Fervent catholique, et se qualifiant lui-même de « catholique identitaire », le directeur de la rédaction du Journal du dimanche plaide pour que les chrétiens français se recentrent sur le cœur du message évangélique et n’aient pas peur de proclamer leur foi. Sans remettre en cause la laïcité.
Causeur. Qu’avez-vous pensé du dernier essai d’Éric Zemmour, dans lequel il appelle à un « sursaut judéo-chrétien » ?
Geoffroy Lejeune. J’ai lu ce livre comme une volonté de réconciliation des juifs et des chrétiens. C’est le Vatican II de Zemmour ! Son ambition est de solder la question de l’antisémitisme catholique pour donner envie aux deux religions historiques de notre pays de s’allier contre l’ennemi commun qu’est devenu l’islamisme. Politiquement, cela a du sens.
Et théologiquement ?
Dans son livre, Zemmour précise bien qu’il n’est pas théologien. Toutefois, d’un point de vue historique, le mot « judéo-chrétien » me semble fondé. Le christianisme s’inscrit dans la continuité du judaïsme, et ces deux cultes ont en commun d’avoir « digéré » la République. Le catholicisme, après avoir été longtemps religion d’État, s’est résolu à ne plus l’être, et le judaïsme s’adapte parfaitement aux lois françaises. Alors que l’islam, lui, n’a pas du tout fait le même chemin. Zemmour a donc raison de parler d’une alliance objective judéo-chrétienne.
Ses adversaires disent qu’il tente de fédérer les juifs et les chrétiens sur le dos des musulmans…
Il ne s’agit pas de combattre les musulmans, mais de leur demander de pleinement accepter toutes les facettes de ce qui s’appelle encore l’art de vivre à la française. Pour l’heure, il faut bien admettre que les cas où l’islam fait bon ménage avec la laïcité sont rares. Malheureusement.
Comment vivez-vous la déchristianisation de la France ?
J’appartiens à une génération de croyants qui, contrairement aux précédentes, se voit comme minoritaire dans un pays où le catholicisme a cessé d’être une matrice. C’est un fait, il faut être lucide. Jérôme Fourquet a mis le doigt sur les indicateurs du phénomène : l’augmentation des crémations, la chute des baptêmes d’enfants, etc. Avant, on avait la foi ou pas, mais on disait que les femmes allaient à la messe pendant que les hommes se retrouvaient dans le bistrot d’en face, et au moment de mourir, tout le monde se raccrochait à la même chose. Ce monde est révolu. J’ai récemment incinéré des gens de ma famille. C’était une chose inimaginable il y a trente ans.
Zemmour écrit cependant que les « formes chrétiennes » demeurent partout autour de nous, notamment dans nos institutions sécularisées : le mariage, les droits de l’homme, les hôpitaux, etc. Que demandez-vous de plus ?
Elles sont partout certes, mais de manière dévoyée. Prenons par exemple les vertus de l’accueil et du partage, essentielles dans le christianisme. Cela n’a jamais signifié qu’il fallait créer SOS Méditerranée ! La République a forgé une religion laïque, qui a feint de s’inspirer de l’Église sur certains sujets, mais l’objectif restait « d’éteindre dans le Ciel des étoiles qu’on ne rallumera plus », pour citer Viviani en 1908. Résultat : aujourd’hui, on fête davantage Halloween que la Toussaint dans notre pays.
C’est donc, comme Zemmour, au nom de la civilisation judéo-chrétienne que vous menez ce que l’on appelle maintenant une « bataille culturelle ». Peut-on dès lors vous qualifier de « catholique identitaire » ?
J’accepte ce terme, mais dans le sens où j’estime que Zemmour l’est tout autant que moi, alors qu’il est juif. Je veux dire qu’il se définit lui aussi comme un Français façonné par le catholicisme.
Cela dit, vous êtes plus jeune que Zemmour et vous êtes éveillé à la politique lors de la Manif pour tous, il y a douze ans. L’identité catholique n’est-elle pas encore plus viscérale pour vous ?
Oui, on a voulu défendre un modèle de civilisation hérité du christianisme et on a perdu. Alors que cela nous semblait inimaginable.
Vous avez perdu, mais à l’image des antimaastrichtiens en 1992, votre défaite s’est muée en victoire idéologique puisque vous avez acquis à ce moment-là une popularité et une visibilité qui ont stupéfait la France entière et qui n’a cessé de croître depuis.
