Un ravissement du regard et de l’ouïe. Franco Fagioli irrésistible de drôlerie
Hasard du calendrier lyrique ? Moins de deux mois après la reprise d’Ariodanteà l’Opéra de Paris dans l’épatante mise en scène de Robert Carsen, voilà que le célèbre ‘’Dramma per musica’’ de Haendel, apothéose de la musique baroque, fait l’objet d’une nouvelle production sous les auspices de l’Opéra Royal de Versailles – spectacle rare à tous les sens du mot : dernière représentation le 11 décembre !
Eclatant !
On est ici à mille lieues de la corrosive transposition contemporaine sur fond de scandales médiatiques secouant l’actuelle dynastie Windsor, telle qu’imaginée pour l’Opéra-Bastille par le fameux metteur en scène canadien. Pour l’heure, notre compatriote Nicolas Briançon – cf. l’an passé, comme acteur au Théâtre Montparnasse, les sketchs de Poiret & Serrault revisités avec François Berléand et, cette saison, son duo avec Pierre Arditi dans Je me souviendrai… de presque tout, une pièce d’Alexis Macquart – investit quant à lui l’écrin fastueux de la monarchie absolue, la cage de scène de l’Opéra Royal s’offrant comme un prolongement de l’habillage de colonnes et de sculptures surchargé d’ors de la salle elle-même, dans une restitution raffinée, poétique et pleine d’esprit des « grandes machines » propres à la pyrotechnie baroque : toiles de décors peints qui, à vue, tombent des cintres, superpositions de trompes l’œil, architectures illusionnistes à la Hubert Robert, fausses ruines et jardins enchantés, lumières changeantes, etc. Cette inventivité pleine de fraîcheur vient opportunément revivifier la haute tradition, avec un éclat sans pareil. On doit cette performance, une nouvelle fois, au talent de l’émérite Antoine Fontaine, adoubé dès longtemps comme chacun sait par les planches et le cinéma – de Patrice Chéreau à Michel Fau, en passant par Éric Rohmer…
Franco Fagioli irrésistible de drôlerie
La cour d’Ecosse médiévale issue du livret d’Antonio Salvi inspiré de l’Arioste se voit ainsi transportée dans un XVIIIème siècle pastoral et transalpin dont les tableaux se métamorphoseront sans trêve au long des trois actes. Les costumes (signés David Belugou), renvoient plutôt au siècle du Roi Soleil, avec, pour les hommes, ces justaucorps, ces lourdes perruques bouclées qui s’étalent jusque sur l’échine et ces souliers à hauts talons et, pour les personnages féminins, ces robes baleinées, décolletées, flottantes, dans un camaïeu riche en couleurs pastels… Pour ce qui est du personnage d’Ariodante, lui, et lui seul, est habillé d’un rouge aussi clinquant, aussi vif que l’humour dont le vertigineux Franco Fagioli enrobe à merveille son rôle-titre (rôle assumé à l’origine, rappelons-le, par un castrat, mais qui, dans la version parisienne évoquée plus haut, était travesti sous une voix de mezzo – Emily d’Angelo en 2023, Cecilia Molinari cette année). Chanté donc ici par un contre-ténor, Ariodante y revêt, sous une forme délicieusement parodique, la figure d’une sorte de « folle » du plus haut comique, il faut bien le dire, feudataire emperruqué, gourmé, précieux, maniéré jusqu’au ridicule et fort peu viril en somme : il esquisse des révérences, s’essaie à des pas de danse, tourbillonne, s’agite beaucoup des bras, les volutes et les ornements virtuoses de son chant servant de contrepoint expressif à un jeu de scène irrésistible de drôlerie et d’efficacité. Le rôle du « méchant », le fourbe et perfide Polinesso, est, là encore de façon tout à fait inattendue, prodigieusement campé par le juvénile Théo Imart, ravissant contre-ténor français – âgé de 29 ans, il en fait dix de moins ! – (dont à bon escient la mise en scène caractérise le double-jeu en lui faisant tour à tour ôter puis remettre sa perruque gris-perle sur son beau casque naturel de cheveux châtains) : l’articulation impeccable se conjugue chez lui à une émission flamboyante et à une rondeur de phrasé exceptionnels, cela joint à une présence scénique qui lui vouera d’ailleurs, à juste titre, les ovations répétées du public. On a donc hâte de redécouvrir l’éphèbe Théo Imart en mai prochain dans Ercole Amante (Hercule amoureux), autre opéra baroque d’Antonia Bembo, une nouvelle production de l’Opéra de Paris qui figure déjà dans l’agenda de tout amateur de lyrique. Quant au vibrato ciselé de la basse Nicolas Brooymans, il rend incomparable ce roi d’Écosse au lourd manteau chamarré d’or. Lurciano, le frère d’Ariodante, sous les traits du ténor britannique Laurence Kilsby, est éblouissant de naturel et de clarté. On n’est pas en reste du côté des voix féminines, avec, dans le rôle de Ginevra l’irremplaçable, étincelante Catherine Trottmann, familière de l’Opéra Royal, et la soprano belge Gwendoline Blondeel, laquelle, en Dalinda, impose son agilité dans les acrobaties de ses vocalises. Il est vrai que ce répertoire est, en soi, un véritable concours de virtuosité vocale entre les chanteurs !
Photo: Geoffrey Hubbel
Au-delà de cette lecture pour ainsi dire « littérale », rappel de l’époque même de la création du chef d’œuvre à Londres, en 1735 comme l’on sait pour le Covent Garden, cet Ariodante versaillais dirigé sans baguette sur un tempo alerte par le chef (et violoniste) polonais Stefan Plewniak, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra Royal en grande forme, est, d’un bout à l’autre, un ravissement du regard et de l’ouïe. Précipitez-vous !
Ariodante. Opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel. Avec Franco Fagioli, Catherine Trottmann, Théo Imart, Gwendoline Blondeel, Laurence Kilsby, Nicolas Brooymans, Antoine Ageorges. Direction: Stefan Plewniak. Mise en scène : Nicolas Briançon.
Dans le « Complément d’enquête » qui a fait couler tant d’encre, France TV a prétendu dénoncer la « méthode CNews » en s’appuyant sur la science. Enfin, sur ce qu’elle appelle, elle, la science… Selon la télévision publique, l’absence de lien entre délinquance et immigration ferait l’unanimité parmi les scientifiques. En réalité, la synthèse du CEPII s’appuie sur seulement quatre études étrangères.
Aucun doute, la guerre est déclarée entre l’audiovisuel public, payé par tous les Français, et CNews, chaîne privée appartenant au groupe Bolloré. Le succès de cette dernière agace au plus haut point la présidente, les directeurs et les journalistes vedettes de France TV, tous très généreusement rémunérés avec l’argent de contribuables qui préféreraient que leurs impôts servent à autre chose qu’à maintenir un service public qui leur dit ce qu’ils doivent penser.
