Notre chroniqueur Jean-Paul Brighelli s’attaque aux pseudo-antiracistes qui tentent actuellement de réduire les traducteurs à leur couleur de peau.
Il y a quelques années, j’ai traduit les Mémoires d’une juste, d’Irène Gut Opdyke, une Polonaise (mais écrivant en anglais, après son exil définitif aux Etats-Unis en 1945) qui a sauvé un grand nombre de Juifs pendant la guerre en les planquant dans le sous-sol de la maison où elle cohabitait avec un officier supérieur allemand. Un lecteur qui témoigne sur Babelio affirme que c’est « très bien écrit » — oui, je me débrouille en français…
Je n’ai pourtant aucune excuse. Je ne suis pas une femme, pas Polonais, pas Américain. Ni Juif, ce qui aurait pu en l’occurrence être une excuse par contiguïté. À la date des faits, mes parents étaient encore loin de se rencontrer — sans parler de me mettre en chantier. En toute logique, je n’aurais même pas dû penser à traduire un tel texte. Honte à Jean-Claude Gawsewitch, l’éditeur qui m’avait confié le boulot…
Je dois à la vérité de dire que j’ai écrit quelques romans érotiques sous un pseudo féminin. Mon pseudo et moi avons reçu un abondant courrier de lectrices nous félicitant de notre perception de la sexualité féminine… Eh oui, sans être une femme, et sans être Tirésias, le transgenre emblématique de la mythologie grecque, on peut savoir comment fonctionne un clitoris…
La traduction est une «belle trahison»
Cette civilisation devient folle — c’est le marqueur ordinaire des fins de cycles. Un traducteur professionnel, André Markowicz, a réagi avec un bon sens élémentaire dans le Monde à l’affaire Amanda Gorman / Marieke Lucas Tijneveld — et l’interdiction faite à la seconde de traduire un poème de la première, sous prétexte qu’elle est Blanche et la poétesse Noire. Et il condamne les nouvelles normes que voudraient imposer les plus tarés des pseudo-anti-racistes.
Je dis pseudo parce que cette assignation à résidence est fondamentalement un racisme. Inspiré des « cultural studies » américaines — dans un pays qui fait allègrement des statistiques ethniques, ce qui est interdit en France, où l’on se définit par sa nationalité, et rien d’autre. Si tu es né à Saint-Denis, mon ami, tu es Français — et même céfran, comme tu dirais dans ton langage de banlieusard inculte. Ni Algérien, ni Nigérian. Juste Français.
À ce titre, si demain tu as la capacité de traduire Proust en arabe dialectal ou en yorouba, il ne me viendra pas à l’idée de t’en empêcher. Ce qui compte, dans une traduction, c’est bien entendu la compréhension de la langue de départ, mais surtout la maîtrise de la langue d’arrivée. Comme dit fort bien Kamel Daoud (dans le Point.fr), si l’adage traduttore traditore (tout traducteur est un traître) se vérifie toujours, une bonne traduction est « une belle trahison » — dont il fait l’éloge.
Sinon, mon ami nigérian qui parle le yorouba, je te dénie le droit de traduire À l’ombre des jeunes filles en fleur, puisque tu n’es pas Blanc, ni homo, ni asthmatique… Imagines-tu le chambard si je prétendais réguler l’activité des traducteurs en les assignant pareillement à leur couleur de peau, à leurs pratiques sexuelles ou leur état de santé ?
Et pourtant, le rythme même de la phrase de Proust, avec ses incises, ces conjonctives, sa ponctuation attentive, témoigne de l’asthme du narrateur / scripteur. Et toi, Nigérian mon ami, qui cours le 100 mètres en 10 secondes quand les flics blancs et (forcément) racistes te courent après, tu prétends te pencher sur la Recherche ?
Nous faisons face à de sacrés connards
Eh bien oui, si tu en as la compétence, tu en as parfaitement le droit — et je dirais même le devoir : les Nigérians qui parlent le yorouba ont le droit d’avoir accès à l’un des plus grands romans jamais écrits. Sans compter que si je t’interdisais de traduire Proust, je me mettrais gravement en faute avec la Constitution française, qui justement dénie toute différenciation.
Et c’est bien là le nœud du problème.
Ce que les plus crétins des obsédés de la race (en fait, s’ils nous paraissent si crétins, c’est qu’ils n’ont pas de grandes réserves d’intelligence et en font l’économie) veulent en fait promouvoir, c’est le refus de l’assimilation à la française. Le droit de rester assis sur son tas de fumier ethnique dans son ghetto. Oh oui, c’est une assignation à résidence ! Et les enseignants qui refusent de traiter de tel ou tel aspect du programme sous prétexte qu’il pourrait choquer tel ou tel segment de leurs élèves (comme si une classe n’était pas un tout, et s’il ne fallait pas, sans cesse s’adresser à ce tout) sont des racistes. En tout cas, de sacrés connards.
André Markowicz raconte dans l’article sus-cité qu’une Russe orthodoxe (à tous les sens du terme) lui avait dénié le droit de traduite Dostoïevski sous prétexte qu’il n’était pas de religion orthodoxe. Et même que, circonstance sans doute aggravante à ses yeux, il est juif… Ça va désormais être coton pour traduire Hannah Arendt — il faudra être allemande, juive, athée, très intelligente, et avoir sucé Heidegger.
La liste des traductrices potentielles s’éclaircit déjà…
Les racistes qui relèvent en ce moment la tête au nom des droits imprescriptibles de la race doivent être sérieusement tancés. On ne doit pas leur laisser la parole. On doit leur interdire l’université. Les assigner aux travaux des champs en Camargue: tous aux rizières — comme Mao fit avec les intellectuels déviationnistes pendant la Révolution culturelle. La Bêtise à ce point ne relève plus de la pédagogie, mais du fouet.
Pour le moment, contentons-nous de l’arme du ridicule — et ridiculisons-les.
PPS. Et dans la rubrique « les chroniques auxquelles vous avez échappé », il y a les turlupins royaux qui faute d’avoir un quelconque intérêt tentent de se grandir en piétinant la reine d’Angleterre. Tout dégénère : j’appartiens à une génération où une grande actrice, Grace Kelly, épousait un prince et savait tenir son rang, pas à cette époque où une sous-starlette geint sur le « racisme » supposé de sa belle-sœur — en exhibant le sien, au passage.
Selon Philippe Bilger, le projet de réforme de l’actuel Garde des Sceaux entend remplacer la fiction d’une « République des juges » par la réalité d’une République des avocats
Sur les 145 acquittements dont on a crédité l’avocat Eric Dupond-Moretti, combien de coupables sauvés par la faiblesse de l’accusation, le talent de leur défenseur ou les scrupules frileux ou honorables d’un jury ? Avec, parfois, l’égarement médiatique en plus.
« Acquittator », ce surnom dont Eric Dupond-Moretti semblait se moquer mais dont il jouissait comme d’un hommage qui lui était rendu par ses affidés journalistes. « Acquittator » ou « Acquittatort » selon une formule du courrier des lecteurs dans Sud Ouest ?
Le garde des Sceaux, si on considère son projet de réforme – selon lui, « le but de cette loi est de restaurer la confiance de nos concitoyens dans la Justice » – n’a pas changé de combat, derrière l’apparence affichée.
Double paradoxe.
Il prétend « restaurer une confiance » qu’en sa qualité d’avocat il a tout fait pour détruire, en pourfendant la magistrature en gros même s’il disait éprouver de l’estime pour quelques magistrats au détail faciles à identifier: ceux qui lui avaient donné raison et le louaient sans réserve.
Comme ministre, il affirme cette ambition mais il s’est singulièrement illustré récemment, si j’ose dire en se taisant face aux attaques lamentables des politiques et des médias contre le PNF, les juges et la décision rendue le 1er mars (majoritairement non lue) à l’encontre de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert. Cette abstention est moins lâche que démagogique, portée par le désir de s’inscrire dans le vent dominant d’une contestation ignorante et débridée et, au fond, de trahir son devoir de ministre. Sa fonction lui permet, mais par d’autres moyens, de continuer son hostilité d’hier.
Qui pourrait s’étonner de cette attitude face à ce qui apparaît de plus en plus chez lui comme le dessein, avec une sorte de cynisme tranquille et de constance, de remplacer la fiction d’une République des juges par la réalité d’une République des avocats ?
Si on chasse l’écume – plus de réduction de peines automatique par exemple, un détail et un leurre -, l’essentiel manifeste que les avocats vont occuper, grâce à lui, le haut du pavé politique et judiciaire, avec une philosophie qui leur est spécifique en matière pénale: un relativisme et un humanisme qui n’ont pour finalité que de servir une seule cause. La leur et celle de la seule vérité de leur client.
Je n’ai même plus besoin d’évoquer la composition des commissions – la part du lion pour le barreau – et l’aller retour, rhubarbe et séné, entre l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) et l’École de formation des barreaux (EFB), avec la différence capitale que l’ENM sera influencée par sa directrice, ex-avocate, tandis que l’EFB demeurera intouchable malgré la présence à sa tête d’un ex-procureur général. L’auditeur de justice sera manipulé, l’élève avocat conforté.
Sur un autre plan, le secret professionnel des avocats sera renforcé, ce qui aura pour finalité de les constituer en autarcie, de moins en moins comme des auxiliaires de justice. Il faut saluer la cohérence résolue de ces dispositions animées par un seul souci: protéger encore davantage le barreau.
Il paraît qu’il conviendrait de « redonner ses lettres de noblesse » à la cour d’assises alors qu’au contraire, et c’est un tour de force, elle est parvenue à les maintenir malgré un processus constant de banalisation.
Abordons ce domaine central des cours criminelles et de la cour d’assises. Déjà on ne peut que regretter cette idée d’intégrer parmi les assesseurs un avocat honoraire. À quel titre, on ne sait pas. Sinon pour peaufiner cette pratique du mélange des genres imposant l’avocat où il n’était pas nécessaire.
Je relève aussi que le garde des Sceaux, qui était vent debout, comme avocat, contre les cours criminelles (sans jury populaire) a décidé pourtant de poursuivre et d’élargir cette expérience. On serait curieux de savoir en quoi les critiques légitimes que nous avions les uns et les autres formulées contre ce déni de la justice populaire seraient devenues caduques. Pour ma part, je maintiens ma position (voir mon billet du 4 août 2019 : « Les « cours criminelles »: une mauvaise action »).
Je ne ferai pas un sort à cette volte. Il y en a eu tant d’autres ! Le pouvoir a ses contraintes qui balaient l’esprit lucidement critique d’hier.
Toutefois, cette évolution – pour euphémiser – est d’autant plus surprenante que par ailleurs le ministre souligne qu’on « ne peut pas prétendre juger au nom du peuple français et l’exclure des cours et tribunaux ».
Une audience criminelle préparatoire sera organisée – une sorte de mise en état – et sans rien bouleverser cette nouveauté ne fera pas de mal à l’essentiel.
Ce qui ne sera pas le cas de cette indiscutable provocation destinée à faciliter les acquittements et donc à favoriser à nouveau la défense. Le garde des Sceaux ne l’a pas caché: il s’agit de créer « un système où une majorité de jurés sera à nouveau nécessaire pour entrer en voie de condamnation ». Pour décréter la culpabilité de l’accusé, il ne suffira plus de six voix mais de sept, sur les neuf jurés.
Ce qui en effet, comme l’affirme un haut magistrat (qui dénonce en restant anonyme : une tare française), ne sera plus « très loin de la majorité absolue » et ce, dans les affaires les plus graves.
Quelle étrange philosophie qui assignera, par principe, à la cour d’assises le devoir de multiplier les acquittements plus que de voter des condamnations! Elle ne peut être que le propre d’une vision d’avocat quand le citoyen réclamerait au moins une procédure équitable qui ne donnerait pas toutes les chances aux accusés en rendant la mission de convaincre des parties civiles et de l’accusation beaucoup plus difficile!
Si une opposition forte ne se manifeste pas face à cette indécente entreprise, celle-ci aura réussi son double coup: réduire encore davantage l’obligation de sauvegarde sociale et continuer à favoriser une profession que le ministre de la Justice ne parvient pas à oublier.
À considérer les occupations de ce dernier, il est inspiré par une double obsession: celle que je viens de décrire et la lutte constante contre le RN et Marine Le Pen, qui ne s’embarrasse pas, chez lui, de courtoisie républicaine.
Comme si un ministre digne de ce nom ne pouvait à la fois exprimer une opposition politique et le faire sans grossièreté démocratique permanente. On a bien compris qu’il y a pour lui des citoyens de seconde zone mais il abuse de ce mépris !
Mais Acquittator est heureux ; il poursuit son offensive.
L’histoire de la Légion est inséparable de celle de la France. Ce corps d’élite régi par un code d’honneur compte plus de 8000 volontaires étrangers placés sous le commandement de 450 officiers français. Des guerres coloniales aux combats contre l’Etat islamique au Mali, ces durs à cuire sont unis par les mêmes idéaux, discipline, amour du chef et surtout : la mission quoi qu’il en coûte. Une grande famille avec ses rites, ses mythes et ses coutumes. Reportage d’Elisabeth Lévy au 1er REC à Carpiagne. Photos de Stéphane Edelson. (2/2)
Bon an mal an, 7 000 à 8 000 personnes se présentent dans les bureaux de présélection de Nogent et d’Aubagne. En 2018, 1 200 ont été admis à Castelnaudary où les instructeurs ont quatre mois pour en faire des combattants qui sont ensuite affectés dans l’un des 11 régiments de la Légion – infanterie, génie ou cavalerie. Aujourd’hui, il y a pas mal de Sud-Américains, Brésiliens notamment. On compte aussi de forts contingents de Malgaches, de Népalais, d’Ukrainiens et même de Chinois, dont on imagine l’effort qu’ils doivent fournir pour apprivoiser notre langue. En effet, si une bonne condition physique est évidemment requise et développée par force exercices, c’est l’apprentissage du français qui transforme en frères d’armes des hommes dont les parcours, les imaginaires et les attentes sont par nature hétérogènes. La ritournelle des ordres, gestes, chants et rites qui rythme les journées fait office de cours de langue et de culture françaises.
Des soldats de 147 nationalités combattant ensemble pour un pays qui n’est pas le leur, c’est une sorte de prouesse anthropologique. Surtout si on rappelle que ce sont parfois les ennemis jurés de la veille. Au demeurant, aucun légionnaire ne peut être contraint de se battre contre les compatriotes. Pendant « Tempête du désert » (la première guerre du Golfe, en 1991), Rachid devenu Robert a demandé à rester en base arrière.
Derrière le colonel Nicolas Meunier, chef du 1er REC, on voit l’étendard du régiment. Camerone (1863), Colmar (1945), l’Indochine… On y lit la devise de la Légion étrangère « Honneur et fidélité » – celle de l’armée de terre est « Honneur et patrie », tout est dans cette nuance.
Et puis, il y a les questions religieuses auxquelles, ces dernières années, le commandement de la Légion est plus attentif. « Dès qu’ils parlent d’eux, ils parlent de religion », observe un officier qui auditionne les candidats. Le régiment comprend quatre aumôniers, protestant, orthodoxe, musulman et bien sûr le padre catholique, figure connue de tous. « Tous savent qu’ici, il n’y a pas de place pour les particularismes », poursuit l’officier. La liberté de culte passe après les exigences du service. Pas de menus spéciaux ni de dispense pour les fêtes religieuses. Au-delà des règles, le patrimoine culturel de la Légion est d’abord chrétien. Pour Noël, les légionnaires construisent une crèche. Il peut même arriver que ce soit un musulman qui porte l’Enfant Jésus.
Bien sûr, il y a des frottements, des blagues, des préjugés qui dans le civil feraient hurler au racisme et qui se règlent ici par une bière au club, les bars improvisés aux sièges des escadrons. Les Slaves n’aiment pas beaucoup les Noirs. Les Noirs s’entraccusent de racisme. « Nous devons lutter contre le communautarisme et le racisme », reconnaît l’officier. La recette doit marcher parce qu’au combat, ils se feraient tous tuer les uns pour les autres.
Parmi les trophées rapportés du Mali, les hommes du 1er escadron sont particulièrement fiers de leur drapeau de l’Etat islamique.
Il est vrai que la mondialisation a réduit les écarts culturels. « Il y a vingt-cinq ans, observe l’officier-recruteur, les Roumains, les Tchèques semblaient venir d’une autre planète. Aujourd’hui, ils sont tous connectés et le plus pauvre des Népalais arrive avec sa PlayStation. » Et puis, surtout dans leurs premières années, ils ont en commun d’être déracinés, souvent sujets au cafard. Chez beaucoup de légionnaires, il y a une fleur bleue qui sommeille et qui se réveille les jours d’hiver, quand le ciel est trop bas et les tâches trop répétitives.
Loin de leur famille, les légionnaires n’ont le droit d’en fonder une qu’après trois ans de service, et avec l’autorisation de la hiérarchie – sauf s’ils sont passés sous-off : c’est seulement après ce délai qu’ils sont autorisés à se marier. Et c’est seulement depuis quelques années qu’ils peuvent ouvrir un compte en banque. Leur famille, c’est la Légion. En conséquence, la loi non écrite de l’institution veut que, même quand ils sont au régiment, à proximité de leur foyer, les officiers passent le soir de Noël avec leurs hommes. Le supérieur n’est pas seulement là pour ordonner et sanctionner, il est psy et confesseur. Dans une institution fondée sur la promotion interne, puisque tous les sous-officiers et environ 10 % des officiers ont porté le képi blanc, autrement dit sont issus du rang, on peut être légionnaire chinois à 22 ans et lieutenant français à 40. Chacun est donc appelé au fil des ans à commander les moins gradés, autant qu’à veiller sur eux. Passé sous-off après trois ans de service, Fabien a atteint le grade le plus élevé, mais il ne se voit pas aller plus loin : « Je n’ai pas l’état d’esprit d’un officier, confie-t-il avec un sourire. Je suis un biker, j’ai des tatouages. Les officiers sont sveltes, ils montent à cheval et savent se tenir dans les bureaux. » Peut-être, cependant, sera-t-il un jour président des sous-officiers…
Les 200 sous-officiers du REC élisent en effet un « président », qui traite les problèmes quotidiens et la vie extramilitaire. Il est aussi le conseiller du chef de corps, celui qui peut dire si un adjudant est taillé pour la mission qu’on veut lui confier.
Depuis trois ans, le poste est occupé par le major Amilcar, un Portugais que tout le monde appelle Tony, 60 ans, un des doyens du régiment. Taillé sur le modèle « bon vivant, grande gueule et cœur d’or », il a le privilège de pouvoir inviter chaque jour à sa table une petite dizaine de ses camarades. Né au Mozambique, élevé en Angola qu’il a quitté vers 16 ans pour échapper à la mobilisation, Tony s’est engagé dans l’armée portugaise où il était en passe de devenir pilote quand sa carrière a été stoppée net par une embrouille de femme, qui était, semble-t-il, la fille ou peut-être l’épouse d’un officier supérieur.
Le major Tony, chef des sous-officiers. Il quittera la Légion en 2022 fort de quarante ans de service.
Il s’est engagé dans la Légion étrangère en 1983, à l’âge de 22 ans : « Je me suis retrouvé à balayer pour les Français. » Trente-huit ans plus tard, il est heureux du chemin parcouru. « Au Portugal, je ne serais personne. Ici, on reconnaît ma valeur. Mais l’ascenseur social a plutôt été un escalier. Il a fallu faire des efforts pour grimper chaque marche. » En 1985, après avoir officié comme instructeur, il choisit la cavalerie et se retrouve au REC, à Orange. Il exerce tous les postes possibles au sein d’une unité blindée : pilote de char, tireur, chef. Après plusieurs missions en Bosnie, il séjourne deux ans à Djibouti où il dirige un escadron blindé. Il papillonne et fait plusieurs enfants, puis retrouve en 1997 la fille d’un adjudant qu’il avait croisée dix ans plus tôt au mess, un soir de cuite. S’il redoute de quitter l’institution où il aura passé près de quarante ans, il n’en parle pas. Pour son départ du régiment, prévu en 2022, il rêve d’être naturalisé devant de hautes autorités civiles et militaires. « Ce serait une façon pour la France de reconnaître que je l’ai bien servie. »
On l’aura compris, dans ce monde de durs à cuire, l’affectivité est omniprésente. « Le premier devoir du chef, c’est d’aimer ses hommes », on le répète à tous les étages. Pour autant, on ne transige pas avec la discipline ni avec les sanctions. Les légionnaires ont la réputation d’appliquer à la lettre, peut-être un peu trop, le TTA (Traité toutes armées, la Bible des soldats). « S’il est écrit qu’on doit avoir un centimètre de cheveux, ce n’est pas un et demi, observe Fabien. C’est une chose d’importance, la discipline. L’amour du chef et l’obéissance. On aime ceux qui nous font le plus ramasser. » Comme l’adjudant Kevin.
