, stupéfaits, les commentateurs sportifs le 15 septembre dernier, alors que le natif de Lafayette (en Louisiane) établissait son 15ème record du monde, en effaçant à son dernier essai une barre à 6m30.

Difficile à dire, évidemment, mais on peut au moins garantir que Duplantis ne dépassera jamais les 7m. Dans le cas d’Emmanuel Macron en revanche, personne, depuis cette semaine, ne peut plus garantir un plafond. Jupiter plane sur le toit du monde, et ne prévoit plus de redescendre sur terre.

2025, nouvelle année miraculeuse ?

L’année 1905, qui voit la publication par Einstein de quatre articles scientifiques révolutionnaires, est souvent qualifiée d’année miraculeuse de la physique.

Citoyens bénis que nous sommes, nous avons vécu, pour notre part, une semaine miraculeuse de la politique. Grâce à Jupiter, secondé par son fidèle Ganymède, nous avons ainsi découvert d’abord le concept de gouvernement supra-luminique, un gouvernement qui va plus vite que la lumière. Sitôt créée, l’entité mystérieuse a toutefois aussitôt disparu, avant même qu’un accélérateur de particules ait eu le temps d’enregistrer sa trace. Mais ce n’était qu’une préparation ; car notre duo génial tenait à partager avec nous une seconde de ses trouvailles, inspirée par l’expérience de pensée de Schrödinger : la notion de Premier ministre quantique, dont l’état politique (démissionnaire ou de plein exercice) varie suivant les opérations de mesure. Mort lundi, le chat Lecornu émerge ainsi vivant ce vendredi. Mais attention à ne pas refermer la boîte, car son état redeviendrait inconnu…

De la politique aux moulins à vent

Alors que la gauche attendait Matignon comme Vladimir et Estragon attendent Godot, que la droite s’enthousiasmait pour Jean-Louis Borloo, ressorti du congélateur, Emmanuel Macron, dans sa dernière foucade, a donc décidé de nous entraîner un peu plus profondément en Absurdie. Plus le temps passe depuis la dissolution, et plus Jupiter, dans son obstination à nier le réel, à maintenir la même ligne et recycler les mêmes ministres, fait penser à don Quichotte, criant sus à ses moulins à vent. Lui non plus, on ne le fera pas démordre de ses convictions ; au contraire, toute remise en cause semble comme l’enhardir. Il a décrété que sa ligne restait majoritaire, que Lecornu serait Premier ministre, il en sera ainsi ; autant vouloir convaincre don Quichotte que ses moulins à vent ne sont pas des géants. Et Lecornu-Panza aura beau estimer que son maître souffre de visions, écarter un temps toute perspective de rempiler, il finira néanmoins, comme l’entendait Cervantès, par se conformer aux hallucinations de don Quichotte.

Une seule ambition : l’absence d’ambition

Sancho Panza, toutefois, a obtenu pour cela d’immenses concessions d’Emmanuel de La Mancha, et d’abord celle-ci : son gouvernement ne devra plus compter de ministres ayant une ambition présidentielle. Cette dernière épithète paraît d’ailleurs très superflue, car on imagine mal quelle ambition saugrenue pourraient bien nourrir les futurs élus, en acceptant d’être dépêchés sur un tel radeau de la Méduse. Le casting exact peut donc demeurer inconnu à cette heure, on est assuré que les ministres à venir, à l’instar des précédents, ne feront pas mentir l’étymologie latine de leur titre, que notre langue, fort à propos, fait dériver de la racine « minus ».

La magie du carnaval

Mais Sancho n’a pas arraché que cette promesse à son maître : notre don Quichotte national, en effet, a également consenti à ce que l’épineux dossier de la réforme des retraites soit rouvert. Et comment lui donner tort ? Ce n’est pas comme si le Trésor royal était vide. A cet égard, la gauche a péché par timidité : c’est la suppression de la TVA, et non l’abolition d’une mesurette, qu’il fallait exiger.

En attendant, le carnaval s’approfondit. Car le propre du carnaval, c’est l’inversion des rôles : les serviteurs devenant les maîtres, et les maîtres les serviteurs, les paysans se déguisant en nobles, etc. Dans notre cas, le renversement est limité à moins d’individus, mais reste, sous la houlette d’Emmanuel Macron, tout aussi saisissant. Le monarque républicain, voulu par de Gaulle, se mue ainsi chaque jour davantage en royal bouffon.

Le prochain Premier ministre

Jusqu’au bout cependant, je veux croire qu’Emmanuel Macron a hésité, pour ne reculer qu’à l’ultime seconde devant un choix de Premier ministre plus disruptif. Un Premier ministre qui lui restera fidèle quand tous, suivant l’exemple des Brutus de la première heure – les Philippe, les Attal, les Estrosi même – auront fini par l’abandonner. Un Premier ministre capable de rassembler largement autour de lui, de manière parfaitement transpartisane et même inter-spécifique : Nemo, labrador de son état, mais pétri de convictions politiques, et Marcheur de la première heure. Sébastien Lecornu tient là son successeur, et il le sait ; dans les chenils, l’impatience monte…

Milady, femme libre

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La romancière Adelaïde de Clermont-Tonnerre photographiée en 2025 © BALTEL/SIPA

Adelaïde de Clermont-Tonnerre tente de réhabiliter l’image de l’odieuse Milady.