Label rouge
Selon les critères d’Emmanuel Macron et de Reporters sans frontières, le dernier Complément d’enquête sur CNews diffusé sur France 2 cochait toutes les cases d’une information fiable, issue d’un travail journalistique rigoureux, présentée par un journaliste d’une totale honnêteté intellectuelle. Selon les critères du commun des téléspectateurs clairvoyants, il a été l’illustration parfaite de ce que l’oligarchie politico-médiatique attend des médias qui rêvent d’être « labellisés » par cette dernière, à savoir un journalisme à la botte du pouvoir socialo-macroniste, prêt à tout pour museler les voix dissidentes.
Au cours de ce reportage grossièrement à charge, un mot magique, censé clore le débat sur le lien entre délinquance et immigration, sujet trop souvent abordé sur CNews selon France TV, jaillit à plusieurs reprises de la bouche des gardiens du temple médiatique. À la trentième minute de cette invraisemblable enquête sur CNews, une voix off affirme que « le lien de causalité entre étrangers et insécurité n’existe pas. Et c’est la science qui le dit. Le CEPII a recensé tous les travaux sur le sujet. D’après lui, les études concluent unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance. » Une demi-heure plus tard, face au député RN Philippe Ballard, Tristan Waleckx assène la même assertion : « Il y a des études scientifiques, c’est le CEPII, ce sont des économistes qui ont fait une compilation de toutes les études qui existent sur le sujet et qui concluent unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance. » Condescendant, Tristan Waleckx déclare alors à Philippe Ballard qu’il y a « une différence entre le ressenti, le “doigt mouillé” et la science. »
Avant de disséquer le travail « scientifique » auquel Tristan Waleckx fait référence, rappelons que ce journaliste est diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille. Cela n’est pas anodin. Cette école se veut à la pointe du combat pour l’inclusion et la diversité ; elle est « le symbole du formatage idéologique des apprentis journalistes et le temple du “politiquement correct” le plus impeccablement sourcilleux[1] ». Les étudiants de l’ESJ lilloise affirment à 87% voter pour la gauche et l’extrême gauche. Nombre d’enseignants qui y dispensent leurs cours sont issus des principaux médias mainstream (Le Monde, France Info, France 2, l’AFP, France 3 Alsace, etc.) Bref, cet établissement produit « à la chaîne des petits soldats interchangeables au service d’une information corsetée, contrôlée » et très certainement prochainement « labellisée » par leurs prédécesseurs promus au rang de commissaires politico-médiatiques.
France TV
Revenons à notre sujet principal. Le CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) est un service gouvernemental rattaché au Premier ministre. Le rapport dont fait état Tristan Waleckx date d’avril 2023. Élisabeth Borne était alors en poste à Matignon. Elle n’attendait vraisemblablement pas d’un rapport sur l’immigration et l’insécurité issu d’un de ses services qu’il dise autre chose que ce qu’affirmaient à l’époque son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et surtout son ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti : l’insécurité est un « sentiment », la submersion migratoire est un « fantasme », établir un lien entre les deux relève de la « désinformation » et fait le jeu de qui vous savez. Les économistes Arnaud Philippe et Jérôme Valette, auteurs du rapport en question, sont censés avoir scientifiquement prouvé la véracité de ces allégations. Voyons un peu à quoi ressemble ce travail titanesque et d’une extraordinaire rigueur vanté par les journalistes de la télévision publique.
Curieuse unanimité
Ce dossier « scientifique » a recensé, selon Tristan Waleckx, « toutes les études sur le sujet », et celles-ci auraient « conclu unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance ». Étonnamment, ce dossier exceptionnel ne fait que quatre courtes pages. Il faut dire qu’il ne repose que sur quatre études relatives à l’immigration au Chili et aux États-Unis (1986-2004), au Royaume-Uni (1997-2008) et en Italie (1990-2003) – Tristan Waleckx a donc menti en parlant de… « toutes les études sur le sujet ». Par ailleurs, les périodes analysées remontent à deux voire trois décennies et les pays retenus présentent naturellement des spécificités – importance de l’immigration légale et illégale, origine des immigrés, etc. – qui interdisent les analogies avec l’immigration propre à la France, immigration qui provient à près de 60% du continent africain et a pris des proportions considérables ces dix dernières années. De toute évidence, comme cela arrive trop souvent lorsque l’idéologie domine la recherche, MM. Philippe et Valette connaissaient la conclusion de leur « travail » avant même de s’y atteler – ne leur restait plus qu’à trouver les quelques travaux allant dans leur sens ou pouvant se prêter à des contorsions interprétatives aboutissant à un résultat sonnant comme un slogan: il n’y a aucun lien entre la délinquance et l’immigration en France.
Torsion de la réalité. Si les auteurs dudit rapport sont obligés de reconnaître que « la surreprésentation des immigrés dans les statistiques [sur la criminalité] se retrouve dans la plupart des grands pays d’accueil »etque, pour la France,« la proportion d’étrangers dans la population totale était en 2019 de 7,4 %, mais s’élevait à 14 % parmi les auteurs d’affaires traitées par la justice, à 16 % dans ceux ayant fait l’objet d’une réponse pénale et à 23 % des individus en prison » [c’est près de 25 % en 2025], ils affirment cependant que plusieurs raisons peuvent expliquer cela. D’abord, les jeunes hommes sont surreprésentés dans la population immigrée et sont plus pauvres que les natifs, ce qui les rendrait « plus susceptibles d’être en infraction avec la loi ». Curieux raisonnement. Quoi qu’il en soit, il y aurait donc bien un lien, même ténu, entre immigration et délinquance – oui, mais cela est la faute du pays d’accueil, en particulier pour les « atteintes aux biens » qui sont « uniquement dues à une exclusion [des immigrés] du marché du travail ». Ensuite, « la surreprésentation des immigrés dans les statistiques de délinquance ne peut être comprise qu’à l’aune du traitement différencié que subit cette population à toutes les étapes du système pénal : de la probabilité d’arrestation à celle d’être incarcéré ». En clair, les immigrés seraient plus souvent contrôlés, plus souvent arrêtés et plus sévèrement punis que les Français pour des infractions similaires. L’idéologie contre le réel – MM. Philippe et Valette ne suivent pas l’actualité ou habitent sur la planète Mars pour sortir de telles énormités.
