Nous avons appris la disparition du chanteur Werenoi, mort samedi à 31 ans. Le numéro 1 des ventes de disques en France était inconnu de tous les membres de notre rédaction – et même de notre cheffe Elisabeth Lévy dont le travail consiste pourtant à tout savoir. Nous vous proposons d’écouter la chronique radio de cette dernière.
Werenoi a été fauché en pleine jeunesse et en pleine gloire, nous dit Le Monde. Jérémy Bana Owona était numéro un des ventes en 2023 et 2024, 5ème artiste sur Deezer avec un milliard de streams, et ses clips cumulaient des millions de vues sur YouTube. Or, comme pratiquement tous mes amis consultés hier, même les jeunes (mais mes jeunes amis sont très vieux monde), je n’en avais jamais entendu parler.
Je le regrette. J’ai écouté quelques titres ; c’est assez beau et mélodique. Il raconte la France des banlieues, mais il ne critique jamais les forces de l’ordre, les juges ou la France. « Werenoi évite les sujets qui fâchent, religion, politique, conflit israélo-palestinien » m’apprend Léna Lutaud dans Le Figaro[1]. Quand tant d’autres se servent du rap pour maudire les kouffars de Charlie Hebdo ou la France, ça me le rend très sympathique.
Un triste symbole
Il était très discret, loin de l’image du rappeur bling-bling plus connu pour ses frasques et sorties crypto-islamistes que pour sa musique.
Ce qui me frappe, c’est qu’il était une star pour les uns, et pourtant inconnu pour des millions de Français. David Doucet se demande ainsi dans Le Point s’il n’est pas le symbole d’une France qui ne chante plus ensemble[2].
Le fossé générationnel a toujours existé. Mes parents n’écoutaient pas les Stones. Mais, ils savaient que les Stones existaient. Il y avait une culture populaire commune, véhiculée par les mass medias. Tout le monde écoutait les mêmes radios. Ma mère et moi, on fredonnait les mêmes tubes. Et à l’école, les gosses avaient vu le même film.
La technologie a accompagné la fragmentation culturelle de nos sociétés. Comme le dit Michel Maffesoli, il y a des tribus virtuelles qui se croisent peu. Cela recoupe en partie nos fractures identitaires. Certes, le rap est devenu la musique jeune – de tous les jeunes. Il est aussi en quelque sorte le soft power des quartiers ; il popularise leur argot et leurs références. Mais il ne produit plus ces tubes entonnés de 7 à 77 ans lors des mariages.
Comme le sport, la musique ne rassemble plus. Elle ne rassemble même pas d’ailleurs toute la jeunesse immigrée. Depuis la mort de Werenoi, et c’est bien triste, des musulmans revendiqués insultent la radio Skyrock qui annonce un hommage au rappeur, menacent les fans qui postent des extraits et appellent les plates-formes à retirer ses morceaux parce que la musique, c’est « haram » et que ça l’empêche d’aller au Paradis… Ces propos ont été dénoncés par l’entourage qui précise que seuls les clips – que j’imagine plus osés – seront indisponibles pendant le deuil.
On dira que ce sont quelques hurluberlus. Ça commence toujours par quelques hurluberlus. Après le voile dans le sport, la prohibition de la musique sera peut-être la prochaine bataille du salafo-frérisme.
Samedi, le public a massivement soutenu la chanteuse israélienne Yuval Raphael, rescapée du massacre du festival Nova. Notre contributeur veut voir dans ce vote le symbole d’une prise de conscience en Europe : face à l’islamisme radical perçu comme une menace contre les valeurs occidentales, les peuples se mobilisent là où des élites politiques de gauche ont failli.
Les Européens sont majoritairement nostalgiques de l’époque désormais révolue au cours de laquelle l’Eurovision sacrait des chanteurs aux ritournelles qui n’avaient d’autre prétention que d’apporter un peu de joie en plein milieu du mois du mai. Depuis quelques années, le concours est devenu une foire d’empoigne géopolitique en même temps que l’exposition de ce que l’idéologie LGBT a de plus outrancier. En la matière, Israël avait d’ailleurs été un des pionniers en faisant triompher Dana International, personnalité trans, à la fin des années quatre-vingt-dix.
12 points !
Samedi dernier, contrairement aux jurys dont on devine qu’ils étaient un peu partout composés des habituels donneurs de leçon, le public européen a largement plébiscité Israël, représenté cette fois-ci par une rescapée du pogrom du 7-Octobre. Si la chanson interprétée par Yuval Raphael fut l’une des plus émouvantes de la 69e édition du concours, expliquant en grande partie son succès, il ne fait guère de doute que d’autres facteurs expliquent l’enchaînement de « twelve points » attribués à Israël.
Et si la majorité silencieuse des Européens avait, en effet, également exprimé son exaspération de voir affichés partout le drapeau palestinien, l’antisémitisme drapé dans l’antisionisme, le soutien plus ou moins affirmé au Hamas par des personnalités de gauche et d’extrême gauche, les accusations de génocide répétées en boucle – comme si le fait de marteler érigeait une vérité -, les tags, les slogans et les stickers recouvrant les murs des bâtiments et les sièges des transports publics ? Et si les Français, les Belges, les Espagnols et tous les autres comprenaient inconsciemment que l’Etat hébreu était un avant-poste de l’Occident menacé par l’islamisme ? Je fais partie des Européens qui ont voté Israël pour ces raisons-là, j’en connais même qui ont voté plusieurs fois. Et je tiens à rassurer tout le monde : je n’ai été manipulé par personne.
Les réactions courroucées de ceux qui ont transformé la bande de Gaza en cause ultime de leur engagement sont révélatrices de leur haine et de leur stratégie de manipulation. En France, Rima Hassan y est allée d’un « Money Money Money » que n’aurait pas renié Dieudonné ; en théoricien du complot, Aymeric Caron a quant à lui suspecté Israël d’avoir truqué le concours. En Espagne, le Premier ministre socialiste Pedro Sánchez a appelé à exclure Israël lors des prochaines éditions et la télévision publique a diffusé un message de soutien aux Palestiniens avant la retransmission de l’événement.
Enquête en Belgique
Comme souvent, c’est en Belgique que l’on déniche les réactions les plus extrêmes et farfelues. Vooruit, le parti socialiste flamand, a demandé une enquête, rien que ça, sur le vote du public à l’Eurovision. La VRT, radio-télévision publique flamande, qui l’année dernière avait brièvement interrompu le programme pour afficher un message de soutien à la Palestine, remet désormais en cause sa participation au concours qu’il juge… trop politisé – à noter, amis français, que c’est un jury issu de la même VRT qui n’a attribué aucun point à Louane. Dans un article digne d’Edouard Drumont, le média en ligne 7sur7 a donné la parole à Raf Van Bedts, pour qui « il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la communauté juive ». Et voilà comment l’utilisation du terme « lobby juif » est devenue acceptable.
Sans rentrer dans des considérations touchant à ce qui se joue actuellement au Proche-Orient, on devine qu’Israël, exerçant en musique son soft power, couvrant le bruit assourdissant des discours de haine d’une minorité issue de la gauche, tient depuis samedi une douce revanche. Et peut-être que, pour le pays, pour reprendre le titre de la chanson de Yuval Raphael, un « nouveau jour se lèvera ».
Un prophète n’est méprisé que dans son pays et dans sa propre maison. Mt 13, 57.
Succède donc à Francesco l’Américano-péruvien Léon XIV, Robert Francis Prevost à la ville. Comme toujours, c’est le Saint-Esprit qui a guidé les cardinaux électeurs.
Vu que Sa Sainteté appartient à l’ordre de Saint-Augustin, il faut croire qu’il était prédestiné à devenir le vicaire du Christ.
De prime abord, son obédience augustinienne serait de nature à inquiéter car cet éminent docteur de l’Église professait une doctrine peu optimiste et même morbide sur le monde. Quelques exemples en vrac : les bébés morts sans baptême sont condamnés à l’enfer éternel; dans ses Confessions, il dit voir dans ses propres rapines alors qu’il était enfant des poires du voisin la preuve de la nature satanique du genre humain.
De surcroit, son enseignement scientifique est sujet à caution, notamment lorsqu’il explique que les anges volent en haute altitude car l’air y est plus volatil. Quant aux mouches, bien évidemment accueillies par Noé dans son arche, il avoue humblement ne pas comprendre les raisons de leur création.
Habile compromis
Mais que l’on se rassure : la Weltanschauung de Léon est empreinte de modernité.
Même la théorie des limbes, développée ultérieurement afin de faire contrepoids au rigorisme jugé quelque peu excessif de l’évêque d’Hippone (un modèle d’intégrité qui ne plaisantait pas avec le péché originel, on ne se refait pas), fut plus ou moins répudiée par Benoît XVI à titre de simple « hypothèse théologique » aux termes d’un rapport de 41 pages très méthodique et fouillé vu la gravité de la question. Et le bagage intellectuel de Léon est impressionnant : diplômé et enseignant en mathématiques et aussi en physique, ce qui implique des connaissances de pointe en aérodynamique.
La prédestination semble toujours d’actualité.
L’Esprit-Saint ne se manifeste pas seulement dans la Chapelle Sixtine lors des conclaves. Il donne un souffle à toutes les communications millimétrées du Saint-Siège, verbales et symboliques; la sémiotique n’a pas de mystères (dans tous les sens du terme) à la Curie romaine.
Par le nom qu’il a choisi, le pontife annonce emprunter les brisées de Léon XIII, connu pour sa doctrine sociale révolutionnaire pour l’époque, encore que l’on peut se demander s’il fait aussi sienne la conception de la Bible de son modèle : un livre ayant Dieu pour auteur direct, qui ne peut contenir aucune erreur, même concernant les faits scientifiques ou historiques. Et Léon XIV est apparu à la loggia portant une mozzetta rouge (veste), avec une étole brodée d’or et une croix pectorale dorée, sans doute un hommage au conservateur Benoît XVI. Un habile compromis entre la tradition et le modernisme affiché par François.
Alors, qu’attendre du pontificat de Léon? On ne peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il remette en question les contes de fées constituent le socle de la foi catholique depuis deux millénaires, notamment l’historicité des récits évangéliques : la marche sur les eaux, la multiplication des pains, la résurrection; les guérisons miraculeuses de Lourdes, etc.
D’emblée il exprime son empathie à l’égard des démunis sur la planète, ce qui inclut les migrants. Un discours bien ciblé depuis François vu que la clientèle de l’Église catholique se trouve plutôt dans le tiers-monde, étant donné le déclin général de la pratique religieuse dans les pays plus riches où la population a accès à la pensée rationnelle par l’éducation.
Controverse avec le vice-président américain
Doit faire ses preuves en matière de répression des crimes sexuels des clercs et affidés. Quel est son propre bilan à titre d’évêque en la matière? A voir. Le canoniste, donc juriste qu’il est, renoncera-t-il à la stratégie de « procédurite » méthodiquement pratiquée par François pour combattre les réclamations des victimes devant les tribunaux? A suivre.
Quant aux homosexuels, aux femmes, aux transgenres, aux médecins avorteurs, aux divorcés (remariés ou non), etc., grand bien leur fasse s’il adopte une attitude « progressive », mais les intéressés et intéressées seraient bien avisés de ne pas attacher une trop grande importance à son adoubement.
Notons une récente controverse théologique entre le pape François et le vice-président américain J.D. Vance; ce dernier déclarait : « Vous aimez votre famille, puis votre voisin, puis votre communauté, puis vos concitoyens… Après, vous pouvez vous concentrer sur le reste du monde. ». Ce néo-catholique a fait son saint patron de saint Augustin (encore lui…), celui-là même qui a donné ses lettres de noblesse au concubinage en donnant le jour à Adéodat. JayDee invoque donc sa doctrine de l’« ordo amoris »(reprise par Saint-Thomas d’Aquin), à l’appui de la politique migratoire du président Trump. Pour sa part, François évoque une « fraternité ouverte à tous » et rétorque que l’amour chrétien n’est pas « une expansion concentrique d’intérêts s’étendant, petit à petit à d’autres personnes ou groupes ».
Et le cardinal Robert Prevost de formuler cette glose : « Jésus ne nous demande pas de hiérarchiser notre amour pour les autres », ce qui donne lieu à un âpre différend intra-augustinien, qui eût fait l’objet d’une captivante question quodlibétale au Moyen-Âge.
De quoi donner envie au président Trump d’exiger un recomptage du vote.
(N.B. Vu le monopole catholique de la vérité judicieusement rappelé par Benoît XVI, irrité par un climat de tolérance frôlant dangereusement le laxisme, le terme « autres » exclut les non-baptisés ; cependant, les 1,4 milliard membres du troupeau – un pourcentage impressionnant de l’humanité – sont sur un pied d’égalité).
Sa Majesté orange et JayDee ont beau dénigrer aujourd’hui les universités « élitistes », ce dernier, juriste diplômé de Yale, cède à la tentation (qui ne sera pas la dernière) de citer des textes en les sollicitant. L’on peut lui conseiller, s’il persiste à défendre la justesse de la politique présidentielle en matière d’immigration, de se rabattre de préférence sur d’autres sources (scripturales ou autres) plus pertinentes.
(Incidemment, le péquenaud autoproclamé – « hillbilly » en v.o. – Vance s’inspire manifestement d’une autre personnalité chrétienne, plus contemporaine, le Français Jean-Marie Le Pen : « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines, mes voisines à des inconnus et des inconnus à mes ennemis »).
Des esprits forts veulent voir des visées politiques dans le choix d’un Américano-péruvien, polyglotte, aux racines françaises, italiennes, espagnoles et créoles, qui font de lui un creuset (ou « melting pot » en v.o.) bien américain à lui tout seul qui ne peut que répugner à Donald Trump; d’aucuns osent même dresser un parallèle avec Jean-Paul II, originaire d’une (quasi) colonie soviétique, qui aurait été choisi dans le but précis de combattre la tyrannie communiste.
Quelle hérésie de penser que le Saint-Esprit se mêle de basse politique terrestre. Seule compte l’augustinienne cité de Dieu (Civitas Dei, en v.o.).
Comme en témoigne la mère de Dieu, pleine de grâce, les voies du Seigneur sont impénétrables.
Justin Trudeau est fier d’avoir fait du Canada le « premier État postnational ». Il a laissé une immigration massive venue des quatre coins du monde imposer ses exigences culturelles et importer des conflits étrangers. Un bouleversement profond qui vient s’ajouter à la division historique du pays. Reportage
Comment peut-on être québécois ? Interrogé par le New York Times il y a tout juste dix ans, le Premier ministre Justin Trudeau désignait le Canada comme le « premier État postnational ». Une décennie plus tard, le modèle multiculturaliste tant loué par les élites libérales occidentales a volontairement précipité l’effacement des cultures de ses peuples fondateurs et a entraîné une fragmentation politico-identitaire inédite dans l’histoire contemporaine.
Soumise au nom d’une utopie politique à un multiculturalisme d’État qui promeut sans relâche l’implantation de nouveaux peuples sur son territoire, la nation québécoise peine à défendre sa singularité. Comment vit-on lorsque son existence est défiée en permanence par une idéologie officielle ?
Une nation aéroport
Si dans les rêves de Jacques Attali, les pays sont des hôtels, le Canada est un aéroport. Un lieu aussi anonyme que la construction multinationale de ce pays. Sa similitude apparente avec les États-Unis fait du Canada une nation difficile à appréhender. Fondamentalement, le Canada et les États-Unis sont toutes deux des nations « contractualistes », sauf qu’aux États-Unis le contrat s’adresse au peuple américain, lorsqu’au Canada, il s’adresse à l’élite laurentienne.