« La Légion a fait de moi un homme »
« Oui mon adjudant ! » À entendre le beuglement du légionnaire, figé au garde-à-vous, devant son supérieur, on ne dirait pas qu’il vient de mordre la poussière et de se relever pour la quatrième ou cinquième fois. L’adjudant, c’est Kevin, 35 ans, dont dix-huit de Légion étrangère, responsable des sports du REC. Une icône de légionnaire ; beau gosse et baraqué, ça va de soi, les yeux bleu Newman, le regard franc du collier. Le tout assaisonné d’une charmante pointe de timidité et d’une politesse hors d’âge quand il s’adresse à un civil – et plus encore à une civile. Ces manières impeccables, on les retrouve à tous les étages, du deuxième classe au chef de corps. Le légionnaire se tient. C’est comme la propreté – des corps, des uniformes, des chambrées, des bâtiments : ça fait partie du respect qu’on doit à ses supérieurs et à soi-même. C’est l’article 4 du code d’honneur : « Fier de ton état de légionnaire, tu le montres dans ta tenue toujours élégante, ton comportement toujours digne mais modeste, ton casernement toujours net. » À Carpiagne, pas mal de dents ont dû grincer le 14 juillet. Des soldats du deuxième escadron, ceux qui rentraient du Mali, devaient défiler sur les Champs-Élysées. Non seulement ils en ont été privés pour cause de Covid, mais ils ont vu à leur place des soignants débraillés et fiers de l’être. Alors, un légionnaire ça ferme sa gueule, mais ça n’en pense pas moins.
Ce jour de juillet, sous le cagnard de Carpiagne, Kevin dispense un cours à une vingtaine de soldats. Ça s’appelle TIOR – pour Technique d’intervention en opération rapprochée, le combat de rue où il faut éviter de blesser les quidams qui passent. Du corps-à-corps adapté par exemple aux patrouilles de Sentinelle. Il traduit en souriant : « Plaisir d’offrir, joie de recevoir » (des torgnoles). Il montre à son cobaye comment parer une attaque au couteau. Le gars, jeté au sol comme une crêpe, mange cher avant que ses camarades rééditent la manœuvre en binôme.
« La Légion a fait de moi un homme. » Aujourd’hui, l’adjudant Kevin (masqué au centre) est responsable des sports du 1er REC. Ici, il enseigne « le plaisir d’offrir, la joie de recevoir »… des coups.
Sur le plan physique, les légionnaires sont recrutés sur les mêmes critères que l’infanterie de ligne, le premier étant la résistance. Il faut qu’aucun légionnaire ne puisse ralentir son peloton. Cependant, tous ne sont pas égaux devant l’effort. « Les plus forts, les meilleurs nageurs, ce sont les Français, qui ont tous eu accès à des pratiques sportives dès l’enfance. Les Slaves sont très physiques, les Africains souvent très costauds, mais faute d’avoir pu développer leurs capacités, pas très athlétiques. » L’adjudant s’efforce de n’en laisser aucun dans l’échec, fixant à chacun des objectifs à atteindre. Le plus souvent, avec de la bonne foi et de la volonté, ça marche.
Kevin est tombé dans la marmite à 13 ans, lorsque son grand-père, un ancien de la coloniale, lui a offert La légion saute sur Kolwezi. À 17 ans, son bac en poche, sans prévenir ses parents, il s’est présenté au 2e REP, chez les paras, à Calvi. Là, il a connu quelques embrouilles, avec un bandit niçois qui l’a embarqué dans une histoire loufoque de vols de grenades. Il a été dégradé et muté dans une autre compagnie : « Être puni a été très bon pour moi. On m’a montré le bon chemin. La Légion a fait de moi un homme. » Quinze ans plus tard, il se sent prêt à devenir chef à son tour. « Je veux devenir officier, commander, transmettre, avec la même bienveillance que celle que j’ai reçue. » Il prépare l’épreuve de dissertation militaire. Comme beaucoup de légionnaires, Kevin a divorcé de la mère de sa fille de 11 ans. Elle lui avait demandé de choisir entre la Légion et elle. Il a choisi et s’est installé à Marseille à côté de chez elle. Chaque jour, il parcourt à vélo les 17 kilomètres qui séparent Pointe-Rouge de Carpiagne. Et chaque jour, il s’émerveille : « C’est grand, c’est beau, on ne peut pas rêver de mieux. »
Alors que quatre des cinq escadrons de combat que compte le régiment (le sixième étant affecté à des missions administratives et logistiques) viennent de rentrer du Mali, on se demande si Kevin n’est pas frustré. Certes, il a participé à des missions dangereuses, comme l’évacuation des Européens de Côte d’Ivoire et de Centrafrique ou encore l’opération Harpie contre l’orpaillage en Guyane. Pendant deux ans, il a connu la grande aventure équatoriale au 3e REI à Kourou. Il organisait des stages d’aguerrissement en forêt pour les unités de combat. Mais Kevin n’a jamais connu le feu ennemi. « Il ne faut pas demander à aller au feu. Si ça arrive, il faut bien faire. » Tout légionnaire s’entraîne comme si cela devait arriver le lendemain. Démontage-remontage des armes, réparation du matériel, entraînement au combat blindé sur simulateur, chacun doit connaître la conduite à tenir dans chaque circonstance. Une fois sur le terrain, on accomplit des tâches répétées des centaines de fois. Mais certains apprendront à manœuvrer, à tirer, à progresser en territoire ennemi sans jamais y poser un pied. « Entraînement difficile, guerre facile », résume le capitaine Thierry Piquemal, 49 ans, dont vingt de Légion, directeur de cabinet du colonel Meunier, qu’il a connu au Liban en 1983. De son enfance à Ménilmontant, ce fils d’un agent RATP, mort malheureux loin de son Algérie natale, a conservé l’accent parigot et la malice. Certes, il a fait le Liban, l’ex-Yougoslavie, et dernièrement le Mali où il était stationné à Gao, au QG de Barkhane. Mais à plusieurs reprises, sa participation à une mission de combat a été annulée au dernier moment. « On enrage, mais il faut en prendre son parti. »
Le capitaine Thierry Piquemal, dircab du chef de corps, est convaincu que l’esprit de la Légion continuera à souffler.
Si l’Histoire était cartésienne, la Légion étrangère serait condamnée. Que faire de ce « monastère des incroyants », cette confrérie bizarre où les corps sont en jeu quand la guerre est de plus en plus menée par des informaticiens ? On pardonnait aux légionnaires leur brutalité quand elle était nécessaire aux combats. Dans la guerre à l’ancienne, même les sadiques ont leur utilité. Aujourd’hui, un supérieur qui colle une baffe à un légionnaire est sanctionné, parfois au « marquant » si c’est un récidiviste, ce qui signifie que la faute est inscrite dans son dossier et pèsera sur son avancement. Quant au légionnaire qui s’aviserait de frapper son supérieur, il aurait toutes les chances d’être rendu à la vie civile. Le capitaine Piquemal s’en félicite. « On n’a pas à être brutal pour commander. Mais il faut savoir sanctionner sans état d’âme. »
Comme toutes les institutions, la Légion est désormais un univers de Droit et de droits. Cependant, elle échappe encore, pour le moment, au régime général de l’armée. En effet, tout en appliquant les mêmes règles que tous les militaires, elle jouit d’un statut spécifique, conservé de haute lutte en 2008 après l’intervention du Conseil d’État. Forcément, ça suscite des jalousies chez certains militaires qui n’aiment pas les têtes qui dépassent. Le chef Fabien redoute le changement qui vient. « Si je suis devenu sous-off, c’est pour transmettre la tradition, mais on sent qu’il y a une volonté de nous normaliser. Mes gosses, je préférerais qu’ils fassent autre chose. La légion qu’ils pourraient connaître adultes, ce ne sera pas la même que la mienne. » Piquemal n’en croit rien. « C’est plus ce que c’était, je l’entendais déjà des anciens quand je suis entré à la Légion il y a vingt ans. » Certes, les légionnaires ont changé, ils ont des portables, des tablettes et plus d’exigences. « L’essentiel, conclut Piquemal, c’est que l’esprit de la Légion perdure. » On n’éteindra pas si facilement la flamme. De plus, l’assurance-vie de la Légion étrangère, c’est l’amour que lui vouent les Français. Sans doute parce qu’elle incarne une France rêvée dont on sait aujourd’hui qu’elle pourrait disparaître.
Camerone, la Pâques légionnaire
Pour un légionnaire, avant d’être un lieu, Camerone est une date. Chaque 30 avril, où qu’ils soient, les légionnaires commémorent l’exploit accompli en 1863 par leurs prédécesseurs de la 3e compagnie du régiment étranger. Ce jour-là, 62 légionnaires, commandés par le capitaine Danjou et deux officiers, résistent des heures durant à 2 000 soldats mexicains dans cette bourgade située dans la province de Veracruz. Neuf survivront. L’objectif est de protéger un convoi de ravitaillement des troupes françaises qui assiègent Puebla. Et le convoi passe. Ce qui n’empêche pas l’expédition mexicaine de Napoléon III de finir en désastre.
Si cet épisode somme toute mineur d’une guerre absurde, dans laquelle Napoléon III s’est mis en tête d’établir un gouvernement à sa botte au Mexique, est devenu légendaire, c’est bien sûr à cause de l’héroïsme sacrificiel de ces hommes, mais aussi parce qu’il est la parabole du dogme légionnaire : la mission, quoi qu’il en coûte. Le convoi est passé.
Au 1er REC, les festivités s’étalent du 23 avril, date de la Saint Georges, patron du régiment, à Camerone. Cette année, cette semaine sainte des légionnaires-cavaliers devrait avoir un éclat particulier car le REC, fondé en 1921 à Sousse, en Tunisie, célèbre son centenaire. Pour Camerone, une prise d’armes aura lieu pour la première fois sur le Vieux-Port de Marseille.
Quelques mondanités destinées à lever des fonds ont déjà été annulées pour cause de Covid, dont le cocktail organisé en l’honneur de « Marraine ». Née Leïla Hagondokoff, issue d’une famille princière du Caucase, arrivée en France en 1934 et devenue la comtesse Ladislas du Luart, cette Russe fantasque et intrépide est la seule femme à avoir été nommée légionnaire d’honneur en 1943, puis brigadier-chef d’honneur en décembre 1944. Elle a été là lors de tous les grands moments du REC – et certains chefs de corps se rappellent avec des sentiments mêlés ses arrivées tourbillonnantes quand elle exigeait la levée de toutes les punitions. C’est notamment pour poursuivre son action en faveur des blessés et des anciens que le régiment fait appel aux dons. Si vous voulez faire acte de solidarité envers ces étrangers qui se battent pour nous, n’hésitez pas (www.royaletrangercentenaire.fr).
Pour le régiment, ce centenaire sera l’occasion de se retrouver et de porter haut les traditions légionnaires. Les 24 et 25 avril, le public pourra profiter de deux journées portes ouvertes avec exposition de blindés et reconstitution d’un hôpital de campagne, qui se concluront par l’événement à ne pas rater, le Bal du légionnaire, dont le clou est l’élection de « Miss Képi blanc ». Un genre de repos des guerriers. EL
Retour sur la navrante 46e cérémonie des César du cinéma français
Causeur s’est fadé les 3h47 de cérémonie des César, ses mille mercis, ses robes indigestes et ses blagues qui tombaient à plat – même quand elles étaient bonnes. Sans casser notre écran et sans nous endormir.
En tout, il a bien dû être question de cinéma pendant 30 à 40 minutes. Le reste du temps, on avait l’impression d’être soit à une soirée où tout le monde se connaissait, soit à une manifestation de Nuit Debout ou des Indigènes de la République.
On se demande dès lors pourquoi convoquer le public. D’ailleurs, il n’est pas venu. La retransmission de la cérémonie n’a rassemblé qu’1,6 million de téléspectateurs sur Canal+ et moins de 10% de part d’audience, selon des chiffres de Médiamétrie. Il s’agit de l’un des plus mauvais scores.
Une cérémonie très politique
Comme toujours, il y a eu de la politique. Passons sur les marronniers extrême-gauchistes d’un milieu toujours prêt à larmoyer sur les damnés de la terre et à dénoncer le méchant État qui abandonne les artistes, en oubliant qu’il les subventionne.
Après le genre en 2020, c’était l’année de la race. Selon le journal Le Monde, cette cérémonie était très attendue sur les questions de diversité. Nous avons eu droit à un galimatias très applaudi de Jean-Pascal Zadi, le réalisateur de “Tout simplement noir”, lequel a évoqué l’humanité niée d’Adama Traoré et a regretté que des criminels contre l’humanité soient statufiés – il faisait référence aux célébrations autour de Napoléon…
Rappelons que la mort malheureuse d’Adama Traoré n’est pas la conséquence de la brutalité gendarmesque ni du racisme français, mais de son refus d’obtempérer. Le Monde indique que le couronnement de deux meilleurs espoirs noirs[tooltips content= »Jean-Pascal Zadi pour Tout simplement noir et Fathia Youssouf pour Mignonnes »](1)[/tooltips] marque un “changement d’ère”. Cette ère commence bien mal. On ne peut vraiment pas dire que cette soirée était un adieu aux cons.
Corinne Masiero a suscité des réactions outrées. Il faut lui reconnaître un certain culot. S’exhiber nue devant le public de l’Olympia, même si la salle n’était qu’à moitié pleine Covid oblige, quand on n’a pas un corps de rêve, ce n’est pas facile.
Mais son apparition était une offense aux sens et à l’intelligence, et un scandale en peau de lapin. Se mettre à poil sur scène, dans le style sanguinolent avec tampons hygiéniques aux oreilles, ce n’est pas subversif, c’est kitsch. Ce n’est pas dérangeant, mais dégoûtant! Tout ça pour enfiler des perles complotistes sur le gouvernement qui volerait l’argent… Plus navrant que choquant.
Alors dans ce naufrage, n’y a-t-il rien à sauver?
Si. Le César de la grande classe est décerné à Fanny Ardant. L’an dernier, elle avait osé dire son affection pour Roman Polanski. Cette année, elle a pris la défense des hommes.
« C’est une joie de fêter les acteurs. De célébrer les hommes. Leur dire qu’ils sont beaux, qu’ils sont braves. Qu’on rêve de les connaitre. Qu’on désire les revoir. (…) Et que… on les aime… on les admire. Et vivre sans eux, ça ne serait pas tout à fait vivre. »
Merci Madame!
Cette chronique a été initialement diffusée sur Sud Radio
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Un ouvrage publié aux Éditions de l’Épure permet de redécouvrir l’univers passionnant du chef de Mionnay (Ain), trois étoiles au Guide Michelin, décédé d’épuisement en 1990.
Les livres de cuisine actuellement publiés à une cadence industrielle sont-ils encore des livres? La plupart sont creux et superficiels, sans texte lisible, sans poésie, les chefs à qui les éditeurs se sont adressés ne livrant rien de leur univers mental et se contentant de donner des recettes sténographiées comme des documents administratifs illustrées de photos retouchées sur Photoshop… Quelques mois après, on s’empresse de les revendre chez Gibert pour quelques euros. Parfois, il y a une perle, un joyau, ignoré des médias, un vrai livre qui raconte une histoire, avec des photos d’archive, des témoignages, des confidences, une enquête, tout un puzzle permettant de reconstituer un monde disparu… Ainsi en est-il de L’Esprit Chapel paru aux éditions de l’Epure en novembre dernier. Cette minuscule maison fondée en 1991 par Sabine Bucquet-Grenet dans le 14e arrondissement ne fait pas dans le marketing de masse mais s’efforce de retrouver l’esprit des livres de cuisine d’autrefois, qui avaient de la sève et qu’on lisait avec gourmandise comme une nouvelle de Giono ou d’Alphonse Daudet.
Un grand Monsieur de la cuisine française
Ce livre-ci a donc été construit avec amour et patience et s’adresse à des lecteurs, non à des collectionneurs de recettes sur fiches. Il est consacré à un personnage de légende, un grand Monsieur de la cuisine française, peut-être le plus grand chef français de la seconde moitié du 20e siècle, mort d’épuisement en 1990 à l’âge de 53 ans. Pour le gastronome que je suis, Chapel est une étoile morte dont je reçois la lumière. Il fait partie de ce panthéon d’hommes que je regrette de n’avoir pas connus, exactement comme un passionné de théâtre regretterait de n’avoir pas vu Gérard Philippe jouer Lorenzaccio à Avignon en 1952.
C’est la force exercée par certains morts dont l’art était fugace et éphémère. Et quoi de plus éphémère que la cuisine d’un grand chef? Son geste, sa vista, sa sensibilité, sa rigueur et sa précision, bref, son instinct: dès la première bouchée, on savait à la seconde que cette omelette aux herbes avait été faite par lui et non par un gars de sa brigade!
Ce livre montre bien le pourquoi de cette étrange fascination posthume, alors que de plus en plus de jeunes chefs (qui, comme moi, n’ont jamais goûté sa cuisine!) se réclament d’Alain Chapel, et que jamais sa cuisine, qui était une quintessence de la cuisine française bourgeoise, avec des racines paysannes (ah! les crêtes de coq que l’on retrouve un peu partout dans ses plats…), n’a paru si lointaine, comme un vestige archéologique, un fossile, faite de gestes que l’on n’enseigne plus dans les écoles.
Le « Perfectionniste »
Ainsi, et d’abord, Chapel était un cuisinier qui faisait de la cuisine française (de la poularde truffée cuite en vessie, du steak de lapin aux pommes de terres croustillantes, des tiges de laitue au jus de dindon et au gratin, de la tarte aux pralines roses…) à une époque où Paris Match faisait la une avec lui et la bande à Bocuse en titrant, en juin 1976: « Les As de la Nouvelle Cuisine Française. » Un brin réac, ce journal (le premier hebdo de France en terme de tirage) écrivait alors: « Le « France » est toujours à quai, le franc flotte, le « Concorde » a bien du mal à se poser et plus encore à se vendre… Mais il y a au moins une activité où nous excellons: la grande bouffe. Comme si, après avoir perdu son empire, la France avait retrouvé son assiette, comme si notre vraie force de frappe était le couteau et la fourchette. » Beau comme du Racine, non? Paris Match ne se privait pas non plus de piquer Giscard à fleuret moucheté: « Après avoir reçu ceux qui vident les poubelles, il était naturel qu’il invite ceux qui les remplissent… »
À l’époque, l’Ambassadeur de la cuisine française était Paul Bocuse (surnommé « le Primat des Gueules »). Le Patriarche était Raymond Thuilier, fondateur de l’Oustau de Baumanière en Provence. Mais le « Perfectionniste », c’était Alain Chapel, dont le restaurant était situé en pleine cambrousse au village de Mionnay, dans la Dombes. Pierre Gagnaire s’en souvient: « C’est sa quête perpétuelle d’excellence qui m’a immédiatement marqué. La rigueur, le souci du détail, l’intégrité mais aussi l’authenticité, l’élégance, la douceur et l’humanité, c’est tout cela l’esprit Chapel. »
Ceux qui ont travaillé pour lui, comme cuisiniers ou comme serveurs en salle, se souviennent de l’incroyable gentillesse de cet homme, auréolé de ses trois étoiles Michelin, qui venait les chercher à la gare, les logeait et les nourrissait, en leur apprenant le bon geste et la bonne attitude. Quand ça n’allait pas, pas de cris ni de gueulantes en cuisine, une simple remarque et un coup d’œil terrible suffisaient pour remettre la brigade au pas!
