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Louvre : la vogue du mécénat privé

louvre mecenat samothrace

Confronté à la réduction budgétaire, le musée du Louvre recourt de plus en plus au mécénat privé. Ce dernier se partage entre le mécénat des entreprises et celui des particuliers. De grandes compagnies du Cac 40, comme Axa par exemple, participent à la restauration d’œuvres prestigieuses. Pour elles, les avantages sont multiples et représentent un tremplin marketing majeur. Non seulement, « sponsoriser » une restauration les rend plus visibles mais elles leur confèrent aussi une certaine popularité auprès du grand public, attaché à la sauvegarde du patrimoine culturel. Cela permet en outre d’offrir quelques avantages aux salariés du musée lors des visites. Le Cercle Louvre Entreprises met donc ses mécènes à l’honneur.

Même si les possibilités de ce financement semblent illimitées, elles ne peuvent fonctionner seules. Un partenariat intelligent entre la part du public, celle des particuliers et celle des entreprises apparaît indispensable. En ce moment, Le Louvre axe sa communication sur la restauration de La Victoire de Samothrace. Estimé à 3 millions d’euros, le chantier sera majoritairement pris en charge par de grandes compagnies internationales. Cependant, le musée a aussi fait appel aux dons individuels. La somme récoltée s’élève déjà à 500 000 euros sur le million nécessaire. L’engouement des donateurs repose sur un attachement profond à la sauvegarde d’un patrimoine commun, sur le sentiment de faire une bonne action, même avec une participation minime, et enfin sur le prestige de l’œuvre.

Cependant, ces dernières années la part croissante du mécénat privé dans les musées illustre l’appauvrissement global de l’Etat. Celui-ci n’a en effet plus les moyens de financer les multiples restaurations ou projets d’acquisitions. Ce mécénat pose la question des musées régionaux de moindre envergure dont la visibilité n’est pas aussi attractive pour susciter l’intérêt des entreprises. On peut légitimement se demander si des œuvres plus confidentielles bénéficieront de cet apport financier. Pour preuve, le Musée des Beaux-Arts de Valence qui conserve une collection importante d’œuvres de Corot et d’Hubert Robert, dont une centaine de dessins, ne bénéficie pas de la même exposition médiatique. Ainsi, la récente souscription pour l’achat d’une nouvelle toile d’Hubert Robert, Embarcadère méditerranéen, ne rencontre pas le même succès. Comme les moyens de la Ville ne suffisent plus, on recourt systématiquement à la loi sur le mécénat, au risque de favoriser les « têtes d’affiches » qui attirent davantage de donateurs grâce à leur notoriété.

Le Louvre compte à présent dans ses collections Les trois grâces de Cranach grâce au public séduit par une œuvre à l’aura international. Pour ce faire, on ne cesse de souligner que ce type de dons offre des avantages fiscaux. Dès lors, le mécénat privé, s’il devient indispensable, risque de rendre les musées publics trop dépendants. Plus largement, on risque à terme la privatisation d’une partie du patrimoine faute d’argent. À présent, les musées doivent peu à peu adopter une gestion sur le modèle des entreprises. Le directeur de musée devient un manager. En cela, la succursale du « Louvre » à Abou Dhabi relevait moins de l’impératif culturel que de l’impératif économique. Cette opération aura rapporté la bagatelle de 700 millions d’euros aux musées de Paris.

Au-delà du débat « public-privé », le patrimoine ne doit pas être l’otage de considérations financières. Si les entreprises mettent en avant la notion « d’entreprises éthiques », leur part croissante tend à transformer la culture en un bien de consommation. Les musées ne sont pas des parcs d’attractions. Si c’était le cas, on risquerait de voir des situations comme celles des propriétaires du château de Vaux-le-Vicomte qui organisent réceptions et mariages pour des magnats étrangers. Ils vendent un cadre et aménagent le château au gré des exigences du client. À quand les réceptions au Louvre pour une poignée de privilégiés ? Cela nous pend peut-être au nez.

*Photo : JAUBERT/SIPA.00574400_000059.

«Masculin/Masculin» : À poil, les mecs !

masculin masculin orsay

Nous, les femmes, nous avons une responsabilité dans cette affaire…
Que l’exposition « Masculin / Masculin », en cours au musée d’Orsay, puisse s’afficher plus ou moins ouvertement, et plutôt plus que moins, comme le rendez-vous de l’année de la communauté gay n’est pas dû uniquement aux quelques épiphénomènes médiatico-militants qui l’accompagnent. Parmi tous les droits que nous revendiquons depuis tant de décennies, nous n’avons jamais réclamé celui de contempler et de jouir de la beauté du corps masculin. Nous continuons à batailler, seins nus s’il le faut et même s’il ne le faut pas, contre la pornographie, le sexisme et la violence conjugale. Nous nous époumonons à crier que « nos corps nous appartiennent ! ». Mais savoir à qui appartiennent désormais ceux des hommes auprès de qui nous vivons et avons toujours vécu ne semble nous préoccuper qu’en dernier ressort. À tort.

« Masculin/Masculin » regroupe 200 sculptures, peintures et photographies, de 1800 à nos jours, qui ont en commun de représenter la nudité masculine. Constat davantage accablant que curieux : il n’y a que deux œuvres créées par des femmes.[access capability= »lire_inedits »] La première, Pin-up n° 1, de l’artiste américaine – et accessoirement activiste d’Act Up – Zoe Leonard, aborde le corps nu d’un barbu de manière fortement ironique, sinon moqueuse. Étendu sur du satin rouge dans la pose imitant celle, célébrissime, de Marylin Monroe sur le poster central de Playboy, le sujet veut dénoncer la prédominance du regard masculin dans l’art érotique. La seconde, L’Origine de la guerre, signée par la plasticienne Orlan en 1989, pastiche L’Origine du monde de Courbet suivant une optique résolument féministe. Et qui dit féministe dit peu complaisant esthétiquement à l’endroit du corps masculin. « On ne croise aucun phallus en érection ici, remarque le critique du Figaro. Les verges, dans les dessins de Cocteau, sont molles, et celle d’Orlan est fort courte ! » Salutairement, la beauté d’un homme dénudé ne se mesure ni à la dureté ni à la taille de son sexe. Il suffit, pour s’en apercevoir, de s’arrêter devant Une académie d’homme, de Jacques-Louis David (1778), qui inaugure le parcours, ou de se laisser absorber par le reflet mat du torse glabre d’Yves Saint-Laurent photographié en 1971 par Jean-Loup Sieff.

Inspiré directement de l’exposition « Nackte Männer von 1800 bis heute » au Leopold Museum de Vienne, qui s’y est tenue l’année dernière, le projet réalisé au musée d’Orsay se veut « ludique et savant », selon son président, Guy Cogeval. Pari gagné, tant il est vrai que l’itinéraire, organisé de façon thématique et non chronologique, instaure un rapport dialectique surprenant entre les artistes et les sensibilités des différentes époques. Et ce n’est pas tout. Qu’il le veuille ou non, le public est supposé participer à ce dialogue de par sa présence même dans les salles du musée… « Je sens une petite réticence des bourgeois bien-pensants d’une manière générale, se confie Guy Cogeval. Mais je pense que l’exposition est si belle qu’elle va finir par les convaincre. » Hou hou… Les bourgeois – hétérosexuels, faut-il le préciser ? – seraient-ils bornés au point de ne pas avoir su décrypter les allusions homo-érotiques ou sadomasochistes de certaines représentations du Christ parmi les plus illustres ? Leur fallait-il vraiment attendre l’actuelle exposition au musée d’Orsay pour les découvrir? L’ambiguïté du corps supplicié de Saint-Sébastien, icône de l’esthétique gay autant que figure religieuse, serait-elle moins flagrante au musée des Beaux-Arts de Rouen qu’elle le paraît dans le cadre de « Masculin / Masculin » ?

Certes, même de nos jours et bien qu’il ne fasse plus scandale, le nu masculin n’est pas tout à fait un nu comme un autre. De surcroît, cela semble particulièrement vrai en ce qui concerne les arts plastiques car, sans qu’il soit exploité à outrance par la littérature, comme le remarque Charles Dantzig dans son bel essai du catalogue de l’exposition, le cinéma et, à une moindre échelle, le théâtre ont presque réussi à banaliser la nudité masculine. Pourquoi l’apparition dans le plus simple appareil de Michael Douglas dans Basic Instinct n’a-t-elle suscité ni protestations ni tentatives de censure ? Pourquoi, au contraire, les sexes de trois footballeurs de Vive la France ! représentés par Pierre et Gilles (2006), étaient-ils affublés d’un bandeau noir lors de l’exposition à Vienne ? La réponse s’impose. Si l’orientation sexuelle du personnage de Douglas ne fait aucun doute, le champ libre laissé à l’interprétation de leur œuvre par les deux artistes parisiens qui n’ont jamais caché être homosexuels provoque, à tort ou à raison, ce que Guy Cogival appelle une « petite réticence». S’agirait-il uniquement de l’insupportable hypocrisie des petits-bourgeois ? Sinon d’élans homophobes inavouables ? Pas certain. Évidemment, les hésitations d’un Vladimir Poutine, dont on connaît la politique à l’égard de la communauté homosexuelle, à prêter au musée d’Orsay le magnifique tableau La Douche, après la bataille, d’Alexander Deineka (1944) suggèrent l’intention de neutraliser, avant qu’il n’ait la possibilité de naître, le désir homo-érotique face au pouvoir d’attraction des corps luisants des soldats soviétiques. Mais faut-il être homophobe pour protester contre la récupération systématique de toute représentation de la nudité masculine par la communauté gay ?

S’expliquant dans la presse sur les motivations qui l’ont conduit à organiser « Masculin / Masculin », le directeur du musée d’Orsay a affirmé vouloir comprendre pourquoi « on parle toujours de la signification symbolique, esthétique ou politique du nu masculin mais jamais du désir qu’on peut avoir devant lui ». Afin d’y parvenir, il ne serait probablement pas inutile de s’interroger d’abord sur le fait d’avoir opté, entre autres, pour le magazine Têtu pour assurer le patronage médiatique de l’événement. Il ne serait pas non plus superflu d’entendre un certain Arthur G., coverboy du titre phare de la presse gay, qui avait ôté sa salopette lors du vernissage de l’exposition : « J’attendais beaucoup de cette exposition qui aborde un sujet très sensible […] Sans oublier qu’avec des Saint-Sébastien, des œuvres de Pierre et Gilles, de Jean Cocteau, il y avait une sensibilité clairement pédé… mais pas assumée du tout ! […] Quand je suis arrivé, j’ai senti qu’il fallait faire quelque chose parce que je trouvais que la problématique était passée à la trappe. » Il reste à regretter qu’aucune playmate de Playboy, ou de Lui récemment ressuscité n’ait ressenti le besoin tout aussi pressant de « faire quelque chose » pour rappeler que le corps masculin demeure encore et toujours désirable aussi pour les femmes.[/access]

« Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours ». Jusqu’au 2 janvier 2014. Musée d’Orsay, Paris VIIe.

*Photo : GINIES/SIPA. 00665762_000026.

Lettre ouverte aux 343 salauds

Messieurs, tolérez-vous que je m’introduise ? Vous cosignez un manifeste où vous réclamez à juste titre que l’Etat s’occupe de ses fesses plutôt que des vôtres.

