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Ukraine, la répétition générale?

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Anastasia Fomitchova nous rappelle dans son livre que la guerre est de retour en Europe.


Malraux considérait, à juste titre, que la guerre d’Espagne était la répétition générale de la Seconde Guerre mondiale. C’est pour cela qu’il décida de s’engager pleinement en créant l’escadrille Espanã, composée de volontaires internationaux, pour combattre les franquistes, tandis que les démocraties européennes détournaient le regard.

Engagée volontaire

Aujourd’hui, montrerait-il l’exemple en achetant des drones pour épauler les soldats ukrainiens face à l’armée russe ? Le prix André Malraux 2025 vient d’être attribué à une jeune femme, Anastasia Fomitchova, pour son récit Volia.

Ce livre, écrit sans lyrisme, au scalpel, ressemble à celui de Malraux, L’Espoir (1937). Les jurés du prix y ont sûrement pensé. C’est de la même veine, avec une émotion toute particulière parce qu’il s’agit d’une femme de trente-deux ans, chercheuse franco-ukrainienne, qui a quitté Paris, ses amis, son confort, pour rejoindre la résistance et servir comme infirmière au sein du bataillon médical des Hospitaliers. Une première blessure, à l’automne 2022, l’avait tenue éloignée de la ligne des combats les plus rudes. Mais cela n’avait pas entamé sa détermination à protéger sa patrie de naissance. Pour cette engagée volontaire, c’était une question de vie ou de mort depuis que la Russie de Poutine avait envahi l’Ukraine pour la première fois. Le ciel avait la couleur du deuil. Et cette couleur était devenue le quotidien des Ukrainiens.

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Anastasia Fomitchova est née à Kyiv, en 1993. L’URSS n’existait plus et l’Ukraine avait acquis son indépendance depuis deux ans. La jeune soldate revient sur l’histoire récente de son pays avec précision, même si l’enjeu de son livre est ailleurs. Elle rappelle que le bataillon des Hospitaliers a été créé sur le front du Donbass, au moment de la révolution de Maïdan de l’hiver 2013-2014. Elle martèle surtout que l’impérialisme russe ne s’arrêtera pas aux frontières de l’Ukraine. L’enjeu du livre, donc, est de montrer avant tout la détermination de la population ukrainienne – « volia » pouvant être traduit par « volonté » et « liberté » – à repousser l’invasion de l’armée russe. Les renforts occidentaux ne sont pas arrivés en temps et en heure. Les puissances occidentales ont compris tardivement que la défense de l’Ukraine contre le totalitarisme russe les concernait toutes. Au fil d’un récit qu’on ne lâche jamais, on voit Fomitchova, la « médic », monter au front pour secourir les blessés, tandis qu’à l’arrière, les civils apprennent à vivre sous les bombes, dans des caves, sans eau ni électricité, la peur au ventre, la peur de perdre un enfant, une sœur, un ami, la peur d’apprendre que leurs parents ont été torturés, exécutés, et jetés pêle-mêle dans des fosses. Ces combattants et ces civils, ce sont souvent les mêmes, n’attendent pas le dernier smartphone pour Noël, ils espèrent que leur sacrifice empêchera que l’Ukraine soit rayée de la carte. Sacrifice qui ne date pas de 2022. Anastasia : « Les stigmates de ce que nous avaient infligé les Russes étaient inscrits au fer rouge dans nos âmes et nos ventres. Si cette mémoire n’avait pas été entretenue du temps de l’URSS, écrasée par le narratif russe sur les ‘’peuples frères’’, les corps, eux se souvenaient. » Il me revient la phrase de Milan Kundera : « La petite nation est celle dont l’existence peut-être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître et qui le sait. » Les Russes pensaient prendre Kyiv en trois jours. La ville résiste toujours, mais celle de Marioupol est en train de devenir le théâtre de l’un des plus grands massacres du XXIᵉ siècle. Les Russes n’ont pas hésité à employer des armes chimiques, affirme Anastasia qui n’exclut plus l’usage d’une bombe nucléaire sur ordre du Kremlin.

Crasse et sang

Il y a des pauses dans le récit. Le carnage ne cesse pas, il s’éloigne un peu. Elle s’arrête, elle et ses collègues volontaires, dans un orphelinat, base historique du bataillon. Nous sommes dans la région de Dnipropetrovsk. Un peu de lumière, l’odeur du feu de bois, le ciel, au loin, qui rosit. La paix ? Non, juste l’espoir qui reprend des forces. Et puis c’est la montée au front sans cesse recommencée. La boucherie ressemble à un tableau de Bosch. Il faut porter secours aux blessés, parmi les cris des agonisants. Les snipers peuvent entrer en action à n’importe quel moment. Anastasia consigne : « Nos journées se résument à des dizaines de bras et de jambes. » Elle ajoute, sans pathos : « Jour et nuit, nous nageons dans un océan de blessés. Ils se ressemblent tous, couverts de crasse et de sang. » Après avoir lu son témoignage, il est impossible de dire qu’on ne savait pas. La guerre est revenue en Europe, elle frappe à nos frontières factices.

Après l’héroïque contre-offensive de 2022, Anastasia réintègre la vie civile et finit sa thèse de doctorat sur les évolutions de l’État ukrainien depuis la révolution de Maïdan. Elle retrouve sa ville natale meurtrie mais debout. Les attaques de drones kamikazes Shahed, livrés par l’Iran à la Russie, s’abattent la nuit sur les civils endormis. L’Ukraine refuse de céder ses territoires car ça n’arrêtera pas la guerre, affirme la jeune femme. Le Kremlin a ordonné le réarmement de la Russie. « Ce processus, écrit-elle, a déjà commencé, et plusieurs nations, comme l’Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni, l’ont clairement identifié : dans quelques années, Moscou disposera de tous les moyens pour lancer une offensive majeure contre le reste de l’Europe. De se confronter directement aux pays de l’OTAN. »

La paix est plus que jamais menacée. Elle n’est déjà plus qu’un doux souvenir. Et comme l’a écrit Malraux : « La liberté appartient à ceux qui l’ont conquise. »

Anastasia Fomitchova, Volia, Grasset. 288 pages

Volia: Engagée volontaire dans la résistance ukrainienne

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Il y a une vie après l’Assemblée

Le psychodrame gouvernemental n’a pas mis fin au feuilleton de la réforme des retraites. Pendant ce temps, Paris continue de s’humilier face à Alger, la Ligue des droits de l’homme poursuit ses attaques contre Béziers, et les idées pleuvent pour taxer davantage les Français. Vivement les vacances de « fin d’année » !


Trois gouvernements plus tard, on va enfin pouvoir entrer dans le vif du sujet : le vote du budget. J’attends avec impatience l’examen des 1 800 amendements déposés devant la commission des finances de l’Assemblée. Sans 49.3 à la clé, le concours Lépine des propositions les plus dispendieuses risque, comme chaque année, de nous réserver quelques surprises.

Dreyfus

« Ligue des droits de l’homme, le retour ». En plusieurs épisodes, s’il vous plaît. La Ville de Béziers pavoise son hôtel de ville avec des drapeaux tricolores plutôt qu’avec le drapeau palestinien ? La LDH attaque. Le couvre-feu pour les mineurs de moins de 13 ans seuls dans les rues après 23 heures ? La LDH attaque. La construction d’un centre de rétention administratif pour y détenir les délinquants sous OQTF ? La LDH attaque encore… Pour moi qui ai travaillé pour la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), dont la LDH est membre, c’est incompréhensible. Ou plutôt, trop compréhensible. Leur combat n’est plus depuis longtemps celui des droits de l’homme, mais celui de certains hommes, toujours les mêmes, contre certains politiques, toujours les mêmes également. À Béziers, chaque arrêté municipal est scruté et fait l’objet d’un recours devant les tribunaux. La lutte contre les déjections canines ? Attaquée. La crèche de Noël dans l’hôtel de ville ? Attaquée. La célébration de la fête juive Hanoukka ? Attaquée aussi… Avouez qu’on est assez loin de la défense du capitaine Dreyfus, acte fondateur de leur combat. Du reste, la même organisation soutenait, il y a quelques années encore, Tariq Ramadan ou militait pour la libération du terroriste Georges Ibrahim Abdallah. Et qui, en 2022, au nom du « droit au respect de la vie familiale », défendait Hassan Iquioussen, imam auteur de discours « haineux envers les valeurs de la République » et, selon le président de la LDH en personne, de « propos antisémites absolument abjects ». Comprenne qui pourra… En français dans le texte, on appelle ça se fourvoyer. Moins gentiment, je préfère parler de forfaiture.

Magie de Noël

Après avoir proposé de « dégenrer » le Panthéon, voilà qu’on parle de changer le nom des vacances scolaires. Ce n’est pas nouveau, on a déjà vu les anciennes « vacances de Pâques » se transformer en « vacances de printemps ». Mais c’était pour cause de « zonage des vacances », qui ne coïncidaient plus forcément avec les fêtes de Pâques (dont la date change chaque année). Le 1er octobre dernier, c’est donc le Conseil supérieur de l’éducation qui a proposé de rebaptiser les vacances de la Toussaint en vacances d’automne et celles de Noël en vacances de fin d’année. Devant le tollé, le ministère de l’Éducation nationale a rapidement fait savoir que « renommer les vacances scolaires n’est pas et n’a jamais été envisagé ». En 2021 déjà, la Commission européenne avait invité ses fonctionnaires à préférer l’expression « joyeuses fêtes » à « Joyeux Noël ». Avant, là encore, de faire marche arrière. De quoi se mêlent-ils ? On tient peut-être là la solution pour éviter le mois prochain un énième procès de la LDH : installons à l’hôtel de ville de Béziers une « crèche de fin d’année » et le tour sera joué !

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Le Tartuffe ou l’imposteur

« Campus France et l’ambassade de France en Algérie félicitent les 8 351 étudiants algériens qui ont obtenu un visa pour venir étudier en France à la rentrée 2025. Ce chiffre représente une augmentation de plus de 1 000 visas par rapport à l’année 2024. » Je me souviens d’une interview de Bruno Retailleau, en juillet dernier, accordée au Figaro, dans laquelle il affirmait que « la diplomatie des bons sentiments a échoué » avec l’Algérie. Et parlant de Boualem Sansal, toujours emprisonné, il ajoutait : « Le régime algérien ne souhaite pas une relation respectueuse, mais cherche à nous humilier. Plus nous plierons, moins nous obtiendrons. » Il n’a visiblement pas été entendu par le Quai d’Orsay, ni par son successeur Laurent Nuñez. À pleurer. De rage.

Gag

Il aura fallu 26 jours à Sébastien Lecornu, pour nous pondre, peu ou prou, le même gouvernement que celui de François Bayrou. En y ajoutant quand même, fait notable, Éric Woerth et Bruno Le Maire ! Quelle trouvaille ingénieuse ! Quelle originalité ! Nominations qui ont mis le feu aux poudres et occasionné le coup de sang de Bruno Retailleau, suivi du désormais célèbre « Je me casse » de l’ancien « ministre des mille milliards de dette ». Avant la démission du Premier ministre et sa re-nomination quelques heures plus tard. Vous suivez toujours ? Ah oui, j’oubliais dans tout ça l’épisode du « chaton de Marine Le Pen » à Matignon qui a opposé les tenants du « comme c’est attendrissant… » à ceux du « quel manque de respect ! ». Moi j’aimerais juste savoir si l’animal a survécu.

Martror

La présidente de l’Assemblée nationale a jugé bon de lancer à son tour sa petite bombe en affirmant qu’il fallait en finir avec « ce truc qui tombe du ciel ». Elle propose donc de davantage taxer les héritages. Pour mémoire, la France est déjà l’un des pays du monde où la fiscalité sur la transmission du patrimoine est la plus lourde. Seules la Corée du Sud et la Belgique sont à des niveaux comparables. Oui, la mort d’un proche coûte cher à ses héritiers en France.

Le problème avec nos « politiques », c’est que, chaque fois qu’on rencontre un problème, on invente un nouvel impôt. Mais « ce truc qui tombe du ciel », n’en déplaise à Yaël Braun-Pivet, a déjà été taxé à de nombreuses reprises du temps du vivant. Bref, on taxe une seconde fois au moment du décès. Cela s’appelle ni plus ni moins qu’un impôt sur les morts…

Forfaiture again…

C’est le « prix du compromis », paraît-il. Le « prix pour garder sa place » serait plus juste puisque la suspension de la réforme des retraites a été décisive dans les tractations ayant permis à Sébastien Lecornu de rester à Matignon. Tout cela sur le dos des Français à qui on tente de faire croire une nouvelle fois que nous pourrions être le seul pays à travailler moins tout en préservant nos retraites. Alors démissionnaire, l’ex-futur ministre de l’Économie, Roland Lescure, avait d’ailleurs mis en garde contre le coût d’une telle mesure : « Modifier la réforme des retraites, ça va coûter des centaines de millions en 2026 et des milliards en 2027. » Visiblement, ce n’est plus si grave quelques heures plus tard. Ça doit être ça la magie Lecornu !

Mais on a la réponse, Monsieur le président…


Le président de la République, dans un beau et émouvant discours prononcé pour rendre hommage aux victimes du 13 novembre 2015, a notamment déclaré : « Une douleur insensée, injuste, insupportable, et cette question sans réponse: pourquoi? »

Je sais que la pensée même la plus sincère a besoin parfois de s’orner de l’artifice de la rhétorique. Je connais le talent et l’intelligence de ceux qui préparent les discours d’Emmanuel Macron et je me doute du soin qu’il met pour y apposer sa patte et son style.

Mais tout de même, « cette question sans réponse » me reste en travers de l’esprit.

Alors que par ailleurs il nous alerte sur « un djihadisme qui renaît sous une autre forme ».

Personne ne se pose « cette question », tout simplement parce qu’il n’est personne qui ne connaisse « la réponse ».

Bien avant le cataclysme effroyable du 13 novembre 2015, nous avions déjà eu d’atroces signes de la haine que le terrorisme islamiste vouait à la France, à notre société et à notre civilisation. Le jour du Stade de France, du Bataclan et de tous ces lieux de convivialité et de bonheur frappés et meurtris, nous n’avons pu que déplorer, sans le moindre doute quant au dessein de nos assassins, l’obsession qui les habitait de faire payer le prix fort à un monde où la grâce et la douceur de vivre continuaient d’être préservées, où la détestation d’autrui pour ce qu’il pensait, dessinait ou croyait était encore récusée et rejetée, et où n’existait nulle envie de rejoindre l’étouffement et l’inhumanité islamistes.

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J’entends bien que ces lignes peuvent apparaître comme des banalités, tant les enseignements sans cesse renouvelés de la terreur islamiste — parfois déjouée, toujours redoutée — n’étaient plus un secret pour personne, inscrits qu’ils étaient dans les morts, les corps, les désespoirs, l’héroïsme de nos services de police et l’impossible oubli de ce qui a dévasté des familles, coupé net le fil de l’espérance et dissipé la naïveté de beaucoup. Même si, pour certains responsables politiques davantage inspirés par leur idéologie que par le souci de la vérité nue, il convenait toujours, au nom d’un humanisme prétendu, de baisser la garde et de nous exposer, nous et nos valeurs — valeurs que la volonté de nous les arracher par la terreur rend chaque jour plus précieuses — à de nouveaux massacres.

Alors, oui, monsieur le président, votre « pourquoi » était beau, mais inutile, et la réponse, vous la connaissiez comme nous tous.

Il y a un paradoxe amer : les islamistes, qui cherchent à nous détruire ainsi que la qualité de notre univers et la force de notre démocratie, qui ne visent que l’éradication de notre vivre-ensemble et de notre unité apparemment maintenue malgré leurs assauts criminels, se battent en réalité sans percevoir qu’ils pourraient l’emporter simplement en nous laissant faire…

Cette société qu’ils s’acharnent à effacer, à coups d’attaques au couteau, d’explosions et de massacres, n’est-elle pas déjà en crise, en déclin et en doute ? Nous avons à mener une double bataille, si la lucidité et le courage nous sont donnés ainsi qu’à l’ensemble de nos responsables politiques.

Celle, évidemment, contre le terrorisme islamiste, et des progrès incontestables ont été accomplis sur ce plan.

