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Au Brésil, l’âme de la Confédération sudiste subsiste

Chaque année, la Festa dos Confederados réunit à Santa Bárbara d’Oeste les descendants des Sudistes installés au Brésil après la guerre de Sécession. Entre folklore revendiqué et héritage esclavagiste évidemment contestable, la fête ravive les tensions sur la mémoire et le racisme au Brésil.


Tous les ans, à Santa Bárbara d’Oeste, au Brésil, une foule bigarrée se presse autour d’un cimetière centenaire. Hommes en bottes et stetsons, femmes en robes à crinoline, jeunes danseurs arborant fièrement le drapeau confédéré : la Festa dos Confederados (fête des Confédérés) a des airs de bal costumé. Mais, derrière les sourires et les barbecues, les odeurs de steaks grillés et les airs de violons et d’accordéons se cache une mémoire lourde, qui divise le Brésil contemporain.

Quand le Brésil était un refuge pour migrants sudistes

En avril 1865, l’armée confédérée est vaincue, contrainte de signer sa reddition. Basé sur le commerce de l’esclavage, c’est tout un mode de vie qui s’écroule pour des milliers de planteurs de coton. Refusant de se soumettre à la Reconstruction et aux ordres humiliants de l’Union, certains vont chercher ailleurs une terre où reproduire leur modèle économique et social. Jeune nation indépendante depuis cinq décennies, l’empire brésilien de Dom Pedro II va alors devenir un refuge pour ces sudistes qui retrouvent toutes leurs privilèges perdus. Non seulement le pays maintient encore l’esclavage, mais il propose des avantages attractifs: terres fertiles achetables à un coût dérisoire, transport facilité, exonérations fiscales.

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C’est ainsi que près de 2 000 Américains, principalement originaires de l’Alabama, du Texas et de la Géorgie, s’installent dans l’État de São Paulo. Dans leurs bagages, des esclaves ramenés de force dans leur nouvel habitat tropical comme en témoignent les archives d’époque qui mentionnent également l’achat de captifs raflés sur les côtes africaines, revendus par les roitelets locaux aux navires européens venus s’approvisionner en marchandise humaine. Cette petite société va rapidement s’organiser et récréer tous les éléments d’un « petit Sud » qui entend survivre aux affres de l’histoire envers et contre tout.

En 1867, cette communauté se dote d’un cimetière au décès du premier de ses membres afin de pouvoir enterrer ses défunts selon le rite protestant toléré dans ce vaste empire catholique. Le « Cemitério do Campo » abrite encore aujourd’hui entre quatre et cinq cents tombes, une chapelle œcuménique et de nombreux objets liés à la Confédération, dont un obélisque dressé afin de rappeler cette épopée qui fait aujourd’hui débat dans la société brésilienne. Bien que l’esclavage ait été aboli en 1888 par la monarchie par la suite, c’est ici que les descendants de ces confédérés continuent encore de se réunir pour entretenir la mémoire de leurs ancêtres, derniers tenants d’un monde disparu où la hiérarchisation raciale et l’économie esclavagiste jouèrent un rôle central encore longtemps.

Une curiosité touristique

Pendant des décennies, la célébration a été localement vue comme une curiosité historique et un attrait touristique. Mais, avec l’apparition du Black Lives Matter (BLM) aux États-Unis, la visibilité publique du drapeau et des symboles confédérés a déclenché des critiques croissantes de la part des mouvements antiracistes, d’élu(e)s et de la société civile brésilienne. Le débat local s’est rapidement durci entre défenseurs d’une « tradition » commémorative et partisans d’une réévaluation critique du passé.

Pour les descendants des Confédérés, cet héritage, qu’ils célèbrent, n’a rien à voir avec l’esclavage. Rogério Seawright, ancien président de Fraternité des Confédérés, affirme que leur apport réside dans « les écoles, les hôpitaux, la pastèque Georgia Rattlesnake », et rejette toute accusation : « Cet héritage d’esclavage appartenait déjà au Brésil. » Il défend aussi le drapeau confédéré, symbole selon lui de leur origine.

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Mais face à ce discours, la contestation est de plus en plus vive. Les détracteurs de cette cérémonie ont réclamé que les rues rappelant ce passé sudiste, telles que Pyles, Crisp, MacKnight et Jones, soient renommées afin d’effacer toute trace de cet américanisme controversé. L’ancienne députée Erica Malunguinho a obtenu l’interdiction de ce drapeau, jugé lié au suprémacisme blanc et au Ku Klux Klan. Les tensions entre les deux communautés se sont accentuées après la visite de l’ancien député Eduardo Bolsonaro, fils du président du même nom accusé de tentative de putsch, à Santa Bárbara, soutenue par la Fraternité. En réaction, la conseillère municipale Esther Moraes (Verts) et des associations ont proposé de bannir avec succès tout symbole « raciste » des événements publics. Pour la militante Silvia Motta, l’enjeu est clair : « Tout ce qui appartient à la population noire est effacé » par les descendants des esclavagistes, d’après elle.

Le changement de gouvernance lors des dernières élections présidentielles dans le pays (2022) ont permis aux associations d’obtenir finalement gain de cause. Depuis janvier 2025, la Festa dos Confederados a décidé de se défaire définitivement de son passé et de s’appeler « Fête des Américains ». Les drapeaux confédérés de la ville ont tous été recouverts de peinture, comme le symbole arborant un obélisque au centre-ville, portant les noms de famille des soldats sudistes. Interrogés, le nouveau dirigeant de la Fête, Marcelo Sans Dodson, explique que la fête sera désormais axée sur la célébration de l’immigration américaine dans son ensemble, et non plus seulement de leur passé lié à la guerre de Sécession… Même si on peut encore y entendre Dixie, l’hymne confédéré, entonné par les descendants de ces colons, grimés tel qu’on peut le voir dans le film Autant en emporte le vent. Un peu comme en avril dernier où les Américains ont commémoré le 160e anniversaire de la reddition sudiste, à Appomattox. La Festa dos Confederados illustre parfaitement la persistance des tensions raciales au Brésil à l’heure où les États-Unis réhabilitent les noms et statues confédérées déboulonnées: sous couvert de folklore et de costumes pittoresques, elle recycle un imaginaire qui glorifie l’ordre ségrégationniste d’hier. Quoiqu’on en pense, elle reste plus que jamais le miroir de l’histoire brésilienne: une société qui, aujourd’hui encore, peine à regarder en face ses propres fondations et son histoire avec le recul que cela impose.

L’Intelligence artificielle, ou le réenchantement du monde pour les nuls

On savait notre chroniqueur farouche détracteur de l’Intelligence Artificielle qui permet à tant de journalistes d’écrire des articles bien informés et vides de sens. Le voici qui craint désormais une déculturation massive, une perte sans précédent de compétences. N’exagère-t-il pas ?


Dans un article récent du Figaro, Luc Ferry explique que l’utilisation massive de l’IA entraîne déjà chez les étudiants un « Deskilling », une perte de compétences et de savoir-faire (« skills »). À quoi bon apprendre, estiment-ils, si une machine est « plus performante qu’eux dans tous les domaines de l’intelligence et du savoir ? » 

Et d’ajouter, dans un style exclamatif assez peu philosophique :
« 88 % des étudiants font faire leurs devoirs par ChatGPT ! Les derniers modèles d’IA permettent en outre de contourner l’interdiction de tricher: il suffit d’une oreillette et d’un smartphone bien cachés pour soumettre discrètement les sujets de l’examen à une IA et obtenir les réponses tout aussi discrètement en quelques secondes. Cette situation est désormais réelle. Elle a été constatée lors d’un examen de l’ULB, l’université de Bruxelles, le professeur ayant demandé à ses étudiants, pour défendre le principe de l’égalité pour tous, de découvrir leurs oreilles afin d’éviter la triche que permet l’usage d’oreillettes dissimulées. Sa demande, bien légitime, a suscité une incroyable polémique, les étudiantes voilées ayant déposé un recours contre lui au nom de la liberté religieuse ! »

Un joli prétexte pour rester voilées et tricher.

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Mais l’ancien ministre reste au seuil de la compréhension du problème. L’IA n’est pas seulement un outil. C’est une divinité.

On se souvient que Max Weber, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), avait théorisé le « désenchantement du monde » : après une phase primitive où tout est signe divin (fétichisme), l’humanité est passée par une phase polythéiste, avec des dieux spécialisés, puis monothéiste, avec un Dieu tout-puissant, et enfin une phase athée, où l’homme est son propre dieu. Nous en sommes aujourd’hui, depuis que l’informatique domine nos vies, à une phase égothéiste, où nous pensons être grands ordonnateurs de la pensée, alors que nous sommes les esclaves des ordinateurs auxquels nous demandons humblement des réponses à nos questions. La servitude volontaire dont parlait La Boétie nous tend ses bras et ses micro-processeurs.

Les médecins déjà avouent que l’IA est bien plus forte qu’eux pour diagnostiquer des maladies non encore perceptibles par les outils ordinaires. Les étudiants se confient aux machines pour étudier à leur place. Les journalistes, subventionnés ou non par les fabricants de merveilles, chantent les louanges de ChatGPT dans des articles écrits… par ChatGPT.

J’ai déjà tenté d’expliquer qu’il s’agit là d’une illusion extrêmement dangereuse — et d’autant plus dangereuses que la « Gen Z », ou génération Z, arrive aux manettes — et dans les salles de profs, où elle prépare ses cours avec l’IA, pense avec l’IA, et corrige avec l’IA des copies écrites avec l’IA. Mal formés par des enseignants qui ont baissé les bras devant des politiques de médiocrité généralisée, ces nouveaux boomers confondent compétences et savoirs. L’IA est sans égale dans le domaine des compétences. Elle est nulle dans le domaine du savoir. Au point que Raphaël Enthoven, qui n’est pas exactement Aristote ni Kant, a enfoncé ChatGPT il y a deux ans en proposant une dissertation de baccalauréat infiniment plus élaborée que ce que proposait la machine, réglée pour se limiter à une médiocrité de bon ton. Inintelligence artificielle, disais-je…

La fin du facteur humain

Ah oui, les médecins s’en remettent à l’IA ? Et les futurs docteurs se fient aux machines pour élaborer des diagnostics ? Demandez-leur donc comment elles annoncent à un patient atteint d’un cancer du pancréas qu’il va mourir dans un délai de six à neuf mois. Avec quelle délicatesse elles lui fourniront immédiatement des modèles de testaments.

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Sans compter que la machine, à laquelle on a intégré nécessairement la question du coût des traitements, vous abandonnera en rase campagne si elle estime votre survie trop onéreuse pour la société. Déjà que sans IA on a multiplié les déserts médicaux…

L’IA signe la fin du facteur humain. Jadis les dieux (ou le dieu) trônaient au-dessus des homes. Désormais c’est un outil de plastique qui est installé dans les foyers comme une divinité tutélaire, disponible dans la poche des pantalons comme autrefois les dieux lares. C’est le totem du New Age.

Les machines ont leur utilité — elles sont les Pic de la Mirandole de la modernité. Monsieur-Madame Je-sais-tout. Des machines dégenrées, un rêve de jobards LG-hébétés. Pas de quoi briser les ordinateurs, les smartphones, les montres connectées et autres merveilles auxquelles nous soumettons notre humanité. Mais il est essentiel d’expliquer que notre humanité ne sera jamais réductible à une mémoire artificielle — parce qu’elle est par définition dépourvue d’émotions. Et c’est ce qui fonde notre humanité.

L'école sous emprise

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Quincy Jones, l’homme qui murmurait à l’oreille des notes

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Demain soir, lundi 22 septembre, sur France 4, sera diffusé à 21 h 05 le documentaire « Music Man » réalisé par Olivier Lemaire et raconté par MC Solaar sur la carrière et la vie de Quincy Jones (1933-2024), des caves de Saint-Germain-des-Prés à Thriller, de la ségrégation musicale aux 28 Grammy Awards, du producteur de Bad aux salles de cinéma. Monsieur Nostalgie l’a vu en avant-première. Et vous le recommande vivement.


On a beau chercher. Essayer de trouver la recette de Quincy. Du son Quincy Jones. On n’y comprend rien. Les plus érudits se perdent en conjectures. Le génie ne s’explique pas. On s’incline devant lui. Un point, c’est tout. De l’intrication des notes à la mélodie brillante. Du clinquant apparent à cette multitude de strates enfouies. C’est un mystère. Les contraires s’assemblent. Les certitudes volent en éclat. Chez Quincy, deux forces de même intensité se percutent pour créer une nouvelle identité musicale. Il y a d’un côté, le rythme, la scansion, la tension dramatique, un punch qui vous fait lever de votre chaise pour bouger les bras et les jambes, vous l’entendez cette basse satanique et ses cordes diablesses, les cuivres crient famine, la colère du ghetto de Chicago est alors comprimée, transfigurée en une invention, Quincy écrit une nouvelle langue ; on nage d’abord en plein bebop, une cool attitude matinée de funk et de disco va bientôt vous atteindre, déferler sur votre cerveau, impossible d’y résister, cette eau vive irriguera votre corps. Quincy a plus d’un tour dans son cahier de solfège, il ne dédaigne pas les affabulations électroniques, il sait tout faire, diriger un orchestre symphonique comme lui a appris Nadia Boulanger ou chercher dans la puissance des ordinateurs, d’autres couleurs, d’autres percussions intérieures, d’autres voies lumineuses.

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Quincy est un dieu-arrangeur de Sinatra au Prince de Bel-Air, il peut tout s’autoriser. De la Bossa qui flirte avec des langueurs funky. De la pop sirupeuse qui fermente comme un vieux Rock. N’essayez pas de l’enfermer, de le réduire à un groove particulier, à une Soul charnelle ou à un rôle de faiseur de hit-parades. Ce serait une erreur. Quincy est un producteur qui possède toutes les cultures, celles héritées de son enfance pauvre, celles de la ségrégation où les noirs avaient interdiction de toucher aux cordes dans un pays qui se disait pourtant libre, celles des clubs de jazz, du compagnonnage avec Count Basie, Ray Charles son vieux complice, Dizzie, Lionel Hampton ou Sarah Vaughan, mais il est aussi immergé dans la musique classique, Debussy est là, en décalque, en apnée féérique et puis toutes les autres tendances que lui seul voit venir à l’horizon. Quincy est un mixologue inventif, disruptif et solaire. Il précède les modes. Les ténors du hip-hop, Snoop, Ice-T, Dr. Dre et les autres savent ce qu’ils lui doivent. Ils le sampleront jusqu’à leur mort. Il est le Sound Master de leur Sound Blaster. Dans son shaker, on retrouve toute une palette de sentiments contrastés, l’envie de faire la fête, de se désarticuler sur la piste, de nager nu dans le Pacifique et puis, en contrepoint, en rêverie, une mélancolie songeuse fait dériver votre cerveau très loin sur les rives de l’enfance. Quincy passe au tamis toutes les musiques, peu importe les genres, les instruments, les latitudes, les identités, il les façonnera à son instinct. C’est un diamantaire. Le documentaire d’Oliver Lemaire porté par la belle voix chaloupée de MC Solaar réussit à résumer en une heure une vie professionnelle aussi riche et surtout donne envie d’écouter ou de réécouter l’œuvre de Quincy. Une année n’y suffirait pas. Mon souhait le plus cher serait de plonger durant des mois dans sa caverne magique. Je commencerais par « The Dude », son album-signature et je retournerais voir son « Back on the block » de la fin des années 1980, je ne pourrais faire l’impasse sur les tubes tractopelles de Michael Jackson et de George Benson.

