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L’ouïe fine d’Alexandre Postel

Il publie "Tout Ouïe" (L’Observatoire, 2025)


L’ouïe fine d’Alexandre Postel
L'écrivain français Alexandre Postel © Humensis

Avec Tout Ouïe, Alexandre Postel propose un roman satirique, dont le sujet est la réception par une éditrice d’un roman où le personnage principal est fasciné par les bruits du plaisir féminin. Derrière sa simplicité apparente, une œuvre à étages…


Le nouveau roman d’Alexandre Postel a quelque chose du conte philosophique. Point de prince ou princesse, ni de pays imaginaire, mais il en possède l’ironie, la brièveté de la forme et l’esprit général. Les personnages eux-mêmes se résument à quelques traits distinctifs.

Roman dans le roman

Violette Letendre, éditrice en déclin dans une maison d’édition en déclin, est approchée par Monegal, le mari d’une de ses proches. Elle le connaît comme nous connaissons souvent ces gens qui partagent la vie de nos amis, par quelques malentendus et sans sympathie particulière. Monegal lui propose de lui envoyer un chapitre par semaine d’un roman en cours d’écriture, intitulé La Confession auriculaire, initiative que Violette Letendre accepte avec réticence. Ce roman dans le roman a pour protagoniste Victor Chantelouve. Le paradoxe réside dans le fait que ce héros représente le seul personnage véritablement romanesque du livre d’Alexandre Postel. Le seul, du moins, que le lecteur de Tout ouïe apprendra à connaître, puisqu’on le suit de l’enfance à l’âge adulte. Il se caractérise par un trait intérieur bien particulier : son obsession pour les expressions sonores de la jouissance féminine.

L’exploration de ce penchant constitue le sujet central de La Confession auriculaire, le livre de Monegal pastichant les codes du roman d’initiation. Or pareille écriture, d’un univers fantasmatique singulier, qui ne relève pas tout à fait de la collection Harlequin, ne peut complètement correspondre à l’éthique commune, et surtout à l’esprit du temps. Comment, dès lors, une telle œuvre peut-elle trouver sa place dans une société contemporaine ne jurant que par des produits de plus en plus standardisés, et où la création se voit jugée non selon des critères esthétiques, ou par le plaisir artistique qu’elle procure, mais à l’aune du respect des mœurs nouvelles ?

Un roman de l’ambiguïté

L’œuvre d’Alexandre Postel cultive un art double. Double d’abord par l’alternance des voix à la première personne du singulier. L’intrigue se déploie, en effet, autour de cette lutte entre liberté du créateur et norme sociale qu’incarne la parole de Violette Letendre. Quand le premier transgresse la nouvelle doxa progressiste, l’éditrice rappelle immédiatement à son interlocuteur les différentes obligations morales et judiciaires à laquelle un ouvrage doit aujourd’hui se conformer.

Mais le caractère double est aussi intérieur, par le cheminement plus trouble que va progressivement emprunter Violette Letendre à la lecture du livre de Monegal, jusqu’à suspendre son jugement pour se laisser emporter par l’intrigue. Il se produit alors une sorte de contamination de l’éditrice par les mots du romancier comme un hommage d’Alexandre Postel à la puissance de la fiction.

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Outre cette évolution d’une critique moralisatrice vers une lecture moins inhibée, Tout ouïe est un récit double par l’ambivalence de la figure de l’écrivain. Monegal existe moins pour le lecteur que son personnage, Victor Chantelouve. Ce dernier projette une ombre derrière laquelle la réalité de Monegal demeure cachée, dans une identité opaque et jamais résolue.

Enfin, le caractère double du roman s’étend à quiconque ouvre le livre d’Alexandre Postel. Nous voilà aussitôt lecteurs du manuscrit de Monegal, qui se trouve directement soumis à notre jugement. Un tel procédé donne alors le sentiment, en tant que lecteur de La Confession auriculaire, de devenir un personnage de Tout ouïe. Car cette mise en abîme nous oblige à nous positionner par rapport à ce roman dans le roman et à la lecture qu’en fait Violette Letendre, comme à égalité avec elle.

Une forme pleine d’esprit

Alexandre Postel construit donc un roman ambigu qui, par son ironie, refuse de répondre frontalement aux questions qu’il pose. Non que les partis pris de l’auteur ne soient pas sensibles, mais ils se devinent sans s’affirmer. Même dans la satire, un espace est laissé à notre propre réflexion. Par l’alternance de deux écritures à la première personne du singulier, se déploie en effet une histoire dont tout point de vue supérieur est absent. Nul développement d’un narrateur omniscient, surplombant les scènes du récit, qui viendrait exposer sa vision du monde. On peut ainsi parler, en quelque sorte, d’une fable sans morale. Ou plutôt d’une fable où la morale trace un chemin que le lecteur doit achever seul. Et quand d’autres fictions nous imposent un univers fermé, avec des personnages longuement décrits, des péripéties qui cherchent à nous émouvoir ou à nous faire rire, nous demeurons avec ces pages dans un vacillement. C’est une littérature de l’interrogation ouverte, dans la mesure où le livre aspire davantage à remettre en question des idées reçues qu’à redéfinir notre rapport à l’existence. Il s’agit, pour Alexandre Postel, dans ce tableau par lequel le monde s’offre au lecteur, d’ajouter des ombres plutôt que de bouleverser les formes. Le tempérament de l’œuvre se rapproche par-là des proses pleines d’esprit du XVIIIᵉ siècle plutôt que du réalisme balzacien. Mais on peut soulever dès lors un paradoxe dans le choix de ce genre qui désamorce par son intelligence même le romanesque et la puissance d’une fiction qu’elle semble pourtant défendre. Nouvelle ambivalence nous invitant, et cela est déjà beaucoup, au débat littéraire.

256 pages



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