Alexandre Dumas a créé, à partir d’un personnage réel, une héroïne maléfique, synonyme de méchanceté, de perversion, de manipulation psychologique, bref une femme fatale, belle comme le jour qui nait, mais capable de trahir et tuer pour parvenir à imposer sa destinée.

Pari iconoclaste

Les hommes, comme les femmes, malgré son visage angélique et ses boucles blondes, furent ses victimes expiatoires. Le premier d’entre eux se nomme d’Artagnan, le valeureux mousquetaire, frappé mortellement à la tête au siège de Maastricht en 1673. Milady, puisque c’est d’elle dont il s’agit, l’avait séduit, et avait réussi à se débarrasser de sa compagne, la douce Constance, confidente de la reine Anne d’Autriche, morte dans les bras du valeureux mousquetaire. Cette sorcière shakespearienne, aux identités rapprochées multiples, séductrice compulsive, vaguement espionne, en fuite depuis l’enfance, parvint même à être l’amie de Richelieu, s’imposant dans les coulisses du pouvoir, territoire réservé aux mâles en épée. Tout cela est raconté de manière flamboyante, sans temps mort, dans Les Trois Mousquetaires, roman à la construction impeccable.

A lire aussi: «Le Comte de Monte-Cristo»: un malheur de plus pour Alexandre Dumas

Adélaïde de Clermont-Tonnerre a tenté un pari iconoclaste, et pour tout dire un peu fou. Elle s’est emparée de ce personnage de fiction, passé à la postérité pour ses défauts et non ses qualités, même si le mal, on le sait, peut exercer une fascination coupable, et a décidé de le réhabiliter en montrant la face cachée de Milady. Elle ne réécrit pas le roman de Dumas, ce qui serait un sacrilège, mais elle nous donne les raisons qui ont poussé cette figure emblématique de la littérature à agir de la sorte. Elle fait entendre « sa voix de femme au temps des hommes. » Pari un peu fou, mais réussi. L’auteure nous permet de suivre le parcours incroyable de Milady, avant Milady. Le point de bascule étant quand son tuteur, le père Lamandre, rend l’âme. La jeune fille doit quitter le couvent où elle avait trouvé refuge à l’âge de six ans. Une longue errance commence alors, où chaque jour est synonyme de combat. Une très belle scène éclaire la personnalité méconnue de Milady, qui se nomme encore Anne. Le chat de Lamandre, Grisou, vient de mourir. Il n’a pas survécu à la mort de son maître. Adélaïde écrit : « La jeune fille lui confectionna un tombeau de bois et de pierre dans la forêt (…). L’idée de la décomposition de Grisou, des vers et des pourritures qui devaient attaquer son pelage, lui rappelait la décomposition d’autres êtres aimés : sa mère, sa nourrice, son père disparu, son mentor tout juste enterré. » La femme qui fait l’amour dans le noir car marquée au fer rouge, cette mère qui doit protéger son enfant, l’élever seule, tout en voulant respirer l’air de la liberté, ne dévoilant jamais sa nature profonde, cette femme aux fioles, condamnée à mort à vingt-cinq à peine, par dix hommes, dont d’Artagnan qui n’est pas le moins véhément, méritait bien qu’on la réhabilitât. D’autant plus que ce roman enlevé, habilement agencé, se lit comme s’il s’agissait d’une suite écrite par Dumas, ce qui n’est pas rien.

Pas un scandale

Aux fâcheux qui crient au scandale en vitupérant contre Adélaïde de Clermont-Tonnerre et son entreprise romanesque, il convient de citer cette dernière s’adressant à Dumas : « Autre temps, autres mœurs. Je ne révise pas. Je n’accuse pas non plus. Je me glisse dans les blancs de ton texte, dans les angles morts, et j’invite ceux qui, comme moi, sont épris de justice à ouvrir les yeux et les oreilles. »

Pour notre plus grand plaisir de lecture.

Adelaïde de Clermont-Tonnerre, Je voulais vivre, Grasset. 480 pages

Une statue pour Turenne!

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Portrait de Turenne par l'entourage de Philippe de Champaigne, vers 1650. DR.

Le livre Turenne, génie militaire et mentor de Louis XIV d’Arnaud Blin dresse un portrait complet du grand capitaine, à la fois stratège de génie et homme de fidélités complexes, tout en replaçant ses campagnes et son rôle politique au cœur des bouleversements militaires et diplomatiques du XVIIᵉ siècle, où la guerre est indissociable de la politique royale française.


« De tous les avis, il s’exprimait difficilement et son écriture est loin d’égaler celle de nombre de ses contemporains. En ce sens le contraste avec Condé, talentueux dans tous les domaines, est saisissant ». Et pourtant, Turenne, au faîte de sa gloire, aura été utilisé par Louis XIV « comme une sorte de ministre des affaires étrangères opérationnel, [échangeant] directement avec nombre de têtes couronnées ».  

Sur les champs de bataille

Ainsi Arnaud Blin, spécialiste des relations internationales, portraiture-t-il Henri de La Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne (1611-1675), cadet d’une illustre famille protestante, dans un livre publié avec le concours du Ministère des Armées. Paru il y a deux mois, lecture captivante, l’ouvrage n’apporte pas seulement un puissant éclairage sur les événements historiques marquants du temps, en particulier les batailles et autres sièges – Brisach (1638), La Rotta (1639), Turin (1640), Tuttlingen mais surtout Rocroi, évidemment (1643), Fribourg (1644), Nördlingen et Alerheim (1645), Zusmarshausen (1648), Rethel (1650), les Dunes (1658), Turckeim (1675) enfin… – que livra (pas toujours victorieux, d’ailleurs) le grand capitaine. Jusqu’au jour fatal du 27 juillet 1675 où, à Sasbach, un boulet de canon vient frapper Turenne de plein fouet : il meurt sans descendance, à l’âge de 63 ans.