Enfin, expliquent-ils, si les Européens en général et les Français en particulier pensent qu’il y a un lien entre la délinquance et l’immigration, c’est surtout la faute des… médias qui traiteraient « de manière différente la délinquance d’origine étrangère et celle des natifs ». En Suisse, au moment du référendum sur la construction des minarets, c’est le traitement médiatique de la délinquance en fonction de l’origine du suspect qui, selon eux, aurait abouti à la victoire du « contre ». Puisqu’on vous dit que c’est scientifique…
Perceptions, dites-vous…
La conclusion de ce document supposément scientifique est un parfait échantillon de la propagande immigrationniste chère à François Héran, Hervé Le Bras ou Éric Dupond-Moretti. Pour en souligner la fourberie, citons-la entièrement : « L’immigration mérite un débat à la hauteur des enjeux et des inquiétudes qu’elle suscite. Cependant, il n’y a pas de raisons de centrer cette discussion sur la délinquance. Si la surreprésentation quasi-mécanique des immigrés dans les statistiques et les biais médiatiques peuvent créer l’illusion d’une relation entre immigration et délinquance, les études montrent qu’il n’en est rien. Ce n’est pas le fait d’être immigré en soi qui conduit à plus de délinquance, mais des caractéristiques qui, lorsqu’elles se retrouvent chez des natifs, conduisent également à plus de délinquance. Quant au faible effet de l’immigration sur les vols, il peut être résorbé par des politiques favorisant l’intégration économique des immigrés sur le territoire national et notamment leur accès au marché du travail. Un traitement plus équilibré de l’information relative à la délinquance, selon l’origine nationale ou étrangère des suspects, permettrait également de rendre les perceptions plus proches de la réalité. » Cette prose artificieuse ne résulte pas d’un travail scientifique, inexistant en l’occurrence, mais d’une approche idéologique en faveur de l’immigration. Elle mérite un SIC d’or pour son involontaire mise en évidence du procédé orwellien de manipulation de la réalité et d’officialisation du mensonge qui infecte les organes gouvernementaux et les médias de l’audiovisuel public.
Car la réalité, implacable, dément ces contre-vérités. À l’inverse de la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Danemark, les Pays-Bas ou la Suisse publient des chiffres extrêmement précis de la criminalité par nationalité ou par origine. Dans ces pays, une même conclusion s’impose : les étrangers et les personnes issues de l’immigration extra-européenne sont surreprésentés dans les agressions physiques et sexuelles, les vols, le narcotrafic. Cela n’a fait que s’amplifier ces dernières années. En Allemagne, en 2023, la police a recensé 923 000 délinquants présumés d’origine étrangère, soit 41 % de l’ensemble des suspects appréhendés. La ministre de l’Intérieur, la sociale-démocrate Nancy Faeser, prônait alors la tolérance zéro et affirmait vouloir obliger tous les délinquants étrangers à « quitter l’Allemagne ». De son côté, le gouvernement français répugne à publier des statistiques complètes et précises sur la criminalité, en particulier la nationalité ou l’origine des délinquants. Pourtant, selon le ministère de l’Intérieur, 93% des vols et 63% des agressions sexuelles dans les transports en commun en Île-de-France sont commis par des étrangers. Les violences sexuelles dans ces espaces ont augmenté de 86% en dix ans. Le phénomène se répand sur tout le territoire. Il serait également intéressant de connaître la proportion des Français issus de l’immigration impliqués dans des affaires d’agressions physiques et sexuelles, de vols, de refus d’obtempérer, de trafic de drogue, etc. Aux Pays-Bas, des statistiques complètes sont réalisées et publiées : alors que les personnes issues de l’immigration « non-occidentale » représentent 14% de la population, elles comptent pour 35% dans les infractions sexuelles, 40% dans les agressions physiques, 40% dans le narco-trafic, 60% dans les vols violents. Idem au Danemark où les immigrés et leurs descendants (= enfants) représentent 40% des condamnations pour homicides, viols et vols alors qu’ils ne représentent que 12% de la population[2]. Il est à craindre qu’en France les chiffres soient similaires, voire plus inquiétants encore. Difficile de le savoir : les pouvoirs publics ne donnent que peu d’informations et, à l’inverse de ce qu’affirment les auteurs du CEPII, les médias dominants rechignent à dire la vérité sur cette nouvelle criminalité et à montrer la réalité, quand ils ne la déforment pas – il suffit de se remémorer de quelle manière ont été traitées les affaires concernant Lola, Thomas, Philippine ou Élias, et de quelle façon ont été présentées celles concernant Adama Traoré ou Nahel Merzouk et les émeutes qui ont suivi, pour comprendre de quoi il retourne. Vaste sujet qui mériterait pour le coup un véritable… complément d’enquête.
[1] Xavier Eman, Formatage continu, Tour de France des quatorze principales écoles de journalisme, préface de Claude Chollet (L’Observatoire du journalisme), 2024, La Nouvelle Librairie.
[2] Ces chiffres sont extraits des différents dossiers présentés par le data-analyste Marc Vanguard sur son site web. Les nombreuses données récoltées et analysées par ce dernier sont issues des ministères, des différents services gouvernementaux ou des organes de la statistique officiels de chacun des pays concernés. Rien à voir, donc, avec le travail « scientifique » des économistes du CEPII…
De l’Espagne franquiste à la Movida, du Festival de Benidorm à son installation somptuaire en Floride, Julio Iglesias a incarné la réussite exponentielle du chanteur de charme et un art de vivre flamboyant. Enfin traduite en français, la biographie littéraire de Ignacio Peyró traduite par Albert Bensoussan vient de paraître au Cherche midi. Portraits croisés du crooner latin en lévitation et d’une émancipation ibérique…
Julio est une anomalie née au siècle dernier. Un mystère dans une époque devenue congelée. Son sourire aura abattu tant de digues morales. Il a toujours eu la baraka. Aujourd’hui, un tel parcours scruté par les réseaux sociaux serait-il possible ? Ses gestes, ses conquêtes, sa nonchalance et son charisme, son absence de calcul politique et sa bonne étoile, son ambition transparente comme l’eau de roche et son amour véritable du public charrient tant de souvenirs. Des bons. Le temps des possibles. D’un équilibrisme éminemment sympathique. Son œcuménisme scénique est incompréhensible de nos jours quand des chanteurs travaillent leur propre clientèle et incitent au clivage idéologique. Julio transcende les partis. Il n’est pas un sectaire, ni un roublard. Il veut être aimé de tous. Il croit aux forces de l’amour. Il a l’esprit large et le cœur ouvert à toutes les aventures. Il n’est pas borné. Il n’a pas l’outrecuidance de nous donner des leçons de civisme. Lui, le fils du bon docteur gambilleur, rejeton bourgeois évoluant dans un environnement franquiste, bénéficiant de la clémence du régime fut, à son corps défendant, l’incarnation de la transition démocratique