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Le lundi, c’est OVNI(s)

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Canal Plus diffuse tous les lundis la deuxième saison d’OVNI(s), meilleure série TV du PAF, selon Causeur !


Il ne reste plus que six épisodes et déjà, je redoute le manque. Si vous n’avez pas été encore frappé par la poétique de l’ufologie, vous ne connaissez pas les bonheurs de la téléportation du lundi. La deuxième saison d’OVNI(s) réalisée par Antony Cordier a démarré le 21 février (elle est également visible en streaming).

À mi-chemin entre l’univers de Jacques Tati et « Maguy »

À partir de ce soir, il restera seulement six épisodes d’une trentaine de minutes sur les douze de cet objet télévisuel non identifié à mi-chemin de Jacques Tati et de Maguy, brouillant les lignes entre l’enquête extra-terrestre et la comédie de mœurs seventies.

C’est Roswell chez Pierre Mondy dans Petit déjeuner compris, Sam et Sally en voyage galactique à Twin Peaks ou Les Mystères de l’Ouest dans la campagne wallonne, lieu du tournage. Nous retrouvons l’équipe du GEPAN chargée de démystifier les apparitions inconnues au sein du CNES et leurs errements amoureux sur fond de scandale nucléaire. Pourquoi les quadras déclassés de ma génération sont-ils aussi attirés par cette série aux accents giscardo-célestes ? OVNI(s) est le territoire retrouvé de l’enfance et de la foi gamine dans l’inexplicable.

Dans notre société du réalisme austère et des certitudes béates, cette série insuffle un peu de poésie à nos soirées télé et à un quotidien qui vire au cauchemar depuis une longue semaine.

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Une poésie dans le décor, dans l’atmosphère, dans la possibilité de rencontres improbables, dans le rapport au temps dilué et aussi dans cette quête naïve et obstinée, par conséquent, vitale à notre ouverture d’esprit. Avec eux plus rien ne vous étonnera, des téléphones sonnent sans être branchés ou des soucoupes volent dans une centrale, si porcinet se mettait à parler, vous ne cilleriez même pas !

Shoot de futur antérieur

Alors, prenons ce soir un shoot de futur antérieur, une rasade de Pif Gadget, de Télécran, de Peugeot 604 vert clair, de barbe à papa et, appelons en urgence vers 23 h 00, nos parents pour qu’ils aillent rechercher dans le grenier de notre maison de famille, l’anachronique jeu électronique SIMON, précurseur de la musique synthétisée et du bruit plombant les réveillons. Une certaine mélodie des jours heureux.

Cette fièvre du lundi soir disco-cosmos, serait vaine si elle n’était prétexte qu’à récréer le décor factice de l’année 1979. Les soins apportés à la mise en place de tous ces objets oubliés sont un leurre pour mieux concentrer l’attention des téléspectateurs sur l’essentiel : le jeu des acteurs et le frottement des peaux. La réalisation de plus en plus léchée, avec quelques audaces stylistiques rares sur le petit écran, s’attache à parler de nous, de nos histoires embrouillées et de nos amours chancelantes. Et je dois dire que le casting renforcé par la présence d’Alice Taglioni ou d’Élodie Bouchez est une merveille d’évasion. Cette série carbure à l’imaginaire débridé et à la crise de ménage. Cette double-carburation amuse et émeut, à la fois. La blague potache n’est jamais loin, le clin d’œil à la culture rétro-pop fait office de sésame d’entrée dans cet univers parallèle. On voit passer une DS surmontée d’un bateau que Victor Pivert n’aurait pas désavouée, un combi Volkswagen aménagé en Ovnibus ou Jonathan Lambert en sosie d’Éric Von Stroheim. On retrouve surtout Didier Mathure (Melvil Poupaud) en scientifique incompris, en délicatesse avec son ex-épouse (Géraldine Pailhas, patronne du CNES, sorte de Marie-France Garaud à l’érotisme chaste) et en défaut de paternité. Le pauvre Didier galère toujours autant à trouver des preuves intangibles à l’inimaginable. Il est toujours accompagné de la fidèle standardiste Véra Clouseau (Daphné Patakia, révélation de la première saison), médium clownesque à la sensibilité éruptive et de Rémy Bidaut (Quentin Dolmaire), formidable en informaticien pleurnichard qui s’est vu ou cru, un moment, en yuppie pré-Eighties avec téléphone « portable » collé à l’oreille. Et que serait OVNI(s) sans Marcel Bénes (Michel Vuillermoz) ? Il faut le talent magistral de l’acteur du Français et sa puissance comique pour élever un simple enquêteur du GEPAN au rang de héros shakespearien tendance Groucho Marx.

C’est un régal quand des acteurs de ce niveau-là, jouent avec les codes du genre. Une mention spéciale à Olivier Broche pour son impeccable air de chien blessé. Une seule question me taraude désormais : à quand une troisième saison ?

Sur Canal + (canal 4)

Genre: la fabrique des impostures wokistes

Le nouveau livre du linguiste Jean Szlamowicz dissèque la manière dont les nouveaux idéologues tentent d’imposer leurs manipulations intellectuelles. Son bistouri aiguisé n’épargne aucun aspect de leur verbiage pseudo-scientifique. Extraits des Moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques, qui vient de paraître aux Editions du Cerf, présentés par l’auteur.


Les idées préconçues prétendent souvent se fonder sur la science. Le recours à des formules comme « des études ont montré que… » servent alors à imposer comme fait établi ce qui ne relève pourtant que de l’opinion, de la croyance ou du parti pris. Grâce à ces formules creuses, l’idéologie partisane parait soudain aller de soi. Le courant de la déconstruction culturelle s’autorise ainsi volontiers de ses propres références pour se présenter comme légitimé par le biais de l’autorité universitaire. On transforme ainsi les théories fumeuses en principes scientifiques. Il faut pourtant se pencher sur de tels écrits pour comprendre que, tout « universitaires » qu’ils soient, ils sont eux-mêmes pétris de préjugés. Cet extrait prend pour exemple l’argument du « masculin » grammatical présenté comme nocif pour l’égalité…


Désacraliser le genre masculin?

Parmi des dizaines d’articles d’inspiration « néoféministes », on peut par exemple lire dans Libération que « des études ont démontré que l’utilisation du masculin comme genre neutre ne favorise pas un traitement équitable des femmes et des hommes. » [1] Ce renvoi à une autorité extérieure comme garant est pourtant problématique : à partir du moment où il existe aussi « des études » qui ne sont pas d’accord avec cette assertion, la moindre des choses serait de considérer qu’il n’y a justement pas consensus.

Or, la référence que présente la journaliste de Libération, dans un lien vers un article d’une revue de psychologie, est pour le moins sujette à caution puisqu’on y lit ce qui suit :

« Désacraliser le genre masculin en contrant l’androcentrisme.

« Une politique qui prônerait le féminin à égalité avec le masculin pourrait faire chuter symboliquement le masculin de son piédestal. Nous pensons que l’androcentrisme (i.e., le genre grammatical masculin) implique une représentation sacralisée de l’homme susceptible d’être menaçante aussi bien pour les filles que pour les garçons. En désacralisant le genre masculin, on devrait échapper au symbolisme et replacer les hommes et les femmes à un niveau de relations intergroupes. Une telle politique serait susceptible, par exemple, d’empêcher l’émergence de corrélations entre le genre grammatical des professions et leur connotation sexuée et évaluative (Lorenzi-Cioldi, 1997). Plus précisément, nous prédisons que la féminisation lexicale des professions pourrait fournir une alternative à la réussite des femmes sur des dimensions masculines fortement stéréotypées. Le genre grammatical féminin pourrait venir contrecarrer la surreprésentation des hommes pour certaines professions, en suggérant la possibilité de réussir professionnellement en dépit ou malgré son sexe.[2]« 

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De tels écrits, pourtant publiés dans des revues reconnues comme scientifiques, sont dénués du moindre savoir linguistique et confondent genre grammatical et sexe des personnes, c’est-à-dire la morphologie et la sémantique, les symboles et le réel. Qu’est-ce donc que le masculin ? Veut-on dire « les hommes » ? Le genre grammatical ? Ou s’agit-il d’une sorte de principe évanescent qui ne serait ni sexuel, ni linguistique, ni social mais uniquement « représentationnel » ? Le masculin… voilà un adjectif substantivé bien commode. Quant au piédestal évoqué, avouons qu’il n’a guère de substance, ni concrète, ni théorique et aucune définition sociale. L’androcentrisme n’est défini que par une parenthèse allusive : « i. e., le genre grammatical masculin. » À partir d’une conceptualisation aussi naïve, les auteurs se permettent de dire « nous pensons que », « nous prédisons ». C’est là un programme fondé sur la présomption et non sur une démarche neutre.

Leur étude consiste à demander à des jeunes de 14-15 ans d’associer leur sentiment de « confiance en soi » à des professions sélectionnées pour être représentatives « d’un genre » (présentées alternativement sous forme masculine ou avec mention de la forme féminine). Autrement dit, il est décidé au préalable que les professions « représentent » des genres… Si le questionnaire part du préjugé qu’il y a des professions masculines et féminines, comment s’étonner de retrouver ce préjugé dans les réponses ?

Il n’y a, dans une telle procédure, aucune méthodologie linguistique, « la langue » étant représentée par des listes de professions. Ce n’est pas une situation de parole réelle et la notion de « confiance en soi » est parfaitement subjective. Une case à cocher dans un questionnaire n’est pas une réalité sociale ni représentationnelle. C’est même dans la tâche suggérée par l’expérimentation que réside le forçage du résultat : en proposant un protocole, on déclenche un processus de jugement qui, autrement, n’aurait pas eu lieu. On le sait bien, si on vous donne comme tâche de classer une liste de n’importe quoi par ordre de préférence, on se retrouvera forcément avec des résultats… Et puis un tel protocole ne comporte aucune dimension permettant d’établir des faits linguistiques. Elle ne fait qu’établir un lien entre une profession et la représentation qu’on peut en avoir, forcée par le protocole à partir de données elles-mêmes tendancieuses.

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D’ailleurs, sans expliquer ce qu’est une « représentation » (une image mentale ? une opinion ? une croyance ? le sens d’un mot ?), l’article s’empresse de prouver ses préconceptions à la faveur d’interprétations parfaitement subjectives qui ne démontrent rien :

« Sans extrapolation excessive, sur la base des résultats empiriques présentés il appert que l’androcentrisme affleure la structure même de la langue (les expressions « homme d’affaires » et « femme de ménage » sont suffisamment éloquentes). »

Deux expressions seraient donc une démonstration ? À ce compte-là, « une maîtresse femme » et «un homme de peine» sont suffisamment éloquents… On se demande d’ailleurs ce que la phrase veut dire : ce n’est pas « la structure de la langue » qui a créé les femmes de ménage ni les hommes d’affaires ! Parler de représentation de la réalité sociale est sans rapport avec la langue française. Ce n’est pas la langue qui fait que plombier et éboueur seront considérés comme des professions « plutôt masculines » mais la perception sociale – et, accessoirement, la réalité. Cette confusion entre l’organisation sociale et les mots tend, par conséquent, à faire des mots la cause de l’organisation sociale… Cette aberration causale sert cependant à construire et à vérifier l’expérimentation.

Bref, ce genre d’article ne retient que des variables qui sont manipulables dans le sens de la démonstration. Avec la plus grande imprécision et sans aucune donnée sociologique sur les facteurs décidant de choix professionnels, les auteurs s’engouffrent dans l’effet de tunnel du « genre » et partent du principe que la forme des mots serait un facteur du choix de la profession. Mais pourquoi ne pas étudier le réel socio-professionnel plutôt que de prétendre analyser une intériorité supposée, qui n’est jamais abordée autrement que par des sacs de mots dont le sens a été décidé préalablement à l’étude ?

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[…]

Un savoir falsifié

Ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres des références des médias pour « prouver » leurs présupposés idéologiques : une littérature ignorante de la grammaire et des structures des langues, qui croit en un sens littéral des mots masculin et féminin et, par-là même, contribue à créer cette confusion symbolique entre la langue et la société. De telles expérimentations ne reposent que sur la reconduction de préjugés sociaux et un mentalisme primaire ânonné comme une prière (« la langue façonne nos représentations » !). C’est en fait le discours inclusiviste qui invite à confondre les mots et les choses au lieu de les disjoindre, qui néglige le social au bénéfice du symbolique, qui proclame des injustices sans éléments de comparaison et qui décrète des solutions hypothétiques pour des problèmes inexistants. Il n’en reste qu’un discours idéologique qui se substitue aux savoirs. Sur le plan disciplinaire, la note de bas de page et la référence allusive aux auteurs qui « prouvent » la même chose que soi est un scandale méthodologique.


[1] E. Moysan, « Écriture inclusive dans les administrations : savoir de quoi on parle », Libération, 23 février 2021.

[2] A. Chatard, S. Guimont, D. Martinot, « Impact de la féminisiation lexicale des professions sur l’auto-efficacité des élèves : une remise en cause de l’universalisme masculin ? » L’Année psychologique, 2005, vol 105, n° 2, pp. 249-272.

Berry story

70 ans après, Gilles Antonowicz et Isabelle Marin mènent une contre-enquête sur le fait-divers berrichon le plus célèbre du XXème siècle et la fabrique de deux innocents


Tout s’effondre. Mes certitudes comme mon appartenance berrichonne. M’aurait-on menti depuis l’enfance ? Aurais-je été mystifié ? Quand vous êtes natifs du département du Cher ou de l’Indre, vous êtes biberonnés à l’Affaire Mis et Thiennot, du nom des deux braconniers « accusés à tort » du meurtre de Louis Boistard âgé de 34 ans, garde-chasse de Saint-Michel-en-Brenne, à la fin de l’année 1946. Dans les récits à la veillée ou dans les cours de récréation, leur innocence ne faisait aucun doute jusqu’à aujourd’hui.