Avec Michael Jackson, capture d’écran.

Avant de m’endormir, chaque soir, je prendrais une dose de « Summer in the city ». Après Quincy sorti sur Netflix en 2018[1] et « The Greatest Night in Pop » qui raconte la genèse de « We are the world » avec Lionel Richie[2], « Music Man » est un voyage délicat, très bien écrit, élégant qui se regarde avec plaisir. Le documentaire n’oublie pas de rappeler que la France a toujours tenu une place de cœur dans la carrière de Quincy en soulignant ses liens fraternels avec Eddie Barclay, Aznavour ou Henri Salvador. Les musiciens noirs qui débarquèrent à Paris dès les années 50 furent accueillis à la hauteur de leur talent. Il y a un tout petit peu de France dans le succès planétaire de Quincy, un goût pour la liberté.

Lundi 22 septembre à 21h05 sur France 4
52 minutes
https://www.france.tv/documentaires/


[1] https://www.netflix.com/fr/title/80102952

[2] https://www.netflix.com/fr/title/81720500

À la recherche de Pierre Loti

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« Le Monde selon Pierre Loti », le documentaire de Michel Viotte diffusé le 26 septembre sur France 5, est remarquable


Parrainé par un Stéphane Bern dont les propos liminaires célèbrent « l’écrivain voyageur à l’imagination fertile » […], « cet insatiable curieux [qui] a navigué sur presque toutes les mers, partant à la découverte de terres parfois quasi inexplorées, de lieux et de peuples qu’il voulait encore authentiques, lui dont l’âme romantique le portait vers le passé », l’ouvrage Les vies de Pierre Loti,  paru sous les auspices des Editions de La Martinière au moment même où rouvrait sa fameuse maison rochefortaine, restaurée comme l’on sait après plus de douze ans de fermeture, constitue bel et bien ce viatique indispensable à qui veut comprendre les relations complexes entre l’officier de marine et l’homme de lettres, le très talentueux dessinateur et bon pianiste, le chineur compulsif et l’hédoniste intempérant, le protestant et l’athée idolâtre des sites sacrés, l’ascète et l’amphitryon travesti, le bourgeois déclassé devenu célèbre et fortuné par la grâce de sa plume, le docte académicien et le nomade en burnous, en costume de spahi, en tenue d’ Albanais voire même en feuille de vigne…

Imaginaire débridé

Car ce n’est pas le tout de pénétrer, à Rochefort, sise rue Chanzy, dès longtemps rebaptisée « rue Pierre Loti », dans le scrupuleux capharnaüm de l’illustre Maison de Loti, et d’en savourer l’exubérance épicée, l’exotisme éclectique, la surprise délibérée des agencements. Encore faut-il, pour comprendre les ressorts de cet imaginaire débridé, cristallisé derrière la sobre modénature d’une façade en pierre de taille à la blondeur emprunte de respectabilité, larguer les amarres de Rochefort et voguer aux antipodes, dans le sillage de Loti. Illustré de près de quatre cents documents iconographiques – photos de et par Loti, superbes dessins et aquarelles de Loti encore, ou gravures réalisées d’après lui, affiches, caricatures d’époque, pages manuscrites, cartons d’invitation et autre menu de ce « dîner Louis IX » arrosé «  de plusieurs vins, de cervoise et d’hydromel », couvertures de L’illustration, du Petit journal ou de l’hebdomadaire Le Monde illustré… – le « grand format » que voici part à la recherche de Pierre Loti : à travers lui, il nous fait miraculeusement retrouver ce temps perdu.

Rédigé d’une belle plume sous l’attentif patronage d’Alain Quella-Villéger, spécialiste émérite de l’auteur d’Aziyadé, de Pêcheur d’Islande ou de Mon frère Yves, le texte de Michel Viotte invite le lecteur, contrepoint de cette fabuleuse iconographie et des scrupuleuses notices qui l’accompagne, à un voyage dans ce passé pour nous tout à la fois si lointain et si proche, sous toutes les latitudes où Loti démultiplia son existence dans tous les Orients du globe, de l’île de Pâques à la vallée du Nil, de Dakar à Istambul, du Tonkin au Japon, de l’Algérie française aux Indes britanniques…

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Cette invite à acquérir le précieux volume des Vies de Pierre Loti, votre serviteur l’accompagne de celle, encore plus pressante, de visionner Le monde selon Pierre Loti, passionnant documentaire, également cosigné Viotte & Quella-Villéger. Nourri d’éloquents et superbes documents et images d’archives, ce film parvient, en moins d’une heure, à entrecroiser avec beaucoup de finesse le récit biographique, la chronologie des voyages, la carrière de l’officier de marine et ses amitiés viriles, le regard sur l’œuvre romanesque mais également sur l’essayiste et journaliste controversé que fut l’académicien, le contexte historique et géopolitique du temps, la visite de la maison de Rochefort et l’évocation des fêtes déguisées qui s’y donnaient, comme des villégiatures basques ou bretonnes, l’approche sans détour des ambiguïtés libidinales et des hantises métaphysiques propres au personnage…  Chose rare par les temps qui courent, la production a su résister à la profonde débilité du genre docu-fiction, ce nouveau formalisme télévisuel où ici, quelque médiocre acteur aurait pu cachetonner sous l’apparence douteuse d’un « Pierre Loti » inséré dans  des reconstitutions improbables…

Non seulement on échappe donc à ce travers désastreux, mais Le monde selon Pierre Loti  est la promesse d’alimenter encore votre rêverie sur de bonnes bases d’érudition. Et, sait-on jamais, l’occasion d’inciter les jeunes générations à lire Loti dans le texte ?  Rendez-vous au 22 septembre, en deuxième partie de soirée sur France 5, ou ensuite à la demande sur France.tv.


En librairie : Les vies de Pierre Loti, par Michel Viotte, avec la collaboration d’Alain Quella-Villéger). Avant-propos de Stéphane Bern. Editions de La Martinière,  240p. 2025.

Les Vies de Pierre Loti

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A voir : Le Monde selon Pierre Loti, documentaire de Michel Viotte (co-écrit avec Alain Quella-Villéger). France, couleur, 2025.  Durée : 52mn. Vendredi 26 septembre à 22H35 sur France 5 et sur france.tv à la demande.

Turning Point Paris ?

Après son assassinat, les Américains rendent un hommage géant à Charlie Kirk en banlieue de Phoenix, dans l’Arizona, ce dimanche. À Paris, vendredi soir, des militants français de la droite radicale s’étaient réunis dans le centre de la capitale.


Vendredi 19 septembre, à 18 h, la statue de La Fayette, située à deux pas de la place de la Concorde et du Grand Palais, s’ennuyait moins que d’habitude. À ses pieds, environ cinq cents participants étaient venus rendre un hommage trumpiste à Charlie Kirk, la jeune star du conservatisme américain assassinée le 10 septembre en plein discours.

À mi-chemin entre liturgie trumpiste et revival protestant, l’ambiance était résolument américaine : banderoles étoilées, minute de silence, prières, discours ponctués de références bibliques, citations de Burke et de Tocqueville… Le tout rythmé par l’hymne américain, régulièrement interprété par une cantatrice italienne déjà sollicitée lors du tournoi de NBA à Paris.

Florian et Laurent, Canadiens, familiers de l’Amérique du Nord ont sorti l’outfit trumpiste pour l’hommage à Kirk. Photo: Lucien Rabouille

Organisé dans l’urgence de l’émotion, le rassemblement a réuni toute la galaxie des trumpistes français, familiers des vidéos de Charlie Kirk bien avant que son assassinat n’en fasse une icône du conservatisme mondial. Au micro se sont succédé Philippe Karsenty, ancien adjoint à la mairie de Neuilly-sur-Seine et animateur du comité Trump France, puis Kate Pesey, directrice de la bourse Tocqueville, qui « perpétue l’héritage intellectuel d’Alexis de Tocqueville » en envoyant chaque année de jeunes gens prometteurs découvrir le modèle politique américain. Elle a déclaré mener un combat « contre les forces anti-chrétiennes », tandis qu’un abbé venu spécialement a fait réciter un Notre-Père, le tout sous une banderole « Je suis Charlie » en hommage aux laïcards de Charlie Hebdo. Singulier syncrétisme : un brin de biblisme américain mêlé à l’esprit voltairien français.

Biblisme américain et « Je suis Charlie »

En France, on sépare volontiers politique et religion. Ce soir-là, la droite s’était mise à l’heure américaine et brouillait les frontières. La militante féministe Marguerite Stern, poing et chapelet levés, évoqua le « martyre » de Charlie Kirk et invoqua sa présence « mystique », tout en faisant applaudir à tout rompre la décision de Donald Trump de classer les Antifa comme organisation terroriste. Randy Yaloz, pour Republicans Overseas (association qui regroupe les membres du Parti républicain expatriés), rappela le goût de Kirk pour les débats difficiles – le jeune homme avait fait de la confrontation en terrain universitaire hostile sa marque de fabrique. Un orateur rappela que Moïse, bègue à ses débuts, dut apprendre à bien parler pour convaincre Pharaon : « On affûte mieux ses arguments dans la confrontation d’idées. »

A relire, Nicolas Conquer: Assassinat de Charlie Kirk, le point de bascule

Damien Rieu, l’influenceur identitaire, adopta parfaitement le ton à l’américaine avec séquence émotion et évocation de la famille du militant assassiné : « Chers enfants d’Erika et Charlie Kirk, votre père n’était pas seulement le plus brillant débatteur de notre camp : il était d’abord celui qui vous portait sur ses épaules, qui vous lisait des histoires, qui priait pour vous chaque soir. » Dans ce climat où la foi se mêlait à l’action politique, la conclusion paraissait presque naturelle : le « martyre » de Charlie Kirk, ainsi que le rappelait Tertullien pour les premiers chrétiens, deviendrait lui aussi « semence de chrétiens » – mais de chrétiens… trumpistes.

Réunion de famille

Trump et la droite américaine comptent déjà quelques fans en France. Sur place, un public varié : quinquagénaires catholiques pratiquants de l’Ouest parisien en perfecto, Franco-Américains, fans de Trump français, bikers arborant casquette MAGA et bannière étoilée en bandoulière, mais aussi quelques militants issus des syndicats étudiants comme la Cocarde (RN-compatible) ou l’UNI (LR-compatible). La députée IDL (Identité et libertés) Anne Sicard, proche de Marion Maréchal, avait également fait le déplacement. Plus inattendu, on croisait aussi quelques jeunes du « lycée autogéré » de Paris, venus anonymement mais sensibles aux discours sur la « liberté d’expression » et les « risques personnels et professionnels » encourus par les militants conservateurs.

Beaucoup avaient déjà découvert les influenceurs MAGA ou conservateurs américains sur Internet. Outre le défunt Charlie Kirk, les vidéos de PragerU (dont un message a été lu à la tribune) ou celles de Joe Rogan, populaires aux États-Unis, ont aussi trouvé un public à l’étranger. Ces contenus ont contribué à ramener une partie du vote jeune, traditionnellement acquis aux démocrates, vers le Parti républicain en 2024 et joué un rôle décisif dans la victoire de Trump.

Un Turning Point à la française ?

Le Franco-Américain Nicolas Conquer, maître de cérémonie, diffuse activement les idées de la droite américaine en France. Par son style et son verbe facilement identifiables, il est devenu depuis les élections de 2024 le visage et la voix du trumpisme hexagonal. Dans sa conclusion, il a appelé de ses vœux à reprendre en France le combat de Charlie Kirk pour la liberté d’expression et le conservatisme. De là à envisager un Turning Point USA à la française, du nom de la plate-forme politique fondée par Kirk ? À la tribune, Conquer a loué la capacité qu’avait Kirk à lever des fonds et à bousculer les médias traditionnels.

Mais, un Américain de Floride installé en France tempère l’enthousiasme : « Ce modèle repose sur les fondations privées, la culture du don. Cela n’est certes pas complètement impossible, mais nos cultures politiques sont bien différentes. » La Ve République est en effet moins souple que la Constitution américaine concernant les dons. Outre-Manche, le projet a déjà trouvé un écho avec Turning Point UK. Pourquoi pas ici ? « Le plus tôt sera le mieux », confie une participante. « Il faut nous organiser », assure Nicolas Conquer, qui voit dans le GOP un modèle d’organisation politique capable d’inspirer les partis de droite français et européens, souvent trop centralisés et incapables de lancer de vastes plateformes de diffusion d’idées.

Le GOP américain, une inspiration pour les héritiers français du général de Gaulle, vraiment ? La statue de La Fayette, qui porta jadis les idéaux de liberté de part et d’autre de l’Atlantique, pouvait sourire : pour une fois, c’est Paris qui rejouait la partition américaine.

Edouard Bina, le président de la Cocarde étudiante, venu avec ses troupes militantes.

Que pense la «bande du Bellota» de Bruno Retailleau?

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D’après les indiscrétions du journal Le Monde, « affamé de pouvoir » et de jambon ibérique, le trio constitué par Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin et Thierry Solère formerait désormais le premier cercle d’Emmanuel Macron. Après avoir combattu le projet « Horizons » d’Edouard Philippe, les trois hommes voient assurément d’un mauvais œil les succès et la popularité du ministre de l’Intérieur démissionnaire…


Aucune hésitation à l’idée d’écrire un nouveau billet qui va concerner essentiellement Bruno Retailleau, ses soutiens, ses adversaires compulsifs ou masqués.

