Auteur de grosses machines boursouflées comme Spartacus, Yvan le Terrible ou L’Age d’or, des ouvrages emblématiques de la culture soviétique, véhiculant une idéologie, un style lourd comme un rideau de fer, le Brejnev du tutu a dominé en autocrate le Ballet du Bolchoï durant trente ans. Né à Leningrad en 1927, Iouri Grigorovitch disparaît à l’âge de 98 ans, après avoir vécu sous des régimes totalitaires au cours desquels il s’est remarquablement bien épanoui.
Le grand artisan de la glaciation
Il aura régné sur le monde du ballet russe à l’image du sinistre Léonid sur l’Union soviétique. Il n’est pas indifférent de savoir en effet que Iouri se saisit de la direction du Ballet du Bolchoï en 1964, l’année même où Léonid Brejnev conquiert le Kremlin, qu’il en est évincé en 1994, au moment de la perestroïka… et qu’il y revient en 2008, après la mainmise de Poutine sur la Russie et le retour à la dictature.

Vite devenu le chorégraphe-phare du régime, Grigorovitch incarnera tout ce que le communisme russe a su générer de haïssable, tout ce que le ballet soviétique aura représenté d’emphatique, de dogmatique et de ridicule. Aussi habile devant les puissants qu’impitoyable vis-à-vis de ceux soumis à sa loi, il a été le grand artisan de la glaciation du ballet dans son pays, comme les Brejnev et autres Tchernenko l’ont été du bloc soviétique. Artiste du Peuple de l’URSS, prix Lénine, titulaire de l’ordre de Lénine, héros du Travail socialiste : son palmarès à lui seul claironne ce que fut le personnage.
Le tyran du Bolchoï, les tyrans du Kremlin
Le seul fait qu’il se soit maintenu durant trois décennies à la tête du Ballet du Bolchoï, dont le pouvoir a fait un instrument de propagande au sein de l’empire soviétique comme partout ailleurs dans le monde, dit bien comment il a su s’aplatir devant les tyrans du Kremlin, flatter leur goût du spectaculaire, du martial, du tonitruant. Bref de ce qui aura constitué longtemps le style déplorable du Bolchoï et qui aura également permis de remplir en France les palais des congrès achalandés par les comités d’entreprise, les syndicats proches du parti communiste français, mais aussi les pires des réactionnaires sévissant dans les milieux culturels, et singulièrement dans la calamiteuse arrière-garde du monde de la danse.
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Une virtuosité de stakhanoviste
Alors qu’au Théâtre Marie, le Mariinsky rebaptisé Kirov par les staliniens, le conservatisme russe reproduit toujours les grâces fanées de l’école impériale et de l’héritage de Marius Petipa, Grigorovitch, à grands coups de faucille et de marteau, imposera au Bolchoï et contribuera à imposer dans tout l’empire comme dans les pays amis, de Cuba à Pékin, en passant par Berlin et (un peu seulement) par Varsovie, un genre héroïque et grandiloquent. Brossant de vastes fresques très politiques visant à exalter aussi bien le nationalisme russe que l’idéologie fétide du Parti, il donne dans un style exalté, martial, qui finit par faire hurler de rire tant il est démonstratif. Avec lui, une virtuosité de stakhanoviste, un lyrisme victorieux de maréchal de l’armée rouge, un expressionisme outrancier de cinéma muet renforcent la marque de fabrique du ballet soviétique. Le tout figé dans un académisme glacial qui est un joli révélateur des impostures dans lesquelles a sombré la société ainsi que de la congélation dont la Russie et les républiques vassales sont les victimes plus ou moins consentantes. En passant, Grigorovitch étouffe définitivement toutes les velléités d’innovation tentées par d’autres que lui, déjà pourchassés il est vrai du temps de Lénine et Staline.
Grandguignolesque
La révolte des esclaves dans son ballet Spartacus (musique ampoulée de Khachaturian), un péplum créé en 1968, l’année de l’écrasement du Printemps de Prague, aurait certes eu de quoi soulever l’enthousiasme des grands naïfs si le régime soviétique qui stipendiait Grigorovitch n’avait pas fait de tant de nations voisines des esclaves du Kremlin. Et si l’emphase du chorégraphe n’était pas devenue carrément grotesque.
Même chose avec le patriotisme d’Ivan le Terrible, (1975), si ce patriotisme nationaliste russe n’étranglait pas une large portion de l’Europe. Et si son écriture n’était pas à ce point grandguignolesque.
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Grigorovitch a été le mouvant laquais du plus sinistre des régimes survenus en Europe après la chute de l’hitlérisme. Il a contribué à faire croire à des millions de spectateurs crédules que l’Union soviétique était un idéal et que tout ce qui s’y faisait était exceptionnel. Il aurait sans doute aussi bien servi le nazisme ou le fascisme mussolinien s’il était né allemand ou italien. Tant il est vrai qu’il y a toujours des artistes assez dévoyés pour se faire les chantres des pires régimes. Ou du moins pour s’en accommoder sans l’ombre d’un scrupule.
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