Faire un repas chez lui était une thérapie
En entrant dans ce livre, on fait un voyage dans le temps. On retrouve une atmosphère, des odeurs, une façon de parler et de s’habiller, un humour. C’était avant la crise des Gilets Jaunes. Avant la haine et l’hystérie collective. Il y avait des classes sociales qui se supportaient et se complétaient. La France des Prolos et des Intellos parisiens vibraient en chœur pour l’équipe des Verts de Saint-Etienne… Côté cuisine, il n’y avait pas le snobisme des produits tel qu’il existe aujourd’hui, où l’on est censé se taper une érection en apprenant que les fraises et les petits-pois servis par le chef proviennent (soit-disant) de son jardin potager ou de chez le « petit producteur » du coin: pour Alain Chapel, cela allait de soi! Cet athlète d’un mètre 90 qui aimait les chiens allait chaque jour faire ses courses auprès des paysans et des fermiers de sa région: cerises des monts du Lyonnais ou pommes Calville blanc de Chasselay, légumes et herbes du père Lancelot, fromages de chèvre de Madame Jouet au Marché de la Croix-Rousse à Lyon, volailles de Bresse de Marinette Alban, éleveuse, chez qui le chef allait volontiers déjeuner en famille… « Circuits courts, respect de l’environnement, permaculture, amour des bêtes »… tous ces termes fumeux qui ont envahi notre vocabulaire étaient ignorés il y a quarante ans pour la bonne raison qu’ils étaient inutiles car on était en plein dedans, naturellement! Chapel recevait dans son restaurant les grands ce monde, les stars d’Hollywood, les chefs d’État, et vivait en connexion intime avec le peuple. Comme le commissaire Maigret, il était lui-même du peuple.
Le potager à MionnayLa cuisine à Mionnay
Côté clients, on n’allait pas non plus manger chez Chapel avec un carnet de notes, la cuisine n’était pas encore intellectualisée, et il n’y avait pas d’escrocs concepteurs de « Blogs » qui demandaient à être invités en échange d’un article minable sur Internet… On allait manger pour se faire plaisir, c’était une fête, un événement. Mon ami regretté, le vigneron Marcel Lapierre, qui fut le premier à me parler de Chapel en l’an 2000, me disait que faire un repas chez lui était une thérapie: on entrait fatigué et déprimé, on sortait heureux, enthousiaste, chargé à bloc…
Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, L’Esprit Chapel est un livre précieux qu’il faut avoir dans sa bibliothèque, une Recherche du Temps Perdu.
L’Esprit Chapel, Laurent Feneau et Suzanne Chapel, Éditions de l’Épure.
Un ouvrage largement illustré de documents d’archive inédits. Aucun ouvrage sur ce chef emblématique n’est paru depuis 37 ans. Ce livre est très attendu dans le monde de la cuisine, par les professionnels et les amateurs. Plus de 35 recettes inédites dont certaines emblématiques du restaurant.
Ainsi s’exclamait Apollinaire dans une lettre de 1915. Un an après le premier confinement, comment ne pas lui donner raison?
Le 30 novembre 1915, alors qu’il était au front, le poète Guillaume Apollinaire écrivait à Madeleine Pagès: « C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter. » Ces jours-ci, la pandémie de Covid-19 fête en France son premier anniversaire et on a l’impression d’être revenu à la case départ. Alors, oui, c’est fantastique tout ce on peut supporter.
La population comme variable d’ajustement
On peut supporter d’entendre que la population est usée psychiquement et qu’elle aurait du mal à vivre un autre confinement dur. Alors que si elle est usée psychiquement, c’est précisément parce qu’elle est réduite à une variable d’ajustement pour l’économie. On peut supporter de travailler, de fréquenter des cantines, de se dépêcher de faire ses courses pour rentrer à 18 heures alors qu’on nous dit que les musées, les salles de cinéma, les plages le dimanche sont plus dangereuses qu’un métro aux heures de pointe. On peut supporter, en plus, pour certains d’entre nous, de s’enfermer le week-end. Et supporter de n’entendre que trop peu de voix souligner une évidence: c’est cette politique humiliante qui a fini par user, depuis le mois de novembre, le moral des Français. Infiniment plus qu’un confinement dur qui casserait une fois pour toutes la chaine de contamination et nous sortirait de ce cauchemar au ralenti qu’on appelle « vivre avec le virus ».
On peut supporter, mais pour combien de temps, de voir que tout cela ne sert à rien, qu’il y a maintenant dix mille morts par mois et vingt-cinq à trente mille contaminations par jour. On peut supporter, mais pour combien de temps, les autorités nous dire chaque semaine que la sortie du tunnel est pour dans quinze jours, alors que tout ça ressemble davantage à ces mirages qui apparaissent dans le désert au fur et à mesure qu’on s’en approche.
Bobards institutionnalisés
On peut supporter les bobards institutionnalisés et démentis par l’expérience de chacun sur le rythme des vaccinations, les débats des chaines infos où est célébré le génie de Macron le Virologue qui a fait fermer leurs bouches aux scientifiques alors que déjà, on réarme des TGV sanitaires pour gagner quelques lits et éviter que ça commence à mourir dans les couloirs.
On peut supporter l’obscénité présidentielle aux multiples visages. Par exemple, parler d’un « pari » de ne pas reconfiner, comme si une politique de santé publique était une affaire de bookmaker, en oubliant que tout ça se chiffre en deuils. Ou alors, s’adresser à la jeunesse en lançant un défi à des « influenceurs » sur YouTube qui s’appellent, excusez du peu, McFly et Carlito. Voilà des jeunes qui ne sont pas islamogauchistes, au moins.
Réalité parallèle
On peut supporter, puisqu’on aborde les sujets qui fâchent, voir Blanquer évoluer dans une réalité parallèle où le virus, allergique aux études, ne pénètre pas dans les écoles et, en matière d’université, se lancer dans une croisade idéologique plutôt que de s’interroger sur la grande misère de la recherche qui amène la France à être le seul pays qui ne propose pas de vaccin malgré la baleine Sanofi trop occupée à engranger les dividendes tout en licenciant.
Oui, Apollinaire a raison, c’est fantastique tout ce qu’on peut supporter…
L’histoire de la Légion est inséparable de celle de la France. Ce corps d’élite régi par un code d’honneur compte plus de 8000 volontaires étrangers placés sous le commandement de 450 officiers français. Des guerres coloniales aux combats contre l’Etat islamique au Mali, ces durs à cuire sont unis par les mêmes idéaux, discipline, amour du chef et surtout : la mission quoi qu’il en coûte. Une grande famille avec ses rites, ses mythes et ses coutumes. Reportage d’Elisabeth Lévy au 1er REC à Carpiagne. Photos de Stéphane Edelson. (1/2)
C’est un défi à l’époque. Une anomalie – une insulte pour certains. Pas seulement parce que c’est un phalanstère d’hommes bagarreurs et disciplinés, sentimentaux et endurcis, épris d’aventure et nostalgiques de la terre maternelle. Ni parce que c’est un univers vertical sous le règne de l’horizontalité – l’existence même de l’armée repose sur l’idée qu’il y a quelque chose de plus grand que l’individu. Ce qui fait de la Légion étrangère une survivance et une résistance, c’est le rapport de piété et de sacralité qu’elle entretient avec un passé mythifié. La première chose qu’apprend le nouvel engagé tout juste arrivé d’Ukraine, de Chine ou de Madagascar à Castelnaudary, où le 4e régiment étranger assure l’instruction des futurs légionnaires, c’est qu’il doit se montrer digne d’une longue chaîne généalogique. Et s’il est prêt à mourir, c’est d’abord pour son chef et ses camarades, autrement dit pour la Légion, ensuite seulement pour la France. La devise de l’institution, Legio Patria nostra, « la Légion notre patrie », rappelle que, si tout homme a deux patries, la sienne et la France, tout légionnaire en a trois. Comme il a plusieurs pères. La verticalité s’y décline dans la grammaire de la filiation. Pour tous, le Comle, le commandant de la Légion, dont le quartier général est établi à Aubagne, est le Père Légion. Lors de ma première visite, en juillet 2019, le général Denis Mistral (qui a laissé son poste en juillet 2020 au général Alain Lardet) résumait ainsi le lien hiérarchique : « Commander en père, obéir en fils. » Avec un objectif : « Donner à la France une troupe qui ne fera jamais défaut. »
« Dans la troupe, y’a pas de jambe de bois. » A Carpiagne, comme dans tous les régiments de la Légion, on apprend le français en chantant au pas.
Entrer à la Légion, ce n’est pas seulement s’approprier une histoire, c’est vivre avec elle. Il y est inconcevable de déroger aux traditions, symboles et rituels qui rythment la vie légionnaire, rappellent les heures glorieuses, comme la bataille de Camerone en 1863 (voir encadré), ou les menus faits de l’existence légionnaire. Tout est cérémonial. Ainsi le rituel de la poussière où l’on verse une gorgée de vin dans les verres rappelle la vie du désert, quand le sable collait au fond des quarts. On dirait une prière, dirigée par le plus gradé, l’assistance répondant par des beuglements et des gestes parfaitement synchronisés. Et ça se termine par « Tiens, voilà du boudin ! », entonné avec le plus grand sérieux et un respect pointilleux du rythme. Quant au coup de poing assené par un officier au légionnaire qui prend du galon, peut-être vise-t-il à rappeler qu’en des temps pas si anciens, les fautes disciplinaires se réglaient souvent par un cassage de gueule infligé par le supérieur et accepté par le légionnaire.
Des guerres coloniales aux OPEX
Pour ajouter à l’anachronisme, et à la mauvaise réputation, la légende de la Légion étrangère s’est largement écrite dans l’aventure coloniale, et plus encore dans les conflits sanglants de la décolonisation. Elle est fondée en 1831 par Louis-Philippe, au moment où les armées se nationalisent, c’est-à-dire qu’elles cessent d’être des légions étrangères (au sein des armées napoléoniennes, on parle plus allemand que français). Il s’agit alors de doter la France d’un corps expéditionnaire en Algérie. D’après un officier, elle agrège, outre des mercenaires, les Gilets jaunes de l’époque. Après moult péripéties, incluant la vente de la Légion à l’Espagne en 1837 et la création d’une deuxième Légion étrangère qui combat la première, elle participe aux guerres du Levant et aux guerres mondiales, y compris à la drôle de guerre : le GRDI 97 (Groupe de reconnaissance de division d’infanterie), constitué de légionnaires du 1er et du 4e régiment étranger de cavalerie – c’est-à-dire de combat blindé depuis 1929 date de la dernière charge à cheval –, y perd deux tiers de ses effectifs, dont le chef de corps qui meurt avec ses hommes. Dès 1943, les légionnaires reprennent le combat en Tunisie face à l’Afrika Korps de Rommel, puis participent, à partir de la Provence, à la libération de la France… jusqu’en Autriche. Viendront ensuite les guerres d’Indochine. Entre 1945 et la chute de Diên Biên Phu, plus de 10 000 légionnaires sont morts dans les rizières indochinoises – tout légionnaire a lu Par le sang versé, de Paul Bonnecarrère, qui raconte cette histoire épique et effroyable. Une proportion notable de ceux qui se firent trouer la peau pour défendre l’Empire français étaient des anciens de la Wehrmacht, parfois de la SS, aussi nombre de chants consignés dans le livret vert et rouge que possèdent tous les légionnaires sont-ils des romances sirupeuses en allemand. Ils communient avec les Russes dans l’anticommunisme. Plus tard, la majorité des officiers du 1er REC (Régiment étranger de cavalerie, c’est-à-dire de combat blindé) choisissent le quarteron putschiste d’Alger. Seuls deux hommes seront sanctionnés dont le chef de corps, le colonel de la Chapelle qui couvrira ses légionnaires et déclarera à son procès : « Une politique se juge à ses résultats, pas l’honneur.» Contrairement, au 2ème REC, le 1er REC échappera à la dissolution, probablement grâce à l’intervention de Pierre Messmer.
Aujourd’hui, la Légion étrangère est une troupe combattante d’élite de l’armée française, qui compte plus de 9 000 volontaires étrangers (ou Français recrutés sous une nationalité d’emprunt) placés sous le commandement de 450 officiers français. Une épopée résumée par le général Mistral le 24 juillet 2020 dans son vibrant discours d’adieu : « En cent quatre-vingt-huit ans, cet habile et utile regroupement d’étrangers, soudards, demi-soldes oisifs et encombrants, envoyé en Algérie pour un dessein colonial, est devenu un monument de l’Histoire, du patrimoine et de la culture françaises qui, du haut de ses 40 000 âmes tombées au champ d’honneur, rassemble dans le cœur des Français et de millions de gens à travers le monde les valeurs les plus belles et les plus admirables. » À la Légion, on a le lyrisme facile, mais pas ce lyrisme agaçant qui est l’étendard de la pureté morale, ni cette exaltation de commande qui fait endimancher les mots. Plutôt une révérence naïve, une envie de s’identifier à plus grand que soi, une croyance dans des vertus ringardisées – héroïsme, fidélité, droiture. Et puis, comme me l’a confié un officier, « on y parle plus de la mort qu’ailleurs ». Il est vrai qu’on meurt moins en OPEX (opérations extérieures) qu’en Indochine, la guerre aussi a changé. Mais en s’engageant, chacun accepte par avance le « sacrifice suprême », expression qui figure d’ailleurs noir sur blanc dans le contrat de tous les militaires. En mai, le 1er REC a perdu deux hommes au Mali.
Y’a pot chez les sous-offs.
Deux mois plus tard, leurs camarades sont de retour à Carpiagne, le camp de 1 500 hectares où le « Royal étranger », surnom donné au REC en souvenir de son lointain prédécesseur fondé par Louis XIV, a élu domicile en 2014, après trente-sept années passées à Orange. L’immensité idéale pour les exercices de tir. En revanche pour s’entraîner aux manœuvres sur blindés, les cavaliers doivent se rendre à Canjuers ou à Djibouti. Sur ce vaste plateau provençal de rocaille et de broussaille dominant le paradis des calanques, les immeubles proprets de quatre étages qui abritent les baraquements semblent minuscules, comme un rappel de la petitesse humaine.
« Au combat, tu agis sans passion et sans haine »
Ce jour-là, des hommes du deuxième escadron – les « hippocampes », un hommage aux anciens qui, en Indochine, utilisaient des véhicules amphibies – achèvent de ranger les armes[tooltips content= »Un escadron est l’équivalent pour la cavalerie d’une compagnie d’infanterie. Il compte une centaine d’hommes. »]This triggers the tooltip[/tooltips]. Démontage, nettoyage, empilage dans des caisses qui sont vérifiées et enregistrées à l’armurerie : le ballet est parfaitement réglé, sous le commandement du chef Fabien (pour maréchal des logis-chef, l’équivalent d’un sergent-chef), 35 ans, dont dix-huit de Légion étrangère. Un père et un frère légionnaires. Pas très grand, boule à presque zéro, format râblé et musclé, habitué de la fonte et joueur de rugby. Encore un drôle de mélange, un soldat sans états d’âme avec un petit quelque chose du mauvais garçon qu’il aurait pu être. Selon ses dires, bagarreur et fervent croyant. « Il faut avoir peur de quelque chose, savoir s’agenouiller devant une suprématie. » Pendant que ses gars poursuivent l’inventaire des dernières caisses, il surveille, rectifie, taquine, houspille, tout en évoquant le Mali. « Une belle opération », dit-il, les yeux brillants. Comprenez « avec de vrais combats ».
Le chef Fabien, 35 ans, dix-sept ans de Légion, quelques semaines après son retour du Mali. « Si je meurs au combat, c’est que j’aurai accompli ma mission sur Terre ».
Fabien n’aurait pas dû être déployé. Alors que les forces nigériennes et maliennes avaient perdu beaucoup d’hommes lors d’attaques de casernes, au sommet de Pau du 13 janvier 2020, il a été décidé d’envoyer des troupes supplémentaires dans la zone des trois frontières.
Le capitaine Beaudoin, 32 ans, commandait le PRI 1 (peloton de recherches et d’intervention), constitué de 174 hommes, dont 110 du REC, qui opérait dans la région de Ménaka. Un bon cocktail de jeunes et d’anciens. « Notre but était de reprendre l’offensive, de chasser l’ennemi de ses zones refuges. Nous avons jumelé nos sections avec les Nigériens qui n’ont pas notre capacité de manœuvre, mais connaissent le terrain. Ils étaient très motivés pour défendre leur pays et venger leurs camarades. »
C’est dans l’un des accrochages avec des groupes de l’EIGS (État islamique au Grand Sahara) que le légionnaire Kevin Clément a perdu la vie le 4 mai. Lui aussi, fils et frère de légionnaire. Sur les photos, il a l’air d’un ado candide, malgré ses 21 ans. Son véhicule avait pris en chasse une moto ennemie qui leur a tiré dessus. Fabien raconte : « Quand le sergent a donné l’ordre à Clément, derrière lui, de répondre à la radio, il s’est rendu compte qu’il était touché : une seule balle dans la zone de l’œil. On l’a évacué en même temps qu’un des deux terros. » C’est le septième et dernier article du code d’honneur que tout légionnaire apprend par cœur : « Au combat, tu agis sans passion et sans haine, tu respectes les ennemis vaincus, tu n’abandonnes jamais ni tes morts, ni tes blessés, ni tes armes. » Ni le légionnaire ni le terroriste n’ont survécu. « Bien sûr, c’est difficile, poursuit Fabien. La veille, on parlait avec un petit Alsacien plein de vie. Mais on est repartis au feu. On a fait des prisonniers et des morts. Et évidemment que je repartirai si on m’en donne l’ordre. Si je meurs, c’est que j’aurai accompli ma mission sur terre. »
Le capitaine Beaudoin, chef du premier escadron, commandait le groupe d’intervention auquel appartenait Kévin Clément. « Ce qui m’a rendu fier de mes hommes, c’est qu’ils sont immédiatement repartis au combat ».
Trois jours plus tôt, le régiment avait déjà perdu l’un des siens, le brigadier Dmytro Martynyouk. Le 23 avril, il conduisait un camion-citerne sur la route allant de Ménaka à Gao quand une mine a explosé. Dans un état plus que critique, il s’est bagarré plusieurs jours avant de mourir le 1er mai.
À Carpiagne, ses camarades restés à l’arrière accompliront un miracle : en pleine épidémie de Covid, alors que les liaisons aériennes sont presque suspendues, ils réussissent à faire traverser quatre frontières à sa famille ukrainienne pour qu’elle puisse assister à l’hommage aux deux soldats présidé par Florence Parly le 8 mai.
« Ça a plus de sens que de mourir en tombant d’une échelle »
Le légionnaire ne pleure pas ses morts, il les honore. Pour leurs camarades du « 2 », ça signifiait repartir au feu. Le capitaine Beaudoin est arrivé sur les lieux quelques minutes après que Kevin Clément a été touché : « Pour un chef, perdre un homme, c’est ce qu’il y a de pire. Mais deux heures plus tard, le chef de corps m’a dit : “Vous repartez.” C’était le plus grand honneur qu’on puisse me faire. Et c’est ce qui m’a rendu vraiment fier de mes légionnaires : ils sont repartis au combat. Ils ont fait leur métier. » La mission, premier article de la foi légionnaire. La mission quoi qu’il en coûte : « Ce qui rend notre boulot fabuleux, c’est le risque, murmure le capitaine Henri, qui commandait l’escadron de Martynyouk. Ça a tout de même plus de sens de mourir au combat qu’en tombant d’une échelle. » Aussi, avant de quitter la Légion étrangère, tout officier se fait photographier devant le monument aux morts érigé au quartier général à Aubagne et surmonté de la célèbre mappemonde noire. La « boule », comme on l’appelle, a été inaugurée en 1931, à Sidi Bel Abbès, pour le centenaire de la Légion et installée à Aubagne en 1962.