espagnole. Il était déjà là sous Franco, il le sera encore sous Felipe González. L’ami d’Aznar chanta pour Mitterrand. Le proche du couple Reagan fut l’un des premiers à tourner en Chine. Il ne se coupa d’aucun public. Il ne se refusa à personne. Au-delà d’une habileté commerciale remarquable, il faut voir dans cette altruisme la marque d’une sincérité. Julio est comme ça, charmeur, doux, intelligent, conscient de son emprise et de ses limites vocales, professionnel acharné mais aussi rêveur, presque mélancolique. Il est peu porté sur les conflits. Il les enjambe. Il ne s’appesantit sur rien. La vie est trop courte et on l’appelle déjà à Mexico ou à Singapour pour un concert. Il dort dans son avion privé. Jadis (il a fêté ses 82 ans en septembre dernier), il apparaissait sur les écrans de la ZDF, de la BBC ou d’Antenne 2 dans le rôle du « latin lover », le micro collé à sa joue, la sérénade en sarabande, se moquant des idiomes locaux, susurrant l’amour béat, feignant d’être un perdant, jouant une partition frisant la caricature et nous l’adorions déjà. On pardonnera toujours tout à Julio. Il est l’élu du microsillon dans une Espagne sous camisole qui peina à se défaire de cette dictature maquillée en fée du tourisme balnéaire. Ignacio Peyró, actuellement directeur de l’Institut Cervantès à Rome, a écrit une biographie piquante et cajoleuse pour réparer une infamie culturelle. Le journaliste n’apprécie pas que l’on ricane sur Julio, que l’on mésestime son talent et son aura. Chez nous aussi, en France, le chanteur populaire vit des heures sombres. On le disqualifie par peur de succomber à ses tubes. Ignacio Peyró le confesse : « éprouver de l’antipathie pour Julio Iglesias serait comme détester les dauphins ». Dans cette étude littéraire à cloche-pied, il essaye de comprendre les ressorts de cette addiction méditerranéenne. Julio n’est pas une espagnolade éphémère. Il est le trait d’union d’un pays fragmenté. « Julio Iglesias a traversé son époque sans être le fils de son époque. Il fut crooner à contre-temps […] Quand la mode était au négligé esthétique, lui préférait les beaux costumes. Et si la vogue était au moralisme de la chanson d’auteur, il ne dédaignait pas la suave douceur d’un romantisme sans âge » analyse-t-il, brillamment. Dans cette biographie sentimentale, on en apprend donc autant sur la carrière de Julio notamment sa tumeur au dos que sur le lent réveil de l’Espagne. Comment Julio fut, à sa manière, l’artisan involontaire de la bétonnisation de Benidorm et la bande-son d’une classe moyenne émergente. La carrière de Julio se construit en parallèle de l’Espagne. Julio est un phénomène national à vocation internationale. Il remplit le Camp Nou à Barcelone alors qu’il fut gardien de but au Real. Julio brise tous les paradoxes. Les filles passent, certaines comme la Française Gwendolyne laisse des traces. Le mariage de Julio et son divorce sont des événements mondains que l’on commente en terrasse. Peyró explique très bien que la réussite de Julio et son eldorado sur le continent américain sont, malgré les rires en coin, une fierté pour tous les Espagnols. L’un des leurs a réussi là où personne n’avait imaginé mettre les pieds. Cette biographie est savoureuse car on y croise Sydne Rome, Diana Ross, la moiteur des villas de milliardaires, le défilé des mannequins au petit matin et des garages remplis de Rolls. Juan Carlos se reconnaît dans ce chanteur de variété au culot monstre et pas bégueule pour une peseta. Jusqu’à maintenant, on aimait Julio sans le savoir, maintenant on pourra argumenter en société et faire taire les aigris de la vie.
Un certain Julio Iglesias de Ignacio Peyró – Le cherche midi 352 pages
Nous n’avons toujours pas de budget mais les préparatifs de Noël vont bon train… À Béziers, le froid est arrivé et les chalets, les illuminations et la fontaine musicale de Noël ont été inaugurés dans la bonne humeur. En attendant la crèche, bien sûr !
Digues
Coup de tonnerre à l’AN : ils ont osé voter une résolution du Rassemblement national ! Le groupe parlementaire a réussi, lors de sa « niche parlementaire » et pour la première fois de son histoire, à faire voter un texte au sein de l’hémicycle. Une « journée historique pour le RN. Ce n’est pas un tournant, c’est une marche ! » a ainsi salué Marine Le Pen. Bon, pas d’emballement tout de même, il ne s’agit que d’une résolution symbolique. Mais le sujet est de taille : demander la suspension de l’accord franco-algérien de 1968. Cela n’a pas été du goût de tout le monde dans l’hémicycle, un député LFI pointant du doigt un « texte raciste », et « le retour de l’OAS [Organisation de l’armée secrète] à l’Assemblée nationale ». Rien que ça… Ian Brossat, sénateur communiste, n’a pas aimé non plus. Tout cela est très « nauséabond » selon lui. Remarquez, il sait de quoi il parle… Quelqu’un lui a-t-il rappelé que, durant la guerre d’Algérie, c’était des membres de son parti qui passaient des valises de billets pour le FLN ? « Nauséabond », vraiment ?
Un « bougé »
Ce débat est aussi l’occasion aussi d’en apprendre un peu plus sur les conséquences financières d’un tel accord avec l’Algérie. Par exemple, un Algérien de plus de 65 ans retraité en Algérie qui arrive dans l’Hexagone cesse de toucher sa retraite algérienne, mais touche immédiatement le minimum vieillesse en France, alors que le gouvernement algérien conserve l’argent de la pension de l’assuré. Bingo !
Pendant ce temps, et avant la libération de l’écrivain Boualem Sansal, Laurent Nuñez, dernier ministre de l’Intérieur en date, appelait à « renouer le dialogue avec Alger pour des questions de sécurité », et souhaitait un « bougé » – le nouveau mot à la mode chez nos politiques – dans nos relations avec l’Algérie, précisant qu’une remise en cause de l’accord franco-algérien de 1968 n’était pas « à l’ordre du jour ». Bah oui quoi ! Qui a dit que l’Assemblée nationale servait à quelque chose ?
Féminisme
Cela se passe le 6 novembre dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Un groupe scolaire vient assister à une séance du Parlement. Il est composé de plusieurs fillettes, voilées de la tête aux pieds. Elles sont accompagnées d’un homme à la barbe longue et non taillée. Rapidement, la polémique enfle. Que dit le règlement du Palais-Bourbon à ce sujet ? Son article 8, qui encadre l’accès aux tribunes, exige que le public soit « assis, découvert et en silence ». En théorie donc, pas de voile islamique. Ce qui n’est apparemment pas si facile à faire appliquer par nos chers huissiers… Ce qui ne cesse de m’étonner, c’est la réaction de nos féministes pur jus. Parmi elles – au nom de la tolérance, bien sûr ! –, l’inénarrable Marine Tondelier et son « Qu’on lâche la grappe aux femmes ! » oubliant au passage que les femmes en question n’ont que 9 ou 10 ans et occultant la dimension patriarcale du voile… Et si on écoutait le bon sens des Français ? 71 % d’entre eux sont favorables à l’interdiction du voile pour les mineures de moins de 15 ans, selon un sondage CSA pour CNews, Europe 1 et le JDD. Parmi eux, figurez-vous qu’on trouve même des électeurs de gauche ! Rassurant.