Du contexte des conflits en cours, depuis la Guerre de Trente Ans jusqu’à la guerre de Hollande, en passant par les sanglants épisodes de la Fronde (cf. la bataille du Faubourg Saint-Antoine en 1652), l’auteur fait le récit circonstancié dans un luxe de précisions qui, tout au long, replace véritablement le lecteur sur le théâtre des opérations.

Au-delà du récit touffu de ces engagements, mille détails décantés de l’enchaînement factuel permettent de se représenter très concrètement les conditions dans lesquelles on se battait au Grand siècle : les évolutions de l’armement, de l’équipement, de l’intendance, les modalités de la tactique et la stratégie, etc. C’est là, pour une bonne part, l’intérêt de ce nouveau regard porté sur ces années qui joignent la Régence d’Anne d’Autriche au règne commençant du fils de Louis XIII.  

A lire aussi: Derrière l’horizon…

Des exemples ? « Au XVIIème siècle […] le mousquet ou fusil allait connaître des améliorations telles que le piquier classique, qui fut durant des siècles l’un des piliers des armées occidentales […] deviendrait rapidement obsolète. […] C’est durant la guerre de Trente ans que le mécanisme à rouet cède la place au mécanisme de pierre à feu ou pierre à fusil (d’où le terme de fusil pour désigner l’arme) qui permet d’armer le fusil, puis de déclencher le mécanisme à l’aide de la gâchette et de la détente ».  Ailleurs, sur la cavalerie, « héritière de la cavalerie lourde de l’époque médiévale » : « souvent placée aux ailes, comme à l’époque d’Alexandre ou d’Hannibal, elle combattait de pair avec les spécialistes du tir, archers, arbalétriers, arquebusiers et, au XVIIème siècle, mousquetaires, plus les artilleurs. Le cavalier occidental combattait de manière rapprochée, épée, sabre (remplaçant l’épée au cours du XVIIème siècle) ou pistolet en main, contre d’autres cavaliers ou contre des fantassins […] les gardes du corps du roi avaient les chevaux les plus grands, suivis par la cavalerie, puis les ‘’carabins’’ et dragons. […] Le développement et le perfectionnement de l’artillerie, en revanche, commençaient à peser sur l’efficacité de la cavalerie dans la mesure où le cavalier pouvait désormais être atteint en plein vol par un projectile que bien souvent il n’avait pas vu venir […] En outre, le bruit du canon, ainsi que celui du mousquet n’étaient pas pour calmer l’humeur des montures. Le bruit, ou plus exactement les sons distinctifs des deux armes, l’infanterie et la cavalerie, projetait leurs combattants dans des mondes totalement différents ». Ou, plus loin : « L’usage des instruments de musique avait pour fonction première de faciliter la communication au sein de troupes linguistiquement hétéroclites ». Etc. 

Pour le non spécialiste de la chose militaire, Turenne, génie militaire et mentor de Louis XIV restitue enfin les enjeux fondamentaux du temps, la toile de fond encore fraîche des guerres de religion (élevé dans la religion réformée, Turenne se convertira au catholicisme), puis de la Fronde où, comme l’on sait, le futur maréchal risqua son avenir, intrigue dont le récit palpitant occupe la partie centrale du livre, avec, « qu’ils l’aient voulu ou non, […] projetés tous les deux au cœur de la rébellion », la rivalité l’opposant à Condé et l’affirmation de son génie durant le conflit franco-espagnol, au moment même où le dauphin atteint sa majorité – à 13 ans ! – et où le futur monarque versaillais commence, adolescent précoce, à peser sur les décisions… Sont remarquablement expliqués la « chaîne de fidélités » qui permet de comprendre pourquoi et comment Turenne « put à diverses reprises durant sa vie s’éloigner momentanément du roi et même rejoindre ses opposants, puis revenir auprès de lui sans autre conséquence pour sa carrière ou sa personne ». De fait, Louis XIV aura été bien avisé de lui pardonner ses ‘’errements’’ pour en faire son glorieux mentor.    

La politique c’est la guerre

« Turenne lui-même, observe finement Arnaud Blin, sera l’un des premiers chefs de guerre à se trouver en porte-à-faux entre des objectifs militaires poussant logiquement à la montée des extrêmes et des objectifs politiques définis selon les principes d’économie et le contrôle de la violence ». Aussi bien « la guerre, et tout ce qui y touchait de près ou de loin, constitua un objet central de la politique de Louis XIV. Sous le Roi-Soleil ; elle n’est pas un phénomène séparable de la politique et elle n’est pas non plus, ou pas seulement, une ‘’continuation de la politique par d’autres moyens’’. Elle est la politique. Elle est la source et la partie constitutive du pouvoir ».  En 2025 où les bruits de bottes se font dangereusement insistants, de telles remarques se chargent, semblerait-il, d’une singulière actualité.     