Kévin Clément et Dmytro Martynyouk ont perdu la vie au Mali. A la Légion, on ne pleure pas ses hommes, on les honore.
Fin août, les hommes du deuxième escadron et leurs officiers ont fait le voyage à Abelcourt, le village de Haute-Saône où était né Kevin, pour assister au dévoilement de son nom sur le monument aux morts. Et surtout pour entourer ses proches. Il y avait même, selon un article de Marianne, une bande de motards venus de toute l’Europe sur leurs Harley, des membres du « Béret vert Brotherhood », une confrérie d’ex-légionnaires devenus bikers dont beaucoup ont servi avec Jean-Marc, le père de Kevin.
L’école de la deuxième, voire de la troisième chance
À Carpiagne, la deuxième chose qui frappe après la beauté âpre du paysage, c’est la langue singulière qu’on y parle, un mélange de parler militaire un brin désuet, d’ordres vociférés et d’argot de partout – le tout teinté d’accents du monde entier, y compris de Marseille. Sans oublier d’innombrables sigles et acronymes, que l’armée affectionne particulièrement, comme s’il fallait que toute situation humaine puisse se décliner en quelques lettres.
Ce qui distingue la Légion du reste de l’armée, c’est le légionnaire. La pâte humaine, comme le dit le colonel Meunier, chef de corps du REC (voir entretien pages XX-XX). D’abord, l’identité légionnaire conjugue deux signifiants habituellement disjoints : l’armée et l’étranger. Les 8 800 légionnaires sont étrangers ou recrutés à titre étranger : pour augmenter la proportion de francophones, on admet les candidats français à qui la Légion fournit une « identité déclarée » et une nationalité de substitution. Frédéric de Tarentec est devenu Frank de Montréal. Le chef Fabien s’est engagé sous passeport monégasque. Il a retrouvé son nom de baptême trois ans plus tard, en passant sous-officier. Le capitaine Emmanuel de Nedde, spécialiste d’histoire de la Légion, s’est engagé avec un passeport suisse il y a dix-sept ans : « Je voulais donner un sens à ma vie. » Tant que le légionnaire respecte son propre anonymat, la Légion le protège. Il y a quelques années, l’un d’eux, recherché pour un casse, a quitté le régiment entre deux gendarmes : il avait donné son nom d’emprunt à sa mère, qui l’a naïvement fourni aux enquêteurs.
Cependant, la majorité des légionnaires sont de « vrais étrangers » – et pour beaucoup des adultes qui ont passablement roulé leur bosse. Certains ont des problèmes de drogue. Beaucoup viennent de familles chaotiques, quand nombre de leurs officiers, issus de Saint-Cyr, incarnent à la perfection la famille militaire classique, catho et nombreuse.
La Légion est l’école de la deuxième chance, voire de la troisième : on peut s’y engager jusqu’à 40 ans, quand la limite est 29 ans pour l’armée de terre, et y progresser tout au long de son service. Elle offre une nouvelle vie, parfois une nouvelle identité à quiconque veut repartir de zéro après un accident de parcours. Certes, le temps où on venait purger par le sang un passé criminel est révolu. S’il y a des légionnaires en délicatesse avec la Justice, c’est plutôt pour une faillite, des embrouilles avec le fisc… ou avec une ex-épouse. « On était moins regardants quand on envoyait des gens mourir en Indochine », admet un officier. Certes. Mais il est toujours un peu incongru de demander à un légionnaire pourquoi il s’est engagé, aussi ne saurai-je pas comment un patron du CAC 40 italien est devenu officier au REC.
Aujourd’hui, la Légion vérifie, autant qu’elle le peut, la véracité des histoires racontées par les candidats. Chaque légionnaire fait l’objet d’un suivi constant pour évaluer son esprit de cohésion, sa fidélité, son adhésion aux valeurs de l’institution. L’objectif étant évidemment de ne pas recruter d’ennemis, d’autant que c’est aux légionnaires qu’incombe la sécurité de nos installations militaires extérieures. Le scénario catastrophe des cadres de l’institution, c’est un légionnaire qui retourne son arme contre ses camarades. Cela s’est produit notamment entre les deux guerres mondiales, avec des Allemands. Au doigt mouillé, on a l’impression que les recrutements venus de pays musulmans se font plus rares. Si c’est un choix, personne, bien sûr, n’en fait état.
De l’Armée rouge à la Légion
Cependant, le plus souvent, le légionnaire vient chercher une nouvelle patrie parce que la sienne est en proie au chaos ou à l’effondrement économique. Aussi le recrutement épouse-t-il les soubresauts de la géopolitique mondiale. Le 1er REC est fondé en 1921 avec des soldats et des officiers issus des armées blanches, notamment celle de Wrangel, qui arrivent à Bizerte. Ce sont eux qui insufflent au régiment l’esprit cosaque, perpétué aujourd’hui par des recrues mongoles ou kazakhes. C’est ainsi qu’un général des armées tsaristes pouvait se retrouver simple légionnaire.
Dans les années 1980, la Légion voit affluer des soldats britanniques, limogés de l’armée après la guerre des Malouines, dans les années 1990, des soldats perdus de l’ex-Union soviétique. Au REC, on se souvient d’un ancien commandant de sous-marin qui voulait payer les études de ses enfants. L’adjudant Sergueï, 51 ans, qui s’est engagé en 1996, après avoir quitté l’Armée rouge. « Après 1991, l’Union soviétique était devenue trop petite pour moi. » Il est tombé sur un encart de journal proposant des informations sur la Légion étrangère contre trois roubles. On lui a envoyé Képi blanc. Il est arrivé en France avec trois phrases en poche dont « je cherche des femmes » et les aventures de Monte-Cristo dans la tête. Et l’aventure a commencé. « Après l’Armée rouge, je pensais que ce serait assez pépère. » En réalité, Sergueï a collectionné les missions de combat, notamment en Afghanistan. Il a été décoré trois fois. « Je fais mon boulot. À la Légion, nous avons les armements, les équipements. Nous sommes plus protégés qu’un civil lambda. » En 2005, il est devenu français, sans doute « par le sang versé », vu ses états de service. Une procédure qui, curieusement, existe seulement depuis 1999. Par ailleurs, après cinq ans d’engagement, les légionnaires peuvent demander leur naturalisation, après avoir obtenu du Comle un certificat de bonne conduite, mais seule une minorité le fait.
L’adjudant Sergueï a quitté l’Armée rouge pour la Légion. Plusieurs fois décoré, il est devenu français « par le sang versé », procédure instaurée en 1999. La formule se réfère à un poème de Pascal Bonetti, où il est question d’un « étranger devenu fils de France, non par le sang reçu mais par le sang versé » (Le Volontaire étranger, 1920).
Le fils de Sergueï est élève au lycée militaire. Mais, même français, un Russe n’oublie jamais la Russie où il va chaque année. « J’ai passé toute ma jeunesse dans un pays bien structuré, pauvre mais heureux. J’adore la France, mais je regrette qu’il y ait trop d’individualisme. »
La Tanzanie a une politique intéressante pour régler le problème du Covid: prendre les millions donnés par l’Union européenne, puis utiliser des remèdes « alternatifs » !
L’UE ne décolère pas après la Tanzanie. En septembre, elle a donné à ce pays 27 millions d’euros destinés à financer l’achat d’équipements de protection et de médicaments, ainsi que des programmes d’essais et de vaccination. Deux mois plus tard, le président tanzanien John Magufuli, réélu au terme d’une campagne entachée de fraudes et de corruption, déclarait n’avoir aucune intention de combattre le coronavirus par des vaccins et assurait que son pays s’en remettait à des remèdes à base de plantes endémiques. Du reste, en mai son gouvernement avait même annoncé que la Tanzanie avait éradiqué la pandémie par trois journées de prière nationale.
En novembre, le président de la commission des Affaires étrangères du Parlement européen, David McAllister, a exigé des explications : « Nous avons donc un gouvernement qui refuse de suivre les directives de l’Organisation mondiale de la santé, un gouvernement qui refuse de fournir des statistiques et nous continuons toujours à leur donner des millions », s’est agacé l’élu allemand, qui soupçonne le leader tanzanien d’avoir escroqué l’UE. De son côté, le président Magufuli ne cache pas sa méfiance à l’égard des Européens. « Si l’homme blanc était capable de proposer des vaccins, il aurait déjà trouvé un vaccin contre le sida », a-t-il déclaré, estimant que l’Europe ne fait que de l’ingérence « afin de mieux piller les immenses richesses de l’Afrique ». En somme, Magufuli entend faire payer à l’Union la facture de la colonisation.
Restauration du film « Par un beau matin d’été », première collaboration entre Jacques Deray et Belmondo
Je ne suis pas infaillible. Les oublis, les passages à vide, même les égarements, ça arrive aux meilleurs d’entre nous. Je plaide coupable. Jusqu’à très récemment, je n’avais jamais vu « Par un beau matin d’été », le film de Jacques Deray sorti en 1965 avec Jean-Paul Belmondo en vedette sautillante puis soudainement grave. J’entends déjà les Belmondolâtres me honnir et me bannir de leur communauté sourcilleuse. Faute impardonnable pour certains, preuve incontestable de ma superficialité cinématographique, je dois avouer que ce long-métrage m’avait échappé. Pour ma défense, l’objet ne se laissait pas attraper si facilement, il était d’un accès rare, presque complètement oublié et méprisé par une partie de la critique, ne correspondant pas tout à fait aux canons classiques d’un Belmondo superstar. Il est de nouveau disponible dans une version restaurée 4K à partir des négatifs originaux sous la supervision de Pathé.
Dans la tradition de James Hadley Chase et de Simenon
Il est même agrémenté d’entretiens fort instructifs avec Gérard Camy, Pierre Gaffié et François Guérif. « Par un beau matin d’été » se trouve dans une position assez inconfortable, à cheval entre la cavalcade de L’Homme de Rio, l’affèterie de la Nouvelle Vague et des dialogues trop écrits du Maître Audiard. Un objet indéfinissable, dans la mouvance des polars fifties, adapté d’un roman de James Hadley Chase avec des morceaux de gouaille à la Simonin, ce relent de vieux Paris qui s’arrête cependant avant l’overdose de ce que j’appelle la pose « titi malfrat ». Trop de gangsters maniérés finissent par tuer le mystère. La noirceur peut vite virer à la parodie si le dialoguiste se laisse trop aller à son penchant naturel pour la vanne explosive.
Et on sait que le camarade Michel Audiard avait la tentation d’inonder chaque scénario de sa veine comico-policière particulièrement intrusive. Certains réalisateurs pouvaient même se sentir submerger par un tel déluge verbal. Alors, on a quelques appréhensions avant de glisser le DVD ou le Blu-Ray dans son lecteur. En outre, on se dit que des histoires de kidnapping qui tournent à la farce, saupoudrées de belles formules moulées à l’ancienne, avec l’enfant chéri de ces dames pour appâter le spectateur, la recette semble un peu trop grossière. On a déjà vu ça ! Du Belmondo bondissant et des saillies marloupines ! J’avais oublié que le film est signé Jacques Deray (1929-2003). Un styliste à la Simenon, tout en intériorité et en silence. Deray refuse l’action pour l’action. Il scrute l’homme seul dans ce qu’il a de plus brut et de forcené, il n’explique pas, il ne surligne pas, il capture, à la dérobée, les dérèglements humains. Ce voleur d’émotions, attentif aux détails, opère en architecte. Son art du montage et de la construction, notamment dans l’élaboration des plans serrés, est une merveille d’équilibre.
Une œuvre baignée au soleil espagnol
Le huis clos comme le dit un intervenant dans les bonus est son environnement familier. Avec sa caméra, il va chercher la souffrance, l’errance ou la folie de ses personnages dans le non-dit, le geste anodin, un regard, un sifflement, une trace infime… Deray savait capter la permanence des existences tristes sans allonger ses acteurs sur le divan. Cet immense artiste, trop souvent étiqueté et étriqué dans le genre policier, dont le nom est accolé à Delon, était bien plus qu’un « bon faiseur ». « Par un beau matin d’été », première collaboration avec Belmondo avant « Le Marginal » ou « Le Solitaire » réunira 1,5 million de spectateurs en 1965 sans visiblement convaincre les commentateurs de l’époque. Ce film arrive juste après un autre polar très réussi « Symphonie pour un massacre » interprété par un Jean Rochefort inhabituel de froideur et de calcul. Deray ne provoquait pas les fissures de ses héros, elles apparaissaient sans aucune volonté de démonstration. Les grands réalisateurs ne sont pas des professeurs d’algèbre.
Ce qui séduit dans cette œuvre baignée par le soleil d’Espagne, à l’esthétique très épurée, entre haciendas isolées et pistes sableuses, c’est la montée chromatique. La mécanique du destin est en marche. On commence gentiment sur un faux-rythme de petites frappes à la répartie fleurie en quête d’une arnaque pour s’aventurer vers le drame et les liens du sang. Nous, les admirateurs de Belmondo, connaissons sa plasticité. Il l’a prouvé, il peut tout jouer, de l’introspection à la flamboyance, le réduire à la course-poursuite et aux héliportages est une erreur fondamentale d’appréciation. Ce film méconnu vaut donc un visionnage attentif pour la musique de Michel Magne et la présence d’acteurs internationaux : Akim Tamiroff, le comparse d’Orson Welles, la toute jeune Géraldine Chaplin malgré le refus de son père, les impeccables Georges Géret et Adolfo Celi ainsi qu’une apparition furtive de Jacques Higelin. Mais ce que l’on retient surtout, c’est l’exceptionnel numéro tragi-comique de Sophie Daumier, boulevardière et digne, écorchée et vive, elle a la beauté amère des filles cabossées. Elle nous manque.
Par un beau matin d’été – version restaurée – coffret DVD/Blu-Ray – Pathé
En septembre 2020, une étudiante suivant à distance les cours d’une enseignante en littérature de l’université McGill (Montréal) se plaint d’avoir eu sous les yeux une « expression choquante » en lisant le roman étudié, Forestiers et voyageurs (Joseph-Charles Taché, 1863). À propos de trappeurs canadiens-français, il est écrit qu’ils avaient « travaillé comme des nègres ». « Madame, Madame, le mot ! » se serait écrié cette étudiante. Plusieurs étudiants s’indignent, la larme à l’œil, « ils n’étaient pas prêts à ce choc émotionnel », et éteignent leur ordinateur. Deux d’entre eux portent plainte pour racisme contre la chargée de cours. Le très prudent vice-doyen à l’enseignement incite alors cette dernière à relire attentivement les huit romans prévus au programme et à prévoir des trigger warnings destinés à prévenir les étudiants que des mots contenus dans ces œuvres risquent de les offenser, afin de leur laisser la possibilité de ne pas lire les pages incriminées, voire l’œuvre entière.
Malgré les excuses réitérées et apeurées de l’enseignante, les deux étudiantes considèrent qu’elles n’ont pas reçu d’excuses sincères et ont abandonné le cours. Meurtries et déprimées, elles ont quand même eu la présence d’esprit de demander que soit retenue comme note pour le restant de la session la seule qu’elles avaient obtenue lors d’un premier projet. L’université a plié. Sans se fouler, ces deux étudiantes choquées mais opportunistes ont obtenu les points nécessaires à un excellent bulletin.
Des étudiants très fragiles
Un professeur au département de psychiatrie de l’université McGill dénonce cette « culture liée à une génération d’enfants-rois » et constate aujourd’hui que la culture de la censure, des safe spaces et de la surprotection ont conduit au fait que « les étudiants sont plus fragiles » et qu’ils souffrent beaucoup plus de troubles mentaux.
Un peuple abruti, disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir, c’est ce qu’exige la société industrielle.La société post-industrielle progressiste voit plus loin encore
Dans son essai La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch analyse, dans les années 70 aux États-Unis, certains phénomènes qui aboutiront in fine au désastre ci-dessus décrit. L’érosion de toutes les formes d’autorité dans une société de plus en plus permissive, l’auto-observation agressive qu’aucun surmoi social ne freine plus et la vulgate des thérapeutes pour qui « santé mentale signifie suppression des inhibitions et gratification immédiate des pulsions » ont contribué à l’avènement du « moi recroquevillé ». De plus, à l’inverse des espoirs progressistes placés en elle, l’éducation de masse a conduit à l’abaissement des niveaux intellectuels et « a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes ». Ce déclin « atteint aussi les universités prestigieuses. » De plus en plus, écrit-il, l’excellence intellectuelle, identifiée à l’élitisme, est remplacée par un égalitarisme qui avilit la qualité de l’éducation et finalement « menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle. »
Les «sciences sociales» ont de sombres jours devant elles
L’étudiant narcissique contemporain se lance dans des études réclamant un minimum d’exigences intellectuelles. Il privilégie les cursus essentiellement centrés sur son “moi” ou son “identité” (sexuelle, “genrée”, raciale, communautaire), qu’il trouve maintenant en abondance dans les sciences dites humaines, sociales ou politiques. Il considère que le travail assidu, l’admiration d’œuvres ou d’hommes qui lui sont supérieurs, la recherche de la vérité, la reconnaissance, la compétition sont des formes d’oppression qui contrarient sa “réalisation de soi”. Tout ce qui est supposé empêcher cette dernière, le père, le prêtre, le professeur, le doyen d’université, la famille, etc. doit être éliminé. Les seuls livres qu’il lit avec appétence sont ceux dits de développement personnel ou de psychologie. Ses mentors sont les célébrités, les “artistes” engagés, les influenceurs youtubeurs, les adolescentes suédoises. Il partage son “ressenti” sur Facebook et échange les résultats de sa “réalisation de soi” sur Instagram ou TikTok. Il alterne pleurnicheries et colères enragées jusqu’à reddition des adultes désarmés et peureux. Sans avoir les qualités intellectuelles nécessaires pour analyser ce qui se passe réellement, il subodore avec gourmandise qu’il a pris le pouvoir. Et, de fait, il détient maintenant les clés du Royaume d’Absurdie, comme le montrent ces désolantes mésaventures universitaires.
Derrière la “fragilité” de l’étudiant narcissique on décèle toutefois une redoutable capacité d’adaptation opportuniste à ce nouveau monde où la visibilité d’un « engagement » vaut cent fois plus qu’un véritable travail d’acquisition de connaissances. Il est d’ores et déjà prévu un peu partout que les engagements citoyens, écologiques, antiracistes, etc., pèseront de plus en plus dans la balance éducative. « L’Université ne laisse rien au hasard – sauf l’enseignement supérieur », écrivait Lasch en 1979. « Un peuple abruti, résigné à effectuer un travail sans intérêt et de mauvaise qualité, et disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir », c’est ce qu’exige, d’après C. Lasch, la société industrielle avancée. La société post-industrielle progressiste voit plus loin encore. Les multiples prises en charge étatiques éducatives, financières et psychiatriques présentes ou à venir – de la culture et l’éducation de masse au “revenu universel” et à la “cellule psychologique” pour tous – modèlent un monde atomisé et sans attaches dans lequel l’école, l’art, la culture, et, finalement, la vie entière, ne doivent plus être vécus autrement que comme des divertissements et laisser libre cours à l’exploration du seul « moi ». Nos étudiantes québécoises le comprennent intuitivement: pour vivre dans ce monde-là, nul besoin de lire des livres, avec ou sans mots “blessants”. Purs produits du « règne de l’ignorance universelle », leur destin de consommatrices hébétées, de militantes opportunistes des causes débiles, d’“influenceuses” égotistes ou de “maîtresses” de conférence en études sur le genre, semble tout tracé. Bienvenue à NéantLand.
Notre chroniqueur Jean-Paul Brighelli s’attaque aux pseudo-antiracistes qui tentent actuellement de réduire les traducteurs à leur couleur de peau.