All inclusive
On connaissait les LGBT, mais le combat semble maintenant d’arrière-garde. Eh oui ! Nous sommes passés aux LGBTQQIP2SAA ! Sans rire. Cette combinaison de lettres quasi exhaustive (on est rassurés !) tente « de représenter toutes les identités de la communauté queer ». Il s’agit des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queer, en questionnement, intersexuées, pansexuelles, bispirituelles, asexuelles et alliés. Là, je m’interroge : qu’est-ce donc qu’un « allié ». C’est celui (ou celle, je sais…) qui « soutient l’égalité des droits pour tous, sans distinction de race, d’orientation sexuelle, de genre ou de religion ». En cherchant bien, on devrait pouvoir trouver quelques hétéros dans cette dernière catégorie…
Sermon
Comme chaque commémoration de l’Armistice, le 11 novembre dernier a commencé par une messe à Béziers. Je ne résiste pas à partager avec vous un extrait du sermon (on dit homélie en langue bien-pensante) de notre archiprêtre Hervé Dussel : « Aujourd’hui, nous sentons bien que notre pays traverse un temps d’épreuve morale.[…]Oui, la France est blessée, non par la guerre des armes, mais par l’usure du sens, par le doute sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle veut devenir.Or, une nation ne se reconstruit pas seulement avec des lois ou des chiffres.Elle se reconstruit par la fidélité à ce qui l’a fait naître : la foi dans la valeur de l’homme, la responsabilité, la solidarité, la recherche du bien commun. » La messe s’est terminée avec la chorale de notre police municipale, qui a chanté, accompagnée d’une cornemuse, la Prière du para. Un hymne à la mémoire, à l’émotion et au recueillement. Hors du temps.
Révolte
Le 15 novembre, Béziers a accueilli la manifestation régionale des viticulteurs. Près de 7 000 personnes venues réclamer de pouvoir vivre du fruit de leur travail. Ce jour-là, nous avons été nombreux à penser à 1907, où nos vignerons avaient marché par centaines de milliers, le cœur en feu et les poings serrés sur ces mêmes allées Paul-Riquet. En 1907, chez nous, la révolte a éclaté comme un orage, contre la misère imposée par les puissants. En 1907, Paris a tremblé. En 2025, on attend toujours…
Liberté
Enfin la bonne nouvelle tant attendue ! Boualem Sansal est libre… Après presque une année entière de détention en Algérie. Nous avons fêté cela à Béziers en compagnie de Noëlle Lenoir et Xavier Driencourt, piliers de son comité de soutien, en inaugurant un patio à son nom au cœur même de notre médiathèque… Nous espérons tous le voir très vite. On croise les doigts pour que cette libération ne soit que les prémices d’une autre, celle du journaliste Christophe Gleizes, condamné pour « apologie du terrorisme ». En français dans le texte, « interview d’un footballeur kabyle sur le sport en Algérie ».
Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Ma Sauvageonne a véhiculé son fils, il y a peu, à la Maison du théâtre d’Amiens. Dans le cadre de ses études, ce dernier devait assister à la pièce Une vie d’acteur, d’Emilie Capliez et Tanguy Viel, avec, seul sur scène, le comédien Pierre Maillet. Comme je ne la lâche pas d’une semelle, j’étais, bien sûr, du voyage. Nous avions prévu d’abandonner l’adolescent aux portes de l’établissement théâtral, d’aller nous désaltérer dans un estaminet du quartier Saint-Leu, et de le récupérer une heure et vingt minutes plus tard. La vie, une fois de plus, en décida autrement.
À la porte de la Maison du théâtre, nous rencontrâmes, mon ami Monsieur Freytel (c’est ainsi que le surnomme le fils de la Sauvageonne, car c’est l’enseignant du lycée fort respectable et catholique qu’il fréquente). Je ne t’ai pas encore précisé, lectrice adulée, que Christophe Freytel est aussi professeur de théâtre, metteur en scène (il a donné vie sur les planches à ma pièce sobrement intitulée Pourriture!) et l’un de mes meilleurs amis. « Si vous voulez assister au spectacle, dites-le-moi car il me reste des places ; j’accompagne un groupe d’élèves », nous dit-il, pétillant de bonheur et toujours ravi de faire plaisir. Nous acceptâmes de bonne grâce, et ne le regrettâmes point. Nous passâmes une heure et vingt minutes très agréables grâce à Une vie d’acteur et à la prestation solitaire de Pierre Maillet.
Acteur et metteur en scène, né à Narbonne en 1972, il totalise une trentaine de mises en scène à son actif. Il a également joué dans une quarantaine de spectacles pour d’autres troupes et collectifs. Mais ce qui le passionne, c’est le cinéma. Une vie d’acteur n’est rien d’autre que le reflet de sa passion. Parangon des cinéphiles, il collectionne, dit-on, chez lui des centaines de longs-métrages ; ils font partie de son existence et façonnent son univers artistique. Dans Une vie d’acteur, il les évoque mais il évoque aussi sa vie. Il raconte que, quand à 11 ans, dans un cinéma de province, il découvrit le film Tootsie, ce fut pour lui une révélation. « Je serai acteur ! » songea-t-il. Il y parvint. Il déroule ainsi la pelote de ses souvenirs qu’il fait resurgir en citant, insatiable, les noms des films qu’il vénère ou, pour diverses raisons, l’ont marqué : Tootsie (of course!), King Kong, Les dents de la mer, Ghostbusters, Le dernier métro, Frankenstein Junior, L’Effrontée, Mauvais sang, Buffet froid, Peau d’âne, Les parapluies de Cherbourg, etc. Chaque œuvre fait apparaître, chez Maillet, une image, une odeur, un visage, une situation, une joie, un malheur.
On sent bien qu’on est ici entre fiction et réalité. Et quand il raconte avec tant de mélancolie et de nostalgie son enfance à Narbonne, on n’est pas très loin du Patrick Modiano de Villa triste. Ces instants précieux se révèlent carrément délicieux et émouvants. On se réjouit alors que le cinéma ait rendu Maillet complètement marteau.
La cellule investigation de Radio France s’est livrée à une enquête de plusieurs mois sur les activités chinoises de l’ex-Premier ministre d’un des gouvernements Chirac. Les journalistes Élodie Guéguen et Géraldine Hallot étaient à la manœuvre. Le résultat de leur travail est des plus intéressants. Si l’on voulait résumer hâtivement – et je l’avoue ironiquement – nous dirions que la grandiloquence, le verbe emphatique et abondant se vendent plutôt bien dans les hautes strates de l’Empire du Milieu. Un autre ex-Premier ministre de la chiraquie avait en quelque sorte ouvert le bal, Jean-Pierre Raffarin, lui aussi grand faiseur de phrases. Pour l’un comme pour l’autre, l’avalanche verbale passée, il n’est pas rare qu’on se trouve devant davantage de vide que de sens profond. Du moins quand on se donne la peine de chercher à démêler ce qui a été déversé. Un peu comme pour le Trissotin de Molière, s’agissant de M. de Villepin on « cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » Il se peut après tout que la grande subtilité que l’on prête au peuple chinois lui permette de pénétrer une finesse, une intensité conceptuelle qui, malencontreusement, se refuseraient à nous.