En parallèle, pour qui aurait à cœur de creuser l’environnement historique dans lequel Turenne fait ses premières armes, il ne sera pas inutile de se plonger toutes affaires cessantes dans La Guerre de Trente Ans (1618-1648), écrit d’une plume particulièrement alerte par l’historienne Claire Gantet, conséquent volume de 700 pages, également coédité avec le Ministère des Armées, et que Tallandier vient d’avoir la bonne idée de ressortir en « Texto », l’indispensable collection de poche maison.  


A lire :

Turenne, génie militaire et mentor de Louis XIV, par Arnaud Blin Tallandier/ Ministère des Armées, 528p, 2025.

Turenne: Génie militaire et mentor de Louis XIV

Price: 26,90 €

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La Guerre de Trente Ans, 1618-1648, par Claire Gantet. Tallandier (coll. Texto), 717p. 2025.

La guerre de Trente Ans: 1618-1648

Price: 13,50 €

3 used & new available from 11,50 €

Classique: de Naples à Buenos Aires

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Le ténor Pene Pati © Bernard Couv / Warner Classics

Le ténor Pene Pati fait revivre le chant napolitain, et Vittorio Forte, au piano, le répertoire romantique sud-américain. Deux merveilleux CD qui ont enchanté notre chroniqueur Julien San Frax.


Double retour aux sources. D’abord Pene Pati, qui dans le CD Serenata a Napoli exhume plus d’une vingtaine de purs joyaux de la canzone napolitaine. Le ténor samoan est accompagné de la formation Il Pomo d’Oro, dirigée par le guitariste transalpin Antonelli Paliotti. Guitare, mandoline, viole, violoncelle et même castagnettes, une immersion dans ce répertoire populaire dont l’âge d’or remonte aux années 1880, alors véhiculé par le festival de la Piedigrotta qui, pour citer le beau texte de présentation de Paliotti inséré dans le coffret « perd progressivement, et de façon irréversible, son caractère mystico-religieux, et magique pour se transformer en manifestation de masse… »

Musique populaire ? Sur ce registre, la discographie anthologique réalisée entre 1959 et 1963 par Roberto Murolo (1912-2003) sous le titre Napoletana reste à jamais irremplaçable. Il n’en reste pas moins légitime de visiter à nouveaux frais ce corpus de chansons qui « vous prennent aux tripes », comme on dit, à plus forte raison dans une orchestration inédite qui a soin de raccorder cette tradition aux éléments constitutifs de la musique dite « savante », qu’elle n’a jamais cesser de nourrir, de Puccini à Ravel. Antonello Paliotti souligne au demeurant que « les références à la tradition orale s’avèrent plus marquées dans les morceaux instrumentaux, avec leur architecture biscornue, leurs rythmes frénétiques, leurs mélodies âpres et dissonantes typiques de la culture populaire, en particulier napolitaine ». Alors, bien sûr, sur les paroles du poète Giovanni Capuro, O sole mio, scie absolue du répertoire napolitain, ne saurait se voir distrait d’un tel album. Mais la sélection célèbre également quelques puissants jalons de cette veine si féconde : rengaines, sérénades impérissables, présentées d’ailleurs avec une savoureuse érudition par l’historien du chant Enzo Carro dans le livret d’accompagnement.

Reste, surtout, la voix unique de Pene Pati, dont on se souvient qu’il campait fabuleusement Germont dans La Traviata l’an passé à l’Opéra-Bastille…  Cette actuelle échappée vers la musique populaire donnera lieu, le 11 mai prochain, à un récital au Théâtre des Champs-Elysées, qui reprend le programme du disque. En attendant, l’agenda de Pati n’est pas précisément vide ! Evidemment, l’événement majeur sera, en janvier 2026, sa prestation dans une nouvelle production du sublime opéra de Massenet, Werther, à l’Opéra-Comique, dans le rôle-titre aux côtés de Marianne Crebassa (Charlotte), sous la direction de Raphaël Pichon, dans une mise en scène signée Ted Huffman. On retrouvera encore dès février Pene Pati à la Philharmonie de Paris dans le Requiem de Berlioz et, ce même mois, au Capitole de Toulouse, dans Lucia di Lammermoor. Sans compter des récitals à Strasbourg, à Bordeaux, et d’autres invitations lyriques à l’étranger… L’étape napolitaine de Pati est épatante quoiqu’il en soit.


Autre remarquable retour aux sources sous les auspices de Vittorio Forte, pianiste franco-italien natif de Calabre, formé à Lausanne puis à l’International Piano Academy de Côme, aujourd’hui âgé de 48 ans, désormais établi à Montpellier où il anime une série de master-classes tout en assurant la programmation d’une saison baptisée Piano intime.

Enregistré en décembre 2024 sur un piano Fazioli, instrument à la signature sonore d’une netteté cristalline, combinant transparence et puissance de projection éclatante, Volver énonce – comme l’indique son titre  – un retour vers un répertoire qui passe souvent pour anecdotique, mais reste, à l’oreille, une pure délectation. Musique de salon ? Ce corpus latino-américain qui enjambe XIXème et XXè siècle, prolongement direct du romantisme européen où il prend sa source, revêt souvent les couleurs de l’élégie: empruntes d’une nostalgie, d’une mélancolie ardente, ces partitions, pour certaines d’une grande virtuosité, n’ont pas de spécificité, ou disons d’identité marquée, il faut bien le reconnaître, par rapport à la tradition classique occidentale. De fait, tous les compositeurs dont il est question dans cet album ont fait leurs classes à Paris, à Berlin ou ailleurs en Europe. Autant dire que leur langage, j’allais dire leur folklore, est le fruit d’un apprentissage académique qui ne nous dépayse guère, bien au contraire: et c’est bien là le charme de ces pièces si dansantes, raffinées, élégantes dont Volver est l’hommage.