La culture canadienne n’existe que dans ses institutions d’élite (les sociétés d’État, la Société Radio-Canada, le système parlementaire, les universités) où une élite bilingue règne en veillant à maintenir coûte que coûte le Québec dans l’ensemble canadien. Entre loyalistes fidèles à la Couronne britannique et descendants des fondateurs de la Nouvelle-France, la défiance mutuelle est profonde et il n’est pas rare, en échangeant avec des Québécois, de les entendre affirmer que leur dilution est au cœur d’un projet d’inféodation.
À bord du vol Paris-Montréal, un homme soupire : « Le Canada fait exprès de laisser entrer au Québec une vague d’immigrants qui ne parlent pas français, dans le but de noyer la nation québécoise sous le poids du nombre. Les universités McGill et Concordia, anglophones, jouent un rôle important dans cette anglicisation de la région métropolitaine de Montréal. » Philippe, animateur dans une radio québécoise, établit, à l’instar de la plupart des Québécois, une différence fondamentale entre Québec et Canada, comme s’il s’agissait d’entités étrangères.
Première image du Canada : l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau. Du nom du père de Justin Trudeau. Chantre du premier multiculturalisme canadien, il l’impose comme politique officielle du gouvernement fédéral, avant d’en inscrire le principe dans la Constitution en 1981. Une déclaration de « non-identité » qui, poursuivant une utopie libérale, aspire à dépasser son histoire coloniale. Seulement, l’argument multiculturaliste revêt une autre fonction. La constitutionnalisation permet en réalité de maîtriser les velléités indépendantistes du Québec et d’acculturer les Canadiens français à l’identité anglo-saxonne des autres provinces.
Le projet « postnational » de Justin Trudeau marque quant à lui la seconde naissance du Canada. Le fils de Pierre-Elliot assumera ouvertement un projet multiculturaliste globalisé et sous sa houlette, le Canada ouvrira ses frontières aux peuples du monde entier en se posant comme modèle de dépassement des États-nations.
Arrivée à Montréal. Larges avenues, malls à l’américaine et centres d’affaires city composés de blocs de béton ou de verre, le tout agrémenté de quartiers résidentiels aux maisons victoriennes. Ici, les quartiers sont autant de petites nations où l’importation de toute nouvelle culture étrangère relègue automatiquement le décor historique au second plan. Chinatown, Petit Maghreb, Petit Portugal, Petite Italie, quant au Plateau, il exhale l’odeur des baguettes françaises. Hormis Parc-Extension, quartier cosmopolite à forte criminalité où pullulent restaurants indiens, libano-syriens, et où femmes en niqab côtoient sikhs à turbans, le melting-pot ne se mélange pas.
Lorsque l’on aborde avec un Montréalais canadien français la question du vivre-ensemble au Québec, il est fréquent que, gêné par ces mœurs nouvelles importées et tolérées par l’idéologie canadienne, il fasse part d’une sorte de malaise. Installé au comptoir d’un bar irlandais, Maxime, étudiant à l’UQAM, soupire : « Je ne compte plus mes connaissances et amies femmes qui me racontent qu’elles subissent du harcèlement dans la rue et les transports publics à Montréal, et ce, toujours en provenance de groupes extra-européens. Mais par crainte de se faire accuser de racisme, elles ne le diront jamais publiquement.»
Si les quartiers de Montréal se communautarisent, les différentes nationalités sont pourtant forcées de se côtoyer dans les espaces publics. Alors le vivre-ensemble s’applique, qu’importe si les coutumes importées choquent les sociétés d’accueil. Au pays où remettre en question le modèle migratoire a longtemps été considérée comme une faute morale, au point que très peu de politiques osaient s’y aventurer, l’augmentation récente des conflits liés au multiculturalisme a permis de reconsidérer les vertus d’une immigration massive ouverte aux quatre vents.
Nombre de Montréalais ont découvert les périls de l’entrisme islamique au travers de l’affaire Bedford, établissement public tombé sous la tutelle d’une communauté musulmane de quartier. Au programme : mauvais traitements, recours à de vieux manuels d’enseignement maghrébins datant des années 1970, ablutions, prières en classe et discrimination des femmes. Révélé il y a tout juste six mois, le scandale a eu le mérite d’obliger le gouvernement à ouvrir d’autres enquêtes, et d’apprendre aux Québécois que leur province comptait 17 autres cas similaires.
« Toutes les sociétés aujourd’hui risquent de voir des concepts religieux islamistes entrer dans nos écoles », a commenté le Premier ministre québécois François Legault.
Il y a six ans, coincé entre le marteau du modèle français et l’enclume du multiculturalisme canadien, le Québec a adopté une loi sur la laïcité. Cette loi, qui n’a cessé d’être contestée par les tribunaux fédéraux canadiens, est un bouclier bien trop fragile pour s’imposer aux masses musulmanes et supporter les coups de boutoir d’un gouvernement fédéral qui a nommé une femme voilée « représentante de la lutte contre l’islamophobie » avec un budget de 5,6 millions de dollars.
Parmi les conséquences du multiculturalisme d’État sur les sociétés d’accueil canadiennes, l’exemple le plus remarquable est assurément le « white flight » – littéralement la « fuite des Blancs ». Difficile de connaître l’ampleur exacte du phénomène, mais de nombreux habitants de Québec sont venus de villes dont ils ne reconnaissaient plus le visage. Certains évoquent un changement de peuple et des mœurs trop arriérées, d’autres des conflits directement liés au multiculturalisme.
« Je détestais vivre à Brampton. J’avais l’impression de ne pas vivre du tout au Canada, je me sentais plus comme en Inde. Chaque fois que je me rendais au travail, tout ce que je voyais dans les rues, c’étaient des femmes en robe de chambre et des hommes en pyjama et en turban ! » Olga, citoyenne d’origine ukrainienne, résidait depuis plus de cinquante ans à Brampton, ville-banlieue de Toronto. Établie aujourd’hui à Québec, elle se remémore son arrivée à Brampton dans les années 1970. À cette époque, la ville comptait environ 50 000 habitants. Ils sont presque 800 000 aujourd’hui. « Où est le multiculturalisme dans ce pays ? C’est comme si les grandes villes étaient divisées en petits pays ! »
Brampton est l’exemple archétypal de la révolution démographique du Canada. Sa population, d’abord majoritairement composée d’individus d’origine britannique, a vu se greffer d’autres populations d’origines européennes, puis asiatiques. Aujourd’hui, la majorité des habitants sont d’origine bangladaise, indienne et pakistanaise. Surnommée « Browntown » ou encore « Singh City » par certains, son taux d’habitants aux origines extra-européennes dépasse les 80 %.
Force est de constater que, dans la plupart des grandes villes canadiennes, les Blancs sont une denrée de plus en plus rare. Les statistiques révèlent qu’à Vancouver et Toronto la population blanche est déjà minoritaire. Quant à la ville de Montréal, elle affiche une population d’origine extra-européenne de l’ordre de 38,8 %.
En se définissant politiquement comme la première « nation antinationale », le Canada moderne s’est bâti sur une identité composite, hétérogène, ajoutant des divisions culturelles aux divisions fédérales et surimposant des conflits étrangers à ses propres tensions historiques.
« Le plus frappant pour moi ? Les engueulades entre juifs et musulmans en face de mon école. C’est un quartier peuplé de juifs orthodoxes où une mosquée s’est établie récemment, raconte Eric, consterné. Au cours des quelques mois où j’y ai étudié, j’ai plusieurs fois vu des musulmans criant des insultes aux juifs. Une fois, j’ai vu un musulman s’en prendre physiquement à un juif et lui cracher dessus. » Ex-étudiant à Montréal, il a quitté le quartier branché de Mile End pour la ville de Québec. Pour autant, poursuit-il, « Québec n’est pas à l’abri des désagréments liés au multiculturalisme ».
Les vagues migratoires les plus importantes au Canada ont été en grande partie composées d’identitaires vaincus : émigrés royalistes français, Russes blancs, Polonais apatrides, anciens combattants SS ukrainiens, Taïwanais associés au KMT dans les années 1960 et 1970, Libanais maronites dans les années 1970 et 1980, émigrés britanniques de Hong Kong dans les années 1990, séparatistes sikhs, Kurdes syriens, Palestiniens, etc. Le Canada a toujours été le pays où les causes perdues trouvaient une seconde vie. De sorte qu’à son paroxysme, le multiculturalisme canadien permet à tous les revanchards de la planète de poursuivre leurs conflits dans la Belle Province.
Peter, professeur franco-britannique à l’Université de Montréal, reste scandalisé par la succession d’émeutes survenues à la fin de l’année 2024. « J’ai vu beaucoup de manifestations pro-Hamas à Montréal. J’ai vu un homme masqué porter une fausse ceinture d’explosifs, ainsi qu’une bande de jeunes fillettes complètement voilées portant le bandeau vert du Hamas. J’ai vu le drapeau du Canada flamber au cri de ‘‘Death to Canada’’. Dans le même temps, une foule saccageait l’Université Mc Gill pour célébrer le ‘‘premier anniversaire du pire massacre de juifs depuis l’Holocauste’’. »
Aujourd’hui, ce qui « brasse dans la cabane’’, c’est Donald Trump. Depuis que ce dernier a décrété une hausse des tarifs douaniers touchant l’ensemble des produits canadiens, politiques, journalistes et citoyens n’en ont plus que pour les saillies du président américain. Jusqu’à sa proposition d’annexer les États fédérés du Canada, qui fait trembler les commentateurs québécois.
Reste à savoir comment le Québec, fragilisé à l’extrême par le modèle multiculturaliste fédéral, pourrait faire front avec le reste du Canada face à l’expansionnisme du président américain. L’emprise de l’élite laurentienne sur le pays pourrait être brisée à tout moment, et l’existence politique du Canada et du Québec en son sein n’a jamais été aussi compromise.
Il n’y a pas 40 millions de Canadiens au Canada. Il y a 25 millions de Canadiens anglophones et francophones à l’identité nationale en voie d’effacement et 2,5 millions de Canadiens sud-asiatiques, 1,7 million de Canadiens chinois, 1,5 million de Canadiens africains… aux identités nationales fortes ou conquérantes. De sorte qu’on peut se demander si le Canada existera demain.
En remportant l’élection présidentielle roumaine face au souverainiste George Simion, Nicusor Dan met un coup d’arrêt à la poussée populiste. Mais le plus dur commence : le nouveau président devra s’attaquer à la fracture profonde entre légitimité des urnes et autorité judiciaire, faute de quoi le clivage qui divise le pays continuera de s’envenimer.
L’Europe se réveille avec les résultats officiels de l’élection présidentielle roumaine : Nicusor Dan, candidat libéral indépendant, l’emporte face au souverainiste George Simion à 53,6 % contre 46,4 %. Cette élection tendue, scrutée par tous les observateurs européens, a enfin pu être menée à son terme ce dimanche 18 mai. Après l’annulation des résultats d’un premier scrutin en décembre 2024 par la Cour constitutionnelle du pays, les enjeux étaient très élevés pour les libéraux et les souverainistes.
Clivage durable
Nicusor Dan, maire de Bucarest avant de se présenter à la présidentielle, s’était fait connaître pour son combat contre la corruption, sujet sensible dans le pays. Il avait été, dès décembre 2024, un partisan de la fermeté face à Călin Georgescu, accusé de fraudes et de liens avec des acteurs étrangers au cours de l’élection – les liens avec la Russie n’ont pas formellement été prouvés par la justice.
Nicusor Dan s’était qualifié pour le second tour en devançant de moins d’un point le candidat de la coalition gouvernementale – qui va du parti social-démocrate aux autonomistes hongrois – dans un duel visant à choisir le champion du camp « libéral », contre les « populistes ». Face à la percée inattendue de Călin Georgescu en novembre 2024, un clivage durable s’est installé en Roumanie entre les partisans de l’Union européenne et d’un alignement sur l’OTAN tourné résolument contre la Russie, et les souverainistes, au style « populiste », qui souhaitent prendre leurs distances avec l’UE et négocier leur soutien à l’Ukraine.
L’intérêt de cette élection réside pour nous autres Européens dans le fait que la Roumanie soit devenue depuis décembre dernier une sorte de laboratoire, de terrain d’observation de la réaction « libérale » face au « populisme ». S’y pose de manière claire et nette ce que l’on peut appeler le « dilemme libéral », c’est-à-dire la confrontation entre deux légitimités : l’une judiciaire, l’autre populaire.
Face à la montée de meneurs souverainistes, « populistes », affichant des convictions conservatrices favorables au respect des mœurs traditionnelles de leurs peuples, mais dont les accointances sont parfois réellement problématiques et les méthodes outrepassent parfois la loi, celle-ci sévit contre eux, jusqu’à les priver d’élections. Le pouvoir judiciaire interfère alors avec la délibération démocratique, au nom de la légitimité qu’elle tire de son autorité, l’État de droit. Toutefois, dans le cas roumain, la décision de justice était contestable, tant dans la forme que dans le fond. Cela pose ainsi la question qui taraude tous les « libéraux » inquiets de la montée des « populismes » en Europe : jusqu’où peut-on aller au nom de l’État de droit ?
La vague populiste arrêtée à Bucarest
Si l’on peut discuter la pertinence de la décision de justice qui a privé Călin Georgescu d’élection, force est de constater que le narratif « populiste » a été mis en échec. L’idée d’élire un président qui conteste une décision de justice, qui porte un soutien indéfectible à un homme accusé d’entretenir des liens étroits avec la Russie, a été un repoussoir pour une majorité des électeurs roumains. Le score éclatant de George Simion au premier tour (41 % au total, 60 % dans la diaspora) a clairement motivé de nombreux abstentionnistes, dans le pays comme à l’étranger, à voter pour ce second tour, qui a connu une participation de 65 %, soit 12 points de plus que le 4 mai. Le vote de la diaspora, quant à lui, est passé de 956 000 à plus d’1,6 million de personnes.
Il serait exagéré de prétendre que c’est le « libéralisme » dans son entièreté qui a vaincu le « populisme » dans cette élection. Nicusor Dan est lui-même une personnalité singulière au sein de la mouvance pro-européenne. Il s’est fait connaître pour son combat contre la corruption et a fondé le parti USR en 2016 dans cet objectif. Il a été le tenant d’une ligne ferme face à Călin Georgescu et, ce, dès les premières accusations de fraude. Sa qualification au second tour de la présidentielle s’est faite face au candidat de la coalition gouvernementale, alors qu’il concourait sans l’étiquette d’un parti. De son côté, George Simion a lancé le parti AUR en 2019, qui est le premier parti de droite radicale à obtenir un poids significatif dans l’histoire contemporaine du pays. C’est une des leçons à retenir : la démonétisation des partis traditionnels en Roumanie. Finalement, le second tour s’est réduit à un affrontement entre un candidat sans bannière (Dan) et le tenant d’une posture antisystème (Simion).
La victoire de Nicusor Dan a été claire, sans ambiguïté, avec plus de 800 000 voix d’avance sur son adversaire. Elle a le mérite de réconcilier les deux légitimités qui s’opposaient dans le discours de George Simion et du camp « populiste ». La légitimité judiciaire, qui a annulé le scrutin précédent, a été rejointe par l’approbation des urnes et la délibération démocratique, et cela d’autant plus fortement qu’elles l’emportent sur le candidat qui contestait la décision de justice.