Même s’il avait été mixte, je ne l’aurais pas signé. Je nourris en effet depuis l’enfance une aversion épidermique aux actions groupées. À tort ou à raison, j’ai toujours l’impression que plus il y a de têtes, moins il y a de cerveaux. Mais surtout, j’ai le sentiment que vous tirez une balle contre votre camp. Entendons-nous bien, je trouve ridicule et même pervers de criminaliser le recours à la prostitution. Que l’on lutte, et pas qu’un peu, contre le proxénétisme, la séquestration, le chantage, la contrainte, le trafic d’êtres humains, voire la torture, j’applaudis, je souscris, j’opine. Mais que l’on fasse de Pépé, ou de n’importe qui, un dangereux délinquant parce qu’il succombe aux charmes d’une horizontale, c’est à s’écrouler de rire. Ou de peur. Cette criminalisation imbécile ouvre un champ judiciaire qui laisse pantois et anxieux, nous sommes bien d’accord !

Mais voyez-vous, Messieurs, j’ai du mal à vous suivre lorsque pour défendre votre droit d’aller aux putes sans qu’on vienne vous botter le cul, vous adoptez la stratégie des comités de quartier ou des ligues de vertu. Que vous soyez pratiquants, croyants, agnostiques, abstinents, ou adventiste du septième jour (c’est, paraît-il, le jour le plus rentable chez ces Demoiselles!), je m’en branle avec délicatesse et doigté. Mais il m’est difficile de vous pardonner de faire très précisément ce que vous reprochez au camp d’en face : étaler la prostitution, ses salpingites et ses morpions dans nos salons Louis XV. La discrétion est de rigueur, car il est rare que l’on se vante de ce fait peu glorieux : il m’a fallu douiller pour bénéficier des charmes d’une donzelle…

Cachée dans des quartiers colorés, feutrée dans les moquettes, abritée par des paravents, camouflée par de lourds parfums, subrepticement visitée, accueillant les prêcheurs de vertu, les bons pères de famille, les tordus, les éclopés, les asociaux, les boutonneux, les abonnés ou les visiteurs d’un soir, la prostitution n’a pas vocation à faire l’objet de pétitions bruyantes. Elle est, par essence, clandestine, furtive, masquée. Or, votre manifeste, plus encore que cette proposition de loi qui la sous-tend, participe à une normalisation de ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être une transgression, il banalise l’interdit en le revendiquant et fait virer les lanternes du rose alléchant au gris souscrit ! Les portes des maisons closes ont toujours été entrouvertes. Tout le monde le sait. Quelle utilité de les ouvrir à deux battants ?

Pas d’armistice pour François Hollande

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hollande 11 novembre

La gauche française présentait hier les symptômes de l’émoi d’une rosière surprise à sa toilette par un employé du gaz aventureux. Elle n’avait à la bouche que les mots honneur, patrie, jour sacré, union nationale. Elle se drapait soudain dans le drapeau bleu-blanc-rouge, comme l’aurait fait la dame évoquée plus haut dans une serviette éponge. Ces gens, qu’on ne savait pas si sourcilleux sur ces affaires, se dressaient soudainement sur leurs ergots, et s’empourpraient : se serreront-ils prochainement autour du soldat inconnu, s’époumonant aux accents d’une martiale Marseillaise ?
Pourquoi ces plaisants personnages, qui se gaussaient naguère du patriotisme, singeaient-ils la mine altérée de Déroulède ?

La cause de tout cela, c’est l’extrême droite « qui n’aime pas la France », a précisé M. Valls. Dans la matinée, le président de la République s’est fait huer, alors qu’il revenait de la cérémonie de la flamme, sous l’Arc de triomphe. Nous étions le 11 novembre. il faisait beau et un peu frais, la nation rassemblée communiait dans le souvenir sanglant de toutes les guerres. Mais l’extrême droite en avait décidé autrement : c’est la thèse officielle, reprise à l’envi par France 2 et par Itélé, porte-paroles du gouvernement et de ses agences de communication.
Combien étaient-ils, sur l’avenue des Champs-Élysées, bonnets rouges mêlés aux militants enfantés par la « Bête immonde » ? Moins de cent ! Mais la thèse officielle consiste à nous présenter un complot contre la France par des « extrémistes fascisants, racistes… des gens qui n’aiment ni la République, ni la démocratie » (Kader Arif, ministre délégué aux Anciens combattants, Itélé, 11 novembre) !
Un complot vraiment ? Plus que de l’opposition, des ligues et des factieux, c’est d’abord et principalement de ses rangs que viennent les signaux brouillés, l’intolérance, tout et son contraire.

C’est de ses rangs qu’ont surgi ses plus véhéments contradicteurs, ses plus hypocrites contempteurs. La gauche française est une obèse du pouvoir. Majoritaire dans les deux assemblées, dans les villes, dans les régions, elle a les hanches trop larges, le fessier énorme, le cou pris dans une avalanche de graisse, et la tête étroite. Elle s’émeut de quelques sifflets incongrus, quand elle laisse des manifestants détruire plus de quarante portiques sur les autoroutes. Elle s’offusque des mensonges sarkozystes « qui nous ont fait tant de mal », mais autorise le premier ministre à promettre une manne de trois milliards d’euros aux marseillais, alors que le pays est en pré-liquidation, et que, deux jours auparavant, Mme Lebranchu, ministre de la fonction publique, déclarait : « Il y aura des choses à discuter avec la Bretagne qui demande cent millions d’euros pour sa grande voie centrale, la RN 164, pour la ligne à grande vitesses, etc. Comment allons-nous […] financer ce que demande la Bretagne et dont elle a besoin ? » (RTL, 5 novembre)

La gauche moque les errements de l’opposition et les querelles qui la divisent, mais quel exemple propose-t-elle, qui serait incarné par sa propre élite ? Mme Fourneyron-la-gaffe, improbable ministre des sports ? Ou bien Aurélie Filippetti, sinistre de la culture, qui s’épancha sur la disparition de Georges Moustaki, et assista à ses obsèques, mais ne rendit qu’un misérable hommage de cabinet (ministériel) au grand compositeur Henri Dutilleux, mort le même jour ? Aurélie Filipetti, incapable de seulement suggérer une orientation à son ministère, ne connaît plus que les phonèmes glacés des fameux éléments de langage (RTL, 10 novembre) : « secteur d’excellence … en capacité d’exportation… filière… pacte de confiance… stratégie » ! Mme Filipetti parle l’effrayante novlangue socialisante, mêlée d’une vague idéologie « égalitaire », où il est question d’« accès de tous à la culture » ; des mots creux persillés de coups de menton « J’ai fait », « J’ai dit »…

Qui dira l’effarante vacuité de cette femme élégante, encore jeune, apparatchik à talons hauts ? Et auprès de qui M. Hollande trouvera-t-il un réconfort ? Auprès de Mme Duflot, ministre du logement et de l’égalité des territoires, ou auprès de son acolyte, M. Jean-Vincent Placé ?
Face au pays qui gronde, M. Hollande est bien seul ! C’est d’abord la gauche qui l’a abandonné.

*Photo : CHRISTOPHE GUIBBAUD/POOL/SIPA. 00669166_000031.

Ecomouv, la fausse piste

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Le Parti socialiste a perdu la Bretagne. Depuis un moment déjà, mais le sait-il ? La politique de l’autruche étant si confortable, on n’a pas écouté Hervé Le Bras quand il a souligné les ravages électoraux de la pantalonnade du « mariage pour tous » dans le grand Ouest ? Pas plus ce député socialiste breton disant : « il y a une accélération de plans sociaux dans un espace restreint, ce qui donne le sentiment que toute une branche de l’économie bretonne est en train de s’effondrer. » Ce qui compte, c’est de se plier à ce que dit Cécile Duflot, ou donner des gages aux adorateurs de Léonarda, tout en continuant à ramper devant Barroso. Donc, sans réfléchir, après que la parole présidentielle ait assuré qu’il n’y aurait plus d’impôts ou taxes nouvelles, mise en place de l’écotaxe. Et quand le baril de poudre explose, face à un mouvement qui fédère tout le monde, toujours sans réfléchir, on recule précipitamment et en désordre. Pour se retrouver dans une impasse politique. Alors que faire ? Vilipender la droite qui a instauré cette taxe au départ. Ça n’ira pas loin. Faire donner Mélenchon et le PCF pour injurier les manifestants bretons en échange de gentillesses municipales ? Plus personne ne les écoute.

Il faudrait une bonne diversion. Mais laquelle ? Le retour des otages ? Ça n’a servi à rien. L’espionnage américain ? Tout le monde s’en fout.  Il y a bien la vieille méthode: l’instrumentalisation de la justice et de la presse, les deux seules courroies qui embrayent encore. Revenir, encore et toujours, sur le terrain des « affaires ». La culture juridique et judiciaire des médias se situant en dessous du niveau de la mer, il sera facile de raconter n’importe quoi. Et on sollicitera le blog juridique dévoué qui produira ses habituelles, interminables et confuses analyses. Ce sera donc « La corruption sur le contrat Ecomouv ». Et hop, on fait donner les seconds couteaux  qui font état de « soupçons » sortis d’on ne sait où. La presse publie un article, le même partout, truffé à chaque fois des mêmes âneries. Et on intime l’ordre au procureur de Nanterre de rouvrir l’enquête préliminaire qu’il avait menée depuis deux ans et conclue par un classement sans suite… Docilement, il s’exécute avec une savoureuse motivation: «Au vu de certaines choses dites récemment, j’ai décidé de (…) rouvrir [l’enquête]. ». M. le procureur voit des choses que les autres entendent. Dont acte, mais lesquelles ? Dites par qui, vues où ? On ne saura pas. Il faut que circulent les gros  mots: « corruption , argent, connivence, tous pourris ». Et publier dans la presse amie de quoi alimenter le soupçon.