Ce précieux album réunit, à côté des plus grands noms, quelques compositeurs méconnus : l’Argentin Astor Piazzolla (1921-1992), qui écrit cet Adios nonino à la mort de son père ; le Brésilien Heitor Villa-Lobos (1887-1959), présent ici avec Impressoes seresteiras et Valsa da dor, deux morceaux très différents, aussi superbes l’un que l’autre ;  son compatriote Alberto Nepomuceno (1864-1920), également violoniste, le père du nationalisme brésilien et actif abolitionniste de l’esclavage, qui fut lié d’amitié à Grieg, et dont les Quatro peças lyricas op. 13 sont une merveille, surtout la dernière, au tempo accéléré, brillantissime ; Carlos Gardel, dont les transcriptions, exécutées par Forte lui-même, fournissent le titre et la conclusion de l’album ; le Cubain Ernesto Lecuona (1895-1948), avec La conga de media noche et La comparsa, la seconde bien connue (occasion de regretter, au passage, que sa capiteuse Noche azul n’aie pas été choisie plutôt) ; le Mexicain Manuel Ponce (1882-1948) dont la Rapsodia mexicana n°1, à la fois brillante et mélancolique, est un des sommets de cette sélection. Volver surprise du chef, exhume à côté de ces compositeurs stars d’autres figures plus méconnues, tel le Chilien Alfonso Leng (1884-1974), qui fut également dentiste. Datées 1914, ses cinq Doloras tellement « chopiniennes » sont un pur régal. Quant au malheureux Antonio Luis Calvo (1882-1945), compositeur chilien de bonne heure frappé par la lèpre, il passa sa vie au sanatorium Agua de Dios : Lejano Azul et Malvaloca, aux accents hispanisants, rappellent irrésistiblement Albéniz. La palme revient, selon le goût de votre serviteur, à l’Argentin Carlos Guastavino (1912-2000), dont la luxuriance et la délicatesse rappellent d’assez près Granados (jusqu’à paraître même, dans Las ninas, la première des deux pièces jouées ici, pasticher les Goyescas)…

Les plus fervents mélomanes auront déjà noté sur leurs tablettes que le 17 novembre, l’on pourra entendre « en live », comme on dit, le programme qu’immortalise Volver, récital de Vittorio Forte au Lavoir moderne, à Paris. Le pianiste donnera encore un récital le 7 décembre prochain, au Théâtre de Passy.


Serenata a Napoli. Pene Pati, ténor. Orchestre Il pomo d’oro. 1 CD Warner Classics
Volver. Vittorio Forte, piano.1 CD Mirare

Serenata a Napoli

Price: 12,61 €

15 used & new available from 12,61 €

Volver

Price: 17,99 €

13 used & new available from 2,22 €

«Homo fragilis»: quand la société érige la vulnérabilité en vertu

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L'essayiste Samuel Veissière. DR.

L’anthropologue Samuel Veissière part aux sources de l’effondrement de nos repères communs et de l’explosion des récits identitaires parmi les jeunes générations. Un essai stimulant.


Dans Homo fragilis, l’anthropologue Samuel Veissière analyse la montée en puissance d’un nouvel idéal : celui de l’individu hypersensible que l’on doit protéger de tout — des dangers matériels comme des idées contraires. Ce tournant culturel n’est pas anodin : il redessine notre rapport à la liberté, à l’État et au commun.

Homo fragilis : la fabrique de l’homme cassable

Il fut un temps, pas si lointain, où l’on enseignait aux enfants que la vie est rude, que le monde ne vous doit rien et qu’il faut apprendre à se tenir debout. Aujourd’hui, la morale dominante tient un tout autre discours : l’existence serait un risque permanent, l’individu une créature vulnérable qu’il faut protéger de tout : du froid, des mots, des idées contraires, du réel surtout. C’est à cette mutation anthropologique que s’attaque le passionnant essai de Samuel Veissière, anthropologue et chercheur en sciences cognitives, dans Homo fragilis.

L’auteur ne se contente pas de dresser un constat sociologique sur la montée de l’hypersensibilité contemporaine : il en retrace la genèse intellectuelle, psychologique et politique. Pour lui, nous sommes passés en quelques décennies de l’idéal d’autonomie — celui des citoyens capables de débattre, de supporter l’adversité et de s’émanciper de la tutelle — à une culture de la fragilité sacralisée. Le “moi vulnérable” n’est plus une étape du développement, c’est devenu un statut identitaire, presque une vertu. Et la société entière est sommée de s’y adapter.

La fragilité comme idéologie

Veissière parle d’“idéologie de la fragilité” pour désigner ce système de valeurs où la sensibilité extrême n’est pas seulement tolérée, mais encouragée, institutionnalisée. Universités, médias, politiques publiques: tout concourt à protéger l’individu contre l’offense réelle ou supposée. L’espace public se reconfigure autour de l’émotion individuelle. La subjectivité prime sur le raisonnement ; le ressenti tient lieu d’argument.