Raboliot encarté au PCF

Malgré leur condamnation et les six requêtes en révision rejetées entre 1983 et 2015, l’opinion publique leur a toujours été acquise. De génération en génération, on se repassait cette terrible histoire et pestait contre la fatalité d’être mal-né. Ce sont nos Sacco et Vanzetti sauce grand veneur, nos « Raboliot » encartés au PCF, deux pauvres bougres broyés par la lessiveuse judiciaire et, en prime, violentés par la maréchaussée. Il y a tout dans ce drame rural pour déclencher une nouvelle guerre des classes. Tous les ingrédients glandilleux d’un crime odieux qui se transforma, au fil des années, en tribune médiatique et idéologique. Une partie de chasse qui opposa les ténors du barreau et la jalousie des hobereaux, le travail de la justice face aux élans communautaires, les médias feuilletonnant et la vérité aride des faits.

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Il faut remettre ce sordide crime dans le contexte de vendetta de l’immédiat après-guerre, rappelons-le et ayons à l’esprit qu’un homme est mort, il a été abattu de quatre coups de fusil et son corps a été retrouvé dans quelques centimètres d’eau, en plein hiver. Faites entrer nos deux accusés locaux : Raymond Mis et Gabriel Thiennot ont de belles têtes de coupables. Ils sont les purs produits d’un système à deux vitesses et du déclassement paysan en marche.  En ce temps-là, les garçons de ferme ou les apprentis éjectés du système scolaire sans le certif’ étaient contraints d’errer d’un boulot mal payé à un autre.

Plus qu’ailleurs aussi, le Berry est une terre de sorcellerie, propice aux fables et au silence complice. Dans cette province où les haines rances et les règlements de comptes fleurissent à l’ombre des roseaux, tout est dramatiquement hostile, taiseux, mal-cicatrisé et effroyable de banalité et de cruauté gratuite. Déjà en temps de paix et sous le soleil de l’été, les splendides étangs de la Brenne distillent une atmosphère équivoque, le genre de beauté inquiétante qui incite à l’introspection et à la méfiance. On recense 2 300 espèces animales dans le parc naturel régional de la Brenne. C’est donc sur ces terres giboyeuses que l’irréparable s’est produit dans une période encore troublée par les soubresauts de la guerre et sur fond de vengeance sociale. Le châtelain et sa clique face aux bouseux du coin tendance « cocos ».

Une enquête qui rouvre le dossier

Ce fait-divers est arrivé jusqu’à nous, avec un manichéisme béat et des réflexes pavloviens. Depuis lors, chaque camp rejoue le conflit par procuration et ressasse son amertume. Pour les Berrichons, dans leur inconscient collectif, l’affaire est largement entendue. Deux bougres malmenés par la gendarmerie se trouvaient au mauvais endroit et ont fait les frais d’une justice expéditive. On aurait extorqué leurs aveux. À jamais, ils seront les victimes d’une erreur judiciaire. Est-ce une vue de l’esprit ou le résultat d’un dysfonctionnement du système ? L’opinion aurait-elle été manipulée ? Gilles Antonowicz et Isabelle Marin ont horreur du tribunal populaire.

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Alors, ils s’attaquent aux faits, les analysent froidement, ne se laissant berner par aucune escroquerie médiatique. Car, ne l’oublions jamais, ce mort dans la brume a laissé une épouse de 31 ans et deux petites filles de cinq et sept ans. Notre époque percluse de sentimentalisme honteux oublie trop souvent les victimes. Gilles Antonowicz, avocat honoraire et historien, grand spécialiste de Maurice Garçon (1889-1967), le défenseur de la famille du défunt, reprend minutieusement le déroulé de l’enquête. C’est précis, radical, brut et la justice a été exemplaire selon la thèse avancée par les auteurs.  Ils ne tombent ni dans le romantisme victimaire, ni dans la réécriture de l’Histoire. Les faits sont têtus. Ils les décortiquent dans ce livre publié aux éditions des Belles Lettres.

Mécanisme malsain

On replonge avec délectation dans cette affaire qui semble émerger d’une époque lointaine. On est happé par sa lecture comme devant une rediffusion à la télé de l’émission présentée par Christophe Hondelatte. Mais la contre-enquête serait vaine si les deux auteurs ne révélaient pas une formidable manipulation médiatique et son mécanisme malsain. Et leurs coups sont foudroyants pour notre profession qui s’entiche de coupables pour mieux pouvoir les innocenter : « Les médias, dont la presse et le manque de scrupules, ont relayé ces ragots et ces rumeurs, répétant, à longueur d’années, d’articles et d’émissions complaisantes, les mêmes fadaises. […] L’affaire Mis et Thiennot, c’est la rumeur érigée au rang de vérité, le retour au pilori sous couvert d’une apparente bonne cause ». Cette contre-enquête est un pavé dans la mare du conformisme qui devrait faire grand bruit entre Bourges et Châteauroux.     

La fabrique des innocents de Gilles Antonowicz et Isabelle Marin – Les Belles Lettres

«La décision» de Karine Tuil: un thriller philosophique

Dans son roman qui met en scène une magistrate de l’antiterrorisme, Karine Tuil cherche à comprendre le mal radical.


Le dernier roman de Karine Tuil est sans doute le plus abouti des douze livres qu’elle a publiés depuis une vingtaine d’années. On y retrouve certains de ses thèmes de prédilection, comme l’amour, la solitude, ou la difficulté de choisir et les conséquences de nos actes, thème central qui donne son titre au livre. Alma Revel, l’héroïne, est une juge anti-terroriste d’une cinquantaine d’années, qui se trouve à un tournant de sa vie personnelle. Son mariage avec Ezra, écrivain prometteur dont la carrière a été interrompue prématurément, bat de l’aile. Accaparée par son travail, elle se retrouve confrontée à une double décision cruciale, tant sur le plan professionnel que dans sa vie intime.

Criminel ou victime ?

La première décision est celle de libérer ou non Kacem, jeune terroriste en puissance parti rejoindre l’Etat islamique en Syrie et vite revenu de ses illusions, qui prétend avoir fait son mea culpa et réalisé son erreur. La seconde est de mettre ou non fin à son mariage, alors qu’elle vit une histoire d’amour passionnelle avec un avocat, qui se trouve justement défendre l’accusé dans le même dossier. A partir de ce scénario bien ficelé, Karine Tuil bâtit un roman aux allures de thriller philosophique, qui satisfait non seulement la soif d’émotions du lecteur, mais nourrit aussi sa réflexion.

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Kacem est-il un assassin potentiel, qu’il faut maintenir en détention pour protéger la société ? Ou bien s’agit-il d’un jeune homme égaré, qui a droit à l’erreur et que la prison risque de transformer en criminel pour le restant de ses jours ? Cette question taraude Alma, tiraillée entre des intérêts et des valeurs contradictoires. Obsédée par l’impératif de comprendre (« dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre »), la juge antiterroriste tente de résoudre ce dilemme très actuel, en posant les questions des finalités de la justice et de sa moralité.

Au fil des pages, la professionnelle du droit, aguerrie et pleine de certitudes, se révèle dans sa fragilité de femme et d’être humain confronté au mal radical et à l’ambiguïté des êtres humains. Avec finesse et talent, l’auteur nous fait partager ses doutes et ses interrogations. Le parallèle entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle est souligné par l’évolution du mari d’Alma, Ezra, qui effectue un retour à ses racines juives. Une lecture superficielle du roman pourrait faire croire que l’auteur renvoie dos-à-dos les personnages de Kacem et d’Ezra, chacun ayant cru trouver dans sa religion la réponse à ses questions. La conclusion du roman montre qu’il n’en est rien. Si Karine Tuil semble parfois donner des gages au politiquement correct et aux préjugés de notre époque, ce n’est que pour mieux ménager la surprise de la fin, qu’on ne dévoilera pas ici.

Choisir la vie

Il y a dans La décision, outre le talent de la romancière et le suspense qui tient le lecteur en haleine jusqu’au bout, une petite musique juive à laquelle j’ai été particulièrement sensible. Celle-ci ne tient pas tant à l’identité de l’auteur ou du personnage d’Ezra qu’au contenu profond de son livre. Ses références sont pourtant multiples : elle cite pêle-mêle Camus et Shakespeare, Spinoza ou Saint-Augustin. Mais la mélodie la plus intime du livre est celle de Rabbi Nahman de Braslav (« Le monde est un pont très étroit, et l’essentiel est de ne pas avoir peur ») et celle de la citation du Deutéronome, qui donne la clé du livre : « Tu choisiras la vie ». Un grand roman.

Karine Tuil, La décision, Gallimard 2022.

La décision

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André de Richaud, l’aveuglé lucide

Le poème du dimanche


L’écrivain maudit n’est pas un mythe. Prenez André de Richaud (1907-1968). D’abord, il est largement oublié. Ensuite, il n’a jamais vraiment connu le succès de son vivant, à l’exception de son premier roman. On dit que les subsides accordés par Michel Piccoli, qui était un grand admirateur de son œuvre, l’ont aidé à boucler bien des fins de mois.

Ce clochard mondain, cet écorché vif n’oublia jamais son enfance et ses blessures irréparables alors qu’il faisait partie de ces glorieux buveurs désespérés qui hantèrent les nuits de Saint-Germain des Prés à partir des années cinquante. Né à Perpignan, très tôt orphelin, un temps professeur, il écrit à vingt trois ans, La Douleur, un roman étouffant et bouleversant, qui fit scandale en racontant comment une jeune mère reporte tout l’amour qu’elle avait pour son mari tué en 14 sur son fils, au point de l’étouffer avant de le délaisser pour un prisonnier allemand.

Richaud fut aussi un poète à la fois sombre et limpide, toujours hanté par le désir d’arriver à dire qui il était au juste, de se prouver qu’il était vivant et dire dans le même temps son envie paradoxale de disparaître totalement, comme dans le poème ci-dessous.


Testament

Autrefois j’aurais voulu être le dernier oiseau du dernier platane
La première lueur du matin sur l’aile d’un olivier
L’orange du midi, bien pendue sur ses feuillages de parfum
Et ce nuage qui joue autour du phare
J’aurais voulu être une phrase coupée au raz d’un poème
Découvert par une jeune fille aux cils de pavot
Au bord d’un grenier de Provence
Mais maintenant
Mon dernier désir est que mon souvenir brûle
Les pierres où il est gravé
Ici et là au petit vol de mes voyages
Les sables de la mer n’ont pas besoin de dictionnaire
Toutes les feuilles meurent en automne
Rien n’est qu’un feu mort au fond d’un ruisseau sec
Que mon visage s’écrase en vous
Ombre de ma jeunesse
Et qu’il ne reste rien de ce fer rouge.

(Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1966)


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George Bernard Shaw, l’homme qui offrit Wagner à l’Angleterre

Si l’on connaît les mots piquants et les costumes de tweed du grand dramaturge britannique, on sait moins son socialisme fervent, son observance végétarienne, de même que son attirance pour l’eugénisme et les régimes totalitaires. On ignore plus encore qu’il a convaincu ses compatriotes d’apprécier la musique de Wagner. Georges Liébert répare cette injustice.


Pourquoi s’intéresser aux élucubrations à propos de Wagner d’un Irlandais vivant en Angleterre à l’époque victorienne, époque où le royaume de Sa Majesté, selon une boutade allemande, est « le pays sans musique[1] » ? Les 470 pages de ce volume, accompagnées des notes et de la longue préface écrite avec autant d’érudition que de verve par Georges Liébert, justifient largement un tel intérêt. D’abord, la vie musicale anglaise, entre chanteurs de rue, music-halls, chœurs religieux et concerts sophistiqués était sans pareille. Selon Berlioz, on y consommait plus de musique que nulle part ailleurs. Certes, le complexe de supériorité des Allemands était justifié par l’absence de grands compositeurs autochtones entre la mort de Purcell au xviie siècle et l’arrivée d’Elgar à la fin du xixe. Pourtant, Londres était une Mecque pour interprètes, chefs d’orchestre et directeurs de théâtre venant de partout en Europe, et chaque nouveau compositeur cherchant sa place au soleil avait besoin d’un succès, à la fois d’estime et pécuniaire, outre-Manche. Wagner lui-même le savait, et un des mérites de Shaw est d’avoir contribué à la conquête wagnérienne de l’Angleterre.

Shaw, un écrivain aux idées politiques radicales

Cette redécouverte de la vie musicale du xixe siècle nous permet aussi d’assister à la rencontre entre l’œuvre d’un musicien de génie et le regard critique d’un écrivain hors pair. Shaw, né à Dublin en 1856, mais qui a passé toute sa vie d’adulte en Angleterre, a commencé une carrière de dramaturge à succès à partir de 1894, inspiré par Ibsen. Auteur de plus de cinquante pièces, il a reçu le prix Nobel en 1925 et, en 1939, un Oscar pour le scénario de Pygmalion, le film tiré de sa pièce du même nom datant de 1912. Son œuvre reste mal connue en France, en dépit du succès d’une production parisienne de Pygmalion en 1955 avec Jean Marais et Jeanne Moreau. En tant qu’écrivain, Shaw, malgré le personnage d’excentrique anticonformiste qu’il s’était composé, a atteint un statut de sage public. Connu souvent par ses initiales, G. B. S., il est photographié et filmé vêtu entièrement de tweed. Végétarien, il est toujours habillé d’une culotte de chasseur mais sa proie, on la découvre dans les paradoxes spirituels et des saillies déconcertantes qui émaillent sa conversation ainsi que dans les dialogues de ses pièces où les idées ont plus d’importance que les personnages. Culotté, il l’est, par exemple quand il déclare en 1916 : « Je n’ai jamais eu tort sur rien. ».