Bande des quatre, puis trois…

Parce que le ministre de l’Intérieur répond, par son action, à l’objection trop souvent entendue de sa prétendue absence de résultats. Il me suffit, par exemple, de faire référence à ses succès (évidemment relatifs) dans la politique du maintien de l’ordre, aussi bien pour la France, qui heureusement n’a pas été bloquée le 10 septembre, que pour la manifestation du 18 septembre. J’ai aimé que, dans ses diverses interventions au soir de cette dernière journée, il rappelle aux forces de l’ordre engagées et efficaces que leur seule finalité avait été de permettre l’exercice du droit constitutionnel de manifester, contre tous les casseurs et les Black Blocs.

Les propos d’un Jean-Luc Mélenchon, se vantant d’être un organisateur et un spécialiste du « bordel », sont alors d’autant plus scandaleux qu’il accuse le ministre de favoriser une violence collective qu’il prétend combattre. De telles attaques ne relèvent plus de la joute politique, même la plus vive, mais d’une mauvaise foi abyssale qu’aucun esprit partisan ne parvient à excuser.

A lire aussi: Crise politique: la résistible ascension de Jean-Luc Mélenchon

La raison principale qui me conduit à proposer cet article est que, si l’information est exacte, je voudrais tordre le cou à un complotisme qui serait mis en œuvre par la bande des quatre, familièrement nommée la bande du Bellota, du nom du restaurant parisien Bellota-Bellota. De la part de Sébastien Lecornu, de Gérald Darmanin, d’Édouard Philippe et du mauvais génie Thierry Solère, il s’agirait d’entraver autant que possible le futur de Bruno Retailleau dans ses visées présidentielles, que son socle ministériel demeure ou non[1].

Je prends toujours très au sérieux la politique politicienne, la « poloche » vulgairement qualifiée, parce qu’il ne faut jamais s’imaginer que le destin du pays est mis entre des esprits élevés et des mains nobles, pour ce qui concerne l’ambition de chacun. Il relève, au contraire, de coups fourrés et de la relégation de l’intérêt national au profit de calculs médiocres. Laurent Wauquiez n’est pas dans les quatre mais, contre Bruno Retailleau, il fait tout ce qu’il peut dans ce sens !

Cette bande du Bellota mérite une appréhension sinon nuancée, du moins juste, pour ceux qui la composent et dont la réunion peut surprendre un naïf comme moi, qui ne cesse d’espérer que les amitiés politiques devraient parfois céder le pas à l’éthique.

J’ai déjà dit à quel point le rôle de Thierry Solère auprès du président de la République et du Premier ministre, hier officiel, devenu officieux, tout d’entregent, de connivence et de tentation, était choquant si on veut bien considérer qu’une personnalité multi-mise en examen n’est pas la plus appropriée pour des manœuvres qui se rapportent à notre vie nationale. Je suis persuadé que Thierry Solère est sympathique, a de la faconde, n’est pas débordé par les convictions et qu’il est doué pour les complicités et fidélités amicales. Mais notre vivier est-il si pauvre qu’on soit obligé de faire appel, pour des tâches importantes, à des auxiliaires au moins discutables ?

Édouard Philippe est très habile, il flotte entre une vague loyauté – qui peut encore servir – à l’égard du président et l’envie de nous faire croire qu’il a mis de l’airain dans sa souplesse et que le Premier ministre d’hier, avec ses erreurs qui ont fait mal, fera surgir en 2027 un chef dont on cherche encore « le programme massif » et une illustration plus revigorante que celle qui l’a conduit à être modeste et pédagogue durant le fléau du Covid…

Gérald Darmanin, dans cette équipe, me pose un vrai problème. Roué, politicien, ambitieux, habité, j’en suis sûr, par la passion d’une droite sociale et populaire, il est en même temps – j’ose le terme – un formidable garde des Sceaux qui n’a que le grand tort, aux yeux de ses adversaires et même, je le crains, de beaucoup de magistrats, d’avoir identifié avec pragmatisme les maux prioritaires de la Justice et de vouloir les éradiquer dans l’urgence. On est passé d’un ministre qui éructait contre le Rassemblement national à un ministre qui est celui de la Justice. Pour moi, il serait navrant que Gérald Darmanin, sans que je sous-estime ses desseins personnels, participât à une offensive concertée contre Bruno Retailleau. On n’est jamais trop, à droite, pour aller dans la bonne direction !

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C’est aussi à cause de cette perception que je n’abonderai pas dans la description du profil d’un Sébastien Lecornu qui ne serait doué que pour les coulisses, les compromis et une politique à horizon « régionaliste », même s’il a été un remarquable ministre de la Défense et qu’il a encaissé avec classe certaines déconvenues gouvernementales.

Oui, déjeuner en paix

Les Républicains attendent beaucoup de lui, et d’abord qu’il ne cède pas trop aux socialistes que je trouve de plus en plus mauvais dans leur fond et leur tactique – fascination/répulsion à l’égard de LFI – pour obtenir un accord de non-censure. Je refuse de tomber dans un sadisme anticipé, se délectant de l’échec du Premier ministre comme s’il était inéluctable – et même désiré.

Il me semble que cette description rapide d’alliés à la fois dissemblables et résolus montre à l’évidence qu’il serait inconvenant de leur part d’assigner l’objectif médiocre de briser net la chance, pour une droite authentique, non seulement de reprendre le haut du pavé républicain mais aussi de laisser espérer, pour 2027, son retour avec la certitude que, pour une fois, ses promesses seraient tenues.

Non pas forcément tous pour un, mais pas quelques-uns mus par des ressorts équivoques contre un. Qu’on ne complote plus au Bellota, qu’on y mange !


[1] https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/09/16/l-irresistible-ascension-du-trio-darmanin-lecornu-solere_6641338_823448.html?random=1828521993

Perchiste ou carpiste?

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Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


J’adore lire, allongé sur le lit. Cela indispose ma Sauvageonne. Elle soutient que s’allonger avec ses vêtements « c’est dégoûtant ». De plus, elle est certaine qu’au final, je vais en profiter pour dormir. L’Ébouriffée a des convictions ; il est difficile de lutter contre. Pourtant, ce dimanche-là, je me sentais l’âme d’un rebelle. « J’ai envie de lire ! », fis-je à son endroit, d’une voix à la fois lasse, plaintive et sensuelle, persuadé que je parviendrais, ainsi, à la convaincre. Elle observa un long silence, se mit à réfléchir très fort. Elle devait m’imaginer allongé, en train de roupiller, avec, sur le ventre Patrick Modiano, Kléber Haedens, Blaise Cendrars ou Roger Vailland. Subtile et rusée comme une fille (qu’elle est puissance 100 ; je lui dis souvent : « Sauvageonne, tu es une vraie fille » ; alors, elle se met à ronronner comme une jeune chatte), elle retourne la situation à son avantage : « Et si on allait lire au bord des étangs de Méricourt, vieux Yak ? On prendra des couvertures », lance-t-elle en secouant sa crinière blonde. « C’est un endroit splendide ; je vais souvent m’y balader avec ma copine Corinne. » Que répondre à ça ? « Si elle y va avec sa copine Corinne, je n’ai plus qu’à obtempérer », songeai-je. Quarante-et-une minutes plus tard, nous nous retrouvâmes sur les rives incertaines (comme eût dit Robert Mallet) d’un magnifique et vaste étang. Nous déployâmes les couvertures et je m’allongeai ; ma moitié préféra réviser la pièce qu’elle joue actuellement au théâtre, confortablement assise sur une chaise pliante. Il faisait beau ; c’était agréable. Bientôt, notre attention fut attirée par un carpiste installé sur la rive d’en face. Il semblait concentré, très concentré en observant le bouchon de sa ligne. Soudain, le fil se tendit ; on aperçut une énorme carpe commune qui se débattait. Un homme équipé d’une caméra surgit d’un bosquet ; il filma la capture du monstre. Pour mettre sur YouTube, sur un site spécialisé dévolu aux carpistes ? Mystère. On ne le saura jamais. Le pêcheur finit par remonter la grosse brune aux écailles brillantes ; il l’emprisonna dans l’épuisette, l’exhiba au caméraman, et, « no kill », la relâcha. Le mot « Fin » apparut sur l’onde verte ; la séance était terminée. La Sauvageonne et moi replongeâmes dans nos lectures. Une heure plus tard, nous décidâmes de rentrer. Alors que nous nous dirigions vers la voiture, nous croisâmes un couple ; l’homme était équipé d’une petite canne à carnassier. Il m’expliqua qu’il revenait de la vieille Somme, toute proche. « J’ai chopé une belle perche ! », me dit-il, souriant. Nous lui racontâmes le carpiste, la capture de l’énorme carpe. « Moi, je n’y vais jamais à la carpe ; ce n’est pas de la pêche. L’étang est rempoissonné régulièrement en carpes ; il n’y a plus rien de sauvage. » Et de sortir la perche de sa musette : « Regardez, ça, c’est du sauvage ! Vous la voulez ? » J’acceptai de bonne grâce. La chair de la perche est l’une des plus fines parmi celles de tous les poissons d’eau douce. Le lendemain, je dépouillais la jolie zébrée pour en extraire deux beaux filets que je trempais dans la panure (deux œufs, lait, chapelure). Un peu d’huile dans la poêle. Ce fut un régal. Est-il nécessaire de préciser que quand j’attrape une perche dans l’étang du Courrier picard, à Longpré-lès-Amiens, je ne pratique pas le « no kill » ; je suis un perchiste, moi Monsieur ; pas un carpiste ! À la casserole, les zébrés ! Ma Sauvageonne me dit que je suis cruel. Ah, les filles !…

Phioto : Philippe Lacoche

Jeunes hommes: tous tueurs nés, vraiment?

Dans la série Adolescence, un petit Blanc de 13 ans sans histoire poignarde une camarade de classe. La diffusion de cette fiction a suscité un vent de panique morale en Angleterre, jusqu’au sommet de l’État. Vue comme une très sérieuse mise en garde contre un fléau montant, cette fable est davantage un sermon contre la masculinité.


« Aucun spectacle n’est plus ridicule que celui du public britannique quand il est en proie à une de ses crises périodiques de moralisme effréné. » Cette citation de l’historien et homme politique victorien Thomas Babington Macaulay décrit parfaitement la manière dont la série anglaise à grand succès Adolescence a été accueillie dans son pays lors de sa sortie sur Netflix au mois de mars.

Une panique morale s’est alors emparée de la population, d’une nature très différente toutefois de celle que l’on avait connue lors de la révolution sexuelle des années 1960. Cette fois, on a assisté à ce qui ressemble à une manipulation de l’opinion par l’État, avec une volonté de fabriquer, bien que de manière malhabile, un consensus qui en réalité n’existe pas.

Adolescence met en scène une famille blanche de la classe moyenne inférieure du nord de l’Angleterre, dont la vie est bouleversée par l’arrestation de son fils de 13 ans, Jamie, qui, apparemment inoffensif, est accusé d’avoir poignardé à mort une camarade de classe avec un couteau de cuisine.

Le premier épisode raconte l’arrestation et l’interrogatoire du collégien par la police. Sa famille, sous le choc, n’arrive pas, pour des raisons compréhensibles, à y croire. Quand, enfin, il se trouve face aux preuves incontestables de la culpabilité de son fils, le père fond en larmes.

Incels

Les épisodes 2 et 3 montrent comment le crime est devenu inévitable : brimé par ses camarades et traité d’« incel » (célibataire involontaire), le garçon tourne mal en découvrant sur internet – à l’insu de sa famille –  la « manosphère », la sous-culture numérique machiste.

Plusieurs séquences frôlent la caricature. L’école de Jamie est en ruine. Le jeune policier qui enquête sur lui doit se faire expliquer par son fils ce que c’est qu’Instagram. Et la scène de l’entretien entre Jamie et une jeune experte psychiatrique, censée être aussi angoissante que la première confrontation entre Clarice Starling et Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux, a inspiré une série de posts hilarants sur X parodiant les tentatives de cette nouvelle infirmière Ratched d’humilier la virilité du garçon.

Dans l’épisode 4, la famille essaie de se redonner du courage en faisant une sortie dans un magasin de bricolage. Dans ce qui ressemble à un épisode des Simpson – les blagues en moins –, les parents et leur fille font tout pour se donner l’impression d’être une famille normale, avant que le père et la mère soient pris de frayeur quand ils réalisent que, malgré la solidité de leur couple et leur amour inconditionnel pour leurs enfants, ils ont permis pendant des mois à leur fils de consulter son smartphone seul dans sa chambre, ce qui a suffi à lui ouvrir la porte du Diable.

Il faut souligner que toute cette histoire est une fiction. Une histoire totalement inventée qui, à certains égards, manque de plausibilité. Rares sont les assassins de 13 ans élevés par une famille stable et aimante. Rares sont les fils de policiers noirs brutalisés à l’école par des petits Blancs arrogants. Invraisemblable est la façon dont Jamie, confronté à la psychiatre, est pris d’accès d’agressivité soudaine qui ressemblent à une possession démoniaque.

Dès la diffusion de cette série, qui ressemble à un sermon laïque contre la masculinité, il a été proclamé de toutes parts qu’Adolescence avait initié un salutaire « débat national ». Le sujet a même été traité à la Chambre des communes. Et la chef de l’opposition conservatrice, Kemi Badenoch, a évidemment choqué les journalistes quand, interviewée par la BBC, elle a refusé de considérer que la série était un reflet fidèle de la réalité et une mise en garde contre un fléau montant.

Doxa progressiste

Bien que je croie qu’Adolescence n’a absolument rien à nous dire sur les vraies causes de l’épidémie de crimes à l’arme blanche au Royaume-Uni, la série est intéressante, car elle offre un cas d’école quant à la capacité alarmante des médias à dicter la doxa.

Certes, la série possède des mérites artistiques. Sa mise en scène est impressionnante, avec un seul plan-séquence par épisode, ce qui crée une dynamique irrésistible et une tension oppressante. Le jeu des comédiens est remarquable, notamment celui de Stephen Graham, également co-auteur du scénario, dans le rôle du père.

Seulement, ce ne sont pas les qualités esthétiques de la série qui ont provoqué des discussions sans fin et poussé le Premier ministre Keir Starmer à demander qu’elle soit visionnée dans les écoles, comme si c’était un film éducatif. Encore une fois, Adolescence n’est pas un documentaire, n’en déplaise au Premier ministre. Peu importe : pour lui la série a juste ce qu’il faut de vraisemblance pour être exploitée à des fins de propagande.