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Ce processus n’est pas spontané. L’auteur en montre les ressorts : d’abord, la montée de la psychologie comme langage dominant (non plus comme discipline thérapeutique, mais comme grille de lecture globale du monde). Ensuite, la généralisation d’un discours sécuritaire, à la fois sanitaire, social et moral, qui réduit l’existence à un ensemble de risques à minimiser. Enfin, l’émergence d’un individualisme victimaire: il ne s’agit plus d’être libre, mais d’être reconnu dans sa vulnérabilité.

À la clé, un paradoxe mordant: au nom de la protection, on produit des individus de plus en plus dépendants des institutions, moins capables de supporter la contradiction et plus prompts à exiger une réassurance permanente. Le citoyen se mue en patient.

Une anthropologie du confort

L’intérêt majeur de l’ouvrage est de ne pas céder à la tentation du sermon moral ou du pamphlet : Veissière est anthropologue, et il observe. Il décortique les conditions matérielles et culturelles qui ont rendu possible l’émergence de cet “homo fragilis”. Abondance économique, numérisation des relations humaines, effacement des rites de passage: autant de facteurs qui ont lentement sapé la valeur de la résistance.

Ce confort généralisé, qui devait libérer, a produit l’effet inverse: en réduisant la confrontation au réel, il a laissé croître une peur diffuse de tout ce qui résiste. L’“enfant-roi” est devenu l’“adulte-fragile”, persuadé que tout ce qui le contrarie est une agression. L’ère du cocon a remplacé celle du courage.

L’auteur mobilise aussi les apports des sciences cognitives : nos cerveaux sont façonnés par l’environnement social. En hypertrophiant les signaux de menace, notamment par les réseaux sociaux et les discours médiatiques, la société fabrique des individus hypersensibles aux micro-agressions et autres offenses imaginaires.

La politique de la sensibilité

Ce glissement n’est pas neutre politiquement. L’idéologie de la fragilité sert une double dynamique : d’un côté, elle justifie un interventionnisme toujours plus poussé de l’État (pour protéger les individus contre eux-mêmes) ; de l’autre, elle fragmente la société en une mosaïque de sensibilités concurrentes, chacune réclamant reconnaissance et réparation.

Ce que Veissière décrit avec précision, c’est la manière dont cette politique de la sensibilité érode le socle commun: la possibilité même d’un débat rationnel, d’un espace public partagé. À force de craindre de blesser, on ne dit plus rien ; à force de surprotéger, on infantilise ; à force d’hygiéniser la vie, on atrophie les ressorts de la liberté.

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Le propos n’est pas réactionnaire au sens caricatural du terme : Veissière ne plaide pas pour le retour à une virilité de cartoon. Il montre simplement qu’une société ne peut survivre si elle fait de la vulnérabilité un horizon et de la protection une valeur suprême. La liberté suppose une certaine dureté au monde.

Une lecture salutaire

Dans une époque saturée de discours compassionnels et d’alertes morales, cet essai tranche par sa lucidité. En refusant la déploration nostalgique comme le progressisme béat, Veissière éclaire un processus profond: celui d’une civilisation qui, en prétendant abolir la souffrance, oublie qu’elle forge aussi les caractères.

Homo fragilis n’est pas un brûlot; c’est un avertissement. Si nous continuons à ériger la sensibilité en totem, nous aurons des sociétés de plus en plus frileuses, divisées et contrôlées. Si, au contraire, nous acceptons de réhabiliter la robustesse — non pas la brutalité, mais la capacité à endurer — alors nous pourrons encore faire société.

Ce n’est pas un hasard si cet essai trouve un écho particulier dans les milieux qui refusent la dissolution du commun dans la soupe émotionnelle. Car il pose une question décisive : voulons-nous être libres ou cajolés ?

384 pages

Homo fragilis: Aux origines évolutives de la fragilité humaine

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Podcast: Dissolution ou démission? Voilà la question

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Emmanuel Macron au cours de la cérémonie pour transférer les restes de Robert Badinter au Panthéon, Paris, France, le 9 octobre 2025. Eliot Blondet -POOL/SIPA

Avec Céline Pina, Eliott Mamane et Jeremy Stubbs.


Plus le président de la République essaie de gagner du temps en reportant la nomination d’un nouveau Premier ministre et la création d’un nouveau gouvernement, plus il a l’air illégitime en tant que chef de l’Etat. Jusqu’à présent, les critiques et adversaires d’Emmanuel Macron réclamaient la dissolution du Parlement et de nouvelles élections législatives, mais en prononçant le mot de « démission », celui qui avait été son Premier ministre lors du premier cycle de la macronie, Edouard Philippe, a libéré la parole et déclenché une série d’appels similaires par d’autres politiques. Est-ce qu’une élection présidentielle anticipée permettrait de débloquer la situation ou est-ce qu’elle créerait encore plus d’instabilité politique?

Au moment où les restes de Robert Badinter sont transférés au Panthéon, offrant à Emmanuel Macron l’occasion de faire oublier momentanément la crise politique, la profanation de la tombe de l’ancien garde des Sceaux nous rappelle la vague actuelle d’antisémitisme qui touche jusqu’à ceux qui incarnent l’humanisme républicain.

L’accord de paix entre Israël et le Hamas qui semble sur le point d’être conclu mettra-t-il fin à cette vague d’antisémitisme qui se cache derrière le voile de l’antisionisme propalestinien? Probablement pas. Mais si la paix arrive au Moyen Orient, le président Trump, quoi que l’on pense de lui en général, méritera peut-être le prix Nobel de la Paix.

Nietzsche est mort

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Le philosophe allemand Nietzsche (1844-1900). DR.

