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Tristan Garcia, le constructeur

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tristan garcia faber

Faber, le destructeur livre une description réaliste et glacée des métamorphoses de la société et des âmes françaises au cours des deux dernières décennies. Tristan Garcia en réalise hélas un portrait fidèle – et par là même très éprouvant. Si ses vertus proprement stylistiques sont moins affirmées, la virtuosité de son art narratif et architectural surprend beaucoup. A trente-deux à peine, il atteint une pleine maturité esthétique. Faber est une œuvre dense, dépouillée de tout lyrisme et de toutes fioritures, qui nous donne à ronger l’os âpre de la réalité.

Dans le sang de Tristan Garcia, il y a beaucoup de solitude et de nuit. Alors, un souffle passe, nous entendons des voix. Elles susurrent, elles nous appellent. Faber est un ruban de Mœbius à trois faces. Trois amis se sont connus à l’école primaire. Le roman trace son sillage entre les trois îles de leur existence : leur enfance, leur jeunesse et leur âge adulte.

Le roman se tisse dans l’entrelacement de ces trois voix dissymétriques, singulières, chacune porteuse d’une vérité ambigüe et partielle. Trois voix aimantées par un trou noir : l’inépuisable mystère de la personne de Mehdi Faber. Mystère si abyssal que Tristan Garcia se plaît à lui donner par instants un tour presque comique.

Comme tout le monde à Mornay, ville imaginaire, Madeleine et Basile vivaient dans le néant des périphéries du capitalisme démocratique. Morts-nés à Mornay, comme tout le monde. Et puis Faber vint. Et ils éprouvèrent cet étrange sentiment d’être en vie, de naître enfin. Cet orphelin avare en confidences, mais à la culture et au savoir inépuisable, les fascina par son courage, sa souveraineté et sa beauté. Un peu plus tard, Faber les initie aussi aux joies de l’anarchie, de la négativité révolutionnaire. Et puis les choses tournent très mal. Après quoi, durant dix ans, Basile et Madeleine perdent sa trace. Et rentrent gentiment au bercail de l’âge adulte.

Durant ces dix ans, ils tentent – avec un succès mitigé –  d’oublier Faber, de cesser de l’aimer et de le haïr comme le point le plus incandescent de leur existence. Le roman s’ouvre sur les retrouvailles avec Faber. Le demi-dieu de leur jeunesse est devenu une loque misérable, au corps délabré. Il n’a visiblement pas suivi les conseils avisés du vieux Deleuze invitant à se détourner coûte que coûte du devenir-loque.

Faber est le diable, le diable incarné dans une personne humaine. Réellement le diable. L’esprit d’auto-anéantissement et de destruction. La fissure d’irrationnel qui lézarde le tableau froid et réaliste de la société française. Qui doit mettre en déroute, peut-être, les docteurs de l’intelligence sociologique.

Le roman, dans son épaisseur, autorise de multiples lectures de l’émergence de cet élément diabolique. Le crime n’est peut-être le fait que de Madeleine et Basile. L’horreur et la difformité diaboliques ne naissent peut-être que de leur admiration démesurée, de leur idolâtrie, de leur ardent désir de croire qu’il y en aurait un qui échapperait à la finitude humaine.

Ce n’est pas sans raisons que j’ai évoqué un ruban de Mœbius à trois faces. La narration est tissée par trois voix distinctes : et cependant, ces trois voix n’en forment peut-être qu’une seule. Dans ce cas, c’est le trio entier, parodie grimaçante de la trinité, qui est le lieu véritable du diabolique. Leur union est si fusionnelle que la singularité de chacun est abrasée. Les trois personnages atteignent dans leur être un point de fission qui métamorphose l’amour en haine pure.

La figure diabolique s’éclaire aussi par une autre hypothèse, venant compléter les précédentes : Faber n’est pas le diable mais le devient, en refusant la finitude, l’incarnation, son inscription dans le temps. Le diable nomme alors son refus forcené de l’âge adulte, de se séparer de son enfance, métamorphosée ainsi en bête féroce. Son enfance transformée en haine ardente et tentant désespérément de brûler, d’insensibiliser son corps adulte, espérant effacer à même ce corps la mémoire de son existence réelle. Cette perte de mémoire « diabolique », cette flambée de déni autodestructeur est l’une des plus grandes découvertes du roman.

L’enfer de Faber peut enfin s’entendre comme un écho de sa terreur devant la sexualité – qui affleure seulement entre les lignes – et singulièrement de l’effroi que lui inspire le sens du toucher, le fait d’être touché – tactilement et dans son âme – par un autre, par un être irréductiblement tiers. Peut-être n’est-ce rien d’autre que l’émoi trop intime qui prend pour Faber figure de diable.

Mais revenons un instant à la texture réaliste de Faber. Le réalisme de Tristan Garcia, qui représente un important effort romanesque, peine cependant à transmuer la laideur et le monstrueux des paysages concrets du présent en beauté habitable – comme l’hilarant et génial Olivier Cadiot en accomplit le miracle dans Retour définitif et durable de l’être aimé. Le réel ayant ces derniers temps une gueule d’asphyxie, on peut regretter aussi que Garcia n’ouvre pas de temps à autre, comme un Maulin, des brèches vers un ailleurs respirable.

Garcia et Cadiot convergent cependant sur un point décisif, qui réjouira tous ceux qui apprécient la sortie du nihilisme et l’alpinisme : la constitution d’une ligne de crête échappant simultanément à la bêtise moderne, post-moderne et réactionnaire. Il n’y a plus lieu de jouer ces trois bêtises les unes contre les autres, ni de séjourner en elles éternellement – fût-ce pour les combattre. Nous savons qu’elles sont simplement trois manières différentes de disposer son corps adoptées par le langage au moment où il s’apprête à mourir. Et, comme nous, il a mieux à faire que mourir, le langage. Il faisait seulement semblant d’aller si mal.

Il ne me reste plus qu’à vous révéler la fin de Faber : elle est d’une virtuosité résolument scandaleuse. Je n’ai jamais lu fin de roman plus tortueuse et plus étrange. L’humour, peu présent avant, surgit alors avec force. Garcia n’hésite pas à y violer les règles déontologiques de l’art du roman dans des proportions qui font proprement frémir. C’est une fin qui n’en finit plus de ne pas finir. Attention, quand même.

 

Tristan Garcia, Faber le destructeur, Gallimard, 2013.

 

*Photo : POL EMILE/SIPA. 00567155_000041.

Dans le sillage de Jonas Mekas et de Michel Polac… mes «haïkus visuels»

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Alexandre Astruc rêvait dans les années cinquante d’une caméra-stylo. J’avais alors une quinzaine d’années et je tournais des courts-métrages en 16 millimètres avec une vieille caméra pourrie que m’avait léguée mon oncle. Je disposais même d’une table de montage. Et je me disais qu’être un jour metteur en scène, si possible à Hollywood, ne serait pas si mal. L’idée de filmer tout ce qui bouge comme Jonas Mekas dans les rues de New-York, et même de livrer des instants forts de ma vie, me tenaillait.

Finalement, après avoir passé des années à faire de la critique de cinéma à Lausanne, je suis parti pour Paris où une autre vie, une vie d’écrivain et d’éditeur, m’attendait. Et voici qu’aujourd’hui une caméra-stylo est à ma disposition. Mon ami Michel Polac qui lui aussi a tout tenté, m’en avait vanté les mérites. J’avais aimé la manière simple et sincère dont jour après jour il avait filmé l’agonie de sa mère. Mais les mères ne meurent qu’une fois et j’ai donc décidé de tenir mes carnets personnels sur vidéo, de réaliser des haïkus visuels et, surtout, de ne pas laisser passer un jour sans avoir capté la mort au travail. C’est parfois d’un goût douteux et d’une insigne maladresse, mais je m’y retrouve. L’exercice est périlleux, mais il a au moins le mérite d’être bref. Un mot encore : si les mélodies qui accompagnent les images sont souvent des Schlager, ce n’est pas uniquement pour une question de droits. Ma mère était viennoise et il m’en est sans doute resté quelque chose. Et puis, comme dit Louis Skorecki, les violons ont toujours raison…

Touche pas à ma pute !

Une leçon de cruauté : Topor et votre serviteur

Le plus beau des mariages

Louise Brooks : « Ma vie ne fut rien. »

Je m’en vais parce que je m’ennuie

Lou Reed : Lunettes noires pour nuisances

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lou reed velvet

Lou Reed était le cauchemar des journalistes, comme la vérité. Lou Reed était le chanteur, le leader et le principal compositeur du Velvet Underground, groupe sauvé du marc de Cafés Bizarres new-yorkais par Andy Warhol en 1965. Il était aussi l’auteur du tube « Walk On The Wild Side », son seul vrai hit, qui réussit l’exploit d’atteindre le Top 10 britannique en 1973. À part ça, Lou Reed a publié une somme poétique des mœurs transgressives et marginales en milieu urbain : son œuvre discographique en vingt volumes studio, sa comédie humaine à lui. La dope, la violence conjugale, le sadomasochisme, les partouzes dans les backrooms, le suicide et l’inceste – entre autres – ont nourri les trames pittoresques (et souvent autobiographiques) de ses chansons pendant les années 70. « J’ai donné là-dedans pendant un bon bout de temps parce que ça me faisait marrer […] je me disais : eh merde, si vous trouvez ça choquant, je vais en rajouter encore un peu plus dans le genre « petit théâtre de rue » », expliquait-il la décennie suivante, en phase de sevrage. Mais Lou Reed ne s’est pas vraiment assagi par la suite, son esprit plaisantin l’a toujours rattrapé, comme en témoignent la présence du très explicite « Sex With Your Parents (Motherfucker part.II) » sur l’album Set The Twilight Reeling en 1996 et la tournée d’improvisation Metal Machine Trio en 2010, revisitant sur scène le bruitiste, infernal et inécoutable Metal Machine Music (sorti en 1975 pour se venger de la pression commerciale exercée par sa maison de disques). Le bruit primal en ultime bras d’honneur aux convenances, à soixante-dix balais. On n’apprend pas au vieux Lou à faire des grimaces.

Il faut dire que le parcours chaotique de l’animal – issu pourtant d’un milieu aisé – a de quoi en remontrer aux plus coriaces, entre séjours en hôpital psychiatrique et séances d’électrochocs administrées sur la demande de ses parents (il n’est encore qu’un adolescent) pour le guérir de sa bisexualité : autant de réjouissances pour faire de lui le parfait asocial, incapable de tenir plus d’une journée dans les petits boulots qu’il obtient. Fort d’une licence en lettres, son premier vrai job consiste à écrire des titres sur commande pour une compagnie de disques bon marché qui finissent rapidement dans les bacs à soldes. Son premier fait d’armes musical, le single « The Ostrich » enregistré avec le faux groupe The Primitives, lui offre l’occasion en 1964 de rencontrer son alter ego John Cale. Tout l’esprit du Lou Reed pré-punk et pré-glam rocker se découvre dans cette danse de l’autruche : « Posez la tête par terre et laissez quelqu’un marcher dessus ». Les deux musiciens deviennent inséparables et montent le Velvet Underground, dont le son brut et cru séduit Andy Warhol. Le pape du pop art prend le groupe sous son aile pour servir sa cause : celle des performances mêlant musique, art et cinéma à des fins plus ou moins glamour : la Factory est née.

