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80 millions de slams


80 millions de slams

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C’est entendu, j’aime Rimbaud et Mallarmé, Du Bellay, Desnos et quelques autres. Ou si vous préférez, j’ai sur la poésie les idées de tout le monde. Et a priori, je ne crois pas que le rap soit de la musique, ni le slam de la poésie.
Bref, je suis un peu limité, comme garçon.
J’aime assez penser du mal de moi : c’est vous dire si j’ai eu du plaisir mardi 5 novembre à la Villa Méditerranée, à Marseille, tout au long de80 000 000 de vues, opéra-slam auquel j’avais été convié et où je me suis rendu en traînant les pieds, triple buse que je suis.
Opéra, oui — ou cantate à une voix et quelques échos, ou tragédie grecque revisitée au Caire et à Marseille — un objet théâtral équivoque et passionnant.

L’anecdote en tient en deux phrases. Janvier 2011, la jeune Asmaa Mahfouz poste sur le Net une vidéo incitant les Egyptiens à s’élever contre l’oppression (c’était à la même époque que « Dégage ! » est devenu un appel universel, où seul était modifié le récipiendaire du message : « Moubarak, dégage ! » « Ben Ali, dégage ! » « Sarkozy, dégage ! » — même si le dernier n’a rien à voir avec les deux premiers, chaque pays a les dictateurs qu’il mérite…). Asmaa appelle donc ses concitoyens (et plus particulièrement ses concitoyennes — et la dimension féministe, au meilleur sens du terme, du message premier et de l’opéra dernier est essentielle) à se rassembler sur cette fameuse place Tahrir où, au passage, quelques journalistes occidentales et pas mal de femmes égyptiennes se sont fait violer par la soldatesque — et par ceux des révolutionnaires qui avaient des aspirations à pratiquer un autre type de dictature.
Puis elle reçoit le Prix Sakharov et disparaît du réseau — elle n’a réapparu sur FaceBook que très récemment, après des appels longtemps sans réponse des concepteurs du spectacle.
Elle fut, au sens le plus profond du terme, une héroïne de la révolution — mais une héroïne moderne qui aspirait peu à finir comme Olympe de Gouges ou Manon Roland. Nathalie Négro ne s’y est pas trompée : «La place des femmes dans l’opéra du XIXe siècle a toujours été confinée à des fins tragiques. Je voulais au contraire leur redonner une place d’héroïne forte et indépendante d’un référent masculin.» L’héroïne donc ne meurt pas, et la tragédie — j’allais dire qu’elle se terminait bien : nous verrons que c’est plus ambigu que cela.

C’est de ce petit événement, inséré dans la grande Histoire, que Nathalie Négro est partie, avec Eli Commins (pour les textes et la mise en scène) et Alexandros Markeas (pour la musique). La jeune Asmaa (interprétée avec talent et conviction par la soprano Gaëlle Mechaly), affronte sa grand-mère (Véronique Bauer, mezzo) et un soldat de passage (Paul-Alexandre Dubois, baryton, chargé d’incarner toutes les figures de la masculinité aliénante). Elle chante fort bien, cette jeune fille[1. Enfin, pas si jeune — elle a 43 ans, mais ça ne se voit guère — et elle a longtemps chanté du baroque sous la direction de William Christie. Une vraie professionnelle. Mais après avoir vu Margot Fonteyn danser Roméo et Juliette au même âge, je sais que la scène confère l’éternelle jeunesse bien mieux que Loréal. Camille Case, dont je parle plus loin, n’a pas l’air plus âgée que les autres slameuses — et pourtant…] — et les trois musiciens qui l’accompagnent (Nathalie Négro au piano, Rémi Durupt aux percussions et Marine Rodallec au violoncelle — les sons qu’elle tire de son instrument sont splendidement invraisemblables) dialoguent avec sa voix, plus qu’ils ne l’accompagnent, avec délicatesse.