En effet, il s’agit bien de produire un bouc émissaire, de désigner un coupable idéal qui serait le grand responsable de la violence contemporaine, et de détourner l’attention générale des vraies causes. La forme de radicalisation en ligne la plus dangereuse, nous dit cette série, n’est pas l’islamisme, ni même l’extrême droite en tant que telle, mais la manosphère, ce discours issu de la sous-culture numérique, où les hommes parlent entre eux des injustices et impostures du féminisme et se demandent comment ils peuvent réagir. Cette sous-culture existe bien et prend, il est vrai, assez souvent des accents extrémistes. Mais elle est aussi, et tout autant, un exutoire pour les pères divorcés et les garçons frustrés. Pourtant, les autorités la réduisent à un foyer de virilité toxique et de simple misogynie.

Le côté extrémiste et inacceptable de la manosphère s’incarne dans la figure controversée du célèbre influenceur Andrew Tate. Cet ancien champion de kick-boxing, dont les vidéos en ligne attirent des millions de followers, a été accusé de promouvoir une idéologie haineuse et de s’engager dans des projets douteux à la Trump comme des universités en ligne et des cryptomonnaies. Aujourd’hui, il est inculpé pour viol et traite d’êtres humains en bande organisée. Pour de nombreux jeunes hommes, qui se sentent marginalisés, la manière – extrême et inacceptable – dont Tate incarne et prône une masculinité décomplexée est très séduisante. Les autorités en ont fait le bouc émissaire idéal pour faire oublier leurs erreurs et leur complaisance.

Et c’est ainsi que le spectacle d’un meurtre fictif raccordé à un phénomène de société bien réel a permis non seulement de condamner le phénomène en question, mais aussi de justifier la forme de censure et de contrôle des réseaux sociaux que les gouvernements successifs essaient d’imposer depuis des années.

Une fiction Netflix

Ce constat est d’autant plus exaspérant qu’Adolescence a été inspiré par une véritable affaire judiciaire qui n’a rien à voir avec Tate et la manosphère. Il s’agit d’un meurtre commis par Hassan Sentamu, un jeune de 17 ans d’origine ougandaise, qui, en 2023, a poignardé à mort une fille de 15 ans lors d’une dispute à propos d’un ours en peluche devant un centre commercial dans le sud de Londres.

Ce crime est si différent de celui raconté dans Adolescence que la série Netflix constitue une véritable calomnie par rapport au type de famille représenté. Les politiques et commentateurs qui voient dans Adolescence un reflet fidèle de la vie réelle sont totalement à côté de la plaque. Heureusement, le public britannique a très vite compris qu’il y avait anguille sous roche, et à chaque article dans les médias assurant qu’il faut prendre au sérieux la menace suggérée par la série correspond un post sur les réseaux sociaux affirmant qu’on se moque de nous.

Andrew Tate arrive au commissariat de Voluntari, en Roumanie, dans le cadre d’une enquête en cours pour trafic d’êtres humains, 21 mai 2025. AP Photo/Vadim Ghirda/SIPA

Pourtant, on continuera à instrumentaliser Adolescence pour réguler plus strictement le Web. Au Royaume-Uni, presque tous les partis politiques sont d’accord à ce sujet. Il y a deux ans, c’est un gouvernement conservateur qui a instrumentalisé l’assassinat du député David Amess par un islamiste fou en 2021 pour promulguer une loi sur la sécurité en ligne. La mort d’Amess n’avait pourtant rien à voir avec les réseaux sociaux. De la même façon, depuis les émeutes qui, l’été dernier, ont été déclenchées par la tuerie de Southport, le gouvernement travailliste essaie d’étouffer tout débat sur l’immigration de masse, les droits des trans ou le maintien de l’ordre à deux vitesses.

Pendant tout ce temps, on ignore les vrais problèmes auxquels les jeunes hommes font face : l’isolement, la dépréciation de la culture masculine traditionnelle, le déclin des industries manufacturières. Sans parler du décrochage scolaire des garçons par rapport aux filles et la diminution du niveau de testostérone qui ressort des études de santé publique. Pour les autorités, il semble plus urgent de limiter la liberté d’expression en ligne que de s’attaquer sérieusement à ces problèmes. Certes, il y a des forces qui tendent à radicaliser les jeunes au Royaume-Uni, mais elles ne se réduisent pas à une seule sous-culture en ligne.

Netflix n’est évidemment pas le lieu pour traiter de ces questions profondes. C’est une plateforme de divertissement, qui préfère se focaliser sur des récits simplistes et des personnages stéréotypés. Or, pour comprendre et soutenir les jeunes hommes mal à l’aise dans la société, nous n’avons pas besoin de boucs émissaires, mais d’une approche constructive. Ce n’est pas Netflix qui nous la fournira.

Imaginez un instant que les plateformes de streaming fassent volte-face et choisissent de célébrer la virilité positive au lieu de la vilipender. Ce cas a existé autrefois, quand Hollywood mettait en avant la résilience, l’ingéniosité et la camaraderie de héros masculins qui ne doutaient jamais de rien. Les films de guerre classiques montraient des hommes qui travaillaient ensemble pour surmonter les difficultés et qui découvraient ainsi la fraternité d’armes. De même, dans les années 1960 et 1970, le cinéma défendait la figure de l’individu contre les systèmes oppressifs, avec des films anti-autoritaires comme Luke la main froide et Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ces œuvres comprenaient le rebelle comme il aimerait être compris, et ne se laissaient pas impressionner par les garçons souffrant d’un léger trouble déficit de l’attention avec hyperactivité.

Je suis sans doute nostalgique des séries télévisées qui mettaient en scène des hommes imparfaits mais héroïques, faisant de leur mieux et triomphant de l’adversité, plutôt que de pleurer en silence dans leur chambre de banlieue. Je parie que ces séries sauvaient beaucoup de jeunes hommes, leur procurant un sentiment de fierté, au lieu de les réprimander pour leur temps passé devant les écrans.

Le recours croissant aux récits médiatiques pour façonner l’opinion publique, souvent au détriment de la vérité, est contre-productif. Comme l’a averti George Orwell dans 1984, ce n’est qu’en s’accrochant à des vérités fondamentales – comme le simple fait que deux plus deux font quatre – que l’on peut affirmer son indépendance, son esprit critique et résister à la manipulation des puissants – qui aimeraient tant nous maintenir tous dans un état d’adolescence permanente.

Métamorphose

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Déjà la rentrée littéraire, avec une pluie de publications. Pourquoi choisir Feux sacrés, le livre de Cécile Guilbert, plutôt qu’un autre ? La spiritualité hindoue, comme solution à ses problèmes personnels ? Comme fuite face à l’épuisement occidental ? Peut-être le soleil rouge et dément au-dessus des bûchers de Bénarès offre-t-il la purification salvatrice. Peut-être les bords du Gange permettent-ils de démêler l’essentiel de l’inutile. Cécile Guilbert cite Henri Michaux qui, dans Un barbare en Asie, s’écrie : « Je sors, je vais aux Indes ». Voilà, c’est ce que nous propose Guilbert, essayiste et romancière : la suivre aux Indes, et participer à sa métamorphose qui doit donner un sens à sa vie. Ce n’est pas si simple, il faut du temps, de la curiosité, de nombreux drames à surmonter, accepter de mourir soi-même, après avoir vu ses proches à l’état de cadavre, oser croire qu’il est possible de renaître pour mieux vivre, enfin différemment. Oui, il faut accepter la métamorphose en étant persuadé que l’art, ici la littérature, permet de déjouer le plan immémorial et inéluctable de la mort.

Découvrez la rencontre d’Emmanuel Domont avec Cécile Guilbert dans le magazine

Cécile Guilbert, née le 29 novembre 1963, je le précise car les dates et les chiffres ont une importance capitale dans sa trajectoire, rejette rapidement tout conformisme. Sa grand-mère, Lucie, puis sa tante et marraine, Colette, y sont pour beaucoup. Ces deux figures féminines permettent à la jeune fille de rejeter le matérialisme consumériste. Sa grand-mère lui donne des conseils de première importance. « Si tu ressens quelque chose, apprends tout de suite à l’exprimer. » Parfait pour écrire. Ses compagnons sont surtout des écrivains, et ce n’est pas pour me déplaire, je l’avoue. En lisant Guilbert, l’identification est assez facile. Elle ne boit pas à la source du Lagarde et Michard. Elle découvre le sulfureux Tony Duvert, prix Médicis 73, grâce à Emmanuel, son cousin homosexuel, futur suicidé. Comme l’écrit Alain Robbe-Grillet, « la littérature ignore la morale ». Puis elle se plonge dans Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Nietzsche, écrivains majeurs, terroristes dynamiteurs des codes mortifères. Ça permet d’éviter la phrase molle, dégoulinante de bons sentiments, qui a envahi la production romanesque actuelle. Cécile Guibert nous livre un récit autobiographique sans concession, irrigué par l’encre de la subversion – clin d’œil au titre de son remarquable essai sur Saint-Simon. Son style est nerveux, sa puissance sèche. Il a d’ailleurs plu à Philippe Sollers, son premier éditeur. Au passage, elle lui rend hommage avec intelligence. Les pages consacrées à la découverte de Delhi sont grandioses. On y est, et l’on ressent « cette intense sensation de lessivage psychique. » Mais le plus dur reste à venir pour s’ouvrir à cette Vita Nova recherchée avec l’angoisse des sensibles. La mort dramatique de son petit frère est sûrement l’instant poignant du récit. Son corps putréfié, dont le linceul est un costume pied-de-poule, retrouvé dans son appartement, rappelle non seulement l’absurdité de la vie mais aussi la solitude, cette vieille compagne collée à nos basques. Il y a enfin l’agonie de son père, ancien nageur de combat, qu’elle n’a presque pas connu puisqu’il a filé peu après sa naissance. Elle écrit : « Il y a longtemps que j’ai accepté sa mort et ne l’identifie plus à son corps, je suis prête. » Ce livre interroge, bouscule, dérange, émeut. Il permet surtout d’atteindre à l’équanimité, ce qui n’est pas rien. Il permet également de nous faire espérer que les êtres que nous avons aimés, ou révérés, ne sont pas absents. Ils sont là, mais invisibles.

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset. 400 pages

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Fuir ce monde

Nathan Devers a le don de capter l’air du temps. Avec Surchauffe, il brosse le portrait d’une société au bord du gouffre où certains refusent de jouer le jeu.


Nathan Devers a une rentrée chargée. L’ex-chroniqueur de CNews, par ailleurs éditeur de la revue La Règle du jeu, peaufine un nouveau concept télé et s’apprête à inaugurer une émission de débats sur France Culture. Le jeune homme a du talent. Normalien et agrégé de philosophie, il est l’auteur, à 27 ans, de plusieurs livres dont Penser contre soi-même, essai très remarqué dans lequel il racontait comment, de futur rabbin, il était devenu écrivain. Son nouveau roman, Surchauffe, s’inscrit dans le droit fil des Liens artificiels, lequel avait pour thème le métavers. Mais le monde qu’il décrit cette fois ne flirte plus avec la science-fiction, il est celui que nous connaissons.
Le romancier choisit de se glisser dans la peau d’une jeune trentenaire, cadre exemplaire d’un grand groupe immobilier, qui frôle le burn-out. Trop de mails, de réunions chronophages, d’objectifs inatteignables, une hiérarchie qui semble avoir pour objectif de la broyer. Son supérieur, qui a dû mettre ses ambitions politiques sous le boisseau, est un prototype du genre. Jade est son souffre-douleur. À son mal-être, la jeune femme donne un nom : la surchauffe. « La Spirale angoissée de cette vitesse folle, de ce chaos de lien, de cette hâte sans but qui me sépare de tout. La Spirale, ou plutôt devrais-je dire “la Surchauffe”, ce sentiment que ma réalité, celle qui m’environne, est sur le point d’imploser. »
Un sentiment dont on a tôt fait de reconnaître qu’il nous habite tous ou presque dans un monde en perte de repères où tout s’accélère. Infos qui tournent en boucle. Politiques uniquement préoccupés par leurs scores dans les sondages. Fake news. Conflits dévastateurs. Enjeux climatiques anxiogènes. En un mot : un monde en perdition que Nathan Devers décrypte sans édulcorer ni forcer le trait. Difficile de tenir dans une société dont la valeur ultime est le consumérisme.
Dans ce combat quotidien qu’est devenue sa vie, Jade ne peut espérer aucun soutien de son mari, chroniqueur obnubilé par l’audience de ses émissions et son nombre de followers. Nathan Devers connaît bien le monde de la télévision. La critique implicite qu’il en fait est savoureuse. Tout comme celle, bien au-delà de l’univers audiovisuel, de la gent masculine. Ne reste qu’un îlot de lumière. Une île mystérieuse épargnée par la modernité. L’île de North Sentinel. Situé dans l’archipel indien des Andaman, ce lieu qui existe bel et bien est l’un des derniers bastions n’ayant pas changé depuis l’aube de l’humanité ; pour une raison fort simple : ses habitants, des chasseurs-cueilleurs soucieux de se préserver de la modernité, ont assassiné ceux qui ont tenté d’en fouler le sol. Ce fut notamment le cas du missionnaire John Allen Chau en 2018. Mais cela n’arrête pas Jade, partie en repérage sur ces terres sauvages en vue de l’édification d’un hôtel de luxe, qui trouve là une raison de vivre et un sujet de livre. Radiographie brillante de notre époque, Surchauffe est un roman captivant qui célèbre la nécessité d’un retour à l’instant présent sans jamais verser dans l’angélisme. Un page-turner littéraire et poétique porté par un lyrisme puissant.

Surchauffe, Nathan Devers, Albin Michel, 2025. 336 pages

Surchauffe: Prix du Jury 2025 - La forêt des livres

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Au Brésil, l’âme de la Confédération sudiste subsiste

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Sur cette photo prise le dimanche 26 avril 2015, des descendants des Américains du Sud Philip Logan et de son épouse Eloiza Logan posent pour des photos lors d’une fête célébrant le 150ᵉ anniversaire de la fin de la guerre de Sécession, à Santa Bárbara d’Oeste, au Brésil. Chaque année, des milliers de personnes participent à l’événement, notamment de nombreux descendants des dizaines de familles qui, attirées par les offres de concessions de terres du gouvernement brésilien, se sont installées ici entre 1865 et environ 1875, ainsi que des amateurs de musique country, des passionnés d’histoire et des habitants ayant une envie de biscuits étasuniens... © Andre Penner/AP/SIPA

Chaque année, la Festa dos Confederados réunit à Santa Bárbara d’Oeste les descendants des Sudistes installés au Brésil après la guerre de Sécession. Entre folklore revendiqué et héritage esclavagiste évidemment contestable, la fête ravive les tensions sur la mémoire et le racisme au Brésil.