Pour autant, peut-on considérer que cette victoire contre le « populiste » marque le dépassement du « dilemme libéral » ? Non. La Roumanie se trouve dans un « moment schmittien », une phase flottante de sa démocratie, dans laquelle les deux camps se regardent comme seuls légitimes. Chaque élection devient un référendum contre le camp d’en-face, dans une lutte agonale, un affrontement intense et possiblement dangereux, dans laquelle la question des moyens employés pour faire barrage à l’ennemi se posera de nouveau. Cette élection ne marque nullement la fin du souverainisme roumain : l’ombre de Georgescu continuera de planer, tandis que George Simion est à la tête de la première force d’opposition au parlement.
Si le « populisme » a subi une défaite dimanche soir, il reviendra, et plus puissamment qu’aujourd’hui, si le camp « libéral » ne sait pas recoudre les deux légitimités séparées.
Auteur de grosses machines boursouflées comme Spartacus, Yvan le Terrible ou L’Age d’or, des ouvrages emblématiques de la culture soviétique, véhiculant une idéologie, un style lourd comme un rideau de fer, le Brejnev du tutu a dominé en autocrate le Ballet du Bolchoï durant trente ans. Né à Leningrad en 1927, Iouri Grigorovitch disparaît à l’âge de 98 ans, après avoir vécu sous des régimes totalitaires au cours desquels il s’est remarquablement bien épanoui.
Le grand artisan de la glaciation
Il aura régné sur le monde du ballet russe à l’image du sinistre Léonid sur l’Union soviétique. Il n’est pas indifférent de savoir en effet que Iouri se saisit de la direction du Ballet du Bolchoï en 1964, l’année même où Léonid Brejnev conquiert le Kremlin, qu’il en est évincé en 1994, au moment de la perestroïka… et qu’il y revient en 2008, après la mainmise de Poutine sur la Russie et le retour à la dictature.
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Vite devenu le chorégraphe-phare du régime, Grigorovitch incarnera tout ce que le communisme russe a su générer de haïssable, tout ce que le ballet soviétique aura représenté d’emphatique, de dogmatique et de ridicule. Aussi habile devant les puissants qu’impitoyable vis-à-vis de ceux soumis à sa loi, il a été le grand artisan de la glaciation du ballet dans son pays, comme les Brejnev et autres Tchernenko l’ont été du bloc soviétique. Artiste du Peuple de l’URSS, prix Lénine, titulaire de l’ordre de Lénine, héros du Travail socialiste : son palmarès à lui seul claironne ce que fut le personnage.
Le tyran du Bolchoï, les tyrans du Kremlin
Le seul fait qu’il se soit maintenu durant trois décennies à la tête du Ballet du Bolchoï, dont le pouvoir a fait un instrument de propagande au sein de l’empire soviétique comme partout ailleurs dans le monde, dit bien comment il a su s’aplatir devant les tyrans du Kremlin, flatter leur goût du spectaculaire, du martial, du tonitruant. Bref de ce qui aura constitué longtemps le style déplorable du Bolchoï et qui aura également permis de remplir en France les palais des congrès achalandés par les comités d’entreprise, les syndicats proches du parti communiste français, mais aussi les pires des réactionnaires sévissant dans les milieux culturels, et singulièrement dans la calamiteuse arrière-garde du monde de la danse.
Alors qu’au Théâtre Marie, le Mariinsky rebaptisé Kirov par les staliniens, le conservatisme russe reproduit toujours les grâces fanées de l’école impériale et de l’héritage de Marius Petipa, Grigorovitch, à grands coups de faucille et de marteau, imposera au Bolchoï et contribuera à imposer dans tout l’empire comme dans les pays amis, de Cuba à Pékin, en passant par Berlin et (un peu seulement) par Varsovie, un genre héroïque et grandiloquent. Brossant de vastes fresques très politiques visant à exalter aussi bien le nationalisme russe que l’idéologie fétide du Parti, il donne dans un style exalté, martial, qui finit par faire hurler de rire tant il est démonstratif. Avec lui, une virtuosité de stakhanoviste, un lyrisme victorieux de maréchal de l’armée rouge, un expressionisme outrancier de cinéma muet renforcent la marque de fabrique du ballet soviétique. Le tout figé dans un académisme glacial qui est un joli révélateur des impostures dans lesquelles a sombré la société ainsi que de la congélation dont la Russie et les républiques vassales sont les victimes plus ou moins consentantes. En passant, Grigorovitch étouffe définitivement toutes les velléités d’innovation tentées par d’autres que lui, déjà pourchassés il est vrai du temps de Lénine et Staline.
Grandguignolesque
La révolte des esclaves dans son ballet Spartacus (musique ampoulée de Khachaturian), un péplum créé en 1968, l’année de l’écrasement du Printemps de Prague, aurait certes eu de quoi soulever l’enthousiasme des grands naïfs si le régime soviétique qui stipendiait Grigorovitch n’avait pas fait de tant de nations voisines des esclaves du Kremlin. Et si l’emphase du chorégraphe n’était pas devenue carrément grotesque.
Même chose avec le patriotisme d’Ivan le Terrible, (1975), si ce patriotisme nationaliste russe n’étranglait pas une large portion de l’Europe. Et si son écriture n’était pas à ce point grandguignolesque.
Grigorovitch a été le mouvant laquais du plus sinistre des régimes survenus en Europe après la chute de l’hitlérisme. Il a contribué à faire croire à des millions de spectateurs crédules que l’Union soviétique était un idéal et que tout ce qui s’y faisait était exceptionnel. Il aurait sans doute aussi bien servi le nazisme ou le fascisme mussolinien s’il était né allemand ou italien. Tant il est vrai qu’il y a toujours des artistes assez dévoyés pour se faire les chantres des pires régimes. Ou du moins pour s’en accommoder sans l’ombre d’un scrupule.
Seuls les artistes peuvent mettre la violence en majesté. Deux expositions en témoignent : Artemisia Gentileschi fait du crime un théâtre baroque et Guillaume Bresson chorégraphie les bastons contemporaines. Quatre cents ans les séparent mais ils drapent la brutalité d’une même virtuosité.
Scandale : la violence est de retour en France. Incivilité, ensauvagement, barbarie, elle revient parée de sa robe couleur orange mécanique. Individus décapités, égorgés, giflés, insultés, menacés, adolescents harcelés et poignardés, adultes passés à tabac, personnes âgées violées, parole politique égoutière, hargneuse, nimbée d’infamie. On ne s’y attendait pas. On a pourtant tout fait pour que cela n’arrive pas. On a décrété s’être définitivement sevré de l’histoire, de ses affres comme de ses coups d’éclat, on a confié à un arsenal d’organismes le maintien de la paix perpétuelle dans le monde, on a dit oui à la non-violence quotidienne dans notre société comme on dit oui le jour du mariage, l’air solennel et pour les siècles des siècles, on a psalmodié les évangiles du vivre-ensemble à l’école et à la télé pour enfin institutionnaliser le « plus jamais ça ». La guerre, oui, mais seulement contre le Covid, bien calé dans son canapé ou au balcon de son appartement à faire la claque pour les « soignants ». La guerre, peut-être, mais pas avant d’avoir reçu le manuel de survie dans sa boîte aux lettres privative.
En attendant, exit la violence : pas de fessées aux enfants, pas de baston à la récré, pas trop de rouge sur les copies des élèves, pas de domination sexuelle dans les alcôves, mais du respect à la pelle, des vêtements faits avec amour, des plats 100 % partage, de l’érotisme bienveillant, de l’épanouissement jusqu’au quatrième âge, de la pédagogie en toute chose, les bons mots sur les mauvaises actions, des cours d’empathie, de la médiation, du rappel à la loi, de la co-construction, du faire-société, de la dignité en veux-tu en voilà et des good vibes à gogo. Malgré tous ces efforts, les digues ont cédé. Parti en croisade contre l’essentialisation, l’assignation à résidence de soi-même, les macro-violences de la culture occidentale, les micro-violences de la langue, les violences policières, les violences sexistes et sexuelles (VSS), la maltraitance animale et le cri de la carotte, on s’interroge, interloqué : comment peut-on encore être violent en 2025 ? – comme Montesquieu faisait s’interroger naguère la société parisienne dans ses Lettres persanes, « Comment peut-on être Persan » en 1721 ?
La violence est devenue une énigme. On la croit d’un autre temps, comme on pense certaines maladies définitivement disparues de la surface de la terre. On est surpris de la voir revenir comme on s’étonne de voir réapparaître, ici ou là, la tuberculose et la syphilis. À vrai dire, on croyait pouvoir prolonger l’après-guerre fantasmé bien après la guerre, avec son insouciance et sa douceur de vivre à la Robert Doisneau, Baiser de l’hôtel de ville, enfance gentiment friponne, humaine tendresse des rues. Devant le fait accompli, et à défaut d’être capable de la faire reculer vers le fond des âges, on la rebaptise « ultra-violence » (on rebaptise toujours ce qui n’a pas changé) et on prie pour que la bienveillance générale exerce sur elle son formidable pouvoir de sidération.
C’est à cette violence, la nôtre, que nous convient deux expositions : Artemisia Gentileschi au musée Jacquemart-André (Paris) et Guillaume Bresson au château de Versailles. A priori, rien de commun entre ces deux artistes : un peintre baroque du xviie siècle et un peintre figuratif contemporain. Et pourtant.
Artemisia Gentileschi (1593-vers 1654) occupa une place déterminante au sein de l’élite de son temps. Admirée par Ferdinand de Médicis et Philippe IV d’Espagne, passionnément aimée et financièrement aidée, au sein d’un triangle amoureux, par le noble florentin Francesco Maria Maringhi qu’elle finit par ruiner, très consciente de la valeur de ses œuvres, première femme à fonder et à diriger un atelier d’artistes, Artemisia n’est pas cette héroïne MeToobaroque que notre époque goulûment victimaire se plaît à voir en elle. Violée à l’âge de 18 ans par Agostino Tassi, un ami de son père, son art ne fut ni la catharsis ni l’autobiographie picturale de son traumatisme de jeunesse, comme le montrent Asia Graziano et Claudio Strinati dans le magnifique ouvrage que lui consacrent les éditions Citadelles & Mazenod. La géniale artiste ne peignit pas plusieurs versions de Judith et Holopherne (1620 et 1621) pour venger sa race, mais parce que l’histoire ancienne était alors un topos chez les peintres. En revanche, elle apporta à la décapitation du général assyrien la théâtralité d’une violence inouïe, empoignée à pleines mains, perpétrée par des bras de femmes – Judith et sa servante Abra – armées dans leur nudité vengeresse par la lumière du crime, un crime qui jaillit du cou tranché de l’ennemi pour rejaillir sur le visage des héroïnes, concentré sur le déroulement de la mort. Dans la version de la galerie des Offices (Florence), les jets de sang qui ruissellent le long de la couche d’Holopherne éclaboussent la lourde étoffe de la robe de Judith, jusqu’à sa poitrine et peut-être son âme, en une constellation de taches rouges.
À quatre cents ans de distance, ce sang chaud, versé le sourcil légèrement froncé et les lèvres silencieuses, nous éclabousse les yeux et nous glace le regard. Même chose pour Jaël et Sisara (1620) avec ce piquet de tente que Jaël s’apprête à enfoncer à l’aide d’un marteau dans la tête du général cananéen reposant dans un demi-sommeil entre ses cuisses. Chez Artemisia, la violence s’est faite théâtre. Elle a la densité de la matière et l’éloquence du geste. Elle imprègne les drapés virtuoses, rouges, bleus et or, fait luire le sang, les dentelles et les bijoux florentins à la lueur d’une simple bougie. Elle bat les tempes de Marie-Madeleine, les paupières rougies et gonflées par les larmes, ses beaux cheveux blond vénitien en pleurs. Elle colore d’un rose discrètement haletant les joues de Judith, donne des serpents à Cléopâtre, des couteaux à Lucrèce, des ciseaux à Dalila, des colliers de perles défaits à sa Madeleine pénitente et des rêves d’amour à sa Vénus endormie. Un amour cru, lui aussi, derrière les voiles diaphanes, les boucles d’oreille et les paupières closes : « Votre Seigneurie me dit que vous ne connaissez pas d’autre femme que votre main droite, que j’envie tellement, car elle possède ce que je ne peux posséder moi-même. Je voudrais vous prier de tout cœur de vous exécuter sur mon portrait »,écrit Artemisia à son amant et protecteur Francesco Maria Maringhi, le 26 juin 1620.
Chez Guillaume Bresson (né en 1982), la violence prend les traits d’une chorégraphie baroque exécutée en survêtement dans des parkings souterrains, sur des dalles d’immeuble ou aux abords d’une station-service. Nourri de l’art du Tintoret, du Caravage et de Poussin, Bresson peint la violence anonyme des banlieues, avec ses rixes sordides, ses affrontements claniques et sa grande solitude. Il y a du Vélasquez dans les pieds qui semblent à peine toucher le sol, du Picasso dans les néons blafards et les lampadaires impuissants qui éclairent le drame. Vue à travers des siècles de peinture ancienne et moderne, notre violence contemporaine quitte ainsi l’esthétique photographique de l’hyperréalisme, renoue avec les représentations du Jugement dernier et du massacre des Innocents pour offrir une vision renouvelée du corps à corps, de la condition humaine et de sa chute inexorable. Bonheur de l’art contemporain lorsqu’il cite la peinture comme on cite un vers ou la première phrase d’un roman, lorsqu’il reprend tout à son compte sans rien détruire mais pour tout dépasser. Dans ces bagarres de sous-sol et de rue qui se déroulent sous nos yeux, on encaisse les coups de pinceaux en cherchant du regard coups de pied, coups de poing, battes et projectiles. La violence éternelle en jogging-tennis a le drapé d’une Artemisia Gentileschi et le clair-obscur d’un Caravage : la lumière frappe les corps dans les ténèbres et l’histoire des hommes vient se loger dans la subtilité du pli, blessure parmi les blessures. Le geste est le même depuis toujours : bras tendu pour frapper ou pour ramasser un corps tombé à terre.
Installées dans les salles d’Afrique du château de Versailles, devant les œuvres monumentales et chamarrées qu’Horace Vernet consacra à la conquête de l’Algérie, les œuvres sans titre de Guillaume Bresson interrogent notre sacro-sainte indignation devant le retour d’une violence dont on pensait naïvement qu’elle pourrait se dissoudre dans la cofraternité virtuelle d’un peuple sans histoire – le nôtre. Cocasse : on va finir par aller au musée non pas pour rêver ou pour admirer, mais pour regarder la vérité en face. La violence n’a pas déserté l’Occident bercé par ses rêves d’ataraxie historique ; si elle se banalise, c’est qu’on a voulu l’oublier. Les héroïnes d’Artemisia Gentileschi ne sont pas plus étonnées devant la violence que la jeune femme que peint Bresson assise au milieu de la bagarre, et qui consulte son téléphone portable, totalement imperturbable (Sans titre, 2007). Un coup de pinceau jamais n’abolira la blessure.
À voir
« Artemisia : héroïne de l’art », musée Jacquemart-André, Paris, jusqu’au 3 août 2025.« Guillaume Bresson – Versailles », château de Versailles. Jusqu’au 25 mai 2025.
À lire :
Asia Graziano et Claudio Strinati, Artemisia Gentileschi, Citadelles & Mazenod, 2025, 320 pages
Mahmoud Abbas exhorte le Hamas à céder le pouvoir à Gaza et à remettre ses armes à l’Autorité palestinienne. Président de l’Autorité palestinienne depuis plus de vingt ans (!), cet homme présenté comme modéré et placide estime que le Hamas a offert à Israël des prétextes pour commettre ses «crimes dans la bande de Gaza».