Sept slameuses constituent le chœur — au sens de la tragédie grecque plus qu’au sens musical du terme : sept jeunes filles de Thèbes, auraient dit Eschyle ou Sophocle : remplacez la cité grecque par la cité égyptienne (ou marseillaise, ou ce que vous voulez), et vous serez au cœur du dispositif. Sept voix fort diverses, chacune avec sa personnalité propre, mais incorporées au spectacle de façon à ce que chacune chante au nom de toutes — et de nous tous. L’unité dans la diversité.
Elles appartiennent toutes à cette fameuse « diversité » qu’il est convenu de célébrer quand elle réalise de si belles choses — sauf une. Camille Case[2. Quelques-unes de ses performances ici et . Franchement, j’adore.] est blonde à n’en plus finir, du haut de son mètre quatre-vingts, et elle est un nom fort connu du slam — comme quoi il n’y a pas, en poésie, de fatalité ethnique…

Je dis slam parce que telle est l’étiquette qu’on lui colle, même si ce que j’ai pu entendre d’elle, là comme ailleurs, n’est jamais que poésie pure, vaguement psalmodiée comme devaient l’être la poésie orphique ou celle des troubadours, l’essence même de la poésie. Elle n’a d’ailleurs pour ainsi dire pas à rajouter quoi que ce soit à sa voix, si purement éolienne que c’est presque une offense au son que d’écouter le sens de ce qu’elle feint d’improviser — Ronsard aussi improvisait devant la Cour des poèmes soigneusement tressés dans la solitude. Et si Rimbaud avait vécu aujourd’hui, quel genre de poésie aurait-il commis, à votre avis ?

Ce qu’elle fait est si beau que j’en suis venu à me demander si le slam n’est pas une limite imposée, une réduction acceptée mais douloureuse. Elle a coordonné, pour le spectacle, les tentatives de ses jeunes consœurs en poésie, mais elle s’en distingue avec la plus radicale des techniques — en ne s’en souciant pas. Elle pourrait être actrice de théâtre à temps plein, metteur en scène sans douleur (sinon la sienne, mais c’est une autre histoire) — ou institutrice, le métier auquel elle s’est longtemps consacrée, dans l’Essonne des cités déshérités et des petits Turcs. Mais ce serait dommage qu’elle ne consente pas — toujours pas — à donner leur essor à tous ses beaux talents.
C’est elle qui se charge, vers la fin, dans l’un des plus longs lamentos du chœur, de nous rappeler que les révolutions s’achèvent en quenouille, et que la violence des Frères musulmans a remplacé au Caire celle de Moubarak — but that’s another story.
Le décor est fabriqué en direct, maquette installée au premier rang d’orchestre, sur laquelle des édifices de papier sont déplacés en temps réel par les mains des slameuses et, par l’intermédiaire d’un quelconque rétro-projecteur, constituent le décor de la toile de fond, structures métamorphiques qui peuvent être les rues du Caire, la place dévastée par les manifestations et leur répression, espace mental. Ces décors éphémères m’ont rappelé Etienne-Louis Boullée[3. Voir son projet de cénotaphe pour Newton, ou voir et revoir le Ventre de l’architecte, de Peter Greenaway. Ou aller au Ventre de l’architecte, l’hôtel-restaurant ouvert tout en haut de la Cité radieuse de Le Corbusier, à… Marseille. Tout se tient. Très bon, et très spectaculaire.], et tous les architectes de l’instantané, ceux qui construisent des monuments destinés à disparaître et à redevenir espace[4. Salut à Thomas Hostache, autre amoureux des architectures éphémères, avec qui je partage tant de choses…].

Le tout était représenté à la Villa Méditerranée, cet édifice construit tout contre le MUCEM, et que les Marseillais appellent « la Casquette » à cause de sa forme… originale. La salle de spectacle, tout au bout d’un escalier en vis sans fin (ou presque) est donc sous les eaux : dommage que les parois ne soient pas en verre — mais bon, vu ce qui flotte dans le port, faut-il s’en désoler vraiment ? Le public était fort chic, élites auto-proclamées de la cité phocéenne (dont ma pomme…), et bobos de tout poil, voués à applaudir — mais qui pour une fois le firent avec raison, et rappelèrent sept ou huit fois les protagonistes du spectacle, visiblement ravis. Et pourquoi ne l’auraient-ils pas été ? Ils avaient produit une œuvre — il n’y en a pas tant que ça —, et m’avaient, pour deux heures, réconcilié avec cette poésie engagée que par ailleurs je vomis.
Et je sais gré à Camille Case de préférer Proust à Aragon — mais cela aussi est une autre histoire.

*Photo : Camille Case.



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Normalien et agrégé de lettres, Jean-Paul Brighelli a parcouru l'essentiel du paysage éducatif français, du collège à l'université. Il anime le blog "Bonnet d'âne" hébergé par Causeur.

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