Gallimard réédite le deuxième roman de Roger Nimier, chef de file des hussards, Perfide

Je n’arrive pas à imaginer l’auteur du Hussard bleu avoir 100 piges. Et pourtant, il est né en 1925, a publié son premier roman à 23 ans, Les Épées, avec un début qui en dit long sur son esprit provocateur. Extrait : « Ça commence par un petit garçon plutôt blond qui laisse aller ses sentiments. » François Sanders se masturbe devant une photo de Dietrich, actrice d’origine allemande, courageuse résistante, qui a brisé le cœur de Gabin. Le geste n’est pas gratuit après l’épuration sauvage des collabos français, en 1945. La symbolique peut choquer, il y a de quoi. Mais Nimier va plus loin. Son jeune héros, suicidaire maladroit, est amoureux de sa sœur, il oscille entre résistance et milice. Voilà une entrée en littérature qui ne manque pas d’audace. Nimier dégoupille la grenade et la balance à la gueule de Sartre et de ses amis staliniens, sans épargner Camus. Il frappe fort, son épée n’est pas en fer blanc, elle coupe net, à l’image de son style tranchant.
100 ans. Impossible de voir ce garçon intrépide qui écrit vite, conduit vite, embrasse vite, ratatiné en méconnaissable vieillard tremblotant, dans un fauteuil roulant, recevant quelques jeunes gens déconstruits quémandant un conseil pour entrer en littérature, territoire où grouillent les autocentrés empêtrés dans leurs histoires familiales. Pour l’auteur des Enfants tristes, qui détestait l’esprit de sérieux, c’eût été une épreuve insoutenable. Il a vécu vite, il est mort vite, à toute vitesse même, plus de 160 Km/h, à bord d’une Aston-Martin, sur l’autoroute de l’Ouest, le 26 septembre 1962. Il était accompagné de Sunsiaré de Larcône, blonde ravissante de 27 ans, auteure d’un roman, La Messagère. L’expression « rouler à tombeau ouvert » était faite pour eux. Guy Dupré, son ami – il s’était fâché avec elle peu de temps avant sa mort – m’a dit que c’est elle qui conduisait. Dans son livre remarquable sur Sunsiaré 1, Lucien d’Azay cite Michel Camus qui confirme la version de Dupré. Celui qui a écrit qu’il fallait « saboter » l’empire du Bien n’aurait pas supporté notre époque où l’on conduit des voitures électriques silencieuses avec une boîte de vitesses qui ne craque jamais. Il ne l’aurait pas supportée, je suis même certain qu’il l’aurait attaquée à la gorge, en mettant sa peau sur la table.
Comme un possédé
Roger Nimier est né le 31 octobre 1925, près de la place Pereire, qui deviendra le « centre du monde », grâce au charisme du futur écrivain. Élevé dans la religion catholique, son père est l’inventeur de l’horloge parlante et sa mère, très protectrice, joue du violon. Excellent élève, il perturbe les cours, se bat à la récré, et suscite pourtant l’admiration de ses profs. Sa maturité fait peur. Il lit beaucoup, aime l’esprit de la chevalerie, déteste les Assis et leurs manières pédantes. Frondeur, il refuse les mots d’ordre. Il combat, mais il monte seul au front. Roger a 14 ans lorsque son père meurt. Il accepte le rôle de chef de famille. Il n’a aucun mérite, chez lui, c’est inné. Il appartient à une génération « sacrifiée ». Trop jeune pour combattre, trop vieille pour jouir tranquille de l’enfance. Il s’engage à 19 ans au deuxième régiment de hussards de Tarbes à la fin de la guerre. Le soldat est vite démobilisé. Il n’a pas tiré un seul coup de feu. Il a lu Pascal. Frustration et soif d’absolu. Cocktail ravageur. Son credo : « Tout ce qui est humain m’est étranger. » C’est clair, annoncé par la dernière phrase du Hussard bleu. Désabusé ? Il y a de quoi. La science a accouché d’Hiroshima. Le Diable a recouvert la Pologne de camps d’extermination. Le strabisme de Sartre l’empêche de voir le Goulag. La tuberculose de Camus lui donne le souffle trop court. Les écrivains qui ont du style sont des réprouvés. Il les sort du purgatoire, l’un après l’autre. Et merde aux faux résistants et vrais staliniens. Les mots tuent ? Parfait, il écrit comme un possédé. La preuve, en trois ans, il constitue une œuvre éditée aujourd’hui dans la collection « Quarto ». Achetez-là, et surtout lisez-là. Ça tient en respect les miasmes d’une société bavarde et inculte qui a perdu la tête, et surtout ça aide à guetter le tremblement de terre version Big One.