Il est un peu plus âgé que le Pape François qu’il a rencontré à plusieurs reprises. Comme lui, il dirige un État qui n’en est pas un, comme lui il aura un successeur après sa mort. Là s’arrêtent les ressemblances : il n’y aura ni conclave, ni fumée blanche. Mahmoud Abbas, recordman mondial du plus long mandat présidentiel de quatre ans (vingt-et-un ans actuellement), a indiqué qui le remplacera à la tête de l’Autorité Palestinienne : ce sera son collaborateur le plus proche, Hussein al-Sheikh, dont plusieurs journaux occidentaux vantent déjà la modération et les relations avec Israël. Palestinian Media Watch nous met en garde. L’homme est un fervent partisan défenseur du programme Pay-for-Slay qui a transformé pour certaines familles palestiniennes le meurtre d’Israéliens en investissement productif tout en accusant les Israéliens de laisser mourir leurs prisonniers faute de soins, une déclaration qui a dû aller droit au cœur des neurochirurgiens qui en leur temps avaient opéré Yahia Sinwar de sa tumeur cérébrale.
Hussein al Sheikh avait déclaré qu’il était un admirateur du Hamas
Cette admiration, c’était avant la récente sortie de Mahmoud Abbas, qui le 24 avril a traité les dirigeants du Hamas de « fils de chiens » parce qu’ils ne voulaient pas libérer les otages.
Certains se félicitaient de son discours soi-disant humaniste alors que cet homme n’a jamais émis de critique sur les massacres du 7-Octobre et que le reproche qu’il fait au Hamas n’est pas d’avoir pris des otages, mais d’avoir de ce fait donné un prétexte aux Israéliens pour intensifier ses opérations militaires dans la bande de Gaza et faire un génocide.
Sur le génocide, d’ailleurs, Abbas est un expert. Après deux ans passés à l’Université Lumumba de Moscou, réservée aux étrangers, il a reçu en 1974 le titre de Docteur, dont il aime s’affubler, pour une thèse portant sur la relation entre les sionistes et les nazis, dans la ligne de ce que les Soviétiques appelaient alors « l’antisionisme scientifique ». Cette thèse n’a jamais été publiée, mais on en connait le contenu par un livre édité en 1984 en arabe sous le titre « L’autre face des relations secrètes entre le nazisme et le sionisme », livre dont la couverture présente deux soldats côte à côte: l’un avec la croix gammée, l’autre avec l’étoile de David.
Les sionistes ont été les complices des nazis et s’ils n’ont pas été jugés à Nuremberg : c’est que les Juifs contrôlent les médias. Quant à Eichmann, il a été enlevé parce qu’il menaçait de faire des révélations sur ses négociations avec les sionistes. Les historiens sérieux sont d’accord avec cette vision des choses, en particulier le célèbre professeur Faurisson. Les assassinats de Juifs, évidemment pas six millions bien entendu, et pas dans des camps où les gaz ne servaient qu’à éliminer les microbes, mais quelques centaines de milliers, sont bien, a dit Abbas en 2014, le plus grand crime de l’histoire. On a cru qu’il avait répudié le négationnisme de sa thèse. C’était faux, car autour de lui il accusait les sionistes d’être responsables de ce crime qui leur permit d’obtenir un État sur le dos des Palestiniens.
Ce n’est pas d’ailleurs qu’il prenne les Juifs assassinés pour des victimes innocentes : en 2018 et plusieurs fois depuis, il a déclaré que la persécution des Juifs n’était pas due à l’antisémitisme, mais à leur rôle néfaste dans la société. Enfin, en 2022, face au chancelier allemand Olaf Scholz, il a déclaré qu’Israël avait commis « 50 holocaustes » contre les Palestiniens depuis 1947. Anne Hidalgo lui a alors retiré la médaille de la ville de Paris. Si Abbas n’est pas aujourd’hui un négationniste de la Shoah de la pire espèce, je ne sais pas qui l’est.
Mais ce négationnisme ne se limite pas à la Shoah
En 2023, Mahmoud Abbas a déclaré que les Juifs ashkénazes n’avaient rien à voir avec les anciens Hébreux et qu’ils étaient les descendants des Khazars, un peuple turco-mongol d’Asie centrale dont une partie s’était convertie au judaïsme, au VIIIe siècle. C’était une thèse que l’écrivain Arthur Koestler avait défendue il y a cinquante ans, avec quelques difficultés pour expliquer pourquoi ces descendants de Mongols s’étaient mis à parler yiddish. C’est aussi une thèse que défend Shlomo Sand dans son trop célèbre livre de 2008 « Comment le peuple juif fut inventé ». Ce qui pouvait être discuté il y a quelques années ne peut plus l’être aujourd’hui devant l’accumulation de données génétiques qui confirment l’origine au Moyen-Orient des Juifs ashkénazes. Mais Mahmoud Abbas n’a cure des travaux qui ne confirment pas ses préjugés.
Le 23 avril 2025, dans le même discours où il s’en est pris au Hamas, Mahmoud Abbas, vitupérant les risques que les Israéliens faisaient courir à la mosquée Al-Aqsa, a prétendu que les vrais lieux du judaïsme antique se trouvaient au Yémen. Quand j’ai appris cette déclaration, un souvenir m’est revenu à la mémoire. En 2010, j’ai longuement rencontré Mahmoud Abbas. La première phrase que je lui ai dite était la suivante : « Monsieur le président, votre chef de cabinet a déclaré la semaine dernière que les Juifs n’ont aucun lien historique avec Jérusalem. Ne pensez-vous pas qu’il serait souhaitable d’annoncer que votre collaborateur s’est mal fait comprendre? »
Mahmoud Abbas répondit en bottant en touche. Je n’ai pas insisté, pensant qu’il ne voulait pas critiquer son collaborateur devant un étranger et la conversation porta sur le thème de l’occupation…
J’avais manqué le principal, tellement il était énorme : M. Abbas cherchait à insinuer vraiment l’idée que Jérusalem n’avait rien à voir avec les Juifs. Jérusalem se trouverait donc au Yémen. J’ai cherché à savoir d’où venait cette aberration.
Un dénommé Kamal Salibi, professeur à l’Université américaine de Beyrouth a écrit en 1985 que les lieux juifs bibliques se trouvaient en Arabie. Sa thèse reposait sur des proximités, très banales, de noms de lieux-dits arabes et des noms de Jérusalem, Hébron et Bethléem. Le livre a été démoli par les quelques spécialistes qui l’ont lu, mais il a apparemment continué un travail de sape souterrain. Le docteur Abbas, dont la précision n’est pas le fort, confond entre le sud du Yémen, où a existé un royaume juif et le sud de l’Arabie Saoudite, l’Asir, dont parle M. Salibi. Mais qu’importe!
Mahmoud Abbas dirige une organisation corrompue, inefficace et détestée. Mais dans le monde des vérités alternatives et du complotisme antisémite, il peut se prévaloir d’une ancienneté et d’une ténacité impressionnantes. Rien qui lui permette de réclamer l’administration de Gaza. Et encore moins rien qui lui fasse mériter le qualificatif d’homme de paix…
Dans la campagne anglaise, Louise Murguia, une promeneuse bien intentionnée recueille un agneau blessé pour le sauver des « cruautés de l’élevage ». Attentionnée mais peu professionnelle, elle est condamnée par le tribunal à un traitement de six mois contre l’alcoolisme et à six jours de stage de réinsertion sociale !
L’histoire se déroule dans le charmant village du Dorset, Sturminster Newton, qui a inspiré à Thomas Hardy le « Val des petites laiteries » servant de cadre à son chef-d’œuvre Tess d’Urberville.
Je suis vegan et je le reste…
À perte de vue, c’est une mosaïque irrégulière de petits champs, qui ne sont hélas plus divisés par les haies anciennes décrites par l’auteur naturaliste. Le 23 mars, tandis qu’elle promène son chien dans la campagne, une habitante du cru, Louise Murguia, avise dans un pré un agneau qui lui semble avoir la patte cassée. La quadragénaire décide alors de recueillir l’animal chez elle. Sans toutefois en aviser l’éleveur ni consulter un vétérinaire. Dans la foulée, elle poste sur les réseaux sociaux le récit de sa bonne action. « Je suis végétalienne, y écrit-elle. Vous pouvez me détester si vous voulez. J’aime et je respecte les animaux. »
La publication devient vite virale, car Murguia y détaille les traitements qu’elle prodigue au petit mouton : chaque matin un biberon de lait de vache pour le requinquer suivi d’un shampoing pour rendre sa laine aussi blanche que dans Le Petit Prince. Si beaucoup d’internautes applaudissent ces soins censés être autrement plus éthiques que les cruelles méthodes agricoles, certains comprennent vite que la bête est en danger de mort. Alertée, la police se rend trois semaines plus tard au domicile de Mme Murguia, où l’ovin est retrouvé dans une chambre à coucher très amaigri. Alors qu’à son âge, le poids moyen d’un « Dorset Down » est de dix kilos, celui-ci en pèse seulement cinq. « Je suis soulagé qu’il soit vivant, mais choqué par son mauvais état, déclarera plus tard son propriétaire. Il a fallu plus d’une semaine de soins médicaux intensifs pour assurer sa survie. »
La sauveteuse autoproclamée vient quant à elle d’être condamnée par le tribunal à un traitement de six mois contre l’alcoolisme et à six jours de stage de réinsertion sociale.
Jean-Max Méjan décrypte, minute par minute, « La Traversée de Paris », film de Claude Autant-Lara (1956) dans un ouvrage illustré (paru chez Gremese) qui restitue parfaitement l’atmosphère de la nouvelle de Marcel Aymé. Un monument du cinéma français qui n’a pas fini de propager son onde noire. Une œuvre qui distille le souffre de la tragédie et l’humour carnassier d’un dialogue magnifié par Gabin, Bourvil et de Funès
En plein Festival de Cannes où le démago copine avec le doctrinaire, où le confort intellectuel confine au grotesque, le public des salles obscures reste sur sa faim. Il attend son Grand film français qui soulèvera la bronca des bien-pensants et laissera en bouche une sorte de malaise. Une gêne. Une indisposition nationale. Quelque chose qui, presque soixante-dix ans plus tard, suscite toujours la controverse et l’admiration, le débat houleux et l’horizon cadenassé.
La cicatrice des pays désavoués ne se referme pas de sitôt, elle germe dans nos esprits, chacun s’imagine ce qu’il aurait fait en pareille situation, se satisfait de son humanité triomphante, se croit plus courageux ou rusé que son voisin, moi j’aurais agi autrement, moi j’aurais résisté, moi j’aurais fui, moi, moi, moi. Autant-Lara dégonfle les postures morales et les bonnes consciences à titre posthume. Entre le port de l’étoile et la course aux savonnettes, qui peut se targuer d’avoir eu les mains propres ? Le vert-de-gris avait recouvert les murs de la capitale et souillé les dernières illusions. Dans un réalisme stylisé, la fin de la guerre n’est pas si éloignée, les Trente Glorieuses n’ont pas encore déversé en 1956 leur consumérisme à outrance, les plaies ne demandent qu’à exulter. Dans ce Paris nuitamment recréé, Autant-Lara pose les pions de la tragédie. L’engrenage est là, il suffit de laisser courir, il emportera les âmes, balayera tout sur son passage. La machine à broyer est lancée. Le scénario de Jean Aurenche et Pierre Bost n’offre aucune porte de sortie à ses protagonistes. Personne ne sortira indemne de cette soirée-là, valises à la main, cochon découpé et emmailloté, à la merci des policiers en maraude et des Allemands en majesté, le ressentiment et la peur seront leurs seuls alliés. Autant-Lara regarde la désunion des Hommes à la manœuvre, leur complexité et leur versatilité, leur fracas et leur misère, leur incommunicabilité et leur étrangeté, il les prend tels qu’ils sont, dans leur veulerie et leur dénuement. En temps de guerre, les rancœurs, les jalousies, les compromissions sont, par nature, exacerbées, elles sautent à la gorge. Autant-Lara, ni moraliste, ni bienheureux illusionniste, plutôt sec, maigre comme une côte de porc, n’influe pas sur le destin implacable, sombre, rugueux de ce tandem improbable que tout oppose. Les ailes de malheur se déploieront sans son aide sur Martin (Bourvil), l’ex-chauffeur de taxi et Grandgil (Gabin), le peintre en recherche de frissons. Et cependant, Autant-Lara éclaire cette Traversée tragi-comique d’un dialogue savoureux où l’anarchisme et le contre-pied dégomment tous les raisonneurs de salon. C’était donc ça l’Occupation, le marché noir et les affres du quotidien, les combines et la survie, le STO promis au chômeur et Mariette, l’amie de Martin, joliment habillée malgré une économie de restriction, les gros profits dans les caves et la débâcle dans la queue de l’épicier.
Jean-Max Méjean nous conte cette odyssée de la débrouillardise sous l’œil malveillant de l’occupant dans un récit minuté. Il ajoute à sa chronologie fine qui s’attache à décrire chaque scène, en expliquant la beauté et la profondeur du propos, tout un appareil critique nécessaire à la compréhension de l’ensemble : le synopsis, le casting et notamment les coupures de presse de l’époque. Car La Traversée a rué dans les brancards dès sa sortie, le spectateur d’hier et d’aujourd’hui est secoué dans ses propres convictions, il ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer, si le morceau de bravoure de « salaud de pauvres ! » est monstrueux ou génial, cathartique ou désabusé, littéraire ou assassin. Si « le 45 rue Poliveau » est un jeu de miroir ou une bouffonnerie grandiloquente. Si les Affreux sont la majorité de notre espèce ou des exceptions. Si la grandeur d’âme n’est pas un luxe quand le topinambour est la seule denrée comestible. Le pessimisme et la noirceur inhérents au texte de Marcel Aymé et les intentions initiales d’Autant-Lara sont quelque peu gâchés par une fin volontairement « optimiste » voulue par la production. La nouvelle parue dans Le Vin de Paris opte pour une autre radicalité ; Grandgil est tué dans son appartement par un Martin à bout de nerfs, ulcéré par la désinvolture de son « commis » d’un soir. Dans le film, les deux compères, parfois complices, souvent antagonistes, se retrouvent après la Libération, sur le quai d’une gare, dans leur rôle respectif. Immuable. La guerre n’aura modifié d’aucune manière leur impossible amitié, ils appartiennent chacun à des classes sociales différentes et leurs psychologies s’avèrent incollables.
« Cette fin, par rapport à celle de la nouvelle de Marcel Aymé, se voudrait être un happy-end mais, à bien y regarder, elle reste tout de même très triste dans la mesure où Martin semble être le jouet du destin et Grandgil son protégé, à la manière de deux personnages de la comédie italienne » écrit Jean-Max Méjean. Il y a les porteurs de valises et les donneurs d’ordre. Chacun son camp. Truffaut qui n’avait pas été tendre avec le cinéma « théâtral » d’Autant-Lara est conquis par La Traversée : « Son film […] est d’une méchanceté ahurissante pour tout le monde, c’est du venin craché aussi généreusement que de l’hémoglobine ». Le tour de force de ce film est de continuer à bouleverser notre perception ; à chaque visionnage, on prend le parti de l’un ou de l’autre. C’est la signature d’une réussite artistique.