Il y a encore trois mois, j’aurais été moins optimiste que vous. Le catho identitaire que je suis depuis toujours me paraissait alors aussi efficace que Don Quichotte contre les moulins. Seulement, depuis la mort de Charlie Kirk, j’ai changé de perspective. Je dois avouer que je connaissais à peine l’existence de ce jeune homme avant qu’il soit assassiné. Je savais juste qu’il dialoguait sur les campus avec les wokes, ce que je trouvais très intelligent, mais très éloigné des sujets français, car Kirk était un évangélique trumpiste. Et puis j’ai regardé à la télévision la grande cérémonie d’hommage organisée le 22 septembre dans un stade près de Phoenix en Arizona. Ce soir-là, je me suis rendu compte que quelque chose se passait. Je ne suis pas un expert des États-Unis, je parle mal l’anglais et pourtant les messages des différents intervenants m’ont paru extrêmement clairs et familiers. Je pense que n’importe quel catholique sur la planète qui a vu les images de cet événement a eu comme moi une impression de proximité. Il était question de la lutte spirituelle entre le bien et le mal, de la joie de la conversion, du pardon. Le moment qui m’a le plus marqué, c’est quand la veuve de Kirk, Erika, a rappelé que son mari voulait « remplir le paradis », sauver les âmes. Bref, l’application de l’Évangile du début à la fin, pendant quatre heures, aussi bien prônée par des influenceurs de 25 ans que par un président américain de 79 ans.
Tout cela est impensable en France…
Évidemment. Quand Zemmour écrit que la Révolution française nous a amputés de quelque chose, il n’a pas tort. Cela dit, je parie que le christianisme pourrait retrouver de la vigueur dans notre pays si, comme Kirk, il se recentrait sur l’Évangile et son application pratique au quotidien. Charlie Kirk invitait en permanence à aimer son prochain, à pardonner, à aller vers Dieu, à se détourner des drogues, de l’alcool ou du wokisme grâce au Christ.

Vous parlez de « lutte spirituelle entre le bien et le mal ». Mais est-ce qu’on rencontre le mal tous les quatre matins ?
Je pense que le mal est très présent sur terre. Et que le drame de notre époque, c’est qu’on ne croit plus à son existence. Il faut le combattre, aussi bien dans la vie privée que dans la société.
N’est-il pas paradoxal de demander aux musulmans de se plier à la laïcité et en même temps de placer ses prises de position publiques sous le signe de la lutte contre le démon ?
Attendez, je ne remets pas en cause la laïcité, qui d’ailleurs a été inventée par Jésus en personne. Je suis tranquille sur ce sujet. Il n’y a pas d’incompatibilité entre la foi et mon pays, parce que mon pays a été façonné par ma foi. Ensuite, je crois que, dans la France d’aujourd’hui, nous devons lutter contre l’individualisme et le consumérisme. Quand on voit que des SDF peuvent mourir dans nos rues, je me dis qu’il faut réhabiliter les valeurs chrétiennes.
Vous êtes en train de devenir un catho de gauche !
Les cathos de gauche sont comme des poissons volants, ils ne constituent pas la majorité de l’espèce ! Je n’ai rien contre eux, ils ont le droit de penser comme ils veulent, mais je trouve bien souvent que notre époque consacre des « vertus chrétiennes devenues folles », comme écrivait Chesterton. Bref, un sentimentalisme naïf, une charité dévoyée, une absence d’amour pour son prochain (ça, c’est difficile) compensée par une componction peu coûteuse pour le lointain (plus confortable) : c’est ça, la gauche. Et surtout ils passent à côté d’un aspect crucial : l’évangélisation. Kirk voulait convertir les gens. Nous, en France, nous ne le voulons plus.
D’accord, mais on a vu après la mort de Charlie Kirk que les trumpistes étaient aussi capables de pourchasser ceux qui ne pensent pas comme eux. Vous avez alors fait ce commentaire : « Il faut comprendre, ils sont en guerre. »
C’est vrai, et parfois ils vont très loin. Ils sont peut-être en train d’inventer une cancel culture de droite. Il me semble que ce risque n’existe pas en France.
Certains, à gauche, pensent que Philippe de Villiers, Vincent Bolloré et vous-même avancez masqués, que vous n’aspirez pas seulement à rechristianiser les Français, mais aussi l’État. Que répondez-vous à cela ?