Après un fugitif siècle de magistrature sur les esprits déshérités de la droite pensée, nous ne pouvons que constater le décès intellectuel de Monsieur Friedrich Nietzsche. Le vingt-et-unième siècle marque le début de son autopsie, et aucune enquête n’est nécessaire puisqu’il n’a pas été assassiné : ses idées sont mortes avec lui.

Feignant d’annoncer le crépuscule des idoles et de naviguer par-delà bien et mal, se présentant comme une aurore dans la taverne des idées, Nietzsche ne semble désormais séduire que les tenanciers du stade embryonnaire de la philosophie, puisque si Nietzsche est mort tout seul, ces derniers temps montrent que les spiritualités dansent sur son tombeau.

La promesse de l’aube

Sur la scène d’un XIXe siècle rationaliste et scientiste qui faisait fi de l’instinct, tout ce qui s’approchait de la nature, des pulsions de conservation et de l’ordre coutumier des choses paraissait incrédible devant la suprématie des normes et de la procédure.

La pensée par « système » dominait une atmosphère positiviste, les dieux grecs exerçaient moins d’empire sur les esprits que la presse à grand tirage, la peinture était chassée par la photographie, Goethe, Napoléon et Chateaubriand étaient morts. En France, la IIIe République s’instaurait, et la poésie romantique partait avec Lamartine. Tout avait été pensé, tout avait été dit. Mais Nietzsche, né en 1844, se voyait comme une étoile tombée du ciel quand il publia son premier ouvrage en 1872 : la Naissance de la Tragédie. Avec cet obscur philologue, précocement titulaire d’une chaire universitaire, il était question de ressusciter le paganisme, de renouer avec une olympienne cruauté, de faire redécouvrir aux hommes techniques et matérialistes la réalité de leurs instincts. Nietzsche est arrivé dans le monde des lettres en n’apportant rien, mais en reformulant tout.

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C’est ainsi qu’il proposa une série de concepts et de commandements, dont voici l’essentiel : la vie est la seule réalité, les hommes supérieurs dominent les hommes inférieurs, l’inégalité est un moteur de la surhumanité, il faut tirer sur la morale car sa validité ne réside que dans la tradition incontestée, il n’existe pas de phénomènes intrinsèquement moraux, le christianisme souille l’humanité, le socialisme et l’anarchisme sont des échecs individuels mués en projet politique, Socrate est une canaille, et il ne faut pas boire trop de café. Tout Nietzsche est là.

Il suffit de lire avec sérieux son œuvre, d’Humain trop humain à l’Antéchrist, pour se rendre compte que Nietzsche prétendait ouvrir l’œil du monde, avant d’avoir ouvert le sien. L’abolition des idoles qu’il escomptait en promettant le ravivement de la « philosophie du matin », l’éternel retour, le réveil du « voyageur », s’est en réalité transformée en un individualisme post-nietzschéen qui ne fonctionne que par l’adoration de valeurs auto-déterminées. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire : une pensée faussement révolutionnaire a créé des enfants qui la renient.

Ainsi parlait le Vide…

Le néophyte peut être impressionné par la lecture de Nietzsche. La proposition d’un monde basé sur l’instinct, où le Moi domine un environnement fondé sur l’appétit et la volonté de puissance, peut sembler vertigineuse voire désirable pour celui qui se sent faible dans l’existence.

Mais où trouve-t-on une idée neuve dans ses papiers rédigés entre deux neurasthénies ? L’idée du moi ? Le « cogito ergo sum » de Descartes l’avait déjà proclamée. La subjectivité comme seul réceptacle de la vie ? Kierkegaard l’avait consacrée. L’éternel retour ? Le cosmos des Grecs l’envisageait. L’acceptation du destin ? Le fatum des Romains la promouvait. La lutte contre les idoles ? Toutes les religions monothéistes y exhortent. L’homme est la mesure de toute chose ? Protagoras l’avait proclamé. La critique de la morale ? Les sophistes mis en scène par Platon raillaient l’idée d’une morale universelle, Machiavel l’écartait de la politique, Spinoza la mettait en balance avec la volonté d’agir, et Sade l’a tyrannisée – pourtant, Nietzsche s’est présenté comme « le premier des immoralistes ».

En bref, tout l’arsenal notionnel de Nietzsche était puisé dans des armes qu’il pensait aiguiser sur une pierre philosophale, alors qu’il n’a fait que traduire le stoïcisme en allemand. Humblement, il écrit dans Ecce Homo : « le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu ». L’épreuve du temps porte à penser que c’est plutôt parce qu’il n’y avait rien à voir ni à entendre. Il a voulu être le Napoléon de la philosophie, mais si l’épopée fut belle, comme l’Empire, on en ressort plutôt rapetissés qu’agrandis.

Le déclin du nietzschéisme et la renaissance du spirituel

Qui donc donne à son enfant une éducation « nietzschéenne » ? Ce philosophe-marcheur en fuite permanente de la vie, de ses pairs, de son pays, a présenté une œuvre qui devrait engendrer des disciples (même s’il répétait qu’il n’en voulait pas, il annonçait un monde régénéré grâce à lui), qui allait détricoter les idées reçues et mener la vieille Europe à la réconciliation avec la pure vitalité. Il a promis une « philosophie au marteau », il n’a trouvé qu’un époussetoir.