La Traversée de Paris – Jean-Max Méjean – Les films sélectionnés – Collection dirigée par Carole Aurouet – Gremese 102 pages
Nous avons appris la disparition du chanteur Werenoi, mort samedi à 31 ans. Le numéro 1 des ventes de disques en France était inconnu de tous les membres de notre rédaction – et même de notre cheffe Elisabeth Lévy dont le travail consiste pourtant à tout savoir. Nous vous proposons d’écouter la chronique radio de cette dernière.
Werenoi a été fauché en pleine jeunesse et en pleine gloire, nous dit Le Monde. Jérémy Bana Owona était numéro un des ventes en 2023 et 2024, 5ème artiste sur Deezer avec un milliard de streams, et ses clips cumulaient des millions de vues sur YouTube. Or, comme pratiquement tous mes amis consultés hier, même les jeunes (mais mes jeunes amis sont très vieux monde), je n’en avais jamais entendu parler.
Je le regrette. J’ai écouté quelques titres ; c’est assez beau et mélodique. Il raconte la France des banlieues, mais il ne critique jamais les forces de l’ordre, les juges ou la France. « Werenoi évite les sujets qui fâchent, religion, politique, conflit israélo-palestinien » m’apprend Léna Lutaud dans Le Figaro[1]. Quand tant d’autres se servent du rap pour maudire les kouffars de Charlie Hebdo ou la France, ça me le rend très sympathique.
Un triste symbole
Il était très discret, loin de l’image du rappeur bling-bling plus connu pour ses frasques et sorties crypto-islamistes que pour sa musique.
Ce qui me frappe, c’est qu’il était une star pour les uns, et pourtant inconnu pour des millions de Français. David Doucet se demande ainsi dans Le Point s’il n’est pas le symbole d’une France qui ne chante plus ensemble[2].
Le fossé générationnel a toujours existé. Mes parents n’écoutaient pas les Stones. Mais, ils savaient que les Stones existaient. Il y avait une culture populaire commune, véhiculée par les mass medias. Tout le monde écoutait les mêmes radios. Ma mère et moi, on fredonnait les mêmes tubes. Et à l’école, les gosses avaient vu le même film.
La technologie a accompagné la fragmentation culturelle de nos sociétés. Comme le dit Michel Maffesoli, il y a des tribus virtuelles qui se croisent peu. Cela recoupe en partie nos fractures identitaires. Certes, le rap est devenu la musique jeune – de tous les jeunes. Il est aussi en quelque sorte le soft power des quartiers ; il popularise leur argot et leurs références. Mais il ne produit plus ces tubes entonnés de 7 à 77 ans lors des mariages.
Comme le sport, la musique ne rassemble plus. Elle ne rassemble même pas d’ailleurs toute la jeunesse immigrée. Depuis la mort de Werenoi, et c’est bien triste, des musulmans revendiqués insultent la radio Skyrock qui annonce un hommage au rappeur, menacent les fans qui postent des extraits et appellent les plates-formes à retirer ses morceaux parce que la musique, c’est « haram » et que ça l’empêche d’aller au Paradis… Ces propos ont été dénoncés par l’entourage qui précise que seuls les clips – que j’imagine plus osés – seront indisponibles pendant le deuil.
On dira que ce sont quelques hurluberlus. Ça commence toujours par quelques hurluberlus. Après le voile dans le sport, la prohibition de la musique sera peut-être la prochaine bataille du salafo-frérisme.
Samedi, le public a massivement soutenu la chanteuse israélienne Yuval Raphael, rescapée du massacre du festival Nova. Notre contributeur veut voir dans ce vote le symbole d’une prise de conscience en Europe : face à l’islamisme radical perçu comme une menace contre les valeurs occidentales, les peuples se mobilisent là où des élites politiques de gauche ont failli.
Les Européens sont majoritairement nostalgiques de l’époque désormais révolue au cours de laquelle l’Eurovision sacrait des chanteurs aux ritournelles qui n’avaient d’autre prétention que d’apporter un peu de joie en plein milieu du mois du mai. Depuis quelques années, le concours est devenu une foire d’empoigne géopolitique en même temps que l’exposition de ce que l’idéologie LGBT a de plus outrancier. En la matière, Israël avait d’ailleurs été un des pionniers en faisant triompher Dana International, personnalité trans, à la fin des années quatre-vingt-dix.
12 points !
Samedi dernier, contrairement aux jurys dont on devine qu’ils étaient un peu partout composés des habituels donneurs de leçon, le public européen a largement plébiscité Israël, représenté cette fois-ci par une rescapée du pogrom du 7-Octobre. Si la chanson interprétée par Yuval Raphael fut l’une des plus émouvantes de la 69e édition du concours, expliquant en grande partie son succès, il ne fait guère de doute que d’autres facteurs expliquent l’enchaînement de « twelve points » attribués à Israël.
Et si la majorité silencieuse des Européens avait, en effet, également exprimé son exaspération de voir affichés partout le drapeau palestinien, l’antisémitisme drapé dans l’antisionisme, le soutien plus ou moins affirmé au Hamas par des personnalités de gauche et d’extrême gauche, les accusations de génocide répétées en boucle – comme si le fait de marteler érigeait une vérité -, les tags, les slogans et les stickers recouvrant les murs des bâtiments et les sièges des transports publics ? Et si les Français, les Belges, les Espagnols et tous les autres comprenaient inconsciemment que l’Etat hébreu était un avant-poste de l’Occident menacé par l’islamisme ? Je fais partie des Européens qui ont voté Israël pour ces raisons-là, j’en connais même qui ont voté plusieurs fois. Et je tiens à rassurer tout le monde : je n’ai été manipulé par personne.
Les réactions courroucées de ceux qui ont transformé la bande de Gaza en cause ultime de leur engagement sont révélatrices de leur haine et de leur stratégie de manipulation. En France, Rima Hassan y est allée d’un « Money Money Money » que n’aurait pas renié Dieudonné ; en théoricien du complot, Aymeric Caron a quant à lui suspecté Israël d’avoir truqué le concours. En Espagne, le Premier ministre socialiste Pedro Sánchez a appelé à exclure Israël lors des prochaines éditions et la télévision publique a diffusé un message de soutien aux Palestiniens avant la retransmission de l’événement.
Enquête en Belgique
Comme souvent, c’est en Belgique que l’on déniche les réactions les plus extrêmes et farfelues. Vooruit, le parti socialiste flamand, a demandé une enquête, rien que ça, sur le vote du public à l’Eurovision. La VRT, radio-télévision publique flamande, qui l’année dernière avait brièvement interrompu le programme pour afficher un message de soutien à la Palestine, remet désormais en cause sa participation au concours qu’il juge… trop politisé – à noter, amis français, que c’est un jury issu de la même VRT qui n’a attribué aucun point à Louane. Dans un article digne d’Edouard Drumont, le média en ligne 7sur7 a donné la parole à Raf Van Bedts, pour qui « il ne faut pas sous-estimer le pouvoir de la communauté juive ». Et voilà comment l’utilisation du terme « lobby juif » est devenue acceptable.
Sans rentrer dans des considérations touchant à ce qui se joue actuellement au Proche-Orient, on devine qu’Israël, exerçant en musique son soft power, couvrant le bruit assourdissant des discours de haine d’une minorité issue de la gauche, tient depuis samedi une douce revanche. Et peut-être que, pour le pays, pour reprendre le titre de la chanson de Yuval Raphael, un « nouveau jour se lèvera ».
Un prophète n’est méprisé que dans son pays et dans sa propre maison. Mt 13, 57.
Succède donc à Francesco l’Américano-péruvien Léon XIV, Robert Francis Prevost à la ville. Comme toujours, c’est le Saint-Esprit qui a guidé les cardinaux électeurs.
Vu que Sa Sainteté appartient à l’ordre de Saint-Augustin, il faut croire qu’il était prédestiné à devenir le vicaire du Christ.
De prime abord, son obédience augustinienne serait de nature à inquiéter car cet éminent docteur de l’Église professait une doctrine peu optimiste et même morbide sur le monde. Quelques exemples en vrac : les bébés morts sans baptême sont condamnés à l’enfer éternel; dans ses Confessions, il dit voir dans ses propres rapines alors qu’il était enfant des poires du voisin la preuve de la nature satanique du genre humain.
De surcroit, son enseignement scientifique est sujet à caution, notamment lorsqu’il explique que les anges volent en haute altitude car l’air y est plus volatil. Quant aux mouches, bien évidemment accueillies par Noé dans son arche, il avoue humblement ne pas comprendre les raisons de leur création.
Habile compromis
Mais que l’on se rassure : la Weltanschauung de Léon est empreinte de modernité.
Même la théorie des limbes, développée ultérieurement afin de faire contrepoids au rigorisme jugé quelque peu excessif de l’évêque d’Hippone (un modèle d’intégrité qui ne plaisantait pas avec le péché originel, on ne se refait pas), fut plus ou moins répudiée par Benoît XVI à titre de simple « hypothèse théologique » aux termes d’un rapport de 41 pages très méthodique et fouillé vu la gravité de la question. Et le bagage intellectuel de Léon est impressionnant : diplômé et enseignant en mathématiques et aussi en physique, ce qui implique des connaissances de pointe en aérodynamique.
La prédestination semble toujours d’actualité.
L’Esprit-Saint ne se manifeste pas seulement dans la Chapelle Sixtine lors des conclaves. Il donne un souffle à toutes les communications millimétrées du Saint-Siège, verbales et symboliques; la sémiotique n’a pas de mystères (dans tous les sens du terme) à la Curie romaine.
Par le nom qu’il a choisi, le pontife annonce emprunter les brisées de Léon XIII, connu pour sa doctrine sociale révolutionnaire pour l’époque, encore que l’on peut se demander s’il fait aussi sienne la conception de la Bible de son modèle : un livre ayant Dieu pour auteur direct, qui ne peut contenir aucune erreur, même concernant les faits scientifiques ou historiques. Et Léon XIV est apparu à la loggia portant une mozzetta rouge (veste), avec une étole brodée d’or et une croix pectorale dorée, sans doute un hommage au conservateur Benoît XVI. Un habile compromis entre la tradition et le modernisme affiché par François.
Alors, qu’attendre du pontificat de Léon? On ne peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il remette en question les contes de fées constituent le socle de la foi catholique depuis deux millénaires, notamment l’historicité des récits évangéliques : la marche sur les eaux, la multiplication des pains, la résurrection; les guérisons miraculeuses de Lourdes, etc.
D’emblée il exprime son empathie à l’égard des démunis sur la planète, ce qui inclut les migrants. Un discours bien ciblé depuis François vu que la clientèle de l’Église catholique se trouve plutôt dans le tiers-monde, étant donné le déclin général de la pratique religieuse dans les pays plus riches où la population a accès à la pensée rationnelle par l’éducation.
Controverse avec le vice-président américain
Doit faire ses preuves en matière de répression des crimes sexuels des clercs et affidés. Quel est son propre bilan à titre d’évêque en la matière? A voir. Le canoniste, donc juriste qu’il est, renoncera-t-il à la stratégie de « procédurite » méthodiquement pratiquée par François pour combattre les réclamations des victimes devant les tribunaux? A suivre.
Quant aux homosexuels, aux femmes, aux transgenres, aux médecins avorteurs, aux divorcés (remariés ou non), etc., grand bien leur fasse s’il adopte une attitude « progressive », mais les intéressés et intéressées seraient bien avisés de ne pas attacher une trop grande importance à son adoubement.
Notons une récente controverse théologique entre le pape François et le vice-président américain J.D. Vance; ce dernier déclarait : « Vous aimez votre famille, puis votre voisin, puis votre communauté, puis vos concitoyens… Après, vous pouvez vous concentrer sur le reste du monde. ». Ce néo-catholique a fait son saint patron de saint Augustin (encore lui…), celui-là même qui a donné ses lettres de noblesse au concubinage en donnant le jour à Adéodat. JayDee invoque donc sa doctrine de l’« ordo amoris »(reprise par Saint-Thomas d’Aquin), à l’appui de la politique migratoire du président Trump. Pour sa part, François évoque une « fraternité ouverte à tous » et rétorque que l’amour chrétien n’est pas « une expansion concentrique d’intérêts s’étendant, petit à petit à d’autres personnes ou groupes ».
Et le cardinal Robert Prevost de formuler cette glose : « Jésus ne nous demande pas de hiérarchiser notre amour pour les autres », ce qui donne lieu à un âpre différend intra-augustinien, qui eût fait l’objet d’une captivante question quodlibétale au Moyen-Âge.
De quoi donner envie au président Trump d’exiger un recomptage du vote.
(N.B. Vu le monopole catholique de la vérité judicieusement rappelé par Benoît XVI, irrité par un climat de tolérance frôlant dangereusement le laxisme, le terme « autres » exclut les non-baptisés ; cependant, les 1,4 milliard membres du troupeau – un pourcentage impressionnant de l’humanité – sont sur un pied d’égalité).
Sa Majesté orange et JayDee ont beau dénigrer aujourd’hui les universités « élitistes », ce dernier, juriste diplômé de Yale, cède à la tentation (qui ne sera pas la dernière) de citer des textes en les sollicitant. L’on peut lui conseiller, s’il persiste à défendre la justesse de la politique présidentielle en matière d’immigration, de se rabattre de préférence sur d’autres sources (scripturales ou autres) plus pertinentes.
(Incidemment, le péquenaud autoproclamé – « hillbilly » en v.o. – Vance s’inspire manifestement d’une autre personnalité chrétienne, plus contemporaine, le Français Jean-Marie Le Pen : « Je préfère mes filles à mes nièces, mes nièces à mes cousines, mes cousines à mes voisines, mes voisines à des inconnus et des inconnus à mes ennemis »).
Des esprits forts veulent voir des visées politiques dans le choix d’un Américano-péruvien, polyglotte, aux racines françaises, italiennes, espagnoles et créoles, qui font de lui un creuset (ou « melting pot » en v.o.) bien américain à lui tout seul qui ne peut que répugner à Donald Trump; d’aucuns osent même dresser un parallèle avec Jean-Paul II, originaire d’une (quasi) colonie soviétique, qui aurait été choisi dans le but précis de combattre la tyrannie communiste.
Quelle hérésie de penser que le Saint-Esprit se mêle de basse politique terrestre. Seule compte l’augustinienne cité de Dieu (Civitas Dei, en v.o.).
Comme en témoigne la mère de Dieu, pleine de grâce, les voies du Seigneur sont impénétrables.
Justin Trudeau est fier d’avoir fait du Canada le « premier État postnational ». Il a laissé une immigration massive venue des quatre coins du monde imposer ses exigences culturelles et importer des conflits étrangers. Un bouleversement profond qui vient s’ajouter à la division historique du pays. Reportage
Comment peut-on être québécois ? Interrogé par le New York Times il y a tout juste dix ans, le Premier ministre Justin Trudeau désignait le Canada comme le « premier État postnational ». Une décennie plus tard, le modèle multiculturaliste tant loué par les élites libérales occidentales a volontairement précipité l’effacement des cultures de ses peuples fondateurs et a entraîné une fragmentation politico-identitaire inédite dans l’histoire contemporaine.
Soumise au nom d’une utopie politique à un multiculturalisme d’État qui promeut sans relâche l’implantation de nouveaux peuples sur son territoire, la nation québécoise peine à défendre sa singularité. Comment vit-on lorsque son existence est défiée en permanence par une idéologie officielle ?
Une nation aéroport
Si dans les rêves de Jacques Attali, les pays sont des hôtels, le Canada est un aéroport. Un lieu aussi anonyme que la construction multinationale de ce pays. Sa similitude apparente avec les États-Unis fait du Canada une nation difficile à appréhender. Fondamentalement, le Canada et les États-Unis sont toutes deux des nations « contractualistes », sauf qu’aux États-Unis le contrat s’adresse au peuple américain, lorsqu’au Canada, il s’adresse à l’élite laurentienne.