« Je suis un produit de la Factory » dira Lou Reed en 1978. La Factory était une usine d’un genre nouveau, à fabriquer de la mythologie, de l’avant-garde, de la poésie, de la déviance, de la décadence, pour la beauté du geste. Une usine rock’n’roll.

Warhol entreprend de souffler à Lou Reed la direction à prendre : la pop music ! Le Velvet Underground se substitue rapidement à la poudre de yagé de la « beat generation » mais Lou Reed lâche ses camarades (ou ce qu’il en reste) en 1970. Le chanteur quitte le Velvet, garde l’underground, poursuit sa mue en solo et pose les jalons d’une œuvre où la narration désinvolte prend une place centrale dans ces tranches de vies servies en vapeurs délétères à l’auditeur. De ses disques de blues blanc de griot urbain, la patine du temps retiendra surtout la beauté effusive.

Si « Walk On The Wild Side », sa chanson la plus célèbre (avec « Perfect Day », extraites toutes les deux de son mythique album Transformer) occulte malheureusement le reste d’une œuvre magistrale mais méconnue (à l’instar du sempiternel « Le Sud » pour Nino Ferrer, désespéré par l’inanité de sa production discographique dense mais ignorée), il est temps aujourd’hui de se pencher sur les autres joyaux studio et live de Lou (dont Animal Serenade, double album testamentaire enregistré en public en 2003, à la religiosité chamanique). En France, comme partout ailleurs, Lou Reed a suscité de très nombreuses vocations. Parmi les plus remarquables, citons Kat Onoma et CharlElie Couture.

Comme Bob Dylan, qu’il admirait tout en lui reprochant de ne pas être assez rock’n’roll, Lou Reed poursuivait son Never Ending Tour vaille que vaille ces dernières années. Une greffe du foie a interrompu le cycle des concerts au printemps dernier mais le chanteur promettait sur son site internet de revenir avec de nouvelles chansons prochainement.

Et trente-huit ans après Metal Machine Music, illustration métallique du fracas d’une vie cabossée, Lou Reed nous a encore surpris ce 27 octobre avec son cru 2013, tout aussi radical : le bruit blanc d’un silence de mort.

*Photo : SANNIER/SIPA.00668278_000001.

Rejet de greffe

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marseillaise albertville masstricht

12 mars 1992 | Ça y est ! La soupière à la connerie a pété ! Toute la sauce est sur les murs !

Les vitres ont explosé, le quartier est sinistré, les sirènes hurlent, c’est la fin. Chaque jour, de nouvelles merdes affluent dans la bouilloire médias en ébullition. Comme elles arrivent de partout, je ne peux pas toutes les retenir, il faut bien que je sélectionne.

Les reality shows, tenez, voilà du nouveau ! Ultime espoir, semble-t-il, du spectacle agonisant ! Grouchy du Waterloo des abrutis ! Le vécu refait, arrangé, recréé. Toutes les détresses viennent s’y rééponger. La vieille loi du Marx se confirme d’une façon plus que tordue : l’histoire se déroule une première fois en tragédie et une seconde fois en reality show. La télé veut qu’il soit à jamais entendu : 1° qu’il n’est plus question que vous disparaissiez sans lui rendre des comptes ; 2° qu’il ne sera également plus toléré que vous restiez tout seul avec votre chagrin. Deux droits de l’homme essentiels, prendre congé et rester seul, sont donc abolis.[access capability= »lire_inedits »]

Je ne voudrais pas non plus oublier de parler un peu de cette « affaire » (il faudrait mettre tous les mots entre guillemets si l’on voulait vraiment être précis, c’est-à-dire insister, insister sans relâche sur le fait qu’il ne s’agit jamais de la réalité – mais j’y renonce, et d’ailleurs, est-ce qu’on peut accrocher des guillemets dans la merde ?) inventée de toutes pièces de la Marseillaise.

Affaire dont je ne cesse de me mordre les doigts de ne pas avoir pu me la mettre sous la dent lorsque j’écrivais Cordicopolis, tant elle en pousse jusqu’à la caricature les symptômes essentiels : la charité consensuelle (il faut très vite « changer en message d’amour ces paroles de haine »), l’européanophilie (cessons de pourfendre par hymne national interposé les ancêtres de « nos partenaires européens »), l’infantomanie idolâtre enfin (« scandale » de la petite fille chantant ces strophes terribles à l’ouverture d’Albertville).

Merde ! C’est toute la réalité contemporaine qu’il faut faire retravailler au hachoir électrique du reality show ! J’ai quelques idées qui auraient un peu plus de gueule que celles de la télé. J’imagine des reconstitutions fantastiques : la terrible et véridique histoire d’un vide juridique par exemple (on y verrait tomber 90 % de la vie contemporaine)…

Évidemment, rien n’est à prendre au sérieux dans tout cela, rien n’est objet de discussion ni de débat. Je n’en parle que pour cracher. Il ne faut jamais pamphlétiser oupolémiquer, il faut cracher. La question du pamphlet est d’ailleurs très mal posée, de nos jours. Les temps ayant changé (ainsi que les armes de l’ennemi), on devrait revoir les définitions. Pour commencer, il faudrait évoquer l’écriture pamphlétaire contemporaine comme une sorte de rejet de greffe. Il ne s’agit plus de dénoncer, d’attaquer, ni même sans doute d’analyser (si venimeusement que ce soit). Dans cette mission de métamorphose de l’être humain pièce par pièce que

se propose le Spectacle, celui-ci procède à la façon dont un chirurgien greffe un organe (puis tente d’empêcher son rejet par injection de doses massives de médicaments corticoïdes destinés à déprimer les réactions immunitaires du receveur). Je dis « greffe » par facilité, pour me faire mieux comprendre, mais c’est de transplantation d’organe, je sais bien, qu’il faudrait parler. Chaque innovation spectaculaire (et, par définition, il n’y a plus d’autres innovations) se déroule à la façon d’un transfert d’organe de donneur dans un organisme de receveur (ensuite, vascularisation rétablie par suture des artères et des veines, etc.).

Transplants médiatiques. Écrire en rejet de greffe (on rejette la greffe européenne, par exemple).

En vérité, en vérité, c’est moi qui vous le dis, de notre société il serait presque suffisant de rejeter TOUT et l’on serait déjà écrivain ! Ou au bord de l’être ! Ce siècle qui naît ouvre un champ nouveau et fantastique à la littérature, c’est-à-dire à l’exposition du Négatif sous toutes ses coutures, le Négatif effacé par tous, effacé de partout, effacé avec acharnement.

Les choses sont si claires ! Il y a d’un côté le monde, c’est-à-dire la Culture, qui est le Bien dans ses habits neufs, et de l’autre côté moi, et c’est la guerre à mort.

Et ainsi de suite. À développer. Développer aussi :

1° Les femmes n’écrivent pas de pamphlets. Jamais. Pourquoi, etc.
2° La grande vague pamphlétaire constante, en revanche, de la Bible hébraïque.[/access]

*Photo : COLLECTION YLI/SIPA. 00552452_000007.

Guy Debord : « Un mètre soixante-dix, soixante ans d’arrosage »

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Guy Debord Lacroix

C’est un petit livre singulier, à la fois drôle et tragique. Une manière d’Ovni. Avec Haute époque, Jean-Yves Lacroix,  (né en 1968 près de Grenoble, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, libraire de livres anciens et traducteur des oeuvres d’Herman Melville et de William Blake) a la curieuse idée de dresser un portrait en creux de Guy Debord. Un essai? Une biographie? Que non! Un roman, un vrai. Equipé de personnages, d’une construction subtile, d’une intrigue et d’atmosphères.

Lacroix nous conte l’histoire d’un libraire qui, après une conduite en état d’ivresse, se retrouve embastillé en compagnie de Guy Debord. La scène se passe le 1er décembre 1994, dans une cellule du commissariat du boulevard Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris. Le narrateur ne comprend pas ce qu’il fait là d’autant plus que les biographes de l’inoubliable situationniste situent son décès la veille, le 30 novembre, vers 17h30.

S’ensuit un court portrait qui donne toute la dimension du talent d’écriture de l’écrivain Jean-Yves Lacroix : « Je dégrisais seul depuis deux heures en répétant le serment de revendre mon véhicule sitôt ma liberté recouvrée, quand la porte s’est ouverte sur un hurluberlu curieusement attifé. J’ai su plus tard que Guy Debord se targuait d’une ressemblance physique avec l’acteur Philippe Noiret, mais cette nuit-là, c’est à Coluche que j’ai pensé. Dans un rôle d’empereur romain marqué par la mélancolie, le soir du sac de la Ville, avec sa toge de lin blanc en tristesse et, par endroits, copieusement souillée de sang. L’oeil vitreux qu’on voit aux poulpes sur les mauvais étals, le visage d’un gamin rondouillard, et sur le cou, sur les parties du torse qui s’offraient nues au regard, couvrant l’intégralité des bras et, plus bas, des jambes, la pilosité d’un marcassin. Un mètre soixante-dix, soixante ans d’arrosage. »

Il n’en faut pas plus pour que le narrateur-libraire se retrouve obsédé par l’écrivain.  Il se lance dans une longue enquête qui va aussi changer sa vie. En traquant Debord, n’est-ce pas le secret de sa propre existence qu’il cherche à percer? Au cours de ses pérégrinations, le libraire rencontre de drôles de personnes. Des adorateurs, des détracteurs; des lucides opprimés; des quasi-fous. Félipe, lui, déteste notre Guy. «Il le jugeait arrogant, donneur de leçons, un authentique fumier. Chaque fois que je le lui parlais de mes découvertes, il balayait le tout d’un geste large. »

C’est avec le même Felipe que le narrateur a commencé à boire.  Felipe en parle bien de l’ivresse. Trop bien peut-être; ça fait un peu peur tellement c’est juste et  précis. La lecture pourrait même en être déconseillée aux abstinents, tant ces quelques mots pourraient les inciter à replonger. La scène se passe dans un bistrot de la rue Gay-Lussac, à l’angle des Ursulines. « J’étais à jeun, nous avons commandé une pression, puis une autre, à la troisième, dans le ventre, la poitrine, derrière la nuque et les oreilles, d’un coup quelque chose est venu, s’est attardé. Pour la première fois de ma vie j’ai atteint un état de calme sensationnel, une respiration qui m’a fait dire : Dans ce soupir, je suis chez moi. »

Plus que la traque même, c’est son métier de libraire qui lui donne l’occasion de faire d’étonnantes rencontres, comme celle de la veuve d’un dadaïste allemand, effectuée à Limoges, en mars 1995 – soit quelques mois après le mystérieux échange dans la cellule de dégrisement avec Debord. Car depuis qu’il a rencontré l’internationaliste dipsomane, les affaires du commerçant en vieux livres n’ont cessé de prospérer. Il monte donc à bord d’un train Corail, se rend à deux pas de la cathédrale où réside la dame, dans une HLM perdue dans la brume. Une rencontre qui vaut encore son pesant de littérature. On se croirait chez Simenon ou Calet. Lacroix a du savoir-faire; il détient un véritable talent : »Grelottant dans le froid humide, les bras croisés sur son tablier miteux, elle m’attendait sur le seuil. Toute menue, chaussée de pantoufles trouées, on aurait dit une souris de réforme. Dans le séjour où elle m’a invité à pénétrer, rien de témoignait que le vent de l’esprit avait un jour soufflé. Pas le moindre bibelot, pas de tableau pour accrocher le regard, pas le dos d’un livre, mais de solides armoires en bois de chêne, fermées à double tour, et des meubles à tiroirs. »

Elle s’appelle Marthe; il la surnomme Dame Marthe. Elle avait connu le dadaïste dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait seize ans; il en avait cinquante quatre. Elle avait posé nue pour lui. « J’avais la fibre artistique, que voulez-vous?« , lâche-t-elle au libraire qui regarde les photographies qu’elle lui tend, jette un coup d’œil sur les documents anciens, et lit des dizaines de lettres. Parmi la liste des correspondants, il trouve le nom de Guy Debord. Ca ne l’étonne pas. Et ça ne fait qu’attiser son besoin d’en savoir plus sur celui qui ressemblait bien plus à Coluche qu’à Philippe Noiret.