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Ses convictions sont celles de toute une avant-garde intellectuelle de l’époque. Il est socialiste, non pas à la manière de Marx, mais à celle de la Fabian Society, fondée à Londres en 1884, dont le nom est inspiré par Quintus Fabius Maximus Verrucosus, général romain surnommé le « Temporisateur ». De même que ce dernier a mené une guerre d’usure plutôt qu’une attaque frontale contre Hannibal, ces socialistes poursuivent l’égalité entre les hommes non pas par une révolution sanglante, mais par un programme durable de réformes sociales. Comme d’autres membres de l’intelligentsia, Shaw était attiré par l’eugénisme, défini par Francis Galton, un cousin de Darwin, comme un programme pour améliorer la santé du genre humain en contrôlant strictement les conditions de sa reproduction. Shaw se désespère de la démocratie dont le défaut est le démos, le peuple lui-même, incapable de prendre les bonnes décisions. Tout se passerait mieux si nous étions plus intelligents. Ennemi du racisme, son eugénisme ne sera pas celui des nazis. Pour Shaw, il s’agit surtout de séparer le mariage, qui est une question de sentiments, et l’acte de reproduction, qui nécessite d’assortir les bons partenaires procréatifs. Féministe, Shaw est contre l’amour romantique qui « empêche de penser et crée le désordre social ». La société a besoin de leaders incarnant la « Force vitale » – par laquelle Shaw a remplacé Dieu –, capables de nous conduire jusqu’au paradis socialiste. Son culte de l’homme fort, d’abord centré sur Jules César, se porte dans les années 1920 sur Mussolini et ensuite Hitler, dont il condamne pourtant l’antisémitisme. Mais son vrai héros est Staline, qu’il rencontre lors d’un voyage en Russie en 1931.

Richard Wagner, un compositeur socialiste selon Shaw

C’est entre 1876 et 1898 que Shaw se fait un nom comme critique musical, bien qu’il ait continué de publier sur la musique jusqu’à la fin de sa vie. Ses articles mettent en scène son propre rôle de critique. Reniant toute forme d’impartialité, prônant un subjectivisme tous azimuts, il déclare en 1894 : « Un critique qui ne parvient pas à intéresser le public à sa personne devrait changer de métier. » Il s’enthousiasme pour de nombreux compositeurs, de Mozart et Beethoven à Verdi, mais son grand amour est Wagner, en qui il voit, non pas l’apôtre de quelque mystique raciste, mais le prophète d’une utopie sociale.

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Dans Le Parfait Wagnérien de 1898, il nous propose une lecture socialiste de L’Anneau du Nibelung qu’il justifie en citant la participation de Wagner aux révolutions de 1848. Le méchant nain, Alberich, serait un capitaliste motivé par la soif de l’Or, celui des Filles du Rhin. Siegfried incarne un rebelle dans le style du russe Bakounine, qui brise la lance de Wotan pour balayer l’ordre ancien et en créer un nouveau. En revanche, Shaw est très déçu par le dernier opéra de la tétralogie, Le Crépuscule des dieux, qui voit l’échec du héros. Ce qui sauve la démonstration est la verve stylistique de Shaw, que la traduction française rend à merveille. On la trouve par exemple dans un célèbre passage où il compare le Tarnhelm, le casque d’invisibilité que fait fabriquer Alberich, à ce qui est pour lui symbole de la puissance invisible de tous les rentiers, actionnaires et autres sangsues capitalistes : le chapeau haut-de-forme.

Bernard Shaw, Le Parfait Wagnérien et autres écrits sur Wagner (éd. Georges Liébert, trad. Béatrice Vierne et Georges Liébert), Les Belles Lettres, 2022.

Le parfait wagnérien et autres écrits sur Wagner

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[1] Voir O. A. H. Schmitz, Das Land ohne Musik (1904).

Dans les tuyaux de la pompe à vide

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S’il est drôle, ce n’est pas seulement pour cette raison qu’il faut lire Le rapport chinois, premier roman de Pierre Darkanian. Explications.


Embauché à l’issue d’un ahurissant processus de recrutement, Tugdual Laugier fait désormais partie du Cabinet Michard et Associés, « une belle boutique, reconnue dans le milieu des affaires, notamment auprès d’une clientèle d’investisseurs asiatiques [appréciant] son modèle de conseil fondé sur le design thinking et l’impertinence constructive – en totale rupture avec les stratégies de conseil classique –, ainsi que sa capacité à apporter des réponses innovantes aux problématiques rencontrées par ses clients dans un contexte économique en perpétuelle mutation ».

Dire qu’il y travaille serait sans doute très exagéré. En effet, pendant ses trois premières années au sein de ce cabinet de conseil aux prestations obscures et obnubilé par la confidentialité, il ne fait strictement rien, sinon profiter « de la solitude de son bureau pour digérer dans un calme méphitique (…), comblant la vacuité de ses après-midi par de distrayantes flatulences ». Quand il ne massacre pas des stères de crayons… En réalité, il est plutôt payé à ne rien foutre. Et grassement qui plus est. 7000 euros par mois !

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Il s’accommode assez bien de cette oisiveté, grâce à laquelle il peut à loisir « péter comme un goret ulcéreux ». Même si, comme on pouvait s’y attendre, il éprouve parfois une certaine culpabilité à toucher un salaire aussi indécent pour ce qu’il ne fait pas. Et se retrouve contraint, pour briller dans les yeux de sa petite amie, à s’inventer une importance qu’il n’a jamais eue au sein de son environnement de travail.

Une satire féroce

Durant les 69 premières pages du Rapport chinois de Pierre Darkanian, avocat quadragénaire qui livre son premier toman, le lecteur croit d’abord à une satire féroce du monde actuel du travail. Surtout s’il s’est coltiné par le passé ces hordes d’imposteurs que les administrations publiques ou privées semblent naturellement sécréter. Une satire nourrie des travaux de Laurence J. Peter et Raymond Hull (Le principe de Peter, 1969) et du regretté David Graeber (Bullshit jobs, 2018), mais aussi de l’œuvre de Marcel Aymé, écrivain avec lequel on entrait « dans le fantastique comme dans un café » (Jean Cocteau).

Mais quand enfin, page 73, Tugdual se voit enfin confier la rédaction d’un rapport « sur la Chine », plus exactement une « synthèse sur les rapports en cours », ce même lecteur a comme un doute sur la nature de ce qu’il est en train de dévorer, entre deux éclats de rire. Certes, les développements quant à la « qualité » du rapport produit par Tugdual – 1084 pages de copié-collé d’articles issus de Wikipédia, sans aucune problématique digne de ce nom mais avec la recette du croissant au beurre français ! –, peuvent encore laisser à croire que la satire continue. Mais quand un peu plus tard les stups puis un substitut du procureur commencent à s’intéresser à l’ « activité » du Cabinet Michard et Associés, qu’il est question de pyramide de Ponzi et de délinquance financière internationale, cela devient moins évident.

Un roman sur le Mal

Le lecteur le sent, ce n’est plus seulement un roman hilarant sur l’ennui, l’imposture et la fumisterie au travail qu’il a entre les mains. S’il a lu par ailleurs l’immense Monsieur Ouine de Georges Bernanos, il se dira peut-être, même si le décor et l’intrigue du Rapport chinois en sont à des années-lumière,  qu’il s’agit, dans la mesure où il traite du vide, d’un nouveau roman sur le Mal. Car c’est essentiellement du vide dont il est question dans ce roman, celui qui « avait continué à se propager, à farandoler gaiement de la finance à l’intégrisme, des subprimes à YouTube, et abreuvait désormais une armée d’âmes errantes d’irréversibles croyances sur le pourquoi du monde ». Celui qui amène une commissaire de police à regretter le temps où les truands « avaient à leur crédit d’effectuer quelque chose » – acheminer de la marchandise d’un continent à un autre, vendre de la came au bas des immeubles – et de partager « la valeur travail ».

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Un roman sur le Mal qui, à la différence de celui de Bernanos qui en prophétisait la venue à la fin de sa vie, de Monsieur Ouine (1943) à La France contre les robots (1944), nous confirme, si nous en doutions, que nous sommes actuellement aspirés par le vortex autour de son trou noir. Que le désert avance. Plus que jamais. Qu’en l’absence de réaction de notre part, il n’y aurait bientôt plus que du vide.

Un roman sur le Mal, mais aussi l’œuvre d’un écrivain prometteur qui balade avec talent son lecteur, entre rire rabelaisien et larmes bibliques. Et dont il faut assurément guetter les publications à venir.

Le Rapport chinois de Pierre Darkanian (Anne Carrière)

Le rapport chinois

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«Rien à foutre»: les hôtesses de l’air ne s’envoient plus en l’air

Le film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre trace le portrait désabusé d’une prolétaire des vols low-cost.


Il n’y a pas de petits métiers. Mais certains font pitié, tout de même. Cassandre – rien que le prénom : tout un programme ! – est hôtesse de l’air. Enfin, hôtesse, c’est un bien grand mot pour qualifier ce job servile que l’héroïne de « Rien à foutre » a en partage avec un régiment cosmopolite de filles pas futées.

Rêvant d’échapper à leur sédentarité sans horizon, toutes ont signé avec « Wing », une compagnie low cost… qui en rappelle certaines. Elles enchaînent les vols moyens courriers : Lanzarote/ Prague/ Lisbonne, par exemple, en un seul jour.

Robe cardigan bleu criard, foulard jaune canari: c’est l’uniforme hideux de ce prolétariat corvéable à merci, car en nombre inépuisable.

Hiérarchie intrusive et novlangue managériale

Dans le rôle de Cassandre, Adèle Exarchopoulos, la comédienne de « La vie d’Adèle », ce film d’Abdellatif Kechiche qui avait assuré sa célébrité comme martyre du Septième art. Elle s’en est si bien remise qu’on l’a revue cette année dans « Bac nord », de Cédric Jimenez, et dans « Mandibules », de Quentin Dupieux.

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Assez courageusement, elle endosse ici le rôle pas très glamour d’une de ces exécutantes assignées à « faire du chiffre » à bord, précédées de leur charriot de produits duty free : « personnel junior » navigant, promis à se voir évalué sans trêve par une hiérarchie intrusive qui ne connaît, comme mode d’échange avec son personnel constamment sous pression que la novlangue anglo-saxonne et, en guise de promotion interne, le chantage au licenciement.

© Condor Distribution

La désolation de ces destins, leur cruauté métaphysique, tient à l’assentiment qu’ils suscitent malgré tout, smiley formatés, banalité consentie du quotidien, vide des rencontres, copulations sans lendemain, addiction aux réseaux : même pas malheureuses ! Rien à foutre ! Leur rêve suprême : intégrer une compagnie haut de gamme de jets privés, accéder ainsi par procuration à l’opulence aseptisée de Dubaï. Tournées sous la tyrannie de la distanciation sociale dans une cité bâillonnée par la pandémie, les séquences finales nappent le monde tel qu’il va d’un regard judicieusement acide.  

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Cassandre ou l’exploitation

En se gardant de « victimiser » à outrance leur jeune Cassandre, le duo de scénaristes réalisateurs Emmanuel Marre et Julie Lecoustre échappent avec intelligence au « film dossier » chargé de documenter une forme parmi d’autres d’exploitation capitaliste et de réification du travail.   

Rien à foutre. Film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre. Avec Adèle Exarchopoulos. France, couleur, 2021. Durée : 1h50. En salles le 2 mars 2022.


La culture de l’annulation s’attaque aux Russes

Les chats russes fondent sur l’Occident!


Le commun des mortels l’ignore peut-être, mais le plus sûr moyen de manifester son soutien à l’Ukraine et sa désapprobation envers la Russie, est d’interdire la présence de chats russes dans les manifestations et concours félins qui occupent les oisifs de par le vaste monde, en l’espèce la très sérieuse Fédération Internationale féline : des chars, on pourrait comprendre, mais des chats ? Telle est en effet la toute dernière (mais on peut être certain qu’il y en aura d’autres) invention d’un Occident azimuté qui redécouvre, hagard, l’existence de l’Histoire, du tragique qui l’anime, des rapports de force qui la constituent, et des guerres qui, parfois, hélas, en accompagnent l’inévitable tectonique.

Sinistre joie épuratrice

L’on comprend bien sûr que des sanctions puissent être prises à l’encontre du pays qui déclenche une invasion, mais que l’on nous permette de ne pas cautionner l’authentique délire à la fois imbécile et stupéfiant d’unanimisme (ce qui souvent va de pair) qui semblait n’attendre que cette occasion servie par Poutine sur un plateau pour s’exhiber tout à loisir dans son obscène stupidité mais aussi dans sa sinistre joie épuratrice.

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La haine de la Russie se porte bien. Et la haine des Russes tout pareillement. Il faut dire, l’Occident américanoïde en décomposition a pris l’habitude de « canceler » à défaut d’être désormais capable de construire quoi que ce soit, et il était sans doute un peu en manque ces derniers temps, le filon post-colonial venant à s’épuiser : qu’à cela ne tienne ! Le Russe est là pour venir servir de nouvelle incarnation du Mal que l’on inventerait s’il n’existait pas. Ici ce sont des restaurants russes qui sont visés : pourquoi ne pas, d’ailleurs, peindre les commerces slaves d’un signe distinctif les désignant comme impurs ? Là ce sont des cours sur Dostoïevski qui sont remis en cause. Et puis des chefs d’orchestre, des artistes, qui sont tout simplement déprogrammés, cancelés. Tchaïkovski représente de toute évidence un danger immédiat pour la survie de la planète. Le mot « russe » lui-même est déprogrammé de certaines manifestations culturelles, étant entendu que le ridicule ne tue pas, surtout dans ce secteur.