Mais aussi celle qui devra nous mobiliser pour que la France demeure, dans tous les domaines, le symbole vivant de ce que le Mal cherche à anéantir.

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Orange ou mandarine?

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Orange ou mandarine ? Je ne m’en souviens plus. Il faudra que je demande à ma Sauvageonne mais je ne suis pas sûr qu’elle soit en mesure de me répondre : elle est si jeune. Étaient-ce des oranges ou des mandarines qu’on nous remettait à l’issue de la cérémonie du 11-Novembre, événement obligatoire pour nous, les minuscules écoliers de la République ? Nos instituteurs, MM. Lartigot, Pullès, Rousselle, Jehan, nous conduisaient, en rang par deux, comme des petits militaires, jusqu’au monument aux Morts de Tergnier (02), dans le parc Sellier. Il faisait froid, tantôt un froid sec, tantôt un froid humide et mousseux comme une eau sale. Il ne fallait pas broncher. Nous étions là, recueillis, nous les rebelles, les sauvageons allais-je dire, de l’école de la cité Roosevelt, faite de maisons provisoires où, juste après la Seconde Guerre, les familles aux habitations bombardées (d’abord par nos bons amis d’Outre-Rhin qui, après 1870, après 1914, nous avaient, une fois de plus, rendu une visite de courtoisie ; les Prussiens nous aiment tant! Puis par nos vrais amis alliés et leurs forteresses volantes ; il fallait le faire malheureusement car Tergnier était un centre ferroviaire réquisitionné par les Teutons) avaient été relogées. Les rues étaient recouvertes, non pas de bitume, mais de cendrée rêche. La cité Roosevelt avait, à tort, mauvaise réputation ; on prêtait à ses jeunes gens des vertus qu’ils n’avaient pas toujours : poings faciles, taquins avec les filles, voleurs à l’occasion, creveurs de ballons, etc. On ne pouvait pas dire non plus que l’école du Centre était celle des bourgeois ; des bourgeois, à Tergnier, il n’y en avait pas. Les trois-quarts de la population était cheminote ; le quart restant travaillait en usine, à la scierie Beaumartin, à la Fonderie, aux ALB (Aciérie et Laminoirs de Beautor), à la raffinerie. A Tergnier, on était pour le partage des richesses ; on votait rouge mais on respectait le Général car il nous avait évité de marcher au pas de l’oie, et, dès 1946, il avait tendu une main fraternelle aux résistants communistes, et Dieu sait qu’ils avaient été nombreux dans ma bonne ville de Tergnier.

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Donc, nous étions là devant le monument aux morts, mes copains de la cité Roosevelt (Alain Lanzeray, Fabrice Le Bourhis, Jean Brugnon, Jean-Jacques Mensuelle, Felice Napolitano, Pascal Dugat, Jean-Luc Jehan, etc.), à regarder les anciens combattants au garde-à-vous (les Poilus étaient encore de ce monde), certains porteurs de drapeaux. Parmi eux, le père Deporter, un ancien de 14-18, qui résidait dans notre cité et nous impressionnait avec sa jambe de bois. Puis c’était l’appel aux morts. Tous les noms gravés dans le granit étaient énoncés, tous suivi d’un « Mort pour la France », « Mort pour la France », « Mort pour la France »… Tous ces morts… Nous ne comprenions pas tout mais nous sentions bien que c’était grave. Il y avait dans l’air comme une bise de larmes et dans les yeux des Poilus des éclats de terreur. Ils devaient se souvenir quand ils montaient au front, baïonnette au canon, dans les tranchées de la Somme, de Champagne, de Verdun ; ils devaient revoir les visages de leurs copains fauchés par la mitraille prussienne, leurs copains qui couraient à côté d’eux. Le sang ; les rats ; l’attente ; les cris du sergent quand il fallait y aller. Monter à l’assaut. J’ai repensé à tout ça, en cette journée de 11-Novembre 2025. Et, sur les conseils de la Sauvageonne, nous avons regardé sur Netflix, A l’Ouest, rien de nouveau, adaptation du roman d’Erich Maria Remarque (la troisième après celle de Lewis Milestone en 1930, et le téléfilm de Delbert Mann, en 1979) par Edward Berger. « Ça ne te fera pas de mal de voir ce qui se passait du côté allemand en 14-18, toi qui aimes tant l’Allemagne », me dit-elle. Je la bouclai, un peu penaud, et regardai. Quel film magnifique ! Quel grand film qui décrit si bien toute l’horreur de la guerre ! Un film pacifiste ? Un euphémisme que de le dire. Tous ces pauvres gars qui vont se faire casser la pipe au nom du capitalisme international ! Une horreur ! Pas étonnant que ces fumiers de nazis l’eussent placé, tout de suite, sur la liste des autodafés. Les images du film défilaient devant mes yeux ; du sang partout. Des amputations. Des crânes éclatés. Je repensais à mes grands-pères (Alfred, côté paternel, dans la Somme ; Eloy, côté maternel, dans la Marne) ; je repensais aux cérémonies du 11-Novembre de mon enfance, dans le parc Sellier, à Tergnier. Orange ou mandarine ? Sacrée mémoire qui fiche le camp ! On ne devrait jamais oublier.

Photo : Philippe Lacoche

Deux nouveaux Immortels

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L’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement.


L’Académie française, fondée sous le cardinal de Richelieu, en 1634, fait partie de ces quelques piliers sur lesquels repose le français moderne, avec la Défense de Du Bellay et l’édit de Villers-Cotterêts. L’institution est magnifique : elle consolide notre langue, elle la régule, elle la met au pas. En fixant les règles de la grammaire et de l’orthographe, en définissant la syntaxe, elle a donné à nos lettres une assise d’airain, support de nos plus beaux poèmes et de nos plus grandes œuvres. Elle a contribué à l’unité nationale, elle est l’une des clés de notre culture commune. Ainsi, François Villon et Pierre de Ronsard, nés à cent ans d’intervalles, parlent deux langues différentes ; mais nous lisons Molière et Racine dans le texte, car à partir du dix-septième, et grâce à l’Académie, la langue ne varie plus.

Quelle histoire !

L’Académie française est de ces fondations qui contribuent à notre sentiment d’appartenir à quelque chose de commun — qui nous rassemble au lieu de nous diviser —, et son prestige n’a d’égal que sa longévité. On ne compte plus ses grands noms : au hasard, Boileau, Montesquieu, Yourcenar, Barrès, Paulhan, Lamartine, Rostand, Musset, Habert, d’Ormesson, Hugo, Corneille, Senghor, Chateaubriand, Perrault, La Fontaine, Pagnol, Maurois, Renan, Vigny, Bourget, Fénelon, La Bruyère, Bossuet, Thiers, Valéry. La liste fait tourner la tête, et j’en oublie des quantités ! — aujourd’hui encore, l’Académie compte parmi ses membres Alain Finkielkraut, François Sureau, Antoine Compagnon, et bien d’autres du même talent.

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Bien sûr, elle s’est souvent trompée. Trop de noms tombés dans l’oubli figurent dans la liste des Immortels alors que tant de nos écrivains, qui eussent mérité d’y être et parfois même ont proposé leur nom, ont été dédaignés. Balzac a candidaté : il a obtenu moins de cinq voix, dont celles de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny. Si l’élection se faisait au poids des voix, écrit André Maurois dans son Prométhée, Balzac eût été élu ; hélas, elle se fait au nombre seul : l’Académie préféra l’auteur d’une histoire de la ville de Naples qui n’aura pas passé l’épreuve du temps… erreur impardonnable ! Quatre fois, elle a rejeté la candidature de Théophile Gautier ; et en 1894, entre Verlaine, Zola et José-Maria de Heredia, elle a honoré le troisième au détriment des deux autres (!).

Se serait-elle amendée ? Voici qu’elle vient d’élire Éric Neuhoff (fauteuil n° 11) et Florian Zeller (fauteuil n° 14), à la succession de Gabriel de Broglie et d’Hélène Carrère d’Encausse. Deux choix que l’on ne peut qu’applaudir, tant ils semblent mérités. Éric Neuhoff, pétri d’érudition et qui, bon Français, ne craint pas la polémique (mais en France, notait Jean d’Ormesson dans sa biographie de Chateaubriand, la polémique a toujours été très favorable aux écrivains), est aussi l’auteur de quelques romans formidables, et de beaucoup de critiques justes et convaincantes ; Florian Zeller, dramaturge à succès que l’on ne présente plus, réalisateur non moins excellent, dont les œuvres touchent aux sujets les plus tabous mais aussi les plus réalistes, fait rayonner notre langue et notre littérature dans le monde entier. Si le cinéma se veut l’art majeur de notre époque, comme le dix-neuvième fut le triomphe du roman, l’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement. Elle eût pu se compromettre en cédant aux sirènes des auteurs à succès ; ces auteurs, elle ne les a pas non plus méprisés, par une espèce de pédantisme qui eût été inutile et vain. Sans primer les machines à faire des ventes, elle a distingué deux grands noms, qui ne sont pas des poètes de tour d’ivoire.

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A quand Houellebecq ?

Je ne sais si Michel Houellebecq a présenté sa candidature. Oserais-je militer en sa faveur ? Son réalisme brutal entre à plein dans notre tradition littéraire : Houellebecq dit le vrai, ce vrai de Balzac sur la femme de trente ans, ce vrai de Maupassant sur l’amour (un piège de la nature, pour forcer la reproduction), ce vrai de tant d’autres, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Zola, ce vrai qui nous offusque. Ce qu’écrit Houellebecq nous révolte : ce qu’écrit Houellebecq, c’est nous, dans toute notre petitesse. Il fait sa littérature en trompe l’œil, comme Zeuxis peignait des raisins avec une telle précision que les oiseaux venaient les becqueter. Ses romans sont des miroirs : ils nous montrent : nous ne sommes pas beaux à voir. Si Houellebecq restera dans l’histoire de nos lettres (l’un des rares) c’est parce que l’on comprendra l’époque en lisant ses romans, comme on comprend le dix-neuvième en lisant Balzac, « créateur du monde moderne » (B. Cendrars). Et quelle époque : pornographique et consumériste, industrielle, libertaire et globalisée, décadrée, déprimée. Quelle tristesse, et quelle vérité, des Particules élémentaires à Anéantir, en passant par La Carte et le territoire !

© Martin Meissner/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21680542_000002

Écrits sur la littérature, I (14 février 2021 – 19 juin 2023)

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Antoine et Cléopâtre

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Un nouveau volume de la Pléiade consacré à Philip Roth

Philip Roth ne se démode pas, au contraire.


Les éditions Gallimard continuent la publication des œuvres complètes de l’écrivain américain Philip Roth dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Le volume qui sort concerne la période 1993-2007 de l’écrivain, au cours de laquelle quatre romans majeurs de lui ont été publiés : Opération Shylock (1993), Le Théâtre de Sabbath (1995), Le Complot contre l’Amérique (2004) et Exit le fantôme (2007). Le romancier est alors dans la plénitude de son génie romanesque et donne libre cours derechef à son imagination la plus débridée.

Ce sont des œuvres qui, pour la plupart, ont créé des polémiques, notamment Opération Shylock, sur Israël. Le journaliste Marc Weitzmann, ami français de longue date de Roth, a confié dans un récent essai que ces romans du maître de Newark étaient parmi ses préférés. Les retrouver rassemblés dans une Pléiade aujourd’hui est une heureuse surprise, même pour ceux qui les ont déjà lus.

La Pléiade, une collection de référence

Personnellement, j’aime assez cette collection de la Pléiade, censée honorer les grands auteurs classiques ou contemporains. On peut ne pas être d’accord avec certains des choix effectués, mais on trouvera toujours une raison de se féliciter de disposer, en cas de besoin, d’un exemplaire à portée de main. La Pléiade met en valeur ses auteurs, les fait entrer par la grande porte dans l’histoire littéraire. L’appareil critique de préfaces et de notes, dû aux meilleurs spécialistes, donne une confirmation objective à ce sacre éditorial. J’ai entendu certains lecteurs contester la taille des caractères, qu’ils jugent illisibles ; ou bien l’utilisation du papier bible… D’autres y voient des objets de pure bibliophilie, au cuir manquant d’épaisseur, bons tout juste à décorer une bibliothèque. C’est peut-être la rançon du succès. Posséder son écrivain préféré en Pléiade reste, malgré tout, une nécessité, pour marquer le coup. Tous les goûts sont d’ailleurs représentés, les concepteurs de la collection faisant preuve d’un éclectisme irréfutable. Pour le futur, j’aimerais pour ma part y retrouver par exemple les essais de Georges Bataille, ou bien l’œuvre complète de Maurice Blanchot.

Expliciter l’art de Philip Roth

Pour revenir à cette Pléiade Philip Roth, disons d’emblée que c’est une réussite. Philippe Jaworski en a assumé, comme pour les volumes précédents, la direction. Les traductions ont été soigneusement révisées. Une excellente chronologie y figure, et le texte de Roth est accompagné de notices utiles et de notes précises, afin d’en rendre particulièrement aisée la lecture.

A lire aussi, du même auteur: Une Pléiade pour entrer dans l’atelier d’Aragon

De plus, un glossaire des mots yiddish et hébreux viendra éclairer le lecteur sur le sens exact du vocabulaire employé par Roth. C’est dans ce travail critique, comme souvent, que réside la « saveur » d’une Pléiade. Car une Pléiade est une lecture que proposent des universitaires. Une lecture parmi d’autres, étant donné que le commentaire oriente l’œuvre dans tel ou tel sens. Disons qu’ici, le travail explicatif du texte, au demeurant très brillant, demeure relativement neutre, se contentant d’expliciter l’art de Roth. Philippe Jaworski insiste par exemple sur le côté carnavalesque des romans de Roth : « Le théâtre du Moi de Philip Roth, écrit-il, doit beaucoup à cette atmosphère de foire ou de fête foraine. » Et dans Le Théâtre de Sabbath, la très riche métaphore des marionnettes est développée longuement autour du personnage de Mickey Sabbath, « comédien et metteur en scène » de lui-même.

Le rôle des critiques

Lorsque je lis, toujours dans les commentaires, que Roth est « un romancier jouant au romancier voulant faire croire qu’il souhaite que sa fiction soit perçue comme fausse, pour que l’on croie qu’elle est vraie », je regrette de n’avoir pas commencé à lire Roth dès ma jeunesse. Dans les années quatre-vingt, alors que j’étais étudiant, je suis en vérité passé à côté de ce romancier, à cause principalement de la critique littéraire, je dois dire, qui, à l’époque, n’a pas su en parler de manière convaincante. À la notable exception tout de même de la revue de Philippe Sollers L’Infini qui, par exemple, dans son numéro 10 du printemps 1985, que je m’étais procuré alors, proposait une longue interview, absolument passionnante, de Roth. Celui-ci s’y exprimait sur son métier d’écrivain et certains faits biographiques de sa vie (ce qu’il a vécu a toujours été déterminant pour Roth). Je ne sais pas si cet entretien a été repris par la suite en volume. J’ai encore cet exemplaire de L’Infini en ma possession. À vrai dire, j’ai toujours adoré les revues littéraires, goût distinctif de ma génération. Je ne me console pas que, depuis plusieurs décennies, les revues disparaissent inéluctablement de notre champ intellectuel — même si certains nostalgiques d’un autre temps, peu nombreux il est vrai, font encore des efforts pour perpétuer cette tradition : ainsi, j’ai envie de vous indiquer en passant la livraison annuelle de Ligne de risque, numéro 5, que je viens de me procurer en librairie, revue animée par François Meyronnis et Sandrick Le Maguer, qui s’inscrivent tous deux dans la parfaite continuité de Sollers et de L’Infini.

Je sens très bien à quel point aujourd’hui un écrivain comme Philip Roth, par tout ce qu’il représente, se place au centre de nos débats. Il avait une manière très provocatrice, mais salutaire, d’aborder les questions les plus graves, en se plaçant du côté de la « contrevie », comme il dit, afin de jouir de plus de liberté. Roth, de son vivant, avait conscience de ce rôle qu’il s’attribuait : « Je suis un théâtre, écrivait-il, et rien d’autre qu’un théâtre. » C’est ce théâtre inimitable et délectable de Philip Roth qui aujourd’hui vous tend les bras, avec cette Pléiade. Ce théâtre ne se démode pas. Gardez bien à l’esprit que Roth a incarné, outre le plaisir de lecture garanti, la joie effective de la pensée qui s’exprime sans contrôle extérieur abusif. Autrement dit, il nous fait plonger dans un gai savoir, avec lequel nous serions bien inspirés de renouer un jour.