La fin du livre – qu’il ne faut en rien dévoiler – relève à la fois de l’horreur, du grotesque, de l’absurde. De la mélancolie altière. Elle démontre – mais était-ce bien nécessaire? – que Guy Debord, tout agaçant qu’il fût, était un grand.

 Haute époque, Jean-Yves Lacroix, Albin Michel, 2013.                                           

L’Art Déco au Trocadéro

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art deco architecture

Paradoxe français : les collectionneurs s’arrachent les objets « Art Déco » alors que les institutionnels boudent ce style jugé trop sulfureux. Les années 1920/1940 sont à manier avec précaution dans notre pays prompt à s’enflammer au moindre fait-divers. Comme on le chuchote parfois dans les couloirs des Ministères, « la prudence est mère de sureté » et on rajoute « des longues carrières ». Quand l’amalgame historique et le conformisme intellectuel guident la politique culturelle, c’est le public qui trinque et qui se farcit, toute l’année, des expos exténuantes. Gabegie publique et attrape-gogos, on connait la chanson.

La Cité de l’architecture & du patrimoine située place du Trocadéro, relève enfin le niveau. Elle a bénéficié du concours de la ville de Boulogne-Billancourt et son admirable Musée des Années 30 (à voir absolument) ainsi que de la Cité de la céramique (Sèvres). L’exposition intitulée « 1925. Quand l’Art Déco séduit le monde »jusqu’au 17 février 2014 est d’une actualité brûlante. Car, en ce moment, la France ne séduit pas grand monde. Paris n’est plus une fête. Nos industriels se font la malle. Nos produits sont à la traîne face à la concurrence allemande. Le « Made in France » peine à décoller. Un pull marine suffira-t-il à ne pas toucher le fond de la piscine ?

Pour vous remonter le moral, allez faire un tour au Trocadéro ! Vous verrez que, durant l’Entre-deux-guerres, ça phosphorait dans l’hexagone. Le monde avait les yeux braqués sur notre village d’irréductibles gaulois. Il faut dire que nous étions sacrément attractifs, on swinguait à Montparnasse, des garçonnes prenaient des drinks au Bar Américain de la Coupole, notre future patriote, Joséphine Baker, se trémoussait et Simenon écrivait déjà au kilomètre lancé. Dans les airs, Hélène Boucher battait des records de vitesse et sur terre, assurait la promotion de la Renault Vivasport 6 cylindres. Sur la pelouse de Wimbledon, Suzanne Lenglen alignait les victoires. Mythe ou réalité ? La femme française habillée par Paul Poiret, Jean Patou ou Coco Chanel faisait, paraît-il, grimper notre Balance Commerciale. L’Art Déco est né dans cette effervescence-là après la Terreur des tranchées.

Avec l’attrait pour la vitesse, les matières nobles, les lignes géométriques, le design industriel, la symétrie parfaite, l’Art Déco s’est nourri d’un monde en bascule, entre excès de confiance et classicisme bon teint. Le terme même d’Art Déco n’a été utilisé qu’à partir des années 60, ilfait référence à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes qui s’est tenue d’avril à octobre 1925 à Paris. La Cité de l’architecture a très bien recréé l’atmosphère délirante de gigantisme et d’audace de cette année-là. Sous l’égide du Ministère du Commerce et de l’Industrie, cette immense foire sur 23 hectares devait assurer le rayonnement de la France.

Elle y parvint. Nos plus grands artistes avaient été mis à contribution. Il suffit de revoir les photographies de la fontaine lumineuse créée par René Lalique, du pavillon Primavera des architectes Henri Sauvage et Georges Wybo ou du salon de l’hôtel du Collectionneur de Jacques-Emile Ruhlmann pour constater qu’on avait de l’ambition à moment-là de notre histoire. L’exposition revient donc en détail sur cet élan créatif qui a diffusé l’Art Déco partout dans le monde, de la résidence du prince Asaka à Tokyo (1933) à l’Ambassade de France de Belgrade (1929-1935). À ne pas rater, toute la scénographie (maquettes, film documentaire, etc…) particulièrement réussie autour du paquebot Le Normandie mis en service en 1935. Le Transatlantique qui reliait Le Havre à New-York via Southampton a œuvré,lui aussi,pour la propagation de ce style (mobilier, luminaires, etc.). L’expression luxe à la française prend ici tout son sens. Découvrez également comment l’Art Déco est toujours aussi présent dans l’architecture de nos villes françaises(immeubles d’habitation, gares,postes, bourses du travail, théâtres, piscines, etc…). Alors, impossible n’est pas français ?

Exposition « 1925. Quand l’Art Déco séduit le monde » – du 16 octobre 2013 au 17 février 2014 – Cité de l’architecture & du patrimoine – 1, place du Trocadéro – 75 116 PARIS[1. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h.].

À lire : Hors-Série Connaissance des Arts – 1925 Quand l’Art Déco séduit le monde.

1925, quand l’art déco séduit le monde? Ouvrage collectif sous la direction d’Émmanuel Bréon et Phillippe Rivoirard, co-édition Norma / Cité de l’architecture & du patrimoine, 2013.

Espagne : Le juancarlisme est mort, vive la monarchie !

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juan carlos espagne

La Couronne espagnole va mal. Elle peine à se remettre de la défiance inspirée par les détournements de fonds dont est accusé le gendre du roi. La rue en est le meilleur révélateur. Dans les manifestations qui se succèdent pour contester une politique d’austérité destructrice, la gauche de la gauche agite fièrement le drapeau de la Seconde République, comme une revanche.

Pourtant,  sur les 12 617 motions déposées à la Conférence politique du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), 53 seulement réclament l’abolition de la monarchie. Quand ils se réunissent pour fixer leurs grandes orientations de la prochaine décennie, les socialistes espagnols soulèvent des problèmes économiques et sociaux, sans contester le régime monarchiste.

De l’autre côté de l’échiquier politique, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de la reine, le Parti Populaire (PP) a réaffirmé sa loyauté « au roi de tous les Espagnols ». La monarchie constitutionnelle fait-elle donc consensus ?

En pleine crise économique, les Espagnols ont d’autres chats à fouetter. Sur le terrain institutionnel, la grande question d’actualité est la possible indépendance de la Catalogne. En jeu, l’éclatement ou la refonte du pacte liant Barcelone et Madrid.  Prise dans ce petit jeu, l’institution royale fait preuve d’une formidable capacité d’adaptation. Comme dans tous les pays européens où elle existe encore, la Couronne reste ainsi un ferment d’unité nationale face aux velléités d’indépendances.

Juste après la mort du dictateur Franco, les premières manifestations publiques de masse en faveur de la monarchie avaient précisément eu lieu en Catalogne. Au cours d’un discours historique prononcé en catalan,  le nouveau roi Juan Carlos s’était alors engagé à accepter les autonomies des régions. Près de quarante ans plus tard, l’attachement des autonomistes à la couronne n’a pas faibli. À voir la neutralité politique du monarque constitutionnel,  on peut se demander ce que ferait l’Espagne avec un Aznar – qu’on dit de retour – ou un Zapatero comme président d’une République centralisée.

Signe qui ne trompe pas, l’historiographie espagnole traite aujourd’hui abondamment du rôle de la monarchie dans l’évolution du pays vers la démocratie[1. Une réflexion récemment couronnée par le prix du livre d’histoire  qui fut décerné à Isabel Burdiel pour son essai Isabel II, una biografía (1830-1904). Taurus, 2010 (ouvrage non traduit.].  Jusqu’en Suède, des universitaires planchent sur le fonctionnement dyarchique de la monarchie espagnole, appuyée sur ses deux pieds que sont « l’opinion publique et le Parlement »[2. Cecilia Åse, Monarkins makt. Nationell gemenskap i svensk demokrati. (The Power of Monarchy). Université de Stockholm, 2009 (Le pouvoir de la monarchie, ouvrage non traduit).].

Aujourd’hui, on ne voit plus dans la restauration monarchique de 1975 le seul caprice de Franco. Nous autres Français avons tendance à oublier que la monarchie espagnole n’est qu’une forme de pouvoir consacrée par l’article premier de la Constitution, lequel fait du peuple le seul souverain. Alors que Juan Carlos essuie scandale sur scandale, l’une des jambes du régime – la popularité – semble bien boiteuse. Mais la démocratie ibérique reste bien vivace. Bref, les Espagnols ont peu-être cessé d’être Juan Carlistes, mais  ils sont devenus monarchistes !

*Photo : Moises Castillo/AP/SIPA. AP21471909_000001.

Gorge profonde chez les Ch’tis

kechiche von trier cinema

Georges Bataille écrivait : « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusqu’à la mort ». L’érotisme travaille en effet sur la suggestion, les limites, la transgression. Il repose sur l’art et ne renonce pas à penser la condition humaine. C’est que l’eros est indissociable de l’imaginaire personnel. L’érotisme s’oppose en cela à la pornographie qui en reste aux signifiants, c’est-à-dire à la représentation mécanique de relations sexuelles, sans transmission de signifiés, car l’on n’y trouve ni sens ni réflexion. Force est de constater que la multiplication des images pornographiques via internet nourrit la surenchère au sein du cinéma d’auteur. L’obscène sans préoccupation artistique devient indispensable au « buzz » pour occuper la place médiatique.

Dans le tome II de ses Œuvres complètes, Bataille indique que l’érotisme serait intrinsèque à une « logique de l’interdit » fondée sur une « abjection » qui manifesterait « l’incapacité d’assumer avec une force suffisante l’acte impératif d’exclusion » de la sexualité. Or, la visibilité à outrance de la pornographie déclenche une débauche d’originalités pseudo-nouvelles pour s’attirer des spectateurs de plus en plus blasés. Le cinéma français s’engouffre dans cette brèche. La démocratisation de la pornographie marque la fin du caractère inédit des scènes crues. Dorénavant, les scènes érotiques qui jouaient des fondus enchaînés, des regards du spectateur grand public grâce à l’allusion, deviennent absolument transparentes.