Tous les ans, à Santa Bárbara d’Oeste, au Brésil, une foule bigarrée se presse autour d’un cimetière centenaire. Hommes en bottes et stetsons, femmes en robes à crinoline, jeunes danseurs arborant fièrement le drapeau confédéré : la Festa dos Confederados (fête des Confédérés) a des airs de bal costumé. Mais, derrière les sourires et les barbecues, les odeurs de steaks grillés et les airs de violons et d’accordéons se cache une mémoire lourde, qui divise le Brésil contemporain.

Quand le Brésil était un refuge pour migrants sudistes

En avril 1865, l’armée confédérée est vaincue, contrainte de signer sa reddition. Basé sur le commerce de l’esclavage, c’est tout un mode de vie qui s’écroule pour des milliers de planteurs de coton. Refusant de se soumettre à la Reconstruction et aux ordres humiliants de l’Union, certains vont chercher ailleurs une terre où reproduire leur modèle économique et social. Jeune nation indépendante depuis cinq décennies, l’empire brésilien de Dom Pedro II va alors devenir un refuge pour ces sudistes qui retrouvent toutes leurs privilèges perdus. Non seulement le pays maintient encore l’esclavage, mais il propose des avantages attractifs: terres fertiles achetables à un coût dérisoire, transport facilité, exonérations fiscales.

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C’est ainsi que près de 2 000 Américains, principalement originaires de l’Alabama, du Texas et de la Géorgie, s’installent dans l’État de São Paulo. Dans leurs bagages, des esclaves ramenés de force dans leur nouvel habitat tropical comme en témoignent les archives d’époque qui mentionnent également l’achat de captifs raflés sur les côtes africaines, revendus par les roitelets locaux aux navires européens venus s’approvisionner en marchandise humaine. Cette petite société va rapidement s’organiser et récréer tous les éléments d’un « petit Sud » qui entend survivre aux affres de l’histoire envers et contre tout.

En 1867, cette communauté se dote d’un cimetière au décès du premier de ses membres afin de pouvoir enterrer ses défunts selon le rite protestant toléré dans ce vaste empire catholique. Le « Cemitério do Campo » abrite encore aujourd’hui entre quatre et cinq cents tombes, une chapelle œcuménique et de nombreux objets liés à la Confédération, dont un obélisque dressé afin de rappeler cette épopée qui fait aujourd’hui débat dans la société brésilienne. Bien que l’esclavage ait été aboli en 1888 par la monarchie par la suite, c’est ici que les descendants de ces confédérés continuent encore de se réunir pour entretenir la mémoire de leurs ancêtres, derniers tenants d’un monde disparu où la hiérarchisation raciale et l’économie esclavagiste jouèrent un rôle central encore longtemps.

Une curiosité touristique

Pendant des décennies, la célébration a été localement vue comme une curiosité historique et un attrait touristique. Mais, avec l’apparition du Black Lives Matter (BLM) aux États-Unis, la visibilité publique du drapeau et des symboles confédérés a déclenché des critiques croissantes de la part des mouvements antiracistes, d’élu(e)s et de la société civile brésilienne. Le débat local s’est rapidement durci entre défenseurs d’une « tradition » commémorative et partisans d’une réévaluation critique du passé.

Pour les descendants des Confédérés, cet héritage, qu’ils célèbrent, n’a rien à voir avec l’esclavage. Rogério Seawright, ancien président de Fraternité des Confédérés, affirme que leur apport réside dans « les écoles, les hôpitaux, la pastèque Georgia Rattlesnake », et rejette toute accusation : « Cet héritage d’esclavage appartenait déjà au Brésil. » Il défend aussi le drapeau confédéré, symbole selon lui de leur origine.

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Mais face à ce discours, la contestation est de plus en plus vive. Les détracteurs de cette cérémonie ont réclamé que les rues rappelant ce passé sudiste, telles que Pyles, Crisp, MacKnight et Jones, soient renommées afin d’effacer toute trace de cet américanisme controversé. L’ancienne députée Erica Malunguinho a obtenu l’interdiction de ce drapeau, jugé lié au suprémacisme blanc et au Ku Klux Klan. Les tensions entre les deux communautés se sont accentuées après la visite de l’ancien député Eduardo Bolsonaro, fils du président du même nom accusé de tentative de putsch, à Santa Bárbara, soutenue par la Fraternité. En réaction, la conseillère municipale Esther Moraes (Verts) et des associations ont proposé de bannir avec succès tout symbole « raciste » des événements publics. Pour la militante Silvia Motta, l’enjeu est clair : « Tout ce qui appartient à la population noire est effacé » par les descendants des esclavagistes, d’après elle.

Le changement de gouvernance lors des dernières élections présidentielles dans le pays (2022) ont permis aux associations d’obtenir finalement gain de cause. Depuis janvier 2025, la Festa dos Confederados a décidé de se défaire définitivement de son passé et de s’appeler « Fête des Américains ». Les drapeaux confédérés de la ville ont tous été recouverts de peinture, comme le symbole arborant un obélisque au centre-ville, portant les noms de famille des soldats sudistes. Interrogés, le nouveau dirigeant de la Fête, Marcelo Sans Dodson, explique que la fête sera désormais axée sur la célébration de l’immigration américaine dans son ensemble, et non plus seulement de leur passé lié à la guerre de Sécession… Même si on peut encore y entendre Dixie, l’hymne confédéré, entonné par les descendants de ces colons, grimés tel qu’on peut le voir dans le film Autant en emporte le vent. Un peu comme en avril dernier où les Américains ont commémoré le 160e anniversaire de la reddition sudiste, à Appomattox. La Festa dos Confederados illustre parfaitement la persistance des tensions raciales au Brésil à l’heure où les États-Unis réhabilitent les noms et statues confédérées déboulonnées: sous couvert de folklore et de costumes pittoresques, elle recycle un imaginaire qui glorifie l’ordre ségrégationniste d’hier. Quoiqu’on en pense, elle reste plus que jamais le miroir de l’histoire brésilienne: une société qui, aujourd’hui encore, peine à regarder en face ses propres fondations et son histoire avec le recul que cela impose.

L’Intelligence artificielle, ou le réenchantement du monde pour les nuls

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L'ingénieur français Arthur Mensch, cofondateur de Mistral AI, Paris, 10 février 2025 © Michel Euler/AP/SIPA

On savait notre chroniqueur farouche détracteur de l’Intelligence Artificielle qui permet à tant de journalistes d’écrire des articles bien informés et vides de sens. Le voici qui craint désormais une déculturation massive, une perte sans précédent de compétences. N’exagère-t-il pas ?


Dans un article récent du Figaro, Luc Ferry explique que l’utilisation massive de l’IA entraîne déjà chez les étudiants un « Deskilling », une perte de compétences et de savoir-faire (« skills »). À quoi bon apprendre, estiment-ils, si une machine est « plus performante qu’eux dans tous les domaines de l’intelligence et du savoir ? » 

Et d’ajouter, dans un style exclamatif assez peu philosophique :
« 88 % des étudiants font faire leurs devoirs par ChatGPT ! Les derniers modèles d’IA permettent en outre de contourner l’interdiction de tricher: il suffit d’une oreillette et d’un smartphone bien cachés pour soumettre discrètement les sujets de l’examen à une IA et obtenir les réponses tout aussi discrètement en quelques secondes. Cette situation est désormais réelle. Elle a été constatée lors d’un examen de l’ULB, l’université de Bruxelles, le professeur ayant demandé à ses étudiants, pour défendre le principe de l’égalité pour tous, de découvrir leurs oreilles afin d’éviter la triche que permet l’usage d’oreillettes dissimulées. Sa demande, bien légitime, a suscité une incroyable polémique, les étudiantes voilées ayant déposé un recours contre lui au nom de la liberté religieuse ! »

Un joli prétexte pour rester voilées et tricher.

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Mais l’ancien ministre reste au seuil de la compréhension du problème. L’IA n’est pas seulement un outil. C’est une divinité.

On se souvient que Max Weber, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), avait théorisé le « désenchantement du monde » : après une phase primitive où tout est signe divin (fétichisme), l’humanité est passée par une phase polythéiste, avec des dieux spécialisés, puis monothéiste, avec un Dieu tout-puissant, et enfin une phase athée, où l’homme est son propre dieu. Nous en sommes aujourd’hui, depuis que l’informatique domine nos vies, à une phase égothéiste, où nous pensons être grands ordonnateurs de la pensée, alors que nous sommes les esclaves des ordinateurs auxquels nous demandons humblement des réponses à nos questions. La servitude volontaire dont parlait La Boétie nous tend ses bras et ses micro-processeurs.

Les médecins déjà avouent que l’IA est bien plus forte qu’eux pour diagnostiquer des maladies non encore perceptibles par les outils ordinaires. Les étudiants se confient aux machines pour étudier à leur place. Les journalistes, subventionnés ou non par les fabricants de merveilles, chantent les louanges de ChatGPT dans des articles écrits… par ChatGPT.

J’ai déjà tenté d’expliquer qu’il s’agit là d’une illusion extrêmement dangereuse — et d’autant plus dangereuses que la « Gen Z », ou génération Z, arrive aux manettes — et dans les salles de profs, où elle prépare ses cours avec l’IA, pense avec l’IA, et corrige avec l’IA des copies écrites avec l’IA. Mal formés par des enseignants qui ont baissé les bras devant des politiques de médiocrité généralisée, ces nouveaux boomers confondent compétences et savoirs. L’IA est sans égale dans le domaine des compétences. Elle est nulle dans le domaine du savoir. Au point que Raphaël Enthoven, qui n’est pas exactement Aristote ni Kant, a enfoncé ChatGPT il y a deux ans en proposant une dissertation de baccalauréat infiniment plus élaborée que ce que proposait la machine, réglée pour se limiter à une médiocrité de bon ton. Inintelligence artificielle, disais-je…

La fin du facteur humain

Ah oui, les médecins s’en remettent à l’IA ? Et les futurs docteurs se fient aux machines pour élaborer des diagnostics ? Demandez-leur donc comment elles annoncent à un patient atteint d’un cancer du pancréas qu’il va mourir dans un délai de six à neuf mois. Avec quelle délicatesse elles lui fourniront immédiatement des modèles de testaments.

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Sans compter que la machine, à laquelle on a intégré nécessairement la question du coût des traitements, vous abandonnera en rase campagne si elle estime votre survie trop onéreuse pour la société. Déjà que sans IA on a multiplié les déserts médicaux…

L’IA signe la fin du facteur humain. Jadis les dieux (ou le dieu) trônaient au-dessus des homes. Désormais c’est un outil de plastique qui est installé dans les foyers comme une divinité tutélaire, disponible dans la poche des pantalons comme autrefois les dieux lares. C’est le totem du New Age.

Les machines ont leur utilité — elles sont les Pic de la Mirandole de la modernité. Monsieur-Madame Je-sais-tout. Des machines dégenrées, un rêve de jobards LG-hébétés. Pas de quoi briser les ordinateurs, les smartphones, les montres connectées et autres merveilles auxquelles nous soumettons notre humanité. Mais il est essentiel d’expliquer que notre humanité ne sera jamais réductible à une mémoire artificielle — parce qu’elle est par définition dépourvue d’émotions. Et c’est ce qui fonde notre humanité.

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Quincy Jones, l’homme qui murmurait à l’oreille des notes

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Le musicien américain Quincy Jones (1933-2024) © Effervescence / FTV.

Demain soir, lundi 22 septembre, sur France 4, sera diffusé à 21 h 05 le documentaire « Music Man » réalisé par Olivier Lemaire et raconté par MC Solaar sur la carrière et la vie de Quincy Jones (1933-2024), des caves de Saint-Germain-des-Prés à Thriller, de la ségrégation musicale aux 28 Grammy Awards, du producteur de Bad aux salles de cinéma. Monsieur Nostalgie l’a vu en avant-première. Et vous le recommande vivement.


On a beau chercher. Essayer de trouver la recette de Quincy. Du son Quincy Jones. On n’y comprend rien. Les plus érudits se perdent en conjectures. Le génie ne s’explique pas. On s’incline devant lui. Un point, c’est tout. De l’intrication des notes à la mélodie brillante. Du clinquant apparent à cette multitude de strates enfouies. C’est un mystère. Les contraires s’assemblent. Les certitudes volent en éclat. Chez Quincy, deux forces de même intensité se percutent pour créer une nouvelle identité musicale. Il y a d’un côté, le rythme, la scansion, la tension dramatique, un punch qui vous fait lever de votre chaise pour bouger les bras et les jambes, vous l’entendez cette basse satanique et ses cordes diablesses, les cuivres crient famine, la colère du ghetto de Chicago est alors comprimée, transfigurée en une invention, Quincy écrit une nouvelle langue ; on nage d’abord en plein bebop, une cool attitude matinée de funk et de disco va bientôt vous atteindre, déferler sur votre cerveau, impossible d’y résister, cette eau vive irriguera votre corps. Quincy a plus d’un tour dans son cahier de solfège, il ne dédaigne pas les affabulations électroniques, il sait tout faire, diriger un orchestre symphonique comme lui a appris Nadia Boulanger ou chercher dans la puissance des ordinateurs, d’autres couleurs, d’autres percussions intérieures, d’autres voies lumineuses.

A lire ensuite, du même auteur: Redford, la classe américaine

Quincy est un dieu-arrangeur de Sinatra au Prince de Bel-Air, il peut tout s’autoriser. De la Bossa qui flirte avec des langueurs funky. De la pop sirupeuse qui fermente comme un vieux Rock. N’essayez pas de l’enfermer, de le réduire à un groove particulier, à une Soul charnelle ou à un rôle de faiseur de hit-parades. Ce serait une erreur. Quincy est un producteur qui possède toutes les cultures, celles héritées de son enfance pauvre, celles de la ségrégation où les noirs avaient interdiction de toucher aux cordes dans un pays qui se disait pourtant libre, celles des clubs de jazz, du compagnonnage avec Count Basie, Ray Charles son vieux complice, Dizzie, Lionel Hampton ou Sarah Vaughan, mais il est aussi immergé dans la musique classique, Debussy est là, en décalque, en apnée féérique et puis toutes les autres tendances que lui seul voit venir à l’horizon. Quincy est un mixologue inventif, disruptif et solaire. Il précède les modes. Les ténors du hip-hop, Snoop, Ice-T, Dr. Dre et les autres savent ce qu’ils lui doivent. Ils le sampleront jusqu’à leur mort. Il est le Sound Master de leur Sound Blaster. Dans son shaker, on retrouve toute une palette de sentiments contrastés, l’envie de faire la fête, de se désarticuler sur la piste, de nager nu dans le Pacifique et puis, en contrepoint, en rêverie, une mélancolie songeuse fait dériver votre cerveau très loin sur les rives de l’enfance. Quincy passe au tamis toutes les musiques, peu importe les genres, les instruments, les latitudes, les identités, il les façonnera à son instinct. C’est un diamantaire. Le documentaire d’Oliver Lemaire porté par la belle voix chaloupée de MC Solaar réussit à résumer en une heure une vie professionnelle aussi riche et surtout donne envie d’écouter ou de réécouter l’œuvre de Quincy. Une année n’y suffirait pas. Mon souhait le plus cher serait de plonger durant des mois dans sa caverne magique. Je commencerais par « The Dude », son album-signature et je retournerais voir son « Back on the block » de la fin des années 1980, je ne pourrais faire l’impasse sur les tubes tractopelles de Michael Jackson et de George Benson.