Philip Roth, Romans (1993-2007). Édition établie sous la direction de Philippe Jaworski. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». 1664 pages.

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Marc Weitzmann, La Part sauvage. Éditions Grasset. Prix Femina essai 2025.

Ligne de risque n° 5. « Éclats divins III ». Revue littéraire annuelle éditée par Sprezzatura, 40 boulevard Gambetta, 29200 Brest. 68 pages.

Peut-on blâmer Angela Merkel pour les attentats de Paris?

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Notre chroniqueur voit dans les attentats de Paris mais aussi de Bruxelles le prix de « l’humanisme » solitaire et autoritaire d’Angela Merkel.


La crise migratoire de 2015 a ouvert la voie aux attentats de Paris et de Bruxelles. En décidant unilatéralement d’ouvrir les frontières de l’Europe, Angela Merkel porte une lourde responsabilité dans ces tragédies. L’exode lié au conflit syrien avait débuté en 2012 et s’était amplifié au fil des années. À l’été 2015, la situation devint critique, avec une accumulation de migrants en Grèce et en Hongrie. Le 4 septembre 2015, Angela Merkel prit seule la décision historique de suspendre temporairement le règlement de Dublin — qui impose le traitement des demandes d’asile dans le premier pays d’entrée — et d’autoriser les réfugiés bloqués en Hongrie à rejoindre l’Allemagne. Ni ses partenaires européens, ni le Parlement allemand ne furent consultés. Elle lança alors sa phrase devenue emblématique : « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »).

La photo d’Aylan, tournant émotionnel

Presque simultanément, l’image du petit Aylan, retrouvé mort sur une plage grecque, bouleversa l’opinion publique. Dès lors, toute critique devint impossible : les médias européens rivalisèrent pour présenter l’accueil des migrants comme un impératif moral. Cette photo joua un rôle comparable à celui du cliché de la fillette fuyant un bombardement au napalm pendant la guerre du Vietnam. Pourtant, la diffusion d’une telle image était inhabituelle : la presse occidentale s’interdit généralement ce type de représentation. On n’a jamais vu d’images des victimes des attentats de Paris, Nice, Bruxelles ou Berlin. Marine Le Pen fut même poursuivie pour avoir diffusé sur Twitter une photo de la décapitation du journaliste américain James Foley, accompagnée du commentaire : « Daech, c’est ça ».

Des migrants majoritairement économiques

Après l’épisode Aylan, plus d’un million de migrants arrivèrent en Europe, principalement en Allemagne, mais aussi en Autriche, Belgique, Suède, France. Or, les Syriens ne représentèrent jamais plus de 40 % des demandeurs d’asile, la plupart étant déjà réfugiés dans les pays voisins suite au conflit. Beaucoup profitèrent de cette fenêtre d’opportunité pour rejoindre l’Europe. En Irak, en Iran, en Afghanistan, mais aussi au Maghreb et en Afrique subsaharienne, des dizaines de milliers de personnes prirent la route, vendant leurs biens pour payer les passeurs, à des tarifs allant de 3 000 à 10 000 €.

Jeremy Stubbs et Ivan Rioufol: 🎙️ Podcast: Libération de Boualem Sansal; commémoration de l’attentat du Bataclan

Merkel, l’humaniste consacrée

Ce geste « humanitaire » transforma l’image de la chancelière. Critiquée jusque-là pour sa rigueur imposée à la Grèce et aux pays endettés, elle devint l’icône des médias, auréolée d’un prestige quasi intouchable. Son aura s’éteindra plus tard, avec la guerre en Ukraine et la critique des accords gaziers avec la Russie.

Brexit, montée de l’AfD, fracture européenne

Les conséquences de l’ouverture des frontières furent considérables. L’arrivée massive d’hommes jeunes, la plupart non réfugiés de guerre, provoqua des réactions hostiles dans plusieurs pays. La campagne du Brexit en 2016 fut fortement influencée par cette crise. En Allemagne, l’AfD fit une percée historique en 2017, obtenant 13 % des voix et 94 sièges au Bundestag. Angela Merkel imposa ensuite, avec la Commission européenne, une politique de quotas de répartition obligatoire des réfugiés, accentuant les tensions. La crise de 2015 creusa un fossé entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et entraîna une recrudescence inquiétante de l’antisémitisme, notamment en Suède, en Allemagne et en Belgique.

Les djihadistes dans le flot migratoire

À court terme, le plus grave fut l’organisation, depuis Raqqa, des attentats de Paris (13 novembre 2015) et de Bruxelles (22 mars 2016). Les médias refusèrent longtemps d’envisager l’hypothèse qu’ils furent rendus possible par le flot migratoire, qualifiée de « rumeur », « fantasme » ou « intox ». Pourtant, un an plus tard, Le Monde dut admettre : « La plupart des kamikazes ont suivi la route des Balkans jusqu’en Hongrie, plate-forme de transit des réfugiés, avant de rejoindre Bruxelles, base opérationnelle des terroristes[1]» L’ouverture des frontières permit à l’État islamique un « basculement stratégique » : des attentats de grande ampleur furent conçus depuis Raqqa et des combattants aguerris empruntèrent la route des migrants, la plus sûre ! Pour les djihadistes, le flux migratoire de 2015 devint un véritable tapis rouge vers l’Europe. Sans lui, il est probable que les massacres de Paris et de Bruxelles n’auraient pas eu lieu. Certes, les coupables furent les djihadistes de l’État islamique. Mais, en ouvrant les frontières de manière unilatérale et imprudente, Angela Merkel porte une responsabilité majeure, tout comme ceux qui, dans les médias et le monde politique, ont nié ou minimisé un risque pourtant évident.

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[1] https://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2016/11/12/comment-les-terroristes-des-attentats-de-paris-et-de-bruxelles-se-sont-infiltres-en-europe_5030004_4809495.html

Bougies sans nounours

L’œuvre de Georges de La Tour est un défi à la dictature contemporaine du bruit et de la transparence. Ses gueux, ses Marie-Madeleine et ses saints baignent dans le silence et le clair-obscur de flammes incertaines. Mais ces figures fascinent toujours le public qui se presse actuellement au musée Jacquemart-André.


L’exposition Georges de La Tour (1593-1652), au musée Jacquemart André, attire un public nombreux, prêt à venir jouer des coudes dans les salles exiguës de cet hôtel particulier du 8e arrondissement, pour s’imprégner de la beauté des œuvres d’un maître baroque. Notre époque est là tout entière : on fait la queue pour voir la solitude en peinture, on va avec la foule écouter le silence des œuvres, on lit partout que Georges de La Tour est le peintre du mystère et qu’avec ses bougies, ses chandelles, ses lampes à huile et ses lanternes, l’exposition du musée Jacquemart-André est l’exposition phare de l’automne. À l’heure de la grande transparence, des coups de projecteur, des décryptages et des dévotions culturelles de masse, les histoires de clair-obscur ont un vrai goût de simulacre. Et pourtant. L’engouement pour Georges de La Tour est sans doute un peu plus que la énième étape du surtourisme artistique. On ne foule pas des yeux les œuvres du maître lorrain comme on encombre le parquet du château de Versailles ou les escaliers du Mont-Saint-Michel.

Que vient-on chercher ces temps-ci, dans les étages bondés du 158, boulevard Haussmann ? En tous les cas, aucune information supplémentaire sur ce peintre de la première moitié du xviie siècle, dont la biographie reste très lacunaire. En l’absence de miracles provenant des archives et des greniers, on continue à tout ignorer de sa formation et des vingt-trois premières années de ses cinquante-neuf ans d’existence. Certains historiens de l’art lui prêtent un voyage en Italie, au plus près des œuvres du Caravage (mort en 1610), d’autres suggèrent plutôt des influences du Nord (Gerrit Van Honthorst et Adam de Coster). Pour le reste, on sait qu’il est né à Vic-sur-Seilles, dans le duché de Lorraine, qu’il était le fils d’un négociant en pain, que Louis XIII le gratifia, à 46 ans, du titre de « peintre ordinaire du Roi » lors d’un séjour qu’il fit à la cour, et qu’il mourut à Lunéville une dizaine d’années après son retour en Lorraine. Peu d’anecdotes, pas un portrait de lui, pas un dessin non plus. En tout et pour tout 80 œuvres dont 40 copies, la plupart des toiles ayant probablement brûlé dans l’incendie qui ravagea Lunéville en 1638, pendant la guerre de Trente Ans. Voilà de quoi décontenancer notre époque addicte aux produits bio – biographies, autobiographies, biopics et dérivés – et rompue au traçage, du CV sur LinkedIn aux puces GPS pour les chiens et les valises. L’anonymat est aujourd’hui un lourd fardeau social, une forme quotidienne d’ostracisme. Se presser pour voir les œuvres d’un artiste qui n’a pas grand-chose à dire de lui-même est un joli pied de nez au vedettariat ambiant.

Le public viendrait-il pour sa peinture ? Avouons qu’elle est assez éloignée des codes de notre modernité. Les « gueuseries » de Georges de La Tour, avec ses vielleurs (joueurs de vielle), ses bagarres de musiciens ivrognes, ses pauvres hères aux dents gâtées (« nos infirmités sont la monnaie de nos grâces », disait Christian Bobin) et ses diseuses de bonne aventure, renvoient moins au mouvement populo-littéraire et anti-écolo d’Alexandre Jardin qu’aux fameux « sans-dents » de François Hollande – l’ex-président de la République française, et non, malheureusement, le célèbre peintre de la Renaissance portugaise Francisco de Hollanda. Quant à ses saints – Jacques, Grégoire, Pierre, Thomas et les autres – ou ses Madeleine pénitentes, notre déchristianisation à marche forcée nous les rend chaque jour plus étrangers. Il faut désormais un cartel explicite pour qu’un vieil homme, les yeux baignés de larmes et accompagné d’un coq, redevienne saint Pierre pour les lointains descendants de François de Malherbe que nous sommes devenus – « Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre / Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre », écrit-il dans Les Larmes de saint Pierre (1587). De leur côté, nos Marie-Madeleine contemporaines, alias saintes MeToo confrontées aux affres du consentement, préfèrent le suréclairage médiatique à la flamme filante de méditations nocturnes, le regard perdu entre les crânes, les miroirs et les livres.

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Pourtant cette peinture silencieuse nous parle, c’est indéniable. Et elle nous parle en partie parce que les personnages de Georges de La Tour ne nous regardent pas. Concentrés sur ce qu’ils font ou accaparés par autre chose qu’eux-mêmes, ils recherchent rarement notre complicité. La femme qui s’épouille a la tête penchée, les yeux fixés sur la puce qu’elle écrase entre ses deux ongles. Saint Jérôme ne nous offre de son visage que ses paupières baissées, absorbé qu’il est dans sa lecture. Saint Jacques le Mineur, besace et bâton de pèlerin à la main, a les yeux mi-clos, le regard vague, et semble déjà loin, moins loin toutefois que saint François, dont l’extase spirituelle révulse les yeux en une vision intérieure. La mère du nouveau-né berce de la nuit de ses pupilles indéchiffrables son enfant emmailloté de lumière. Les vielleurs n’y voient rien, tous aveugles sans doute, pendant qu’un petit chien à leurs pieds regarde, lui, avec effroi, les pierres qu’on leur jette de temps en temps. Le mangeur de pois est trop affamé et sans doute bien malade pour regarder qui que ce soit. Sa femme, il est vrai, nous fixe avec dureté : c’est que nous l’avons interrompue, par notre présence inopportune, au milieu de ce frugal repas de charité. Du Tricheur à l’as de carreau (grand absent de l’exposition) à ceux qui ne trichent pas devant Dieu, l’œuvre de Georges de La Tour est faite de regards en coin, de regards absents, de regards pensifs et de regards impossibles. Aux deux extrémités de l’existence, du premier sommeil du nouveau-né au repos éternel de saint Alexis, les paupières closes sont des langes et des linceuls. Au milieu du gué, les fenêtres de l’âme disent, à voix basse et sans fracas, la misère et la grandeur de l’homme, une misère sans drame et une grandeur sans auréole.

Aujourd’hui, nous sommes habitués à ces mines absorbées, à ces fronts plongeants et cette procession de paupières mi-closes. Dans la rue, on ne croise plus de regards, ou si peu. Les gens se promènent la tête vissée sur un écran. Le visage, passé, au cours de ses représentations successives, du dévoilement de Dieu au dévoilement de la sensibilité puis du je, a cessé de vouloir dire quoi que ce soit de Dieu, de nos sentiments et de nous-mêmes. La mystique des smartphones nous a fait renouer en un rien de temps avec les regards absents du peintre lorrain. À cette différence près, toutefois : la mystique chrétienne faisait la part belle à l’intériorité et la lenteur ; l’hyperconnexion virtuelle, elle, suppose la fin de ces deux anachronismes insupportables, comme le note David Le Breton dans son très bel essai sur La fin de la conversation ? (2024).

Autre élément familier : les bougies. Elles décorent nos maisons et notre Nation. Chez soi, on les choisit parfumées ou sous forme de LED avec de fausses flammes qui tremblotent. Sur nos trottoirs profanés par la barbarie, on les dispose au milieu des fleurs et des nounours. La luminothérapie est un acte civilisationnel fondateur. Dans les œuvres de Georges de La Tour, les bougies ont la beauté fragile des âmes tremblantes, sculptées dans la nuit de l’erreur et du malheur. Si elles ont un parfum, c’est celui de la vie intérieure. Sans peluches et sans bouquets, elles éclairent l’infini des espaces clos.

Au temps de Georges de La Tour, les existences étaient courtes et misérables. Le peintre lorrain perdit d’ailleurs sept de ses dix enfants. La peste, la famine et la guerre décimaient davantage la population que le variant Frankenstein. Les églises n’avaient pas encore été transformées en salles de shoot ou en musée d’art contemporain, ce qui n’empêchait pas le fanatisme religieux de faire rage. En 1610 – Georges de La Tour avait 17 ans –, Ravaillac assassinait Henri IV, ce qui lui valut d’être tenaillé, enduit de plomb fondu et d’huile bouillante, écartelé, ses restes brûlés, sa famille ostracisée, son nom banni. Nos mœurs politico-judiciaires se sont heureusement adoucies : on n’écartèle plus les régicides, on se limite à embastiller les monarques. On ne tue d’ailleurs plus les assassins et saint Badinter est en passe d’être plus connu que saint Pierre. Notre politique culturelle a elle aussi changé. En 1635 – La Tour avait 42 ans –, Richelieu fondait l’Académie française afin de discipliner notre langue. Aujourd’hui sort de l’Académie une chanteuse qui parle à peine français et n’y entre pas un écrivain qui l’écrit mieux que quiconque. La Tour a presque 50 ans lorsque Corneille fait jouer Polyeucte. Vingt ans après sa mort, on publiait les Pensées de Pascal. Quatre cents ans après lui, on va regarder ses tableaux, et les bougies de ses Madeleine illustrent la couverture des œuvres de celui qui écrivait : « À mesure qu’on a de la lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse dans l’homme. » Tout n’est pas perdu.


À voir

« Georges de La Tour : entre ombre et lumière », musée Jacquemart-André. Jusqu’au 25 janvier 2026.

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Le baby sitting? pas question!


Nina (Nora Arnezeder) a de la ressource : physique de top model, championne de natation, secouriste, polyglotte, polyvalente, on comprend son impatience de trouver enfin un job pas payé au lance-pierre, son besoin de changer d’air, son envie de couper les ponts avec sa ville natale, Marseille, cette cradoque cité interlope et bigarrée, de s’éloigner d’une génitrice amerloque (Maria Bello) oppressive et givrée, de prendre ses distances avec Julien (Louka Meliava), son jeune frangin dealer récidiviste qui, tout photogénique qu’il soit,  enchaîne les séjours en taule – il n’a du reste que ce qu’il mérite. Surtout, Nina voudrait échapper au lointain traumatisme qui la hante depuis des années, la mort accidentelle d’une enfant par sa faute, – c’est le prologue de Hell in Paradise.