Cette transparence partagée s’attaque à un public plus large. Pour faire scandale et ainsi augmenter le nombre d’entrées du film, faut-il faire dans le pornographique ? L’insertion croissante de scènes de ce type dans le cinéma d’auteur va dans ce sens. En somme, la sublimation cinématographique du sexe par l’érotisme succombe sous la surenchère qui, au nom du neuf, privilégie moins le scénario que les scènes chocs censées pimenter le film. Encombrés par les images, nos yeux de modernes y deviennent insensibles. Réitérée jusqu’au dégoût, la transgression n’en est plus une. Rien d’étonnant à ce que le nouveau cinéma français se signale par l’absence d’histoires construites et intéressantes au profit de variations sur la sexualité qui insensibilise les spectateurs peu à peu.

C’est que la pudeur qui participe aussi de l’érotisation au cinéma ne fait plus recette. Les mises en scènes raffinées s’estompent au profit de la crudité et de la simplicité charnelle. La puritaine Amérique a ainsi récemment interdit aux moins de seize ans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche jugeant certaines scènes pornographiques. L’exhibition de la chair pendant de longues minutes, durant lesquelles la gêne s’installe, limite l’empathie envers les personnages. Une froide indifférence naît au fil d’interminables minutes. Le propre de la pornographie est de faire dans l’excès et de multiplier à l’infini les positions des corps. Elle est un genre bien spécifique. Force est de constater qu’à présent elle innerve de plus en plus un cinéma d’auteur qui ne semble plus rien avoir à dire. C’est que la frontière ténue entre érotisme et pornographie s’estompe peu à peu. La mise en scène d’une sexualité sans tabou déjoue paradoxalement la jouissance procurée par la transgression.

Dès lors, l’absence d’idée se manifeste par les conversations vaines et interminables entre les personnages ou par le sexe cru sans apprêt. On risque l’overdose. Lars von Trier est le cinéaste qui semble s’en être fait une spécialité dans ses dernières créations. Antéchrist a été récompensé au festival de Cannes de 2009 avec le prix d’interprétation féminin de Charlotte Gainsbourg. Histoire charnelle d’un couple qui se déchire après la mort de leur enfant, ce film avait suscité la polémique pour ses scènes mêlant sexe et sadisme. La dislocation du couple y est mimée par la dislocation des corps. Les orgasmes s’enchaînent.

On se trouve déjà au-delà de l’adaptation controversée de Pasolini des Cent-vingt Journées de Sodome de Sade. En effet, Salô se veut l’allégorie extrêmement dérangeante d’une bourgeoisie italienne fasciste qui s’approprie les âmes et les corps d’enfants ou de jeunes paysans pour sa jouissance. Sa logique déshumanisée signifie la banalité du Mal. La pulsion d’emprise et la volonté de puissance se mêlent. L’esclavage sexuel fait pendant à une lutte immémoriale entre les classes et à une consommation de corps dont on nie l’humanité. Le message politique et esthétique d’un Pasolini tranche avec le néant des productions cinématographiques actuelles. Pour ces dernières, il faut choquer pour choquer. En définitive, le prochain film de Lars von Trier, Nymphomaniac, en salles le 1er janvier 2014, annonce déjà la couleur. Les affiches des acteurs figés en plein orgasme se veulent une ode au plaisir libéré. Ce film retracera la vie d’une nymphomane incarnée par Charlotte Gainsbourg. Sera-ce un remake d’Emmanuelle ou d’Histoire d’O en plus « crue » pour encore davantage de libération des corps ? Mais l’on peut se demander si l’exhibition à outrance de la chair n’aurait pas l’effet inverse.

Paradoxalement, notre époque est plus puritaine que l’immédiat post-soixante-huit car la célébration et l’exhibition du sexe partout et tout le temps tue l’eros. Les ruses du regard disparaissent de la sphère cinématographique pour éclairer la chair de manière fade. Pourtant, savamment, Lars von Trier distille des extraits « chastes » de son prochain film. Le dernier en date colore des ébats d’un air de Bach. Voilà la caution artistique et « cul-turelle » du film : la présence de l’orgue signale déjà la régurgitation ou le recyclage de scènes et d’images attendues pour faire « érotique » et non pornographique. Ce n’est plus le libertinage d’esprit et littéraire des XVIIème et XVIIIème siècles, mais la mise en scène de la pulsion pure. Cette forme ancienne d’idéalisation de la chair ne semble plus avoir sa place dans le cinéma d’auteur.

En 2013, on incite le spectateur à devenir un voyeur cynique. Après la frénésie sadienne en littérature aux environs des années quatre-vingt autour d’Annie Le Brun, Jean-Jacques Pauvert ou encore Michel Delon, le septième art se répand en scènes de débauches et non plus en scènes érotiques. Pour ce faire, il n’est nul besoin de fil narratif, c’est une myriade d’images se proclamant choquantes, censées s’inscrire longtemps sur la rétine du spectateur. Les positions infinies des corps ne peuvent effacer la froideur désespérante qui en résulte. L’émotion véritable est remplacée par une émotion sur commande. Les mêmes scènes se succèdent comme des topoï que l’on ne prend plus la peine de réinventer. Dans une société qui oublie l’idéal et la sublimation, qui efface ses repères, comment s’étonner que le sens de la beauté et de l’émotion se perde ?

*Photo : La Vie d’Adèle.

Mafialeaks, l’anti-mafia pour les nuls

Les Scarface, Don Corleone et autres parrains du Milieu n’ont qu’à bien se tenir. Après Wikileaks, Vatileaks, voici Mafialeaks, un nouveau venu dans l’ère de la transparence absolue. Créé par un groupe d’informaticiens italiens et actif depuis ce mardi 5 novembre, ce nouveau bébé du grand Big Brother virtuel est, semble-t-il, né pour la bonne cause.

Destiné à briser la loi de l’omerta, Mafialeaks est le nouvel instrument anti-mafia mis à la disposition de la démocratie participative et responsable pour délier les langues craintives des victimes de la Mafia, depuis les anciens mafieux reconvertis désirant blanchir leur âmes jusqu’aux honnêtes témoins. En conservant l’anonymat de ceux qui envoient les informations, de ceux qui les reçoivent et les traitent (magistrats, journalistes, forces de l’ordre) comme celui des informaticiens à l’initiative du projet, Mafialeaks permet de dénoncer trafics de drogue, extorsions de fonds, contrôle du marché des machines à sous, infiltrations dans les services administratifs ou pressions pour obtenir des avantages sociaux. Va bene !

Mais cette Bocca della verità virtuelle peine à convaincre les vrais geeks, légèrement complotistes sur les bords, persuadés qu’il est toujours possible de remonter à la source grâce à l’adresse IP et à la carte réseau de l’ordinateur. À moins d’utiliser un PC tombé du camion, de se connecter à une borne Macdo, vêtu d’un trench noir, ganté et chapeauté puis de balancer à la va-vite son témoignage en fuyant les caméras de surveillance, l’anonymat n’est jamais garanti. Méfiance donc. L’armure risque de se changer en piège. Au-delà de la faillibilité du système informatique, Mafialeaks n’est pas à l’abri ni de l’infiltration orchestrée par le filandreux réseau, ni de la corruption de certains citoyens qui s’imagineront un passé de victime pour régler leur comptes personnels.

Triste défouloir que cette délation sécurisée pourrait provoquer. Pas de quoi affoler les mafieux qui ont fait de la réplique culte du Parrain leur maxime morale : « S’il est une chose certaine sur terre, une chose que l’histoire nous a apprise, c’est qu’on peut tuer n’importe qui. »

Vrai sexe, faux-cul !

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sexbox channel4 voyeurisme

Horrifiés par l’omniprésence de la pornographie chez les jeunes, touchés par la désorientation des parents, soucieux de promouvoir publiquement une représentation non faussée de l’amour, les programmateurs de la chaîne de télévision anglaise Channel 4 ont décidé de filmer des gens normaux en train de faire l’amour normalement. Comme les gens normaux se cachent pour faire l’amour, on les filmera de l’extérieur, sans rien voir. D’où le titre : « Sex Box ». C’est une idée simple, mais la simplicité est une idée très importante chez les gens normaux, tout comme la tolérance ou le respect de l’autre. Les ennemis de la pornographie devraient trouver dans ce mélange un certain réconfort moral. Quant aux pervers, j’imagine qu’ils demandent à voir.[access capability= »lire_inedits »] Comme l’émission n’est pas diffusée en France, je me contenterai de résumer, à leur intention, les principales caractéristiques de la sexualité en question.

La première chose qu’il faut savoir, c’est que les gens normaux arrivent toujours par deux, et qu’ils se tiennent la main. Comme il est toujours très difficile de déterminer ce qu’ils font là, sur un plateau, leur simple présence nous procure une impression étrange, presque métaphysique. On se souvient de la question liminaire de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », question que les programmes télé nous obligent à renverser ainsi : « Pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? » C’est une question difficile à trancher, et, du fait de leur inconsistance, les gens normaux ne nous aident aucunement à la résoudre. Seule certitude, et déclinée sur tous les tons : les gens normaux refusent d’être pris pour des gens bizarres.

C’est ce qui explique l’extraordinaire variété des candidats, du jeune naïf au chef d’entreprise, du couple de Blancs au couple de Noirs, même s’il paraît logique que le plus attaché à cette idée de norme soit justement le couple de culs-de- jatte venu s’offrir un bon moment dans la boîte hermétique.

Enfin, logique. N’exagérons rien. Une personne normale n’irait jamais faire l’amour sur un plateau, et c’est avec un sentiment de malaise, plus que d’empathie, que nous suivons leurs tortueux raisonnements au moment de justifier leur volonté de participer au programme.

Mais tout s’enchaîne. Un adieu au seuil de la Box, une pause pour la pub, et voici que l’émission atteint son climax : l’interview post coïtum du couple normal.

Car l’idée capitale de l’émission est que, si l’on interroge un couple d’adultes au sortir du lit, leur témoignage sera à la fois vivant et véridique. Les partenaires seront donc prêts à affronter les questions du plateau d’une façon courageuse et réaliste, ce qui ne manquera pas d’avoir un effet positif sur la jeunesse et, partant, sur la société dans son ensemble. C’est ce que les programmateurs appellent, tout fiérots, « a grown-up conversation ».

Et que pensent nos invités au sortir du lit ? Mais rien, bien entendu. De même que cette campagne contre la pornographie reproduit l’exhibitionnisme qu’elle prétend critiquer, cette expérience en laboratoire reproduit le vide intersidéral auquel nous étions censés échapper. Or, le discours des candidats n’est pas moins creux et socialement formaté après l’acte qu’avant. Reste la quête pathétique d’une norme introuvable, aussi fragile que l’humanisme gentillet qui lui sert d’alibi.[/access]

*Photo : Sex Box, Channel 4.