Il y a quelques années, j’ai traduit les Mémoires d’une juste, d’Irène Gut Opdyke, une Polonaise (mais écrivant en anglais, après son exil définitif aux Etats-Unis en 1945) qui a sauvé un grand nombre de Juifs pendant la guerre en les planquant dans le sous-sol de la maison où elle cohabitait avec un officier supérieur allemand. Un lecteur qui témoigne sur Babelio affirme que c’est « très bien écrit » — oui, je me débrouille en français…
Je n’ai pourtant aucune excuse. Je ne suis pas une femme, pas Polonais, pas Américain. Ni Juif, ce qui aurait pu en l’occurrence être une excuse par contiguïté. À la date des faits, mes parents étaient encore loin de se rencontrer — sans parler de me mettre en chantier. En toute logique, je n’aurais même pas dû penser à traduire un tel texte. Honte à Jean-Claude Gawsewitch, l’éditeur qui m’avait confié le boulot…
Je dois à la vérité de dire que j’ai écrit quelques romans érotiques sous un pseudo féminin. Mon pseudo et moi avons reçu un abondant courrier de lectrices nous félicitant de notre perception de la sexualité féminine… Eh oui, sans être une femme, et sans être Tirésias, le transgenre emblématique de la mythologie grecque, on peut savoir comment fonctionne un clitoris…
La traduction est une «belle trahison»
Cette civilisation devient folle — c’est le marqueur ordinaire des fins de cycles. Un traducteur professionnel, André Markowicz, a réagi avec un bon sens élémentaire dans le Monde à l’affaire Amanda Gorman / Marieke Lucas Tijneveld — et l’interdiction faite à la seconde de traduire un poème de la première, sous prétexte qu’elle est Blanche et la poétesse Noire. Et il condamne les nouvelles normes que voudraient imposer les plus tarés des pseudo-anti-racistes.
Je dis pseudo parce que cette assignation à résidence est fondamentalement un racisme. Inspiré des « cultural studies » américaines — dans un pays qui fait allègrement des statistiques ethniques, ce qui est interdit en France, où l’on se définit par sa nationalité, et rien d’autre. Si tu es né à Saint-Denis, mon ami, tu es Français — et même céfran, comme tu dirais dans ton langage de banlieusard inculte. Ni Algérien, ni Nigérian. Juste Français.
À ce titre, si demain tu as la capacité de traduire Proust en arabe dialectal ou en yorouba, il ne me viendra pas à l’idée de t’en empêcher. Ce qui compte, dans une traduction, c’est bien entendu la compréhension de la langue de départ, mais surtout la maîtrise de la langue d’arrivée. Comme dit fort bien Kamel Daoud (dans le Point.fr), si l’adage traduttore traditore (tout traducteur est un traître) se vérifie toujours, une bonne traduction est « une belle trahison » — dont il fait l’éloge.
Sinon, mon ami nigérian qui parle le yorouba, je te dénie le droit de traduire À l’ombre des jeunes filles en fleur, puisque tu n’es pas Blanc, ni homo, ni asthmatique… Imagines-tu le chambard si je prétendais réguler l’activité des traducteurs en les assignant pareillement à leur couleur de peau, à leurs pratiques sexuelles ou leur état de santé ?
Et pourtant, le rythme même de la phrase de Proust, avec ses incises, ces conjonctives, sa ponctuation attentive, témoigne de l’asthme du narrateur / scripteur. Et toi, Nigérian mon ami, qui cours le 100 mètres en 10 secondes quand les flics blancs et (forcément) racistes te courent après, tu prétends te pencher sur la Recherche ?
Nous faisons face à de sacrés connards
Eh bien oui, si tu en as la compétence, tu en as parfaitement le droit — et je dirais même le devoir : les Nigérians qui parlent le yorouba ont le droit d’avoir accès à l’un des plus grands romans jamais écrits. Sans compter que si je t’interdisais de traduire Proust, je me mettrais gravement en faute avec la Constitution française, qui justement dénie toute différenciation.
Et c’est bien là le nœud du problème.
Ce que les plus crétins des obsédés de la race (en fait, s’ils nous paraissent si crétins, c’est qu’ils n’ont pas de grandes réserves d’intelligence et en font l’économie) veulent en fait promouvoir, c’est le refus de l’assimilation à la française. Le droit de rester assis sur son tas de fumier ethnique dans son ghetto. Oh oui, c’est une assignation à résidence ! Et les enseignants qui refusent de traiter de tel ou tel aspect du programme sous prétexte qu’il pourrait choquer tel ou tel segment de leurs élèves (comme si une classe n’était pas un tout, et s’il ne fallait pas, sans cesse s’adresser à ce tout) sont des racistes. En tout cas, de sacrés connards.
André Markowicz raconte dans l’article sus-cité qu’une Russe orthodoxe (à tous les sens du terme) lui avait dénié le droit de traduite Dostoïevski sous prétexte qu’il n’était pas de religion orthodoxe. Et même que, circonstance sans doute aggravante à ses yeux, il est juif… Ça va désormais être coton pour traduire Hannah Arendt — il faudra être allemande, juive, athée, très intelligente, et avoir sucé Heidegger.
La liste des traductrices potentielles s’éclaircit déjà…
Les racistes qui relèvent en ce moment la tête au nom des droits imprescriptibles de la race doivent être sérieusement tancés. On ne doit pas leur laisser la parole. On doit leur interdire l’université. Les assigner aux travaux des champs en Camargue: tous aux rizières — comme Mao fit avec les intellectuels déviationnistes pendant la Révolution culturelle. La Bêtise à ce point ne relève plus de la pédagogie, mais du fouet.
Pour le moment, contentons-nous de l’arme du ridicule — et ridiculisons-les.
PPS. Et dans la rubrique « les chroniques auxquelles vous avez échappé », il y a les turlupins royaux qui faute d’avoir un quelconque intérêt tentent de se grandir en piétinant la reine d’Angleterre. Tout dégénère : j’appartiens à une génération où une grande actrice, Grace Kelly, épousait un prince et savait tenir son rang, pas à cette époque où une sous-starlette geint sur le « racisme » supposé de sa belle-sœur — en exhibant le sien, au passage.
Selon Philippe Bilger, le projet de réforme de l’actuel Garde des Sceaux entend remplacer la fiction d’une « République des juges » par la réalité d’une République des avocats
Sur les 145 acquittements dont on a crédité l’avocat Eric Dupond-Moretti, combien de coupables sauvés par la faiblesse de l’accusation, le talent de leur défenseur ou les scrupules frileux ou honorables d’un jury ? Avec, parfois, l’égarement médiatique en plus.
« Acquittator », ce surnom dont Eric Dupond-Moretti semblait se moquer mais dont il jouissait comme d’un hommage qui lui était rendu par ses affidés journalistes. « Acquittator » ou « Acquittatort » selon une formule du courrier des lecteurs dans Sud Ouest ?
Le garde des Sceaux, si on considère son projet de réforme – selon lui, « le but de cette loi est de restaurer la confiance de nos concitoyens dans la Justice » – n’a pas changé de combat, derrière l’apparence affichée.
Double paradoxe.
Il prétend « restaurer une confiance » qu’en sa qualité d’avocat il a tout fait pour détruire, en pourfendant la magistrature en gros même s’il disait éprouver de l’estime pour quelques magistrats au détail faciles à identifier: ceux qui lui avaient donné raison et le louaient sans réserve.
Comme ministre, il affirme cette ambition mais il s’est singulièrement illustré récemment, si j’ose dire en se taisant face aux attaques lamentables des politiques et des médias contre le PNF, les juges et la décision rendue le 1er mars (majoritairement non lue) à l’encontre de Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert. Cette abstention est moins lâche que démagogique, portée par le désir de s’inscrire dans le vent dominant d’une contestation ignorante et débridée et, au fond, de trahir son devoir de ministre. Sa fonction lui permet, mais par d’autres moyens, de continuer son hostilité d’hier.
Qui pourrait s’étonner de cette attitude face à ce qui apparaît de plus en plus chez lui comme le dessein, avec une sorte de cynisme tranquille et de constance, de remplacer la fiction d’une République des juges par la réalité d’une République des avocats ?
Si on chasse l’écume – plus de réduction de peines automatique par exemple, un détail et un leurre -, l’essentiel manifeste que les avocats vont occuper, grâce à lui, le haut du pavé politique et judiciaire, avec une philosophie qui leur est spécifique en matière pénale: un relativisme et un humanisme qui n’ont pour finalité que de servir une seule cause. La leur et celle de la seule vérité de leur client.
Je n’ai même plus besoin d’évoquer la composition des commissions – la part du lion pour le barreau – et l’aller retour, rhubarbe et séné, entre l’Ecole nationale de la magistrature (ENM) et l’École de formation des barreaux (EFB), avec la différence capitale que l’ENM sera influencée par sa directrice, ex-avocate, tandis que l’EFB demeurera intouchable malgré la présence à sa tête d’un ex-procureur général. L’auditeur de justice sera manipulé, l’élève avocat conforté.
Sur un autre plan, le secret professionnel des avocats sera renforcé, ce qui aura pour finalité de les constituer en autarcie, de moins en moins comme des auxiliaires de justice. Il faut saluer la cohérence résolue de ces dispositions animées par un seul souci: protéger encore davantage le barreau.
Il paraît qu’il conviendrait de « redonner ses lettres de noblesse » à la cour d’assises alors qu’au contraire, et c’est un tour de force, elle est parvenue à les maintenir malgré un processus constant de banalisation.
Abordons ce domaine central des cours criminelles et de la cour d’assises. Déjà on ne peut que regretter cette idée d’intégrer parmi les assesseurs un avocat honoraire. À quel titre, on ne sait pas. Sinon pour peaufiner cette pratique du mélange des genres imposant l’avocat où il n’était pas nécessaire.
Je relève aussi que le garde des Sceaux, qui était vent debout, comme avocat, contre les cours criminelles (sans jury populaire) a décidé pourtant de poursuivre et d’élargir cette expérience. On serait curieux de savoir en quoi les critiques légitimes que nous avions les uns et les autres formulées contre ce déni de la justice populaire seraient devenues caduques. Pour ma part, je maintiens ma position (voir mon billet du 4 août 2019 : « Les « cours criminelles »: une mauvaise action »).
Je ne ferai pas un sort à cette volte. Il y en a eu tant d’autres ! Le pouvoir a ses contraintes qui balaient l’esprit lucidement critique d’hier.
Toutefois, cette évolution – pour euphémiser – est d’autant plus surprenante que par ailleurs le ministre souligne qu’on « ne peut pas prétendre juger au nom du peuple français et l’exclure des cours et tribunaux ».
Une audience criminelle préparatoire sera organisée – une sorte de mise en état – et sans rien bouleverser cette nouveauté ne fera pas de mal à l’essentiel.
Ce qui ne sera pas le cas de cette indiscutable provocation destinée à faciliter les acquittements et donc à favoriser à nouveau la défense. Le garde des Sceaux ne l’a pas caché: il s’agit de créer « un système où une majorité de jurés sera à nouveau nécessaire pour entrer en voie de condamnation ». Pour décréter la culpabilité de l’accusé, il ne suffira plus de six voix mais de sept, sur les neuf jurés.
Ce qui en effet, comme l’affirme un haut magistrat (qui dénonce en restant anonyme : une tare française), ne sera plus « très loin de la majorité absolue » et ce, dans les affaires les plus graves.
Quelle étrange philosophie qui assignera, par principe, à la cour d’assises le devoir de multiplier les acquittements plus que de voter des condamnations! Elle ne peut être que le propre d’une vision d’avocat quand le citoyen réclamerait au moins une procédure équitable qui ne donnerait pas toutes les chances aux accusés en rendant la mission de convaincre des parties civiles et de l’accusation beaucoup plus difficile!
Si une opposition forte ne se manifeste pas face à cette indécente entreprise, celle-ci aura réussi son double coup: réduire encore davantage l’obligation de sauvegarde sociale et continuer à favoriser une profession que le ministre de la Justice ne parvient pas à oublier.
À considérer les occupations de ce dernier, il est inspiré par une double obsession: celle que je viens de décrire et la lutte constante contre le RN et Marine Le Pen, qui ne s’embarrasse pas, chez lui, de courtoisie républicaine.
Comme si un ministre digne de ce nom ne pouvait à la fois exprimer une opposition politique et le faire sans grossièreté démocratique permanente. On a bien compris qu’il y a pour lui des citoyens de seconde zone mais il abuse de ce mépris !
Mais Acquittator est heureux ; il poursuit son offensive.
L’histoire de la Légion est inséparable de celle de la France. Ce corps d’élite régi par un code d’honneur compte plus de 8000 volontaires étrangers placés sous le commandement de 450 officiers français. Des guerres coloniales aux combats contre l’Etat islamique au Mali, ces durs à cuire sont unis par les mêmes idéaux, discipline, amour du chef et surtout : la mission quoi qu’il en coûte. Une grande famille avec ses rites, ses mythes et ses coutumes. Reportage d’Elisabeth Lévy au 1er REC à Carpiagne. Photos de Stéphane Edelson. (2/2)
Bon an mal an, 7 000 à 8 000 personnes se présentent dans les bureaux de présélection de Nogent et d’Aubagne. En 2018, 1 200 ont été admis à Castelnaudary où les instructeurs ont quatre mois pour en faire des combattants qui sont ensuite affectés dans l’un des 11 régiments de la Légion – infanterie, génie ou cavalerie. Aujourd’hui, il y a pas mal de Sud-Américains, Brésiliens notamment. On compte aussi de forts contingents de Malgaches, de Népalais, d’Ukrainiens et même de Chinois, dont on imagine l’effort qu’ils doivent fournir pour apprivoiser notre langue. En effet, si une bonne condition physique est évidemment requise et développée par force exercices, c’est l’apprentissage du français qui transforme en frères d’armes des hommes dont les parcours, les imaginaires et les attentes sont par nature hétérogènes. La ritournelle des ordres, gestes, chants et rites qui rythme les journées fait office de cours de langue et de culture françaises.
Des soldats de 147 nationalités combattant ensemble pour un pays qui n’est pas le leur, c’est une sorte de prouesse anthropologique. Surtout si on rappelle que ce sont parfois les ennemis jurés de la veille. Au demeurant, aucun légionnaire ne peut être contraint de se battre contre les compatriotes. Pendant « Tempête du désert » (la première guerre du Golfe, en 1991), Rachid devenu Robert a demandé à rester en base arrière.
Derrière le colonel Nicolas Meunier, chef du 1er REC, on voit l’étendard du régiment. Camerone (1863), Colmar (1945), l’Indochine… On y lit la devise de la Légion étrangère « Honneur et fidélité » – celle de l’armée de terre est « Honneur et patrie », tout est dans cette nuance.
Et puis, il y a les questions religieuses auxquelles, ces dernières années, le commandement de la Légion est plus attentif. « Dès qu’ils parlent d’eux, ils parlent de religion », observe un officier qui auditionne les candidats. Le régiment comprend quatre aumôniers, protestant, orthodoxe, musulman et bien sûr le padre catholique, figure connue de tous. « Tous savent qu’ici, il n’y a pas de place pour les particularismes », poursuit l’officier. La liberté de culte passe après les exigences du service. Pas de menus spéciaux ni de dispense pour les fêtes religieuses. Au-delà des règles, le patrimoine culturel de la Légion est d’abord chrétien. Pour Noël, les légionnaires construisent une crèche. Il peut même arriver que ce soit un musulman qui porte l’Enfant Jésus.
Bien sûr, il y a des frottements, des blagues, des préjugés qui dans le civil feraient hurler au racisme et qui se règlent ici par une bière au club, les bars improvisés aux sièges des escadrons. Les Slaves n’aiment pas beaucoup les Noirs. Les Noirs s’entraccusent de racisme. « Nous devons lutter contre le communautarisme et le racisme », reconnaît l’officier. La recette doit marcher parce qu’au combat, ils se feraient tous tuer les uns pour les autres.
Parmi les trophées rapportés du Mali, les hommes du 1er escadron sont particulièrement fiers de leur drapeau de l’Etat islamique.
Il est vrai que la mondialisation a réduit les écarts culturels. « Il y a vingt-cinq ans, observe l’officier-recruteur, les Roumains, les Tchèques semblaient venir d’une autre planète. Aujourd’hui, ils sont tous connectés et le plus pauvre des Népalais arrive avec sa PlayStation. » Et puis, surtout dans leurs premières années, ils ont en commun d’être déracinés, souvent sujets au cafard. Chez beaucoup de légionnaires, il y a une fleur bleue qui sommeille et qui se réveille les jours d’hiver, quand le ciel est trop bas et les tâches trop répétitives.
Loin de leur famille, les légionnaires n’ont le droit d’en fonder une qu’après trois ans de service, et avec l’autorisation de la hiérarchie – sauf s’ils sont passés sous-off : c’est seulement après ce délai qu’ils sont autorisés à se marier. Et c’est seulement depuis quelques années qu’ils peuvent ouvrir un compte en banque. Leur famille, c’est la Légion. En conséquence, la loi non écrite de l’institution veut que, même quand ils sont au régiment, à proximité de leur foyer, les officiers passent le soir de Noël avec leurs hommes. Le supérieur n’est pas seulement là pour ordonner et sanctionner, il est psy et confesseur. Dans une institution fondée sur la promotion interne, puisque tous les sous-officiers et environ 10 % des officiers ont porté le képi blanc, autrement dit sont issus du rang, on peut être légionnaire chinois à 22 ans et lieutenant français à 40. Chacun est donc appelé au fil des ans à commander les moins gradés, autant qu’à veiller sur eux. Passé sous-off après trois ans de service, Fabien a atteint le grade le plus élevé, mais il ne se voit pas aller plus loin : « Je n’ai pas l’état d’esprit d’un officier, confie-t-il avec un sourire. Je suis un biker, j’ai des tatouages. Les officiers sont sveltes, ils montent à cheval et savent se tenir dans les bureaux. » Peut-être, cependant, sera-t-il un jour président des sous-officiers…
Les 200 sous-officiers du REC élisent en effet un « président », qui traite les problèmes quotidiens et la vie extramilitaire. Il est aussi le conseiller du chef de corps, celui qui peut dire si un adjudant est taillé pour la mission qu’on veut lui confier.
Depuis trois ans, le poste est occupé par le major Amilcar, un Portugais que tout le monde appelle Tony, 60 ans, un des doyens du régiment. Taillé sur le modèle « bon vivant, grande gueule et cœur d’or », il a le privilège de pouvoir inviter chaque jour à sa table une petite dizaine de ses camarades. Né au Mozambique, élevé en Angola qu’il a quitté vers 16 ans pour échapper à la mobilisation, Tony s’est engagé dans l’armée portugaise où il était en passe de devenir pilote quand sa carrière a été stoppée net par une embrouille de femme, qui était, semble-t-il, la fille ou peut-être l’épouse d’un officier supérieur.
Le major Tony, chef des sous-officiers. Il quittera la Légion en 2022 fort de quarante ans de service.
Il s’est engagé dans la Légion étrangère en 1983, à l’âge de 22 ans : « Je me suis retrouvé à balayer pour les Français. » Trente-huit ans plus tard, il est heureux du chemin parcouru. « Au Portugal, je ne serais personne. Ici, on reconnaît ma valeur. Mais l’ascenseur social a plutôt été un escalier. Il a fallu faire des efforts pour grimper chaque marche. » En 1985, après avoir officié comme instructeur, il choisit la cavalerie et se retrouve au REC, à Orange. Il exerce tous les postes possibles au sein d’une unité blindée : pilote de char, tireur, chef. Après plusieurs missions en Bosnie, il séjourne deux ans à Djibouti où il dirige un escadron blindé. Il papillonne et fait plusieurs enfants, puis retrouve en 1997 la fille d’un adjudant qu’il avait croisée dix ans plus tôt au mess, un soir de cuite. S’il redoute de quitter l’institution où il aura passé près de quarante ans, il n’en parle pas. Pour son départ du régiment, prévu en 2022, il rêve d’être naturalisé devant de hautes autorités civiles et militaires. « Ce serait une façon pour la France de reconnaître que je l’ai bien servie. »
On l’aura compris, dans ce monde de durs à cuire, l’affectivité est omniprésente. « Le premier devoir du chef, c’est d’aimer ses hommes », on le répète à tous les étages. Pour autant, on ne transige pas avec la discipline ni avec les sanctions. Les légionnaires ont la réputation d’appliquer à la lettre, peut-être un peu trop, le TTA (Traité toutes armées, la Bible des soldats). « S’il est écrit qu’on doit avoir un centimètre de cheveux, ce n’est pas un et demi, observe Fabien. C’est une chose d’importance, la discipline. L’amour du chef et l’obéissance. On aime ceux qui nous font le plus ramasser. » Comme l’adjudant Kevin.