À l’instar de M. Raffarin, M. de Villepin, ayant sans doute considéré qu’il avait hissé la France au plus haut de ce qu’elle pouvait espérer en matière de prospérité intérieure, d’influence internationale, de puissance en tous domaines, et qu’elle ne lui offrirait donc plus le moindre chantier à sa mesure, conclut tout naturellement qu’il ne lui restait plus qu’à aller dispenser les bienfaits de son immense talent – que dis-je, talent, alors que le mot génie s’impose – ailleurs de par le monde.
La Chine, donc, aura eu l’insigne bonheur de l’accueillir. Enfin un empire à sa dimension ! La Chine, mais aussi d’autres contrées de ce monde, nous rappelle l’enquête Radio France. L’Arabie Saoudite, le Qatar, à ce qu’il semble, et, paraît-il, en son temps, la Russie de M. Poutine. On notera le haut niveau d’exigence morale qui préside à de tels choix, orientés exclusivement vers des pays au système démocratique des plus avancés. On ne peut que s’en réjouir.
En Chine, nous apprennent donc les investigatrices, M de Villepin fait tout naturellement ce qu’il sait faire de mieux, il parle. Il donne des conférences. Parfois aussi, étant grand amateur d’art contemporain, il officie dans ce domaine, livre ses conseils éclairés. Avec son fils, il a ouvert d’ailleurs une vaste galerie d’art, très en vogue, à Hong-Kong. Propriété du fils, tient-il à préciser.
Nous apprenons aussi dans cette enquête que c’est le général Christian Quénot, ancien chef d’état-major de François Mitterrand qui l’aurait mis sur la piste de Pékin. Bien lui en a pris. Car là-bas, la parole est d’or : 94 000 euros versées à M. de Villepin pour deux conférences, l’une à Zhengzhou, une autre quelques jours après à Chengdu dans le Sichuan. Les journalistes de France Inter en ont dénombré pas moins de cinquante du même ordre. Bien sûr tous frais payés, voyage en first classe et tapis rouge à l’arrivée.
En outre, parmi d’autres occupations, notre ex-Premier ministre y assure là-bas la présidence de l’ITMA, une instance paragouvernementale en charge du tourisme de montagne. Toujours le goût des sommets, voyez-vous. Une autre de ses multiples compétences jusqu’alors trop ignorées de nous autres pauvres Français.
Bref, notre homme est, on le voit, particulièrement bien en cours chez l’empereur Xi Jinping. Il faut reconnaître qu’il sait y faire. Ne l’a-t-on pas photographié avec, sur les genoux, un magnifique Panda de 43 kilos ? L’image a fait le tour du pays et elle a de surcroît beaucoup plu aux autorités, car comme le dit sans fard le général Quénot lui-même : « Si vous n’êtes pas bien avec le pouvoir central, vous ne faites pas d’affaires en Chine. »
Bien sûr, les premiers intéressés – Villepin, Raffarin – jurent leurs grands dieux qu’il ne s’agit en aucune façon pour eux de cautionner le régime communiste, ni de participer à une entreprise visant à légitimer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ce système dictatorial. Pensez donc ! Mais qui peut croire que le pouvoir post-maoïste, qui a la main sur tout, de la conquête spatiale aux compétitions de ping-pong et de majong, se donnerait la peine de cajoler à ce point d’ex-Premiers ministres de démocraties occidentales s’il n’en attendait rien d’autre que les délices éclatantes de leur talent oratoire ou leurs avis éclairés sur le noir Soulages ? Oui, qui?
À l’en croire, ce serait donc en toute innocence, en toute « indépendance » (sic) que Villepin se fait l’enthousiaste VRP de ce vaste projet à fort relent impérialiste qu’est la « nouvelle route de la Soie », en réalité le grignotage à marche et emprunts forcés de territoires, de sites parfois stratégiques, tel port grec par exemple. Ou lorsqu’il s’enflamme à une tribune choisie, clamant « China is back », la Chine est de retour, et pour de bon ! On ne savait pas qu’elle avait disparu. Probablement, M. de Villepin, dont la modestie n’est pas le plus fulgurant des mérites, considère-t-il qu’avant sa venue elle sommeillait, déclinait, dépérissait. D’où le vrai sens, selon lui, de sa croisade, car il tient à le dire la main sur le cœur, il agit là-bas le plus souvent bénévolement. Ce qu’il gagne chez l’ami chinois c’est peanuts, ou presque. Quelque chose comme 8 à 10% du chiffre d’affaires de sa société Villepin International. Une broutille, une aumône, de l’argent de poche.
D’ailleurs, au cas où certains d’entre nous se prendraient à rêver, il nous délivre ce précieux conseil : « Si vous voulez faire fortune, ce n’est pas en Chine qu’il faut aller. »
Ce serait donc ailleurs que notre homme serait allé chercher de quoi faire, notamment, de son vaste domicile parisien un véritable musée d’art contemporain, aux dires de ceux qui ont eu l’occasion d’en franchir les portes. Ailleurs, mais où ? À quand une nouvelle enquête du genre de celle-ci ? Ce pourrait-être également très instructif.
Comme l’est, instructif, le sens diplomatique très affiné dont l’intéressé fait preuve dans ses déclarations. On l’a maintes fois entendu condamner, avec toute la pompeuse véhémence dont il est capable, le sort fait aux Mahométans de Gaza. Mais étrangement, on ne l’a jamais entendu pleurer sur celui réservé aux musulmans Ouïghours. Il doit y avoir une explication. Toute simple. On aimerait l’entendre…
Antonio Muñoz Molina est considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue espagnole. Son œuvre romanesque a reçu de nombreux prix et, chez nous, il a obtenu le prix Médicis étranger en 2020 pour Un promeneur solitaire dans la foule. Cette année, est publié dans une splendide traduction Je ne te verrai pas mourir ; titre emprunté à un vers de Idéa Vilarino : « Plus jamaisje ne te toucherai. Je ne te verrai pas mourir. »
Le départ pour le nouveau monde
« Je suis une invention docile de mon père » dit Gabriel Aristu, personnage principal du roman. Et c’est donc docilement qu’il obéira à l’injonction de s’exiler aux États-Unis où il gravira les échelons et déambulera dans les étages élevés des banques internationales et des avocats d’affaires. La souffrance d’un père durant la guerre civile et les sacrifices endurés après celle-ci se conjugueront pour faire quitter l’Espagne à un jeune homme qui aurait préféré demeurer auprès d’Adriana Zuber et jouer du violoncelle. On saura très peu de choses de sa vie américaine ; sa femme possède une voix aiguë et enjouée qui semble résumer à elle toute seule la cordialité toujours un peu exagérée des autochtones; sa voix dit l’Amérique et cela suffit. Quant à ses deux enfants, on sait qu’ils sont deux… Le seul moment vraiment décrit sera celui de l’arrivée et du dépaysement pour qui change radicalement de dimension. Ce sera du reste également l’expérience du troisième personnage ; un jeune étudiant, exilé tout comme lui dans le nouveau monde, mais d’au moins une génération plus tard. « Les espaces intérieurs que me fit traverser le professeur Bersett avant d’atteindre le parking me parurent magnifiques. Sa voiture était un 4×4 aux proportions excessives. Je vis pour la première fois, dans un sursaut, une ceinture de sécurité qui s’ajustait automatiquement. Les rétroviseurs extérieurs étaient plus grands qu’en Espagne. L’autoroute sur laquelle nous débouchâmes avait une amplitude amazonienne. Des deux côtés s’élevaient des forêts de hauts arbres hivernaux que le coucher du soleil plongeait dans une ombre grisâtre, plus épaisse sur la ligne d’horizon composée de collines. Quand la nuit tomba, les voies s’éclairèrent et l’obscurité des bois devint impénétrable. Tel était l’impact du changement d’échelle pour un Européen du Sud, le côté démesuré, expansif, exorbitant de l’Amérique. »