Guerre et paix

La personne dotée de raison cherchera en vain en quoi des chats, ou des musiciens, ou des restaurateurs, ou des sportifs (en particulier d’ailleurs des compétiteurs d’handisport réputés pour leur hauteur d’âme), ou des écrivains ou des compositeurs, en particulier morts depuis plus d’un siècle, sont responsables de la politique menée par Vladimir Poutine. On cherchera en vain dans Dostoïevski une cause le reliant directement au sort des Ukrainiens de 2022… Est-ce à cause du terme « crime » de son célèbre (et indépassable) roman ? Pourtant, malin, l’auteur avait anticipé le « châtiment ». Las, ce n’aura pas suffi à le faire échapper aux fourches caudines de la chasse aux sorcières ambiante, aussi ridicule qu’intellectuellement et moralement scandaleuse. Tolstoï quant à lui parlait bien déjà de Guerre, ce fourbe belliqueux, c’est qu’ils ont ça dans le sang et chacun sait qu’ils mangent aussi les petits enfants, toujours le couteau entre les dents, certes, mais il y était tout de même également question de Paix : cela ne suffira pas hélas à éteindre les ardeurs de nos censeurs et déboulonneurs à la recherche constante de nouvelles croisades.

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La France, jusqu’à plus ample informé, n’est pas en guerre, bien que cet état de siège permanent décrété tout d’abord contre un virus puis entretenu de manière anxiogène dans le cadre d’un conflit extérieur permette principalement à un exécutif qui n’en espérait pas tant d’escamoter le débat démocratique à l’approche d’une élection majeure. Et pourtant, la présidente de la Commission européenne n’a eu qu’un mot à dire pour que tous les proconsuls de l’Union européenne s’alignent le doigt sur la couture du pantalon afin d’exécuter les ordres de la dame élue par personne, investie d’aucune souveraineté populaire et porteuse d’aucune autorité judiciaire, afin de faire interdire des médias jugés déviants car simplement liés à la Russie. De quel droit la chaîne RT a-t-elle ainsi été interdite de diffusion en France ? Selon quelle décision de justice d’un pays supposé souverain ? Sur la base de quels faits de désinformation reconnus et jugés comme tels si ce n’est leur simple lien contractuel avec la Russie ? Il s’agit là, simplement, de discrimination et, pourrions-nous dire, de racisme au sens strict du terme, désignant le simple fait d’être russe comme un fait suffisant pour être traité en dehors de toute forme d’Etat de droit, celui-là même que l’on invoque à tout propos à condition qu’il ne serve que nos propres convictions.

La chaîne RT est dans le collimateur de l’exécutif macronien depuis le début du quinquennat et l’on peut même affirmer sans trop se tromper que la loi dite anti-fake news a été en partie pensée et élaborée dans le but de pouvoir censurer les médias russes. Sauf que, malgré une vigilance particulièrement accrue que l’on aurait voulu voir déployée avec autant d’entrain à l’égard de nos propres médias nationaux qui ne brillent pas par leur pluralisme, rien ne put être reproché à ces médias au regard de la loi, tout au plus une microscopique mise en demeure du CSA (désormais ARCOM) en 2018 sur la Syrie : il est vrai que, sur ce sujet, les grands médias mainstream ont été particulièrement objectifs, tout comme lors de la guerre d’Irak ou lors des bombardements de l’OTAN visant la Serbie, cette liste n’étant pas exhaustive. Mieux vaut sans doute en rire. La fake news et la désinformation sont, c’est bien connu, toujours du côté de celui qui ne pense pas comme soi. Sauf que, justement, comme l’exprimait à merveille Rosa Luxemburg : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège ». On ne verra pas malice, bien sûr, à ce que cette indispensable citation soit extraite d’un ouvrage de 1918 intitulé La révolution russe et qui critiquait les dérives de la révolution bolchévique en termes de démocratie et de libertés publiques…

Un nouveau maccarthysme ?

Aucune procédure judiciaire, aucune vérification quant au bien-fondé de cette mesure inique, rien : le néant antidémocratique et discriminatoire le plus parfait. Et peu de monde dans les rangs médiatiques pour broncher. Il faut dire, l’on ne trouve pas non plus beaucoup de volontaires dans ces mêmes rangs pour défendre Julian Assange qui croupit actuellement dans les geôles anglo-saxonnes aux ordres des Etats-Unis pour avoir simplement permis au monde de comprendre les mécanisme de mensonges à l’origine des guerres menées par les Etats-Unis, notamment la guerre en Irak. Ce traitement constitue sans doute le plus grand scandale journalistique et politique contemporain, mais motus, silence dans les rangs. Si les journalistes commencent à se mettre à faire de la déontologie, on ne va plus s’en sortir…

A lire ensuite: Sahel: «La tentative de conquête néocoloniale de Poutine en Ukraine va décrédibiliser la propagande russe en Afrique»

La séquence que nous traversons, outre l’aspect tout à fait tragique de la guerre menée à l’étranger, comme le sont toutes les guerres, sert en réalité de révélateur des pires travers d’un Occident dont les soubresauts inquisitoriaux et ridicules n’en finissent plus d’expliquer, en eux-mêmes, les raisons de son propre effondrement. Le macronisme aura été l’incarnation en France de cette tendance générale, servi par des lois liberticides en chapelets visant précisément la liberté d’expression, appuyé également par une parfaite entente avec des Gafam intervenant désormais directement dans le champ du débat démocratique afin d’en limiter les possibilités réelles, selon leur bon vouloir et par porosité idéologique avec le néo-progressisme en vigueur. La censure sur les réseaux sociaux n’a jamais été aussi virulente. La période de Covid a servi de détonateur, même s’il était juste auparavant déjà difficile de dire la moindre chose critique envers l’islamisme sans se retrouver précipité dans les limbes numériques (c’était l’un des buts de guerre principaux visés par l’inepte loi Avia, par chance retoquée dans un sursaut de bon sens du Conseil constitutionnel). La guerre en Ukraine prend donc le relais de ce qui a été largement initié sous prétexte sanitaire et les blocages de comptes, suppressions de contenus, avertissements, messages de guidage et de propagande sont désormais monnaie courante. Des journalistes sont désignés, par ces réseaux, comme étant liés à la Russie, visés ad personam et marqués au fer rouge. Quelle est l’expertise de Mark Zuckerberg et de ses salariés sur les affaires slaves ? Nul ne sait, mais, tout comme dans Le Nom de la Rose, ce nom étant « sans pourquoi », il en va de même de la censure dont ce livre parle : elle est sans pourquoi, elle est ce lieu que l’on n’a pas même le droit d’interroger, elle n’a à répondre de rien, elle est cet au-delà de la dialectique, du questionnement, de l’ironie, de l’art. Quoi qu’en pensent les philosophes et va-t’en guerre de salons ou intellectuels germanopratins, elle est une forme de dictature qui, actuellement, propage sans honte une haine anti-russe digne des plus belles heures du maccarthysme.

Liberté d'inexpression: Des formes contemporaines de la censure

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Était-il judicieux de fermer RT France?

Vladimir Poutine a fermé les médias « Dojd » et « Echo de Moscou ». De son côté, la France interdit RT et Sputnik. Est-il excessif de faire un parallèle ?


L’appel à la censure des médias financés par le pouvoir russe, RT France et Sputnik, est venu de la très démocrate Ursula von der Leyen.

Elle venait d’outrepasser ses prérogatives de présidente de la Commission européenne, en déclarant que l’UE ouvrait grande sa porte à l’Ukraine (« ils sont des nôtres »). Tout le monde s’est demandé, un instant, si cette proche d’Angela Merkel était devenue la présidente élue d’un État-nation européen qui n’existe pas encore ! De fil en aiguille, plusieurs États membres de l’Union ont entériné l’interdiction des deux médias, notamment la France.

L’Ukraine est attaquée, Macron dénonçait depuis longtemps des « contrevérités infamantes »

Sur Sud Radio, la directrice de Causeur Elisabeth Lévy a dans un premier temps constaté qu’en arrêtant son émission sur la chaîne d’information « par loyauté envers la France », la « star » Frédéric Taddeï avait choisi son pays – « Right or wrong, my country » – et révélé qu’il aurait fait la même chose s’il avait travaillé à la BBC, en cas de conflit avec l’Angleterre. Mais Elisabeth Lévy a surtout rappelé ensuite que ce n’était certainement pas à l’Union européenne de décider quels médias pouvaient exister en France.

Dès mai 2017, alors qu’il recevait Vladimir Poutine à Versailles, le président Macron avait prévenu qu’il avait ses médias à l’œil : « J’ai toujours eu une relation exemplaire avec les journalistes étrangers, encore faut-il qu’ils soient journalistes! Russia Today et Sputnik ont été des organes d’influence qui ont répandu des contrevérités infamantes sur ma personne [pendant la campagne présidentielle NDLR] et donc sur cela je ne cèderai rien. » Vladimir Poutine était resté impassible à ses côtés, malgré une tension palpable.

Comme l’a rappelé André Bercoff, si vous n’aimiez pas RT France, vous pouviez toujours zapper…

Les réseaux sociaux américains YouTube et Twitter, jadis chantres de la liberté d’expression, ont suspendu les premiers les comptes de RT France et Sputnik de leurs plateformes, avant que le signal de la chaîne d’information ne soit coupé. La raison invoquée est que les deux médias en question nourriraient la propagande russe sur l’invasion de l’Ukraine.

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En France, dans son discours à la nation le 2 mars, Emmanuel Macron a précisé que « les organes de propagande russes ont été coupés ».  Tout en ajoutant que la France n’était pas en guerre avec la Russie. De fait, elle ne l’est pas, pas plus que l’Allemagne… Alors, pourquoi cette interdiction, qui peut faire penser au sort funeste de certains médias de Hong-Kong trop critiques envers le Parti communiste chinois, ou à la lutte sans merci que Vladimir Poutine livre lui-même aux médias russes chez lui – les derniers en date étant la chaîne de télévision « Dojd » (« pluie ») et la radio « Écho de Moscou », qui viennent d’être interdits pour avoir critiqué l’invasion de l’Ukraine ?

RT France, une approche anti-anti-russe

En France, Russia Today employait quelque 150 collaborateurs et journalistes, pour bonne partie dûment encartés, qui faisaient un travail intéressant depuis des années, nous permettant d’avoir une approche non pas pro-russe mais anti-anti-russe.

Tout démocrate et tout intellectuel curieux pouvait profiter d’un média alternatif en temps de paix, moins macroniste que la plupart des autres canaux, et écouter un son de cloche différent en temps de guerre. Car nul n’ignore que dans le conflit Russie-Ukraine, la guerre des propagandes est aussi vive que les combats sur le terrain. Se développe ainsi, sur les médias mainstream, un narratif antirusse qui confine à une « fabrique du consentement » (Ingrid Riocreux). Comme d’habitude, le spectateur lambda prend en pleine poire une guerre dont il ignore les tenants et aboutissants. Qui rappelle par exemple les tensions et les morts dans le Donbass russophone depuis 2014 ?

Certes, on peut reprocher à RT France et au média Sputnik plusieurs choses. Sputnik, par exemple, ne faisait pas toujours dans la dentelle dans son approche un peu conspirationniste en matière de Covid-19. De son côté, pourquoi, par exemple, Russia Today s’est-elle débaptisée pour prendre un nom bien de chez nous, RT France, sans plus même de référence à la main qui la nourrissait : la Russie ? Cela fait penser à Al Jazzera qui s’appelle AJ+ sur Internet. Ensuite, la couverture extrêmement partiale de la crise des gilets jaunes en France, ou des camionneurs au Canada, servait-elle un agenda caché ? Il a été reproché au média de souligner en permanence la pagaille de la France dirigée par Emmanuel Macron ou du Canada dirigé par Justin Trudeau, qui ne sont ni l’un ni l’autre la tasse de thé de Vladimir Poutine.

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N’y a-t-il pas eu de la part des journalistes, dans le choix des experts en géopolitique, un parti-pris permanent pour le dirigeant russe et sa politique étrangère ? Ce faisant, ont-ils délibérément sous-estimé le drame qui se préparait ? Car, quelque excuse qu’on puisse lui trouver, en envahissant l’Ukraine dans le but de plus en plus clair d’en faire une province russe comme du temps de l’Union soviétique, Vladimir Poutine a commis un crime inexcusable, une folie et une faute géostratégique dont on espère qu’il paiera un jour lourdement le prix…

Les Français n’étaient pas obligés de regarder la chaîne

Pour autant, il est ridicule de considérer les lecteurs et spectateurs francophones comme à ce point stupides qu’ils ne pourraient librement apprécier des médias russes, conscients d’une ligne rédactionnelle sans ambiguïté et sachant d’où vient l’argent (chose que YouTube, notamment, nous rappelait sans cesse dans ses avertissements). Le paradoxe est que RT France, quant à l’idéologie qu’elle portait, m’a toujours paru plus objective au fond que France Inter, financé par l’État français. Frédéric Taddéi y avait d’ailleurs obtenu, dans « Interdit d’Interdire », toute latitude pour mener les débats qu’il voulait. Il s’était même permis, lors du lancement de son émission, de rappeler à une Sonia Devillers médusée combien l’ORTF, dans une France considérée alors comme une grande démocratie, était également aux ordres du Général de Gaulle…

Bien sûr, je ne mets pas sur le même plan la France et la Russie. « Reporters sans frontières » a d’ailleurs classé la Russie à la 150e place sur 180 dans son dernier index sur la liberté de la presse (la France est 34e), et les « propagandistes » qui critiquent l’armée russe risqueront bientôt 15 ans de prison en vertu d’une loi examinée à la Douma. Il n’empêche que l’Europe et la France ne se grandissent pas en censurant des médias, quels qu’ils soient. Comme l’a rappelé André Bercoff sur Sud Radio, si vous n’aimiez pas RT France, vous pouviez toujours zapper…

La Langue des medias

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Le lundi, c’est OVNI(s)

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© Canal +

Canal Plus diffuse tous les lundis la deuxième saison d’OVNI(s), meilleure série TV du PAF, selon Causeur !


Il ne reste plus que six épisodes et déjà, je redoute le manque. Si vous n’avez pas été encore frappé par la poétique de l’ufologie, vous ne connaissez pas les bonheurs de la téléportation du lundi. La deuxième saison d’OVNI(s) réalisée par Antony Cordier a démarré le 21 février (elle est également visible en streaming).