Avec Michael Jackson, capture d’écran.

Avant de m’endormir, chaque soir, je prendrais une dose de « Summer in the city ». Après Quincy sorti sur Netflix en 2018[1] et « The Greatest Night in Pop » qui raconte la genèse de « We are the world » avec Lionel Richie[2], « Music Man » est un voyage délicat, très bien écrit, élégant qui se regarde avec plaisir. Le documentaire n’oublie pas de rappeler que la France a toujours tenu une place de cœur dans la carrière de Quincy en soulignant ses liens fraternels avec Eddie Barclay, Aznavour ou Henri Salvador. Les musiciens noirs qui débarquèrent à Paris dès les années 50 furent accueillis à la hauteur de leur talent. Il y a un tout petit peu de France dans le succès planétaire de Quincy, un goût pour la liberté.

Lundi 22 septembre à 21h05 sur France 4
52 minutes
https://www.france.tv/documentaires/


[1] https://www.netflix.com/fr/title/80102952

[2] https://www.netflix.com/fr/title/81720500

À la recherche de Pierre Loti

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L’écrivain français Pierre Loti (pseudonyme de Julien Viaud, 1850-1923) dans sa villa de Rochefort-sur-Mer. Illustration parue dans Je Sais Tout (magazine, 1909) © Cci/Shutterstock/SIPA

« Le Monde selon Pierre Loti », le documentaire de Michel Viotte diffusé le 26 septembre sur France 5, est remarquable


Parrainé par un Stéphane Bern dont les propos liminaires célèbrent « l’écrivain voyageur à l’imagination fertile » […], « cet insatiable curieux [qui] a navigué sur presque toutes les mers, partant à la découverte de terres parfois quasi inexplorées, de lieux et de peuples qu’il voulait encore authentiques, lui dont l’âme romantique le portait vers le passé », l’ouvrage Les vies de Pierre Loti,  paru sous les auspices des Editions de La Martinière au moment même où rouvrait sa fameuse maison rochefortaine, restaurée comme l’on sait après plus de douze ans de fermeture, constitue bel et bien ce viatique indispensable à qui veut comprendre les relations complexes entre l’officier de marine et l’homme de lettres, le très talentueux dessinateur et bon pianiste, le chineur compulsif et l’hédoniste intempérant, le protestant et l’athée idolâtre des sites sacrés, l’ascète et l’amphitryon travesti, le bourgeois déclassé devenu célèbre et fortuné par la grâce de sa plume, le docte académicien et le nomade en burnous, en costume de spahi, en tenue d’ Albanais voire même en feuille de vigne…

Imaginaire débridé

Car ce n’est pas le tout de pénétrer, à Rochefort, sise rue Chanzy, dès longtemps rebaptisée « rue Pierre Loti », dans le scrupuleux capharnaüm de l’illustre Maison de Loti, et d’en savourer l’exubérance épicée, l’exotisme éclectique, la surprise délibérée des agencements. Encore faut-il, pour comprendre les ressorts de cet imaginaire débridé, cristallisé derrière la sobre modénature d’une façade en pierre de taille à la blondeur emprunte de respectabilité, larguer les amarres de Rochefort et voguer aux antipodes, dans le sillage de Loti. Illustré de près de quatre cents documents iconographiques – photos de et par Loti, superbes dessins et aquarelles de Loti encore, ou gravures réalisées d’après lui, affiches, caricatures d’époque, pages manuscrites, cartons d’invitation et autre menu de ce « dîner Louis IX » arrosé «  de plusieurs vins, de cervoise et d’hydromel », couvertures de L’illustration, du Petit journal ou de l’hebdomadaire Le Monde illustré… – le « grand format » que voici part à la recherche de Pierre Loti : à travers lui, il nous fait miraculeusement retrouver ce temps perdu.

Rédigé d’une belle plume sous l’attentif patronage d’Alain Quella-Villéger, spécialiste émérite de l’auteur d’Aziyadé, de Pêcheur d’Islande ou de Mon frère Yves, le texte de Michel Viotte invite le lecteur, contrepoint de cette fabuleuse iconographie et des scrupuleuses notices qui l’accompagne, à un voyage dans ce passé pour nous tout à la fois si lointain et si proche, sous toutes les latitudes où Loti démultiplia son existence dans tous les Orients du globe, de l’île de Pâques à la vallée du Nil, de Dakar à Istambul, du Tonkin au Japon, de l’Algérie française aux Indes britanniques…

A lire aussi: Quincy Jones, l’homme qui murmurait à l’oreille des notes

Cette invite à acquérir le précieux volume des Vies de Pierre Loti, votre serviteur l’accompagne de celle, encore plus pressante, de visionner Le monde selon Pierre Loti, passionnant documentaire, également cosigné Viotte & Quella-Villéger. Nourri d’éloquents et superbes documents et images d’archives, ce film parvient, en moins d’une heure, à entrecroiser avec beaucoup de finesse le récit biographique, la chronologie des voyages, la carrière de l’officier de marine et ses amitiés viriles, le regard sur l’œuvre romanesque mais également sur l’essayiste et journaliste controversé que fut l’académicien, le contexte historique et géopolitique du temps, la visite de la maison de Rochefort et l’évocation des fêtes déguisées qui s’y donnaient, comme des villégiatures basques ou bretonnes, l’approche sans détour des ambiguïtés libidinales et des hantises métaphysiques propres au personnage…  Chose rare par les temps qui courent, la production a su résister à la profonde débilité du genre docu-fiction, ce nouveau formalisme télévisuel où ici, quelque médiocre acteur aurait pu cachetonner sous l’apparence douteuse d’un « Pierre Loti » inséré dans  des reconstitutions improbables…

Non seulement on échappe donc à ce travers désastreux, mais Le monde selon Pierre Loti  est la promesse d’alimenter encore votre rêverie sur de bonnes bases d’érudition. Et, sait-on jamais, l’occasion d’inciter les jeunes générations à lire Loti dans le texte ?  Rendez-vous au 22 septembre, en deuxième partie de soirée sur France 5, ou ensuite à la demande sur France.tv.


En librairie : Les vies de Pierre Loti, par Michel Viotte, avec la collaboration d’Alain Quella-Villéger). Avant-propos de Stéphane Bern. Editions de La Martinière,  240p. 2025.

Les Vies de Pierre Loti

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A voir : Le Monde selon Pierre Loti, documentaire de Michel Viotte (co-écrit avec Alain Quella-Villéger). France, couleur, 2025.  Durée : 52mn. Vendredi 26 septembre à 22H35 sur France 5 et sur france.tv à la demande.

Turning Point Paris ?

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Erik Svane, blogueur, et le chat Jixie en renfort du trumpisme français, Paris, 19 septembre 2025 © Wilson T

Après son assassinat, les Américains rendent un hommage géant à Charlie Kirk en banlieue de Phoenix, dans l’Arizona, ce dimanche. À Paris, vendredi soir, des militants français de la droite radicale s’étaient réunis dans le centre de la capitale.


Vendredi 19 septembre, à 18 h, la statue de La Fayette, située à deux pas de la place de la Concorde et du Grand Palais, s’ennuyait moins que d’habitude. À ses pieds, environ cinq cents participants étaient venus rendre un hommage trumpiste à Charlie Kirk, la jeune star du conservatisme américain assassinée le 10 septembre en plein discours.

À mi-chemin entre liturgie trumpiste et revival protestant, l’ambiance était résolument américaine : banderoles étoilées, minute de silence, prières, discours ponctués de références bibliques, citations de Burke et de Tocqueville… Le tout rythmé par l’hymne américain, régulièrement interprété par une cantatrice italienne déjà sollicitée lors du tournoi de NBA à Paris.

Florian et Laurent, Canadiens, familiers de l’Amérique du Nord ont sorti l’outfit trumpiste pour l’hommage à Kirk. Photo: Lucien Rabouille

Organisé dans l’urgence de l’émotion, le rassemblement a réuni toute la galaxie des trumpistes français, familiers des vidéos de Charlie Kirk bien avant que son assassinat n’en fasse une icône du conservatisme mondial. Au micro se sont succédé Philippe Karsenty, ancien adjoint à la mairie de Neuilly-sur-Seine et animateur du comité Trump France, puis Kate Pesey, directrice de la bourse Tocqueville, qui « perpétue l’héritage intellectuel d’Alexis de Tocqueville » en envoyant chaque année de jeunes gens prometteurs découvrir le modèle politique américain. Elle a déclaré mener un combat « contre les forces anti-chrétiennes », tandis qu’un abbé venu spécialement a fait réciter un Notre-Père, le tout sous une banderole « Je suis Charlie » en hommage aux laïcards de Charlie Hebdo. Singulier syncrétisme : un brin de biblisme américain mêlé à l’esprit voltairien français.

Biblisme américain et « Je suis Charlie »

En France, on sépare volontiers politique et religion. Ce soir-là, la droite s’était mise à l’heure américaine et brouillait les frontières. La militante féministe Marguerite Stern, poing et chapelet levés, évoqua le « martyre » de Charlie Kirk et invoqua sa présence « mystique », tout en faisant applaudir à tout rompre la décision de Donald Trump de classer les Antifa comme organisation terroriste. Randy Yaloz, pour Republicans Overseas (association qui regroupe les membres du Parti républicain expatriés), rappela le goût de Kirk pour les débats difficiles – le jeune homme avait fait de la confrontation en terrain universitaire hostile sa marque de fabrique. Un orateur rappela que Moïse, bègue à ses débuts, dut apprendre à bien parler pour convaincre Pharaon : « On affûte mieux ses arguments dans la confrontation d’idées. »

A relire, Nicolas Conquer: Assassinat de Charlie Kirk, le point de bascule

Damien Rieu, l’influenceur identitaire, adopta parfaitement le ton à l’américaine avec séquence émotion et évocation de la famille du militant assassiné : « Chers enfants d’Erika et Charlie Kirk, votre père n’était pas seulement le plus brillant débatteur de notre camp : il était d’abord celui qui vous portait sur ses épaules, qui vous lisait des histoires, qui priait pour vous chaque soir. » Dans ce climat où la foi se mêlait à l’action politique, la conclusion paraissait presque naturelle : le « martyre » de Charlie Kirk, ainsi que le rappelait Tertullien pour les premiers chrétiens, deviendrait lui aussi « semence de chrétiens » – mais de chrétiens… trumpistes.

Réunion de famille

Trump et la droite américaine comptent déjà quelques fans en France. Sur place, un public varié : quinquagénaires catholiques pratiquants de l’Ouest parisien en perfecto, Franco-Américains, fans de Trump français, bikers arborant casquette MAGA et bannière étoilée en bandoulière, mais aussi quelques militants issus des syndicats étudiants comme la Cocarde (RN-compatible) ou l’UNI (LR-compatible). La députée IDL (Identité et libertés) Anne Sicard, proche de Marion Maréchal, avait également fait le déplacement. Plus inattendu, on croisait aussi quelques jeunes du « lycée autogéré » de Paris, venus anonymement mais sensibles aux discours sur la « liberté d’expression » et les « risques personnels et professionnels » encourus par les militants conservateurs.

Beaucoup avaient déjà découvert les influenceurs MAGA ou conservateurs américains sur Internet. Outre le défunt Charlie Kirk, les vidéos de PragerU (dont un message a été lu à la tribune) ou celles de Joe Rogan, populaires aux États-Unis, ont aussi trouvé un public à l’étranger. Ces contenus ont contribué à ramener une partie du vote jeune, traditionnellement acquis aux démocrates, vers le Parti républicain en 2024 et joué un rôle décisif dans la victoire de Trump.

Un Turning Point à la française ?

Le Franco-Américain Nicolas Conquer, maître de cérémonie, diffuse activement les idées de la droite américaine en France. Par son style et son verbe facilement identifiables, il est devenu depuis les élections de 2024 le visage et la voix du trumpisme hexagonal. Dans sa conclusion, il a appelé de ses vœux à reprendre en France le combat de Charlie Kirk pour la liberté d’expression et le conservatisme. De là à envisager un Turning Point USA à la française, du nom de la plate-forme politique fondée par Kirk ? À la tribune, Conquer a loué la capacité qu’avait Kirk à lever des fonds et à bousculer les médias traditionnels.

Mais, un Américain de Floride installé en France tempère l’enthousiasme : « Ce modèle repose sur les fondations privées, la culture du don. Cela n’est certes pas complètement impossible, mais nos cultures politiques sont bien différentes. » La Ve République est en effet moins souple que la Constitution américaine concernant les dons. Outre-Manche, le projet a déjà trouvé un écho avec Turning Point UK. Pourquoi pas ici ? « Le plus tôt sera le mieux », confie une participante. « Il faut nous organiser », assure Nicolas Conquer, qui voit dans le GOP un modèle d’organisation politique capable d’inspirer les partis de droite français et européens, souvent trop centralisés et incapables de lancer de vastes plateformes de diffusion d’idées.

Le GOP américain, une inspiration pour les héritiers français du général de Gaulle, vraiment ? La statue de La Fayette, qui porta jadis les idéaux de liberté de part et d’autre de l’Atlantique, pouvait sourire : pour une fois, c’est Paris qui rejouait la partition américaine.

Edouard Bina, le président de la Cocarde étudiante, venu avec ses troupes militantes.

Que pense la «bande du Bellota» de Bruno Retailleau?