Un film familial

L’entretien d’embauche de Nina s’avère un succès : il est vrai qu’elle coche toutes les cases, comme on dit en 2025 dans l’argot « Pôle emploi » (entre parenthèses la scène en question est d’une véracité aussi cruelle que tordante). Recrutée comme hôtesse d’accueil au Blue Coral, un hôtel de luxe en Thaïlande, Nina est prête à tout donner d’elle-même. Sauf, tient-elle expressément à préciser (tout en restant évasive sur la raison), une seule condition : ne pas avoir à s’occuper des marmailles : baby sitting, no way !

Voilà posés les jalons de l’intrigue, scénarisée par Karine Silla, à la ville épouse, comme l’on sait, de l’acteur et cinéaste Vincent Perez, et mère de Roxane Depardieu. Réalisé par la Franco-sénégalaise Leïla Sy , très investie dans le hip-hop et les clips – cf. Banlieusards (2019), film co-réalisé avec Kery James, et qu’on peut voir sur Netflix –  Hell in Paradise reste, en somme, un film de famille : sa propre sœur Virginie Silla, la femme de Luc Besson, en est la productrice sous les auspices de Europacorp – elle avait déjà produit Lucy.  

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Cette endogamie est-elle un handicap ? On aurait plutôt tendance à s’en féliciter. La « griffe » Besson, en l’espèce, fournit au film un vernis anti-woke tout à fait bienvenu par les temps qui courent. C’est ainsi que Nina, à son corps défendant, s’y voit confier seule la garde de trois lardons têtes-à-claque, dont un nourrisson vagissant et une fillette plantée sur ressorts, soit la triple portée en bas âge d’un couple dépeint d’emblée comme ontologiquement exécrable : le genre de clients yankees d’autant plus arrogants qu’ils ne vont que par paire, à l’instar des perruches d’élevage. L’abject et couard patron du resort tentera de les amadouer, fût-ce sur le dos de son petit personnel en cage. En vain. Et il arrive, bien sûr, ce à quoi le spectateur, perversement scotché au suspense macabre, était préparé dès l’amorce : la noyade accidentelle de la sale mioche, agonisant dans des moulinets inutiles à la surface d’une ces piscines miniatures de l’immense complexe insulaire, qui plus est à dix mètres d’une vieille femme de chambre qui, faute d’avoir appris à nager, la regarde impuissante du haut de son balcon clamser à petit bouillons dans la tiédeur du bassin d’eau chlorée…

Infernal

A partir de là, le pseudo-paradis se mue pour Nina en concentriques cercles de l’enfer : la fringante et joyeuse trentenaire armée de bonne volonté, célibataire qui proclamait ne pas vouloir, ni procréer, ni s’occuper jamais d’aucun chiard, se voit piégée de tous côtés : en deuil de leur progéniture, les Amerloques ont porté plainte comme de juste contre le Blue Coral, en bons procéduriers avides de compensation en dollars; le staff de l’hôtel se défausse sur ses employés- esclaves ;  la police asiatique corrompue récrit le procès-verbal signé par Nina à ses dépens pour en finir, elle dont le passeport a  été confisqué ; le consul de France, médiocre fonctionnaire faux-derche, plus inopérant que sa cravate;  maman, appelée au secours in extremis, débarque à « Mathara » (le nom fictif de la baronnie tropicale) et ses conseils oiseux ne font qu’empirer la situation ; engagé par Nina, l’intègre et cacochyme avocat du cru est tragiquement éliminé, probablement sous les directives de l’oligarque local détenteur du Blue Coral (parmi quantité d’autres investissements lucratifs) ; riche, véreux et libidinal, l’élégant juge thaï tente quant à lui  le coup du chantage au plan cul, mais il échoue tout de même à violer Nina, car la girl a la dentition carnassière… Etc. etc.

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Sans faire l’économie de désopilantes invraisemblances (comme par exemple, ces coups de fils passés en catimini par l’héroïne à son secourable petit frère au bras long, lequel, derrière les barreaux et à distance, parviendra miraculeusement à la tirer du pétrin !), le divertissement vous projette, de rebondissements en rebondissements, jusque sur une embarcation de fortune où la fuite éperdue de Nina, après bien des angoisses fortement contagieuses dans la salle, trouvera son heureux dénouement, ouf.  Morale de l’histoire : le baby sitting reste un emploi à risques.       


Hell in Paradise. Film de Leila Sy. Avec Nora Arnezeder. France, Etats-Unis, couleur, 2024. Durée : 1h42.

En salles le 26 novembre 2025.

Moyen-Âge: quand les femmes vivaient libres, sans féminisme

C’est bien connu: on adore maltraiter notre Histoire. Les mille ans de monarchie qui précèdent la sacro-sainte Révolution française sont souvent jetés aux oubliettes et avec eux, le Moyen Âge, jugé barbare et patriarcal. On nous répète à l’envi qu’avant 1789, les hommes étaient des brutes et les femmes des soumises.


Lorris Chevalier, docteur en histoire médiévale à l’Université de Bourgogne et conseiller historique de Ridley Scott pour le film Le Dernier Duel, démonte ces clichés dans La Femme au Moyen Âge. Il y montre qu’au contraire, les femmes médiévales écrivaient, gouvernaient, soignaient, commerçaient, enseignaient et créaient. À travers des figures comme Christine de Pisan, Aliénor d’Aquitaine, Pétronille de Chemillé ou Jeanne d’Arc, mais aussi à travers l’analyse des métiers, des arts, des loisirs et de la foi, il dévoile une société étonnamment moderne, où la mixité et la liberté féminine allaient de soi.


Isabelle Marchandier. Dans votre essai, vous brossez le portrait de femmes célèbres :  Aliénor d’Aquitaine, reine et mécène, ou Pétronille de Chemillé, abbesse et architecte de Fontevraud. Or, vous montrez que ces figures ne sont pas des exceptions. Comment pouvez-vous affirmer que la femme au Moyen Âge était pleinement intégrée à la vie économique, politique et spirituelle de la société ?

Lorris Chevalier. L’objectif de mon ouvrage est précisément de dépasser la simple évocation des grandes figures féminines pour s’intéresser aussi aux « petites dames ». Les femmes médiévales ne sont pas cantonnées à la sphère domestique : elles dirigent des abbayes, administrent des domaines, gèrent des entreprises, écrivent, enseignent.

Certaines deviennent de véritables cheffes d’entreprise, notamment dans le commerce international de la laine ou du diamant entre Londres, les Flandres et l’Italie. Quand les maris étaient absents, prisonniers ou morts, les femmes reprenaient naturellement les affaires, sans revendication idéologique mais par pragmatisme et sens du devoir.

Ces réalités économiques apparaissent dans des correspondances familiales, comme Lettres de Paston, précieuse correspondance anglaise du XVe siècle, où l’on découvre des femmes comme Margaret Paston gérer les domaines, traiter avec les créanciers, suivre les procès et assurer la continuité des affaires familiales pendant l’absence des hommes. Ce type de source, encore peu étudié à l’époque de Régine Pernoud, révèle combien la participation féminine à la vie économique et sociale était une réalité ordinaire.

Vous évoquez aussi la mixité des métiers et des arts : les corporations, les troubadouresses, les enlumineuses…  Est-ce à dire que la société médiévale était « inclusive » avant l’heure ?

Le mot « inclusif » est bien sûr anachronique, mais l’idée n’est pas fausse. Quand on évoque le Moyen Âge, on pense souvent à une société d’exclusion. Or, la réalité démontre l’inverse : le travail y était une valeur centrale, et cette morale s’appliquait aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

Celles-ci exerçaient dans tous les domaines : artisanat, commerce, médecine, musique, arts, enluminerie. Citons par exemple Anastaise, la meilleure enlumineuse de Paris, employée par Christine de Pisan pour illustrer La Cité des Dames, ou encore Guillemette de Luys, chirurgienne sollicitée par Louis XI. Et plus haut encore dans la hiérarchie du savoir, Hildegarde de Bingen incarne cette synthèse médiévale entre foi, science et art. Ses conseils de santé, de l’usage de l’épeautre à l’infusion de camomille, résonnent aujourd’hui avec une étonnante modernité.

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Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, prévôt de Paris sous Saint Louis, renseigne sur la place des femmes dans de nombreuses professions, des métiers de bouche à l’artisanat.

Et la corporation joue un rôle majeur : c’est un réseau d’entraide entre l’apprenti et le maître, mais également entre les sexes. Hommes et femmes sont traités également au sein d’une corporation. On estime qu’environ 20% des membres des corporations étaient des femmes, un chiffre remarquable pour l’époque.

Cette reconnaissance se lit aussi dans les loisirs: sur l’échiquier, la Dame devient la pièce maîtresse, libre de tous ses mouvements, miroir d’un monde où la femme n’était pas accessoire, mais force agissante. De la prostituée à la reine, de la marchande à la trobairitz, de la paysanne à la nonne, les femmes occupaient une place importante au cœur de la société médiévale.

Vous consacrez un chapitre au « féminisme médiéval ». En quoi diffère-t-il du néoféminisme contemporain ?

Le féminisme médiéval n’est pas une idéologie, mais une réalité vécue. Il naît dans un contexte difficile, guerre de Cent Ans, famines, épidémies, où les femmes tiennent tête à l’adversité.

Christine de Pisan s’inspire notamment de Jeanne d’Arc pour défendre la cause féminine.

Elle exalte la dignité des femmes non par revendication, mais par élévation morale. Dans La Cité des Dames, elle s’adresse à toutes les femmes, sans distinction de rang social, et promeut une solidarité féminine fondée sur la transmission du savoir, la vertu et la responsabilité partagée.

Un fait historique l’illustre : plusieurs grandes dames tentèrent de venir en aide à Jeanne d’Arc lors de son emprisonnement et de son procès inique, mené par un tribunal d’hommes souvent corrompus, à l’image de l’évêque Cauchon. Christine de Pisan ne prête ni vertu absolue aux femmes ni vice perpétuel aux hommes : la valeur réside dans les actes et les œuvres de chacun, homme ou femme, qui doivent « tenir vertu » malgré une société divisée par la guerre. Dans la pensée médiévale, l’opposition n’est pas entre hommes et femmes, mais entre vice et vertu. Par ailleurs, dans les milieux aristocratiques du Moyen Âge central, la femme incarne souvent cette « vertu de distinction », se démarquant du vulgaire et du laid par la mode, le soin du corps, les recettes de beauté et les arts élégants, comme la fauconnerie où sa présence est marquée. Le Moyen Âge, en ce sens, propose une vision complémentaire et harmonieuse, où la femme élève par sa présence plutôt qu’elle ne s’affirme par la confrontation.

Vous vous inscrivez en faux contre Georges Duby, qui a longtemps dominé la vision universitaire du Moyen Âge. Votre approche rejoint celle de Régine Pernoud, pionnière dans la réhabilitation des femmes médiévales. Pourquoi reste-t-elle si méconnue ?

L’intérêt pour la femme médiévale n’est pas nouveau : Jules Michelet, dès son Histoire de la sorcière, s’y intéressait déjà, mais son récit comportait de nombreuses erreurs, parfois volontaires, liées au contexte politique du XIXᵉ siècle. Depuis, les sources se sont multipliées et la recherche historique a beaucoup progressé : on sait désormais que les femmes ont joué un rôle essentiel dans la société médiévale.

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Régine Pernoud, dont je me réclame volontiers, fut une véritable pionnière : elle a su redonner visage et dignité à ces femmes, dans toute leur diversité. Mais ses intuitions ont souvent été marginalisées par un certain académisme, encore attaché à la lecture de Georges Duby, qui a contribué à figer l’image d’un Moyen Âge misogyne.

Mais vous rappelez aussi que cette vision déformée du Moyen Âge ne vient pas seulement des historiens modernes : elle s’est forgée dès les époques qui ont suivi, d’abord à la Renaissance, puis surtout sous les Lumières.

Oui, l’idée d’un Moyen Âge oppresseur vient largement des siècles suivants, qui ont eu besoin d’un épouvantail historique pour exalter leur propre modernité.

Le droit de cuissage, par exemple, n’a jamais existé : aucun texte, aucune charte ne mentionne un tel privilège. C’est une invention littéraire, popularisée au XVIIIᵉ siècle par Voltaire, Beaumarchais ou Mozart, pour ridiculiser les seigneurs. Jules Michelet lui-même, au XIXᵉ siècle, reprend cette légende en lui donnant un vernis d’autorité historique, sans citer la moindre source.

De même, la ceinture de chasteté relève plus du pur fantasme que de la réalité historique.

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La seule trace connue figure dans un traité d’ingénierie militaire du XIVᵉ siècle, parmi d’autres croquis imaginaires d’armes et de machines : l’image n’est accompagnée d’aucune légende et ne prouve rien.

Ces légendes sexistes ont forgé l’idée d’une femme féodale enfermée, soumise, humiliée, alors qu’en réalité, le Moyen Âge fut l’une des périodes les plus libres pour les femmes avant l’époque contemporaine.

Dans le chapitre consacré à l’amour, vous montrez que le Moyen Âge valorise un amour courtois, c’est-à-dire choisi, fondé sur la vertu, l’épreuve du mérite et la réciprocité. Peut-on dire que cet amour courtois a inventé le consentement amoureux, bien avant qu’il ne devienne une revendication néo-féministe ?

Plus qu’un simple thème littéraire, la courtoisie agit sur la société et façonne les mœurs. La courtoisie naît au même moment que la théologie chrétienne du mariage, qui repose, fait essentiel, sur le consentement mutuel des époux, contrairement à d’autres civilisations où l’union n’est qu’un contrat juridique. Cette vision nouvelle de l’amour irrigue la littérature arthurienne : la dame y est élevée sur un piédestal moral, modèle de vertu et d’exigence. Dans Le Chevalier de la charrette, Lancelot doit traverser le pont de l’épée, affronter la douleur et la honte pour mériter l’amour de Guenièvre. L’homme ne possède plus la femme : il se transforme par elle. C’est une véritable éthique du mérite et du respect, qui fonde l’amour sur la réciprocité et la vertu, non sur la domination. Même dans La Quête du Graal, la femme accompagne la conversion du chevalier : elle devient guide spirituelle, miroir de son intériorité. Ainsi, bien avant nos débats modernes, le Moyen Âge avait déjà inventé le consentement amoureux, compris comme une épreuve de liberté et de perfection mutuelle. Comme le disait Malraux, « l’homme imite l’art » : ici, la littérature a façonné la vie.

Si vous battez en brèche les stéréotypes progressistes qui font de la femme une victime soumise à un ordre patriarcal, vous n’en proposez pas pour autant une vision idéalisée. Vous montrez aussi des figures de femmes violentes, criminelles, transgressives. Que révèlent-elles du Moyen Âge ?

Il ne s’agit pas de romantiser ou d’idéaliser le Moyen Âge, mais de restituer la vérité d’une époque où la femme était pleinement actrice de son destin, dans la lumière comme dans l’ombre.

Certaines furent saintes, d’autres voleuses, parfois meurtrières. Les archives judiciaires d’Abbeville ou de Dijon montrent par exemple des femmes impliquées dans des vols de bijoux ou de vêtements de luxe, non par misère mais par goût du risque ou de la parure. Les tribunaux les jugeaient comme les hommes, sans traitement discriminatoire.

Mon but n’est pas de fabriquer une mythologie, mais de rappeler cette complexité : au Moyen Âge, les femmes n’étaient ni victimes ni déesses, simplement humaines, et c’est ce qui les rend passionnantes.

423 pages.

La femme au Moyen Âge

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Ukraine, la répétition générale?

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La Franco-Ukrainienne Anastasia Fomitchova © JF PAGA / GRASSET

Anastasia Fomitchova nous rappelle dans son livre que la guerre est de retour en Europe.


Malraux considérait, à juste titre, que la guerre d’Espagne était la répétition générale de la Seconde Guerre mondiale. C’est pour cela qu’il décida de s’engager pleinement en créant l’escadrille Espanã, composée de volontaires internationaux, pour combattre les franquistes, tandis que les démocraties européennes détournaient le regard.