Tristan Garcia, le constructeur

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tristan garcia faber

tristan garcia faber

Faber, le destructeur livre une description réaliste et glacée des métamorphoses de la société et des âmes françaises au cours des deux dernières décennies. Tristan Garcia en réalise hélas un portrait fidèle – et par là même très éprouvant. Si ses vertus proprement stylistiques sont moins affirmées, la virtuosité de son art narratif et architectural surprend beaucoup. A trente-deux à peine, il atteint une pleine maturité esthétique. Faber est une œuvre dense, dépouillée de tout lyrisme et de toutes fioritures, qui nous donne à ronger l’os âpre de la réalité.

Dans le sang de Tristan Garcia, il y a beaucoup de solitude et de nuit. Alors, un souffle passe, nous entendons des voix. Elles susurrent, elles nous appellent. Faber est un ruban de Mœbius à trois faces. Trois amis se sont connus à l’école primaire. Le roman trace son sillage entre les trois îles de leur existence : leur enfance, leur jeunesse et leur âge adulte.

Le roman se tisse dans l’entrelacement de ces trois voix dissymétriques, singulières, chacune porteuse d’une vérité ambigüe et partielle. Trois voix aimantées par un trou noir : l’inépuisable mystère de la personne de Mehdi Faber. Mystère si abyssal que Tristan Garcia se plaît à lui donner par instants un tour presque comique.

Comme tout le monde à Mornay, ville imaginaire, Madeleine et Basile vivaient dans le néant des périphéries du capitalisme démocratique. Morts-nés à Mornay, comme tout le monde. Et puis Faber vint. Et ils éprouvèrent cet étrange sentiment d’être en vie, de naître enfin. Cet orphelin avare en confidences, mais à la culture et au savoir inépuisable, les fascina par son courage, sa souveraineté et sa beauté. Un peu plus tard, Faber les initie aussi aux joies de l’anarchie, de la négativité révolutionnaire. Et puis les choses tournent très mal. Après quoi, durant dix ans, Basile et Madeleine perdent sa trace. Et rentrent gentiment au bercail de l’âge adulte.

Durant ces dix ans, ils tentent – avec un succès mitigé –  d’oublier Faber, de cesser de l’aimer et de le haïr comme le point le plus incandescent de leur existence. Le roman s’ouvre sur les retrouvailles avec Faber. Le demi-dieu de leur jeunesse est devenu une loque misérable, au corps délabré. Il n’a visiblement pas suivi les conseils avisés du vieux Deleuze invitant à se détourner coûte que coûte du devenir-loque.

Faber est le diable, le diable incarné dans une personne humaine. Réellement le diable. L’esprit d’auto-anéantissement et de destruction. La fissure d’irrationnel qui lézarde le tableau froid et réaliste de la société française. Qui doit mettre en déroute, peut-être, les docteurs de l’intelligence sociologique.

Le roman, dans son épaisseur, autorise de multiples lectures de l’émergence de cet élément diabolique. Le crime n’est peut-être le fait que de Madeleine et Basile. L’horreur et la difformité diaboliques ne naissent peut-être que de leur admiration démesurée, de leur idolâtrie, de leur ardent désir de croire qu’il y en aurait un qui échapperait à la finitude humaine.

Ce n’est pas sans raisons que j’ai évoqué un ruban de Mœbius à trois faces. La narration est tissée par trois voix distinctes : et cependant, ces trois voix n’en forment peut-être qu’une seule. Dans ce cas, c’est le trio entier, parodie grimaçante de la trinité, qui est le lieu véritable du diabolique. Leur union est si fusionnelle que la singularité de chacun est abrasée. Les trois personnages atteignent dans leur être un point de fission qui métamorphose l’amour en haine pure.

La figure diabolique s’éclaire aussi par une autre hypothèse, venant compléter les précédentes : Faber n’est pas le diable mais le devient, en refusant la finitude, l’incarnation, son inscription dans le temps. Le diable nomme alors son refus forcené de l’âge adulte, de se séparer de son enfance, métamorphosée ainsi en bête féroce. Son enfance transformée en haine ardente et tentant désespérément de brûler, d’insensibiliser son corps adulte, espérant effacer à même ce corps la mémoire de son existence réelle. Cette perte de mémoire « diabolique », cette flambée de déni autodestructeur est l’une des plus grandes découvertes du roman.

L’enfer de Faber peut enfin s’entendre comme un écho de sa terreur devant la sexualité – qui affleure seulement entre les lignes – et singulièrement de l’effroi que lui inspire le sens du toucher, le fait d’être touché – tactilement et dans son âme – par un autre, par un être irréductiblement tiers. Peut-être n’est-ce rien d’autre que l’émoi trop intime qui prend pour Faber figure de diable.

Mais revenons un instant à la texture réaliste de Faber. Le réalisme de Tristan Garcia, qui représente un important effort romanesque, peine cependant à transmuer la laideur et le monstrueux des paysages concrets du présent en beauté habitable – comme l’hilarant et génial Olivier Cadiot en accomplit le miracle dans Retour définitif et durable de l’être aimé. Le réel ayant ces derniers temps une gueule d’asphyxie, on peut regretter aussi que Garcia n’ouvre pas de temps à autre, comme un Maulin, des brèches vers un ailleurs respirable.

Garcia et Cadiot convergent cependant sur un point décisif, qui réjouira tous ceux qui apprécient la sortie du nihilisme et l’alpinisme : la constitution d’une ligne de crête échappant simultanément à la bêtise moderne, post-moderne et réactionnaire. Il n’y a plus lieu de jouer ces trois bêtises les unes contre les autres, ni de séjourner en elles éternellement – fût-ce pour les combattre. Nous savons qu’elles sont simplement trois manières différentes de disposer son corps adoptées par le langage au moment où il s’apprête à mourir. Et, comme nous, il a mieux à faire que mourir, le langage. Il faisait seulement semblant d’aller si mal.

Il ne me reste plus qu’à vous révéler la fin de Faber : elle est d’une virtuosité résolument scandaleuse. Je n’ai jamais lu fin de roman plus tortueuse et plus étrange. L’humour, peu présent avant, surgit alors avec force. Garcia n’hésite pas à y violer les règles déontologiques de l’art du roman dans des proportions qui font proprement frémir. C’est une fin qui n’en finit plus de ne pas finir. Attention, quand même.

 

Tristan Garcia, Faber le destructeur, Gallimard, 2013.

 

*Photo : POL EMILE/SIPA. 00567155_000041.

Dans le sillage de Jonas Mekas et de Michel Polac… mes «haïkus visuels»

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Alexandre Astruc rêvait dans les années cinquante d’une caméra-stylo. J’avais alors une quinzaine d’années et je tournais des courts-métrages en 16 millimètres avec une vieille caméra pourrie que m’avait léguée mon oncle. Je disposais même d’une table de montage. Et je me disais qu’être un jour metteur en scène, si possible à Hollywood, ne serait pas si mal. L’idée de filmer tout ce qui bouge comme Jonas Mekas dans les rues de New-York, et même de livrer des instants forts de ma vie, me tenaillait.

Finalement, après avoir passé des années à faire de la critique de cinéma à Lausanne, je suis parti pour Paris où une autre vie, une vie d’écrivain et d’éditeur, m’attendait. Et voici qu’aujourd’hui une caméra-stylo est à ma disposition. Mon ami Michel Polac qui lui aussi a tout tenté, m’en avait vanté les mérites. J’avais aimé la manière simple et sincère dont jour après jour il avait filmé l’agonie de sa mère. Mais les mères ne meurent qu’une fois et j’ai donc décidé de tenir mes carnets personnels sur vidéo, de réaliser des haïkus visuels et, surtout, de ne pas laisser passer un jour sans avoir capté la mort au travail. C’est parfois d’un goût douteux et d’une insigne maladresse, mais je m’y retrouve. L’exercice est périlleux, mais il a au moins le mérite d’être bref. Un mot encore : si les mélodies qui accompagnent les images sont souvent des Schlager, ce n’est pas uniquement pour une question de droits. Ma mère était viennoise et il m’en est sans doute resté quelque chose. Et puis, comme dit Louis Skorecki, les violons ont toujours raison…

Touche pas à ma pute !

Une leçon de cruauté : Topor et votre serviteur

Le plus beau des mariages

Louise Brooks : « Ma vie ne fut rien. »

Je m’en vais parce que je m’ennuie

Lou Reed : Lunettes noires pour nuisances

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lou reed velvet

lou reed velvet

Lou Reed était le cauchemar des journalistes, comme la vérité. Lou Reed était le chanteur, le leader et le principal compositeur du Velvet Underground, groupe sauvé du marc de Cafés Bizarres new-yorkais par Andy Warhol en 1965. Il était aussi l’auteur du tube « Walk On The Wild Side », son seul vrai hit, qui réussit l’exploit d’atteindre le Top 10 britannique en 1973. À part ça, Lou Reed a publié une somme poétique des mœurs transgressives et marginales en milieu urbain : son œuvre discographique en vingt volumes studio, sa comédie humaine à lui. La dope, la violence conjugale, le sadomasochisme, les partouzes dans les backrooms, le suicide et l’inceste – entre autres – ont nourri les trames pittoresques (et souvent autobiographiques) de ses chansons pendant les années 70. « J’ai donné là-dedans pendant un bon bout de temps parce que ça me faisait marrer […] je me disais : eh merde, si vous trouvez ça choquant, je vais en rajouter encore un peu plus dans le genre « petit théâtre de rue » », expliquait-il la décennie suivante, en phase de sevrage. Mais Lou Reed ne s’est pas vraiment assagi par la suite, son esprit plaisantin l’a toujours rattrapé, comme en témoignent la présence du très explicite « Sex With Your Parents (Motherfucker part.II) » sur l’album Set The Twilight Reeling en 1996 et la tournée d’improvisation Metal Machine Trio en 2010, revisitant sur scène le bruitiste, infernal et inécoutable Metal Machine Music (sorti en 1975 pour se venger de la pression commerciale exercée par sa maison de disques). Le bruit primal en ultime bras d’honneur aux convenances, à soixante-dix balais. On n’apprend pas au vieux Lou à faire des grimaces.

Il faut dire que le parcours chaotique de l’animal – issu pourtant d’un milieu aisé – a de quoi en remontrer aux plus coriaces, entre séjours en hôpital psychiatrique et séances d’électrochocs administrées sur la demande de ses parents (il n’est encore qu’un adolescent) pour le guérir de sa bisexualité : autant de réjouissances pour faire de lui le parfait asocial, incapable de tenir plus d’une journée dans les petits boulots qu’il obtient. Fort d’une licence en lettres, son premier vrai job consiste à écrire des titres sur commande pour une compagnie de disques bon marché qui finissent rapidement dans les bacs à soldes. Son premier fait d’armes musical, le single « The Ostrich » enregistré avec le faux groupe The Primitives, lui offre l’occasion en 1964 de rencontrer son alter ego John Cale. Tout l’esprit du Lou Reed pré-punk et pré-glam rocker se découvre dans cette danse de l’autruche : « Posez la tête par terre et laissez quelqu’un marcher dessus ». Les deux musiciens deviennent inséparables et montent le Velvet Underground, dont le son brut et cru séduit Andy Warhol. Le pape du pop art prend le groupe sous son aile pour servir sa cause : celle des performances mêlant musique, art et cinéma à des fins plus ou moins glamour : la Factory est née.