La culture canadienne n’existe que dans ses institutions d’élite (les sociétés d’État, la Société Radio-Canada, le système parlementaire, les universités) où une élite bilingue règne en veillant à maintenir coûte que coûte le Québec dans l’ensemble canadien. Entre loyalistes fidèles à la Couronne britannique et descendants des fondateurs de la Nouvelle-France, la défiance mutuelle est profonde et il n’est pas rare, en échangeant avec des Québécois, de les entendre affirmer que leur dilution est au cœur d’un projet d’inféodation.
À bord du vol Paris-Montréal, un homme soupire : « Le Canada fait exprès de laisser entrer au Québec une vague d’immigrants qui ne parlent pas français, dans le but de noyer la nation québécoise sous le poids du nombre. Les universités McGill et Concordia, anglophones, jouent un rôle important dans cette anglicisation de la région métropolitaine de Montréal. » Philippe, animateur dans une radio québécoise, établit, à l’instar de la plupart des Québécois, une différence fondamentale entre Québec et Canada, comme s’il s’agissait d’entités étrangères.
Première image du Canada : l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau. Du nom du père de Justin Trudeau. Chantre du premier multiculturalisme canadien, il l’impose comme politique officielle du gouvernement fédéral, avant d’en inscrire le principe dans la Constitution en 1981. Une déclaration de « non-identité » qui, poursuivant une utopie libérale, aspire à dépasser son histoire coloniale. Seulement, l’argument multiculturaliste revêt une autre fonction. La constitutionnalisation permet en réalité de maîtriser les velléités indépendantistes du Québec et d’acculturer les Canadiens français à l’identité anglo-saxonne des autres provinces.
Le projet « postnational » de Justin Trudeau marque quant à lui la seconde naissance du Canada. Le fils de Pierre-Elliot assumera ouvertement un projet multiculturaliste globalisé et sous sa houlette, le Canada ouvrira ses frontières aux peuples du monde entier en se posant comme modèle de dépassement des États-nations.
Arrivée à Montréal. Larges avenues, malls à l’américaine et centres d’affaires city composés de blocs de béton ou de verre, le tout agrémenté de quartiers résidentiels aux maisons victoriennes. Ici, les quartiers sont autant de petites nations où l’importation de toute nouvelle culture étrangère relègue automatiquement le décor historique au second plan. Chinatown, Petit Maghreb, Petit Portugal, Petite Italie, quant au Plateau, il exhale l’odeur des baguettes françaises. Hormis Parc-Extension, quartier cosmopolite à forte criminalité où pullulent restaurants indiens, libano-syriens, et où femmes en niqab côtoient sikhs à turbans, le melting-pot ne se mélange pas.
Lorsque l’on aborde avec un Montréalais canadien français la question du vivre-ensemble au Québec, il est fréquent que, gêné par ces mœurs nouvelles importées et tolérées par l’idéologie canadienne, il fasse part d’une sorte de malaise. Installé au comptoir d’un bar irlandais, Maxime, étudiant à l’UQAM, soupire : « Je ne compte plus mes connaissances et amies femmes qui me racontent qu’elles subissent du harcèlement dans la rue et les transports publics à Montréal, et ce, toujours en provenance de groupes extra-européens. Mais par crainte de se faire accuser de racisme, elles ne le diront jamais publiquement.»
Si les quartiers de Montréal se communautarisent, les différentes nationalités sont pourtant forcées de se côtoyer dans les espaces publics. Alors le vivre-ensemble s’applique, qu’importe si les coutumes importées choquent les sociétés d’accueil. Au pays où remettre en question le modèle migratoire a longtemps été considérée comme une faute morale, au point que très peu de politiques osaient s’y aventurer, l’augmentation récente des conflits liés au multiculturalisme a permis de reconsidérer les vertus d’une immigration massive ouverte aux quatre vents.
Nombre de Montréalais ont découvert les périls de l’entrisme islamique au travers de l’affaire Bedford, établissement public tombé sous la tutelle d’une communauté musulmane de quartier. Au programme : mauvais traitements, recours à de vieux manuels d’enseignement maghrébins datant des années 1970, ablutions, prières en classe et discrimination des femmes. Révélé il y a tout juste six mois, le scandale a eu le mérite d’obliger le gouvernement à ouvrir d’autres enquêtes, et d’apprendre aux Québécois que leur province comptait 17 autres cas similaires.
« Toutes les sociétés aujourd’hui risquent de voir des concepts religieux islamistes entrer dans nos écoles », a commenté le Premier ministre québécois François Legault.
Il y a six ans, coincé entre le marteau du modèle français et l’enclume du multiculturalisme canadien, le Québec a adopté une loi sur la laïcité. Cette loi, qui n’a cessé d’être contestée par les tribunaux fédéraux canadiens, est un bouclier bien trop fragile pour s’imposer aux masses musulmanes et supporter les coups de boutoir d’un gouvernement fédéral qui a nommé une femme voilée « représentante de la lutte contre l’islamophobie » avec un budget de 5,6 millions de dollars.
Parmi les conséquences du multiculturalisme d’État sur les sociétés d’accueil canadiennes, l’exemple le plus remarquable est assurément le « white flight » – littéralement la « fuite des Blancs ». Difficile de connaître l’ampleur exacte du phénomène, mais de nombreux habitants de Québec sont venus de villes dont ils ne reconnaissaient plus le visage. Certains évoquent un changement de peuple et des mœurs trop arriérées, d’autres des conflits directement liés au multiculturalisme.
« Je détestais vivre à Brampton. J’avais l’impression de ne pas vivre du tout au Canada, je me sentais plus comme en Inde. Chaque fois que je me rendais au travail, tout ce que je voyais dans les rues, c’étaient des femmes en robe de chambre et des hommes en pyjama et en turban ! » Olga, citoyenne d’origine ukrainienne, résidait depuis plus de cinquante ans à Brampton, ville-banlieue de Toronto. Établie aujourd’hui à Québec, elle se remémore son arrivée à Brampton dans les années 1970. À cette époque, la ville comptait environ 50 000 habitants. Ils sont presque 800 000 aujourd’hui. « Où est le multiculturalisme dans ce pays ? C’est comme si les grandes villes étaient divisées en petits pays ! »
Brampton est l’exemple archétypal de la révolution démographique du Canada. Sa population, d’abord majoritairement composée d’individus d’origine britannique, a vu se greffer d’autres populations d’origines européennes, puis asiatiques. Aujourd’hui, la majorité des habitants sont d’origine bangladaise, indienne et pakistanaise. Surnommée « Browntown » ou encore « Singh City » par certains, son taux d’habitants aux origines extra-européennes dépasse les 80 %.
Force est de constater que, dans la plupart des grandes villes canadiennes, les Blancs sont une denrée de plus en plus rare. Les statistiques révèlent qu’à Vancouver et Toronto la population blanche est déjà minoritaire. Quant à la ville de Montréal, elle affiche une population d’origine extra-européenne de l’ordre de 38,8 %.
En se définissant politiquement comme la première « nation antinationale », le Canada moderne s’est bâti sur une identité composite, hétérogène, ajoutant des divisions culturelles aux divisions fédérales et surimposant des conflits étrangers à ses propres tensions historiques.
« Le plus frappant pour moi ? Les engueulades entre juifs et musulmans en face de mon école. C’est un quartier peuplé de juifs orthodoxes où une mosquée s’est établie récemment, raconte Eric, consterné. Au cours des quelques mois où j’y ai étudié, j’ai plusieurs fois vu des musulmans criant des insultes aux juifs. Une fois, j’ai vu un musulman s’en prendre physiquement à un juif et lui cracher dessus. » Ex-étudiant à Montréal, il a quitté le quartier branché de Mile End pour la ville de Québec. Pour autant, poursuit-il, « Québec n’est pas à l’abri des désagréments liés au multiculturalisme ».
Les vagues migratoires les plus importantes au Canada ont été en grande partie composées d’identitaires vaincus : émigrés royalistes français, Russes blancs, Polonais apatrides, anciens combattants SS ukrainiens, Taïwanais associés au KMT dans les années 1960 et 1970, Libanais maronites dans les années 1970 et 1980, émigrés britanniques de Hong Kong dans les années 1990, séparatistes sikhs, Kurdes syriens, Palestiniens, etc. Le Canada a toujours été le pays où les causes perdues trouvaient une seconde vie. De sorte qu’à son paroxysme, le multiculturalisme canadien permet à tous les revanchards de la planète de poursuivre leurs conflits dans la Belle Province.
Peter, professeur franco-britannique à l’Université de Montréal, reste scandalisé par la succession d’émeutes survenues à la fin de l’année 2024. « J’ai vu beaucoup de manifestations pro-Hamas à Montréal. J’ai vu un homme masqué porter une fausse ceinture d’explosifs, ainsi qu’une bande de jeunes fillettes complètement voilées portant le bandeau vert du Hamas. J’ai vu le drapeau du Canada flamber au cri de ‘‘Death to Canada’’. Dans le même temps, une foule saccageait l’Université Mc Gill pour célébrer le ‘‘premier anniversaire du pire massacre de juifs depuis l’Holocauste’’. »
Aujourd’hui, ce qui « brasse dans la cabane’’, c’est Donald Trump. Depuis que ce dernier a décrété une hausse des tarifs douaniers touchant l’ensemble des produits canadiens, politiques, journalistes et citoyens n’en ont plus que pour les saillies du président américain. Jusqu’à sa proposition d’annexer les États fédérés du Canada, qui fait trembler les commentateurs québécois.
Reste à savoir comment le Québec, fragilisé à l’extrême par le modèle multiculturaliste fédéral, pourrait faire front avec le reste du Canada face à l’expansionnisme du président américain. L’emprise de l’élite laurentienne sur le pays pourrait être brisée à tout moment, et l’existence politique du Canada et du Québec en son sein n’a jamais été aussi compromise.
Il n’y a pas 40 millions de Canadiens au Canada. Il y a 25 millions de Canadiens anglophones et francophones à l’identité nationale en voie d’effacement et 2,5 millions de Canadiens sud-asiatiques, 1,7 million de Canadiens chinois, 1,5 million de Canadiens africains… aux identités nationales fortes ou conquérantes. De sorte qu’on peut se demander si le Canada existera demain.
En remportant l’élection présidentielle roumaine face au souverainiste George Simion, Nicusor Dan met un coup d’arrêt à la poussée populiste. Mais le plus dur commence : le nouveau président devra s’attaquer à la fracture profonde entre légitimité des urnes et autorité judiciaire, faute de quoi le clivage qui divise le pays continuera de s’envenimer.
L’Europe se réveille avec les résultats officiels de l’élection présidentielle roumaine : Nicusor Dan, candidat libéral indépendant, l’emporte face au souverainiste George Simion à 53,6 % contre 46,4 %. Cette élection tendue, scrutée par tous les observateurs européens, a enfin pu être menée à son terme ce dimanche 18 mai. Après l’annulation des résultats d’un premier scrutin en décembre 2024 par la Cour constitutionnelle du pays, les enjeux étaient très élevés pour les libéraux et les souverainistes.
Clivage durable
Nicusor Dan, maire de Bucarest avant de se présenter à la présidentielle, s’était fait connaître pour son combat contre la corruption, sujet sensible dans le pays. Il avait été, dès décembre 2024, un partisan de la fermeté face à Călin Georgescu, accusé de fraudes et de liens avec des acteurs étrangers au cours de l’élection – les liens avec la Russie n’ont pas formellement été prouvés par la justice.
Nicusor Dan s’était qualifié pour le second tour en devançant de moins d’un point le candidat de la coalition gouvernementale – qui va du parti social-démocrate aux autonomistes hongrois – dans un duel visant à choisir le champion du camp « libéral », contre les « populistes ». Face à la percée inattendue de Călin Georgescu en novembre 2024, un clivage durable s’est installé en Roumanie entre les partisans de l’Union européenne et d’un alignement sur l’OTAN tourné résolument contre la Russie, et les souverainistes, au style « populiste », qui souhaitent prendre leurs distances avec l’UE et négocier leur soutien à l’Ukraine.
L’intérêt de cette élection réside pour nous autres Européens dans le fait que la Roumanie soit devenue depuis décembre dernier une sorte de laboratoire, de terrain d’observation de la réaction « libérale » face au « populisme ». S’y pose de manière claire et nette ce que l’on peut appeler le « dilemme libéral », c’est-à-dire la confrontation entre deux légitimités : l’une judiciaire, l’autre populaire.
Face à la montée de meneurs souverainistes, « populistes », affichant des convictions conservatrices favorables au respect des mœurs traditionnelles de leurs peuples, mais dont les accointances sont parfois réellement problématiques et les méthodes outrepassent parfois la loi, celle-ci sévit contre eux, jusqu’à les priver d’élections. Le pouvoir judiciaire interfère alors avec la délibération démocratique, au nom de la légitimité qu’elle tire de son autorité, l’État de droit. Toutefois, dans le cas roumain, la décision de justice était contestable, tant dans la forme que dans le fond. Cela pose ainsi la question qui taraude tous les « libéraux » inquiets de la montée des « populismes » en Europe : jusqu’où peut-on aller au nom de l’État de droit ?
La vague populiste arrêtée à Bucarest
Si l’on peut discuter la pertinence de la décision de justice qui a privé Călin Georgescu d’élection, force est de constater que le narratif « populiste » a été mis en échec. L’idée d’élire un président qui conteste une décision de justice, qui porte un soutien indéfectible à un homme accusé d’entretenir des liens étroits avec la Russie, a été un repoussoir pour une majorité des électeurs roumains. Le score éclatant de George Simion au premier tour (41 % au total, 60 % dans la diaspora) a clairement motivé de nombreux abstentionnistes, dans le pays comme à l’étranger, à voter pour ce second tour, qui a connu une participation de 65 %, soit 12 points de plus que le 4 mai. Le vote de la diaspora, quant à lui, est passé de 956 000 à plus d’1,6 million de personnes.
Il serait exagéré de prétendre que c’est le « libéralisme » dans son entièreté qui a vaincu le « populisme » dans cette élection. Nicusor Dan est lui-même une personnalité singulière au sein de la mouvance pro-européenne. Il s’est fait connaître pour son combat contre la corruption et a fondé le parti USR en 2016 dans cet objectif. Il a été le tenant d’une ligne ferme face à Călin Georgescu et, ce, dès les premières accusations de fraude. Sa qualification au second tour de la présidentielle s’est faite face au candidat de la coalition gouvernementale, alors qu’il concourait sans l’étiquette d’un parti. De son côté, George Simion a lancé le parti AUR en 2019, qui est le premier parti de droite radicale à obtenir un poids significatif dans l’histoire contemporaine du pays. C’est une des leçons à retenir : la démonétisation des partis traditionnels en Roumanie. Finalement, le second tour s’est réduit à un affrontement entre un candidat sans bannière (Dan) et le tenant d’une posture antisystème (Simion).
La victoire de Nicusor Dan a été claire, sans ambiguïté, avec plus de 800 000 voix d’avance sur son adversaire. Elle a le mérite de réconcilier les deux légitimités qui s’opposaient dans le discours de George Simion et du camp « populiste ». La légitimité judiciaire, qui a annulé le scrutin précédent, a été rejointe par l’approbation des urnes et la délibération démocratique, et cela d’autant plus fortement qu’elles l’emportent sur le candidat qui contestait la décision de justice.