Engagée volontaire

Aujourd’hui, montrerait-il l’exemple en achetant des drones pour épauler les soldats ukrainiens face à l’armée russe ? Le prix André Malraux 2025 vient d’être attribué à une jeune femme, Anastasia Fomitchova, pour son récit Volia.

Ce livre, écrit sans lyrisme, au scalpel, ressemble à celui de Malraux, L’Espoir (1937). Les jurés du prix y ont sûrement pensé. C’est de la même veine, avec une émotion toute particulière parce qu’il s’agit d’une femme de trente-deux ans, chercheuse franco-ukrainienne, qui a quitté Paris, ses amis, son confort, pour rejoindre la résistance et servir comme infirmière au sein du bataillon médical des Hospitaliers. Une première blessure, à l’automne 2022, l’avait tenue éloignée de la ligne des combats les plus rudes. Mais cela n’avait pas entamé sa détermination à protéger sa patrie de naissance. Pour cette engagée volontaire, c’était une question de vie ou de mort depuis que la Russie de Poutine avait envahi l’Ukraine pour la première fois. Le ciel avait la couleur du deuil. Et cette couleur était devenue le quotidien des Ukrainiens.

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Anastasia Fomitchova est née à Kyiv, en 1993. L’URSS n’existait plus et l’Ukraine avait acquis son indépendance depuis deux ans. La jeune soldate revient sur l’histoire récente de son pays avec précision, même si l’enjeu de son livre est ailleurs. Elle rappelle que le bataillon des Hospitaliers a été créé sur le front du Donbass, au moment de la révolution de Maïdan de l’hiver 2013-2014. Elle martèle surtout que l’impérialisme russe ne s’arrêtera pas aux frontières de l’Ukraine. L’enjeu du livre, donc, est de montrer avant tout la détermination de la population ukrainienne – « volia » pouvant être traduit par « volonté » et « liberté » – à repousser l’invasion de l’armée russe. Les renforts occidentaux ne sont pas arrivés en temps et en heure. Les puissances occidentales ont compris tardivement que la défense de l’Ukraine contre le totalitarisme russe les concernait toutes. Au fil d’un récit qu’on ne lâche jamais, on voit Fomitchova, la « médic », monter au front pour secourir les blessés, tandis qu’à l’arrière, les civils apprennent à vivre sous les bombes, dans des caves, sans eau ni électricité, la peur au ventre, la peur de perdre un enfant, une sœur, un ami, la peur d’apprendre que leurs parents ont été torturés, exécutés, et jetés pêle-mêle dans des fosses. Ces combattants et ces civils, ce sont souvent les mêmes, n’attendent pas le dernier smartphone pour Noël, ils espèrent que leur sacrifice empêchera que l’Ukraine soit rayée de la carte. Sacrifice qui ne date pas de 2022. Anastasia : « Les stigmates de ce que nous avaient infligé les Russes étaient inscrits au fer rouge dans nos âmes et nos ventres. Si cette mémoire n’avait pas été entretenue du temps de l’URSS, écrasée par le narratif russe sur les ‘’peuples frères’’, les corps, eux se souvenaient. » Il me revient la phrase de Milan Kundera : « La petite nation est celle dont l’existence peut-être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître et qui le sait. » Les Russes pensaient prendre Kyiv en trois jours. La ville résiste toujours, mais celle de Marioupol est en train de devenir le théâtre de l’un des plus grands massacres du XXIᵉ siècle. Les Russes n’ont pas hésité à employer des armes chimiques, affirme Anastasia qui n’exclut plus l’usage d’une bombe nucléaire sur ordre du Kremlin.

Crasse et sang

Il y a des pauses dans le récit. Le carnage ne cesse pas, il s’éloigne un peu. Elle s’arrête, elle et ses collègues volontaires, dans un orphelinat, base historique du bataillon. Nous sommes dans la région de Dnipropetrovsk. Un peu de lumière, l’odeur du feu de bois, le ciel, au loin, qui rosit. La paix ? Non, juste l’espoir qui reprend des forces. Et puis c’est la montée au front sans cesse recommencée. La boucherie ressemble à un tableau de Bosch. Il faut porter secours aux blessés, parmi les cris des agonisants. Les snipers peuvent entrer en action à n’importe quel moment. Anastasia consigne : « Nos journées se résument à des dizaines de bras et de jambes. » Elle ajoute, sans pathos : « Jour et nuit, nous nageons dans un océan de blessés. Ils se ressemblent tous, couverts de crasse et de sang. » Après avoir lu son témoignage, il est impossible de dire qu’on ne savait pas. La guerre est revenue en Europe, elle frappe à nos frontières factices.

Après l’héroïque contre-offensive de 2022, Anastasia réintègre la vie civile et finit sa thèse de doctorat sur les évolutions de l’État ukrainien depuis la révolution de Maïdan. Elle retrouve sa ville natale meurtrie mais debout. Les attaques de drones kamikazes Shahed, livrés par l’Iran à la Russie, s’abattent la nuit sur les civils endormis. L’Ukraine refuse de céder ses territoires car ça n’arrêtera pas la guerre, affirme la jeune femme. Le Kremlin a ordonné le réarmement de la Russie. « Ce processus, écrit-elle, a déjà commencé, et plusieurs nations, comme l’Allemagne, le Danemark et le Royaume-Uni, l’ont clairement identifié : dans quelques années, Moscou disposera de tous les moyens pour lancer une offensive majeure contre le reste de l’Europe. De se confronter directement aux pays de l’OTAN. »

La paix est plus que jamais menacée. Elle n’est déjà plus qu’un doux souvenir. Et comme l’a écrit Malraux : « La liberté appartient à ceux qui l’ont conquise. »

Anastasia Fomitchova, Volia, Grasset. 288 pages

Volia: Engagée volontaire dans la résistance ukrainienne

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Il y a une vie après l’Assemblée

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© AP Photo/Thibault Camus/SIPA

Le psychodrame gouvernemental n’a pas mis fin au feuilleton de la réforme des retraites. Pendant ce temps, Paris continue de s’humilier face à Alger, la Ligue des droits de l’homme poursuit ses attaques contre Béziers, et les idées pleuvent pour taxer davantage les Français. Vivement les vacances de « fin d’année » !


Trois gouvernements plus tard, on va enfin pouvoir entrer dans le vif du sujet : le vote du budget. J’attends avec impatience l’examen des 1 800 amendements déposés devant la commission des finances de l’Assemblée. Sans 49.3 à la clé, le concours Lépine des propositions les plus dispendieuses risque, comme chaque année, de nous réserver quelques surprises.

Dreyfus

« Ligue des droits de l’homme, le retour ». En plusieurs épisodes, s’il vous plaît. La Ville de Béziers pavoise son hôtel de ville avec des drapeaux tricolores plutôt qu’avec le drapeau palestinien ? La LDH attaque. Le couvre-feu pour les mineurs de moins de 13 ans seuls dans les rues après 23 heures ? La LDH attaque. La construction d’un centre de rétention administratif pour y détenir les délinquants sous OQTF ? La LDH attaque encore… Pour moi qui ai travaillé pour la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), dont la LDH est membre, c’est incompréhensible. Ou plutôt, trop compréhensible. Leur combat n’est plus depuis longtemps celui des droits de l’homme, mais celui de certains hommes, toujours les mêmes, contre certains politiques, toujours les mêmes également. À Béziers, chaque arrêté municipal est scruté et fait l’objet d’un recours devant les tribunaux. La lutte contre les déjections canines ? Attaquée. La crèche de Noël dans l’hôtel de ville ? Attaquée. La célébration de la fête juive Hanoukka ? Attaquée aussi… Avouez qu’on est assez loin de la défense du capitaine Dreyfus, acte fondateur de leur combat. Du reste, la même organisation soutenait, il y a quelques années encore, Tariq Ramadan ou militait pour la libération du terroriste Georges Ibrahim Abdallah. Et qui, en 2022, au nom du « droit au respect de la vie familiale », défendait Hassan Iquioussen, imam auteur de discours « haineux envers les valeurs de la République » et, selon le président de la LDH en personne, de « propos antisémites absolument abjects ». Comprenne qui pourra… En français dans le texte, on appelle ça se fourvoyer. Moins gentiment, je préfère parler de forfaiture.

Magie de Noël

Après avoir proposé de « dégenrer » le Panthéon, voilà qu’on parle de changer le nom des vacances scolaires. Ce n’est pas nouveau, on a déjà vu les anciennes « vacances de Pâques » se transformer en « vacances de printemps ». Mais c’était pour cause de « zonage des vacances », qui ne coïncidaient plus forcément avec les fêtes de Pâques (dont la date change chaque année). Le 1er octobre dernier, c’est donc le Conseil supérieur de l’éducation qui a proposé de rebaptiser les vacances de la Toussaint en vacances d’automne et celles de Noël en vacances de fin d’année. Devant le tollé, le ministère de l’Éducation nationale a rapidement fait savoir que « renommer les vacances scolaires n’est pas et n’a jamais été envisagé ». En 2021 déjà, la Commission européenne avait invité ses fonctionnaires à préférer l’expression « joyeuses fêtes » à « Joyeux Noël ». Avant, là encore, de faire marche arrière. De quoi se mêlent-ils ? On tient peut-être là la solution pour éviter le mois prochain un énième procès de la LDH : installons à l’hôtel de ville de Béziers une « crèche de fin d’année » et le tour sera joué !

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Le Tartuffe ou l’imposteur

« Campus France et l’ambassade de France en Algérie félicitent les 8 351 étudiants algériens qui ont obtenu un visa pour venir étudier en France à la rentrée 2025. Ce chiffre représente une augmentation de plus de 1 000 visas par rapport à l’année 2024. » Je me souviens d’une interview de Bruno Retailleau, en juillet dernier, accordée au Figaro, dans laquelle il affirmait que « la diplomatie des bons sentiments a échoué » avec l’Algérie. Et parlant de Boualem Sansal, toujours emprisonné, il ajoutait : « Le régime algérien ne souhaite pas une relation respectueuse, mais cherche à nous humilier. Plus nous plierons, moins nous obtiendrons. » Il n’a visiblement pas été entendu par le Quai d’Orsay, ni par son successeur Laurent Nuñez. À pleurer. De rage.

Gag

Il aura fallu 26 jours à Sébastien Lecornu, pour nous pondre, peu ou prou, le même gouvernement que celui de François Bayrou. En y ajoutant quand même, fait notable, Éric Woerth et Bruno Le Maire ! Quelle trouvaille ingénieuse ! Quelle originalité ! Nominations qui ont mis le feu aux poudres et occasionné le coup de sang de Bruno Retailleau, suivi du désormais célèbre « Je me casse » de l’ancien « ministre des mille milliards de dette ». Avant la démission du Premier ministre et sa re-nomination quelques heures plus tard. Vous suivez toujours ? Ah oui, j’oubliais dans tout ça l’épisode du « chaton de Marine Le Pen » à Matignon qui a opposé les tenants du « comme c’est attendrissant… » à ceux du « quel manque de respect ! ». Moi j’aimerais juste savoir si l’animal a survécu.

Martror

La présidente de l’Assemblée nationale a jugé bon de lancer à son tour sa petite bombe en affirmant qu’il fallait en finir avec « ce truc qui tombe du ciel ». Elle propose donc de davantage taxer les héritages. Pour mémoire, la France est déjà l’un des pays du monde où la fiscalité sur la transmission du patrimoine est la plus lourde. Seules la Corée du Sud et la Belgique sont à des niveaux comparables. Oui, la mort d’un proche coûte cher à ses héritiers en France.

Le problème avec nos « politiques », c’est que, chaque fois qu’on rencontre un problème, on invente un nouvel impôt. Mais « ce truc qui tombe du ciel », n’en déplaise à Yaël Braun-Pivet, a déjà été taxé à de nombreuses reprises du temps du vivant. Bref, on taxe une seconde fois au moment du décès. Cela s’appelle ni plus ni moins qu’un impôt sur les morts…

Forfaiture again…

C’est le « prix du compromis », paraît-il. Le « prix pour garder sa place » serait plus juste puisque la suspension de la réforme des retraites a été décisive dans les tractations ayant permis à Sébastien Lecornu de rester à Matignon. Tout cela sur le dos des Français à qui on tente de faire croire une nouvelle fois que nous pourrions être le seul pays à travailler moins tout en préservant nos retraites. Alors démissionnaire, l’ex-futur ministre de l’Économie, Roland Lescure, avait d’ailleurs mis en garde contre le coût d’une telle mesure : « Modifier la réforme des retraites, ça va coûter des centaines de millions en 2026 et des milliards en 2027. » Visiblement, ce n’est plus si grave quelques heures plus tard. Ça doit être ça la magie Lecornu !

Mais on a la réponse, Monsieur le président…

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Paris, 13 novembre 2025 © Michel Euler/AP/SIPA

Le président de la République, dans un beau et émouvant discours prononcé pour rendre hommage aux victimes du 13 novembre 2015, a notamment déclaré : « Une douleur insensée, injuste, insupportable, et cette question sans réponse: pourquoi? »

Je sais que la pensée même la plus sincère a besoin parfois de s’orner de l’artifice de la rhétorique. Je connais le talent et l’intelligence de ceux qui préparent les discours d’Emmanuel Macron et je me doute du soin qu’il met pour y apposer sa patte et son style.

Mais tout de même, « cette question sans réponse » me reste en travers de l’esprit.

Alors que par ailleurs il nous alerte sur « un djihadisme qui renaît sous une autre forme ».

Personne ne se pose « cette question », tout simplement parce qu’il n’est personne qui ne connaisse « la réponse ».

Bien avant le cataclysme effroyable du 13 novembre 2015, nous avions déjà eu d’atroces signes de la haine que le terrorisme islamiste vouait à la France, à notre société et à notre civilisation. Le jour du Stade de France, du Bataclan et de tous ces lieux de convivialité et de bonheur frappés et meurtris, nous n’avons pu que déplorer, sans le moindre doute quant au dessein de nos assassins, l’obsession qui les habitait de faire payer le prix fort à un monde où la grâce et la douceur de vivre continuaient d’être préservées, où la détestation d’autrui pour ce qu’il pensait, dessinait ou croyait était encore récusée et rejetée, et où n’existait nulle envie de rejoindre l’étouffement et l’inhumanité islamistes.

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J’entends bien que ces lignes peuvent apparaître comme des banalités, tant les enseignements sans cesse renouvelés de la terreur islamiste — parfois déjouée, toujours redoutée — n’étaient plus un secret pour personne, inscrits qu’ils étaient dans les morts, les corps, les désespoirs, l’héroïsme de nos services de police et l’impossible oubli de ce qui a dévasté des familles, coupé net le fil de l’espérance et dissipé la naïveté de beaucoup. Même si, pour certains responsables politiques davantage inspirés par leur idéologie que par le souci de la vérité nue, il convenait toujours, au nom d’un humanisme prétendu, de baisser la garde et de nous exposer, nous et nos valeurs — valeurs que la volonté de nous les arracher par la terreur rend chaque jour plus précieuses — à de nouveaux massacres.

Alors, oui, monsieur le président, votre « pourquoi » était beau, mais inutile, et la réponse, vous la connaissiez comme nous tous.

Il y a un paradoxe amer : les islamistes, qui cherchent à nous détruire ainsi que la qualité de notre univers et la force de notre démocratie, qui ne visent que l’éradication de notre vivre-ensemble et de notre unité apparemment maintenue malgré leurs assauts criminels, se battent en réalité sans percevoir qu’ils pourraient l’emporter simplement en nous laissant faire…

Cette société qu’ils s’acharnent à effacer, à coups d’attaques au couteau, d’explosions et de massacres, n’est-elle pas déjà en crise, en déclin et en doute ? Nous avons à mener une double bataille, si la lucidité et le courage nous sont donnés ainsi qu’à l’ensemble de nos responsables politiques.

Celle, évidemment, contre le terrorisme islamiste, et des progrès incontestables ont été accomplis sur ce plan.

Mais aussi celle qui devra nous mobiliser pour que la France demeure, dans tous les domaines, le symbole vivant de ce que le Mal cherche à anéantir.

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Orange ou mandarine?