Alors de quoi s’agit-il cette fois-ci ? Pour percevoir cette taxe, la puissance publique, faute de capacités d’investissement et par refus d’embaucher de nouveaux fonctionnaires, a préféré en déléguer la perception. Ce qui est juridiquement tout à fait possible. C’est la voie du Partenariat Public Privé (PPP) qui a été utilisée. Pour construire un équipement public on va faire concevoir et réaliser les opérations par un professionnel privé dont c’est le métier. Celui-ci va construire l’équipement, l’entretenir, voire l’exploiter, contre le versement d’une redevance. On remplace une dépense d’investissement par une dépense de fonctionnement. Ce qui soulage le maître d’ouvrage public qui redevient propriétaire de l’équipement à la fin du contrat. Mais bien évidemment les sociétés privées  viennent pour faire des profits. Par conséquent, le prestataire sera choisi après une procédure de mise en concurrence suivie de négociations. Le calcul du montant de la redevance est une question très importante qui doit faire l’objet d’un soin particulier. Et c’est ainsi que de plus en plus, en France, on construit des écoles, des collèges, des gendarmeries, des hôpitaux ou des stades…

Évidemment, il n’y a que des cas d’espèce, et il est stupide, comme le fait la presse pour critiquer le contrat, de comparer des choux et des carottes. La mission d’Ecomouv était de mettre en place les outils de saisie (portiques, systèmes informatiques embarqués, plates-formes informatiques etc.) sur l’ensemble du territoire national. Ensuite de procéder au calcul, d’identifier les assujettis, de les contrôler et de prendre en charge la perception et le recouvrement. Ce contrat nécessitait des investissements initiaux importants (800 millions d’€) et la mise en place d’un outil technique et humain assez lourd, prévoyant naturellement l’embauche d’un personnel important chargé d’accomplir ces tâches. L’État a préféré ne pas y investir un centime et rémunérer l’opérateur par une ristourne sur les sommes perçues. Ce contrat a fait l’objet de procédures contentieuses qui ont abouti à sa validation par le Conseil d’État. Jusqu’à présent et à partir des informations dont on dispose, rien ne peut donner à penser qu’il y ait eu irrégularité ou fraude. Bien sûr, il n’est jamais impossible qu’un contrat de cette importance ait pu donner lieu à des contreparties occultes comme c’était le cas à la grande époque dans les années 80 ou le parti socialiste ne fut jamais en reste. Mais on ne démarre pas une procédure pénale sur un fantasme ou pour répondre aux injonctions de Mme Eva Joly[1. Mme Joly se présente complaisamment comme une grande pourfendeuse de la corruption publique. Ceux qui l’ont fréquenté au plan professionnel en sourient. Mais ce qui est étrange, c’est qu’il ne se trouve personne pour l’interroger sur la mission (rémunérée) qu’elle a accomplie pendant plusieurs années auprès d’un des chefs d’Etat africains les plus corrompus. Qui fut chassé à cause de cela par une révolte populaire.].

L’État, et c’est une prérogative exorbitante, a toujours le moyen de résilier unilatéralement un contrat, mais à condition d’en payer les conséquences. Dans cette affaire, la facture sera très lourde. Rembourser de leurs investissements la société attributaire et les banques ayant financé le montage. Prendre en charge les conséquences des licenciements massifs des salariés d’ores et déjà embauchés pour faire le travail commandé par l’État et aujourd’hui au chômage technique. Indemniser les transporteurs ayant déjà fait l’acquisition des dispositifs embarqués (entre 200 et 300 € par camion). Régler les 40 millions d’€ dus à la société autrichienne qui a fabriqué l’essentiel du dispositif des portiques. Et là il y a urgence. Car faute de ce règlement celle-ci sera contrainte de déposer son bilan. Excellente impression en Europe que de contribuer à la déconfiture d’une société  qui a d’ores et déjà équipé outre l’Allemagne plusieurs autres pays européens et qui est leader sur son marché. N’en jetons plus.

Il est hélas évident que l’amateurisme et la lâcheté ont présidé à la décision de suspendre l’écotaxe. La question des conséquences financières de la rupture de contrat n’a simplement pas été envisagée. Encore bravo.

Alors, on est bien en présence d’une grossière opération de diversion, qui, comme d’habitude ne servira d’aliment politique qu’au Front National. Toutes les déclarations pour disqualifier le contrat ne sont que des rodomontades. Cette opération vise à masquer non seulement une reculade politiquement délétère, mais également une catastrophe financière pour l’État. Ce mode de gouvernance instrumentalisant la justice en sollicitant  la complaisance d’une certaine presse, disqualifie encore un peu plus un gouvernement aux abois.

*Photo : SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00668625_000009.

Chevènement sans Séguin : la faute de M. Delors ?

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chevenement france europe

C’est devenu un rituel. À chaque fois que Jean-Pierre Chevènement publie un nouveau livre, je me demande s’il sera encore meilleur que le précédent. Et à chaque fois, le livre refermé, je constate que c’est le cas.

Mais lire un livre de Jean-Pierre Chevènement, c’est aussi l’occasion de se (re)poser d’autres questions. Comment un homme d’Etat de cette trempe a-t-il pu passer à côté de son destin ? Ou, pour le dire autrement, comment la France et la République ont-elles pu passer à côté de Chevènement ? On doit à l’évidence se poser les deux questions tant les responsabilités sont mêlées. Chevènement a tenté deux stratégies : jouer le jeu avec le système droite-gauche, et s’en affranchir épisodiquement, comme lors de sa candidature présidentielle en 2002 au nom du Pôle républicain. La faute aux protagonistes ? La faute aux Français qui ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent ? La faute à un système politique bloqué ? C’est sans doute dans les années qui ont suivi l’adoption du traité de Maastricht que l’occasion essentielle a été manquée. C’est à ce moment que Chevènement quitte le Parti socialiste et crée le Mouvement des Citoyens. En 1994, il fait savoir à Philippe Séguin, le républicain de l’autre rive, consacré par François Mitterrand opposant numéro un sur la question européenne, qu’il le soutiendrait en cas de candidature à l’élection présidentielle. Séguin ne saisit pas la main tendue. La faute à Séguin, donc ? Pas sûr. Le Président de l’Assemblée nationale a renoncé à être candidat à la présidentielle en 1995 le jour où Jacques Delors a, devant Anne Sinclair, nié l’être. Séguin a alors compris que le système partisan ne serait pas bousculé, se mettant dès lors au service de Jacques Chirac, avec l’efficacité que l’on sait.

Si Delors avait été candidat, une alliance Séguin-Chevènement aurait pu se constituer et entièrement recomposer le paysage politique. La faute à Delors et sa frousse des électeurs, alors qu’il était le dépositaire légitime de la politique menée depuis une dizaine d’années et qui a été poursuivie pendant les deux décennies qui ont suivi ? Je ne suis pas loin de penser que Jean-Pierre Chevènement approuverait avec un large sourire, si je lui suggérais le nom du coupable.

Mais revenons au livre ! Car Chevènement, à l’instar d’un grand cru bourguignon ou bordelais, s’améliore en vieillissant. Son nouvel essai, 1914-2014, L’Europe sortie de l’Histoire ? est magistral. Quelle autre personnalité politique serait aujourd’hui capable d’écrire (lui-même !) un livre d’histoire, de géopolitique et d’économie réunis ? Aucune. Il n’est donc pas mon intention de procéder ici à une recension proprement dite, ce dont l’ami Daoud se chargera en bloc et en détails dans les prochaines semaines.

Qui se pique de politique ne saurait passer à côté de cet essai stimulant. Analysant les deux mondialisations, l’anglaise d’avant 1914 et l’américaine qui débute en 1945, l’ancien ministre emploie l’expression gaullienne de « seconde guerre de trente ans » pour caractériser l’intervalle entre celles-ci. Evidemment, dans la dernière partie, l’auteur expose ses recettes, ce qui lui a valu récemment d’être proposé pour Matignon à François Hollande par l’excellent Jacques Sapir. Que les réfractaires à la pensée chevènementiste se rassurent. Sapir ne sera pas entendu. Car Hollande est un fils politique de Delors. On y revient toujours, n’est ce pas, cher Jean-Pierre ?

Jean Pierre Chevènement,1914-2014, L’Europe sortie de l’Histoire?, Fayard, 2013.

*Photo : CHESNOT/SIPA. 00638350_000005.

Une histoire des années 2010

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Pierre a 49 ans. Sa vie de Parisien entre deux âges semble réglée comme du papier à musique : marié depuis onze ans à la même femme, il poursuit une carrière de cadre chez Right-in-the- Middle-Consulting. Soudain, le couperet tombe : insatisfaits par ses résultats en dents de scie, ses supérieurs ne renouvellent pas son CDD. Délivré des contraintes du salariat, le voilà en butte aux lamentations de Béné, son épouse revêche tout acquise aux joies du management. La cohabitation vire rapidement au match de boxe. Au milieu de l’abattoir qu’est devenu leur appartement, Béné rudoie Pierre avec l’application de l’expert en contention animale : « Je craignais soudainement que ma viande […] pût être bourrée de toxines, altérée, malodorante et se débinant à la cuisson. Au lieu de faire un bon steak appétissant, cela n’aurait donné qu’un pauvre rogaton fibreux, échoué dans un jus fétide. »[access capability= »lire_inedits »]

Quand on n’a plus rien à dire à son emmerdeuse de femme, mieux vaut faire le dos rond et encaisser les coups en bonne pièce de boucherie…

Un couple promis à la rupture, des dîners entre bourgeois flaubertiens et des séminaires d’entreprise en open space sculptent le décor de Précipitation en milieu acide.

Dans l’esprit de son précédent opus, 121 curriculum vitae pour un tombeau, l’écrivain peintre Pierre Lamalattie explore le nihilisme contemporain avec le tranchant d’un couteau à palette. Ses descriptions du domicile conjugal évoquent certains passages des Choses, roman de la société matérialiste qui consacra Georges Perec. Cinquante ans après leursaînés Jérôme et Sylvie, Pierre et Béné achèvent ladilution du couple dans l’univers des objets, flanqués des nouvelles prothèses dérivées du coaching et de la télé-réalité. Le réel (le vrai !) se rappelle au bon souvenir de Pierre lorsqu’il s’agit de retrouver du travail ou de jouer les médiateurs sociaux dans la France désindustrialisée des années 2010.

Le temps de quelques moments suspendus, Pierre s’initie à l’infra-ordinaire, cette poésie des petits détails quotidiens : « J’ai compris que j’étais touché par une sorte d’acédie en prenant, ces derniers temps, un plaisir inaccoutumé à des choses minimes. Par exemple, sur l’île aux Cygnes, je me suis bizarrement réjoui du foisonnement des pissenlits et des boutons-d’or. »

Lamalattie finit par imaginer la rédemption de son héros, nous rappelant que derrière tout homme apaisé se cache une femme…[/access]

Pierre Lamalattie, Précipitation en milieu acide. L’Éditeur, 2013.

*Photo : Pierre Lamalattie.

Les sages femmes, trop sages pour êtres écoutées

L’annonce du nouveau plan pérénatalité du 15 octobre  a poussé les sages femmes dans les rues. Ce nouveau plan qui détermine au niveau national l’organisation des besoins et de moyens pour toutes les maternités de France a été décidé sans aucune consultation des premières concernées. D’où leur mécontentement. Au cœur de leur revendication, une meilleure reconnaissance et un statut en rapport avec leurs responsabilités. Les accoucheuses ont aujourd’hui un statut qui s’apparente à celui des infirmières ou des aides-soignantes alors qu’elles sont des praticiennes de premier recours. Elles ne dépendent pas d’un médecin. Elles peuvent faire des diagnostiques et peuvent assurer le suivi d’une grossesse jusqu’à l’accouchement. On oublie trop souvent qu’elles ont un bac+ 5. De plus, elles ont la responsabilité juridique sans en avoir le statut. Elles doivent souscrire une assurance contre les accidents de grossesse avec des prix disproportionnés par rapport à leur salaire. La majorité des sages-femmes libérales exercent aujourd’hui sans assurance.

Mais voilà, ces travailleuses ne sont pas assez violentes. Pas assez casseuses. Ne mettent pas le feu ni n’empêchent le bon déroulement de leurs services.

À l’inverse de la très bruyante et enfumée révolution des bonnets rouges, les sages femmes revendiquent leurs droits tout en continuant de travailler. Elles ne veulent pas porter préjudice aux femmes qui doivent accoucher et portent seulement, en guise de contestation, un brassard à leur bras.