À son père spirituel, Jacques Chardonne, il finit par jurer qu’il n’écrira plus rien durant dix ans. Il devient alors, à 28 ans, directeur littéraire chez Gallimard. Il se rend à Meudon, devient l’aminche de Céline. Il va le publier, comme il va publier Morand, malmené par de Gaulle qui lui refuse l’Académie française, en souvenir de ses promenades à Vichy en compagnie de Pierre Laval. Morand l’aime comme un fils. À l’annonce de sa mort, Morand, plus taiseux que jamais, écrit : « C’est le printemps que je regardais pour la dernière fois. » Nimier demande une préface à ses Journées de lecture, à Marcel Jouhandeau, lui aussi infréquentable depuis son voyage à Weimar, en 1941. Il offre une seconde chance à Marcel Aymé à qui il rend visite à Montmartre. Engagé Nimier ? Oui, pour défendre le style, les romans qui racontent une histoire, pas les copies desséchées du Nouveau Roman. Engagé littéraire, mais refusant toute forme d’engagement politique. Bernard Frank, en décembre 1952, avait bien tenté de l’enrôler dans sa formule « Grognards et hussards », papier publié dans Les Temps modernes. Ça avait fini par réunir de joyeux drilles qui n’avaient pas vraiment de points communs entre eux : Blondin, Laurent et Déon. Nimier étant la figure de proue. Frank finit par lâcher qu’il les traitait « de fascistes par commodité ». Comme aujourd’hui, en somme. Nimier rend également hommage à Robert Brasillach, l’auteur de Notre avant-guerre, mais également rédacteur en chef de Je suis partout, journal collabo et antisémite, fusillé au fort de Montrouge, le 6 février 1945. Il conclut : « Il a trop aimé la statue idéale de la jeunesse. » L’auteur de D’Artagnan amoureux – publication posthume – semble parler de lui.
Nimier ouvre les portes du cinéma. Il écrit le scénario de l’épisode français du long-métrage d’Antonioni, Les Vaincus. Il récidive en adaptant, pour Louis Malle, un polar : Ascenseur pour l’échafaud. Il rencontre la volcanique Jeanne Moreau. Le temps d’un tourbillon sensuel.
Esprit caustique
Gallimard réédite le deuxième roman de Nimier, Perfide. On retrouve l’esprit caustique du jeune homme vert. Pas de prise de tête, car la vie n’est pas une chose vraiment sérieuse. Il faut enjamber les barrières, prendre les chemins de traverse encombrés par l’herbe qu’on ne voit jamais pousser. La morale existe, c’est une belle invention, elle sert de punching-ball. Les grandes personnes avancent masquées, elles dirigent, légifèrent, ordonnent, punissent, culpabilisent, indiquent le mauvais sens, sous le regard amusé des sorcières de Shakespeare. Antigone prend sa pelle et va enterrer son frère maudit. Cet acte les dépassera toujours. L’intrigue se déroule dans la France de l’après-guerre, elle s’invente de nouveaux ennemis, tandis que les politiciens s’étripent dans un tintamarre ridicule. De Gaulle, dans les coulisses de l’Histoire peu reconnaissante, attend son heure. On assassine un prof de collège, crime imputé au gang des chourineurs. L’ensemble est ébouriffant. Perfide, l’insolence à la boutonnière, est un curieux gamin, très observateur, qui manipule les bavards et les arrogants, un exemplaire des Mémoires du cardinal de Retz, un des livres préférés de Morand, dans la poche. Comme le souligne Céline Laurens dans sa préface : « Il faut désapprendre son sujet pour mieux le réinventer. Pasticher pour lutter contre cette société grise, sérieuse, qui lègue à l’enfant des mots et des émotions érodés, ternis par l’habitude ou le renoncement. » Contre le fascisme gris – le fameux kitch dénoncé par Kundera – qui ne cesse de croître, il convient de tenter le tout pour le tout, c’est-à-dire écrire des textes « qui explosent en un hara-kiri scénique comme Perfide. »
Céline Laurens cite également une grande amie de Nimier, Geneviève Dormann. Elle résume ce que sont les grandes personnes : « Les affectés, les pompeux, les prétentieux, les craintifs, les avides d’honneurs, de pouvoir et d’argent. Tous ceux qui affirment gravement que la vie n’est pas une récréation. »
Désormais les sentences et les semonces sifflent la fin de la partie. La liquidation générale est imminente.
Nimier est enterré dans le cimetière Saint-Michel, à Saint-Brieuc, du granit, des ajoncs et quelques veuves éplorées comme passantes. Paysage inébranlable, à l’image de l’œuvre du premier des hussards littéraires.
Roger Nimier, Perfide, folio. 256 pages
« Quarto » Roger Nimier. 1216 pages