Il n’y a pas d’agenda caché. Philippe de Villiers dit ce qu’il pense. Moi aussi. Quant à Vincent Bolloré, je ne lui connais pas de projet secret ! Il y a une chose que nos adversaires doivent comprendre : être chrétien, c’est par définition être un mauvais chrétien, si bien que nous cherchons d’abord à devenir meilleurs à titre personnel, à tendre vers la sainteté, ce qui peut prendre une vie entière, avant d’imposer un modèle à tout le monde.
Sauf que vous venez de nous chanter les louanges du prosélytisme…
Oui, mais cela n’a rien à voir avec l’idée de restaurer le catholicisme comme religion officielle en France.
Vous êtes tout de même actif sur un terrain plus politique, notamment contre la loi Veil et contre le mariage pour tous…
Nous autres chrétiens vivons sous l’injonction permanente d’adhérer à des mesures qui sont contraires à notre foi. Et si on se rebiffe, on passe pour des ringards. Si vous dites que quelque chose a été cassé avec le mariage homosexuel, vous provoquez immédiatement des cris d’orfraie. Impossible d’avoir de la nuance dans ce débat. Impossible même d’avoir un débat. Je n’ai d’ailleurs toujours pas compris pourquoi tout le monde trouve normal que Gabriel Attal veuille inscrire dans la Constitution le fait qu’on ne peut pas revenir sur une réforme sociétale. Je trouve cela pernicieux, car la politique consiste au contraire, par définition, à pouvoir changer des choses. Résultat, il est impossible de parler de dérives, comme celles de la PMA ou de l’IVG. François-Xavier Bellamy avait été durement attaqué sur ce sujet, quand il avait déclaré en substance : « Ai-je le droit de poser la question du sujet de santé publique ? »
À Causeur, nous sommes favorables au droit à l’avortement, mais tout à fait d’accord pour avoir un débat avec vous.
Alors je vous pose cette simple question : ne pourrait-on pas chercher ensemble d’autres solutions que l’avortement pour les femmes qui n’ont pas le choix ?
C’est un argument… Sur l’euthanasie, pensez-vous que les catholiques seront combatifs lorsque le texte sera de retour au Parlement ?
Oui, car même si c’est une question délicate, elle concerne par définition tout le monde. Je remarque du reste que les opposants ne sont pas tous chrétiens. Je pense à Michel Houellebecq, qui est athée, mais aussi à tous ces membres du corps médical très mobilisés alors que beaucoup ne sont pas croyants.
Les dérives de l’euthanasie devraient interpeller tout le monde, seulement « l’aide active à mourir » est devenue, hélas, un élément pavlovien de la panoplie progressiste. Mais revenons à nos catholiques et à la France. Comment faudrait-il traduire le statut particulier du catholicisme dans notre pays ?
En ne considérant pas l’Église comme une ennemie de la République et en la laissant faire son travail, c’est-à-dire annoncer l’Évangile. J’ai été il y a deux ans le parrain d’un ami de mon âge qui s’est fait baptiser. C’est quelque chose de magnifique. On se satisfait aujourd’hui du fait qu’il y ait de plus en plus de catéchumènes, mais cela reste marginal.
Pourquoi votre ami s’est-il converti ?
L’idée d’être aimé inconditionnellement par Dieu l’a transpercé. Il s’est plongé dans l’eau le soir de Pâques, et il en est ressorti libéré, le visage apaisé. C’était impressionnant.
Et vous, comment vous sentez-vous dans l’Église d’aujourd’hui ?
J’ai pris pas mal de recul pendant le pontificat du pape François. Comme beaucoup de catholiques, j’ai été assez vite heurté par ses déclarations. Je m’en suis scandalisé auprès des ecclésiastiques de mon entourage, que j’ai appelés à se rebeller. Ils m’ont expliqué une chose très importante : il y a d’un côté le pape, chef spirituel, et de l’autre le leader politique, qui n’engage pas la religion. À ce titre, il a le droit d’avoir un avis. Je me suis alors interrogé sur ma foi. « Qui suis-je, puisque je ne suis pas un saint, pour donner des leçons à l’Église ? » me suis-je demandé. J’en ai conclu que je devais d’abord m’occuper de mon cas avant d’aller éventuellement engueuler le souverain pontife à Rome. Bref, après m’avoir un temps éloigné de l’Église, mes réserves à l’égard du pape François m’en ont rapproché.