La grève des professionnelles a été largement sous-estimée. Dommage, pour une fois que des grévistes pensaient aux autres…

80 millions de slams

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slam camille case

C’est entendu, j’aime Rimbaud et Mallarmé, Du Bellay, Desnos et quelques autres. Ou si vous préférez, j’ai sur la poésie les idées de tout le monde. Et a priori, je ne crois pas que le rap soit de la musique, ni le slam de la poésie.
Bref, je suis un peu limité, comme garçon.
J’aime assez penser du mal de moi : c’est vous dire si j’ai eu du plaisir mardi 5 novembre à la Villa Méditerranée, à Marseille, tout au long de80 000 000 de vues, opéra-slam auquel j’avais été convié et où je me suis rendu en traînant les pieds, triple buse que je suis.
Opéra, oui — ou cantate à une voix et quelques échos, ou tragédie grecque revisitée au Caire et à Marseille — un objet théâtral équivoque et passionnant.

L’anecdote en tient en deux phrases. Janvier 2011, la jeune Asmaa Mahfouz poste sur le Net une vidéo incitant les Egyptiens à s’élever contre l’oppression (c’était à la même époque que « Dégage ! » est devenu un appel universel, où seul était modifié le récipiendaire du message : « Moubarak, dégage ! » « Ben Ali, dégage ! » « Sarkozy, dégage ! » — même si le dernier n’a rien à voir avec les deux premiers, chaque pays a les dictateurs qu’il mérite…). Asmaa appelle donc ses concitoyens (et plus particulièrement ses concitoyennes — et la dimension féministe, au meilleur sens du terme, du message premier et de l’opéra dernier est essentielle) à se rassembler sur cette fameuse place Tahrir où, au passage, quelques journalistes occidentales et pas mal de femmes égyptiennes se sont fait violer par la soldatesque — et par ceux des révolutionnaires qui avaient des aspirations à pratiquer un autre type de dictature.
Puis elle reçoit le Prix Sakharov et disparaît du réseau — elle n’a réapparu sur FaceBook que très récemment, après des appels longtemps sans réponse des concepteurs du spectacle.
Elle fut, au sens le plus profond du terme, une héroïne de la révolution — mais une héroïne moderne qui aspirait peu à finir comme Olympe de Gouges ou Manon Roland. Nathalie Négro ne s’y est pas trompée : «La place des femmes dans l’opéra du XIXe siècle a toujours été confinée à des fins tragiques. Je voulais au contraire leur redonner une place d’héroïne forte et indépendante d’un référent masculin.» L’héroïne donc ne meurt pas, et la tragédie — j’allais dire qu’elle se terminait bien : nous verrons que c’est plus ambigu que cela.

C’est de ce petit événement, inséré dans la grande Histoire, que Nathalie Négro est partie, avec Eli Commins (pour les textes et la mise en scène) et Alexandros Markeas (pour la musique). La jeune Asmaa (interprétée avec talent et conviction par la soprano Gaëlle Mechaly), affronte sa grand-mère (Véronique Bauer, mezzo) et un soldat de passage (Paul-Alexandre Dubois, baryton, chargé d’incarner toutes les figures de la masculinité aliénante). Elle chante fort bien, cette jeune fille[1. Enfin, pas si jeune — elle a 43 ans, mais ça ne se voit guère — et elle a longtemps chanté du baroque sous la direction de William Christie. Une vraie professionnelle. Mais après avoir vu Margot Fonteyn danser Roméo et Juliette au même âge, je sais que la scène confère l’éternelle jeunesse bien mieux que Loréal. Camille Case, dont je parle plus loin, n’a pas l’air plus âgée que les autres slameuses — et pourtant…] — et les trois musiciens qui l’accompagnent (Nathalie Négro au piano, Rémi Durupt aux percussions et Marine Rodallec au violoncelle — les sons qu’elle tire de son instrument sont splendidement invraisemblables) dialoguent avec sa voix, plus qu’ils ne l’accompagnent, avec délicatesse.

Sept slameuses constituent le chœur — au sens de la tragédie grecque plus qu’au sens musical du terme : sept jeunes filles de Thèbes, auraient dit Eschyle ou Sophocle : remplacez la cité grecque par la cité égyptienne (ou marseillaise, ou ce que vous voulez), et vous serez au cœur du dispositif. Sept voix fort diverses, chacune avec sa personnalité propre, mais incorporées au spectacle de façon à ce que chacune chante au nom de toutes — et de nous tous. L’unité dans la diversité.
Elles appartiennent toutes à cette fameuse « diversité » qu’il est convenu de célébrer quand elle réalise de si belles choses — sauf une. Camille Case[2. Quelques-unes de ses performances ici et . Franchement, j’adore.] est blonde à n’en plus finir, du haut de son mètre quatre-vingts, et elle est un nom fort connu du slam — comme quoi il n’y a pas, en poésie, de fatalité ethnique…

Je dis slam parce que telle est l’étiquette qu’on lui colle, même si ce que j’ai pu entendre d’elle, là comme ailleurs, n’est jamais que poésie pure, vaguement psalmodiée comme devaient l’être la poésie orphique ou celle des troubadours, l’essence même de la poésie. Elle n’a d’ailleurs pour ainsi dire pas à rajouter quoi que ce soit à sa voix, si purement éolienne que c’est presque une offense au son que d’écouter le sens de ce qu’elle feint d’improviser — Ronsard aussi improvisait devant la Cour des poèmes soigneusement tressés dans la solitude. Et si Rimbaud avait vécu aujourd’hui, quel genre de poésie aurait-il commis, à votre avis ?

Ce qu’elle fait est si beau que j’en suis venu à me demander si le slam n’est pas une limite imposée, une réduction acceptée mais douloureuse. Elle a coordonné, pour le spectacle, les tentatives de ses jeunes consœurs en poésie, mais elle s’en distingue avec la plus radicale des techniques — en ne s’en souciant pas. Elle pourrait être actrice de théâtre à temps plein, metteur en scène sans douleur (sinon la sienne, mais c’est une autre histoire) — ou institutrice, le métier auquel elle s’est longtemps consacrée, dans l’Essonne des cités déshérités et des petits Turcs. Mais ce serait dommage qu’elle ne consente pas — toujours pas — à donner leur essor à tous ses beaux talents.
C’est elle qui se charge, vers la fin, dans l’un des plus longs lamentos du chœur, de nous rappeler que les révolutions s’achèvent en quenouille, et que la violence des Frères musulmans a remplacé au Caire celle de Moubarak — but that’s another story.
Le décor est fabriqué en direct, maquette installée au premier rang d’orchestre, sur laquelle des édifices de papier sont déplacés en temps réel par les mains des slameuses et, par l’intermédiaire d’un quelconque rétro-projecteur, constituent le décor de la toile de fond, structures métamorphiques qui peuvent être les rues du Caire, la place dévastée par les manifestations et leur répression, espace mental. Ces décors éphémères m’ont rappelé Etienne-Louis Boullée[3. Voir son projet de cénotaphe pour Newton, ou voir et revoir le Ventre de l’architecte, de Peter Greenaway. Ou aller au Ventre de l’architecte, l’hôtel-restaurant ouvert tout en haut de la Cité radieuse de Le Corbusier, à… Marseille. Tout se tient. Très bon, et très spectaculaire.], et tous les architectes de l’instantané, ceux qui construisent des monuments destinés à disparaître et à redevenir espace[4. Salut à Thomas Hostache, autre amoureux des architectures éphémères, avec qui je partage tant de choses…].

Le tout était représenté à la Villa Méditerranée, cet édifice construit tout contre le MUCEM, et que les Marseillais appellent « la Casquette » à cause de sa forme… originale. La salle de spectacle, tout au bout d’un escalier en vis sans fin (ou presque) est donc sous les eaux : dommage que les parois ne soient pas en verre — mais bon, vu ce qui flotte dans le port, faut-il s’en désoler vraiment ? Le public était fort chic, élites auto-proclamées de la cité phocéenne (dont ma pomme…), et bobos de tout poil, voués à applaudir — mais qui pour une fois le firent avec raison, et rappelèrent sept ou huit fois les protagonistes du spectacle, visiblement ravis. Et pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? Ils avaient produit une œuvre — il n’y en a pas tant que ça —, et m’avaient, pour deux heures, réconcilié avec cette poésie engagée que par ailleurs je vomis.
Et je sais gré à Camille Case de préférer Proust à Aragon — mais cela aussi est une autre histoire.

*Photo : Camille Case.

Gustave et George, bourgeois-bohémiens

Eugène Giraud, Portrait de Gustave Flaubert, 1867.

L’inconvénient, quand on appelle les écrivains du passé à la rescousse du présent, c’est que l’on peut prouver assez vite son ignorance. L’instrumentalisation de 20 000 Roms à la veille des élections municipales, par des maires de droite comme de gauche, peut être légitimement jugée scandaleuse.

Il n’empêche qu’une certaine sous-culture journalistique progressiste, qui aurait tendance à se contenter d’un discours victimaire sur les Roms, est très agaçante et même complètement à côté de la plaque. En particulier quand elle convoque un écrivain comme Flaubert pour les défendre. Ainsi, Twitter relayé par Mediapart a déniché dans la merveilleuse correspondance du grand Gustave une lettre du 12 juin 1867 où il écrit : « Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. »[access capability= »lire_inedits »]

Voilà Flaubert, beau comme un bourgeois-bohémien, se moquant de la méfiance de Monsieur Prudhomme et raillant son conformisme obtus. Le problème est qu’il y a un léger contresens sur la personne de Flaubert. Tout comme nos modernes bourgeois-bohémiens, Flaubert aime bien les pauvres, les recalés, les affreux, les pelés, les tondus à la condition sine qua non de ne pas vivre avec eux et qu’ils restent à leur place dans la hiérarchie naturelle…

Pis, quand la bourgeoisie est vraiment menacée, elle n’est plus du tout bohémienne et retrouve vite ses réflexes.

Ce sera le cas au moment de la Commune : Flaubert se rappelle où sont ses intérêts et devient l’un des plus virulents contempteurs de son temps de l’ouvrier révolté : « Je n’ai aucune haine contre les communeux, pour la raison que je ne hais pas les chiens enragés. » Ou encore : « Thiers vient de nous rendre un très grand service », écrit-il quatre ans, jour pour jour, après son extase rom. Et sa vieille amie George Sand – un genre de Clémentine Autain qui aurait été douée pour le roman –, connue pourtant pour son « humanitarisme », de lui répondre à propos des « ordures de la Commune » : il faut « forcer le joli prolétaire créé par l’Empire à savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ».[/access]

Bohémiens, oui, mais entre nous…

*Image : Eugène Giraud, Portrait de Gustave Flaubert, 1867.

Louvre : la vogue du mécénat privé

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louvre mecenat samothrace

louvre mecenat samothrace

Confronté à la réduction budgétaire, le musée du Louvre recourt de plus en plus au mécénat privé. Ce dernier se partage entre le mécénat des entreprises et celui des particuliers. De grandes compagnies du Cac 40, comme Axa par exemple, participent à la restauration d’œuvres prestigieuses. Pour elles, les avantages sont multiples et représentent un tremplin marketing majeur. Non seulement, « sponsoriser » une restauration les rend plus visibles mais elles leur confèrent aussi une certaine popularité auprès du grand public, attaché à la sauvegarde du patrimoine culturel. Cela permet en outre d’offrir quelques avantages aux salariés du musée lors des visites. Le Cercle Louvre Entreprises met donc ses mécènes à l’honneur.