À mi-chemin entre l’univers de Jacques Tati et « Maguy »

À partir de ce soir, il restera seulement six épisodes d’une trentaine de minutes sur les douze de cet objet télévisuel non identifié à mi-chemin de Jacques Tati et de Maguy, brouillant les lignes entre l’enquête extra-terrestre et la comédie de mœurs seventies.

C’est Roswell chez Pierre Mondy dans Petit déjeuner compris, Sam et Sally en voyage galactique à Twin Peaks ou Les Mystères de l’Ouest dans la campagne wallonne, lieu du tournage. Nous retrouvons l’équipe du GEPAN chargée de démystifier les apparitions inconnues au sein du CNES et leurs errements amoureux sur fond de scandale nucléaire. Pourquoi les quadras déclassés de ma génération sont-ils aussi attirés par cette série aux accents giscardo-célestes ? OVNI(s) est le territoire retrouvé de l’enfance et de la foi gamine dans l’inexplicable.

Dans notre société du réalisme austère et des certitudes béates, cette série insuffle un peu de poésie à nos soirées télé et à un quotidien qui vire au cauchemar depuis une longue semaine.

A lire aussi: «Rien à foutre»: les hôtesses de l’air ne s’envoient plus en l’air

Une poésie dans le décor, dans l’atmosphère, dans la possibilité de rencontres improbables, dans le rapport au temps dilué et aussi dans cette quête naïve et obstinée, par conséquent, vitale à notre ouverture d’esprit. Avec eux plus rien ne vous étonnera, des téléphones sonnent sans être branchés ou des soucoupes volent dans une centrale, si porcinet se mettait à parler, vous ne cilleriez même pas !

Shoot de futur antérieur

Alors, prenons ce soir un shoot de futur antérieur, une rasade de Pif Gadget, de Télécran, de Peugeot 604 vert clair, de barbe à papa et, appelons en urgence vers 23 h 00, nos parents pour qu’ils aillent rechercher dans le grenier de notre maison de famille, l’anachronique jeu électronique SIMON, précurseur de la musique synthétisée et du bruit plombant les réveillons. Une certaine mélodie des jours heureux.

Cette fièvre du lundi soir disco-cosmos, serait vaine si elle n’était prétexte qu’à récréer le décor factice de l’année 1979. Les soins apportés à la mise en place de tous ces objets oubliés sont un leurre pour mieux concentrer l’attention des téléspectateurs sur l’essentiel : le jeu des acteurs et le frottement des peaux. La réalisation de plus en plus léchée, avec quelques audaces stylistiques rares sur le petit écran, s’attache à parler de nous, de nos histoires embrouillées et de nos amours chancelantes. Et je dois dire que le casting renforcé par la présence d’Alice Taglioni ou d’Élodie Bouchez est une merveille d’évasion. Cette série carbure à l’imaginaire débridé et à la crise de ménage. Cette double-carburation amuse et émeut, à la fois. La blague potache n’est jamais loin, le clin d’œil à la culture rétro-pop fait office de sésame d’entrée dans cet univers parallèle. On voit passer une DS surmontée d’un bateau que Victor Pivert n’aurait pas désavouée, un combi Volkswagen aménagé en Ovnibus ou Jonathan Lambert en sosie d’Éric Von Stroheim. On retrouve surtout Didier Mathure (Melvil Poupaud) en scientifique incompris, en délicatesse avec son ex-épouse (Géraldine Pailhas, patronne du CNES, sorte de Marie-France Garaud à l’érotisme chaste) et en défaut de paternité. Le pauvre Didier galère toujours autant à trouver des preuves intangibles à l’inimaginable. Il est toujours accompagné de la fidèle standardiste Véra Clouseau (Daphné Patakia, révélation de la première saison), médium clownesque à la sensibilité éruptive et de Rémy Bidaut (Quentin Dolmaire), formidable en informaticien pleurnichard qui s’est vu ou cru, un moment, en yuppie pré-Eighties avec téléphone « portable » collé à l’oreille. Et que serait OVNI(s) sans Marcel Bénes (Michel Vuillermoz) ? Il faut le talent magistral de l’acteur du Français et sa puissance comique pour élever un simple enquêteur du GEPAN au rang de héros shakespearien tendance Groucho Marx.

C’est un régal quand des acteurs de ce niveau-là, jouent avec les codes du genre. Une mention spéciale à Olivier Broche pour son impeccable air de chien blessé. Une seule question me taraude désormais : à quand une troisième saison ?

Sur Canal + (canal 4)

Genre: la fabrique des impostures wokistes

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Jean-Szlamowicz D.R.

Le nouveau livre du linguiste Jean Szlamowicz dissèque la manière dont les nouveaux idéologues tentent d’imposer leurs manipulations intellectuelles. Son bistouri aiguisé n’épargne aucun aspect de leur verbiage pseudo-scientifique. Extraits des Moutons de la pensée. Nouveaux conformismes idéologiques, qui vient de paraître aux Editions du Cerf, présentés par l’auteur.


Les idées préconçues prétendent souvent se fonder sur la science. Le recours à des formules comme « des études ont montré que… » servent alors à imposer comme fait établi ce qui ne relève pourtant que de l’opinion, de la croyance ou du parti pris. Grâce à ces formules creuses, l’idéologie partisane parait soudain aller de soi. Le courant de la déconstruction culturelle s’autorise ainsi volontiers de ses propres références pour se présenter comme légitimé par le biais de l’autorité universitaire. On transforme ainsi les théories fumeuses en principes scientifiques. Il faut pourtant se pencher sur de tels écrits pour comprendre que, tout « universitaires » qu’ils soient, ils sont eux-mêmes pétris de préjugés. Cet extrait prend pour exemple l’argument du « masculin » grammatical présenté comme nocif pour l’égalité…


Désacraliser le genre masculin?

Parmi des dizaines d’articles d’inspiration « néoféministes », on peut par exemple lire dans Libération que « des études ont démontré que l’utilisation du masculin comme genre neutre ne favorise pas un traitement équitable des femmes et des hommes. » [1] Ce renvoi à une autorité extérieure comme garant est pourtant problématique : à partir du moment où il existe aussi « des études » qui ne sont pas d’accord avec cette assertion, la moindre des choses serait de considérer qu’il n’y a justement pas consensus.

Or, la référence que présente la journaliste de Libération, dans un lien vers un article d’une revue de psychologie, est pour le moins sujette à caution puisqu’on y lit ce qui suit :

« Désacraliser le genre masculin en contrant l’androcentrisme.

« Une politique qui prônerait le féminin à égalité avec le masculin pourrait faire chuter symboliquement le masculin de son piédestal. Nous pensons que l’androcentrisme (i.e., le genre grammatical masculin) implique une représentation sacralisée de l’homme susceptible d’être menaçante aussi bien pour les filles que pour les garçons. En désacralisant le genre masculin, on devrait échapper au symbolisme et replacer les hommes et les femmes à un niveau de relations intergroupes. Une telle politique serait susceptible, par exemple, d’empêcher l’émergence de corrélations entre le genre grammatical des professions et leur connotation sexuée et évaluative (Lorenzi-Cioldi, 1997). Plus précisément, nous prédisons que la féminisation lexicale des professions pourrait fournir une alternative à la réussite des femmes sur des dimensions masculines fortement stéréotypées. Le genre grammatical féminin pourrait venir contrecarrer la surreprésentation des hommes pour certaines professions, en suggérant la possibilité de réussir professionnellement en dépit ou malgré son sexe.[2]« 

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De tels écrits, pourtant publiés dans des revues reconnues comme scientifiques, sont dénués du moindre savoir linguistique et confondent genre grammatical et sexe des personnes, c’est-à-dire la morphologie et la sémantique, les symboles et le réel. Qu’est-ce donc que le masculin ? Veut-on dire « les hommes » ? Le genre grammatical ? Ou s’agit-il d’une sorte de principe évanescent qui ne serait ni sexuel, ni linguistique, ni social mais uniquement « représentationnel » ? Le masculin… voilà un adjectif substantivé bien commode. Quant au piédestal évoqué, avouons qu’il n’a guère de substance, ni concrète, ni théorique et aucune définition sociale. L’androcentrisme n’est défini que par une parenthèse allusive : « i. e., le genre grammatical masculin. » À partir d’une conceptualisation aussi naïve, les auteurs se permettent de dire « nous pensons que », « nous prédisons ». C’est là un programme fondé sur la présomption et non sur une démarche neutre.

Leur étude consiste à demander à des jeunes de 14-15 ans d’associer leur sentiment de « confiance en soi » à des professions sélectionnées pour être représentatives « d’un genre » (présentées alternativement sous forme masculine ou avec mention de la forme féminine). Autrement dit, il est décidé au préalable que les professions « représentent » des genres… Si le questionnaire part du préjugé qu’il y a des professions masculines et féminines, comment s’étonner de retrouver ce préjugé dans les réponses ?

Il n’y a, dans une telle procédure, aucune méthodologie linguistique, « la langue » étant représentée par des listes de professions. Ce n’est pas une situation de parole réelle et la notion de « confiance en soi » est parfaitement subjective. Une case à cocher dans un questionnaire n’est pas une réalité sociale ni représentationnelle. C’est même dans la tâche suggérée par l’expérimentation que réside le forçage du résultat : en proposant un protocole, on déclenche un processus de jugement qui, autrement, n’aurait pas eu lieu. On le sait bien, si on vous donne comme tâche de classer une liste de n’importe quoi par ordre de préférence, on se retrouvera forcément avec des résultats… Et puis un tel protocole ne comporte aucune dimension permettant d’établir des faits linguistiques. Elle ne fait qu’établir un lien entre une profession et la représentation qu’on peut en avoir, forcée par le protocole à partir de données elles-mêmes tendancieuses.

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D’ailleurs, sans expliquer ce qu’est une « représentation » (une image mentale ? une opinion ? une croyance ? le sens d’un mot ?), l’article s’empresse de prouver ses préconceptions à la faveur d’interprétations parfaitement subjectives qui ne démontrent rien :

« Sans extrapolation excessive, sur la base des résultats empiriques présentés il appert que l’androcentrisme affleure la structure même de la langue (les expressions « homme d’affaires » et « femme de ménage » sont suffisamment éloquentes). »

Deux expressions seraient donc une démonstration ? À ce compte-là, « une maîtresse femme » et «un homme de peine» sont suffisamment éloquents… On se demande d’ailleurs ce que la phrase veut dire : ce n’est pas « la structure de la langue » qui a créé les femmes de ménage ni les hommes d’affaires ! Parler de représentation de la réalité sociale est sans rapport avec la langue française. Ce n’est pas la langue qui fait que plombier et éboueur seront considérés comme des professions « plutôt masculines » mais la perception sociale – et, accessoirement, la réalité. Cette confusion entre l’organisation sociale et les mots tend, par conséquent, à faire des mots la cause de l’organisation sociale… Cette aberration causale sert cependant à construire et à vérifier l’expérimentation.

Bref, ce genre d’article ne retient que des variables qui sont manipulables dans le sens de la démonstration. Avec la plus grande imprécision et sans aucune donnée sociologique sur les facteurs décidant de choix professionnels, les auteurs s’engouffrent dans l’effet de tunnel du « genre » et partent du principe que la forme des mots serait un facteur du choix de la profession. Mais pourquoi ne pas étudier le réel socio-professionnel plutôt que de prétendre analyser une intériorité supposée, qui n’est jamais abordée autrement que par des sacs de mots dont le sens a été décidé préalablement à l’étude ?

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[…]

Un savoir falsifié

Ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres des références des médias pour « prouver » leurs présupposés idéologiques : une littérature ignorante de la grammaire et des structures des langues, qui croit en un sens littéral des mots masculin et féminin et, par-là même, contribue à créer cette confusion symbolique entre la langue et la société. De telles expérimentations ne reposent que sur la reconduction de préjugés sociaux et un mentalisme primaire ânonné comme une prière (« la langue façonne nos représentations » !). C’est en fait le discours inclusiviste qui invite à confondre les mots et les choses au lieu de les disjoindre, qui néglige le social au bénéfice du symbolique, qui proclame des injustices sans éléments de comparaison et qui décrète des solutions hypothétiques pour des problèmes inexistants. Il n’en reste qu’un discours idéologique qui se substitue aux savoirs. Sur le plan disciplinaire, la note de bas de page et la référence allusive aux auteurs qui « prouvent » la même chose que soi est un scandale méthodologique.


[1] E. Moysan, « Écriture inclusive dans les administrations : savoir de quoi on parle », Libération, 23 février 2021.

[2] A. Chatard, S. Guimont, D. Martinot, « Impact de la féminisiation lexicale des professions sur l’auto-efficacité des élèves : une remise en cause de l’universalisme masculin ? » L’Année psychologique, 2005, vol 105, n° 2, pp. 249-272.

Berry story

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70 ans après, Gilles Antonowicz et Isabelle Marin mènent une contre-enquête sur le fait-divers berrichon le plus célèbre du XXème siècle et la fabrique de deux innocents


Tout s’effondre. Mes certitudes comme mon appartenance berrichonne. M’aurait-on menti depuis l’enfance ? Aurais-je été mystifié ? Quand vous êtes natifs du département du Cher ou de l’Indre, vous êtes biberonnés à l’Affaire Mis et Thiennot, du nom des deux braconniers « accusés à tort » du meurtre de Louis Boistard âgé de 34 ans, garde-chasse de Saint-Michel-en-Brenne, à la fin de l’année 1946. Dans les récits à la veillée ou dans les cours de récréation, leur innocence ne faisait aucun doute jusqu’à aujourd’hui.