Pour autant, peut-on considérer que cette victoire contre le « populiste » marque le dépassement du « dilemme libéral » ? Non. La Roumanie se trouve dans un « moment schmittien », une phase flottante de sa démocratie, dans laquelle les deux camps se regardent comme seuls légitimes. Chaque élection devient un référendum contre le camp d’en-face, dans une lutte agonale, un affrontement intense et possiblement dangereux, dans laquelle la question des moyens employés pour faire barrage à l’ennemi se posera de nouveau. Cette élection ne marque nullement la fin du souverainisme roumain : l’ombre de Georgescu continuera de planer, tandis que George Simion est à la tête de la première force d’opposition au parlement.
Si le « populisme » a subi une défaite dimanche soir, il reviendra, et plus puissamment qu’aujourd’hui, si le camp « libéral » ne sait pas recoudre les deux légitimités séparées.
Auteur de grosses machines boursouflées comme Spartacus, Yvan le Terrible ou L’Age d’or, des ouvrages emblématiques de la culture soviétique, véhiculant une idéologie, un style lourd comme un rideau de fer, le Brejnev du tutu a dominé en autocrate le Ballet du Bolchoï durant trente ans. Né à Leningrad en 1927, Iouri Grigorovitch disparaît à l’âge de 98 ans, après avoir vécu sous des régimes totalitaires au cours desquels il s’est remarquablement bien épanoui.
Le grand artisan de la glaciation
Il aura régné sur le monde du ballet russe à l’image du sinistre Léonid sur l’Union soviétique. Il n’est pas indifférent de savoir en effet que Iouri se saisit de la direction du Ballet du Bolchoï en 1964, l’année même où Léonid Brejnev conquiert le Kremlin, qu’il en est évincé en 1994, au moment de la perestroïka… et qu’il y revient en 2008, après la mainmise de Poutine sur la Russie et le retour à la dictature.
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Vite devenu le chorégraphe-phare du régime, Grigorovitch incarnera tout ce que le communisme russe a su générer de haïssable, tout ce que le ballet soviétique aura représenté d’emphatique, de dogmatique et de ridicule. Aussi habile devant les puissants qu’impitoyable vis-à-vis de ceux soumis à sa loi, il a été le grand artisan de la glaciation du ballet dans son pays, comme les Brejnev et autres Tchernenko l’ont été du bloc soviétique. Artiste du Peuple de l’URSS, prix Lénine, titulaire de l’ordre de Lénine, héros du Travail socialiste : son palmarès à lui seul claironne ce que fut le personnage.
Le tyran du Bolchoï, les tyrans du Kremlin
Le seul fait qu’il se soit maintenu durant trois décennies à la tête du Ballet du Bolchoï, dont le pouvoir a fait un instrument de propagande au sein de l’empire soviétique comme partout ailleurs dans le monde, dit bien comment il a su s’aplatir devant les tyrans du Kremlin, flatter leur goût du spectaculaire, du martial, du tonitruant. Bref de ce qui aura constitué longtemps le style déplorable du Bolchoï et qui aura également permis de remplir en France les palais des congrès achalandés par les comités d’entreprise, les syndicats proches du parti communiste français, mais aussi les pires des réactionnaires sévissant dans les milieux culturels, et singulièrement dans la calamiteuse arrière-garde du monde de la danse.
Alors qu’au Théâtre Marie, le Mariinsky rebaptisé Kirov par les staliniens, le conservatisme russe reproduit toujours les grâces fanées de l’école impériale et de l’héritage de Marius Petipa, Grigorovitch, à grands coups de faucille et de marteau, imposera au Bolchoï et contribuera à imposer dans tout l’empire comme dans les pays amis, de Cuba à Pékin, en passant par Berlin et (un peu seulement) par Varsovie, un genre héroïque et grandiloquent. Brossant de vastes fresques très politiques visant à exalter aussi bien le nationalisme russe que l’idéologie fétide du Parti, il donne dans un style exalté, martial, qui finit par faire hurler de rire tant il est démonstratif. Avec lui, une virtuosité de stakhanoviste, un lyrisme victorieux de maréchal de l’armée rouge, un expressionisme outrancier de cinéma muet renforcent la marque de fabrique du ballet soviétique. Le tout figé dans un académisme glacial qui est un joli révélateur des impostures dans lesquelles a sombré la société ainsi que de la congélation dont la Russie et les républiques vassales sont les victimes plus ou moins consentantes. En passant, Grigorovitch étouffe définitivement toutes les velléités d’innovation tentées par d’autres que lui, déjà pourchassés il est vrai du temps de Lénine et Staline.
Grandguignolesque
La révolte des esclaves dans son ballet Spartacus (musique ampoulée de Khachaturian), un péplum créé en 1968, l’année de l’écrasement du Printemps de Prague, aurait certes eu de quoi soulever l’enthousiasme des grands naïfs si le régime soviétique qui stipendiait Grigorovitch n’avait pas fait de tant de nations voisines des esclaves du Kremlin. Et si l’emphase du chorégraphe n’était pas devenue carrément grotesque.
Même chose avec le patriotisme d’Ivan le Terrible, (1975), si ce patriotisme nationaliste russe n’étranglait pas une large portion de l’Europe. Et si son écriture n’était pas à ce point grandguignolesque.
Grigorovitch a été le mouvant laquais du plus sinistre des régimes survenus en Europe après la chute de l’hitlérisme. Il a contribué à faire croire à des millions de spectateurs crédules que l’Union soviétique était un idéal et que tout ce qui s’y faisait était exceptionnel. Il aurait sans doute aussi bien servi le nazisme ou le fascisme mussolinien s’il était né allemand ou italien. Tant il est vrai qu’il y a toujours des artistes assez dévoyés pour se faire les chantres des pires régimes. Ou du moins pour s’en accommoder sans l’ombre d’un scrupule.
Seuls les artistes peuvent mettre la violence en majesté. Deux expositions en témoignent : Artemisia Gentileschi fait du crime un théâtre baroque et Guillaume Bresson chorégraphie les bastons contemporaines. Quatre cents ans les séparent mais ils drapent la brutalité d’une même virtuosité.
Scandale : la violence est de retour en France. Incivilité, ensauvagement, barbarie, elle revient parée de sa robe couleur orange mécanique. Individus décapités, égorgés, giflés, insultés, menacés, adolescents harcelés et poignardés, adultes passés à tabac, personnes âgées violées, parole politique égoutière, hargneuse, nimbée d’infamie. On ne s’y attendait pas. On a pourtant tout fait pour que cela n’arrive pas. On a décrété s’être définitivement sevré de l’histoire, de ses affres comme de ses coups d’éclat, on a confié à un arsenal d’organismes le maintien de la paix perpétuelle dans le monde, on a dit oui à la non-violence quotidienne dans notre société comme on dit oui le jour du mariage, l’air solennel et pour les siècles des siècles, on a psalmodié les évangiles du vivre-ensemble à l’école et à la télé pour enfin institutionnaliser le « plus jamais ça ». La guerre, oui, mais seulement contre le Covid, bien calé dans son canapé ou au balcon de son appartement à faire la claque pour les « soignants ». La guerre, peut-être, mais pas avant d’avoir reçu le manuel de survie dans sa boîte aux lettres privative.
En attendant, exit la violence : pas de fessées aux enfants, pas de baston à la récré, pas trop de rouge sur les copies des élèves, pas de domination sexuelle dans les alcôves, mais du respect à la pelle, des vêtements faits avec amour, des plats 100 % partage, de l’érotisme bienveillant, de l’épanouissement jusqu’au quatrième âge, de la pédagogie en toute chose, les bons mots sur les mauvaises actions, des cours d’empathie, de la médiation, du rappel à la loi, de la co-construction, du faire-société, de la dignité en veux-tu en voilà et des good vibes à gogo. Malgré tous ces efforts, les digues ont cédé. Parti en croisade contre l’essentialisation, l’assignation à résidence de soi-même, les macro-violences de la culture occidentale, les micro-violences de la langue, les violences policières, les violences sexistes et sexuelles (VSS), la maltraitance animale et le cri de la carotte, on s’interroge, interloqué : comment peut-on encore être violent en 2025 ? – comme Montesquieu faisait s’interroger naguère la société parisienne dans ses Lettres persanes, « Comment peut-on être Persan » en 1721 ?
La violence est devenue une énigme. On la croit d’un autre temps, comme on pense certaines maladies définitivement disparues de la surface de la terre. On est surpris de la voir revenir comme on s’étonne de voir réapparaître, ici ou là, la tuberculose et la syphilis. À vrai dire, on croyait pouvoir prolonger l’après-guerre fantasmé bien après la guerre, avec son insouciance et sa douceur de vivre à la Robert Doisneau, Baiser de l’hôtel de ville, enfance gentiment friponne, humaine tendresse des rues. Devant le fait accompli, et à défaut d’être capable de la faire reculer vers le fond des âges, on la rebaptise « ultra-violence » (on rebaptise toujours ce qui n’a pas changé) et on prie pour que la bienveillance générale exerce sur elle son formidable pouvoir de sidération.
C’est à cette violence, la nôtre, que nous convient deux expositions : Artemisia Gentileschi au musée Jacquemart-André (Paris) et Guillaume Bresson au château de Versailles. A priori, rien de commun entre ces deux artistes : un peintre baroque du xviie siècle et un peintre figuratif contemporain. Et pourtant.
Artemisia Gentileschi (1593-vers 1654) occupa une place déterminante au sein de l’élite de son temps. Admirée par Ferdinand de Médicis et Philippe IV d’Espagne, passionnément aimée et financièrement aidée, au sein d’un triangle amoureux, par le noble florentin Francesco Maria Maringhi qu’elle finit par ruiner, très consciente de la valeur de ses œuvres, première femme à fonder et à diriger un atelier d’artistes, Artemisia n’est pas cette héroïne MeToobaroque que notre époque goulûment victimaire se plaît à voir en elle. Violée à l’âge de 18 ans par Agostino Tassi, un ami de son père, son art ne fut ni la catharsis ni l’autobiographie picturale de son traumatisme de jeunesse, comme le montrent Asia Graziano et Claudio Strinati dans le magnifique ouvrage que lui consacrent les éditions Citadelles & Mazenod. La géniale artiste ne peignit pas plusieurs versions de Judith et Holopherne (1620 et 1621) pour venger sa race, mais parce que l’histoire ancienne était alors un topos chez les peintres. En revanche, elle apporta à la décapitation du général assyrien la théâtralité d’une violence inouïe, empoignée à pleines mains, perpétrée par des bras de femmes – Judith et sa servante Abra – armées dans leur nudité vengeresse par la lumière du crime, un crime qui jaillit du cou tranché de l’ennemi pour rejaillir sur le visage des héroïnes, concentré sur le déroulement de la mort. Dans la version de la galerie des Offices (Florence), les jets de sang qui ruissellent le long de la couche d’Holopherne éclaboussent la lourde étoffe de la robe de Judith, jusqu’à sa poitrine et peut-être son âme, en une constellation de taches rouges.
À quatre cents ans de distance, ce sang chaud, versé le sourcil légèrement froncé et les lèvres silencieuses, nous éclabousse les yeux et nous glace le regard. Même chose pour Jaël et Sisara (1620) avec ce piquet de tente que Jaël s’apprête à enfoncer à l’aide d’un marteau dans la tête du général cananéen reposant dans un demi-sommeil entre ses cuisses. Chez Artemisia, la violence s’est faite théâtre. Elle a la densité de la matière et l’éloquence du geste. Elle imprègne les drapés virtuoses, rouges, bleus et or, fait luire le sang, les dentelles et les bijoux florentins à la lueur d’une simple bougie. Elle bat les tempes de Marie-Madeleine, les paupières rougies et gonflées par les larmes, ses beaux cheveux blond vénitien en pleurs. Elle colore d’un rose discrètement haletant les joues de Judith, donne des serpents à Cléopâtre, des couteaux à Lucrèce, des ciseaux à Dalila, des colliers de perles défaits à sa Madeleine pénitente et des rêves d’amour à sa Vénus endormie. Un amour cru, lui aussi, derrière les voiles diaphanes, les boucles d’oreille et les paupières closes : « Votre Seigneurie me dit que vous ne connaissez pas d’autre femme que votre main droite, que j’envie tellement, car elle possède ce que je ne peux posséder moi-même. Je voudrais vous prier de tout cœur de vous exécuter sur mon portrait »,écrit Artemisia à son amant et protecteur Francesco Maria Maringhi, le 26 juin 1620.
Chez Guillaume Bresson (né en 1982), la violence prend les traits d’une chorégraphie baroque exécutée en survêtement dans des parkings souterrains, sur des dalles d’immeuble ou aux abords d’une station-service. Nourri de l’art du Tintoret, du Caravage et de Poussin, Bresson peint la violence anonyme des banlieues, avec ses rixes sordides, ses affrontements claniques et sa grande solitude. Il y a du Vélasquez dans les pieds qui semblent à peine toucher le sol, du Picasso dans les néons blafards et les lampadaires impuissants qui éclairent le drame. Vue à travers des siècles de peinture ancienne et moderne, notre violence contemporaine quitte ainsi l’esthétique photographique de l’hyperréalisme, renoue avec les représentations du Jugement dernier et du massacre des Innocents pour offrir une vision renouvelée du corps à corps, de la condition humaine et de sa chute inexorable. Bonheur de l’art contemporain lorsqu’il cite la peinture comme on cite un vers ou la première phrase d’un roman, lorsqu’il reprend tout à son compte sans rien détruire mais pour tout dépasser. Dans ces bagarres de sous-sol et de rue qui se déroulent sous nos yeux, on encaisse les coups de pinceaux en cherchant du regard coups de pied, coups de poing, battes et projectiles. La violence éternelle en jogging-tennis a le drapé d’une Artemisia Gentileschi et le clair-obscur d’un Caravage : la lumière frappe les corps dans les ténèbres et l’histoire des hommes vient se loger dans la subtilité du pli, blessure parmi les blessures. Le geste est le même depuis toujours : bras tendu pour frapper ou pour ramasser un corps tombé à terre.
Installées dans les salles d’Afrique du château de Versailles, devant les œuvres monumentales et chamarrées qu’Horace Vernet consacra à la conquête de l’Algérie, les œuvres sans titre de Guillaume Bresson interrogent notre sacro-sainte indignation devant le retour d’une violence dont on pensait naïvement qu’elle pourrait se dissoudre dans la cofraternité virtuelle d’un peuple sans histoire – le nôtre. Cocasse : on va finir par aller au musée non pas pour rêver ou pour admirer, mais pour regarder la vérité en face. La violence n’a pas déserté l’Occident bercé par ses rêves d’ataraxie historique ; si elle se banalise, c’est qu’on a voulu l’oublier. Les héroïnes d’Artemisia Gentileschi ne sont pas plus étonnées devant la violence que la jeune femme que peint Bresson assise au milieu de la bagarre, et qui consulte son téléphone portable, totalement imperturbable (Sans titre, 2007). Un coup de pinceau jamais n’abolira la blessure.
À voir
« Artemisia : héroïne de l’art », musée Jacquemart-André, Paris, jusqu’au 3 août 2025.« Guillaume Bresson – Versailles », château de Versailles. Jusqu’au 25 mai 2025.
À lire :
Asia Graziano et Claudio Strinati, Artemisia Gentileschi, Citadelles & Mazenod, 2025, 320 pages
Mahmoud Abbas exhorte le Hamas à céder le pouvoir à Gaza et à remettre ses armes à l’Autorité palestinienne. Président de l’Autorité palestinienne depuis plus de vingt ans (!), cet homme présenté comme modéré et placide estime que le Hamas a offert à Israël des prétextes pour commettre ses «crimes dans la bande de Gaza».