Même si les possibilités de ce financement semblent illimitées, elles ne peuvent fonctionner seules. Un partenariat intelligent entre la part du public, celle des particuliers et celle des entreprises apparaît indispensable. En ce moment, Le Louvre axe sa communication sur la restauration de La Victoire de Samothrace. Estimé à 3 millions d’euros, le chantier sera majoritairement pris en charge par de grandes compagnies internationales. Cependant, le musée a aussi fait appel aux dons individuels. La somme récoltée s’élève déjà à 500 000 euros sur le million nécessaire. L’engouement des donateurs repose sur un attachement profond à la sauvegarde d’un patrimoine commun, sur le sentiment de faire une bonne action, même avec une participation minime, et enfin sur le prestige de l’œuvre.

Cependant, ces dernières années la part croissante du mécénat privé dans les musées illustre l’appauvrissement global de l’Etat. Celui-ci n’a en effet plus les moyens de financer les multiples restaurations ou projets d’acquisitions. Ce mécénat pose la question des musées régionaux de moindre envergure dont la visibilité n’est pas aussi attractive pour susciter l’intérêt des entreprises. On peut légitimement se demander si des œuvres plus confidentielles bénéficieront de cet apport financier. Pour preuve, le Musée des Beaux-Arts de Valence qui conserve une collection importante d’œuvres de Corot et d’Hubert Robert, dont une centaine de dessins, ne bénéficie pas de la même exposition médiatique. Ainsi, la récente souscription pour l’achat d’une nouvelle toile d’Hubert Robert, Embarcadère méditerranéen, ne rencontre pas le même succès. Comme les moyens de la Ville ne suffisent plus, on recourt systématiquement à la loi sur le mécénat, au risque de favoriser les « têtes d’affiches » qui attirent davantage de donateurs grâce à leur notoriété.

Le Louvre compte à présent dans ses collections Les trois grâces de Cranach grâce au public séduit par une œuvre à l’aura international. Pour ce faire, on ne cesse de souligner que ce type de dons offre des avantages fiscaux. Dès lors, le mécénat privé, s’il devient indispensable, risque de rendre les musées publics trop dépendants. Plus largement, on risque à terme la privatisation d’une partie du patrimoine faute d’argent. À présent, les musées doivent peu à peu adopter une gestion sur le modèle des entreprises. Le directeur de musée devient un manager. En cela, la succursale du « Louvre » à Abou Dhabi relevait moins de l’impératif culturel que de l’impératif économique. Cette opération aura rapporté la bagatelle de 700 millions d’euros aux musées de Paris.

Au-delà du débat « public-privé », le patrimoine ne doit pas être l’otage de considérations financières. Si les entreprises mettent en avant la notion « d’entreprises éthiques », leur part croissante tend à transformer la culture en un bien de consommation. Les musées ne sont pas des parcs d’attractions. Si c’était le cas, on risquerait de voir des situations comme celles des propriétaires du château de Vaux-le-Vicomte qui organisent réceptions et mariages pour des magnats étrangers. Ils vendent un cadre et aménagent le château au gré des exigences du client. À quand les réceptions au Louvre pour une poignée de privilégiés ? Cela nous pend peut-être au nez.

*Photo : JAUBERT/SIPA.00574400_000059.

«Masculin/Masculin» : À poil, les mecs !

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masculin masculin orsay

masculin masculin orsay

Nous, les femmes, nous avons une responsabilité dans cette affaire…
Que l’exposition « Masculin / Masculin », en cours au musée d’Orsay, puisse s’afficher plus ou moins ouvertement, et plutôt plus que moins, comme le rendez-vous de l’année de la communauté gay n’est pas dû uniquement aux quelques épiphénomènes médiatico-militants qui l’accompagnent. Parmi tous les droits que nous revendiquons depuis tant de décennies, nous n’avons jamais réclamé celui de contempler et de jouir de la beauté du corps masculin. Nous continuons à batailler, seins nus s’il le faut et même s’il ne le faut pas, contre la pornographie, le sexisme et la violence conjugale. Nous nous époumonons à crier que « nos corps nous appartiennent ! ». Mais savoir à qui appartiennent désormais ceux des hommes auprès de qui nous vivons et avons toujours vécu ne semble nous préoccuper qu’en dernier ressort. À tort.

« Masculin/Masculin » regroupe 200 sculptures, peintures et photographies, de 1800 à nos jours, qui ont en commun de représenter la nudité masculine. Constat davantage accablant que curieux : il n’y a que deux œuvres créées par des femmes.[access capability= »lire_inedits »] La première, Pin-up n° 1, de l’artiste américaine – et accessoirement activiste d’Act Up – Zoe Leonard, aborde le corps nu d’un barbu de manière fortement ironique, sinon moqueuse. Étendu sur du satin rouge dans la pose imitant celle, célébrissime, de Marylin Monroe sur le poster central de Playboy, le sujet veut dénoncer la prédominance du regard masculin dans l’art érotique. La seconde, L’Origine de la guerre, signée par la plasticienne Orlan en 1989, pastiche L’Origine du monde de Courbet suivant une optique résolument féministe. Et qui dit féministe dit peu complaisant esthétiquement à l’endroit du corps masculin. « On ne croise aucun phallus en érection ici, remarque le critique du Figaro. Les verges, dans les dessins de Cocteau, sont molles, et celle d’Orlan est fort courte ! » Salutairement, la beauté d’un homme dénudé ne se mesure ni à la dureté ni à la taille de son sexe. Il suffit, pour s’en apercevoir, de s’arrêter devant Une académie d’homme, de Jacques-Louis David (1778), qui inaugure le parcours, ou de se laisser absorber par le reflet mat du torse glabre d’Yves Saint-Laurent photographié en 1971 par Jean-Loup Sieff.

Inspiré directement de l’exposition « Nackte Männer von 1800 bis heute » au Leopold Museum de Vienne, qui s’y est tenue l’année dernière, le projet réalisé au musée d’Orsay se veut « ludique et savant », selon son président, Guy Cogeval. Pari gagné, tant il est vrai que l’itinéraire, organisé de façon thématique et non chronologique, instaure un rapport dialectique surprenant entre les artistes et les sensibilités des différentes époques. Et ce n’est pas tout. Qu’il le veuille ou non, le public est supposé participer à ce dialogue de par sa présence même dans les salles du musée… « Je sens une petite réticence des bourgeois bien-pensants d’une manière générale, se confie Guy Cogeval. Mais je pense que l’exposition est si belle qu’elle va finir par les convaincre. » Hou hou… Les bourgeois – hétérosexuels, faut-il le préciser ? – seraient-ils bornés au point de ne pas avoir su décrypter les allusions homo-érotiques ou sadomasochistes de certaines représentations du Christ parmi les plus illustres ? Leur fallait-il vraiment attendre l’actuelle exposition au musée d’Orsay pour les découvrir? L’ambiguïté du corps supplicié de Saint-Sébastien, icône de l’esthétique gay autant que figure religieuse, serait-elle moins flagrante au musée des Beaux-Arts de Rouen qu’elle le paraît dans le cadre de « Masculin / Masculin » ?

Certes, même de nos jours et bien qu’il ne fasse plus scandale, le nu masculin n’est pas tout à fait un nu comme un autre. De surcroît, cela semble particulièrement vrai en ce qui concerne les arts plastiques car, sans qu’il soit exploité à outrance par la littérature, comme le remarque Charles Dantzig dans son bel essai du catalogue de l’exposition, le cinéma et, à une moindre échelle, le théâtre ont presque réussi à banaliser la nudité masculine. Pourquoi l’apparition dans le plus simple appareil de Michael Douglas dans Basic Instinct n’a-t-elle suscité ni protestations ni tentatives de censure ? Pourquoi, au contraire, les sexes de trois footballeurs de Vive la France ! représentés par Pierre et Gilles (2006), étaient-ils affublés d’un bandeau noir lors de l’exposition à Vienne ? La réponse s’impose. Si l’orientation sexuelle du personnage de Douglas ne fait aucun doute, le champ libre laissé à l’interprétation de leur œuvre par les deux artistes parisiens qui n’ont jamais caché être homosexuels provoque, à tort ou à raison, ce que Guy Cogival appelle une « petite réticence». S’agirait-il uniquement de l’insupportable hypocrisie des petits-bourgeois ? Sinon d’élans homophobes inavouables ? Pas certain. Évidemment, les hésitations d’un Vladimir Poutine, dont on connaît la politique à l’égard de la communauté homosexuelle, à prêter au musée d’Orsay le magnifique tableau La Douche, après la bataille, d’Alexander Deineka (1944) suggèrent l’intention de neutraliser, avant qu’il n’ait la possibilité de naître, le désir homo-érotique face au pouvoir d’attraction des corps luisants des soldats soviétiques. Mais faut-il être homophobe pour protester contre la récupération systématique de toute représentation de la nudité masculine par la communauté gay ?

S’expliquant dans la presse sur les motivations qui l’ont conduit à organiser « Masculin / Masculin », le directeur du musée d’Orsay a affirmé vouloir comprendre pourquoi « on parle toujours de la signification symbolique, esthétique ou politique du nu masculin mais jamais du désir qu’on peut avoir devant lui ». Afin d’y parvenir, il ne serait probablement pas inutile de s’interroger d’abord sur le fait d’avoir opté, entre autres, pour le magazine Têtu pour assurer le patronage médiatique de l’événement. Il ne serait pas non plus superflu d’entendre un certain Arthur G., coverboy du titre phare de la presse gay, qui avait ôté sa salopette lors du vernissage de l’exposition : « J’attendais beaucoup de cette exposition qui aborde un sujet très sensible […] Sans oublier qu’avec des Saint-Sébastien, des œuvres de Pierre et Gilles, de Jean Cocteau, il y avait une sensibilité clairement pédé… mais pas assumée du tout ! […] Quand je suis arrivé, j’ai senti qu’il fallait faire quelque chose parce que je trouvais que la problématique était passée à la trappe. » Il reste à regretter qu’aucune playmate de Playboy, ou de Lui récemment ressuscité n’ait ressenti le besoin tout aussi pressant de « faire quelque chose » pour rappeler que le corps masculin demeure encore et toujours désirable aussi pour les femmes.[/access]

« Masculin/Masculin. L’homme nu dans l’art de 1800 à nos jours ». Jusqu’au 2 janvier 2014. Musée d’Orsay, Paris VIIe.

*Photo : GINIES/SIPA. 00665762_000026.

Lettre ouverte aux 343 salauds

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Messieurs, tolérez-vous que je m’introduise ? Vous cosignez un manifeste où vous réclamez à juste titre que l’Etat s’occupe de ses fesses plutôt que des vôtres.