Raboliot encarté au PCF

Malgré leur condamnation et les six requêtes en révision rejetées entre 1983 et 2015, l’opinion publique leur a toujours été acquise. De génération en génération, on se repassait cette terrible histoire et pestait contre la fatalité d’être mal-né. Ce sont nos Sacco et Vanzetti sauce grand veneur, nos « Raboliot » encartés au PCF, deux pauvres bougres broyés par la lessiveuse judiciaire et, en prime, violentés par la maréchaussée. Il y a tout dans ce drame rural pour déclencher une nouvelle guerre des classes. Tous les ingrédients glandilleux d’un crime odieux qui se transforma, au fil des années, en tribune médiatique et idéologique. Une partie de chasse qui opposa les ténors du barreau et la jalousie des hobereaux, le travail de la justice face aux élans communautaires, les médias feuilletonnant et la vérité aride des faits.

À lire aussi, du même auteur: Lettre à une provinciale

Il faut remettre ce sordide crime dans le contexte de vendetta de l’immédiat après-guerre, rappelons-le et ayons à l’esprit qu’un homme est mort, il a été abattu de quatre coups de fusil et son corps a été retrouvé dans quelques centimètres d’eau, en plein hiver. Faites entrer nos deux accusés locaux : Raymond Mis et Gabriel Thiennot ont de belles têtes de coupables. Ils sont les purs produits d’un système à deux vitesses et du déclassement paysan en marche.  En ce temps-là, les garçons de ferme ou les apprentis éjectés du système scolaire sans le certif’ étaient contraints d’errer d’un boulot mal payé à un autre.

Plus qu’ailleurs aussi, le Berry est une terre de sorcellerie, propice aux fables et au silence complice. Dans cette province où les haines rances et les règlements de comptes fleurissent à l’ombre des roseaux, tout est dramatiquement hostile, taiseux, mal-cicatrisé et effroyable de banalité et de cruauté gratuite. Déjà en temps de paix et sous le soleil de l’été, les splendides étangs de la Brenne distillent une atmosphère équivoque, le genre de beauté inquiétante qui incite à l’introspection et à la méfiance. On recense 2 300 espèces animales dans le parc naturel régional de la Brenne. C’est donc sur ces terres giboyeuses que l’irréparable s’est produit dans une période encore troublée par les soubresauts de la guerre et sur fond de vengeance sociale. Le châtelain et sa clique face aux bouseux du coin tendance « cocos ».

Une enquête qui rouvre le dossier

Ce fait-divers est arrivé jusqu’à nous, avec un manichéisme béat et des réflexes pavloviens. Depuis lors, chaque camp rejoue le conflit par procuration et ressasse son amertume. Pour les Berrichons, dans leur inconscient collectif, l’affaire est largement entendue. Deux bougres malmenés par la gendarmerie se trouvaient au mauvais endroit et ont fait les frais d’une justice expéditive. On aurait extorqué leurs aveux. À jamais, ils seront les victimes d’une erreur judiciaire. Est-ce une vue de l’esprit ou le résultat d’un dysfonctionnement du système ? L’opinion aurait-elle été manipulée ? Gilles Antonowicz et Isabelle Marin ont horreur du tribunal populaire.

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Alors, ils s’attaquent aux faits, les analysent froidement, ne se laissant berner par aucune escroquerie médiatique. Car, ne l’oublions jamais, ce mort dans la brume a laissé une épouse de 31 ans et deux petites filles de cinq et sept ans. Notre époque percluse de sentimentalisme honteux oublie trop souvent les victimes. Gilles Antonowicz, avocat honoraire et historien, grand spécialiste de Maurice Garçon (1889-1967), le défenseur de la famille du défunt, reprend minutieusement le déroulé de l’enquête. C’est précis, radical, brut et la justice a été exemplaire selon la thèse avancée par les auteurs.  Ils ne tombent ni dans le romantisme victimaire, ni dans la réécriture de l’Histoire. Les faits sont têtus. Ils les décortiquent dans ce livre publié aux éditions des Belles Lettres.

Mécanisme malsain

On replonge avec délectation dans cette affaire qui semble émerger d’une époque lointaine. On est happé par sa lecture comme devant une rediffusion à la télé de l’émission présentée par Christophe Hondelatte. Mais la contre-enquête serait vaine si les deux auteurs ne révélaient pas une formidable manipulation médiatique et son mécanisme malsain. Et leurs coups sont foudroyants pour notre profession qui s’entiche de coupables pour mieux pouvoir les innocenter : « Les médias, dont la presse et le manque de scrupules, ont relayé ces ragots et ces rumeurs, répétant, à longueur d’années, d’articles et d’émissions complaisantes, les mêmes fadaises. […] L’affaire Mis et Thiennot, c’est la rumeur érigée au rang de vérité, le retour au pilori sous couvert d’une apparente bonne cause ». Cette contre-enquête est un pavé dans la mare du conformisme qui devrait faire grand bruit entre Bourges et Châteauroux.     

La fabrique des innocents de Gilles Antonowicz et Isabelle Marin – Les Belles Lettres

«La décision» de Karine Tuil: un thriller philosophique

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La romancière Karine Tuil photgraphiée en 2019 © Thierry Le Fouille/SIPA

Dans son roman qui met en scène une magistrate de l’antiterrorisme, Karine Tuil cherche à comprendre le mal radical.


Le dernier roman de Karine Tuil est sans doute le plus abouti des douze livres qu’elle a publiés depuis une vingtaine d’années. On y retrouve certains de ses thèmes de prédilection, comme l’amour, la solitude, ou la difficulté de choisir et les conséquences de nos actes, thème central qui donne son titre au livre. Alma Revel, l’héroïne, est une juge anti-terroriste d’une cinquantaine d’années, qui se trouve à un tournant de sa vie personnelle. Son mariage avec Ezra, écrivain prometteur dont la carrière a été interrompue prématurément, bat de l’aile. Accaparée par son travail, elle se retrouve confrontée à une double décision cruciale, tant sur le plan professionnel que dans sa vie intime.

Criminel ou victime ?

La première décision est celle de libérer ou non Kacem, jeune terroriste en puissance parti rejoindre l’Etat islamique en Syrie et vite revenu de ses illusions, qui prétend avoir fait son mea culpa et réalisé son erreur. La seconde est de mettre ou non fin à son mariage, alors qu’elle vit une histoire d’amour passionnelle avec un avocat, qui se trouve justement défendre l’accusé dans le même dossier. A partir de ce scénario bien ficelé, Karine Tuil bâtit un roman aux allures de thriller philosophique, qui satisfait non seulement la soif d’émotions du lecteur, mais nourrit aussi sa réflexion.

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Kacem est-il un assassin potentiel, qu’il faut maintenir en détention pour protéger la société ? Ou bien s’agit-il d’un jeune homme égaré, qui a droit à l’erreur et que la prison risque de transformer en criminel pour le restant de ses jours ? Cette question taraude Alma, tiraillée entre des intérêts et des valeurs contradictoires. Obsédée par l’impératif de comprendre (« dans la vie, rien n’est à craindre, tout est à comprendre »), la juge antiterroriste tente de résoudre ce dilemme très actuel, en posant les questions des finalités de la justice et de sa moralité.

Au fil des pages, la professionnelle du droit, aguerrie et pleine de certitudes, se révèle dans sa fragilité de femme et d’être humain confronté au mal radical et à l’ambiguïté des êtres humains. Avec finesse et talent, l’auteur nous fait partager ses doutes et ses interrogations. Le parallèle entre sa vie professionnelle et sa vie personnelle est souligné par l’évolution du mari d’Alma, Ezra, qui effectue un retour à ses racines juives. Une lecture superficielle du roman pourrait faire croire que l’auteur renvoie dos-à-dos les personnages de Kacem et d’Ezra, chacun ayant cru trouver dans sa religion la réponse à ses questions. La conclusion du roman montre qu’il n’en est rien. Si Karine Tuil semble parfois donner des gages au politiquement correct et aux préjugés de notre époque, ce n’est que pour mieux ménager la surprise de la fin, qu’on ne dévoilera pas ici.

Choisir la vie

Il y a dans La décision, outre le talent de la romancière et le suspense qui tient le lecteur en haleine jusqu’au bout, une petite musique juive à laquelle j’ai été particulièrement sensible. Celle-ci ne tient pas tant à l’identité de l’auteur ou du personnage d’Ezra qu’au contenu profond de son livre. Ses références sont pourtant multiples : elle cite pêle-mêle Camus et Shakespeare, Spinoza ou Saint-Augustin. Mais la mélodie la plus intime du livre est celle de Rabbi Nahman de Braslav (« Le monde est un pont très étroit, et l’essentiel est de ne pas avoir peur ») et celle de la citation du Deutéronome, qui donne la clé du livre : « Tu choisiras la vie ». Un grand roman.

Karine Tuil, La décision, Gallimard 2022.

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André de Richaud, l’aveuglé lucide

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Image d'illustration Unsplash

Le poème du dimanche


L’écrivain maudit n’est pas un mythe. Prenez André de Richaud (1907-1968). D’abord, il est largement oublié. Ensuite, il n’a jamais vraiment connu le succès de son vivant, à l’exception de son premier roman. On dit que les subsides accordés par Michel Piccoli, qui était un grand admirateur de son œuvre, l’ont aidé à boucler bien des fins de mois.

Ce clochard mondain, cet écorché vif n’oublia jamais son enfance et ses blessures irréparables alors qu’il faisait partie de ces glorieux buveurs désespérés qui hantèrent les nuits de Saint-Germain des Prés à partir des années cinquante. Né à Perpignan, très tôt orphelin, un temps professeur, il écrit à vingt trois ans, La Douleur, un roman étouffant et bouleversant, qui fit scandale en racontant comment une jeune mère reporte tout l’amour qu’elle avait pour son mari tué en 14 sur son fils, au point de l’étouffer avant de le délaisser pour un prisonnier allemand.

Richaud fut aussi un poète à la fois sombre et limpide, toujours hanté par le désir d’arriver à dire qui il était au juste, de se prouver qu’il était vivant et dire dans le même temps son envie paradoxale de disparaître totalement, comme dans le poème ci-dessous.


Testament

Autrefois j’aurais voulu être le dernier oiseau du dernier platane
La première lueur du matin sur l’aile d’un olivier
L’orange du midi, bien pendue sur ses feuillages de parfum
Et ce nuage qui joue autour du phare
J’aurais voulu être une phrase coupée au raz d’un poème
Découvert par une jeune fille aux cils de pavot
Au bord d’un grenier de Provence
Mais maintenant
Mon dernier désir est que mon souvenir brûle
Les pierres où il est gravé
Ici et là au petit vol de mes voyages
Les sables de la mer n’ont pas besoin de dictionnaire
Toutes les feuilles meurent en automne
Rien n’est qu’un feu mort au fond d’un ruisseau sec
Que mon visage s’écrase en vous
Ombre de ma jeunesse
Et qu’il ne reste rien de ce fer rouge.

(Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 1966)


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George Bernard Shaw, l’homme qui offrit Wagner à l’Angleterre

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George Bernard Shaw ( 1856 - 1950 )

Si l’on connaît les mots piquants et les costumes de tweed du grand dramaturge britannique, on sait moins son socialisme fervent, son observance végétarienne, de même que son attirance pour l’eugénisme et les régimes totalitaires. On ignore plus encore qu’il a convaincu ses compatriotes d’apprécier la musique de Wagner. Georges Liébert répare cette injustice.


Pourquoi s’intéresser aux élucubrations à propos de Wagner d’un Irlandais vivant en Angleterre à l’époque victorienne, époque où le royaume de Sa Majesté, selon une boutade allemande, est « le pays sans musique[1] » ? Les 470 pages de ce volume, accompagnées des notes et de la longue préface écrite avec autant d’érudition que de verve par Georges Liébert, justifient largement un tel intérêt. D’abord, la vie musicale anglaise, entre chanteurs de rue, music-halls, chœurs religieux et concerts sophistiqués était sans pareille. Selon Berlioz, on y consommait plus de musique que nulle part ailleurs. Certes, le complexe de supériorité des Allemands était justifié par l’absence de grands compositeurs autochtones entre la mort de Purcell au xviie siècle et l’arrivée d’Elgar à la fin du xixe. Pourtant, Londres était une Mecque pour interprètes, chefs d’orchestre et directeurs de théâtre venant de partout en Europe, et chaque nouveau compositeur cherchant sa place au soleil avait besoin d’un succès, à la fois d’estime et pécuniaire, outre-Manche. Wagner lui-même le savait, et un des mérites de Shaw est d’avoir contribué à la conquête wagnérienne de l’Angleterre.

Shaw, un écrivain aux idées politiques radicales

Cette redécouverte de la vie musicale du xixe siècle nous permet aussi d’assister à la rencontre entre l’œuvre d’un musicien de génie et le regard critique d’un écrivain hors pair. Shaw, né à Dublin en 1856, mais qui a passé toute sa vie d’adulte en Angleterre, a commencé une carrière de dramaturge à succès à partir de 1894, inspiré par Ibsen. Auteur de plus de cinquante pièces, il a reçu le prix Nobel en 1925 et, en 1939, un Oscar pour le scénario de Pygmalion, le film tiré de sa pièce du même nom datant de 1912. Son œuvre reste mal connue en France, en dépit du succès d’une production parisienne de Pygmalion en 1955 avec Jean Marais et Jeanne Moreau. En tant qu’écrivain, Shaw, malgré le personnage d’excentrique anticonformiste qu’il s’était composé, a atteint un statut de sage public. Connu souvent par ses initiales, G. B. S., il est photographié et filmé vêtu entièrement de tweed. Végétarien, il est toujours habillé d’une culotte de chasseur mais sa proie, on la découvre dans les paradoxes spirituels et des saillies déconcertantes qui émaillent sa conversation ainsi que dans les dialogues de ses pièces où les idées ont plus d’importance que les personnages. Culotté, il l’est, par exemple quand il déclare en 1916 : « Je n’ai jamais eu tort sur rien. ».