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"A l’Ouest, rien de nouveau" de Edward Berger, sur Netflix © Netflix / Reiner Bajo

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Orange ou mandarine ? Je ne m’en souviens plus. Il faudra que je demande à ma Sauvageonne mais je ne suis pas sûr qu’elle soit en mesure de me répondre : elle est si jeune. Étaient-ce des oranges ou des mandarines qu’on nous remettait à l’issue de la cérémonie du 11-Novembre, événement obligatoire pour nous, les minuscules écoliers de la République ? Nos instituteurs, MM. Lartigot, Pullès, Rousselle, Jehan, nous conduisaient, en rang par deux, comme des petits militaires, jusqu’au monument aux Morts de Tergnier (02), dans le parc Sellier. Il faisait froid, tantôt un froid sec, tantôt un froid humide et mousseux comme une eau sale. Il ne fallait pas broncher. Nous étions là, recueillis, nous les rebelles, les sauvageons allais-je dire, de l’école de la cité Roosevelt, faite de maisons provisoires où, juste après la Seconde Guerre, les familles aux habitations bombardées (d’abord par nos bons amis d’Outre-Rhin qui, après 1870, après 1914, nous avaient, une fois de plus, rendu une visite de courtoisie ; les Prussiens nous aiment tant! Puis par nos vrais amis alliés et leurs forteresses volantes ; il fallait le faire malheureusement car Tergnier était un centre ferroviaire réquisitionné par les Teutons) avaient été relogées. Les rues étaient recouvertes, non pas de bitume, mais de cendrée rêche. La cité Roosevelt avait, à tort, mauvaise réputation ; on prêtait à ses jeunes gens des vertus qu’ils n’avaient pas toujours : poings faciles, taquins avec les filles, voleurs à l’occasion, creveurs de ballons, etc. On ne pouvait pas dire non plus que l’école du Centre était celle des bourgeois ; des bourgeois, à Tergnier, il n’y en avait pas. Les trois-quarts de la population était cheminote ; le quart restant travaillait en usine, à la scierie Beaumartin, à la Fonderie, aux ALB (Aciérie et Laminoirs de Beautor), à la raffinerie. A Tergnier, on était pour le partage des richesses ; on votait rouge mais on respectait le Général car il nous avait évité de marcher au pas de l’oie, et, dès 1946, il avait tendu une main fraternelle aux résistants communistes, et Dieu sait qu’ils avaient été nombreux dans ma bonne ville de Tergnier.

A lire aussi: Les colonnes de Buren seront-elles vraiment balayées par le vent de l’histoire, comme le dit Jean Clair?

Donc, nous étions là devant le monument aux morts, mes copains de la cité Roosevelt (Alain Lanzeray, Fabrice Le Bourhis, Jean Brugnon, Jean-Jacques Mensuelle, Felice Napolitano, Pascal Dugat, Jean-Luc Jehan, etc.), à regarder les anciens combattants au garde-à-vous (les Poilus étaient encore de ce monde), certains porteurs de drapeaux. Parmi eux, le père Deporter, un ancien de 14-18, qui résidait dans notre cité et nous impressionnait avec sa jambe de bois. Puis c’était l’appel aux morts. Tous les noms gravés dans le granit étaient énoncés, tous suivi d’un « Mort pour la France », « Mort pour la France », « Mort pour la France »… Tous ces morts… Nous ne comprenions pas tout mais nous sentions bien que c’était grave. Il y avait dans l’air comme une bise de larmes et dans les yeux des Poilus des éclats de terreur. Ils devaient se souvenir quand ils montaient au front, baïonnette au canon, dans les tranchées de la Somme, de Champagne, de Verdun ; ils devaient revoir les visages de leurs copains fauchés par la mitraille prussienne, leurs copains qui couraient à côté d’eux. Le sang ; les rats ; l’attente ; les cris du sergent quand il fallait y aller. Monter à l’assaut. J’ai repensé à tout ça, en cette journée de 11-Novembre 2025. Et, sur les conseils de la Sauvageonne, nous avons regardé sur Netflix, A l’Ouest, rien de nouveau, adaptation du roman d’Erich Maria Remarque (la troisième après celle de Lewis Milestone en 1930, et le téléfilm de Delbert Mann, en 1979) par Edward Berger. « Ça ne te fera pas de mal de voir ce qui se passait du côté allemand en 14-18, toi qui aimes tant l’Allemagne », me dit-elle. Je la bouclai, un peu penaud, et regardai. Quel film magnifique ! Quel grand film qui décrit si bien toute l’horreur de la guerre ! Un film pacifiste ? Un euphémisme que de le dire. Tous ces pauvres gars qui vont se faire casser la pipe au nom du capitalisme international ! Une horreur ! Pas étonnant que ces fumiers de nazis l’eussent placé, tout de suite, sur la liste des autodafés. Les images du film défilaient devant mes yeux ; du sang partout. Des amputations. Des crânes éclatés. Je repensais à mes grands-pères (Alfred, côté paternel, dans la Somme ; Eloy, côté maternel, dans la Marne) ; je repensais aux cérémonies du 11-Novembre de mon enfance, dans le parc Sellier, à Tergnier. Orange ou mandarine ? Sacrée mémoire qui fiche le camp ! On ne devrait jamais oublier.

Photo : Philippe Lacoche

Deux nouveaux Immortels

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DR.

L’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement.


L’Académie française, fondée sous le cardinal de Richelieu, en 1634, fait partie de ces quelques piliers sur lesquels repose le français moderne, avec la Défense de Du Bellay et l’édit de Villers-Cotterêts. L’institution est magnifique : elle consolide notre langue, elle la régule, elle la met au pas. En fixant les règles de la grammaire et de l’orthographe, en définissant la syntaxe, elle a donné à nos lettres une assise d’airain, support de nos plus beaux poèmes et de nos plus grandes œuvres. Elle a contribué à l’unité nationale, elle est l’une des clés de notre culture commune. Ainsi, François Villon et Pierre de Ronsard, nés à cent ans d’intervalles, parlent deux langues différentes ; mais nous lisons Molière et Racine dans le texte, car à partir du dix-septième, et grâce à l’Académie, la langue ne varie plus.

Quelle histoire !

L’Académie française est de ces fondations qui contribuent à notre sentiment d’appartenir à quelque chose de commun — qui nous rassemble au lieu de nous diviser —, et son prestige n’a d’égal que sa longévité. On ne compte plus ses grands noms : au hasard, Boileau, Montesquieu, Yourcenar, Barrès, Paulhan, Lamartine, Rostand, Musset, Habert, d’Ormesson, Hugo, Corneille, Senghor, Chateaubriand, Perrault, La Fontaine, Pagnol, Maurois, Renan, Vigny, Bourget, Fénelon, La Bruyère, Bossuet, Thiers, Valéry. La liste fait tourner la tête, et j’en oublie des quantités ! — aujourd’hui encore, l’Académie compte parmi ses membres Alain Finkielkraut, François Sureau, Antoine Compagnon, et bien d’autres du même talent.

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Bien sûr, elle s’est souvent trompée. Trop de noms tombés dans l’oubli figurent dans la liste des Immortels alors que tant de nos écrivains, qui eussent mérité d’y être et parfois même ont proposé leur nom, ont été dédaignés. Balzac a candidaté : il a obtenu moins de cinq voix, dont celles de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny. Si l’élection se faisait au poids des voix, écrit André Maurois dans son Prométhée, Balzac eût été élu ; hélas, elle se fait au nombre seul : l’Académie préféra l’auteur d’une histoire de la ville de Naples qui n’aura pas passé l’épreuve du temps… erreur impardonnable ! Quatre fois, elle a rejeté la candidature de Théophile Gautier ; et en 1894, entre Verlaine, Zola et José-Maria de Heredia, elle a honoré le troisième au détriment des deux autres (!).

Se serait-elle amendée ? Voici qu’elle vient d’élire Éric Neuhoff (fauteuil n° 11) et Florian Zeller (fauteuil n° 14), à la succession de Gabriel de Broglie et d’Hélène Carrère d’Encausse. Deux choix que l’on ne peut qu’applaudir, tant ils semblent mérités. Éric Neuhoff, pétri d’érudition et qui, bon Français, ne craint pas la polémique (mais en France, notait Jean d’Ormesson dans sa biographie de Chateaubriand, la polémique a toujours été très favorable aux écrivains), est aussi l’auteur de quelques romans formidables, et de beaucoup de critiques justes et convaincantes ; Florian Zeller, dramaturge à succès que l’on ne présente plus, réalisateur non moins excellent, dont les œuvres touchent aux sujets les plus tabous mais aussi les plus réalistes, fait rayonner notre langue et notre littérature dans le monde entier. Si le cinéma se veut l’art majeur de notre époque, comme le dix-neuvième fut le triomphe du roman, l’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement. Elle eût pu se compromettre en cédant aux sirènes des auteurs à succès ; ces auteurs, elle ne les a pas non plus méprisés, par une espèce de pédantisme qui eût été inutile et vain. Sans primer les machines à faire des ventes, elle a distingué deux grands noms, qui ne sont pas des poètes de tour d’ivoire.

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A quand Houellebecq ?

Je ne sais si Michel Houellebecq a présenté sa candidature. Oserais-je militer en sa faveur ? Son réalisme brutal entre à plein dans notre tradition littéraire : Houellebecq dit le vrai, ce vrai de Balzac sur la femme de trente ans, ce vrai de Maupassant sur l’amour (un piège de la nature, pour forcer la reproduction), ce vrai de tant d’autres, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Zola, ce vrai qui nous offusque. Ce qu’écrit Houellebecq nous révolte : ce qu’écrit Houellebecq, c’est nous, dans toute notre petitesse. Il fait sa littérature en trompe l’œil, comme Zeuxis peignait des raisins avec une telle précision que les oiseaux venaient les becqueter. Ses romans sont des miroirs : ils nous montrent : nous ne sommes pas beaux à voir. Si Houellebecq restera dans l’histoire de nos lettres (l’un des rares) c’est parce que l’on comprendra l’époque en lisant ses romans, comme on comprend le dix-neuvième en lisant Balzac, « créateur du monde moderne » (B. Cendrars). Et quelle époque : pornographique et consumériste, industrielle, libertaire et globalisée, décadrée, déprimée. Quelle tristesse, et quelle vérité, des Particules élémentaires à Anéantir, en passant par La Carte et le territoire !

© Martin Meissner/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21680542_000002

Écrits sur la littérature, I (14 février 2021 – 19 juin 2023)

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Un nouveau volume de la Pléiade consacré à Philip Roth

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L'écrivain américain Philip Roth photographié en 1993 © Joe Tabbacca/AP/SIPA

Philip Roth ne se démode pas, au contraire.


Les éditions Gallimard continuent la publication des œuvres complètes de l’écrivain américain Philip Roth dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Le volume qui sort concerne la période 1993-2007 de l’écrivain, au cours de laquelle quatre romans majeurs de lui ont été publiés : Opération Shylock (1993), Le Théâtre de Sabbath (1995), Le Complot contre l’Amérique (2004) et Exit le fantôme (2007). Le romancier est alors dans la plénitude de son génie romanesque et donne libre cours derechef à son imagination la plus débridée.

Ce sont des œuvres qui, pour la plupart, ont créé des polémiques, notamment Opération Shylock, sur Israël. Le journaliste Marc Weitzmann, ami français de longue date de Roth, a confié dans un récent essai que ces romans du maître de Newark étaient parmi ses préférés. Les retrouver rassemblés dans une Pléiade aujourd’hui est une heureuse surprise, même pour ceux qui les ont déjà lus.

La Pléiade, une collection de référence

Personnellement, j’aime assez cette collection de la Pléiade, censée honorer les grands auteurs classiques ou contemporains. On peut ne pas être d’accord avec certains des choix effectués, mais on trouvera toujours une raison de se féliciter de disposer, en cas de besoin, d’un exemplaire à portée de main. La Pléiade met en valeur ses auteurs, les fait entrer par la grande porte dans l’histoire littéraire. L’appareil critique de préfaces et de notes, dû aux meilleurs spécialistes, donne une confirmation objective à ce sacre éditorial. J’ai entendu certains lecteurs contester la taille des caractères, qu’ils jugent illisibles ; ou bien l’utilisation du papier bible… D’autres y voient des objets de pure bibliophilie, au cuir manquant d’épaisseur, bons tout juste à décorer une bibliothèque. C’est peut-être la rançon du succès. Posséder son écrivain préféré en Pléiade reste, malgré tout, une nécessité, pour marquer le coup. Tous les goûts sont d’ailleurs représentés, les concepteurs de la collection faisant preuve d’un éclectisme irréfutable. Pour le futur, j’aimerais pour ma part y retrouver par exemple les essais de Georges Bataille, ou bien l’œuvre complète de Maurice Blanchot.

Expliciter l’art de Philip Roth

Pour revenir à cette Pléiade Philip Roth, disons d’emblée que c’est une réussite. Philippe Jaworski en a assumé, comme pour les volumes précédents, la direction. Les traductions ont été soigneusement révisées. Une excellente chronologie y figure, et le texte de Roth est accompagné de notices utiles et de notes précises, afin d’en rendre particulièrement aisée la lecture.

A lire aussi, du même auteur: Une Pléiade pour entrer dans l’atelier d’Aragon

De plus, un glossaire des mots yiddish et hébreux viendra éclairer le lecteur sur le sens exact du vocabulaire employé par Roth. C’est dans ce travail critique, comme souvent, que réside la « saveur » d’une Pléiade. Car une Pléiade est une lecture que proposent des universitaires. Une lecture parmi d’autres, étant donné que le commentaire oriente l’œuvre dans tel ou tel sens. Disons qu’ici, le travail explicatif du texte, au demeurant très brillant, demeure relativement neutre, se contentant d’expliciter l’art de Roth. Philippe Jaworski insiste par exemple sur le côté carnavalesque des romans de Roth : « Le théâtre du Moi de Philip Roth, écrit-il, doit beaucoup à cette atmosphère de foire ou de fête foraine. » Et dans Le Théâtre de Sabbath, la très riche métaphore des marionnettes est développée longuement autour du personnage de Mickey Sabbath, « comédien et metteur en scène » de lui-même.

Le rôle des critiques

Lorsque je lis, toujours dans les commentaires, que Roth est « un romancier jouant au romancier voulant faire croire qu’il souhaite que sa fiction soit perçue comme fausse, pour que l’on croie qu’elle est vraie », je regrette de n’avoir pas commencé à lire Roth dès ma jeunesse. Dans les années quatre-vingt, alors que j’étais étudiant, je suis en vérité passé à côté de ce romancier, à cause principalement de la critique littéraire, je dois dire, qui, à l’époque, n’a pas su en parler de manière convaincante. À la notable exception tout de même de la revue de Philippe Sollers L’Infini qui, par exemple, dans son numéro 10 du printemps 1985, que je m’étais procuré alors, proposait une longue interview, absolument passionnante, de Roth. Celui-ci s’y exprimait sur son métier d’écrivain et certains faits biographiques de sa vie (ce qu’il a vécu a toujours été déterminant pour Roth). Je ne sais pas si cet entretien a été repris par la suite en volume. J’ai encore cet exemplaire de L’Infini en ma possession. À vrai dire, j’ai toujours adoré les revues littéraires, goût distinctif de ma génération. Je ne me console pas que, depuis plusieurs décennies, les revues disparaissent inéluctablement de notre champ intellectuel — même si certains nostalgiques d’un autre temps, peu nombreux il est vrai, font encore des efforts pour perpétuer cette tradition : ainsi, j’ai envie de vous indiquer en passant la livraison annuelle de Ligne de risque, numéro 5, que je viens de me procurer en librairie, revue animée par François Meyronnis et Sandrick Le Maguer, qui s’inscrivent tous deux dans la parfaite continuité de Sollers et de L’Infini.

Je sens très bien à quel point aujourd’hui un écrivain comme Philip Roth, par tout ce qu’il représente, se place au centre de nos débats. Il avait une manière très provocatrice, mais salutaire, d’aborder les questions les plus graves, en se plaçant du côté de la « contrevie », comme il dit, afin de jouir de plus de liberté. Roth, de son vivant, avait conscience de ce rôle qu’il s’attribuait : « Je suis un théâtre, écrivait-il, et rien d’autre qu’un théâtre. » C’est ce théâtre inimitable et délectable de Philip Roth qui aujourd’hui vous tend les bras, avec cette Pléiade. Ce théâtre ne se démode pas. Gardez bien à l’esprit que Roth a incarné, outre le plaisir de lecture garanti, la joie effective de la pensée qui s’exprime sans contrôle extérieur abusif. Autrement dit, il nous fait plonger dans un gai savoir, avec lequel nous serions bien inspirés de renouer un jour.