Même s’il avait été mixte, je ne l’aurais pas signé. Je nourris en effet depuis l’enfance une aversion épidermique aux actions groupées. À tort ou à raison, j’ai toujours l’impression que plus il y a de têtes, moins il y a de cerveaux. Mais surtout, j’ai le sentiment que vous tirez une balle contre votre camp. Entendons-nous bien, je trouve ridicule et même pervers de criminaliser le recours à la prostitution. Que l’on lutte, et pas qu’un peu, contre le proxénétisme, la séquestration, le chantage, la contrainte, le trafic d’êtres humains, voire la torture, j’applaudis, je souscris, j’opine. Mais que l’on fasse de Pépé, ou de n’importe qui, un dangereux délinquant parce qu’il succombe aux charmes d’une horizontale, c’est à s’écrouler de rire. Ou de peur. Cette criminalisation imbécile ouvre un champ judiciaire qui laisse pantois et anxieux, nous sommes bien d’accord !

Mais voyez-vous, Messieurs, j’ai du mal à vous suivre lorsque pour défendre votre droit d’aller aux putes sans qu’on vienne vous botter le cul, vous adoptez la stratégie des comités de quartier ou des ligues de vertu. Que vous soyez pratiquants, croyants, agnostiques, abstinents, ou adventiste du septième jour (c’est, paraît-il, le jour le plus rentable chez ces Demoiselles!), je m’en branle avec délicatesse et doigté. Mais il m’est difficile de vous pardonner de faire très précisément ce que vous reprochez au camp d’en face : étaler la prostitution, ses salpingites et ses morpions dans nos salons Louis XV. La discrétion est de rigueur, car il est rare que l’on se vante de ce fait peu glorieux : il m’a fallu douiller pour bénéficier des charmes d’une donzelle…

Cachée dans des quartiers colorés, feutrée dans les moquettes, abritée par des paravents, camouflée par de lourds parfums, subrepticement visitée, accueillant les prêcheurs de vertu, les bons pères de famille, les tordus, les éclopés, les asociaux, les boutonneux, les abonnés ou les visiteurs d’un soir, la prostitution n’a pas vocation à faire l’objet de pétitions bruyantes. Elle est, par essence, clandestine, furtive, masquée. Or, votre manifeste, plus encore que cette proposition de loi qui la sous-tend, participe à une normalisation de ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être une transgression, il banalise l’interdit en le revendiquant et fait virer les lanternes du rose alléchant au gris souscrit ! Les portes des maisons closes ont toujours été entrouvertes. Tout le monde le sait. Quelle utilité de les ouvrir à deux battants ?

Pas d’armistice pour François Hollande

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hollande 11 novembre

hollande 11 novembre

La gauche française présentait hier les symptômes de l’émoi d’une rosière surprise à sa toilette par un employé du gaz aventureux. Elle n’avait à la bouche que les mots honneur, patrie, jour sacré, union nationale. Elle se drapait soudain dans le drapeau bleu-blanc-rouge, comme l’aurait fait la dame évoquée plus haut dans une serviette éponge. Ces gens, qu’on ne savait pas si sourcilleux sur ces affaires, se dressaient soudainement sur leurs ergots, et s’empourpraient : se serreront-ils prochainement autour du soldat inconnu, s’époumonant aux accents d’une martiale Marseillaise ?
Pourquoi ces plaisants personnages, qui se gaussaient naguère du patriotisme, singeaient-ils la mine altérée de Déroulède ?

La cause de tout cela, c’est l’extrême droite « qui n’aime pas la France », a précisé M. Valls. Dans la matinée, le président de la République s’est fait huer, alors qu’il revenait de la cérémonie de la flamme, sous l’Arc de triomphe. Nous étions le 11 novembre. il faisait beau et un peu frais, la nation rassemblée communiait dans le souvenir sanglant de toutes les guerres. Mais l’extrême droite en avait décidé autrement : c’est la thèse officielle, reprise à l’envi par France 2 et par Itélé, porte-paroles du gouvernement et de ses agences de communication.
Combien étaient-ils, sur l’avenue des Champs-Élysées, bonnets rouges mêlés aux militants enfantés par la « Bête immonde » ? Moins de cent ! Mais la thèse officielle consiste à nous présenter un complot contre la France par des « extrémistes fascisants, racistes… des gens qui n’aiment ni la République, ni la démocratie » (Kader Arif, ministre délégué aux Anciens combattants, Itélé, 11 novembre) !
Un complot vraiment ? Plus que de l’opposition, des ligues et des factieux, c’est d’abord et principalement de ses rangs que viennent les signaux brouillés, l’intolérance, tout et son contraire.

C’est de ses rangs qu’ont surgi ses plus véhéments contradicteurs, ses plus hypocrites contempteurs. La gauche française est une obèse du pouvoir. Majoritaire dans les deux assemblées, dans les villes, dans les régions, elle a les hanches trop larges, le fessier énorme, le cou pris dans une avalanche de graisse, et la tête étroite. Elle s’émeut de quelques sifflets incongrus, quand elle laisse des manifestants détruire plus de quarante portiques sur les autoroutes. Elle s’offusque des mensonges sarkozystes « qui nous ont fait tant de mal », mais autorise le premier ministre à promettre une manne de trois milliards d’euros aux marseillais, alors que le pays est en pré-liquidation, et que, deux jours auparavant, Mme Lebranchu, ministre de la fonction publique, déclarait : « Il y aura des choses à discuter avec la Bretagne qui demande cent millions d’euros pour sa grande voie centrale, la RN 164, pour la ligne à grande vitesses, etc. Comment allons-nous […] financer ce que demande la Bretagne et dont elle a besoin ? » (RTL, 5 novembre)

La gauche moque les errements de l’opposition et les querelles qui la divisent, mais quel exemple propose-t-elle, qui serait incarné par sa propre élite ? Mme Fourneyron-la-gaffe, improbable ministre des sports ? Ou bien Aurélie Filippetti, sinistre de la culture, qui s’épancha sur la disparition de Georges Moustaki, et assista à ses obsèques, mais ne rendit qu’un misérable hommage de cabinet (ministériel) au grand compositeur Henri Dutilleux, mort le même jour ? Aurélie Filipetti, incapable de seulement suggérer une orientation à son ministère, ne connaît plus que les phonèmes glacés des fameux éléments de langage (RTL, 10 novembre) : « secteur d’excellence … en capacité d’exportation… filière… pacte de confiance… stratégie » ! Mme Filipetti parle l’effrayante novlangue socialisante, mêlée d’une vague idéologie « égalitaire », où il est question d’« accès de tous à la culture » ; des mots creux persillés de coups de menton « J’ai fait », « J’ai dit »…

Qui dira l’effarante vacuité de cette femme élégante, encore jeune, apparatchik à talons hauts ? Et auprès de qui M. Hollande trouvera-t-il un réconfort ? Auprès de Mme Duflot, ministre du logement et de l’égalité des territoires, ou auprès de son acolyte, M. Jean-Vincent Placé ?
Face au pays qui gronde, M. Hollande est bien seul ! C’est d’abord la gauche qui l’a abandonné.

*Photo : CHRISTOPHE GUIBBAUD/POOL/SIPA. 00669166_000031.

Ecomouv, la fausse piste

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ecomouv ecotaxe ps

ecomouv ecotaxe ps

Le Parti socialiste a perdu la Bretagne. Depuis un moment déjà, mais le sait-il ? La politique de l’autruche étant si confortable, on n’a pas écouté Hervé Le Bras quand il a souligné les ravages électoraux de la pantalonnade du « mariage pour tous » dans le grand Ouest ? Pas plus ce député socialiste breton disant : « il y a une accélération de plans sociaux dans un espace restreint, ce qui donne le sentiment que toute une branche de l’économie bretonne est en train de s’effondrer. » Ce qui compte, c’est de se plier à ce que dit Cécile Duflot, ou donner des gages aux adorateurs de Léonarda, tout en continuant à ramper devant Barroso. Donc, sans réfléchir, après que la parole présidentielle ait assuré qu’il n’y aurait plus d’impôts ou taxes nouvelles, mise en place de l’écotaxe. Et quand le baril de poudre explose, face à un mouvement qui fédère tout le monde, toujours sans réfléchir, on recule précipitamment et en désordre. Pour se retrouver dans une impasse politique. Alors que faire ? Vilipender la droite qui a instauré cette taxe au départ. Ça n’ira pas loin. Faire donner Mélenchon et le PCF pour injurier les manifestants bretons en échange de gentillesses municipales ? Plus personne ne les écoute.

Il faudrait une bonne diversion. Mais laquelle ? Le retour des otages ? Ça n’a servi à rien. L’espionnage américain ? Tout le monde s’en fout.  Il y a bien la vieille méthode: l’instrumentalisation de la justice et de la presse, les deux seules courroies qui embrayent encore. Revenir, encore et toujours, sur le terrain des « affaires ». La culture juridique et judiciaire des médias se situant en dessous du niveau de la mer, il sera facile de raconter n’importe quoi. Et on sollicitera le blog juridique dévoué qui produira ses habituelles, interminables et confuses analyses. Ce sera donc « La corruption sur le contrat Ecomouv ». Et hop, on fait donner les seconds couteaux  qui font état de « soupçons » sortis d’on ne sait où. La presse publie un article, le même partout, truffé à chaque fois des mêmes âneries. Et on intime l’ordre au procureur de Nanterre de rouvrir l’enquête préliminaire qu’il avait menée depuis deux ans et conclue par un classement sans suite… Docilement, il s’exécute avec une savoureuse motivation: «Au vu de certaines choses dites récemment, j’ai décidé de (…) rouvrir [l’enquête]. ». M. le procureur voit des choses que les autres entendent. Dont acte, mais lesquelles ? Dites par qui, vues où ? On ne saura pas. Il faut que circulent les gros  mots: « corruption , argent, connivence, tous pourris ». Et publier dans la presse amie de quoi alimenter le soupçon.

Alors de quoi s’agit-il cette fois-ci ? Pour percevoir cette taxe, la puissance publique, faute de capacités d’investissement et par refus d’embaucher de nouveaux fonctionnaires, a préféré en déléguer la perception. Ce qui est juridiquement tout à fait possible. C’est la voie du Partenariat Public Privé (PPP) qui a été utilisée. Pour construire un équipement public on va faire concevoir et réaliser les opérations par un professionnel privé dont c’est le métier. Celui-ci va construire l’équipement, l’entretenir, voire l’exploiter, contre le versement d’une redevance. On remplace une dépense d’investissement par une dépense de fonctionnement. Ce qui soulage le maître d’ouvrage public qui redevient propriétaire de l’équipement à la fin du contrat. Mais bien évidemment les sociétés privées  viennent pour faire des profits. Par conséquent, le prestataire sera choisi après une procédure de mise en concurrence suivie de négociations. Le calcul du montant de la redevance est une question très importante qui doit faire l’objet d’un soin particulier. Et c’est ainsi que de plus en plus, en France, on construit des écoles, des collèges, des gendarmeries, des hôpitaux ou des stades…

Évidemment, il n’y a que des cas d’espèce, et il est stupide, comme le fait la presse pour critiquer le contrat, de comparer des choux et des carottes. La mission d’Ecomouv était de mettre en place les outils de saisie (portiques, systèmes informatiques embarqués, plates-formes informatiques etc.) sur l’ensemble du territoire national. Ensuite de procéder au calcul, d’identifier les assujettis, de les contrôler et de prendre en charge la perception et le recouvrement. Ce contrat nécessitait des investissements initiaux importants (800 millions d’€) et la mise en place d’un outil technique et humain assez lourd, prévoyant naturellement l’embauche d’un personnel important chargé d’accomplir ces tâches. L’État a préféré ne pas y investir un centime et rémunérer l’opérateur par une ristourne sur les sommes perçues. Ce contrat a fait l’objet de procédures contentieuses qui ont abouti à sa validation par le Conseil d’État. Jusqu’à présent et à partir des informations dont on dispose, rien ne peut donner à penser qu’il y ait eu irrégularité ou fraude. Bien sûr, il n’est jamais impossible qu’un contrat de cette importance ait pu donner lieu à des contreparties occultes comme c’était le cas à la grande époque dans les années 80 ou le parti socialiste ne fut jamais en reste. Mais on ne démarre pas une procédure pénale sur un fantasme ou pour répondre aux injonctions de Mme Eva Joly[1. Mme Joly se présente complaisamment comme une grande pourfendeuse de la corruption publique. Ceux qui l’ont fréquenté au plan professionnel en sourient. Mais ce qui est étrange, c’est qu’il ne se trouve personne pour l’interroger sur la mission (rémunérée) qu’elle a accomplie pendant plusieurs années auprès d’un des chefs d’Etat africains les plus corrompus. Qui fut chassé à cause de cela par une révolte populaire.].