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Sébastien Lecornu et Brigitte Macron photographiés à Jakarta, en Indonésie, le 28 mai 2025 © LUDOVIC MARIN-POOL/SIPA

D’après les indiscrétions du journal Le Monde, « affamé de pouvoir » et de jambon ibérique, le trio constitué par Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin et Thierry Solère formerait désormais le premier cercle d’Emmanuel Macron. Après avoir combattu le projet « Horizons » d’Edouard Philippe, les trois hommes voient assurément d’un mauvais œil les succès et la popularité du ministre de l’Intérieur démissionnaire…


Aucune hésitation à l’idée d’écrire un nouveau billet qui va concerner essentiellement Bruno Retailleau, ses soutiens, ses adversaires compulsifs ou masqués.

Bande des quatre, puis trois…

Parce que le ministre de l’Intérieur répond, par son action, à l’objection trop souvent entendue de sa prétendue absence de résultats. Il me suffit, par exemple, de faire référence à ses succès (évidemment relatifs) dans la politique du maintien de l’ordre, aussi bien pour la France, qui heureusement n’a pas été bloquée le 10 septembre, que pour la manifestation du 18 septembre. J’ai aimé que, dans ses diverses interventions au soir de cette dernière journée, il rappelle aux forces de l’ordre engagées et efficaces que leur seule finalité avait été de permettre l’exercice du droit constitutionnel de manifester, contre tous les casseurs et les Black Blocs.

Les propos d’un Jean-Luc Mélenchon, se vantant d’être un organisateur et un spécialiste du « bordel », sont alors d’autant plus scandaleux qu’il accuse le ministre de favoriser une violence collective qu’il prétend combattre. De telles attaques ne relèvent plus de la joute politique, même la plus vive, mais d’une mauvaise foi abyssale qu’aucun esprit partisan ne parvient à excuser.

A lire aussi: Crise politique: la résistible ascension de Jean-Luc Mélenchon

La raison principale qui me conduit à proposer cet article est que, si l’information est exacte, je voudrais tordre le cou à un complotisme qui serait mis en œuvre par la bande des quatre, familièrement nommée la bande du Bellota, du nom du restaurant parisien Bellota-Bellota. De la part de Sébastien Lecornu, de Gérald Darmanin, d’Édouard Philippe et du mauvais génie Thierry Solère, il s’agirait d’entraver autant que possible le futur de Bruno Retailleau dans ses visées présidentielles, que son socle ministériel demeure ou non[1].

Je prends toujours très au sérieux la politique politicienne, la « poloche » vulgairement qualifiée, parce qu’il ne faut jamais s’imaginer que le destin du pays est mis entre des esprits élevés et des mains nobles, pour ce qui concerne l’ambition de chacun. Il relève, au contraire, de coups fourrés et de la relégation de l’intérêt national au profit de calculs médiocres. Laurent Wauquiez n’est pas dans les quatre mais, contre Bruno Retailleau, il fait tout ce qu’il peut dans ce sens !

Cette bande du Bellota mérite une appréhension sinon nuancée, du moins juste, pour ceux qui la composent et dont la réunion peut surprendre un naïf comme moi, qui ne cesse d’espérer que les amitiés politiques devraient parfois céder le pas à l’éthique.

J’ai déjà dit à quel point le rôle de Thierry Solère auprès du président de la République et du Premier ministre, hier officiel, devenu officieux, tout d’entregent, de connivence et de tentation, était choquant si on veut bien considérer qu’une personnalité multi-mise en examen n’est pas la plus appropriée pour des manœuvres qui se rapportent à notre vie nationale. Je suis persuadé que Thierry Solère est sympathique, a de la faconde, n’est pas débordé par les convictions et qu’il est doué pour les complicités et fidélités amicales. Mais notre vivier est-il si pauvre qu’on soit obligé de faire appel, pour des tâches importantes, à des auxiliaires au moins discutables ?

Édouard Philippe est très habile, il flotte entre une vague loyauté – qui peut encore servir – à l’égard du président et l’envie de nous faire croire qu’il a mis de l’airain dans sa souplesse et que le Premier ministre d’hier, avec ses erreurs qui ont fait mal, fera surgir en 2027 un chef dont on cherche encore « le programme massif » et une illustration plus revigorante que celle qui l’a conduit à être modeste et pédagogue durant le fléau du Covid…

Gérald Darmanin, dans cette équipe, me pose un vrai problème. Roué, politicien, ambitieux, habité, j’en suis sûr, par la passion d’une droite sociale et populaire, il est en même temps – j’ose le terme – un formidable garde des Sceaux qui n’a que le grand tort, aux yeux de ses adversaires et même, je le crains, de beaucoup de magistrats, d’avoir identifié avec pragmatisme les maux prioritaires de la Justice et de vouloir les éradiquer dans l’urgence. On est passé d’un ministre qui éructait contre le Rassemblement national à un ministre qui est celui de la Justice. Pour moi, il serait navrant que Gérald Darmanin, sans que je sous-estime ses desseins personnels, participât à une offensive concertée contre Bruno Retailleau. On n’est jamais trop, à droite, pour aller dans la bonne direction !

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C’est aussi à cause de cette perception que je n’abonderai pas dans la description du profil d’un Sébastien Lecornu qui ne serait doué que pour les coulisses, les compromis et une politique à horizon « régionaliste », même s’il a été un remarquable ministre de la Défense et qu’il a encaissé avec classe certaines déconvenues gouvernementales.

Oui, déjeuner en paix

Les Républicains attendent beaucoup de lui, et d’abord qu’il ne cède pas trop aux socialistes que je trouve de plus en plus mauvais dans leur fond et leur tactique – fascination/répulsion à l’égard de LFI – pour obtenir un accord de non-censure. Je refuse de tomber dans un sadisme anticipé, se délectant de l’échec du Premier ministre comme s’il était inéluctable – et même désiré.

Il me semble que cette description rapide d’alliés à la fois dissemblables et résolus montre à l’évidence qu’il serait inconvenant de leur part d’assigner l’objectif médiocre de briser net la chance, pour une droite authentique, non seulement de reprendre le haut du pavé républicain mais aussi de laisser espérer, pour 2027, son retour avec la certitude que, pour une fois, ses promesses seraient tenues.

Non pas forcément tous pour un, mais pas quelques-uns mus par des ressorts équivoques contre un. Qu’on ne complote plus au Bellota, qu’on y mange !


[1] https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/09/16/l-irresistible-ascension-du-trio-darmanin-lecornu-solere_6641338_823448.html?random=1828521993

Perchiste ou carpiste?

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Étangs de Méricourt, septembre 2025 © Photo Pascale Pigny

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


J’adore lire, allongé sur le lit. Cela indispose ma Sauvageonne. Elle soutient que s’allonger avec ses vêtements « c’est dégoûtant ». De plus, elle est certaine qu’au final, je vais en profiter pour dormir. L’Ébouriffée a des convictions ; il est difficile de lutter contre. Pourtant, ce dimanche-là, je me sentais l’âme d’un rebelle. « J’ai envie de lire ! », fis-je à son endroit, d’une voix à la fois lasse, plaintive et sensuelle, persuadé que je parviendrais, ainsi, à la convaincre. Elle observa un long silence, se mit à réfléchir très fort. Elle devait m’imaginer allongé, en train de roupiller, avec, sur le ventre Patrick Modiano, Kléber Haedens, Blaise Cendrars ou Roger Vailland. Subtile et rusée comme une fille (qu’elle est puissance 100 ; je lui dis souvent : « Sauvageonne, tu es une vraie fille » ; alors, elle se met à ronronner comme une jeune chatte), elle retourne la situation à son avantage : « Et si on allait lire au bord des étangs de Méricourt, vieux Yak ? On prendra des couvertures », lance-t-elle en secouant sa crinière blonde. « C’est un endroit splendide ; je vais souvent m’y balader avec ma copine Corinne. » Que répondre à ça ? « Si elle y va avec sa copine Corinne, je n’ai plus qu’à obtempérer », songeai-je. Quarante-et-une minutes plus tard, nous nous retrouvâmes sur les rives incertaines (comme eût dit Robert Mallet) d’un magnifique et vaste étang. Nous déployâmes les couvertures et je m’allongeai ; ma moitié préféra réviser la pièce qu’elle joue actuellement au théâtre, confortablement assise sur une chaise pliante. Il faisait beau ; c’était agréable. Bientôt, notre attention fut attirée par un carpiste installé sur la rive d’en face. Il semblait concentré, très concentré en observant le bouchon de sa ligne. Soudain, le fil se tendit ; on aperçut une énorme carpe commune qui se débattait. Un homme équipé d’une caméra surgit d’un bosquet ; il filma la capture du monstre. Pour mettre sur YouTube, sur un site spécialisé dévolu aux carpistes ? Mystère. On ne le saura jamais. Le pêcheur finit par remonter la grosse brune aux écailles brillantes ; il l’emprisonna dans l’épuisette, l’exhiba au caméraman, et, « no kill », la relâcha. Le mot « Fin » apparut sur l’onde verte ; la séance était terminée. La Sauvageonne et moi replongeâmes dans nos lectures. Une heure plus tard, nous décidâmes de rentrer. Alors que nous nous dirigions vers la voiture, nous croisâmes un couple ; l’homme était équipé d’une petite canne à carnassier. Il m’expliqua qu’il revenait de la vieille Somme, toute proche. « J’ai chopé une belle perche ! », me dit-il, souriant. Nous lui racontâmes le carpiste, la capture de l’énorme carpe. « Moi, je n’y vais jamais à la carpe ; ce n’est pas de la pêche. L’étang est rempoissonné régulièrement en carpes ; il n’y a plus rien de sauvage. » Et de sortir la perche de sa musette : « Regardez, ça, c’est du sauvage ! Vous la voulez ? » J’acceptai de bonne grâce. La chair de la perche est l’une des plus fines parmi celles de tous les poissons d’eau douce. Le lendemain, je dépouillais la jolie zébrée pour en extraire deux beaux filets que je trempais dans la panure (deux œufs, lait, chapelure). Un peu d’huile dans la poêle. Ce fut un régal. Est-il nécessaire de préciser que quand j’attrape une perche dans l’étang du Courrier picard, à Longpré-lès-Amiens, je ne pratique pas le « no kill » ; je suis un perchiste, moi Monsieur ; pas un carpiste ! À la casserole, les zébrés ! Ma Sauvageonne me dit que je suis cruel. Ah, les filles !…

Phioto : Philippe Lacoche

Jeunes hommes: tous tueurs nés, vraiment?

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Affiche promotionnelle de la série Netflix Adolescence, diffusée en 2025 © Netflix

Dans la série Adolescence, un petit Blanc de 13 ans sans histoire poignarde une camarade de classe. La diffusion de cette fiction a suscité un vent de panique morale en Angleterre, jusqu’au sommet de l’État. Vue comme une très sérieuse mise en garde contre un fléau montant, cette fable est davantage un sermon contre la masculinité.


« Aucun spectacle n’est plus ridicule que celui du public britannique quand il est en proie à une de ses crises périodiques de moralisme effréné. » Cette citation de l’historien et homme politique victorien Thomas Babington Macaulay décrit parfaitement la manière dont la série anglaise à grand succès Adolescence a été accueillie dans son pays lors de sa sortie sur Netflix au mois de mars.

Une panique morale s’est alors emparée de la population, d’une nature très différente toutefois de celle que l’on avait connue lors de la révolution sexuelle des années 1960. Cette fois, on a assisté à ce qui ressemble à une manipulation de l’opinion par l’État, avec une volonté de fabriquer, bien que de manière malhabile, un consensus qui en réalité n’existe pas.

Adolescence met en scène une famille blanche de la classe moyenne inférieure du nord de l’Angleterre, dont la vie est bouleversée par l’arrestation de son fils de 13 ans, Jamie, qui, apparemment inoffensif, est accusé d’avoir poignardé à mort une camarade de classe avec un couteau de cuisine.

Le premier épisode raconte l’arrestation et l’interrogatoire du collégien par la police. Sa famille, sous le choc, n’arrive pas, pour des raisons compréhensibles, à y croire. Quand, enfin, il se trouve face aux preuves incontestables de la culpabilité de son fils, le père fond en larmes.

Incels

Les épisodes 2 et 3 montrent comment le crime est devenu inévitable : brimé par ses camarades et traité d’« incel » (célibataire involontaire), le garçon tourne mal en découvrant sur internet – à l’insu de sa famille –  la « manosphère », la sous-culture numérique machiste.

Plusieurs séquences frôlent la caricature. L’école de Jamie est en ruine. Le jeune policier qui enquête sur lui doit se faire expliquer par son fils ce que c’est qu’Instagram. Et la scène de l’entretien entre Jamie et une jeune experte psychiatrique, censée être aussi angoissante que la première confrontation entre Clarice Starling et Hannibal Lecter dans Le Silence des agneaux, a inspiré une série de posts hilarants sur X parodiant les tentatives de cette nouvelle infirmière Ratched d’humilier la virilité du garçon.

Dans l’épisode 4, la famille essaie de se redonner du courage en faisant une sortie dans un magasin de bricolage. Dans ce qui ressemble à un épisode des Simpson – les blagues en moins –, les parents et leur fille font tout pour se donner l’impression d’être une famille normale, avant que le père et la mère soient pris de frayeur quand ils réalisent que, malgré la solidité de leur couple et leur amour inconditionnel pour leurs enfants, ils ont permis pendant des mois à leur fils de consulter son smartphone seul dans sa chambre, ce qui a suffi à lui ouvrir la porte du Diable.

Il faut souligner que toute cette histoire est une fiction. Une histoire totalement inventée qui, à certains égards, manque de plausibilité. Rares sont les assassins de 13 ans élevés par une famille stable et aimante. Rares sont les fils de policiers noirs brutalisés à l’école par des petits Blancs arrogants. Invraisemblable est la façon dont Jamie, confronté à la psychiatre, est pris d’accès d’agressivité soudaine qui ressemblent à une possession démoniaque.

Dès la diffusion de cette série, qui ressemble à un sermon laïque contre la masculinité, il a été proclamé de toutes parts qu’Adolescence avait initié un salutaire « débat national ». Le sujet a même été traité à la Chambre des communes. Et la chef de l’opposition conservatrice, Kemi Badenoch, a évidemment choqué les journalistes quand, interviewée par la BBC, elle a refusé de considérer que la série était un reflet fidèle de la réalité et une mise en garde contre un fléau montant.

Doxa progressiste

Bien que je croie qu’Adolescence n’a absolument rien à nous dire sur les vraies causes de l’épidémie de crimes à l’arme blanche au Royaume-Uni, la série est intéressante, car elle offre un cas d’école quant à la capacité alarmante des médias à dicter la doxa.