« La Légion a fait de moi un homme »
« Oui mon adjudant ! » À entendre le beuglement du légionnaire, figé au garde-à-vous, devant son supérieur, on ne dirait pas qu’il vient de mordre la poussière et de se relever pour la quatrième ou cinquième fois. L’adjudant, c’est Kevin, 35 ans, dont dix-huit de Légion étrangère, responsable des sports du REC. Une icône de légionnaire ; beau gosse et baraqué, ça va de soi, les yeux bleu Newman, le regard franc du collier. Le tout assaisonné d’une charmante pointe de timidité et d’une politesse hors d’âge quand il s’adresse à un civil – et plus encore à une civile. Ces manières impeccables, on les retrouve à tous les étages, du deuxième classe au chef de corps. Le légionnaire se tient. C’est comme la propreté – des corps, des uniformes, des chambrées, des bâtiments : ça fait partie du respect qu’on doit à ses supérieurs et à soi-même. C’est l’article 4 du code d’honneur : « Fier de ton état de légionnaire, tu le montres dans ta tenue toujours élégante, ton comportement toujours digne mais modeste, ton casernement toujours net. » À Carpiagne, pas mal de dents ont dû grincer le 14 juillet. Des soldats du deuxième escadron, ceux qui rentraient du Mali, devaient défiler sur les Champs-Élysées. Non seulement ils en ont été privés pour cause de Covid, mais ils ont vu à leur place des soignants débraillés et fiers de l’être. Alors, un légionnaire ça ferme sa gueule, mais ça n’en pense pas moins.
Ce jour de juillet, sous le cagnard de Carpiagne, Kevin dispense un cours à une vingtaine de soldats. Ça s’appelle TIOR – pour Technique d’intervention en opération rapprochée, le combat de rue où il faut éviter de blesser les quidams qui passent. Du corps-à-corps adapté par exemple aux patrouilles de Sentinelle. Il traduit en souriant : « Plaisir d’offrir, joie de recevoir » (des torgnoles). Il montre à son cobaye comment parer une attaque au couteau. Le gars, jeté au sol comme une crêpe, mange cher avant que ses camarades rééditent la manœuvre en binôme.
« La Légion a fait de moi un homme. » Aujourd’hui, l’adjudant Kevin (masqué au centre) est responsable des sports du 1er REC. Ici, il enseigne « le plaisir d’offrir, la joie de recevoir »… des coups.
Sur le plan physique, les légionnaires sont recrutés sur les mêmes critères que l’infanterie de ligne, le premier étant la résistance. Il faut qu’aucun légionnaire ne puisse ralentir son peloton. Cependant, tous ne sont pas égaux devant l’effort. « Les plus forts, les meilleurs nageurs, ce sont les Français, qui ont tous eu accès à des pratiques sportives dès l’enfance. Les Slaves sont très physiques, les Africains souvent très costauds, mais faute d’avoir pu développer leurs capacités, pas très athlétiques. » L’adjudant s’efforce de n’en laisser aucun dans l’échec, fixant à chacun des objectifs à atteindre. Le plus souvent, avec de la bonne foi et de la volonté, ça marche.
Kevin est tombé dans la marmite à 13 ans, lorsque son grand-père, un ancien de la coloniale, lui a offert La légion saute sur Kolwezi. À 17 ans, son bac en poche, sans prévenir ses parents, il s’est présenté au 2e REP, chez les paras, à Calvi. Là, il a connu quelques embrouilles, avec un bandit niçois qui l’a embarqué dans une histoire loufoque de vols de grenades. Il a été dégradé et muté dans une autre compagnie : « Être puni a été très bon pour moi. On m’a montré le bon chemin. La Légion a fait de moi un homme. » Quinze ans plus tard, il se sent prêt à devenir chef à son tour. « Je veux devenir officier, commander, transmettre, avec la même bienveillance que celle que j’ai reçue. » Il prépare l’épreuve de dissertation militaire. Comme beaucoup de légionnaires, Kevin a divorcé de la mère de sa fille de 11 ans. Elle lui avait demandé de choisir entre la Légion et elle. Il a choisi et s’est installé à Marseille à côté de chez elle. Chaque jour, il parcourt à vélo les 17 kilomètres qui séparent Pointe-Rouge de Carpiagne. Et chaque jour, il s’émerveille : « C’est grand, c’est beau, on ne peut pas rêver de mieux. »
Alors que quatre des cinq escadrons de combat que compte le régiment (le sixième étant affecté à des missions administratives et logistiques) viennent de rentrer du Mali, on se demande si Kevin n’est pas frustré. Certes, il a participé à des missions dangereuses, comme l’évacuation des Européens de Côte d’Ivoire et de Centrafrique ou encore l’opération Harpie contre l’orpaillage en Guyane. Pendant deux ans, il a connu la grande aventure équatoriale au 3e REI à Kourou. Il organisait des stages d’aguerrissement en forêt pour les unités de combat. Mais Kevin n’a jamais connu le feu ennemi. « Il ne faut pas demander à aller au feu. Si ça arrive, il faut bien faire. » Tout légionnaire s’entraîne comme si cela devait arriver le lendemain. Démontage-remontage des armes, réparation du matériel, entraînement au combat blindé sur simulateur, chacun doit connaître la conduite à tenir dans chaque circonstance. Une fois sur le terrain, on accomplit des tâches répétées des centaines de fois. Mais certains apprendront à manœuvrer, à tirer, à progresser en territoire ennemi sans jamais y poser un pied. « Entraînement difficile, guerre facile », résume le capitaine Thierry Piquemal, 49 ans, dont vingt de Légion, directeur de cabinet du colonel Meunier, qu’il a connu au Liban en 1983. De son enfance à Ménilmontant, ce fils d’un agent RATP, mort malheureux loin de son Algérie natale, a conservé l’accent parigot et la malice. Certes, il a fait le Liban, l’ex-Yougoslavie, et dernièrement le Mali où il était stationné à Gao, au QG de Barkhane. Mais à plusieurs reprises, sa participation à une mission de combat a été annulée au dernier moment. « On enrage, mais il faut en prendre son parti. »
Le capitaine Thierry Piquemal, dircab du chef de corps, est convaincu que l’esprit de la Légion continuera à souffler.
Si l’Histoire était cartésienne, la Légion étrangère serait condamnée. Que faire de ce « monastère des incroyants », cette confrérie bizarre où les corps sont en jeu quand la guerre est de plus en plus menée par des informaticiens ? On pardonnait aux légionnaires leur brutalité quand elle était nécessaire aux combats. Dans la guerre à l’ancienne, même les sadiques ont leur utilité. Aujourd’hui, un supérieur qui colle une baffe à un légionnaire est sanctionné, parfois au « marquant » si c’est un récidiviste, ce qui signifie que la faute est inscrite dans son dossier et pèsera sur son avancement. Quant au légionnaire qui s’aviserait de frapper son supérieur, il aurait toutes les chances d’être rendu à la vie civile. Le capitaine Piquemal s’en félicite. « On n’a pas à être brutal pour commander. Mais il faut savoir sanctionner sans état d’âme. »
Comme toutes les institutions, la Légion est désormais un univers de Droit et de droits. Cependant, elle échappe encore, pour le moment, au régime général de l’armée. En effet, tout en appliquant les mêmes règles que tous les militaires, elle jouit d’un statut spécifique, conservé de haute lutte en 2008 après l’intervention du Conseil d’État. Forcément, ça suscite des jalousies chez certains militaires qui n’aiment pas les têtes qui dépassent. Le chef Fabien redoute le changement qui vient. « Si je suis devenu sous-off, c’est pour transmettre la tradition, mais on sent qu’il y a une volonté de nous normaliser. Mes gosses, je préférerais qu’ils fassent autre chose. La légion qu’ils pourraient connaître adultes, ce ne sera pas la même que la mienne. » Piquemal n’en croit rien. « C’est plus ce que c’était, je l’entendais déjà des anciens quand je suis entré à la Légion il y a vingt ans. » Certes, les légionnaires ont changé, ils ont des portables, des tablettes et plus d’exigences. « L’essentiel, conclut Piquemal, c’est que l’esprit de la Légion perdure. » On n’éteindra pas si facilement la flamme. De plus, l’assurance-vie de la Légion étrangère, c’est l’amour que lui vouent les Français. Sans doute parce qu’elle incarne une France rêvée dont on sait aujourd’hui qu’elle pourrait disparaître.
Camerone, la Pâques légionnaire
Pour un légionnaire, avant d’être un lieu, Camerone est une date. Chaque 30 avril, où qu’ils soient, les légionnaires commémorent l’exploit accompli en 1863 par leurs prédécesseurs de la 3e compagnie du régiment étranger. Ce jour-là, 62 légionnaires, commandés par le capitaine Danjou et deux officiers, résistent des heures durant à 2 000 soldats mexicains dans cette bourgade située dans la province de Veracruz. Neuf survivront. L’objectif est de protéger un convoi de ravitaillement des troupes françaises qui assiègent Puebla. Et le convoi passe. Ce qui n’empêche pas l’expédition mexicaine de Napoléon III de finir en désastre.
Si cet épisode somme toute mineur d’une guerre absurde, dans laquelle Napoléon III s’est mis en tête d’établir un gouvernement à sa botte au Mexique, est devenu légendaire, c’est bien sûr à cause de l’héroïsme sacrificiel de ces hommes, mais aussi parce qu’il est la parabole du dogme légionnaire : la mission, quoi qu’il en coûte. Le convoi est passé.
Au 1er REC, les festivités s’étalent du 23 avril, date de la Saint Georges, patron du régiment, à Camerone. Cette année, cette semaine sainte des légionnaires-cavaliers devrait avoir un éclat particulier car le REC, fondé en 1921 à Sousse, en Tunisie, célèbre son centenaire. Pour Camerone, une prise d’armes aura lieu pour la première fois sur le Vieux-Port de Marseille.
Quelques mondanités destinées à lever des fonds ont déjà été annulées pour cause de Covid, dont le cocktail organisé en l’honneur de « Marraine ». Née Leïla Hagondokoff, issue d’une famille princière du Caucase, arrivée en France en 1934 et devenue la comtesse Ladislas du Luart, cette Russe fantasque et intrépide est la seule femme à avoir été nommée légionnaire d’honneur en 1943, puis brigadier-chef d’honneur en décembre 1944. Elle a été là lors de tous les grands moments du REC – et certains chefs de corps se rappellent avec des sentiments mêlés ses arrivées tourbillonnantes quand elle exigeait la levée de toutes les punitions. C’est notamment pour poursuivre son action en faveur des blessés et des anciens que le régiment fait appel aux dons. Si vous voulez faire acte de solidarité envers ces étrangers qui se battent pour nous, n’hésitez pas (www.royaletrangercentenaire.fr).
Pour le régiment, ce centenaire sera l’occasion de se retrouver et de porter haut les traditions légionnaires. Les 24 et 25 avril, le public pourra profiter de deux journées portes ouvertes avec exposition de blindés et reconstitution d’un hôpital de campagne, qui se concluront par l’événement à ne pas rater, le Bal du légionnaire, dont le clou est l’élection de « Miss Képi blanc ». Un genre de repos des guerriers. EL
Retour sur la navrante 46e cérémonie des César du cinéma français
Causeur s’est fadé les 3h47 de cérémonie des César, ses mille mercis, ses robes indigestes et ses blagues qui tombaient à plat – même quand elles étaient bonnes. Sans casser notre écran et sans nous endormir.
En tout, il a bien dû être question de cinéma pendant 30 à 40 minutes. Le reste du temps, on avait l’impression d’être soit à une soirée où tout le monde se connaissait, soit à une manifestation de Nuit Debout ou des Indigènes de la République.
On se demande dès lors pourquoi convoquer le public. D’ailleurs, il n’est pas venu. La retransmission de la cérémonie n’a rassemblé qu’1,6 million de téléspectateurs sur Canal+ et moins de 10% de part d’audience, selon des chiffres de Médiamétrie. Il s’agit de l’un des plus mauvais scores.
Une cérémonie très politique
Comme toujours, il y a eu de la politique. Passons sur les marronniers extrême-gauchistes d’un milieu toujours prêt à larmoyer sur les damnés de la terre et à dénoncer le méchant État qui abandonne les artistes, en oubliant qu’il les subventionne.
Après le genre en 2020, c’était l’année de la race. Selon le journal Le Monde, cette cérémonie était très attendue sur les questions de diversité. Nous avons eu droit à un galimatias très applaudi de Jean-Pascal Zadi, le réalisateur de “Tout simplement noir”, lequel a évoqué l’humanité niée d’Adama Traoré et a regretté que des criminels contre l’humanité soient statufiés – il faisait référence aux célébrations autour de Napoléon…
Rappelons que la mort malheureuse d’Adama Traoré n’est pas la conséquence de la brutalité gendarmesque ni du racisme français, mais de son refus d’obtempérer. Le Monde indique que le couronnement de deux meilleurs espoirs noirs[tooltips content= »Jean-Pascal Zadi pour Tout simplement noir et Fathia Youssouf pour Mignonnes »](1)[/tooltips] marque un “changement d’ère”. Cette ère commence bien mal. On ne peut vraiment pas dire que cette soirée était un adieu aux cons.
Corinne Masiero a suscité des réactions outrées. Il faut lui reconnaître un certain culot. S’exhiber nue devant le public de l’Olympia, même si la salle n’était qu’à moitié pleine Covid oblige, quand on n’a pas un corps de rêve, ce n’est pas facile.
Mais son apparition était une offense aux sens et à l’intelligence, et un scandale en peau de lapin. Se mettre à poil sur scène, dans le style sanguinolent avec tampons hygiéniques aux oreilles, ce n’est pas subversif, c’est kitsch. Ce n’est pas dérangeant, mais dégoûtant! Tout ça pour enfiler des perles complotistes sur le gouvernement qui volerait l’argent… Plus navrant que choquant.
Alors dans ce naufrage, n’y a-t-il rien à sauver?
Si. Le César de la grande classe est décerné à Fanny Ardant. L’an dernier, elle avait osé dire son affection pour Roman Polanski. Cette année, elle a pris la défense des hommes.
« C’est une joie de fêter les acteurs. De célébrer les hommes. Leur dire qu’ils sont beaux, qu’ils sont braves. Qu’on rêve de les connaitre. Qu’on désire les revoir. (…) Et que… on les aime… on les admire. Et vivre sans eux, ça ne serait pas tout à fait vivre. »
Merci Madame!
Cette chronique a été initialement diffusée sur Sud Radio
Retrouvez le regard libre d’Elisabeth Lévy chaque matin à 8h15 dans la matinale de Sud Radio
Le cuisinier Alain Chapel. Photo: Les éditions de l’Épure.
Un ouvrage publié aux Éditions de l’Épure permet de redécouvrir l’univers passionnant du chef de Mionnay (Ain), trois étoiles au Guide Michelin, décédé d’épuisement en 1990.
Les livres de cuisine actuellement publiés à une cadence industrielle sont-ils encore des livres? La plupart sont creux et superficiels, sans texte lisible, sans poésie, les chefs à qui les éditeurs se sont adressés ne livrant rien de leur univers mental et se contentant de donner des recettes sténographiées comme des documents administratifs illustrées de photos retouchées sur Photoshop… Quelques mois après, on s’empresse de les revendre chez Gibert pour quelques euros. Parfois, il y a une perle, un joyau, ignoré des médias, un vrai livre qui raconte une histoire, avec des photos d’archive, des témoignages, des confidences, une enquête, tout un puzzle permettant de reconstituer un monde disparu… Ainsi en est-il de L’Esprit Chapel paru aux éditions de l’Epure en novembre dernier. Cette minuscule maison fondée en 1991 par Sabine Bucquet-Grenet dans le 14e arrondissement ne fait pas dans le marketing de masse mais s’efforce de retrouver l’esprit des livres de cuisine d’autrefois, qui avaient de la sève et qu’on lisait avec gourmandise comme une nouvelle de Giono ou d’Alphonse Daudet.
Un grand Monsieur de la cuisine française
Ce livre-ci a donc été construit avec amour et patience et s’adresse à des lecteurs, non à des collectionneurs de recettes sur fiches. Il est consacré à un personnage de légende, un grand Monsieur de la cuisine française, peut-être le plus grand chef français de la seconde moitié du 20e siècle, mort d’épuisement en 1990 à l’âge de 53 ans. Pour le gastronome que je suis, Chapel est une étoile morte dont je reçois la lumière. Il fait partie de ce panthéon d’hommes que je regrette de n’avoir pas connus, exactement comme un passionné de théâtre regretterait de n’avoir pas vu Gérard Philippe jouer Lorenzaccio à Avignon en 1952.
C’est la force exercée par certains morts dont l’art était fugace et éphémère. Et quoi de plus éphémère que la cuisine d’un grand chef? Son geste, sa vista, sa sensibilité, sa rigueur et sa précision, bref, son instinct: dès la première bouchée, on savait à la seconde que cette omelette aux herbes avait été faite par lui et non par un gars de sa brigade!
Ce livre montre bien le pourquoi de cette étrange fascination posthume, alors que de plus en plus de jeunes chefs (qui, comme moi, n’ont jamais goûté sa cuisine!) se réclament d’Alain Chapel, et que jamais sa cuisine, qui était une quintessence de la cuisine française bourgeoise, avec des racines paysannes (ah! les crêtes de coq que l’on retrouve un peu partout dans ses plats…), n’a paru si lointaine, comme un vestige archéologique, un fossile, faite de gestes que l’on n’enseigne plus dans les écoles.
Le « Perfectionniste »
Ainsi, et d’abord, Chapel était un cuisinier qui faisait de la cuisine française (de la poularde truffée cuite en vessie, du steak de lapin aux pommes de terres croustillantes, des tiges de laitue au jus de dindon et au gratin, de la tarte aux pralines roses…) à une époque où Paris Match faisait la une avec lui et la bande à Bocuse en titrant, en juin 1976: « Les As de la Nouvelle Cuisine Française. » Un brin réac, ce journal (le premier hebdo de France en terme de tirage) écrivait alors: « Le « France » est toujours à quai, le franc flotte, le « Concorde » a bien du mal à se poser et plus encore à se vendre… Mais il y a au moins une activité où nous excellons: la grande bouffe. Comme si, après avoir perdu son empire, la France avait retrouvé son assiette, comme si notre vraie force de frappe était le couteau et la fourchette. » Beau comme du Racine, non? Paris Match ne se privait pas non plus de piquer Giscard à fleuret moucheté: « Après avoir reçu ceux qui vident les poubelles, il était naturel qu’il invite ceux qui les remplissent… »
À l’époque, l’Ambassadeur de la cuisine française était Paul Bocuse (surnommé « le Primat des Gueules »). Le Patriarche était Raymond Thuilier, fondateur de l’Oustau de Baumanière en Provence. Mais le « Perfectionniste », c’était Alain Chapel, dont le restaurant était situé en pleine cambrousse au village de Mionnay, dans la Dombes. Pierre Gagnaire s’en souvient: « C’est sa quête perpétuelle d’excellence qui m’a immédiatement marqué. La rigueur, le souci du détail, l’intégrité mais aussi l’authenticité, l’élégance, la douceur et l’humanité, c’est tout cela l’esprit Chapel. »
Ceux qui ont travaillé pour lui, comme cuisiniers ou comme serveurs en salle, se souviennent de l’incroyable gentillesse de cet homme, auréolé de ses trois étoiles Michelin, qui venait les chercher à la gare, les logeait et les nourrissait, en leur apprenant le bon geste et la bonne attitude. Quand ça n’allait pas, pas de cris ni de gueulantes en cuisine, une simple remarque et un coup d’œil terrible suffisaient pour remettre la brigade au pas!