L’État, et c’est une prérogative exorbitante, a toujours le moyen de résilier unilatéralement un contrat, mais à condition d’en payer les conséquences. Dans cette affaire, la facture sera très lourde. Rembourser de leurs investissements la société attributaire et les banques ayant financé le montage. Prendre en charge les conséquences des licenciements massifs des salariés d’ores et déjà embauchés pour faire le travail commandé par l’État et aujourd’hui au chômage technique. Indemniser les transporteurs ayant déjà fait l’acquisition des dispositifs embarqués (entre 200 et 300 € par camion). Régler les 40 millions d’€ dus à la société autrichienne qui a fabriqué l’essentiel du dispositif des portiques. Et là il y a urgence. Car faute de ce règlement celle-ci sera contrainte de déposer son bilan. Excellente impression en Europe que de contribuer à la déconfiture d’une société  qui a d’ores et déjà équipé outre l’Allemagne plusieurs autres pays européens et qui est leader sur son marché. N’en jetons plus.

Il est hélas évident que l’amateurisme et la lâcheté ont présidé à la décision de suspendre l’écotaxe. La question des conséquences financières de la rupture de contrat n’a simplement pas été envisagée. Encore bravo.

Alors, on est bien en présence d’une grossière opération de diversion, qui, comme d’habitude ne servira d’aliment politique qu’au Front National. Toutes les déclarations pour disqualifier le contrat ne sont que des rodomontades. Cette opération vise à masquer non seulement une reculade politiquement délétère, mais également une catastrophe financière pour l’État. Ce mode de gouvernance instrumentalisant la justice en sollicitant  la complaisance d’une certaine presse, disqualifie encore un peu plus un gouvernement aux abois.

*Photo : SALOM-GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00668625_000009.

Chevènement sans Séguin : la faute de M. Delors ?

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chevenement france europe

chevenement france europe

C’est devenu un rituel. À chaque fois que Jean-Pierre Chevènement publie un nouveau livre, je me demande s’il sera encore meilleur que le précédent. Et à chaque fois, le livre refermé, je constate que c’est le cas.

Mais lire un livre de Jean-Pierre Chevènement, c’est aussi l’occasion de se (re)poser d’autres questions. Comment un homme d’Etat de cette trempe a-t-il pu passer à côté de son destin ? Ou, pour le dire autrement, comment la France et la République ont-elles pu passer à côté de Chevènement ? On doit à l’évidence se poser les deux questions tant les responsabilités sont mêlées. Chevènement a tenté deux stratégies : jouer le jeu avec le système droite-gauche, et s’en affranchir épisodiquement, comme lors de sa candidature présidentielle en 2002 au nom du Pôle républicain. La faute aux protagonistes ? La faute aux Français qui ne savent pas vraiment ce qu’ils veulent ? La faute à un système politique bloqué ? C’est sans doute dans les années qui ont suivi l’adoption du traité de Maastricht que l’occasion essentielle a été manquée. C’est à ce moment que Chevènement quitte le Parti socialiste et crée le Mouvement des Citoyens. En 1994, il fait savoir à Philippe Séguin, le républicain de l’autre rive, consacré par François Mitterrand opposant numéro un sur la question européenne, qu’il le soutiendrait en cas de candidature à l’élection présidentielle. Séguin ne saisit pas la main tendue. La faute à Séguin, donc ? Pas sûr. Le Président de l’Assemblée nationale a renoncé à être candidat à la présidentielle en 1995 le jour où Jacques Delors a, devant Anne Sinclair, nié l’être. Séguin a alors compris que le système partisan ne serait pas bousculé, se mettant dès lors au service de Jacques Chirac, avec l’efficacité que l’on sait.

Si Delors avait été candidat, une alliance Séguin-Chevènement aurait pu se constituer et entièrement recomposer le paysage politique. La faute à Delors et sa frousse des électeurs, alors qu’il était le dépositaire légitime de la politique menée depuis une dizaine d’années et qui a été poursuivie pendant les deux décennies qui ont suivi ? Je ne suis pas loin de penser que Jean-Pierre Chevènement approuverait avec un large sourire, si je lui suggérais le nom du coupable.

Mais revenons au livre ! Car Chevènement, à l’instar d’un grand cru bourguignon ou bordelais, s’améliore en vieillissant. Son nouvel essai, 1914-2014, L’Europe sortie de l’Histoire ? est magistral. Quelle autre personnalité politique serait aujourd’hui capable d’écrire (lui-même !) un livre d’histoire, de géopolitique et d’économie réunis ? Aucune. Il n’est donc pas mon intention de procéder ici à une recension proprement dite, ce dont l’ami Daoud se chargera en bloc et en détails dans les prochaines semaines.

Qui se pique de politique ne saurait passer à côté de cet essai stimulant. Analysant les deux mondialisations, l’anglaise d’avant 1914 et l’américaine qui débute en 1945, l’ancien ministre emploie l’expression gaullienne de « seconde guerre de trente ans » pour caractériser l’intervalle entre celles-ci. Evidemment, dans la dernière partie, l’auteur expose ses recettes, ce qui lui a valu récemment d’être proposé pour Matignon à François Hollande par l’excellent Jacques Sapir. Que les réfractaires à la pensée chevènementiste se rassurent. Sapir ne sera pas entendu. Car Hollande est un fils politique de Delors. On y revient toujours, n’est ce pas, cher Jean-Pierre ?

Jean Pierre Chevènement,1914-2014, L’Europe sortie de l’Histoire?, Fayard, 2013.

*Photo : CHESNOT/SIPA. 00638350_000005.

Une histoire des années 2010

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lamalattie precipitation acide

lamalattie precipitation acide

Pierre a 49 ans. Sa vie de Parisien entre deux âges semble réglée comme du papier à musique : marié depuis onze ans à la même femme, il poursuit une carrière de cadre chez Right-in-the- Middle-Consulting. Soudain, le couperet tombe : insatisfaits par ses résultats en dents de scie, ses supérieurs ne renouvellent pas son CDD. Délivré des contraintes du salariat, le voilà en butte aux lamentations de Béné, son épouse revêche tout acquise aux joies du management. La cohabitation vire rapidement au match de boxe. Au milieu de l’abattoir qu’est devenu leur appartement, Béné rudoie Pierre avec l’application de l’expert en contention animale : « Je craignais soudainement que ma viande […] pût être bourrée de toxines, altérée, malodorante et se débinant à la cuisson. Au lieu de faire un bon steak appétissant, cela n’aurait donné qu’un pauvre rogaton fibreux, échoué dans un jus fétide. »[access capability= »lire_inedits »]

Quand on n’a plus rien à dire à son emmerdeuse de femme, mieux vaut faire le dos rond et encaisser les coups en bonne pièce de boucherie…

Un couple promis à la rupture, des dîners entre bourgeois flaubertiens et des séminaires d’entreprise en open space sculptent le décor de Précipitation en milieu acide.

Dans l’esprit de son précédent opus, 121 curriculum vitae pour un tombeau, l’écrivain peintre Pierre Lamalattie explore le nihilisme contemporain avec le tranchant d’un couteau à palette. Ses descriptions du domicile conjugal évoquent certains passages des Choses, roman de la société matérialiste qui consacra Georges Perec. Cinquante ans après leursaînés Jérôme et Sylvie, Pierre et Béné achèvent ladilution du couple dans l’univers des objets, flanqués des nouvelles prothèses dérivées du coaching et de la télé-réalité. Le réel (le vrai !) se rappelle au bon souvenir de Pierre lorsqu’il s’agit de retrouver du travail ou de jouer les médiateurs sociaux dans la France désindustrialisée des années 2010.

Le temps de quelques moments suspendus, Pierre s’initie à l’infra-ordinaire, cette poésie des petits détails quotidiens : « J’ai compris que j’étais touché par une sorte d’acédie en prenant, ces derniers temps, un plaisir inaccoutumé à des choses minimes. Par exemple, sur l’île aux Cygnes, je me suis bizarrement réjoui du foisonnement des pissenlits et des boutons-d’or. »

Lamalattie finit par imaginer la rédemption de son héros, nous rappelant que derrière tout homme apaisé se cache une femme…[/access]

Pierre Lamalattie, Précipitation en milieu acide. L’Éditeur, 2013.

*Photo : Pierre Lamalattie.

Les sages femmes, trop sages pour êtres écoutées

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L’annonce du nouveau plan pérénatalité du 15 octobre  a poussé les sages femmes dans les rues. Ce nouveau plan qui détermine au niveau national l’organisation des besoins et de moyens pour toutes les maternités de France a été décidé sans aucune consultation des premières concernées. D’où leur mécontentement. Au cœur de leur revendication, une meilleure reconnaissance et un statut en rapport avec leurs responsabilités. Les accoucheuses ont aujourd’hui un statut qui s’apparente à celui des infirmières ou des aides-soignantes alors qu’elles sont des praticiennes de premier recours. Elles ne dépendent pas d’un médecin. Elles peuvent faire des diagnostiques et peuvent assurer le suivi d’une grossesse jusqu’à l’accouchement. On oublie trop souvent qu’elles ont un bac+ 5. De plus, elles ont la responsabilité juridique sans en avoir le statut. Elles doivent souscrire une assurance contre les accidents de grossesse avec des prix disproportionnés par rapport à leur salaire. La majorité des sages-femmes libérales exercent aujourd’hui sans assurance.

Mais voilà, ces travailleuses ne sont pas assez violentes. Pas assez casseuses. Ne mettent pas le feu ni n’empêchent le bon déroulement de leurs services.

À l’inverse de la très bruyante et enfumée révolution des bonnets rouges, les sages femmes revendiquent leurs droits tout en continuant de travailler. Elles ne veulent pas porter préjudice aux femmes qui doivent accoucher et portent seulement, en guise de contestation, un brassard à leur bras.