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Ses convictions sont celles de toute une avant-garde intellectuelle de l’époque. Il est socialiste, non pas à la manière de Marx, mais à celle de la Fabian Society, fondée à Londres en 1884, dont le nom est inspiré par Quintus Fabius Maximus Verrucosus, général romain surnommé le « Temporisateur ». De même que ce dernier a mené une guerre d’usure plutôt qu’une attaque frontale contre Hannibal, ces socialistes poursuivent l’égalité entre les hommes non pas par une révolution sanglante, mais par un programme durable de réformes sociales. Comme d’autres membres de l’intelligentsia, Shaw était attiré par l’eugénisme, défini par Francis Galton, un cousin de Darwin, comme un programme pour améliorer la santé du genre humain en contrôlant strictement les conditions de sa reproduction. Shaw se désespère de la démocratie dont le défaut est le démos, le peuple lui-même, incapable de prendre les bonnes décisions. Tout se passerait mieux si nous étions plus intelligents. Ennemi du racisme, son eugénisme ne sera pas celui des nazis. Pour Shaw, il s’agit surtout de séparer le mariage, qui est une question de sentiments, et l’acte de reproduction, qui nécessite d’assortir les bons partenaires procréatifs. Féministe, Shaw est contre l’amour romantique qui « empêche de penser et crée le désordre social ». La société a besoin de leaders incarnant la « Force vitale » – par laquelle Shaw a remplacé Dieu –, capables de nous conduire jusqu’au paradis socialiste. Son culte de l’homme fort, d’abord centré sur Jules César, se porte dans les années 1920 sur Mussolini et ensuite Hitler, dont il condamne pourtant l’antisémitisme. Mais son vrai héros est Staline, qu’il rencontre lors d’un voyage en Russie en 1931.

Richard Wagner, un compositeur socialiste selon Shaw

C’est entre 1876 et 1898 que Shaw se fait un nom comme critique musical, bien qu’il ait continué de publier sur la musique jusqu’à la fin de sa vie. Ses articles mettent en scène son propre rôle de critique. Reniant toute forme d’impartialité, prônant un subjectivisme tous azimuts, il déclare en 1894 : « Un critique qui ne parvient pas à intéresser le public à sa personne devrait changer de métier. » Il s’enthousiasme pour de nombreux compositeurs, de Mozart et Beethoven à Verdi, mais son grand amour est Wagner, en qui il voit, non pas l’apôtre de quelque mystique raciste, mais le prophète d’une utopie sociale.

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Dans Le Parfait Wagnérien de 1898, il nous propose une lecture socialiste de L’Anneau du Nibelung qu’il justifie en citant la participation de Wagner aux révolutions de 1848. Le méchant nain, Alberich, serait un capitaliste motivé par la soif de l’Or, celui des Filles du Rhin. Siegfried incarne un rebelle dans le style du russe Bakounine, qui brise la lance de Wotan pour balayer l’ordre ancien et en créer un nouveau. En revanche, Shaw est très déçu par le dernier opéra de la tétralogie, Le Crépuscule des dieux, qui voit l’échec du héros. Ce qui sauve la démonstration est la verve stylistique de Shaw, que la traduction française rend à merveille. On la trouve par exemple dans un célèbre passage où il compare le Tarnhelm, le casque d’invisibilité que fait fabriquer Alberich, à ce qui est pour lui symbole de la puissance invisible de tous les rentiers, actionnaires et autres sangsues capitalistes : le chapeau haut-de-forme.

Bernard Shaw, Le Parfait Wagnérien et autres écrits sur Wagner (éd. Georges Liébert, trad. Béatrice Vierne et Georges Liébert), Les Belles Lettres, 2022.

Le parfait wagnérien et autres écrits sur Wagner

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[1] Voir O. A. H. Schmitz, Das Land ohne Musik (1904).

Dans les tuyaux de la pompe à vide

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Pierre Darkanian © Céline Nieszawer

S’il est drôle, ce n’est pas seulement pour cette raison qu’il faut lire Le rapport chinois, premier roman de Pierre Darkanian. Explications.


Embauché à l’issue d’un ahurissant processus de recrutement, Tugdual Laugier fait désormais partie du Cabinet Michard et Associés, « une belle boutique, reconnue dans le milieu des affaires, notamment auprès d’une clientèle d’investisseurs asiatiques [appréciant] son modèle de conseil fondé sur le design thinking et l’impertinence constructive – en totale rupture avec les stratégies de conseil classique –, ainsi que sa capacité à apporter des réponses innovantes aux problématiques rencontrées par ses clients dans un contexte économique en perpétuelle mutation ».

Dire qu’il y travaille serait sans doute très exagéré. En effet, pendant ses trois premières années au sein de ce cabinet de conseil aux prestations obscures et obnubilé par la confidentialité, il ne fait strictement rien, sinon profiter « de la solitude de son bureau pour digérer dans un calme méphitique (…), comblant la vacuité de ses après-midi par de distrayantes flatulences ». Quand il ne massacre pas des stères de crayons… En réalité, il est plutôt payé à ne rien foutre. Et grassement qui plus est. 7000 euros par mois !

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Il s’accommode assez bien de cette oisiveté, grâce à laquelle il peut à loisir « péter comme un goret ulcéreux ». Même si, comme on pouvait s’y attendre, il éprouve parfois une certaine culpabilité à toucher un salaire aussi indécent pour ce qu’il ne fait pas. Et se retrouve contraint, pour briller dans les yeux de sa petite amie, à s’inventer une importance qu’il n’a jamais eue au sein de son environnement de travail.

Une satire féroce

Durant les 69 premières pages du Rapport chinois de Pierre Darkanian, avocat quadragénaire qui livre son premier toman, le lecteur croit d’abord à une satire féroce du monde actuel du travail. Surtout s’il s’est coltiné par le passé ces hordes d’imposteurs que les administrations publiques ou privées semblent naturellement sécréter. Une satire nourrie des travaux de Laurence J. Peter et Raymond Hull (Le principe de Peter, 1969) et du regretté David Graeber (Bullshit jobs, 2018), mais aussi de l’œuvre de Marcel Aymé, écrivain avec lequel on entrait « dans le fantastique comme dans un café » (Jean Cocteau).

Mais quand enfin, page 73, Tugdual se voit enfin confier la rédaction d’un rapport « sur la Chine », plus exactement une « synthèse sur les rapports en cours », ce même lecteur a comme un doute sur la nature de ce qu’il est en train de dévorer, entre deux éclats de rire. Certes, les développements quant à la « qualité » du rapport produit par Tugdual – 1084 pages de copié-collé d’articles issus de Wikipédia, sans aucune problématique digne de ce nom mais avec la recette du croissant au beurre français ! –, peuvent encore laisser à croire que la satire continue. Mais quand un peu plus tard les stups puis un substitut du procureur commencent à s’intéresser à l’ « activité » du Cabinet Michard et Associés, qu’il est question de pyramide de Ponzi et de délinquance financière internationale, cela devient moins évident.

Un roman sur le Mal

Le lecteur le sent, ce n’est plus seulement un roman hilarant sur l’ennui, l’imposture et la fumisterie au travail qu’il a entre les mains. S’il a lu par ailleurs l’immense Monsieur Ouine de Georges Bernanos, il se dira peut-être, même si le décor et l’intrigue du Rapport chinois en sont à des années-lumière,  qu’il s’agit, dans la mesure où il traite du vide, d’un nouveau roman sur le Mal. Car c’est essentiellement du vide dont il est question dans ce roman, celui qui « avait continué à se propager, à farandoler gaiement de la finance à l’intégrisme, des subprimes à YouTube, et abreuvait désormais une armée d’âmes errantes d’irréversibles croyances sur le pourquoi du monde ». Celui qui amène une commissaire de police à regretter le temps où les truands « avaient à leur crédit d’effectuer quelque chose » – acheminer de la marchandise d’un continent à un autre, vendre de la came au bas des immeubles – et de partager « la valeur travail ».

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Un roman sur le Mal qui, à la différence de celui de Bernanos qui en prophétisait la venue à la fin de sa vie, de Monsieur Ouine (1943) à La France contre les robots (1944), nous confirme, si nous en doutions, que nous sommes actuellement aspirés par le vortex autour de son trou noir. Que le désert avance. Plus que jamais. Qu’en l’absence de réaction de notre part, il n’y aurait bientôt plus que du vide.

Un roman sur le Mal, mais aussi l’œuvre d’un écrivain prometteur qui balade avec talent son lecteur, entre rire rabelaisien et larmes bibliques. Et dont il faut assurément guetter les publications à venir.

Le Rapport chinois de Pierre Darkanian (Anne Carrière)

Le rapport chinois

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«Rien à foutre»: les hôtesses de l’air ne s’envoient plus en l’air

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"Rien à foutre" (2022), un film de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre © Condor Distribution

Le film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre trace le portrait désabusé d’une prolétaire des vols low-cost.


Il n’y a pas de petits métiers. Mais certains font pitié, tout de même. Cassandre – rien que le prénom : tout un programme ! – est hôtesse de l’air. Enfin, hôtesse, c’est un bien grand mot pour qualifier ce job servile que l’héroïne de « Rien à foutre » a en partage avec un régiment cosmopolite de filles pas futées.

Rêvant d’échapper à leur sédentarité sans horizon, toutes ont signé avec « Wing », une compagnie low cost… qui en rappelle certaines. Elles enchaînent les vols moyens courriers : Lanzarote/ Prague/ Lisbonne, par exemple, en un seul jour.

Robe cardigan bleu criard, foulard jaune canari: c’est l’uniforme hideux de ce prolétariat corvéable à merci, car en nombre inépuisable.

Hiérarchie intrusive et novlangue managériale

Dans le rôle de Cassandre, Adèle Exarchopoulos, la comédienne de « La vie d’Adèle », ce film d’Abdellatif Kechiche qui avait assuré sa célébrité comme martyre du Septième art. Elle s’en est si bien remise qu’on l’a revue cette année dans « Bac nord », de Cédric Jimenez, et dans « Mandibules », de Quentin Dupieux.

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Assez courageusement, elle endosse ici le rôle pas très glamour d’une de ces exécutantes assignées à « faire du chiffre » à bord, précédées de leur charriot de produits duty free : « personnel junior » navigant, promis à se voir évalué sans trêve par une hiérarchie intrusive qui ne connaît, comme mode d’échange avec son personnel constamment sous pression que la novlangue anglo-saxonne et, en guise de promotion interne, le chantage au licenciement.

© Condor Distribution

La désolation de ces destins, leur cruauté métaphysique, tient à l’assentiment qu’ils suscitent malgré tout, smiley formatés, banalité consentie du quotidien, vide des rencontres, copulations sans lendemain, addiction aux réseaux : même pas malheureuses ! Rien à foutre ! Leur rêve suprême : intégrer une compagnie haut de gamme de jets privés, accéder ainsi par procuration à l’opulence aseptisée de Dubaï. Tournées sous la tyrannie de la distanciation sociale dans une cité bâillonnée par la pandémie, les séquences finales nappent le monde tel qu’il va d’un regard judicieusement acide.  

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Cassandre ou l’exploitation

En se gardant de « victimiser » à outrance leur jeune Cassandre, le duo de scénaristes réalisateurs Emmanuel Marre et Julie Lecoustre échappent avec intelligence au « film dossier » chargé de documenter une forme parmi d’autres d’exploitation capitaliste et de réification du travail.   

Rien à foutre. Film d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre. Avec Adèle Exarchopoulos. France, couleur, 2021. Durée : 1h50. En salles le 2 mars 2022.


La culture de l’annulation s’attaque aux Russes

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Moscou, 7 février 2022 © Thibault Camus/AP/SIPA

Les chats russes fondent sur l’Occident!


Le commun des mortels l’ignore peut-être, mais le plus sûr moyen de manifester son soutien à l’Ukraine et sa désapprobation envers la Russie, est d’interdire la présence de chats russes dans les manifestations et concours félins qui occupent les oisifs de par le vaste monde, en l’espèce la très sérieuse Fédération Internationale féline : des chars, on pourrait comprendre, mais des chats ? Telle est en effet la toute dernière (mais on peut être certain qu’il y en aura d’autres) invention d’un Occident azimuté qui redécouvre, hagard, l’existence de l’Histoire, du tragique qui l’anime, des rapports de force qui la constituent, et des guerres qui, parfois, hélas, en accompagnent l’inévitable tectonique.

Sinistre joie épuratrice

L’on comprend bien sûr que des sanctions puissent être prises à l’encontre du pays qui déclenche une invasion, mais que l’on nous permette de ne pas cautionner l’authentique délire à la fois imbécile et stupéfiant d’unanimisme (ce qui souvent va de pair) qui semblait n’attendre que cette occasion servie par Poutine sur un plateau pour s’exhiber tout à loisir dans son obscène stupidité mais aussi dans sa sinistre joie épuratrice.

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La haine de la Russie se porte bien. Et la haine des Russes tout pareillement. Il faut dire, l’Occident américanoïde en décomposition a pris l’habitude de « canceler » à défaut d’être désormais capable de construire quoi que ce soit, et il était sans doute un peu en manque ces derniers temps, le filon post-colonial venant à s’épuiser : qu’à cela ne tienne ! Le Russe est là pour venir servir de nouvelle incarnation du Mal que l’on inventerait s’il n’existait pas. Ici ce sont des restaurants russes qui sont visés : pourquoi ne pas, d’ailleurs, peindre les commerces slaves d’un signe distinctif les désignant comme impurs ? Là ce sont des cours sur Dostoïevski qui sont remis en cause. Et puis des chefs d’orchestre, des artistes, qui sont tout simplement déprogrammés, cancelés. Tchaïkovski représente de toute évidence un danger immédiat pour la survie de la planète. Le mot « russe » lui-même est déprogrammé de certaines manifestations culturelles, étant entendu que le ridicule ne tue pas, surtout dans ce secteur.