« Je suis un produit de la Factory » dira Lou Reed en 1978. La Factory était une usine d’un genre nouveau, à fabriquer de la mythologie, de l’avant-garde, de la poésie, de la déviance, de la décadence, pour la beauté du geste. Une usine rock’n’roll.

Warhol entreprend de souffler à Lou Reed la direction à prendre : la pop music ! Le Velvet Underground se substitue rapidement à la poudre de yagé de la « beat generation » mais Lou Reed lâche ses camarades (ou ce qu’il en reste) en 1970. Le chanteur quitte le Velvet, garde l’underground, poursuit sa mue en solo et pose les jalons d’une œuvre où la narration désinvolte prend une place centrale dans ces tranches de vies servies en vapeurs délétères à l’auditeur. De ses disques de blues blanc de griot urbain, la patine du temps retiendra surtout la beauté effusive.

Si « Walk On The Wild Side », sa chanson la plus célèbre (avec « Perfect Day », extraites toutes les deux de son mythique album Transformer) occulte malheureusement le reste d’une œuvre magistrale mais méconnue (à l’instar du sempiternel « Le Sud » pour Nino Ferrer, désespéré par l’inanité de sa production discographique dense mais ignorée), il est temps aujourd’hui de se pencher sur les autres joyaux studio et live de Lou (dont Animal Serenade, double album testamentaire enregistré en public en 2003, à la religiosité chamanique). En France, comme partout ailleurs, Lou Reed a suscité de très nombreuses vocations. Parmi les plus remarquables, citons Kat Onoma et CharlElie Couture.

Comme Bob Dylan, qu’il admirait tout en lui reprochant de ne pas être assez rock’n’roll, Lou Reed poursuivait son Never Ending Tour vaille que vaille ces dernières années. Une greffe du foie a interrompu le cycle des concerts au printemps dernier mais le chanteur promettait sur son site internet de revenir avec de nouvelles chansons prochainement.

Et trente-huit ans après Metal Machine Music, illustration métallique du fracas d’une vie cabossée, Lou Reed nous a encore surpris ce 27 octobre avec son cru 2013, tout aussi radical : le bruit blanc d’un silence de mort.

*Photo : SANNIER/SIPA.00668278_000001.

Rejet de greffe

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marseillaise albertville masstricht

marseillaise albertville masstricht

12 mars 1992 | Ça y est ! La soupière à la connerie a pété ! Toute la sauce est sur les murs !

Les vitres ont explosé, le quartier est sinistré, les sirènes hurlent, c’est la fin. Chaque jour, de nouvelles merdes affluent dans la bouilloire médias en ébullition. Comme elles arrivent de partout, je ne peux pas toutes les retenir, il faut bien que je sélectionne.

Les reality shows, tenez, voilà du nouveau ! Ultime espoir, semble-t-il, du spectacle agonisant ! Grouchy du Waterloo des abrutis ! Le vécu refait, arrangé, recréé. Toutes les détresses viennent s’y rééponger. La vieille loi du Marx se confirme d’une façon plus que tordue : l’histoire se déroule une première fois en tragédie et une seconde fois en reality show. La télé veut qu’il soit à jamais entendu : 1° qu’il n’est plus question que vous disparaissiez sans lui rendre des comptes ; 2° qu’il ne sera également plus toléré que vous restiez tout seul avec votre chagrin. Deux droits de l’homme essentiels, prendre congé et rester seul, sont donc abolis.[access capability= »lire_inedits »]

Je ne voudrais pas non plus oublier de parler un peu de cette « affaire » (il faudrait mettre tous les mots entre guillemets si l’on voulait vraiment être précis, c’est-à-dire insister, insister sans relâche sur le fait qu’il ne s’agit jamais de la réalité – mais j’y renonce, et d’ailleurs, est-ce qu’on peut accrocher des guillemets dans la merde ?) inventée de toutes pièces de la Marseillaise.

Affaire dont je ne cesse de me mordre les doigts de ne pas avoir pu me la mettre sous la dent lorsque j’écrivais Cordicopolis, tant elle en pousse jusqu’à la caricature les symptômes essentiels : la charité consensuelle (il faut très vite « changer en message d’amour ces paroles de haine »), l’européanophilie (cessons de pourfendre par hymne national interposé les ancêtres de « nos partenaires européens »), l’infantomanie idolâtre enfin (« scandale » de la petite fille chantant ces strophes terribles à l’ouverture d’Albertville).

Merde ! C’est toute la réalité contemporaine qu’il faut faire retravailler au hachoir électrique du reality show ! J’ai quelques idées qui auraient un peu plus de gueule que celles de la télé. J’imagine des reconstitutions fantastiques : la terrible et véridique histoire d’un vide juridique par exemple (on y verrait tomber 90 % de la vie contemporaine)…

Évidemment, rien n’est à prendre au sérieux dans tout cela, rien n’est objet de discussion ni de débat. Je n’en parle que pour cracher. Il ne faut jamais pamphlétiser oupolémiquer, il faut cracher. La question du pamphlet est d’ailleurs très mal posée, de nos jours. Les temps ayant changé (ainsi que les armes de l’ennemi), on devrait revoir les définitions. Pour commencer, il faudrait évoquer l’écriture pamphlétaire contemporaine comme une sorte de rejet de greffe. Il ne s’agit plus de dénoncer, d’attaquer, ni même sans doute d’analyser (si venimeusement que ce soit). Dans cette mission de métamorphose de l’être humain pièce par pièce que

se propose le Spectacle, celui-ci procède à la façon dont un chirurgien greffe un organe (puis tente d’empêcher son rejet par injection de doses massives de médicaments corticoïdes destinés à déprimer les réactions immunitaires du receveur). Je dis « greffe » par facilité, pour me faire mieux comprendre, mais c’est de transplantation d’organe, je sais bien, qu’il faudrait parler. Chaque innovation spectaculaire (et, par définition, il n’y a plus d’autres innovations) se déroule à la façon d’un transfert d’organe de donneur dans un organisme de receveur (ensuite, vascularisation rétablie par suture des artères et des veines, etc.).

Transplants médiatiques. Écrire en rejet de greffe (on rejette la greffe européenne, par exemple).

En vérité, en vérité, c’est moi qui vous le dis, de notre société il serait presque suffisant de rejeter TOUT et l’on serait déjà écrivain ! Ou au bord de l’être ! Ce siècle qui naît ouvre un champ nouveau et fantastique à la littérature, c’est-à-dire à l’exposition du Négatif sous toutes ses coutures, le Négatif effacé par tous, effacé de partout, effacé avec acharnement.

Les choses sont si claires ! Il y a d’un côté le monde, c’est-à-dire la Culture, qui est le Bien dans ses habits neufs, et de l’autre côté moi, et c’est la guerre à mort.

Et ainsi de suite. À développer. Développer aussi :

1° Les femmes n’écrivent pas de pamphlets. Jamais. Pourquoi, etc.
2° La grande vague pamphlétaire constante, en revanche, de la Bible hébraïque.[/access]

*Photo : COLLECTION YLI/SIPA. 00552452_000007.

Guy Debord : « Un mètre soixante-dix, soixante ans d’arrosage »

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Guy Debord Lacroix

Guy Debord Lacroix

C’est un petit livre singulier, à la fois drôle et tragique. Une manière d’Ovni. Avec Haute époque, Jean-Yves Lacroix,  (né en 1968 près de Grenoble, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, libraire de livres anciens et traducteur des oeuvres d’Herman Melville et de William Blake) a la curieuse idée de dresser un portrait en creux de Guy Debord. Un essai? Une biographie? Que non! Un roman, un vrai. Equipé de personnages, d’une construction subtile, d’une intrigue et d’atmosphères.

Lacroix nous conte l’histoire d’un libraire qui, après une conduite en état d’ivresse, se retrouve embastillé en compagnie de Guy Debord. La scène se passe le 1er décembre 1994, dans une cellule du commissariat du boulevard Voltaire, dans le XIe arrondissement de Paris. Le narrateur ne comprend pas ce qu’il fait là d’autant plus que les biographes de l’inoubliable situationniste situent son décès la veille, le 30 novembre, vers 17h30.

S’ensuit un court portrait qui donne toute la dimension du talent d’écriture de l’écrivain Jean-Yves Lacroix : « Je dégrisais seul depuis deux heures en répétant le serment de revendre mon véhicule sitôt ma liberté recouvrée, quand la porte s’est ouverte sur un hurluberlu curieusement attifé. J’ai su plus tard que Guy Debord se targuait d’une ressemblance physique avec l’acteur Philippe Noiret, mais cette nuit-là, c’est à Coluche que j’ai pensé. Dans un rôle d’empereur romain marqué par la mélancolie, le soir du sac de la Ville, avec sa toge de lin blanc en tristesse et, par endroits, copieusement souillée de sang. L’oeil vitreux qu’on voit aux poulpes sur les mauvais étals, le visage d’un gamin rondouillard, et sur le cou, sur les parties du torse qui s’offraient nues au regard, couvrant l’intégralité des bras et, plus bas, des jambes, la pilosité d’un marcassin. Un mètre soixante-dix, soixante ans d’arrosage. »

Il n’en faut pas plus pour que le narrateur-libraire se retrouve obsédé par l’écrivain.  Il se lance dans une longue enquête qui va aussi changer sa vie. En traquant Debord, n’est-ce pas le secret de sa propre existence qu’il cherche à percer? Au cours de ses pérégrinations, le libraire rencontre de drôles de personnes. Des adorateurs, des détracteurs; des lucides opprimés; des quasi-fous. Félipe, lui, déteste notre Guy. «Il le jugeait arrogant, donneur de leçons, un authentique fumier. Chaque fois que je le lui parlais de mes découvertes, il balayait le tout d’un geste large. »

C’est avec le même Felipe que le narrateur a commencé à boire.  Felipe en parle bien de l’ivresse. Trop bien peut-être; ça fait un peu peur tellement c’est juste et  précis. La lecture pourrait même en être déconseillée aux abstinents, tant ces quelques mots pourraient les inciter à replonger. La scène se passe dans un bistrot de la rue Gay-Lussac, à l’angle des Ursulines. « J’étais à jeun, nous avons commandé une pression, puis une autre, à la troisième, dans le ventre, la poitrine, derrière la nuque et les oreilles, d’un coup quelque chose est venu, s’est attardé. Pour la première fois de ma vie j’ai atteint un état de calme sensationnel, une respiration qui m’a fait dire : Dans ce soupir, je suis chez moi. »

Plus que la traque même, c’est son métier de libraire qui lui donne l’occasion de faire d’étonnantes rencontres, comme celle de la veuve d’un dadaïste allemand, effectuée à Limoges, en mars 1995 – soit quelques mois après le mystérieux échange dans la cellule de dégrisement avec Debord. Car depuis qu’il a rencontré l’internationaliste dipsomane, les affaires du commerçant en vieux livres n’ont cessé de prospérer. Il monte donc à bord d’un train Corail, se rend à deux pas de la cathédrale où réside la dame, dans une HLM perdue dans la brume. Une rencontre qui vaut encore son pesant de littérature. On se croirait chez Simenon ou Calet. Lacroix a du savoir-faire; il détient un véritable talent : »Grelottant dans le froid humide, les bras croisés sur son tablier miteux, elle m’attendait sur le seuil. Toute menue, chaussée de pantoufles trouées, on aurait dit une souris de réforme. Dans le séjour où elle m’a invité à pénétrer, rien de témoignait que le vent de l’esprit avait un jour soufflé. Pas le moindre bibelot, pas de tableau pour accrocher le regard, pas le dos d’un livre, mais de solides armoires en bois de chêne, fermées à double tour, et des meubles à tiroirs. »

Elle s’appelle Marthe; il la surnomme Dame Marthe. Elle avait connu le dadaïste dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale. Elle avait seize ans; il en avait cinquante quatre. Elle avait posé nue pour lui. « J’avais la fibre artistique, que voulez-vous?« , lâche-t-elle au libraire qui regarde les photographies qu’elle lui tend, jette un coup d’œil sur les documents anciens, et lit des dizaines de lettres. Parmi la liste des correspondants, il trouve le nom de Guy Debord. Ca ne l’étonne pas. Et ça ne fait qu’attiser son besoin d’en savoir plus sur celui qui ressemblait bien plus à Coluche qu’à Philippe Noiret.