La grève des professionnelles a été largement sous-estimée. Dommage, pour une fois que des grévistes pensaient aux autres…

80 millions de slams

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slam camille case

slam camille case

C’est entendu, j’aime Rimbaud et Mallarmé, Du Bellay, Desnos et quelques autres. Ou si vous préférez, j’ai sur la poésie les idées de tout le monde. Et a priori, je ne crois pas que le rap soit de la musique, ni le slam de la poésie.
Bref, je suis un peu limité, comme garçon.
J’aime assez penser du mal de moi : c’est vous dire si j’ai eu du plaisir mardi 5 novembre à la Villa Méditerranée, à Marseille, tout au long de80 000 000 de vues, opéra-slam auquel j’avais été convié et où je me suis rendu en traînant les pieds, triple buse que je suis.
Opéra, oui — ou cantate à une voix et quelques échos, ou tragédie grecque revisitée au Caire et à Marseille — un objet théâtral équivoque et passionnant.

L’anecdote en tient en deux phrases. Janvier 2011, la jeune Asmaa Mahfouz poste sur le Net une vidéo incitant les Egyptiens à s’élever contre l’oppression (c’était à la même époque que « Dégage ! » est devenu un appel universel, où seul était modifié le récipiendaire du message : « Moubarak, dégage ! » « Ben Ali, dégage ! » « Sarkozy, dégage ! » — même si le dernier n’a rien à voir avec les deux premiers, chaque pays a les dictateurs qu’il mérite…). Asmaa appelle donc ses concitoyens (et plus particulièrement ses concitoyennes — et la dimension féministe, au meilleur sens du terme, du message premier et de l’opéra dernier est essentielle) à se rassembler sur cette fameuse place Tahrir où, au passage, quelques journalistes occidentales et pas mal de femmes égyptiennes se sont fait violer par la soldatesque — et par ceux des révolutionnaires qui avaient des aspirations à pratiquer un autre type de dictature.
Puis elle reçoit le Prix Sakharov et disparaît du réseau — elle n’a réapparu sur FaceBook que très récemment, après des appels longtemps sans réponse des concepteurs du spectacle.
Elle fut, au sens le plus profond du terme, une héroïne de la révolution — mais une héroïne moderne qui aspirait peu à finir comme Olympe de Gouges ou Manon Roland. Nathalie Négro ne s’y est pas trompée : «La place des femmes dans l’opéra du XIXe siècle a toujours été confinée à des fins tragiques. Je voulais au contraire leur redonner une place d’héroïne forte et indépendante d’un référent masculin.» L’héroïne donc ne meurt pas, et la tragédie — j’allais dire qu’elle se terminait bien : nous verrons que c’est plus ambigu que cela.

C’est de ce petit événement, inséré dans la grande Histoire, que Nathalie Négro est partie, avec Eli Commins (pour les textes et la mise en scène) et Alexandros Markeas (pour la musique). La jeune Asmaa (interprétée avec talent et conviction par la soprano Gaëlle Mechaly), affronte sa grand-mère (Véronique Bauer, mezzo) et un soldat de passage (Paul-Alexandre Dubois, baryton, chargé d’incarner toutes les figures de la masculinité aliénante). Elle chante fort bien, cette jeune fille[1. Enfin, pas si jeune — elle a 43 ans, mais ça ne se voit guère — et elle a longtemps chanté du baroque sous la direction de William Christie. Une vraie professionnelle. Mais après avoir vu Margot Fonteyn danser Roméo et Juliette au même âge, je sais que la scène confère l’éternelle jeunesse bien mieux que Loréal. Camille Case, dont je parle plus loin, n’a pas l’air plus âgée que les autres slameuses — et pourtant…] — et les trois musiciens qui l’accompagnent (Nathalie Négro au piano, Rémi Durupt aux percussions et Marine Rodallec au violoncelle — les sons qu’elle tire de son instrument sont splendidement invraisemblables) dialoguent avec sa voix, plus qu’ils ne l’accompagnent, avec délicatesse.

Sept slameuses constituent le chœur — au sens de la tragédie grecque plus qu’au sens musical du terme : sept jeunes filles de Thèbes, auraient dit Eschyle ou Sophocle : remplacez la cité grecque par la cité égyptienne (ou marseillaise, ou ce que vous voulez), et vous serez au cœur du dispositif. Sept voix fort diverses, chacune avec sa personnalité propre, mais incorporées au spectacle de façon à ce que chacune chante au nom de toutes — et de nous tous. L’unité dans la diversité.
Elles appartiennent toutes à cette fameuse « diversité » qu’il est convenu de célébrer quand elle réalise de si belles choses — sauf une. Camille Case[2. Quelques-unes de ses performances ici et . Franchement, j’adore.] est blonde à n’en plus finir, du haut de son mètre quatre-vingts, et elle est un nom fort connu du slam — comme quoi il n’y a pas, en poésie, de fatalité ethnique…

Je dis slam parce que telle est l’étiquette qu’on lui colle, même si ce que j’ai pu entendre d’elle, là comme ailleurs, n’est jamais que poésie pure, vaguement psalmodiée comme devaient l’être la poésie orphique ou celle des troubadours, l’essence même de la poésie. Elle n’a d’ailleurs pour ainsi dire pas à rajouter quoi que ce soit à sa voix, si purement éolienne que c’est presque une offense au son que d’écouter le sens de ce qu’elle feint d’improviser — Ronsard aussi improvisait devant la Cour des poèmes soigneusement tressés dans la solitude. Et si Rimbaud avait vécu aujourd’hui, quel genre de poésie aurait-il commis, à votre avis ?

Ce qu’elle fait est si beau que j’en suis venu à me demander si le slam n’est pas une limite imposée, une réduction acceptée mais douloureuse. Elle a coordonné, pour le spectacle, les tentatives de ses jeunes consœurs en poésie, mais elle s’en distingue avec la plus radicale des techniques — en ne s’en souciant pas. Elle pourrait être actrice de théâtre à temps plein, metteur en scène sans douleur (sinon la sienne, mais c’est une autre histoire) — ou institutrice, le métier auquel elle s’est longtemps consacrée, dans l’Essonne des cités déshérités et des petits Turcs. Mais ce serait dommage qu’elle ne consente pas — toujours pas — à donner leur essor à tous ses beaux talents.
C’est elle qui se charge, vers la fin, dans l’un des plus longs lamentos du chœur, de nous rappeler que les révolutions s’achèvent en quenouille, et que la violence des Frères musulmans a remplacé au Caire celle de Moubarak — but that’s another story.
Le décor est fabriqué en direct, maquette installée au premier rang d’orchestre, sur laquelle des édifices de papier sont déplacés en temps réel par les mains des slameuses et, par l’intermédiaire d’un quelconque rétro-projecteur, constituent le décor de la toile de fond, structures métamorphiques qui peuvent être les rues du Caire, la place dévastée par les manifestations et leur répression, espace mental. Ces décors éphémères m’ont rappelé Etienne-Louis Boullée[3. Voir son projet de cénotaphe pour Newton, ou voir et revoir le Ventre de l’architecte, de Peter Greenaway. Ou aller au Ventre de l’architecte, l’hôtel-restaurant ouvert tout en haut de la Cité radieuse de Le Corbusier, à… Marseille. Tout se tient. Très bon, et très spectaculaire.], et tous les architectes de l’instantané, ceux qui construisent des monuments destinés à disparaître et à redevenir espace[4. Salut à Thomas Hostache, autre amoureux des architectures éphémères, avec qui je partage tant de choses…].

Le tout était représenté à la Villa Méditerranée, cet édifice construit tout contre le MUCEM, et que les Marseillais appellent « la Casquette » à cause de sa forme… originale. La salle de spectacle, tout au bout d’un escalier en vis sans fin (ou presque) est donc sous les eaux : dommage que les parois ne soient pas en verre — mais bon, vu ce qui flotte dans le port, faut-il s’en désoler vraiment ? Le public était fort chic, élites auto-proclamées de la cité phocéenne (dont ma pomme…), et bobos de tout poil, voués à applaudir — mais qui pour une fois le firent avec raison, et rappelèrent sept ou huit fois les protagonistes du spectacle, visiblement ravis. Et pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? Ils avaient produit une œuvre — il n’y en a pas tant que ça —, et m’avaient, pour deux heures, réconcilié avec cette poésie engagée que par ailleurs je vomis.
Et je sais gré à Camille Case de préférer Proust à Aragon — mais cela aussi est une autre histoire.

*Photo : Camille Case.

Gustave et George, bourgeois-bohémiens

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Eugène Giraud, Portrait de Gustave Flaubert, 1867.

Eugène Giraud, Portrait de Gustave Flaubert, 1867.

L’inconvénient, quand on appelle les écrivains du passé à la rescousse du présent, c’est que l’on peut prouver assez vite son ignorance. L’instrumentalisation de 20 000 Roms à la veille des élections municipales, par des maires de droite comme de gauche, peut être légitimement jugée scandaleuse.

Il n’empêche qu’une certaine sous-culture journalistique progressiste, qui aurait tendance à se contenter d’un discours victimaire sur les Roms, est très agaçante et même complètement à côté de la plaque. En particulier quand elle convoque un écrivain comme Flaubert pour les défendre. Ainsi, Twitter relayé par Mediapart a déniché dans la merveilleuse correspondance du grand Gustave une lettre du 12 juin 1867 où il écrit : « Je me suis pâmé, il y a huit jours, devant un campement de Bohémiens qui s’étaient établis à Rouen. Voilà la troisième fois que j’en vois. Et toujours avec un nouveau plaisir. L’admirable, c’est qu’ils excitaient la haine des bourgeois, bien qu’inoffensifs comme des moutons. Je me suis fait très mal voir de la foule en leur donnant quelques sols. Et j’ai entendu de jolis mots à la Prudhomme. Cette haine-là tient à quelque chose de très profond et de complexe. On la retrouve chez tous les gens d’ordre. »[access capability= »lire_inedits »]

Voilà Flaubert, beau comme un bourgeois-bohémien, se moquant de la méfiance de Monsieur Prudhomme et raillant son conformisme obtus. Le problème est qu’il y a un léger contresens sur la personne de Flaubert. Tout comme nos modernes bourgeois-bohémiens, Flaubert aime bien les pauvres, les recalés, les affreux, les pelés, les tondus à la condition sine qua non de ne pas vivre avec eux et qu’ils restent à leur place dans la hiérarchie naturelle…

Pis, quand la bourgeoisie est vraiment menacée, elle n’est plus du tout bohémienne et retrouve vite ses réflexes.

Ce sera le cas au moment de la Commune : Flaubert se rappelle où sont ses intérêts et devient l’un des plus virulents contempteurs de son temps de l’ouvrier révolté : « Je n’ai aucune haine contre les communeux, pour la raison que je ne hais pas les chiens enragés. » Ou encore : « Thiers vient de nous rendre un très grand service », écrit-il quatre ans, jour pour jour, après son extase rom. Et sa vieille amie George Sand – un genre de Clémentine Autain qui aurait été douée pour le roman –, connue pourtant pour son « humanitarisme », de lui répondre à propos des « ordures de la Commune » : il faut « forcer le joli prolétaire créé par l’Empire à savoir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas ».[/access]

Bohémiens, oui, mais entre nous…

*Image : Eugène Giraud, Portrait de Gustave Flaubert, 1867.