Faire un repas chez lui était une thérapie
En entrant dans ce livre, on fait un voyage dans le temps. On retrouve une atmosphère, des odeurs, une façon de parler et de s’habiller, un humour. C’était avant la crise des Gilets Jaunes. Avant la haine et l’hystérie collective. Il y avait des classes sociales qui se supportaient et se complétaient. La France des Prolos et des Intellos parisiens vibraient en chœur pour l’équipe des Verts de Saint-Etienne… Côté cuisine, il n’y avait pas le snobisme des produits tel qu’il existe aujourd’hui, où l’on est censé se taper une érection en apprenant que les fraises et les petits-pois servis par le chef proviennent (soit-disant) de son jardin potager ou de chez le « petit producteur » du coin: pour Alain Chapel, cela allait de soi! Cet athlète d’un mètre 90 qui aimait les chiens allait chaque jour faire ses courses auprès des paysans et des fermiers de sa région: cerises des monts du Lyonnais ou pommes Calville blanc de Chasselay, légumes et herbes du père Lancelot, fromages de chèvre de Madame Jouet au Marché de la Croix-Rousse à Lyon, volailles de Bresse de Marinette Alban, éleveuse, chez qui le chef allait volontiers déjeuner en famille… « Circuits courts, respect de l’environnement, permaculture, amour des bêtes »… tous ces termes fumeux qui ont envahi notre vocabulaire étaient ignorés il y a quarante ans pour la bonne raison qu’ils étaient inutiles car on était en plein dedans, naturellement! Chapel recevait dans son restaurant les grands ce monde, les stars d’Hollywood, les chefs d’État, et vivait en connexion intime avec le peuple. Comme le commissaire Maigret, il était lui-même du peuple.
Le potager à MionnayLa cuisine à Mionnay
Côté clients, on n’allait pas non plus manger chez Chapel avec un carnet de notes, la cuisine n’était pas encore intellectualisée, et il n’y avait pas d’escrocs concepteurs de « Blogs » qui demandaient à être invités en échange d’un article minable sur Internet… On allait manger pour se faire plaisir, c’était une fête, un événement. Mon ami regretté, le vigneron Marcel Lapierre, qui fut le premier à me parler de Chapel en l’an 2000, me disait que faire un repas chez lui était une thérapie: on entrait fatigué et déprimé, on sortait heureux, enthousiaste, chargé à bloc…
Pour toutes ces raisons, et pour d’autres encore, L’Esprit Chapel est un livre précieux qu’il faut avoir dans sa bibliothèque, une Recherche du Temps Perdu.
L’Esprit Chapel, Laurent Feneau et Suzanne Chapel, Éditions de l’Épure.
Un ouvrage largement illustré de documents d’archive inédits. Aucun ouvrage sur ce chef emblématique n’est paru depuis 37 ans. Ce livre est très attendu dans le monde de la cuisine, par les professionnels et les amateurs. Plus de 35 recettes inédites dont certaines emblématiques du restaurant.
Ainsi s’exclamait Apollinaire dans une lettre de 1915. Un an après le premier confinement, comment ne pas lui donner raison?
Le 30 novembre 1915, alors qu’il était au front, le poète Guillaume Apollinaire écrivait à Madeleine Pagès: « C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter. » Ces jours-ci, la pandémie de Covid-19 fête en France son premier anniversaire et on a l’impression d’être revenu à la case départ. Alors, oui, c’est fantastique tout ce on peut supporter.
La population comme variable d’ajustement
On peut supporter d’entendre que la population est usée psychiquement et qu’elle aurait du mal à vivre un autre confinement dur. Alors que si elle est usée psychiquement, c’est précisément parce qu’elle est réduite à une variable d’ajustement pour l’économie. On peut supporter de travailler, de fréquenter des cantines, de se dépêcher de faire ses courses pour rentrer à 18 heures alors qu’on nous dit que les musées, les salles de cinéma, les plages le dimanche sont plus dangereuses qu’un métro aux heures de pointe. On peut supporter, en plus, pour certains d’entre nous, de s’enfermer le week-end. Et supporter de n’entendre que trop peu de voix souligner une évidence: c’est cette politique humiliante qui a fini par user, depuis le mois de novembre, le moral des Français. Infiniment plus qu’un confinement dur qui casserait une fois pour toutes la chaine de contamination et nous sortirait de ce cauchemar au ralenti qu’on appelle « vivre avec le virus ».
On peut supporter, mais pour combien de temps, de voir que tout cela ne sert à rien, qu’il y a maintenant dix mille morts par mois et vingt-cinq à trente mille contaminations par jour. On peut supporter, mais pour combien de temps, les autorités nous dire chaque semaine que la sortie du tunnel est pour dans quinze jours, alors que tout ça ressemble davantage à ces mirages qui apparaissent dans le désert au fur et à mesure qu’on s’en approche.
Bobards institutionnalisés
On peut supporter les bobards institutionnalisés et démentis par l’expérience de chacun sur le rythme des vaccinations, les débats des chaines infos où est célébré le génie de Macron le Virologue qui a fait fermer leurs bouches aux scientifiques alors que déjà, on réarme des TGV sanitaires pour gagner quelques lits et éviter que ça commence à mourir dans les couloirs.
On peut supporter l’obscénité présidentielle aux multiples visages. Par exemple, parler d’un « pari » de ne pas reconfiner, comme si une politique de santé publique était une affaire de bookmaker, en oubliant que tout ça se chiffre en deuils. Ou alors, s’adresser à la jeunesse en lançant un défi à des « influenceurs » sur YouTube qui s’appellent, excusez du peu, McFly et Carlito. Voilà des jeunes qui ne sont pas islamogauchistes, au moins.
Réalité parallèle
On peut supporter, puisqu’on aborde les sujets qui fâchent, voir Blanquer évoluer dans une réalité parallèle où le virus, allergique aux études, ne pénètre pas dans les écoles et, en matière d’université, se lancer dans une croisade idéologique plutôt que de s’interroger sur la grande misère de la recherche qui amène la France à être le seul pays qui ne propose pas de vaccin malgré la baleine Sanofi trop occupée à engranger les dividendes tout en licenciant.
Oui, Apollinaire a raison, c’est fantastique tout ce qu’on peut supporter…
Jean Kudawoo, légionnaire au 1er escadron du 1er régiment étranger de cavalerie à Carpiagne.
L’histoire de la Légion est inséparable de celle de la France. Ce corps d’élite régi par un code d’honneur compte plus de 8000 volontaires étrangers placés sous le commandement de 450 officiers français. Des guerres coloniales aux combats contre l’Etat islamique au Mali, ces durs à cuire sont unis par les mêmes idéaux, discipline, amour du chef et surtout : la mission quoi qu’il en coûte. Une grande famille avec ses rites, ses mythes et ses coutumes. Reportage d’Elisabeth Lévy au 1er REC à Carpiagne. Photos de Stéphane Edelson. (1/2)
C’est un défi à l’époque. Une anomalie – une insulte pour certains. Pas seulement parce que c’est un phalanstère d’hommes bagarreurs et disciplinés, sentimentaux et endurcis, épris d’aventure et nostalgiques de la terre maternelle. Ni parce que c’est un univers vertical sous le règne de l’horizontalité – l’existence même de l’armée repose sur l’idée qu’il y a quelque chose de plus grand que l’individu. Ce qui fait de la Légion étrangère une survivance et une résistance, c’est le rapport de piété et de sacralité qu’elle entretient avec un passé mythifié. La première chose qu’apprend le nouvel engagé tout juste arrivé d’Ukraine, de Chine ou de Madagascar à Castelnaudary, où le 4e régiment étranger assure l’instruction des futurs légionnaires, c’est qu’il doit se montrer digne d’une longue chaîne généalogique. Et s’il est prêt à mourir, c’est d’abord pour son chef et ses camarades, autrement dit pour la Légion, ensuite seulement pour la France. La devise de l’institution, Legio Patria nostra, « la Légion notre patrie », rappelle que, si tout homme a deux patries, la sienne et la France, tout légionnaire en a trois. Comme il a plusieurs pères. La verticalité s’y décline dans la grammaire de la filiation. Pour tous, le Comle, le commandant de la Légion, dont le quartier général est établi à Aubagne, est le Père Légion. Lors de ma première visite, en juillet 2019, le général Denis Mistral (qui a laissé son poste en juillet 2020 au général Alain Lardet) résumait ainsi le lien hiérarchique : « Commander en père, obéir en fils. » Avec un objectif : « Donner à la France une troupe qui ne fera jamais défaut. »
« Dans la troupe, y’a pas de jambe de bois. » A Carpiagne, comme dans tous les régiments de la Légion, on apprend le français en chantant au pas.
Entrer à la Légion, ce n’est pas seulement s’approprier une histoire, c’est vivre avec elle. Il y est inconcevable de déroger aux traditions, symboles et rituels qui rythment la vie légionnaire, rappellent les heures glorieuses, comme la bataille de Camerone en 1863 (voir encadré), ou les menus faits de l’existence légionnaire. Tout est cérémonial. Ainsi le rituel de la poussière où l’on verse une gorgée de vin dans les verres rappelle la vie du désert, quand le sable collait au fond des quarts. On dirait une prière, dirigée par le plus gradé, l’assistance répondant par des beuglements et des gestes parfaitement synchronisés. Et ça se termine par « Tiens, voilà du boudin ! », entonné avec le plus grand sérieux et un respect pointilleux du rythme. Quant au coup de poing assené par un officier au légionnaire qui prend du galon, peut-être vise-t-il à rappeler qu’en des temps pas si anciens, les fautes disciplinaires se réglaient souvent par un cassage de gueule infligé par le supérieur et accepté par le légionnaire.
Des guerres coloniales aux OPEX
Pour ajouter à l’anachronisme, et à la mauvaise réputation, la légende de la Légion étrangère s’est largement écrite dans l’aventure coloniale, et plus encore dans les conflits sanglants de la décolonisation. Elle est fondée en 1831 par Louis-Philippe, au moment où les armées se nationalisent, c’est-à-dire qu’elles cessent d’être des légions étrangères (au sein des armées napoléoniennes, on parle plus allemand que français). Il s’agit alors de doter la France d’un corps expéditionnaire en Algérie. D’après un officier, elle agrège, outre des mercenaires, les Gilets jaunes de l’époque. Après moult péripéties, incluant la vente de la Légion à l’Espagne en 1837 et la création d’une deuxième Légion étrangère qui combat la première, elle participe aux guerres du Levant et aux guerres mondiales, y compris à la drôle de guerre : le GRDI 97 (Groupe de reconnaissance de division d’infanterie), constitué de légionnaires du 1er et du 4e régiment étranger de cavalerie – c’est-à-dire de combat blindé depuis 1929 date de la dernière charge à cheval –, y perd deux tiers de ses effectifs, dont le chef de corps qui meurt avec ses hommes. Dès 1943, les légionnaires reprennent le combat en Tunisie face à l’Afrika Korps de Rommel, puis participent, à partir de la Provence, à la libération de la France… jusqu’en Autriche. Viendront ensuite les guerres d’Indochine. Entre 1945 et la chute de Diên Biên Phu, plus de 10 000 légionnaires sont morts dans les rizières indochinoises – tout légionnaire a lu Par le sang versé, de Paul Bonnecarrère, qui raconte cette histoire épique et effroyable. Une proportion notable de ceux qui se firent trouer la peau pour défendre l’Empire français étaient des anciens de la Wehrmacht, parfois de la SS, aussi nombre de chants consignés dans le livret vert et rouge que possèdent tous les légionnaires sont-ils des romances sirupeuses en allemand. Ils communient avec les Russes dans l’anticommunisme. Plus tard, la majorité des officiers du 1er REC (Régiment étranger de cavalerie, c’est-à-dire de combat blindé) choisissent le quarteron putschiste d’Alger. Seuls deux hommes seront sanctionnés dont le chef de corps, le colonel de la Chapelle qui couvrira ses légionnaires et déclarera à son procès : « Une politique se juge à ses résultats, pas l’honneur.» Contrairement, au 2ème REC, le 1er REC échappera à la dissolution, probablement grâce à l’intervention de Pierre Messmer.
Aujourd’hui, la Légion étrangère est une troupe combattante d’élite de l’armée française, qui compte plus de 9 000 volontaires étrangers (ou Français recrutés sous une nationalité d’emprunt) placés sous le commandement de 450 officiers français. Une épopée résumée par le général Mistral le 24 juillet 2020 dans son vibrant discours d’adieu : « En cent quatre-vingt-huit ans, cet habile et utile regroupement d’étrangers, soudards, demi-soldes oisifs et encombrants, envoyé en Algérie pour un dessein colonial, est devenu un monument de l’Histoire, du patrimoine et de la culture françaises qui, du haut de ses 40 000 âmes tombées au champ d’honneur, rassemble dans le cœur des Français et de millions de gens à travers le monde les valeurs les plus belles et les plus admirables. » À la Légion, on a le lyrisme facile, mais pas ce lyrisme agaçant qui est l’étendard de la pureté morale, ni cette exaltation de commande qui fait endimancher les mots. Plutôt une révérence naïve, une envie de s’identifier à plus grand que soi, une croyance dans des vertus ringardisées – héroïsme, fidélité, droiture. Et puis, comme me l’a confié un officier, « on y parle plus de la mort qu’ailleurs ». Il est vrai qu’on meurt moins en OPEX (opérations extérieures) qu’en Indochine, la guerre aussi a changé. Mais en s’engageant, chacun accepte par avance le « sacrifice suprême », expression qui figure d’ailleurs noir sur blanc dans le contrat de tous les militaires. En mai, le 1er REC a perdu deux hommes au Mali.
Y’a pot chez les sous-offs.
Deux mois plus tard, leurs camarades sont de retour à Carpiagne, le camp de 1 500 hectares où le « Royal étranger », surnom donné au REC en souvenir de son lointain prédécesseur fondé par Louis XIV, a élu domicile en 2014, après trente-sept années passées à Orange. L’immensité idéale pour les exercices de tir. En revanche pour s’entraîner aux manœuvres sur blindés, les cavaliers doivent se rendre à Canjuers ou à Djibouti. Sur ce vaste plateau provençal de rocaille et de broussaille dominant le paradis des calanques, les immeubles proprets de quatre étages qui abritent les baraquements semblent minuscules, comme un rappel de la petitesse humaine.
« Au combat, tu agis sans passion et sans haine »
Ce jour-là, des hommes du deuxième escadron – les « hippocampes », un hommage aux anciens qui, en Indochine, utilisaient des véhicules amphibies – achèvent de ranger les armes[tooltips content= »Un escadron est l’équivalent pour la cavalerie d’une compagnie d’infanterie. Il compte une centaine d’hommes. »]This triggers the tooltip[/tooltips]. Démontage, nettoyage, empilage dans des caisses qui sont vérifiées et enregistrées à l’armurerie : le ballet est parfaitement réglé, sous le commandement du chef Fabien (pour maréchal des logis-chef, l’équivalent d’un sergent-chef), 35 ans, dont dix-huit de Légion étrangère. Un père et un frère légionnaires. Pas très grand, boule à presque zéro, format râblé et musclé, habitué de la fonte et joueur de rugby. Encore un drôle de mélange, un soldat sans états d’âme avec un petit quelque chose du mauvais garçon qu’il aurait pu être. Selon ses dires, bagarreur et fervent croyant. « Il faut avoir peur de quelque chose, savoir s’agenouiller devant une suprématie. » Pendant que ses gars poursuivent l’inventaire des dernières caisses, il surveille, rectifie, taquine, houspille, tout en évoquant le Mali. « Une belle opération », dit-il, les yeux brillants. Comprenez « avec de vrais combats ».
Le chef Fabien, 35 ans, dix-sept ans de Légion, quelques semaines après son retour du Mali. « Si je meurs au combat, c’est que j’aurai accompli ma mission sur Terre ».
Fabien n’aurait pas dû être déployé. Alors que les forces nigériennes et maliennes avaient perdu beaucoup d’hommes lors d’attaques de casernes, au sommet de Pau du 13 janvier 2020, il a été décidé d’envoyer des troupes supplémentaires dans la zone des trois frontières.
Le capitaine Beaudoin, 32 ans, commandait le PRI 1 (peloton de recherches et d’intervention), constitué de 174 hommes, dont 110 du REC, qui opérait dans la région de Ménaka. Un bon cocktail de jeunes et d’anciens. « Notre but était de reprendre l’offensive, de chasser l’ennemi de ses zones refuges. Nous avons jumelé nos sections avec les Nigériens qui n’ont pas notre capacité de manœuvre, mais connaissent le terrain. Ils étaient très motivés pour défendre leur pays et venger leurs camarades. »
C’est dans l’un des accrochages avec des groupes de l’EIGS (État islamique au Grand Sahara) que le légionnaire Kevin Clément a perdu la vie le 4 mai. Lui aussi, fils et frère de légionnaire. Sur les photos, il a l’air d’un ado candide, malgré ses 21 ans. Son véhicule avait pris en chasse une moto ennemie qui leur a tiré dessus. Fabien raconte : « Quand le sergent a donné l’ordre à Clément, derrière lui, de répondre à la radio, il s’est rendu compte qu’il était touché : une seule balle dans la zone de l’œil. On l’a évacué en même temps qu’un des deux terros. » C’est le septième et dernier article du code d’honneur que tout légionnaire apprend par cœur : « Au combat, tu agis sans passion et sans haine, tu respectes les ennemis vaincus, tu n’abandonnes jamais ni tes morts, ni tes blessés, ni tes armes. » Ni le légionnaire ni le terroriste n’ont survécu. « Bien sûr, c’est difficile, poursuit Fabien. La veille, on parlait avec un petit Alsacien plein de vie. Mais on est repartis au feu. On a fait des prisonniers et des morts. Et évidemment que je repartirai si on m’en donne l’ordre. Si je meurs, c’est que j’aurai accompli ma mission sur terre. »
Le capitaine Beaudoin, chef du premier escadron, commandait le groupe d’intervention auquel appartenait Kévin Clément. « Ce qui m’a rendu fier de mes hommes, c’est qu’ils sont immédiatement repartis au combat ».
Trois jours plus tôt, le régiment avait déjà perdu l’un des siens, le brigadier Dmytro Martynyouk. Le 23 avril, il conduisait un camion-citerne sur la route allant de Ménaka à Gao quand une mine a explosé. Dans un état plus que critique, il s’est bagarré plusieurs jours avant de mourir le 1er mai.
À Carpiagne, ses camarades restés à l’arrière accompliront un miracle : en pleine épidémie de Covid, alors que les liaisons aériennes sont presque suspendues, ils réussissent à faire traverser quatre frontières à sa famille ukrainienne pour qu’elle puisse assister à l’hommage aux deux soldats présidé par Florence Parly le 8 mai.
« Ça a plus de sens que de mourir en tombant d’une échelle »
Le légionnaire ne pleure pas ses morts, il les honore. Pour leurs camarades du « 2 », ça signifiait repartir au feu. Le capitaine Beaudoin est arrivé sur les lieux quelques minutes après que Kevin Clément a été touché : « Pour un chef, perdre un homme, c’est ce qu’il y a de pire. Mais deux heures plus tard, le chef de corps m’a dit : “Vous repartez.” C’était le plus grand honneur qu’on puisse me faire. Et c’est ce qui m’a rendu vraiment fier de mes légionnaires : ils sont repartis au combat. Ils ont fait leur métier. » La mission, premier article de la foi légionnaire. La mission quoi qu’il en coûte : « Ce qui rend notre boulot fabuleux, c’est le risque, murmure le capitaine Henri, qui commandait l’escadron de Martynyouk. Ça a tout de même plus de sens de mourir au combat qu’en tombant d’une échelle. » Aussi, avant de quitter la Légion étrangère, tout officier se fait photographier devant le monument aux morts érigé au quartier général à Aubagne et surmonté de la célèbre mappemonde noire. La « boule », comme on l’appelle, a été inaugurée en 1931, à Sidi Bel Abbès, pour le centenaire de la Légion et installée à Aubagne en 1962.