Guerre et paix

La personne dotée de raison cherchera en vain en quoi des chats, ou des musiciens, ou des restaurateurs, ou des sportifs (en particulier d’ailleurs des compétiteurs d’handisport réputés pour leur hauteur d’âme), ou des écrivains ou des compositeurs, en particulier morts depuis plus d’un siècle, sont responsables de la politique menée par Vladimir Poutine. On cherchera en vain dans Dostoïevski une cause le reliant directement au sort des Ukrainiens de 2022… Est-ce à cause du terme « crime » de son célèbre (et indépassable) roman ? Pourtant, malin, l’auteur avait anticipé le « châtiment ». Las, ce n’aura pas suffi à le faire échapper aux fourches caudines de la chasse aux sorcières ambiante, aussi ridicule qu’intellectuellement et moralement scandaleuse. Tolstoï quant à lui parlait bien déjà de Guerre, ce fourbe belliqueux, c’est qu’ils ont ça dans le sang et chacun sait qu’ils mangent aussi les petits enfants, toujours le couteau entre les dents, certes, mais il y était tout de même également question de Paix : cela ne suffira pas hélas à éteindre les ardeurs de nos censeurs et déboulonneurs à la recherche constante de nouvelles croisades.

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La France, jusqu’à plus ample informé, n’est pas en guerre, bien que cet état de siège permanent décrété tout d’abord contre un virus puis entretenu de manière anxiogène dans le cadre d’un conflit extérieur permette principalement à un exécutif qui n’en espérait pas tant d’escamoter le débat démocratique à l’approche d’une élection majeure. Et pourtant, la présidente de la Commission européenne n’a eu qu’un mot à dire pour que tous les proconsuls de l’Union européenne s’alignent le doigt sur la couture du pantalon afin d’exécuter les ordres de la dame élue par personne, investie d’aucune souveraineté populaire et porteuse d’aucune autorité judiciaire, afin de faire interdire des médias jugés déviants car simplement liés à la Russie. De quel droit la chaîne RT a-t-elle ainsi été interdite de diffusion en France ? Selon quelle décision de justice d’un pays supposé souverain ? Sur la base de quels faits de désinformation reconnus et jugés comme tels si ce n’est leur simple lien contractuel avec la Russie ? Il s’agit là, simplement, de discrimination et, pourrions-nous dire, de racisme au sens strict du terme, désignant le simple fait d’être russe comme un fait suffisant pour être traité en dehors de toute forme d’Etat de droit, celui-là même que l’on invoque à tout propos à condition qu’il ne serve que nos propres convictions.

La chaîne RT est dans le collimateur de l’exécutif macronien depuis le début du quinquennat et l’on peut même affirmer sans trop se tromper que la loi dite anti-fake news a été en partie pensée et élaborée dans le but de pouvoir censurer les médias russes. Sauf que, malgré une vigilance particulièrement accrue que l’on aurait voulu voir déployée avec autant d’entrain à l’égard de nos propres médias nationaux qui ne brillent pas par leur pluralisme, rien ne put être reproché à ces médias au regard de la loi, tout au plus une microscopique mise en demeure du CSA (désormais ARCOM) en 2018 sur la Syrie : il est vrai que, sur ce sujet, les grands médias mainstream ont été particulièrement objectifs, tout comme lors de la guerre d’Irak ou lors des bombardements de l’OTAN visant la Serbie, cette liste n’étant pas exhaustive. Mieux vaut sans doute en rire. La fake news et la désinformation sont, c’est bien connu, toujours du côté de celui qui ne pense pas comme soi. Sauf que, justement, comme l’exprimait à merveille Rosa Luxemburg : « La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège ». On ne verra pas malice, bien sûr, à ce que cette indispensable citation soit extraite d’un ouvrage de 1918 intitulé La révolution russe et qui critiquait les dérives de la révolution bolchévique en termes de démocratie et de libertés publiques…

Un nouveau maccarthysme ?

Aucune procédure judiciaire, aucune vérification quant au bien-fondé de cette mesure inique, rien : le néant antidémocratique et discriminatoire le plus parfait. Et peu de monde dans les rangs médiatiques pour broncher. Il faut dire, l’on ne trouve pas non plus beaucoup de volontaires dans ces mêmes rangs pour défendre Julian Assange qui croupit actuellement dans les geôles anglo-saxonnes aux ordres des Etats-Unis pour avoir simplement permis au monde de comprendre les mécanisme de mensonges à l’origine des guerres menées par les Etats-Unis, notamment la guerre en Irak. Ce traitement constitue sans doute le plus grand scandale journalistique et politique contemporain, mais motus, silence dans les rangs. Si les journalistes commencent à se mettre à faire de la déontologie, on ne va plus s’en sortir…

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La séquence que nous traversons, outre l’aspect tout à fait tragique de la guerre menée à l’étranger, comme le sont toutes les guerres, sert en réalité de révélateur des pires travers d’un Occident dont les soubresauts inquisitoriaux et ridicules n’en finissent plus d’expliquer, en eux-mêmes, les raisons de son propre effondrement. Le macronisme aura été l’incarnation en France de cette tendance générale, servi par des lois liberticides en chapelets visant précisément la liberté d’expression, appuyé également par une parfaite entente avec des Gafam intervenant désormais directement dans le champ du débat démocratique afin d’en limiter les possibilités réelles, selon leur bon vouloir et par porosité idéologique avec le néo-progressisme en vigueur. La censure sur les réseaux sociaux n’a jamais été aussi virulente. La période de Covid a servi de détonateur, même s’il était juste auparavant déjà difficile de dire la moindre chose critique envers l’islamisme sans se retrouver précipité dans les limbes numériques (c’était l’un des buts de guerre principaux visés par l’inepte loi Avia, par chance retoquée dans un sursaut de bon sens du Conseil constitutionnel). La guerre en Ukraine prend donc le relais de ce qui a été largement initié sous prétexte sanitaire et les blocages de comptes, suppressions de contenus, avertissements, messages de guidage et de propagande sont désormais monnaie courante. Des journalistes sont désignés, par ces réseaux, comme étant liés à la Russie, visés ad personam et marqués au fer rouge. Quelle est l’expertise de Mark Zuckerberg et de ses salariés sur les affaires slaves ? Nul ne sait, mais, tout comme dans Le Nom de la Rose, ce nom étant « sans pourquoi », il en va de même de la censure dont ce livre parle : elle est sans pourquoi, elle est ce lieu que l’on n’a pas même le droit d’interroger, elle n’a à répondre de rien, elle est cet au-delà de la dialectique, du questionnement, de l’ironie, de l’art. Quoi qu’en pensent les philosophes et va-t’en guerre de salons ou intellectuels germanopratins, elle est une forme de dictature qui, actuellement, propage sans honte une haine anti-russe digne des plus belles heures du maccarthysme.

Liberté d'inexpression: Des formes contemporaines de la censure

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Était-il judicieux de fermer RT France?

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Stand de Russia Today au Marché International des Programmes de Communication (MIPCOM) à Cannes, octobre 2018 © SYSPEO/SIPA

Vladimir Poutine a fermé les médias « Dojd » et « Echo de Moscou ». De son côté, la France interdit RT et Sputnik. Est-il excessif de faire un parallèle ?


L’appel à la censure des médias financés par le pouvoir russe, RT France et Sputnik, est venu de la très démocrate Ursula von der Leyen.

Elle venait d’outrepasser ses prérogatives de présidente de la Commission européenne, en déclarant que l’UE ouvrait grande sa porte à l’Ukraine (« ils sont des nôtres »). Tout le monde s’est demandé, un instant, si cette proche d’Angela Merkel était devenue la présidente élue d’un État-nation européen qui n’existe pas encore ! De fil en aiguille, plusieurs États membres de l’Union ont entériné l’interdiction des deux médias, notamment la France.

L’Ukraine est attaquée, Macron dénonçait depuis longtemps des « contrevérités infamantes »

Sur Sud Radio, la directrice de Causeur Elisabeth Lévy a dans un premier temps constaté qu’en arrêtant son émission sur la chaîne d’information « par loyauté envers la France », la « star » Frédéric Taddeï avait choisi son pays – « Right or wrong, my country » – et révélé qu’il aurait fait la même chose s’il avait travaillé à la BBC, en cas de conflit avec l’Angleterre. Mais Elisabeth Lévy a surtout rappelé ensuite que ce n’était certainement pas à l’Union européenne de décider quels médias pouvaient exister en France.

Dès mai 2017, alors qu’il recevait Vladimir Poutine à Versailles, le président Macron avait prévenu qu’il avait ses médias à l’œil : « J’ai toujours eu une relation exemplaire avec les journalistes étrangers, encore faut-il qu’ils soient journalistes! Russia Today et Sputnik ont été des organes d’influence qui ont répandu des contrevérités infamantes sur ma personne [pendant la campagne présidentielle NDLR] et donc sur cela je ne cèderai rien. » Vladimir Poutine était resté impassible à ses côtés, malgré une tension palpable.

Comme l’a rappelé André Bercoff, si vous n’aimiez pas RT France, vous pouviez toujours zapper…

Les réseaux sociaux américains YouTube et Twitter, jadis chantres de la liberté d’expression, ont suspendu les premiers les comptes de RT France et Sputnik de leurs plateformes, avant que le signal de la chaîne d’information ne soit coupé. La raison invoquée est que les deux médias en question nourriraient la propagande russe sur l’invasion de l’Ukraine.

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En France, dans son discours à la nation le 2 mars, Emmanuel Macron a précisé que « les organes de propagande russes ont été coupés ».  Tout en ajoutant que la France n’était pas en guerre avec la Russie. De fait, elle ne l’est pas, pas plus que l’Allemagne… Alors, pourquoi cette interdiction, qui peut faire penser au sort funeste de certains médias de Hong-Kong trop critiques envers le Parti communiste chinois, ou à la lutte sans merci que Vladimir Poutine livre lui-même aux médias russes chez lui – les derniers en date étant la chaîne de télévision « Dojd » (« pluie ») et la radio « Écho de Moscou », qui viennent d’être interdits pour avoir critiqué l’invasion de l’Ukraine ?

RT France, une approche anti-anti-russe

En France, Russia Today employait quelque 150 collaborateurs et journalistes, pour bonne partie dûment encartés, qui faisaient un travail intéressant depuis des années, nous permettant d’avoir une approche non pas pro-russe mais anti-anti-russe.

Tout démocrate et tout intellectuel curieux pouvait profiter d’un média alternatif en temps de paix, moins macroniste que la plupart des autres canaux, et écouter un son de cloche différent en temps de guerre. Car nul n’ignore que dans le conflit Russie-Ukraine, la guerre des propagandes est aussi vive que les combats sur le terrain. Se développe ainsi, sur les médias mainstream, un narratif antirusse qui confine à une « fabrique du consentement » (Ingrid Riocreux). Comme d’habitude, le spectateur lambda prend en pleine poire une guerre dont il ignore les tenants et aboutissants. Qui rappelle par exemple les tensions et les morts dans le Donbass russophone depuis 2014 ?

Certes, on peut reprocher à RT France et au média Sputnik plusieurs choses. Sputnik, par exemple, ne faisait pas toujours dans la dentelle dans son approche un peu conspirationniste en matière de Covid-19. De son côté, pourquoi, par exemple, Russia Today s’est-elle débaptisée pour prendre un nom bien de chez nous, RT France, sans plus même de référence à la main qui la nourrissait : la Russie ? Cela fait penser à Al Jazzera qui s’appelle AJ+ sur Internet. Ensuite, la couverture extrêmement partiale de la crise des gilets jaunes en France, ou des camionneurs au Canada, servait-elle un agenda caché ? Il a été reproché au média de souligner en permanence la pagaille de la France dirigée par Emmanuel Macron ou du Canada dirigé par Justin Trudeau, qui ne sont ni l’un ni l’autre la tasse de thé de Vladimir Poutine.

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N’y a-t-il pas eu de la part des journalistes, dans le choix des experts en géopolitique, un parti-pris permanent pour le dirigeant russe et sa politique étrangère ? Ce faisant, ont-ils délibérément sous-estimé le drame qui se préparait ? Car, quelque excuse qu’on puisse lui trouver, en envahissant l’Ukraine dans le but de plus en plus clair d’en faire une province russe comme du temps de l’Union soviétique, Vladimir Poutine a commis un crime inexcusable, une folie et une faute géostratégique dont on espère qu’il paiera un jour lourdement le prix…

Les Français n’étaient pas obligés de regarder la chaîne

Pour autant, il est ridicule de considérer les lecteurs et spectateurs francophones comme à ce point stupides qu’ils ne pourraient librement apprécier des médias russes, conscients d’une ligne rédactionnelle sans ambiguïté et sachant d’où vient l’argent (chose que YouTube, notamment, nous rappelait sans cesse dans ses avertissements). Le paradoxe est que RT France, quant à l’idéologie qu’elle portait, m’a toujours paru plus objective au fond que France Inter, financé par l’État français. Frédéric Taddéi y avait d’ailleurs obtenu, dans « Interdit d’Interdire », toute latitude pour mener les débats qu’il voulait. Il s’était même permis, lors du lancement de son émission, de rappeler à une Sonia Devillers médusée combien l’ORTF, dans une France considérée alors comme une grande démocratie, était également aux ordres du Général de Gaulle…

Bien sûr, je ne mets pas sur le même plan la France et la Russie. « Reporters sans frontières » a d’ailleurs classé la Russie à la 150e place sur 180 dans son dernier index sur la liberté de la presse (la France est 34e), et les « propagandistes » qui critiquent l’armée russe risqueront bientôt 15 ans de prison en vertu d’une loi examinée à la Douma. Il n’empêche que l’Europe et la France ne se grandissent pas en censurant des médias, quels qu’ils soient. Comme l’a rappelé André Bercoff sur Sud Radio, si vous n’aimiez pas RT France, vous pouviez toujours zapper…

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