La fin du livre – qu’il ne faut en rien dévoiler – relève à la fois de l’horreur, du grotesque, de l’absurde. De la mélancolie altière. Elle démontre – mais était-ce bien nécessaire? – que Guy Debord, tout agaçant qu’il fût, était un grand.

 Haute époque, Jean-Yves Lacroix, Albin Michel, 2013.                                           

L’Art Déco au Trocadéro

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art deco architecture

art deco architecture

Paradoxe français : les collectionneurs s’arrachent les objets « Art Déco » alors que les institutionnels boudent ce style jugé trop sulfureux. Les années 1920/1940 sont à manier avec précaution dans notre pays prompt à s’enflammer au moindre fait-divers. Comme on le chuchote parfois dans les couloirs des Ministères, « la prudence est mère de sureté » et on rajoute « des longues carrières ». Quand l’amalgame historique et le conformisme intellectuel guident la politique culturelle, c’est le public qui trinque et qui se farcit, toute l’année, des expos exténuantes. Gabegie publique et attrape-gogos, on connait la chanson.

La Cité de l’architecture & du patrimoine située place du Trocadéro, relève enfin le niveau. Elle a bénéficié du concours de la ville de Boulogne-Billancourt et son admirable Musée des Années 30 (à voir absolument) ainsi que de la Cité de la céramique (Sèvres). L’exposition intitulée « 1925. Quand l’Art Déco séduit le monde »jusqu’au 17 février 2014 est d’une actualité brûlante. Car, en ce moment, la France ne séduit pas grand monde. Paris n’est plus une fête. Nos industriels se font la malle. Nos produits sont à la traîne face à la concurrence allemande. Le « Made in France » peine à décoller. Un pull marine suffira-t-il à ne pas toucher le fond de la piscine ?

Pour vous remonter le moral, allez faire un tour au Trocadéro ! Vous verrez que, durant l’Entre-deux-guerres, ça phosphorait dans l’hexagone. Le monde avait les yeux braqués sur notre village d’irréductibles gaulois. Il faut dire que nous étions sacrément attractifs, on swinguait à Montparnasse, des garçonnes prenaient des drinks au Bar Américain de la Coupole, notre future patriote, Joséphine Baker, se trémoussait et Simenon écrivait déjà au kilomètre lancé. Dans les airs, Hélène Boucher battait des records de vitesse et sur terre, assurait la promotion de la Renault Vivasport 6 cylindres. Sur la pelouse de Wimbledon, Suzanne Lenglen alignait les victoires. Mythe ou réalité ? La femme française habillée par Paul Poiret, Jean Patou ou Coco Chanel faisait, paraît-il, grimper notre Balance Commerciale. L’Art Déco est né dans cette effervescence-là après la Terreur des tranchées.

Avec l’attrait pour la vitesse, les matières nobles, les lignes géométriques, le design industriel, la symétrie parfaite, l’Art Déco s’est nourri d’un monde en bascule, entre excès de confiance et classicisme bon teint. Le terme même d’Art Déco n’a été utilisé qu’à partir des années 60, ilfait référence à l’Exposition Internationale des Arts Décoratifs et Industriels Modernes qui s’est tenue d’avril à octobre 1925 à Paris. La Cité de l’architecture a très bien recréé l’atmosphère délirante de gigantisme et d’audace de cette année-là. Sous l’égide du Ministère du Commerce et de l’Industrie, cette immense foire sur 23 hectares devait assurer le rayonnement de la France.

Elle y parvint. Nos plus grands artistes avaient été mis à contribution. Il suffit de revoir les photographies de la fontaine lumineuse créée par René Lalique, du pavillon Primavera des architectes Henri Sauvage et Georges Wybo ou du salon de l’hôtel du Collectionneur de Jacques-Emile Ruhlmann pour constater qu’on avait de l’ambition à moment-là de notre histoire. L’exposition revient donc en détail sur cet élan créatif qui a diffusé l’Art Déco partout dans le monde, de la résidence du prince Asaka à Tokyo (1933) à l’Ambassade de France de Belgrade (1929-1935). À ne pas rater, toute la scénographie (maquettes, film documentaire, etc…) particulièrement réussie autour du paquebot Le Normandie mis en service en 1935. Le Transatlantique qui reliait Le Havre à New-York via Southampton a œuvré,lui aussi,pour la propagation de ce style (mobilier, luminaires, etc.). L’expression luxe à la française prend ici tout son sens. Découvrez également comment l’Art Déco est toujours aussi présent dans l’architecture de nos villes françaises(immeubles d’habitation, gares,postes, bourses du travail, théâtres, piscines, etc…). Alors, impossible n’est pas français ?

Exposition « 1925. Quand l’Art Déco séduit le monde » – du 16 octobre 2013 au 17 février 2014 – Cité de l’architecture & du patrimoine – 1, place du Trocadéro – 75 116 PARIS[1. Ouvert tous les jours sauf le mardi de 11 h à 19 h. Nocturne le jeudi jusqu’à 22 h.].

À lire : Hors-Série Connaissance des Arts – 1925 Quand l’Art Déco séduit le monde.

1925, quand l’art déco séduit le monde? Ouvrage collectif sous la direction d’Émmanuel Bréon et Phillippe Rivoirard, co-édition Norma / Cité de l’architecture & du patrimoine, 2013.

Espagne : Le juancarlisme est mort, vive la monarchie !

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juan carlos espagne

juan carlos espagne

La Couronne espagnole va mal. Elle peine à se remettre de la défiance inspirée par les détournements de fonds dont est accusé le gendre du roi. La rue en est le meilleur révélateur. Dans les manifestations qui se succèdent pour contester une politique d’austérité destructrice, la gauche de la gauche agite fièrement le drapeau de la Seconde République, comme une revanche.

Pourtant,  sur les 12 617 motions déposées à la Conférence politique du Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE), 53 seulement réclament l’abolition de la monarchie. Quand ils se réunissent pour fixer leurs grandes orientations de la prochaine décennie, les socialistes espagnols soulèvent des problèmes économiques et sociaux, sans contester le régime monarchiste.

De l’autre côté de l’échiquier politique, à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de la reine, le Parti Populaire (PP) a réaffirmé sa loyauté « au roi de tous les Espagnols ». La monarchie constitutionnelle fait-elle donc consensus ?

En pleine crise économique, les Espagnols ont d’autres chats à fouetter. Sur le terrain institutionnel, la grande question d’actualité est la possible indépendance de la Catalogne. En jeu, l’éclatement ou la refonte du pacte liant Barcelone et Madrid.  Prise dans ce petit jeu, l’institution royale fait preuve d’une formidable capacité d’adaptation. Comme dans tous les pays européens où elle existe encore, la Couronne reste ainsi un ferment d’unité nationale face aux velléités d’indépendances.

Juste après la mort du dictateur Franco, les premières manifestations publiques de masse en faveur de la monarchie avaient précisément eu lieu en Catalogne. Au cours d’un discours historique prononcé en catalan,  le nouveau roi Juan Carlos s’était alors engagé à accepter les autonomies des régions. Près de quarante ans plus tard, l’attachement des autonomistes à la couronne n’a pas faibli. À voir la neutralité politique du monarque constitutionnel,  on peut se demander ce que ferait l’Espagne avec un Aznar – qu’on dit de retour – ou un Zapatero comme président d’une République centralisée.

Signe qui ne trompe pas, l’historiographie espagnole traite aujourd’hui abondamment du rôle de la monarchie dans l’évolution du pays vers la démocratie[1. Une réflexion récemment couronnée par le prix du livre d’histoire  qui fut décerné à Isabel Burdiel pour son essai Isabel II, una biografía (1830-1904). Taurus, 2010 (ouvrage non traduit.].  Jusqu’en Suède, des universitaires planchent sur le fonctionnement dyarchique de la monarchie espagnole, appuyée sur ses deux pieds que sont « l’opinion publique et le Parlement »[2. Cecilia Åse, Monarkins makt. Nationell gemenskap i svensk demokrati. (The Power of Monarchy). Université de Stockholm, 2009 (Le pouvoir de la monarchie, ouvrage non traduit).].

Aujourd’hui, on ne voit plus dans la restauration monarchique de 1975 le seul caprice de Franco. Nous autres Français avons tendance à oublier que la monarchie espagnole n’est qu’une forme de pouvoir consacrée par l’article premier de la Constitution, lequel fait du peuple le seul souverain. Alors que Juan Carlos essuie scandale sur scandale, l’une des jambes du régime – la popularité – semble bien boiteuse. Mais la démocratie ibérique reste bien vivace. Bref, les Espagnols ont peu-être cessé d’être Juan Carlistes, mais  ils sont devenus monarchistes !

*Photo : Moises Castillo/AP/SIPA. AP21471909_000001.

Gorge profonde chez les Ch’tis

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kechiche von trier cinema

kechiche von trier cinema

Georges Bataille écrivait : « De l’érotisme, il est possible de dire qu’il est l’approbation de la vie jusqu’à la mort ». L’érotisme travaille en effet sur la suggestion, les limites, la transgression. Il repose sur l’art et ne renonce pas à penser la condition humaine. C’est que l’eros est indissociable de l’imaginaire personnel. L’érotisme s’oppose en cela à la pornographie qui en reste aux signifiants, c’est-à-dire à la représentation mécanique de relations sexuelles, sans transmission de signifiés, car l’on n’y trouve ni sens ni réflexion. Force est de constater que la multiplication des images pornographiques via internet nourrit la surenchère au sein du cinéma d’auteur. L’obscène sans préoccupation artistique devient indispensable au « buzz » pour occuper la place médiatique.

Dans le tome II de ses Œuvres complètes, Bataille indique que l’érotisme serait intrinsèque à une « logique de l’interdit » fondée sur une « abjection » qui manifesterait « l’incapacité d’assumer avec une force suffisante l’acte impératif d’exclusion » de la sexualité. Or, la visibilité à outrance de la pornographie déclenche une débauche d’originalités pseudo-nouvelles pour s’attirer des spectateurs de plus en plus blasés. Le cinéma français s’engouffre dans cette brèche. La démocratisation de la pornographie marque la fin du caractère inédit des scènes crues. Dorénavant, les scènes érotiques qui jouaient des fondus enchaînés, des regards du spectateur grand public grâce à l’allusion, deviennent absolument transparentes.