Philip Roth, Romans (1993-2007). Édition établie sous la direction de Philippe Jaworski. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». 1664 pages.

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Marc Weitzmann, La Part sauvage. Éditions Grasset. Prix Femina essai 2025.

Ligne de risque n° 5. « Éclats divins III ». Revue littéraire annuelle éditée par Sprezzatura, 40 boulevard Gambetta, 29200 Brest. 68 pages.

Peut-on blâmer Angela Merkel pour les attentats de Paris?

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L'ancienne chancelière de l'Allemagne Angela Merkel lit ses mémoires à Dresde, 23 juin 2025 © Sebastian Kahnert/DPA/SIPA

Notre chroniqueur voit dans les attentats de Paris mais aussi de Bruxelles le prix de « l’humanisme » solitaire et autoritaire d’Angela Merkel.


La crise migratoire de 2015 a ouvert la voie aux attentats de Paris et de Bruxelles. En décidant unilatéralement d’ouvrir les frontières de l’Europe, Angela Merkel porte une lourde responsabilité dans ces tragédies. L’exode lié au conflit syrien avait débuté en 2012 et s’était amplifié au fil des années. À l’été 2015, la situation devint critique, avec une accumulation de migrants en Grèce et en Hongrie. Le 4 septembre 2015, Angela Merkel prit seule la décision historique de suspendre temporairement le règlement de Dublin — qui impose le traitement des demandes d’asile dans le premier pays d’entrée — et d’autoriser les réfugiés bloqués en Hongrie à rejoindre l’Allemagne. Ni ses partenaires européens, ni le Parlement allemand ne furent consultés. Elle lança alors sa phrase devenue emblématique : « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »).

La photo d’Aylan, tournant émotionnel

Presque simultanément, l’image du petit Aylan, retrouvé mort sur une plage grecque, bouleversa l’opinion publique. Dès lors, toute critique devint impossible : les médias européens rivalisèrent pour présenter l’accueil des migrants comme un impératif moral. Cette photo joua un rôle comparable à celui du cliché de la fillette fuyant un bombardement au napalm pendant la guerre du Vietnam. Pourtant, la diffusion d’une telle image était inhabituelle : la presse occidentale s’interdit généralement ce type de représentation. On n’a jamais vu d’images des victimes des attentats de Paris, Nice, Bruxelles ou Berlin. Marine Le Pen fut même poursuivie pour avoir diffusé sur Twitter une photo de la décapitation du journaliste américain James Foley, accompagnée du commentaire : « Daech, c’est ça ».

Des migrants majoritairement économiques

Après l’épisode Aylan, plus d’un million de migrants arrivèrent en Europe, principalement en Allemagne, mais aussi en Autriche, Belgique, Suède, France. Or, les Syriens ne représentèrent jamais plus de 40 % des demandeurs d’asile, la plupart étant déjà réfugiés dans les pays voisins suite au conflit. Beaucoup profitèrent de cette fenêtre d’opportunité pour rejoindre l’Europe. En Irak, en Iran, en Afghanistan, mais aussi au Maghreb et en Afrique subsaharienne, des dizaines de milliers de personnes prirent la route, vendant leurs biens pour payer les passeurs, à des tarifs allant de 3 000 à 10 000 €.

Jeremy Stubbs et Ivan Rioufol: 🎙️ Podcast: Libération de Boualem Sansal; commémoration de l’attentat du Bataclan

Merkel, l’humaniste consacrée

Ce geste « humanitaire » transforma l’image de la chancelière. Critiquée jusque-là pour sa rigueur imposée à la Grèce et aux pays endettés, elle devint l’icône des médias, auréolée d’un prestige quasi intouchable. Son aura s’éteindra plus tard, avec la guerre en Ukraine et la critique des accords gaziers avec la Russie.

Brexit, montée de l’AfD, fracture européenne

Les conséquences de l’ouverture des frontières furent considérables. L’arrivée massive d’hommes jeunes, la plupart non réfugiés de guerre, provoqua des réactions hostiles dans plusieurs pays. La campagne du Brexit en 2016 fut fortement influencée par cette crise. En Allemagne, l’AfD fit une percée historique en 2017, obtenant 13 % des voix et 94 sièges au Bundestag. Angela Merkel imposa ensuite, avec la Commission européenne, une politique de quotas de répartition obligatoire des réfugiés, accentuant les tensions. La crise de 2015 creusa un fossé entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et entraîna une recrudescence inquiétante de l’antisémitisme, notamment en Suède, en Allemagne et en Belgique.

Les djihadistes dans le flot migratoire

À court terme, le plus grave fut l’organisation, depuis Raqqa, des attentats de Paris (13 novembre 2015) et de Bruxelles (22 mars 2016). Les médias refusèrent longtemps d’envisager l’hypothèse qu’ils furent rendus possible par le flot migratoire, qualifiée de « rumeur », « fantasme » ou « intox ». Pourtant, un an plus tard, Le Monde dut admettre : « La plupart des kamikazes ont suivi la route des Balkans jusqu’en Hongrie, plate-forme de transit des réfugiés, avant de rejoindre Bruxelles, base opérationnelle des terroristes[1]» L’ouverture des frontières permit à l’État islamique un « basculement stratégique » : des attentats de grande ampleur furent conçus depuis Raqqa et des combattants aguerris empruntèrent la route des migrants, la plus sûre ! Pour les djihadistes, le flux migratoire de 2015 devint un véritable tapis rouge vers l’Europe. Sans lui, il est probable que les massacres de Paris et de Bruxelles n’auraient pas eu lieu. Certes, les coupables furent les djihadistes de l’État islamique. Mais, en ouvrant les frontières de manière unilatérale et imprudente, Angela Merkel porte une responsabilité majeure, tout comme ceux qui, dans les médias et le monde politique, ont nié ou minimisé un risque pourtant évident.

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[1] https://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2016/11/12/comment-les-terroristes-des-attentats-de-paris-et-de-bruxelles-se-sont-infiltres-en-europe_5030004_4809495.html

Bougies sans nounours

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Le Souffleur à la pipe, Georges de La Tour, 1646 Wikimedia

L’œuvre de Georges de La Tour est un défi à la dictature contemporaine du bruit et de la transparence. Ses gueux, ses Marie-Madeleine et ses saints baignent dans le silence et le clair-obscur de flammes incertaines. Mais ces figures fascinent toujours le public qui se presse actuellement au musée Jacquemart-André.


L’exposition Georges de La Tour (1593-1652), au musée Jacquemart André, attire un public nombreux, prêt à venir jouer des coudes dans les salles exiguës de cet hôtel particulier du 8e arrondissement, pour s’imprégner de la beauté des œuvres d’un maître baroque. Notre époque est là tout entière : on fait la queue pour voir la solitude en peinture, on va avec la foule écouter le silence des œuvres, on lit partout que Georges de La Tour est le peintre du mystère et qu’avec ses bougies, ses chandelles, ses lampes à huile et ses lanternes, l’exposition du musée Jacquemart-André est l’exposition phare de l’automne. À l’heure de la grande transparence, des coups de projecteur, des décryptages et des dévotions culturelles de masse, les histoires de clair-obscur ont un vrai goût de simulacre. Et pourtant. L’engouement pour Georges de La Tour est sans doute un peu plus que la énième étape du surtourisme artistique. On ne foule pas des yeux les œuvres du maître lorrain comme on encombre le parquet du château de Versailles ou les escaliers du Mont-Saint-Michel.

Que vient-on chercher ces temps-ci, dans les étages bondés du 158, boulevard Haussmann ? En tous les cas, aucune information supplémentaire sur ce peintre de la première moitié du xviie siècle, dont la biographie reste très lacunaire. En l’absence de miracles provenant des archives et des greniers, on continue à tout ignorer de sa formation et des vingt-trois premières années de ses cinquante-neuf ans d’existence. Certains historiens de l’art lui prêtent un voyage en Italie, au plus près des œuvres du Caravage (mort en 1610), d’autres suggèrent plutôt des influences du Nord (Gerrit Van Honthorst et Adam de Coster). Pour le reste, on sait qu’il est né à Vic-sur-Seilles, dans le duché de Lorraine, qu’il était le fils d’un négociant en pain, que Louis XIII le gratifia, à 46 ans, du titre de « peintre ordinaire du Roi » lors d’un séjour qu’il fit à la cour, et qu’il mourut à Lunéville une dizaine d’années après son retour en Lorraine. Peu d’anecdotes, pas un portrait de lui, pas un dessin non plus. En tout et pour tout 80 œuvres dont 40 copies, la plupart des toiles ayant probablement brûlé dans l’incendie qui ravagea Lunéville en 1638, pendant la guerre de Trente Ans. Voilà de quoi décontenancer notre époque addicte aux produits bio – biographies, autobiographies, biopics et dérivés – et rompue au traçage, du CV sur LinkedIn aux puces GPS pour les chiens et les valises. L’anonymat est aujourd’hui un lourd fardeau social, une forme quotidienne d’ostracisme. Se presser pour voir les œuvres d’un artiste qui n’a pas grand-chose à dire de lui-même est un joli pied de nez au vedettariat ambiant.

Le public viendrait-il pour sa peinture ? Avouons qu’elle est assez éloignée des codes de notre modernité. Les « gueuseries » de Georges de La Tour, avec ses vielleurs (joueurs de vielle), ses bagarres de musiciens ivrognes, ses pauvres hères aux dents gâtées (« nos infirmités sont la monnaie de nos grâces », disait Christian Bobin) et ses diseuses de bonne aventure, renvoient moins au mouvement populo-littéraire et anti-écolo d’Alexandre Jardin qu’aux fameux « sans-dents » de François Hollande – l’ex-président de la République française, et non, malheureusement, le célèbre peintre de la Renaissance portugaise Francisco de Hollanda. Quant à ses saints – Jacques, Grégoire, Pierre, Thomas et les autres – ou ses Madeleine pénitentes, notre déchristianisation à marche forcée nous les rend chaque jour plus étrangers. Il faut désormais un cartel explicite pour qu’un vieil homme, les yeux baignés de larmes et accompagné d’un coq, redevienne saint Pierre pour les lointains descendants de François de Malherbe que nous sommes devenus – « Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre / Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre », écrit-il dans Les Larmes de saint Pierre (1587). De leur côté, nos Marie-Madeleine contemporaines, alias saintes MeToo confrontées aux affres du consentement, préfèrent le suréclairage médiatique à la flamme filante de méditations nocturnes, le regard perdu entre les crânes, les miroirs et les livres.

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Pourtant cette peinture silencieuse nous parle, c’est indéniable. Et elle nous parle en partie parce que les personnages de Georges de La Tour ne nous regardent pas. Concentrés sur ce qu’ils font ou accaparés par autre chose qu’eux-mêmes, ils recherchent rarement notre complicité. La femme qui s’épouille a la tête penchée, les yeux fixés sur la puce qu’elle écrase entre ses deux ongles. Saint Jérôme ne nous offre de son visage que ses paupières baissées, absorbé qu’il est dans sa lecture. Saint Jacques le Mineur, besace et bâton de pèlerin à la main, a les yeux mi-clos, le regard vague, et semble déjà loin, moins loin toutefois que saint François, dont l’extase spirituelle révulse les yeux en une vision intérieure. La mère du nouveau-né berce de la nuit de ses pupilles indéchiffrables son enfant emmailloté de lumière. Les vielleurs n’y voient rien, tous aveugles sans doute, pendant qu’un petit chien à leurs pieds regarde, lui, avec effroi, les pierres qu’on leur jette de temps en temps. Le mangeur de pois est trop affamé et sans doute bien malade pour regarder qui que ce soit. Sa femme, il est vrai, nous fixe avec dureté : c’est que nous l’avons interrompue, par notre présence inopportune, au milieu de ce frugal repas de charité. Du Tricheur à l’as de carreau (grand absent de l’exposition) à ceux qui ne trichent pas devant Dieu, l’œuvre de Georges de La Tour est faite de regards en coin, de regards absents, de regards pensifs et de regards impossibles. Aux deux extrémités de l’existence, du premier sommeil du nouveau-né au repos éternel de saint Alexis, les paupières closes sont des langes et des linceuls. Au milieu du gué, les fenêtres de l’âme disent, à voix basse et sans fracas, la misère et la grandeur de l’homme, une misère sans drame et une grandeur sans auréole.

Aujourd’hui, nous sommes habitués à ces mines absorbées, à ces fronts plongeants et cette procession de paupières mi-closes. Dans la rue, on ne croise plus de regards, ou si peu. Les gens se promènent la tête vissée sur un écran. Le visage, passé, au cours de ses représentations successives, du dévoilement de Dieu au dévoilement de la sensibilité puis du je, a cessé de vouloir dire quoi que ce soit de Dieu, de nos sentiments et de nous-mêmes. La mystique des smartphones nous a fait renouer en un rien de temps avec les regards absents du peintre lorrain. À cette différence près, toutefois : la mystique chrétienne faisait la part belle à l’intériorité et la lenteur ; l’hyperconnexion virtuelle, elle, suppose la fin de ces deux anachronismes insupportables, comme le note David Le Breton dans son très bel essai sur La fin de la conversation ? (2024).

Autre élément familier : les bougies. Elles décorent nos maisons et notre Nation. Chez soi, on les choisit parfumées ou sous forme de LED avec de fausses flammes qui tremblotent. Sur nos trottoirs profanés par la barbarie, on les dispose au milieu des fleurs et des nounours. La luminothérapie est un acte civilisationnel fondateur. Dans les œuvres de Georges de La Tour, les bougies ont la beauté fragile des âmes tremblantes, sculptées dans la nuit de l’erreur et du malheur. Si elles ont un parfum, c’est celui de la vie intérieure. Sans peluches et sans bouquets, elles éclairent l’infini des espaces clos.

Au temps de Georges de La Tour, les existences étaient courtes et misérables. Le peintre lorrain perdit d’ailleurs sept de ses dix enfants. La peste, la famine et la guerre décimaient davantage la population que le variant Frankenstein. Les églises n’avaient pas encore été transformées en salles de shoot ou en musée d’art contemporain, ce qui n’empêchait pas le fanatisme religieux de faire rage. En 1610 – Georges de La Tour avait 17 ans –, Ravaillac assassinait Henri IV, ce qui lui valut d’être tenaillé, enduit de plomb fondu et d’huile bouillante, écartelé, ses restes brûlés, sa famille ostracisée, son nom banni. Nos mœurs politico-judiciaires se sont heureusement adoucies : on n’écartèle plus les régicides, on se limite à embastiller les monarques. On ne tue d’ailleurs plus les assassins et saint Badinter est en passe d’être plus connu que saint Pierre. Notre politique culturelle a elle aussi changé. En 1635 – La Tour avait 42 ans –, Richelieu fondait l’Académie française afin de discipliner notre langue. Aujourd’hui sort de l’Académie une chanteuse qui parle à peine français et n’y entre pas un écrivain qui l’écrit mieux que quiconque. La Tour a presque 50 ans lorsque Corneille fait jouer Polyeucte. Vingt ans après sa mort, on publiait les Pensées de Pascal. Quatre cents ans après lui, on va regarder ses tableaux, et les bougies de ses Madeleine illustrent la couverture des œuvres de celui qui écrivait : « À mesure qu’on a de la lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse dans l’homme. » Tout n’est pas perdu.


À voir

« Georges de La Tour : entre ombre et lumière », musée Jacquemart-André. Jusqu’au 25 janvier 2026.

Georges de La Tour. Entre ombre et lumière. Catalogue officiel de l'exposition

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Le baby sitting? pas question!