Il est un peu plus âgé que le Pape François qu’il a rencontré à plusieurs reprises. Comme lui, il dirige un État qui n’en est pas un, comme lui il aura un successeur après sa mort. Là s’arrêtent les ressemblances : il n’y aura ni conclave, ni fumée blanche. Mahmoud Abbas, recordman mondial du plus long mandat présidentiel de quatre ans (vingt-et-un ans actuellement), a indiqué qui le remplacera à la tête de l’Autorité Palestinienne : ce sera son collaborateur le plus proche, Hussein al-Sheikh, dont plusieurs journaux occidentaux vantent déjà la modération et les relations avec Israël. Palestinian Media Watch nous met en garde. L’homme est un fervent partisan défenseur du programme Pay-for-Slay qui a transformé pour certaines familles palestiniennes le meurtre d’Israéliens en investissement productif tout en accusant les Israéliens de laisser mourir leurs prisonniers faute de soins, une déclaration qui a dû aller droit au cœur des neurochirurgiens qui en leur temps avaient opéré Yahia Sinwar de sa tumeur cérébrale.
Hussein al Sheikh avait déclaré qu’il était un admirateur du Hamas
Cette admiration, c’était avant la récente sortie de Mahmoud Abbas, qui le 24 avril a traité les dirigeants du Hamas de « fils de chiens » parce qu’ils ne voulaient pas libérer les otages.
Certains se félicitaient de son discours soi-disant humaniste alors que cet homme n’a jamais émis de critique sur les massacres du 7-Octobre et que le reproche qu’il fait au Hamas n’est pas d’avoir pris des otages, mais d’avoir de ce fait donné un prétexte aux Israéliens pour intensifier ses opérations militaires dans la bande de Gaza et faire un génocide.
Sur le génocide, d’ailleurs, Abbas est un expert. Après deux ans passés à l’Université Lumumba de Moscou, réservée aux étrangers, il a reçu en 1974 le titre de Docteur, dont il aime s’affubler, pour une thèse portant sur la relation entre les sionistes et les nazis, dans la ligne de ce que les Soviétiques appelaient alors « l’antisionisme scientifique ». Cette thèse n’a jamais été publiée, mais on en connait le contenu par un livre édité en 1984 en arabe sous le titre « L’autre face des relations secrètes entre le nazisme et le sionisme », livre dont la couverture présente deux soldats côte à côte: l’un avec la croix gammée, l’autre avec l’étoile de David.
Les sionistes ont été les complices des nazis et s’ils n’ont pas été jugés à Nuremberg : c’est que les Juifs contrôlent les médias. Quant à Eichmann, il a été enlevé parce qu’il menaçait de faire des révélations sur ses négociations avec les sionistes. Les historiens sérieux sont d’accord avec cette vision des choses, en particulier le célèbre professeur Faurisson. Les assassinats de Juifs, évidemment pas six millions bien entendu, et pas dans des camps où les gaz ne servaient qu’à éliminer les microbes, mais quelques centaines de milliers, sont bien, a dit Abbas en 2014, le plus grand crime de l’histoire. On a cru qu’il avait répudié le négationnisme de sa thèse. C’était faux, car autour de lui il accusait les sionistes d’être responsables de ce crime qui leur permit d’obtenir un État sur le dos des Palestiniens.
Ce n’est pas d’ailleurs qu’il prenne les Juifs assassinés pour des victimes innocentes : en 2018 et plusieurs fois depuis, il a déclaré que la persécution des Juifs n’était pas due à l’antisémitisme, mais à leur rôle néfaste dans la société. Enfin, en 2022, face au chancelier allemand Olaf Scholz, il a déclaré qu’Israël avait commis « 50 holocaustes » contre les Palestiniens depuis 1947. Anne Hidalgo lui a alors retiré la médaille de la ville de Paris. Si Abbas n’est pas aujourd’hui un négationniste de la Shoah de la pire espèce, je ne sais pas qui l’est.
Mais ce négationnisme ne se limite pas à la Shoah
En 2023, Mahmoud Abbas a déclaré que les Juifs ashkénazes n’avaient rien à voir avec les anciens Hébreux et qu’ils étaient les descendants des Khazars, un peuple turco-mongol d’Asie centrale dont une partie s’était convertie au judaïsme, au VIIIe siècle. C’était une thèse que l’écrivain Arthur Koestler avait défendue il y a cinquante ans, avec quelques difficultés pour expliquer pourquoi ces descendants de Mongols s’étaient mis à parler yiddish. C’est aussi une thèse que défend Shlomo Sand dans son trop célèbre livre de 2008 « Comment le peuple juif fut inventé ». Ce qui pouvait être discuté il y a quelques années ne peut plus l’être aujourd’hui devant l’accumulation de données génétiques qui confirment l’origine au Moyen-Orient des Juifs ashkénazes. Mais Mahmoud Abbas n’a cure des travaux qui ne confirment pas ses préjugés.
Le 23 avril 2025, dans le même discours où il s’en est pris au Hamas, Mahmoud Abbas, vitupérant les risques que les Israéliens faisaient courir à la mosquée Al-Aqsa, a prétendu que les vrais lieux du judaïsme antique se trouvaient au Yémen. Quand j’ai appris cette déclaration, un souvenir m’est revenu à la mémoire. En 2010, j’ai longuement rencontré Mahmoud Abbas. La première phrase que je lui ai dite était la suivante : « Monsieur le président, votre chef de cabinet a déclaré la semaine dernière que les Juifs n’ont aucun lien historique avec Jérusalem. Ne pensez-vous pas qu’il serait souhaitable d’annoncer que votre collaborateur s’est mal fait comprendre? »
Mahmoud Abbas répondit en bottant en touche. Je n’ai pas insisté, pensant qu’il ne voulait pas critiquer son collaborateur devant un étranger et la conversation porta sur le thème de l’occupation…
J’avais manqué le principal, tellement il était énorme : M. Abbas cherchait à insinuer vraiment l’idée que Jérusalem n’avait rien à voir avec les Juifs. Jérusalem se trouverait donc au Yémen. J’ai cherché à savoir d’où venait cette aberration.
Un dénommé Kamal Salibi, professeur à l’Université américaine de Beyrouth a écrit en 1985 que les lieux juifs bibliques se trouvaient en Arabie. Sa thèse reposait sur des proximités, très banales, de noms de lieux-dits arabes et des noms de Jérusalem, Hébron et Bethléem. Le livre a été démoli par les quelques spécialistes qui l’ont lu, mais il a apparemment continué un travail de sape souterrain. Le docteur Abbas, dont la précision n’est pas le fort, confond entre le sud du Yémen, où a existé un royaume juif et le sud de l’Arabie Saoudite, l’Asir, dont parle M. Salibi. Mais qu’importe!
Mahmoud Abbas dirige une organisation corrompue, inefficace et détestée. Mais dans le monde des vérités alternatives et du complotisme antisémite, il peut se prévaloir d’une ancienneté et d’une ténacité impressionnantes. Rien qui lui permette de réclamer l’administration de Gaza. Et encore moins rien qui lui fasse mériter le qualificatif d’homme de paix…
Dans la campagne anglaise, Louise Murguia, une promeneuse bien intentionnée recueille un agneau blessé pour le sauver des « cruautés de l’élevage ». Attentionnée mais peu professionnelle, elle est condamnée par le tribunal à un traitement de six mois contre l’alcoolisme et à six jours de stage de réinsertion sociale !
L’histoire se déroule dans le charmant village du Dorset, Sturminster Newton, qui a inspiré à Thomas Hardy le « Val des petites laiteries » servant de cadre à son chef-d’œuvre Tess d’Urberville.
Je suis vegan et je le reste…
À perte de vue, c’est une mosaïque irrégulière de petits champs, qui ne sont hélas plus divisés par les haies anciennes décrites par l’auteur naturaliste. Le 23 mars, tandis qu’elle promène son chien dans la campagne, une habitante du cru, Louise Murguia, avise dans un pré un agneau qui lui semble avoir la patte cassée. La quadragénaire décide alors de recueillir l’animal chez elle. Sans toutefois en aviser l’éleveur ni consulter un vétérinaire. Dans la foulée, elle poste sur les réseaux sociaux le récit de sa bonne action. « Je suis végétalienne, y écrit-elle. Vous pouvez me détester si vous voulez. J’aime et je respecte les animaux. »
La publication devient vite virale, car Murguia y détaille les traitements qu’elle prodigue au petit mouton : chaque matin un biberon de lait de vache pour le requinquer suivi d’un shampoing pour rendre sa laine aussi blanche que dans Le Petit Prince. Si beaucoup d’internautes applaudissent ces soins censés être autrement plus éthiques que les cruelles méthodes agricoles, certains comprennent vite que la bête est en danger de mort. Alertée, la police se rend trois semaines plus tard au domicile de Mme Murguia, où l’ovin est retrouvé dans une chambre à coucher très amaigri. Alors qu’à son âge, le poids moyen d’un « Dorset Down » est de dix kilos, celui-ci en pèse seulement cinq. « Je suis soulagé qu’il soit vivant, mais choqué par son mauvais état, déclarera plus tard son propriétaire. Il a fallu plus d’une semaine de soins médicaux intensifs pour assurer sa survie. »
La sauveteuse autoproclamée vient quant à elle d’être condamnée par le tribunal à un traitement de six mois contre l’alcoolisme et à six jours de stage de réinsertion sociale.
Jean-Max Méjan décrypte, minute par minute, « La Traversée de Paris », film de Claude Autant-Lara (1956) dans un ouvrage illustré (paru chez Gremese) qui restitue parfaitement l’atmosphère de la nouvelle de Marcel Aymé. Un monument du cinéma français qui n’a pas fini de propager son onde noire. Une œuvre qui distille le souffre de la tragédie et l’humour carnassier d’un dialogue magnifié par Gabin, Bourvil et de Funès
En plein Festival de Cannes où le démago copine avec le doctrinaire, où le confort intellectuel confine au grotesque, le public des salles obscures reste sur sa faim. Il attend son Grand film français qui soulèvera la bronca des bien-pensants et laissera en bouche une sorte de malaise. Une gêne. Une indisposition nationale. Quelque chose qui, presque soixante-dix ans plus tard, suscite toujours la controverse et l’admiration, le débat houleux et l’horizon cadenassé.
La cicatrice des pays désavoués ne se referme pas de sitôt, elle germe dans nos esprits, chacun s’imagine ce qu’il aurait fait en pareille situation, se satisfait de son humanité triomphante, se croit plus courageux ou rusé que son voisin, moi j’aurais agi autrement, moi j’aurais résisté, moi j’aurais fui, moi, moi, moi. Autant-Lara dégonfle les postures morales et les bonnes consciences à titre posthume. Entre le port de l’étoile et la course aux savonnettes, qui peut se targuer d’avoir eu les mains propres ? Le vert-de-gris avait recouvert les murs de la capitale et souillé les dernières illusions. Dans un réalisme stylisé, la fin de la guerre n’est pas si éloignée, les Trente Glorieuses n’ont pas encore déversé en 1956 leur consumérisme à outrance, les plaies ne demandent qu’à exulter. Dans ce Paris nuitamment recréé, Autant-Lara pose les pions de la tragédie. L’engrenage est là, il suffit de laisser courir, il emportera les âmes, balayera tout sur son passage. La machine à broyer est lancée. Le scénario de Jean Aurenche et Pierre Bost n’offre aucune porte de sortie à ses protagonistes. Personne ne sortira indemne de cette soirée-là, valises à la main, cochon découpé et emmailloté, à la merci des policiers en maraude et des Allemands en majesté, le ressentiment et la peur seront leurs seuls alliés. Autant-Lara regarde la désunion des Hommes à la manœuvre, leur complexité et leur versatilité, leur fracas et leur misère, leur incommunicabilité et leur étrangeté, il les prend tels qu’ils sont, dans leur veulerie et leur dénuement. En temps de guerre, les rancœurs, les jalousies, les compromissions sont, par nature, exacerbées, elles sautent à la gorge. Autant-Lara, ni moraliste, ni bienheureux illusionniste, plutôt sec, maigre comme une côte de porc, n’influe pas sur le destin implacable, sombre, rugueux de ce tandem improbable que tout oppose. Les ailes de malheur se déploieront sans son aide sur Martin (Bourvil), l’ex-chauffeur de taxi et Grandgil (Gabin), le peintre en recherche de frissons. Et cependant, Autant-Lara éclaire cette Traversée tragi-comique d’un dialogue savoureux où l’anarchisme et le contre-pied dégomment tous les raisonneurs de salon. C’était donc ça l’Occupation, le marché noir et les affres du quotidien, les combines et la survie, le STO promis au chômeur et Mariette, l’amie de Martin, joliment habillée malgré une économie de restriction, les gros profits dans les caves et la débâcle dans la queue de l’épicier.
Jean-Max Méjean nous conte cette odyssée de la débrouillardise sous l’œil malveillant de l’occupant dans un récit minuté. Il ajoute à sa chronologie fine qui s’attache à décrire chaque scène, en expliquant la beauté et la profondeur du propos, tout un appareil critique nécessaire à la compréhension de l’ensemble : le synopsis, le casting et notamment les coupures de presse de l’époque. Car La Traversée a rué dans les brancards dès sa sortie, le spectateur d’hier et d’aujourd’hui est secoué dans ses propres convictions, il ne sait plus s’il faut en rire ou en pleurer, si le morceau de bravoure de « salaud de pauvres ! » est monstrueux ou génial, cathartique ou désabusé, littéraire ou assassin. Si « le 45 rue Poliveau » est un jeu de miroir ou une bouffonnerie grandiloquente. Si les Affreux sont la majorité de notre espèce ou des exceptions. Si la grandeur d’âme n’est pas un luxe quand le topinambour est la seule denrée comestible. Le pessimisme et la noirceur inhérents au texte de Marcel Aymé et les intentions initiales d’Autant-Lara sont quelque peu gâchés par une fin volontairement « optimiste » voulue par la production. La nouvelle parue dans Le Vin de Paris opte pour une autre radicalité ; Grandgil est tué dans son appartement par un Martin à bout de nerfs, ulcéré par la désinvolture de son « commis » d’un soir. Dans le film, les deux compères, parfois complices, souvent antagonistes, se retrouvent après la Libération, sur le quai d’une gare, dans leur rôle respectif. Immuable. La guerre n’aura modifié d’aucune manière leur impossible amitié, ils appartiennent chacun à des classes sociales différentes et leurs psychologies s’avèrent incollables.
« Cette fin, par rapport à celle de la nouvelle de Marcel Aymé, se voudrait être un happy-end mais, à bien y regarder, elle reste tout de même très triste dans la mesure où Martin semble être le jouet du destin et Grandgil son protégé, à la manière de deux personnages de la comédie italienne » écrit Jean-Max Méjean. Il y a les porteurs de valises et les donneurs d’ordre. Chacun son camp. Truffaut qui n’avait pas été tendre avec le cinéma « théâtral » d’Autant-Lara est conquis par La Traversée : « Son film […] est d’une méchanceté ahurissante pour tout le monde, c’est du venin craché aussi généreusement que de l’hémoglobine ». Le tour de force de ce film est de continuer à bouleverser notre perception ; à chaque visionnage, on prend le parti de l’un ou de l’autre. C’est la signature d’une réussite artistique.
La Traversée de Paris – Jean-Max Méjean – Les films sélectionnés – Collection dirigée par Carole Aurouet – Gremese 102 pages