Cette transparence partagée s’attaque à un public plus large. Pour faire scandale et ainsi augmenter le nombre d’entrées du film, faut-il faire dans le pornographique ? L’insertion croissante de scènes de ce type dans le cinéma d’auteur va dans ce sens. En somme, la sublimation cinématographique du sexe par l’érotisme succombe sous la surenchère qui, au nom du neuf, privilégie moins le scénario que les scènes chocs censées pimenter le film. Encombrés par les images, nos yeux de modernes y deviennent insensibles. Réitérée jusqu’au dégoût, la transgression n’en est plus une. Rien d’étonnant à ce que le nouveau cinéma français se signale par l’absence d’histoires construites et intéressantes au profit de variations sur la sexualité qui insensibilise les spectateurs peu à peu.

C’est que la pudeur qui participe aussi de l’érotisation au cinéma ne fait plus recette. Les mises en scènes raffinées s’estompent au profit de la crudité et de la simplicité charnelle. La puritaine Amérique a ainsi récemment interdit aux moins de seize ans La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche jugeant certaines scènes pornographiques. L’exhibition de la chair pendant de longues minutes, durant lesquelles la gêne s’installe, limite l’empathie envers les personnages. Une froide indifférence naît au fil d’interminables minutes. Le propre de la pornographie est de faire dans l’excès et de multiplier à l’infini les positions des corps. Elle est un genre bien spécifique. Force est de constater qu’à présent elle innerve de plus en plus un cinéma d’auteur qui ne semble plus rien avoir à dire. C’est que la frontière ténue entre érotisme et pornographie s’estompe peu à peu. La mise en scène d’une sexualité sans tabou déjoue paradoxalement la jouissance procurée par la transgression.

Dès lors, l’absence d’idée se manifeste par les conversations vaines et interminables entre les personnages ou par le sexe cru sans apprêt. On risque l’overdose. Lars von Trier est le cinéaste qui semble s’en être fait une spécialité dans ses dernières créations. Antéchrist a été récompensé au festival de Cannes de 2009 avec le prix d’interprétation féminin de Charlotte Gainsbourg. Histoire charnelle d’un couple qui se déchire après la mort de leur enfant, ce film avait suscité la polémique pour ses scènes mêlant sexe et sadisme. La dislocation du couple y est mimée par la dislocation des corps. Les orgasmes s’enchaînent.

On se trouve déjà au-delà de l’adaptation controversée de Pasolini des Cent-vingt Journées de Sodome de Sade. En effet, Salô se veut l’allégorie extrêmement dérangeante d’une bourgeoisie italienne fasciste qui s’approprie les âmes et les corps d’enfants ou de jeunes paysans pour sa jouissance. Sa logique déshumanisée signifie la banalité du Mal. La pulsion d’emprise et la volonté de puissance se mêlent. L’esclavage sexuel fait pendant à une lutte immémoriale entre les classes et à une consommation de corps dont on nie l’humanité. Le message politique et esthétique d’un Pasolini tranche avec le néant des productions cinématographiques actuelles. Pour ces dernières, il faut choquer pour choquer. En définitive, le prochain film de Lars von Trier, Nymphomaniac, en salles le 1er janvier 2014, annonce déjà la couleur. Les affiches des acteurs figés en plein orgasme se veulent une ode au plaisir libéré. Ce film retracera la vie d’une nymphomane incarnée par Charlotte Gainsbourg. Sera-ce un remake d’Emmanuelle ou d’Histoire d’O en plus « crue » pour encore davantage de libération des corps ? Mais l’on peut se demander si l’exhibition à outrance de la chair n’aurait pas l’effet inverse.

Paradoxalement, notre époque est plus puritaine que l’immédiat post-soixante-huit car la célébration et l’exhibition du sexe partout et tout le temps tue l’eros. Les ruses du regard disparaissent de la sphère cinématographique pour éclairer la chair de manière fade. Pourtant, savamment, Lars von Trier distille des extraits « chastes » de son prochain film. Le dernier en date colore des ébats d’un air de Bach. Voilà la caution artistique et « cul-turelle » du film : la présence de l’orgue signale déjà la régurgitation ou le recyclage de scènes et d’images attendues pour faire « érotique » et non pornographique. Ce n’est plus le libertinage d’esprit et littéraire des XVIIème et XVIIIème siècles, mais la mise en scène de la pulsion pure. Cette forme ancienne d’idéalisation de la chair ne semble plus avoir sa place dans le cinéma d’auteur.

En 2013, on incite le spectateur à devenir un voyeur cynique. Après la frénésie sadienne en littérature aux environs des années quatre-vingt autour d’Annie Le Brun, Jean-Jacques Pauvert ou encore Michel Delon, le septième art se répand en scènes de débauches et non plus en scènes érotiques. Pour ce faire, il n’est nul besoin de fil narratif, c’est une myriade d’images se proclamant choquantes, censées s’inscrire longtemps sur la rétine du spectateur. Les positions infinies des corps ne peuvent effacer la froideur désespérante qui en résulte. L’émotion véritable est remplacée par une émotion sur commande. Les mêmes scènes se succèdent comme des topoï que l’on ne prend plus la peine de réinventer. Dans une société qui oublie l’idéal et la sublimation, qui efface ses repères, comment s’étonner que le sens de la beauté et de l’émotion se perde ?

*Photo : La Vie d’Adèle.

Mafialeaks, l’anti-mafia pour les nuls

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Les Scarface, Don Corleone et autres parrains du Milieu n’ont qu’à bien se tenir. Après Wikileaks, Vatileaks, voici Mafialeaks, un nouveau venu dans l’ère de la transparence absolue. Créé par un groupe d’informaticiens italiens et actif depuis ce mardi 5 novembre, ce nouveau bébé du grand Big Brother virtuel est, semble-t-il, né pour la bonne cause.

Destiné à briser la loi de l’omerta, Mafialeaks est le nouvel instrument anti-mafia mis à la disposition de la démocratie participative et responsable pour délier les langues craintives des victimes de la Mafia, depuis les anciens mafieux reconvertis désirant blanchir leur âmes jusqu’aux honnêtes témoins. En conservant l’anonymat de ceux qui envoient les informations, de ceux qui les reçoivent et les traitent (magistrats, journalistes, forces de l’ordre) comme celui des informaticiens à l’initiative du projet, Mafialeaks permet de dénoncer trafics de drogue, extorsions de fonds, contrôle du marché des machines à sous, infiltrations dans les services administratifs ou pressions pour obtenir des avantages sociaux. Va bene !

Mais cette Bocca della verità virtuelle peine à convaincre les vrais geeks, légèrement complotistes sur les bords, persuadés qu’il est toujours possible de remonter à la source grâce à l’adresse IP et à la carte réseau de l’ordinateur. À moins d’utiliser un PC tombé du camion, de se connecter à une borne Macdo, vêtu d’un trench noir, ganté et chapeauté puis de balancer à la va-vite son témoignage en fuyant les caméras de surveillance, l’anonymat n’est jamais garanti. Méfiance donc. L’armure risque de se changer en piège. Au-delà de la faillibilité du système informatique, Mafialeaks n’est pas à l’abri ni de l’infiltration orchestrée par le filandreux réseau, ni de la corruption de certains citoyens qui s’imagineront un passé de victime pour régler leur comptes personnels.

Triste défouloir que cette délation sécurisée pourrait provoquer. Pas de quoi affoler les mafieux qui ont fait de la réplique culte du Parrain leur maxime morale : « S’il est une chose certaine sur terre, une chose que l’histoire nous a apprise, c’est qu’on peut tuer n’importe qui. »

Vrai sexe, faux-cul !

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sexbox channel4 voyeurisme

sexbox channel4 voyeurisme

Horrifiés par l’omniprésence de la pornographie chez les jeunes, touchés par la désorientation des parents, soucieux de promouvoir publiquement une représentation non faussée de l’amour, les programmateurs de la chaîne de télévision anglaise Channel 4 ont décidé de filmer des gens normaux en train de faire l’amour normalement. Comme les gens normaux se cachent pour faire l’amour, on les filmera de l’extérieur, sans rien voir. D’où le titre : « Sex Box ». C’est une idée simple, mais la simplicité est une idée très importante chez les gens normaux, tout comme la tolérance ou le respect de l’autre. Les ennemis de la pornographie devraient trouver dans ce mélange un certain réconfort moral. Quant aux pervers, j’imagine qu’ils demandent à voir.[access capability= »lire_inedits »] Comme l’émission n’est pas diffusée en France, je me contenterai de résumer, à leur intention, les principales caractéristiques de la sexualité en question.

La première chose qu’il faut savoir, c’est que les gens normaux arrivent toujours par deux, et qu’ils se tiennent la main. Comme il est toujours très difficile de déterminer ce qu’ils font là, sur un plateau, leur simple présence nous procure une impression étrange, presque métaphysique. On se souvient de la question liminaire de Leibniz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », question que les programmes télé nous obligent à renverser ainsi : « Pourquoi y a-t-il rien plutôt que quelque chose ? » C’est une question difficile à trancher, et, du fait de leur inconsistance, les gens normaux ne nous aident aucunement à la résoudre. Seule certitude, et déclinée sur tous les tons : les gens normaux refusent d’être pris pour des gens bizarres.

C’est ce qui explique l’extraordinaire variété des candidats, du jeune naïf au chef d’entreprise, du couple de Blancs au couple de Noirs, même s’il paraît logique que le plus attaché à cette idée de norme soit justement le couple de culs-de- jatte venu s’offrir un bon moment dans la boîte hermétique.

Enfin, logique. N’exagérons rien. Une personne normale n’irait jamais faire l’amour sur un plateau, et c’est avec un sentiment de malaise, plus que d’empathie, que nous suivons leurs tortueux raisonnements au moment de justifier leur volonté de participer au programme.

Mais tout s’enchaîne. Un adieu au seuil de la Box, une pause pour la pub, et voici que l’émission atteint son climax : l’interview post coïtum du couple normal.

Car l’idée capitale de l’émission est que, si l’on interroge un couple d’adultes au sortir du lit, leur témoignage sera à la fois vivant et véridique. Les partenaires seront donc prêts à affronter les questions du plateau d’une façon courageuse et réaliste, ce qui ne manquera pas d’avoir un effet positif sur la jeunesse et, partant, sur la société dans son ensemble. C’est ce que les programmateurs appellent, tout fiérots, « a grown-up conversation ».

Et que pensent nos invités au sortir du lit ? Mais rien, bien entendu. De même que cette campagne contre la pornographie reproduit l’exhibitionnisme qu’elle prétend critiquer, cette expérience en laboratoire reproduit le vide intersidéral auquel nous étions censés échapper. Or, le discours des candidats n’est pas moins creux et socialement formaté après l’acte qu’avant. Reste la quête pathétique d’une norme introuvable, aussi fragile que l’humanisme gentillet qui lui sert d’alibi.[/access]

*Photo : Sex Box, Channel 4.