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© Europacorp

Nina (Nora Arnezeder) a de la ressource : physique de top model, championne de natation, secouriste, polyglotte, polyvalente, on comprend son impatience de trouver enfin un job pas payé au lance-pierre, son besoin de changer d’air, son envie de couper les ponts avec sa ville natale, Marseille, cette cradoque cité interlope et bigarrée, de s’éloigner d’une génitrice amerloque (Maria Bello) oppressive et givrée, de prendre ses distances avec Julien (Louka Meliava), son jeune frangin dealer récidiviste qui, tout photogénique qu’il soit,  enchaîne les séjours en taule – il n’a du reste que ce qu’il mérite. Surtout, Nina voudrait échapper au lointain traumatisme qui la hante depuis des années, la mort accidentelle d’une enfant par sa faute, – c’est le prologue de Hell in Paradise.

Un film familial

L’entretien d’embauche de Nina s’avère un succès : il est vrai qu’elle coche toutes les cases, comme on dit en 2025 dans l’argot « Pôle emploi » (entre parenthèses la scène en question est d’une véracité aussi cruelle que tordante). Recrutée comme hôtesse d’accueil au Blue Coral, un hôtel de luxe en Thaïlande, Nina est prête à tout donner d’elle-même. Sauf, tient-elle expressément à préciser (tout en restant évasive sur la raison), une seule condition : ne pas avoir à s’occuper des marmailles : baby sitting, no way !

Voilà posés les jalons de l’intrigue, scénarisée par Karine Silla, à la ville épouse, comme l’on sait, de l’acteur et cinéaste Vincent Perez, et mère de Roxane Depardieu. Réalisé par la Franco-sénégalaise Leïla Sy , très investie dans le hip-hop et les clips – cf. Banlieusards (2019), film co-réalisé avec Kery James, et qu’on peut voir sur Netflix –  Hell in Paradise reste, en somme, un film de famille : sa propre sœur Virginie Silla, la femme de Luc Besson, en est la productrice sous les auspices de Europacorp – elle avait déjà produit Lucy.  

A lire aussi, Jean Chauvet: Tant qu’il y aura des films

Cette endogamie est-elle un handicap ? On aurait plutôt tendance à s’en féliciter. La « griffe » Besson, en l’espèce, fournit au film un vernis anti-woke tout à fait bienvenu par les temps qui courent. C’est ainsi que Nina, à son corps défendant, s’y voit confier seule la garde de trois lardons têtes-à-claque, dont un nourrisson vagissant et une fillette plantée sur ressorts, soit la triple portée en bas âge d’un couple dépeint d’emblée comme ontologiquement exécrable : le genre de clients yankees d’autant plus arrogants qu’ils ne vont que par paire, à l’instar des perruches d’élevage. L’abject et couard patron du resort tentera de les amadouer, fût-ce sur le dos de son petit personnel en cage. En vain. Et il arrive, bien sûr, ce à quoi le spectateur, perversement scotché au suspense macabre, était préparé dès l’amorce : la noyade accidentelle de la sale mioche, agonisant dans des moulinets inutiles à la surface d’une ces piscines miniatures de l’immense complexe insulaire, qui plus est à dix mètres d’une vieille femme de chambre qui, faute d’avoir appris à nager, la regarde impuissante du haut de son balcon clamser à petit bouillons dans la tiédeur du bassin d’eau chlorée…

Infernal

A partir de là, le pseudo-paradis se mue pour Nina en concentriques cercles de l’enfer : la fringante et joyeuse trentenaire armée de bonne volonté, célibataire qui proclamait ne pas vouloir, ni procréer, ni s’occuper jamais d’aucun chiard, se voit piégée de tous côtés : en deuil de leur progéniture, les Amerloques ont porté plainte comme de juste contre le Blue Coral, en bons procéduriers avides de compensation en dollars; le staff de l’hôtel se défausse sur ses employés- esclaves ;  la police asiatique corrompue récrit le procès-verbal signé par Nina à ses dépens pour en finir, elle dont le passeport a  été confisqué ; le consul de France, médiocre fonctionnaire faux-derche, plus inopérant que sa cravate;  maman, appelée au secours in extremis, débarque à « Mathara » (le nom fictif de la baronnie tropicale) et ses conseils oiseux ne font qu’empirer la situation ; engagé par Nina, l’intègre et cacochyme avocat du cru est tragiquement éliminé, probablement sous les directives de l’oligarque local détenteur du Blue Coral (parmi quantité d’autres investissements lucratifs) ; riche, véreux et libidinal, l’élégant juge thaï tente quant à lui  le coup du chantage au plan cul, mais il échoue tout de même à violer Nina, car la girl a la dentition carnassière… Etc. etc.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Attention, tu risques de te faire violer très fort!

Sans faire l’économie de désopilantes invraisemblances (comme par exemple, ces coups de fils passés en catimini par l’héroïne à son secourable petit frère au bras long, lequel, derrière les barreaux et à distance, parviendra miraculeusement à la tirer du pétrin !), le divertissement vous projette, de rebondissements en rebondissements, jusque sur une embarcation de fortune où la fuite éperdue de Nina, après bien des angoisses fortement contagieuses dans la salle, trouvera son heureux dénouement, ouf.  Morale de l’histoire : le baby sitting reste un emploi à risques.       


Hell in Paradise. Film de Leila Sy. Avec Nora Arnezeder. France, Etats-Unis, couleur, 2024. Durée : 1h42.

En salles le 26 novembre 2025.

Moyen-Âge: quand les femmes vivaient libres, sans féminisme

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Lorris Chevalier, historien spécialiste de la culture et de la société au Moyen Âge. DR.

C’est bien connu: on adore maltraiter notre Histoire. Les mille ans de monarchie qui précèdent la sacro-sainte Révolution française sont souvent jetés aux oubliettes et avec eux, le Moyen Âge, jugé barbare et patriarcal. On nous répète à l’envi qu’avant 1789, les hommes étaient des brutes et les femmes des soumises.


Lorris Chevalier, docteur en histoire médiévale à l’Université de Bourgogne et conseiller historique de Ridley Scott pour le film Le Dernier Duel, démonte ces clichés dans La Femme au Moyen Âge. Il y montre qu’au contraire, les femmes médiévales écrivaient, gouvernaient, soignaient, commerçaient, enseignaient et créaient. À travers des figures comme Christine de Pisan, Aliénor d’Aquitaine, Pétronille de Chemillé ou Jeanne d’Arc, mais aussi à travers l’analyse des métiers, des arts, des loisirs et de la foi, il dévoile une société étonnamment moderne, où la mixité et la liberté féminine allaient de soi.


Isabelle Marchandier. Dans votre essai, vous brossez le portrait de femmes célèbres :  Aliénor d’Aquitaine, reine et mécène, ou Pétronille de Chemillé, abbesse et architecte de Fontevraud. Or, vous montrez que ces figures ne sont pas des exceptions. Comment pouvez-vous affirmer que la femme au Moyen Âge était pleinement intégrée à la vie économique, politique et spirituelle de la société ?

Lorris Chevalier. L’objectif de mon ouvrage est précisément de dépasser la simple évocation des grandes figures féminines pour s’intéresser aussi aux « petites dames ». Les femmes médiévales ne sont pas cantonnées à la sphère domestique : elles dirigent des abbayes, administrent des domaines, gèrent des entreprises, écrivent, enseignent.

Certaines deviennent de véritables cheffes d’entreprise, notamment dans le commerce international de la laine ou du diamant entre Londres, les Flandres et l’Italie. Quand les maris étaient absents, prisonniers ou morts, les femmes reprenaient naturellement les affaires, sans revendication idéologique mais par pragmatisme et sens du devoir.

Ces réalités économiques apparaissent dans des correspondances familiales, comme Lettres de Paston, précieuse correspondance anglaise du XVe siècle, où l’on découvre des femmes comme Margaret Paston gérer les domaines, traiter avec les créanciers, suivre les procès et assurer la continuité des affaires familiales pendant l’absence des hommes. Ce type de source, encore peu étudié à l’époque de Régine Pernoud, révèle combien la participation féminine à la vie économique et sociale était une réalité ordinaire.

Vous évoquez aussi la mixité des métiers et des arts : les corporations, les troubadouresses, les enlumineuses…  Est-ce à dire que la société médiévale était « inclusive » avant l’heure ?

Le mot « inclusif » est bien sûr anachronique, mais l’idée n’est pas fausse. Quand on évoque le Moyen Âge, on pense souvent à une société d’exclusion. Or, la réalité démontre l’inverse : le travail y était une valeur centrale, et cette morale s’appliquait aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

Celles-ci exerçaient dans tous les domaines : artisanat, commerce, médecine, musique, arts, enluminerie. Citons par exemple Anastaise, la meilleure enlumineuse de Paris, employée par Christine de Pisan pour illustrer La Cité des Dames, ou encore Guillemette de Luys, chirurgienne sollicitée par Louis XI. Et plus haut encore dans la hiérarchie du savoir, Hildegarde de Bingen incarne cette synthèse médiévale entre foi, science et art. Ses conseils de santé, de l’usage de l’épeautre à l’infusion de camomille, résonnent aujourd’hui avec une étonnante modernité.

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Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, prévôt de Paris sous Saint Louis, renseigne sur la place des femmes dans de nombreuses professions, des métiers de bouche à l’artisanat.

Et la corporation joue un rôle majeur : c’est un réseau d’entraide entre l’apprenti et le maître, mais également entre les sexes. Hommes et femmes sont traités également au sein d’une corporation. On estime qu’environ 20% des membres des corporations étaient des femmes, un chiffre remarquable pour l’époque.

Cette reconnaissance se lit aussi dans les loisirs: sur l’échiquier, la Dame devient la pièce maîtresse, libre de tous ses mouvements, miroir d’un monde où la femme n’était pas accessoire, mais force agissante. De la prostituée à la reine, de la marchande à la trobairitz, de la paysanne à la nonne, les femmes occupaient une place importante au cœur de la société médiévale.

Vous consacrez un chapitre au « féminisme médiéval ». En quoi diffère-t-il du néoféminisme contemporain ?

Le féminisme médiéval n’est pas une idéologie, mais une réalité vécue. Il naît dans un contexte difficile, guerre de Cent Ans, famines, épidémies, où les femmes tiennent tête à l’adversité.

Christine de Pisan s’inspire notamment de Jeanne d’Arc pour défendre la cause féminine.

Elle exalte la dignité des femmes non par revendication, mais par élévation morale. Dans La Cité des Dames, elle s’adresse à toutes les femmes, sans distinction de rang social, et promeut une solidarité féminine fondée sur la transmission du savoir, la vertu et la responsabilité partagée.

Un fait historique l’illustre : plusieurs grandes dames tentèrent de venir en aide à Jeanne d’Arc lors de son emprisonnement et de son procès inique, mené par un tribunal d’hommes souvent corrompus, à l’image de l’évêque Cauchon. Christine de Pisan ne prête ni vertu absolue aux femmes ni vice perpétuel aux hommes : la valeur réside dans les actes et les œuvres de chacun, homme ou femme, qui doivent « tenir vertu » malgré une société divisée par la guerre. Dans la pensée médiévale, l’opposition n’est pas entre hommes et femmes, mais entre vice et vertu. Par ailleurs, dans les milieux aristocratiques du Moyen Âge central, la femme incarne souvent cette « vertu de distinction », se démarquant du vulgaire et du laid par la mode, le soin du corps, les recettes de beauté et les arts élégants, comme la fauconnerie où sa présence est marquée. Le Moyen Âge, en ce sens, propose une vision complémentaire et harmonieuse, où la femme élève par sa présence plutôt qu’elle ne s’affirme par la confrontation.

Vous vous inscrivez en faux contre Georges Duby, qui a longtemps dominé la vision universitaire du Moyen Âge. Votre approche rejoint celle de Régine Pernoud, pionnière dans la réhabilitation des femmes médiévales. Pourquoi reste-t-elle si méconnue ?

L’intérêt pour la femme médiévale n’est pas nouveau : Jules Michelet, dès son Histoire de la sorcière, s’y intéressait déjà, mais son récit comportait de nombreuses erreurs, parfois volontaires, liées au contexte politique du XIXᵉ siècle. Depuis, les sources se sont multipliées et la recherche historique a beaucoup progressé : on sait désormais que les femmes ont joué un rôle essentiel dans la société médiévale.

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Régine Pernoud, dont je me réclame volontiers, fut une véritable pionnière : elle a su redonner visage et dignité à ces femmes, dans toute leur diversité. Mais ses intuitions ont souvent été marginalisées par un certain académisme, encore attaché à la lecture de Georges Duby, qui a contribué à figer l’image d’un Moyen Âge misogyne.

Mais vous rappelez aussi que cette vision déformée du Moyen Âge ne vient pas seulement des historiens modernes : elle s’est forgée dès les époques qui ont suivi, d’abord à la Renaissance, puis surtout sous les Lumières.

Oui, l’idée d’un Moyen Âge oppresseur vient largement des siècles suivants, qui ont eu besoin d’un épouvantail historique pour exalter leur propre modernité.

Le droit de cuissage, par exemple, n’a jamais existé : aucun texte, aucune charte ne mentionne un tel privilège. C’est une invention littéraire, popularisée au XVIIIᵉ siècle par Voltaire, Beaumarchais ou Mozart, pour ridiculiser les seigneurs. Jules Michelet lui-même, au XIXᵉ siècle, reprend cette légende en lui donnant un vernis d’autorité historique, sans citer la moindre source.

De même, la ceinture de chasteté relève plus du pur fantasme que de la réalité historique.

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La seule trace connue figure dans un traité d’ingénierie militaire du XIVᵉ siècle, parmi d’autres croquis imaginaires d’armes et de machines : l’image n’est accompagnée d’aucune légende et ne prouve rien.

Ces légendes sexistes ont forgé l’idée d’une femme féodale enfermée, soumise, humiliée, alors qu’en réalité, le Moyen Âge fut l’une des périodes les plus libres pour les femmes avant l’époque contemporaine.

Dans le chapitre consacré à l’amour, vous montrez que le Moyen Âge valorise un amour courtois, c’est-à-dire choisi, fondé sur la vertu, l’épreuve du mérite et la réciprocité. Peut-on dire que cet amour courtois a inventé le consentement amoureux, bien avant qu’il ne devienne une revendication néo-féministe ?

Plus qu’un simple thème littéraire, la courtoisie agit sur la société et façonne les mœurs. La courtoisie naît au même moment que la théologie chrétienne du mariage, qui repose, fait essentiel, sur le consentement mutuel des époux, contrairement à d’autres civilisations où l’union n’est qu’un contrat juridique. Cette vision nouvelle de l’amour irrigue la littérature arthurienne : la dame y est élevée sur un piédestal moral, modèle de vertu et d’exigence. Dans Le Chevalier de la charrette, Lancelot doit traverser le pont de l’épée, affronter la douleur et la honte pour mériter l’amour de Guenièvre. L’homme ne possède plus la femme : il se transforme par elle. C’est une véritable éthique du mérite et du respect, qui fonde l’amour sur la réciprocité et la vertu, non sur la domination. Même dans La Quête du Graal, la femme accompagne la conversion du chevalier : elle devient guide spirituelle, miroir de son intériorité. Ainsi, bien avant nos débats modernes, le Moyen Âge avait déjà inventé le consentement amoureux, compris comme une épreuve de liberté et de perfection mutuelle. Comme le disait Malraux, « l’homme imite l’art » : ici, la littérature a façonné la vie.

Si vous battez en brèche les stéréotypes progressistes qui font de la femme une victime soumise à un ordre patriarcal, vous n’en proposez pas pour autant une vision idéalisée. Vous montrez aussi des figures de femmes violentes, criminelles, transgressives. Que révèlent-elles du Moyen Âge ?

Il ne s’agit pas de romantiser ou d’idéaliser le Moyen Âge, mais de restituer la vérité d’une époque où la femme était pleinement actrice de son destin, dans la lumière comme dans l’ombre.

Certaines furent saintes, d’autres voleuses, parfois meurtrières. Les archives judiciaires d’Abbeville ou de Dijon montrent par exemple des femmes impliquées dans des vols de bijoux ou de vêtements de luxe, non par misère mais par goût du risque ou de la parure. Les tribunaux les jugeaient comme les hommes, sans traitement discriminatoire.

Mon but n’est pas de fabriquer une mythologie, mais de rappeler cette complexité : au Moyen Âge, les femmes n’étaient ni victimes ni déesses, simplement humaines, et c’est ce qui les rend passionnantes.

423 pages.

La femme au Moyen Âge

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