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Pourtant, s’il y a une chose qu’on ne peut pas lui enlever, c’est le style. Comme Rousseau, il est meilleur quand il écrit pour le plaisir que quand il soumet une idée. Il faut dire que la fulgurance de ses déclamations, les charmes de ses nuances lexicales, la richesse de sa phraséologie et l’ironie complice qui accompagne ses traits d’esprit forment un invincible parfum qui anesthésie le passant. Tout ébaubi devant de tels effets de manche, balloté entre l’exaltation dionysiaque, l’affirmation de l’égoïsme et le rejet du ressentiment, le jeune Moderne croit découvrir un cinquième Évangile, alors que Nietzsche, c’est l’achalandage de la réflexion.

Cependant, Nietzsche a eu une intuition dans ses derniers écrits, lorsqu’il s’interroge : « peut-être suis-je un pantin ? ». Nous sommes autorisés à penser, nous qui vivons dans ce monde autodéterminé et orphelin de la transcendance, que Nietzsche incarnait en effet l’archétype d’un pantin rationaliste. Pensant se mouvoir librement, il était en réalité animé par les ficelles d’une morale subjective, contorsionné entre les nœuds du positivisme et ses effets spécieux, captif d’un relativisme qui n’a jamais rendu libre, et aveuglé par la dictature la plus transfrontalière qui soit : celle de l’individu.

Ainsi, malgré une plume indéniablement gymnaste et un esprit autant illuminé par la quête de la bonne formule que par lui-même, Nietzsche ne résonne aucunement dans les vallées de l’intellect. Personne ne peut décemment poser que Nietzsche a contribué au raffinement de la civilisation, et aucune position politique ne s’est appropriée, même sans le savoir, ce qui aurait pu devenir son héritage. Diogène cherchait « l’homme », il chercherait aujourd’hui « le nietzschéen ».

Hormis un numéro de claquettes et quelques saillies bien trouvées, Nietzsche est de ceux qui ont cherché, et qui ont cru découvrir alors qu’ils ne faisaient que relire. Il faut à tout le moins le considérer comme ce qu’il est : une virgule dans la phrase de la pensée.

M. Macron, soyez disruptif jusqu’au bout!

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Emmanuel Macron photographié le 8 octobre 2025 © Michel Euler/AP/SIPA

En appelant au « salut de la nation », certains demandent à Emmanuel Macron de démissionner.


« On pardonne volontiers à celui qui brusque l’occasion, disait Talleyrand, jamais à celui qui la manque. » Nul ne tiendra rigueur au président de la République de sa campagne inattendue de 2017, dans laquelle il fit preuve d’une certaine audace, et qui put convaincre à l’époque assez de Français pour qu’ils se rassemblent en un grand mouvement plein d’espoir.

Qu’ils viennent me chercher !

Ce que l’histoire ne lui pardonnera pas, en revanche, ce sont ses atermoiements puérils pour ne pas démissionner, sa manière qu’il a de s’accrocher coûte que coûte aux bras de son fauteuil, à les déchirer. Son irresponsabilité, en somme, lui qui ne cessait d’appeler à la responsabilité citoyenne pendant la crise du Covid, et se permettait même d’emmerder les non-vaccinés. C’est décidément une habitude de la macronie, de donner des leçons à tout le monde sans jamais les appliquer à soi-même.

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Aujourd’hui, la France entière supplie Emmanuel Macron de démissionner1. La dissolution ratée de 2024 empêche tout gouvernement alors même que le pays est au plus mal, après huit ans de politique désastreuse. La crise économique nous guette ; les commerces ferment les uns après les autres ; l’économiste de gauche Zucman fait figure de prophète, bientôt on votera l’emprunt forcé aux riches, on se croirait revenu au temps du Directoire. Et cependant Emmanuel Macron, tel Barras, intrigue avec les assemblées pour se maintenir absolument. Le pire est que sans doute il se croit sincère : car, pétri d’idéologie, il s’imagine comme un roc élevé entre la bordélisation et la bardellisation, un centre modéré tenant ferme contre les assauts des extrémismes de tous bords. Hélas, si Victor Hugo, l’homme-océan, pouvait se donner des airs de récif dans Les Travailleurs de la mer, Macron, lui, a depuis longtemps perdu le droit de s’élever si haut : du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.

Quand 70 % des Français appellent à sa démission, lui, dans sa novlangue insupportable, laisse quarante-huit heures à son Premier ministre pour « définir une plateforme d’action et de stabilité » ; il gagne du temps : après, il nommera un Premier ministre de gauche ; après, il dissoudra l’Assemblée.

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Et cependant le pays, par l’inconscience d’un seul homme, restera bloqué dans sa chute. Déjà, la Cour des comptes craint « un effet boule de neige » de la dette ; Pierre Moscovici évoque une « crise politique et démocratique sans précédent » ; Jean-Luc Mélenchon peut l’accuser de semer le chaos (!) ; le duc d’Anjou, publiant une tribune2, craint, le sourire aux lèvres, l’effondrement de la République ; même Édouard Philippe appelle à sa démission : quelle tristesse !…


  1. À la question de savoir si Emmanuel Macron devrait démissionner de son mandat de président de la République, 73% des Français répondaient « Oui », dont 49% se montraient « tout à fait favorables » à cette issue dans un sondage Toluna Harris Interactive pour RTL lundi 6 octobre NDLR. ↩︎
  2. https://www.lejdd.fr/politique/louis-de-bourbon-la-ve-republique-est-au-bord-de-leffondrement-162748 ↩︎