Certes, la série possède des mérites artistiques. Sa mise en scène est impressionnante, avec un seul plan-séquence par épisode, ce qui crée une dynamique irrésistible et une tension oppressante. Le jeu des comédiens est remarquable, notamment celui de Stephen Graham, également co-auteur du scénario, dans le rôle du père.

Seulement, ce ne sont pas les qualités esthétiques de la série qui ont provoqué des discussions sans fin et poussé le Premier ministre Keir Starmer à demander qu’elle soit visionnée dans les écoles, comme si c’était un film éducatif. Encore une fois, Adolescence n’est pas un documentaire, n’en déplaise au Premier ministre. Peu importe : pour lui la série a juste ce qu’il faut de vraisemblance pour être exploitée à des fins de propagande.

En effet, il s’agit bien de produire un bouc émissaire, de désigner un coupable idéal qui serait le grand responsable de la violence contemporaine, et de détourner l’attention générale des vraies causes. La forme de radicalisation en ligne la plus dangereuse, nous dit cette série, n’est pas l’islamisme, ni même l’extrême droite en tant que telle, mais la manosphère, ce discours issu de la sous-culture numérique, où les hommes parlent entre eux des injustices et impostures du féminisme et se demandent comment ils peuvent réagir. Cette sous-culture existe bien et prend, il est vrai, assez souvent des accents extrémistes. Mais elle est aussi, et tout autant, un exutoire pour les pères divorcés et les garçons frustrés. Pourtant, les autorités la réduisent à un foyer de virilité toxique et de simple misogynie.

Le côté extrémiste et inacceptable de la manosphère s’incarne dans la figure controversée du célèbre influenceur Andrew Tate. Cet ancien champion de kick-boxing, dont les vidéos en ligne attirent des millions de followers, a été accusé de promouvoir une idéologie haineuse et de s’engager dans des projets douteux à la Trump comme des universités en ligne et des cryptomonnaies. Aujourd’hui, il est inculpé pour viol et traite d’êtres humains en bande organisée. Pour de nombreux jeunes hommes, qui se sentent marginalisés, la manière – extrême et inacceptable – dont Tate incarne et prône une masculinité décomplexée est très séduisante. Les autorités en ont fait le bouc émissaire idéal pour faire oublier leurs erreurs et leur complaisance.

Et c’est ainsi que le spectacle d’un meurtre fictif raccordé à un phénomène de société bien réel a permis non seulement de condamner le phénomène en question, mais aussi de justifier la forme de censure et de contrôle des réseaux sociaux que les gouvernements successifs essaient d’imposer depuis des années.

Une fiction Netflix

Ce constat est d’autant plus exaspérant qu’Adolescence a été inspiré par une véritable affaire judiciaire qui n’a rien à voir avec Tate et la manosphère. Il s’agit d’un meurtre commis par Hassan Sentamu, un jeune de 17 ans d’origine ougandaise, qui, en 2023, a poignardé à mort une fille de 15 ans lors d’une dispute à propos d’un ours en peluche devant un centre commercial dans le sud de Londres.

Ce crime est si différent de celui raconté dans Adolescence que la série Netflix constitue une véritable calomnie par rapport au type de famille représenté. Les politiques et commentateurs qui voient dans Adolescence un reflet fidèle de la vie réelle sont totalement à côté de la plaque. Heureusement, le public britannique a très vite compris qu’il y avait anguille sous roche, et à chaque article dans les médias assurant qu’il faut prendre au sérieux la menace suggérée par la série correspond un post sur les réseaux sociaux affirmant qu’on se moque de nous.

Andrew Tate arrive au commissariat de Voluntari, en Roumanie, dans le cadre d’une enquête en cours pour trafic d’êtres humains, 21 mai 2025. AP Photo/Vadim Ghirda/SIPA

Pourtant, on continuera à instrumentaliser Adolescence pour réguler plus strictement le Web. Au Royaume-Uni, presque tous les partis politiques sont d’accord à ce sujet. Il y a deux ans, c’est un gouvernement conservateur qui a instrumentalisé l’assassinat du député David Amess par un islamiste fou en 2021 pour promulguer une loi sur la sécurité en ligne. La mort d’Amess n’avait pourtant rien à voir avec les réseaux sociaux. De la même façon, depuis les émeutes qui, l’été dernier, ont été déclenchées par la tuerie de Southport, le gouvernement travailliste essaie d’étouffer tout débat sur l’immigration de masse, les droits des trans ou le maintien de l’ordre à deux vitesses.

Pendant tout ce temps, on ignore les vrais problèmes auxquels les jeunes hommes font face : l’isolement, la dépréciation de la culture masculine traditionnelle, le déclin des industries manufacturières. Sans parler du décrochage scolaire des garçons par rapport aux filles et la diminution du niveau de testostérone qui ressort des études de santé publique. Pour les autorités, il semble plus urgent de limiter la liberté d’expression en ligne que de s’attaquer sérieusement à ces problèmes. Certes, il y a des forces qui tendent à radicaliser les jeunes au Royaume-Uni, mais elles ne se réduisent pas à une seule sous-culture en ligne.

Netflix n’est évidemment pas le lieu pour traiter de ces questions profondes. C’est une plateforme de divertissement, qui préfère se focaliser sur des récits simplistes et des personnages stéréotypés. Or, pour comprendre et soutenir les jeunes hommes mal à l’aise dans la société, nous n’avons pas besoin de boucs émissaires, mais d’une approche constructive. Ce n’est pas Netflix qui nous la fournira.

Imaginez un instant que les plateformes de streaming fassent volte-face et choisissent de célébrer la virilité positive au lieu de la vilipender. Ce cas a existé autrefois, quand Hollywood mettait en avant la résilience, l’ingéniosité et la camaraderie de héros masculins qui ne doutaient jamais de rien. Les films de guerre classiques montraient des hommes qui travaillaient ensemble pour surmonter les difficultés et qui découvraient ainsi la fraternité d’armes. De même, dans les années 1960 et 1970, le cinéma défendait la figure de l’individu contre les systèmes oppressifs, avec des films anti-autoritaires comme Luke la main froide et Vol au-dessus d’un nid de coucou. Ces œuvres comprenaient le rebelle comme il aimerait être compris, et ne se laissaient pas impressionner par les garçons souffrant d’un léger trouble déficit de l’attention avec hyperactivité.

Je suis sans doute nostalgique des séries télévisées qui mettaient en scène des hommes imparfaits mais héroïques, faisant de leur mieux et triomphant de l’adversité, plutôt que de pleurer en silence dans leur chambre de banlieue. Je parie que ces séries sauvaient beaucoup de jeunes hommes, leur procurant un sentiment de fierté, au lieu de les réprimander pour leur temps passé devant les écrans.

Le recours croissant aux récits médiatiques pour façonner l’opinion publique, souvent au détriment de la vérité, est contre-productif. Comme l’a averti George Orwell dans 1984, ce n’est qu’en s’accrochant à des vérités fondamentales – comme le simple fait que deux plus deux font quatre – que l’on peut affirmer son indépendance, son esprit critique et résister à la manipulation des puissants – qui aimeraient tant nous maintenir tous dans un état d’adolescence permanente.

Métamorphose

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DR.

Déjà la rentrée littéraire, avec une pluie de publications. Pourquoi choisir Feux sacrés, le livre de Cécile Guilbert, plutôt qu’un autre ? La spiritualité hindoue, comme solution à ses problèmes personnels ? Comme fuite face à l’épuisement occidental ? Peut-être le soleil rouge et dément au-dessus des bûchers de Bénarès offre-t-il la purification salvatrice. Peut-être les bords du Gange permettent-ils de démêler l’essentiel de l’inutile. Cécile Guilbert cite Henri Michaux qui, dans Un barbare en Asie, s’écrie : « Je sors, je vais aux Indes ». Voilà, c’est ce que nous propose Guilbert, essayiste et romancière : la suivre aux Indes, et participer à sa métamorphose qui doit donner un sens à sa vie. Ce n’est pas si simple, il faut du temps, de la curiosité, de nombreux drames à surmonter, accepter de mourir soi-même, après avoir vu ses proches à l’état de cadavre, oser croire qu’il est possible de renaître pour mieux vivre, enfin différemment. Oui, il faut accepter la métamorphose en étant persuadé que l’art, ici la littérature, permet de déjouer le plan immémorial et inéluctable de la mort.

Découvrez la rencontre d’Emmanuel Domont avec Cécile Guilbert dans le magazine

Cécile Guilbert, née le 29 novembre 1963, je le précise car les dates et les chiffres ont une importance capitale dans sa trajectoire, rejette rapidement tout conformisme. Sa grand-mère, Lucie, puis sa tante et marraine, Colette, y sont pour beaucoup. Ces deux figures féminines permettent à la jeune fille de rejeter le matérialisme consumériste. Sa grand-mère lui donne des conseils de première importance. « Si tu ressens quelque chose, apprends tout de suite à l’exprimer. » Parfait pour écrire. Ses compagnons sont surtout des écrivains, et ce n’est pas pour me déplaire, je l’avoue. En lisant Guilbert, l’identification est assez facile. Elle ne boit pas à la source du Lagarde et Michard. Elle découvre le sulfureux Tony Duvert, prix Médicis 73, grâce à Emmanuel, son cousin homosexuel, futur suicidé. Comme l’écrit Alain Robbe-Grillet, « la littérature ignore la morale ». Puis elle se plonge dans Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Artaud, Nietzsche, écrivains majeurs, terroristes dynamiteurs des codes mortifères. Ça permet d’éviter la phrase molle, dégoulinante de bons sentiments, qui a envahi la production romanesque actuelle. Cécile Guibert nous livre un récit autobiographique sans concession, irrigué par l’encre de la subversion – clin d’œil au titre de son remarquable essai sur Saint-Simon. Son style est nerveux, sa puissance sèche. Il a d’ailleurs plu à Philippe Sollers, son premier éditeur. Au passage, elle lui rend hommage avec intelligence. Les pages consacrées à la découverte de Delhi sont grandioses. On y est, et l’on ressent « cette intense sensation de lessivage psychique. » Mais le plus dur reste à venir pour s’ouvrir à cette Vita Nova recherchée avec l’angoisse des sensibles. La mort dramatique de son petit frère est sûrement l’instant poignant du récit. Son corps putréfié, dont le linceul est un costume pied-de-poule, retrouvé dans son appartement, rappelle non seulement l’absurdité de la vie mais aussi la solitude, cette vieille compagne collée à nos basques. Il y a enfin l’agonie de son père, ancien nageur de combat, qu’elle n’a presque pas connu puisqu’il a filé peu après sa naissance. Elle écrit : « Il y a longtemps que j’ai accepté sa mort et ne l’identifie plus à son corps, je suis prête. » Ce livre interroge, bouscule, dérange, émeut. Il permet surtout d’atteindre à l’équanimité, ce qui n’est pas rien. Il permet également de nous faire espérer que les êtres que nous avons aimés, ou révérés, ne sont pas absents. Ils sont là, mais invisibles.

Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset. 400 pages

Feux sacrés

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Fuir ce monde

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Nathan Devers. © Pascal Ito/Albin Michel

Nathan Devers a le don de capter l’air du temps. Avec Surchauffe, il brosse le portrait d’une société au bord du gouffre où certains refusent de jouer le jeu.


Nathan Devers a une rentrée chargée. L’ex-chroniqueur de CNews, par ailleurs éditeur de la revue La Règle du jeu, peaufine un nouveau concept télé et s’apprête à inaugurer une émission de débats sur France Culture. Le jeune homme a du talent. Normalien et agrégé de philosophie, il est l’auteur, à 27 ans, de plusieurs livres dont Penser contre soi-même, essai très remarqué dans lequel il racontait comment, de futur rabbin, il était devenu écrivain. Son nouveau roman, Surchauffe, s’inscrit dans le droit fil des Liens artificiels, lequel avait pour thème le métavers. Mais le monde qu’il décrit cette fois ne flirte plus avec la science-fiction, il est celui que nous connaissons.
Le romancier choisit de se glisser dans la peau d’une jeune trentenaire, cadre exemplaire d’un grand groupe immobilier, qui frôle le burn-out. Trop de mails, de réunions chronophages, d’objectifs inatteignables, une hiérarchie qui semble avoir pour objectif de la broyer. Son supérieur, qui a dû mettre ses ambitions politiques sous le boisseau, est un prototype du genre. Jade est son souffre-douleur. À son mal-être, la jeune femme donne un nom : la surchauffe. « La Spirale angoissée de cette vitesse folle, de ce chaos de lien, de cette hâte sans but qui me sépare de tout. La Spirale, ou plutôt devrais-je dire “la Surchauffe”, ce sentiment que ma réalité, celle qui m’environne, est sur le point d’imploser. »
Un sentiment dont on a tôt fait de reconnaître qu’il nous habite tous ou presque dans un monde en perte de repères où tout s’accélère. Infos qui tournent en boucle. Politiques uniquement préoccupés par leurs scores dans les sondages. Fake news. Conflits dévastateurs. Enjeux climatiques anxiogènes. En un mot : un monde en perdition que Nathan Devers décrypte sans édulcorer ni forcer le trait. Difficile de tenir dans une société dont la valeur ultime est le consumérisme.
Dans ce combat quotidien qu’est devenue sa vie, Jade ne peut espérer aucun soutien de son mari, chroniqueur obnubilé par l’audience de ses émissions et son nombre de followers. Nathan Devers connaît bien le monde de la télévision. La critique implicite qu’il en fait est savoureuse. Tout comme celle, bien au-delà de l’univers audiovisuel, de la gent masculine. Ne reste qu’un îlot de lumière. Une île mystérieuse épargnée par la modernité. L’île de North Sentinel. Situé dans l’archipel indien des Andaman, ce lieu qui existe bel et bien est l’un des derniers bastions n’ayant pas changé depuis l’aube de l’humanité ; pour une raison fort simple : ses habitants, des chasseurs-cueilleurs soucieux de se préserver de la modernité, ont assassiné ceux qui ont tenté d’en fouler le sol. Ce fut notamment le cas du missionnaire John Allen Chau en 2018. Mais cela n’arrête pas Jade, partie en repérage sur ces terres sauvages en vue de l’édification d’un hôtel de luxe, qui trouve là une raison de vivre et un sujet de livre. Radiographie brillante de notre époque, Surchauffe est un roman captivant qui célèbre la nécessité d’un retour à l’instant présent sans jamais verser dans l’angélisme. Un page-turner littéraire et poétique porté par un lyrisme puissant.

Surchauffe, Nathan Devers, Albin Michel, 2025. 336 pages

Surchauffe: Prix du Jury 2025 - La forêt des livres

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