Kévin Clément et Dmytro Martynyouk ont perdu la vie au Mali. A la Légion, on ne pleure pas ses hommes, on les honore.
Fin août, les hommes du deuxième escadron et leurs officiers ont fait le voyage à Abelcourt, le village de Haute-Saône où était né Kevin, pour assister au dévoilement de son nom sur le monument aux morts. Et surtout pour entourer ses proches. Il y avait même, selon un article de Marianne, une bande de motards venus de toute l’Europe sur leurs Harley, des membres du « Béret vert Brotherhood », une confrérie d’ex-légionnaires devenus bikers dont beaucoup ont servi avec Jean-Marc, le père de Kevin.
L’école de la deuxième, voire de la troisième chance
À Carpiagne, la deuxième chose qui frappe après la beauté âpre du paysage, c’est la langue singulière qu’on y parle, un mélange de parler militaire un brin désuet, d’ordres vociférés et d’argot de partout – le tout teinté d’accents du monde entier, y compris de Marseille. Sans oublier d’innombrables sigles et acronymes, que l’armée affectionne particulièrement, comme s’il fallait que toute situation humaine puisse se décliner en quelques lettres.
Ce qui distingue la Légion du reste de l’armée, c’est le légionnaire. La pâte humaine, comme le dit le colonel Meunier, chef de corps du REC (voir entretien pages XX-XX). D’abord, l’identité légionnaire conjugue deux signifiants habituellement disjoints : l’armée et l’étranger. Les 8 800 légionnaires sont étrangers ou recrutés à titre étranger : pour augmenter la proportion de francophones, on admet les candidats français à qui la Légion fournit une « identité déclarée » et une nationalité de substitution. Frédéric de Tarentec est devenu Frank de Montréal. Le chef Fabien s’est engagé sous passeport monégasque. Il a retrouvé son nom de baptême trois ans plus tard, en passant sous-officier. Le capitaine Emmanuel de Nedde, spécialiste d’histoire de la Légion, s’est engagé avec un passeport suisse il y a dix-sept ans : « Je voulais donner un sens à ma vie. » Tant que le légionnaire respecte son propre anonymat, la Légion le protège. Il y a quelques années, l’un d’eux, recherché pour un casse, a quitté le régiment entre deux gendarmes : il avait donné son nom d’emprunt à sa mère, qui l’a naïvement fourni aux enquêteurs.
Cependant, la majorité des légionnaires sont de « vrais étrangers » – et pour beaucoup des adultes qui ont passablement roulé leur bosse. Certains ont des problèmes de drogue. Beaucoup viennent de familles chaotiques, quand nombre de leurs officiers, issus de Saint-Cyr, incarnent à la perfection la famille militaire classique, catho et nombreuse.
La Légion est l’école de la deuxième chance, voire de la troisième : on peut s’y engager jusqu’à 40 ans, quand la limite est 29 ans pour l’armée de terre, et y progresser tout au long de son service. Elle offre une nouvelle vie, parfois une nouvelle identité à quiconque veut repartir de zéro après un accident de parcours. Certes, le temps où on venait purger par le sang un passé criminel est révolu. S’il y a des légionnaires en délicatesse avec la Justice, c’est plutôt pour une faillite, des embrouilles avec le fisc… ou avec une ex-épouse. « On était moins regardants quand on envoyait des gens mourir en Indochine », admet un officier. Certes. Mais il est toujours un peu incongru de demander à un légionnaire pourquoi il s’est engagé, aussi ne saurai-je pas comment un patron du CAC 40 italien est devenu officier au REC.
Aujourd’hui, la Légion vérifie, autant qu’elle le peut, la véracité des histoires racontées par les candidats. Chaque légionnaire fait l’objet d’un suivi constant pour évaluer son esprit de cohésion, sa fidélité, son adhésion aux valeurs de l’institution. L’objectif étant évidemment de ne pas recruter d’ennemis, d’autant que c’est aux légionnaires qu’incombe la sécurité de nos installations militaires extérieures. Le scénario catastrophe des cadres de l’institution, c’est un légionnaire qui retourne son arme contre ses camarades. Cela s’est produit notamment entre les deux guerres mondiales, avec des Allemands. Au doigt mouillé, on a l’impression que les recrutements venus de pays musulmans se font plus rares. Si c’est un choix, personne, bien sûr, n’en fait état.
De l’Armée rouge à la Légion
Cependant, le plus souvent, le légionnaire vient chercher une nouvelle patrie parce que la sienne est en proie au chaos ou à l’effondrement économique. Aussi le recrutement épouse-t-il les soubresauts de la géopolitique mondiale. Le 1er REC est fondé en 1921 avec des soldats et des officiers issus des armées blanches, notamment celle de Wrangel, qui arrivent à Bizerte. Ce sont eux qui insufflent au régiment l’esprit cosaque, perpétué aujourd’hui par des recrues mongoles ou kazakhes. C’est ainsi qu’un général des armées tsaristes pouvait se retrouver simple légionnaire.
Dans les années 1980, la Légion voit affluer des soldats britanniques, limogés de l’armée après la guerre des Malouines, dans les années 1990, des soldats perdus de l’ex-Union soviétique. Au REC, on se souvient d’un ancien commandant de sous-marin qui voulait payer les études de ses enfants. L’adjudant Sergueï, 51 ans, qui s’est engagé en 1996, après avoir quitté l’Armée rouge. « Après 1991, l’Union soviétique était devenue trop petite pour moi. » Il est tombé sur un encart de journal proposant des informations sur la Légion étrangère contre trois roubles. On lui a envoyé Képi blanc. Il est arrivé en France avec trois phrases en poche dont « je cherche des femmes » et les aventures de Monte-Cristo dans la tête. Et l’aventure a commencé. « Après l’Armée rouge, je pensais que ce serait assez pépère. » En réalité, Sergueï a collectionné les missions de combat, notamment en Afghanistan. Il a été décoré trois fois. « Je fais mon boulot. À la Légion, nous avons les armements, les équipements. Nous sommes plus protégés qu’un civil lambda. » En 2005, il est devenu français, sans doute « par le sang versé », vu ses états de service. Une procédure qui, curieusement, existe seulement depuis 1999. Par ailleurs, après cinq ans d’engagement, les légionnaires peuvent demander leur naturalisation, après avoir obtenu du Comle un certificat de bonne conduite, mais seule une minorité le fait.
L’adjudant Sergueï a quitté l’Armée rouge pour la Légion. Plusieurs fois décoré, il est devenu français « par le sang versé », procédure instaurée en 1999. La formule se réfère à un poème de Pascal Bonetti, où il est question d’un « étranger devenu fils de France, non par le sang reçu mais par le sang versé » (Le Volontaire étranger, 1920).
Le fils de Sergueï est élève au lycée militaire. Mais, même français, un Russe n’oublie jamais la Russie où il va chaque année. « J’ai passé toute ma jeunesse dans un pays bien structuré, pauvre mais heureux. J’adore la France, mais je regrette qu’il y ait trop d’individualisme. »
La Tanzanie a une politique intéressante pour régler le problème du Covid: prendre les millions donnés par l’Union européenne, puis utiliser des remèdes « alternatifs » !
L’UE ne décolère pas après la Tanzanie. En septembre, elle a donné à ce pays 27 millions d’euros destinés à financer l’achat d’équipements de protection et de médicaments, ainsi que des programmes d’essais et de vaccination. Deux mois plus tard, le président tanzanien John Magufuli, réélu au terme d’une campagne entachée de fraudes et de corruption, déclarait n’avoir aucune intention de combattre le coronavirus par des vaccins et assurait que son pays s’en remettait à des remèdes à base de plantes endémiques. Du reste, en mai son gouvernement avait même annoncé que la Tanzanie avait éradiqué la pandémie par trois journées de prière nationale.
En novembre, le président de la commission des Affaires étrangères du Parlement européen, David McAllister, a exigé des explications : « Nous avons donc un gouvernement qui refuse de suivre les directives de l’Organisation mondiale de la santé, un gouvernement qui refuse de fournir des statistiques et nous continuons toujours à leur donner des millions », s’est agacé l’élu allemand, qui soupçonne le leader tanzanien d’avoir escroqué l’UE. De son côté, le président Magufuli ne cache pas sa méfiance à l’égard des Européens. « Si l’homme blanc était capable de proposer des vaccins, il aurait déjà trouvé un vaccin contre le sida », a-t-il déclaré, estimant que l’Europe ne fait que de l’ingérence « afin de mieux piller les immenses richesses de l’Afrique ». En somme, Magufuli entend faire payer à l’Union la facture de la colonisation.
Restauration du film « Par un beau matin d’été », première collaboration entre Jacques Deray et Belmondo
Je ne suis pas infaillible. Les oublis, les passages à vide, même les égarements, ça arrive aux meilleurs d’entre nous. Je plaide coupable. Jusqu’à très récemment, je n’avais jamais vu « Par un beau matin d’été », le film de Jacques Deray sorti en 1965 avec Jean-Paul Belmondo en vedette sautillante puis soudainement grave. J’entends déjà les Belmondolâtres me honnir et me bannir de leur communauté sourcilleuse. Faute impardonnable pour certains, preuve incontestable de ma superficialité cinématographique, je dois avouer que ce long-métrage m’avait échappé. Pour ma défense, l’objet ne se laissait pas attraper si facilement, il était d’un accès rare, presque complètement oublié et méprisé par une partie de la critique, ne correspondant pas tout à fait aux canons classiques d’un Belmondo superstar. Il est de nouveau disponible dans une version restaurée 4K à partir des négatifs originaux sous la supervision de Pathé.
Dans la tradition de James Hadley Chase et de Simenon
Il est même agrémenté d’entretiens fort instructifs avec Gérard Camy, Pierre Gaffié et François Guérif. « Par un beau matin d’été » se trouve dans une position assez inconfortable, à cheval entre la cavalcade de L’Homme de Rio, l’affèterie de la Nouvelle Vague et des dialogues trop écrits du Maître Audiard. Un objet indéfinissable, dans la mouvance des polars fifties, adapté d’un roman de James Hadley Chase avec des morceaux de gouaille à la Simonin, ce relent de vieux Paris qui s’arrête cependant avant l’overdose de ce que j’appelle la pose « titi malfrat ». Trop de gangsters maniérés finissent par tuer le mystère. La noirceur peut vite virer à la parodie si le dialoguiste se laisse trop aller à son penchant naturel pour la vanne explosive.
Et on sait que le camarade Michel Audiard avait la tentation d’inonder chaque scénario de sa veine comico-policière particulièrement intrusive. Certains réalisateurs pouvaient même se sentir submerger par un tel déluge verbal. Alors, on a quelques appréhensions avant de glisser le DVD ou le Blu-Ray dans son lecteur. En outre, on se dit que des histoires de kidnapping qui tournent à la farce, saupoudrées de belles formules moulées à l’ancienne, avec l’enfant chéri de ces dames pour appâter le spectateur, la recette semble un peu trop grossière. On a déjà vu ça ! Du Belmondo bondissant et des saillies marloupines ! J’avais oublié que le film est signé Jacques Deray (1929-2003). Un styliste à la Simenon, tout en intériorité et en silence. Deray refuse l’action pour l’action. Il scrute l’homme seul dans ce qu’il a de plus brut et de forcené, il n’explique pas, il ne surligne pas, il capture, à la dérobée, les dérèglements humains. Ce voleur d’émotions, attentif aux détails, opère en architecte. Son art du montage et de la construction, notamment dans l’élaboration des plans serrés, est une merveille d’équilibre.
Une œuvre baignée au soleil espagnol
Le huis clos comme le dit un intervenant dans les bonus est son environnement familier. Avec sa caméra, il va chercher la souffrance, l’errance ou la folie de ses personnages dans le non-dit, le geste anodin, un regard, un sifflement, une trace infime… Deray savait capter la permanence des existences tristes sans allonger ses acteurs sur le divan. Cet immense artiste, trop souvent étiqueté et étriqué dans le genre policier, dont le nom est accolé à Delon, était bien plus qu’un « bon faiseur ». « Par un beau matin d’été », première collaboration avec Belmondo avant « Le Marginal » ou « Le Solitaire » réunira 1,5 million de spectateurs en 1965 sans visiblement convaincre les commentateurs de l’époque. Ce film arrive juste après un autre polar très réussi « Symphonie pour un massacre » interprété par un Jean Rochefort inhabituel de froideur et de calcul. Deray ne provoquait pas les fissures de ses héros, elles apparaissaient sans aucune volonté de démonstration. Les grands réalisateurs ne sont pas des professeurs d’algèbre.
Ce qui séduit dans cette œuvre baignée par le soleil d’Espagne, à l’esthétique très épurée, entre haciendas isolées et pistes sableuses, c’est la montée chromatique. La mécanique du destin est en marche. On commence gentiment sur un faux-rythme de petites frappes à la répartie fleurie en quête d’une arnaque pour s’aventurer vers le drame et les liens du sang. Nous, les admirateurs de Belmondo, connaissons sa plasticité. Il l’a prouvé, il peut tout jouer, de l’introspection à la flamboyance, le réduire à la course-poursuite et aux héliportages est une erreur fondamentale d’appréciation. Ce film méconnu vaut donc un visionnage attentif pour la musique de Michel Magne et la présence d’acteurs internationaux : Akim Tamiroff, le comparse d’Orson Welles, la toute jeune Géraldine Chaplin malgré le refus de son père, les impeccables Georges Géret et Adolfo Celi ainsi qu’une apparition furtive de Jacques Higelin. Mais ce que l’on retient surtout, c’est l’exceptionnel numéro tragi-comique de Sophie Daumier, boulevardière et digne, écorchée et vive, elle a la beauté amère des filles cabossées. Elle nous manque.
Par un beau matin d’été – version restaurée – coffret DVD/Blu-Ray – Pathé
En septembre 2020, une étudiante suivant à distance les cours d’une enseignante en littérature de l’université McGill (Montréal) se plaint d’avoir eu sous les yeux une « expression choquante » en lisant le roman étudié, Forestiers et voyageurs (Joseph-Charles Taché, 1863). À propos de trappeurs canadiens-français, il est écrit qu’ils avaient « travaillé comme des nègres ». « Madame, Madame, le mot ! » se serait écrié cette étudiante. Plusieurs étudiants s’indignent, la larme à l’œil, « ils n’étaient pas prêts à ce choc émotionnel », et éteignent leur ordinateur. Deux d’entre eux portent plainte pour racisme contre la chargée de cours. Le très prudent vice-doyen à l’enseignement incite alors cette dernière à relire attentivement les huit romans prévus au programme et à prévoir des trigger warnings destinés à prévenir les étudiants que des mots contenus dans ces œuvres risquent de les offenser, afin de leur laisser la possibilité de ne pas lire les pages incriminées, voire l’œuvre entière.
Malgré les excuses réitérées et apeurées de l’enseignante, les deux étudiantes considèrent qu’elles n’ont pas reçu d’excuses sincères et ont abandonné le cours. Meurtries et déprimées, elles ont quand même eu la présence d’esprit de demander que soit retenue comme note pour le restant de la session la seule qu’elles avaient obtenue lors d’un premier projet. L’université a plié. Sans se fouler, ces deux étudiantes choquées mais opportunistes ont obtenu les points nécessaires à un excellent bulletin.
Des étudiants très fragiles
Un professeur au département de psychiatrie de l’université McGill dénonce cette « culture liée à une génération d’enfants-rois » et constate aujourd’hui que la culture de la censure, des safe spaces et de la surprotection ont conduit au fait que « les étudiants sont plus fragiles » et qu’ils souffrent beaucoup plus de troubles mentaux.
Un peuple abruti, disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir, c’est ce qu’exige la société industrielle.La société post-industrielle progressiste voit plus loin encore
Dans son essai La Culture du Narcissisme, Christopher Lasch analyse, dans les années 70 aux États-Unis, certains phénomènes qui aboutiront in fine au désastre ci-dessus décrit. L’érosion de toutes les formes d’autorité dans une société de plus en plus permissive, l’auto-observation agressive qu’aucun surmoi social ne freine plus et la vulgate des thérapeutes pour qui « santé mentale signifie suppression des inhibitions et gratification immédiate des pulsions » ont contribué à l’avènement du « moi recroquevillé ». De plus, à l’inverse des espoirs progressistes placés en elle, l’éducation de masse a conduit à l’abaissement des niveaux intellectuels et « a fini par abrutir les privilégiés eux-mêmes ». Ce déclin « atteint aussi les universités prestigieuses. » De plus en plus, écrit-il, l’excellence intellectuelle, identifiée à l’élitisme, est remplacée par un égalitarisme qui avilit la qualité de l’éducation et finalement « menace d’aboutir au règne de l’ignorance universelle. »
Les «sciences sociales» ont de sombres jours devant elles
L’étudiant narcissique contemporain se lance dans des études réclamant un minimum d’exigences intellectuelles. Il privilégie les cursus essentiellement centrés sur son “moi” ou son “identité” (sexuelle, “genrée”, raciale, communautaire), qu’il trouve maintenant en abondance dans les sciences dites humaines, sociales ou politiques. Il considère que le travail assidu, l’admiration d’œuvres ou d’hommes qui lui sont supérieurs, la recherche de la vérité, la reconnaissance, la compétition sont des formes d’oppression qui contrarient sa “réalisation de soi”. Tout ce qui est supposé empêcher cette dernière, le père, le prêtre, le professeur, le doyen d’université, la famille, etc. doit être éliminé. Les seuls livres qu’il lit avec appétence sont ceux dits de développement personnel ou de psychologie. Ses mentors sont les célébrités, les “artistes” engagés, les influenceurs youtubeurs, les adolescentes suédoises. Il partage son “ressenti” sur Facebook et échange les résultats de sa “réalisation de soi” sur Instagram ou TikTok. Il alterne pleurnicheries et colères enragées jusqu’à reddition des adultes désarmés et peureux. Sans avoir les qualités intellectuelles nécessaires pour analyser ce qui se passe réellement, il subodore avec gourmandise qu’il a pris le pouvoir. Et, de fait, il détient maintenant les clés du Royaume d’Absurdie, comme le montrent ces désolantes mésaventures universitaires.
Derrière la “fragilité” de l’étudiant narcissique on décèle toutefois une redoutable capacité d’adaptation opportuniste à ce nouveau monde où la visibilité d’un « engagement » vaut cent fois plus qu’un véritable travail d’acquisition de connaissances. Il est d’ores et déjà prévu un peu partout que les engagements citoyens, écologiques, antiracistes, etc., pèseront de plus en plus dans la balance éducative. « L’Université ne laisse rien au hasard – sauf l’enseignement supérieur », écrivait Lasch en 1979. « Un peuple abruti, résigné à effectuer un travail sans intérêt et de mauvaise qualité, et disposé à ne chercher satisfaction que dans les heures consacrées au loisir », c’est ce qu’exige, d’après C. Lasch, la société industrielle avancée. La société post-industrielle progressiste voit plus loin encore. Les multiples prises en charge étatiques éducatives, financières et psychiatriques présentes ou à venir – de la culture et l’éducation de masse au “revenu universel” et à la “cellule psychologique” pour tous – modèlent un monde atomisé et sans attaches dans lequel l’école, l’art, la culture, et, finalement, la vie entière, ne doivent plus être vécus autrement que comme des divertissements et laisser libre cours à l’exploration du seul « moi ». Nos étudiantes québécoises le comprennent intuitivement: pour vivre dans ce monde-là, nul besoin de lire des livres, avec ou sans mots “blessants”. Purs produits du « règne de l’ignorance universelle », leur destin de consommatrices hébétées, de militantes opportunistes des causes débiles, d’“influenceuses” égotistes ou de “maîtresses” de conférence en études sur le genre, semble tout tracé. Bienvenue à NéantLand.