J’ai tant rêvé de toi
Et c’est ce troisième personnage qui, en prononçant un nom, fera retraverser l’Atlantique à un monsieur de cinquante ans plus vieux désormais, pour revoir celle qu’il a portée en lui durant tout ce temps ; celle qui fut l’évidence dans sa vie, au point de passer celle-ci à rêver d’elle, au point de faire appel intérieurement à elle pour élucider ses pensées et ses choix. Plus que muse, elle aura été, à distance et sans le savoir, son éclaireuse, car « en s’éloignant d’Adriana Zuber, il s’était éloigné de lui-même et de ce qu’il avait de meilleur en lui. (…) Il avait aboli la vie qu’il aurait dû mener, son identité qui ne se cristallisait qu’à son contact, grâce à son influencepassionnée et lucide. » Le roman raconte de manière prodigieuse la vie onirique de Gabriel Aristu ; vie qui devient sa vie véritable et qu’il voudra à toute force lui faire savoir lorsqu’il la retrouvera, et qui lui fera dire d’abord : « Si je suis ici, si je te vois, si je te parle, c’est que je dois rêver. » Effectivement, comment faire la différence quand la substance onirique rencontre soudain le réel ? Mais la femme qui aujourd’hui se trouve face à lui et dont les cheveux ne sont plus roux mais blancs, incarne un principe de réalité qui tombe un peu comme un couperet et qui interroge quant à l’amour qu’on croit éprouver pour autrui :« Tu ne m’aimais pas comme tu le pensais, ou tu n’étais pas amoureux de la femme que j’étais, non. Tu étais amoureux de ton amour pour moi. » Adriana lui rappelle également qu’ils n’ont pas passé une nuit ensemble comme lui ne cesse de le croire, mais tout juste cinq heures entre le début de l’après-midi et le coucher du soleil, car il avait peur de décevoir ses parents en ne rentrant pas dîner avec eux avant son départ…
Mais au-delà de cette différence d’appréciation, il y eut pour elle comme pour lui un miracle madrilène qui fut l’accomplissement de mois et peut-être d’années où leurs personnes auront accordé leurs goûts, leurs émois, leurs pensées au point que leurs corps auront trouvé immédiatement une harmonie et un bonheur tel qu’il s’inscrira pour toujours dans la mémoire d’un jeune homme indécis. Ces quelques heures puissamment érotiques sont décrites dans une prose d’une subtilité bouleversante, et ces quelques heures qu’il appellera pour toujours « la nuit » feront que rien, de son cœur, de sa chair et de sa mémoire ne semblera avoir été affecté par un demi-siècle d’existence hors d’Espagne même s’il ne se sent pas pour autant chez lui à Madrid lorsqu’il y remet les pieds. Il aura tangué quelque part sur l’océan et n’aura amarré qu’à la nuit venue.
Le dernier geste
Si le point de vue de cet homme et son parcours sont ici privilégiés, Adriana, à la fois inexistante dans sa vie réelle et omniprésente dans le roman, n’est pas pour autant invisible. Nous ne cessons de voir avec Gabriel ses yeux perçants, sa chevelure rousse, sa bouche ironique. En revanche, sa « réalité rugueuse àétreindre[1]» ; celle de toute une vie, échappe à celui qui la retrouve au soir de sa vie. Adriana, elle, ne rêve pas, et n’a pas eu le dépaysement de celui qui part pour subvenir à la perte. Et c’est avec un réalisme poignant qu’elle fera une demande très concrète à l’homme autrefois tant aimé. C’est avec détermination qu’elle attendra de lui un geste qui appartient au domaine tangible de la vie. La question, bien sûr, sera de savoir si l’homme qui se sera nourri de rêves pour ne pas seulement errer en s’adaptant au monde ambiant, y consentira…
L’écriture d’Antonio Munos Molina est impressionnante, notamment dans les presque soixante premières pages qui sont une longue, très longue phrase telle une mélopée, que l’écrivain renouvelle à chaque chapitre, le précédent se concluant par une virgule, à l’image des amants qui, pendant cinq heures selon Adriana, une nuit selon Gabriel, n’auront cessé de remonter à la surface pour mieux replonger dans l’unisson de leur corps à corps, et à l’image du retour sporadique et pourtant sans fin de la femme aimée dans la nuit d’un homme.
Je ne te verrai pas mourir d’Antonio Munos Molina, Éditions du seuil, 2025 240 pages
Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac ne l’est-il pas pour la consommation de drogue ? À défaut d’une grande politique de santé publique, on ne nous sert que de la com’.
Il est des instants médiatiques qui résument la situation dans laquelle on est. En quelques mots, tout apparaît. Les éléments de langage s’écroulent et avec eux quelques hypocrisies. « Il y a deux moments où l’homme est respectable : son enfance et son agonie » (Henry de Montherlant). Le reste n’est que jeu ou mensonge.
Alors que ça rafale à Marseille, que de jeunes vies sont la chair à canon du narcobanditisme, l’animateur cathodique a trouvé la solution : « Les consommateurs, on va les chercher, et on les met en prison. » Autour de la table personne ne moufte. Alors Élisabeth Lévy pose la question: pourquoi un tel niveau de consommation de drogues et de psychotropes dans une partie de la jeunesse française ? Elle a raison. Il faut parler d’une crise de l’imaginaire collectif, de l’absence d’un lien pour nous unir. Je ne peux plus dire « pour faire société ». Il s’agit d’une dimension qui va bien au-delà.
Il s’agirait donc de construire des places de prison ? Mais combien au juste ? Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), le cannabis est la substance la plus consommée parmi les 11-75 ans. Plus de 20 millions de personnes l’ont déjà expérimenté (29,9 % des jeunes de 17 ans), 1,4 million en consomment régulièrement (au moins dix fois au cours du mois), et 900 000 en consomment quotidiennement. En 2023, près de 15 % des adultes ont essayé cocaïne, ecstasy/MDMA, champignons hallucinogènes, LSD, amphétamines, héroïne, crack. Ce taux s’élevait à 9,1 % en 2014. La cocaïne est le deuxième produit illicite le plus consommé avec 1,1 million d’usagers de 11 à 75 ans. Face à un tel tsunami, qui peut dire aujourd’hui que son entourage est épargné ? Un enfant, un frère, un ami ? Devront-ils eux aussi partir illico pour Sing Sing ?
Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac n’est pas réalisé pour la consommation de drogue ? Pas de campagne de prévention et d’information. Pas de grande politique de santé publique. La communication politique sur le sujet sature les bandes passantes, mais personne n’est dupe. La guerre ne peut être gagnée qu’à la condition de vouloir vraiment la mener.
En Italie, dans sa lutte contre la mafia, le juge Falcone avait très clairement indiqué ce qui était essentiel à ses yeux : s’attaquer aux réseaux financiers. Remonter les filières de financement et de blanchiment. Tout le reste est secondaire. Cette dimension n’est presque jamais abordée dans nos débats. Pourquoi ? Parlons du réel ! En l’occurrence, de la réalité du capitalisme contemporain dont l’économie de la drogue est l’une des composantes. Dans nos échanges avec des pays « amis », avons-nous un discours de fermeté vis-à-vis du Maroc, du Qatar ?
On vous voit ! On vous voit faire comme si de rien n’était. Comme si une pensée hétérodoxe, une complexité dérangeante étaient assimilées à une dérobade pour ne pas mettre en prison le consommateur de joints « qui a du sang sur les mains ». Sur cette question comme sur beaucoup d’autres il y a urgence à élever le niveau du débat politique et médiatique. Sommes-nous encore en capacité de retrouver l’art français de la discussion ? De l’altérité ? Du projet commun par-delà nos indispensables désaccords ? Et enfin d’agir ?
Sollers nous revient sous les traits d’un maestro. Il connaissait la musique, celle des classiques révérés – Bach, Haydn, Mozart – mais aussi celle des mots, les siens, précis, bondissants, harmonieux, sans oublier celle de nombreux autres, « les voyageurs du temps », morts plus vivants que les vivants. Sollers a joué sa partition en virtuose de la vie. Il a tenu en respect les dévots, les femmes fatales, les fonctionnaires du culturel, les universitaires sentencieux, les spectres de la Société du Spectacle, les programmés du système, les peine-à-jouir de l’édition, il a mené une guerre totale, celle du goût, loin de la légion des fausses valeurs. Il a résisté au désenchantement institutionnel, indiquant sans relâche le Sud et les chemins de traverse. Il est entré en clandestinité dès l’adolescence et n’a plus quitté ce jardin protecteur, l’île de Ré. Ré, la note et le territoire. Il a offert en pâture son double médiatique, avec bagues, fume-cigarette, coiffure de moine, Bloody Mary à la Closerie, ondoyant, charmeur, colérique, insaisissable, oxymorique, balayant d’un revers de main vénitien les parasites, imposant sa foulée rapide, signant ses prestations d’un rire bataillien. Il a chanté, dansé, composé sous la pluie noire du nihilisme. Il a fini par quitter la scène le 5 mai 2023. Son esprit, influencé par les Lumières – Rémi Soulié le souligne dans sa préface – manque cruellement. Il nous reste son œuvre, colossale et encyclopédique. Mais il paraît qu’elle n’intéresse plus guère. C’est la période du purgatoire. Soyons optimistes quant à la décision finale. Sollers n’a jamais agi contre Dieu.
Stimulant
Maestro Sollers, donc. C’est un jeune homme plein de fougue et de talent qui l’écrit. Il se nomme Yannick Gomez, il signe un essai inspiré : Sollers, le musicien de la vie. Le garçon est pianiste, compositeur, titulaire d’un doctorat en interprétation – piano – de l’université de Montréal. Il a déjà publié D’un musicien l’autre, de Céline à Beethoven. Il arpente en fin connaisseur l’œuvre de Sollers, son essai le prouve. L’angle choisi est impeccable. Sollers a toujours mis en avant la musique classique dans ses romans, essais, articles. Il écrivait en écoutant notamment Bach – le cinquième évangéliste. Il a passé le premier confinement avec Haydn et sa complice Josyane Savigneau – les 104 symphonies de Haydn y sont passées, nous apprend Gomez. La musique, c’était son moteur contre le bruit entretenu par la société. L’auteur de cet essai le prouve en remontant le fleuve Sollers. Il a lu tous ses livres, crayon de papier à la main, à commencer par son premier roman, Une curieuse solitude, même si ce n’est pas la source de l’œuvre de l’écrivain né à Bordeaux, en 1936. Sa démonstration est sans faille. Ses courts chapitres nous stimulent.
Sollers était un corps en mouvement. Et c’était un corps musical, puisque la musique est elle-même un corps. Les femmes qui circulent dans son œuvre sont du reste souvent musiciennes. Elles méritent un arrêt sur image, ce que fait Gomez. Peu importe de savoir si elles ont existé ou sont purement fictives, chez Sollers la réalité et la fiction se mélangent jusqu’au tournis. L’écrivain paradait au bras de musiciennes célèbres. Stéphane Barsacq a révélé récemment qu’il l’avait mis en relation avec Cécilia Bartoli. Il s’est promené avec lui et Hélène Grimaud dans les jardins de Gallimard. Sollers, d’habitude timide, n’espérait qu’une chose : que tous les écrivains présents ce jour-là le vissent avec la célèbre pianiste.
L’oreille était l’organe essentiel pour Sollers. Lui qui avait souffert enfant d’otites à répétition, avait l’oreille sûre. Un jour, dans son minuscule bureau de la « banque centrale », entendez Gallimard, il m’avait lu, à haute voix, l’incipit de trois ou quatre manuscrits reçus la veille. « Vous entendez, Louvrier, comme c’est mauvais. Pas mélodique. Pas de rythme. Pas de style. Ça ne peut donc pas penser. La pensée, c’est d’abord mélodique et rythmé. Poubelle. » Dans L’éclaircie, Sollers, que cite Gomez, déclare : « Je conviens qu’il faut une oreille spéciale pour les entendre (les bons écrivains). Le Diable, lui, est une rock-star qui fait un boucan d’enfer. »
La musique – les fleurs également – ont contribué à affermir la pensée de Sollers. Elle lui a permis d’éviter les innombrables pièges tendus par les institutions officielles. La leçon principale de l’auteur de Femmes est d’avoir su préserver sa liberté, ce qui permet à son œuvre d’éclairer a giorno la beauté. Pour paraphraser Kundera, on pourrait dire que la partition musicale de la vie de Sollers a permis de dénoncer le kitch totalitaire qui recouvre la « merde de ce monde ».
Sans fausse note
Le portrait de Sollers, que propose Gomez, tient les promesses de l’introduction. Il est sans fausse note, fouillé, précis, documenté. Le chapitre consacré à la solitude de Sollers est pertinent. Pour l’avoir fréquenté, je peux dire qu’il savait la préserver derrière les murs de la maison du Martray ou ceux de son studio parisien. Ne parlons même pas de Venise, où la solitude se conjuguait à deux, sans jamais troubler la guerre qui se jouait sur la page blanche. Ses fameuses IRM – identités rapprochées multiples – étaient un dôme de fer efficace. Gomez : « Tout porte à croire que vivre musicalement ses romans en cours, donc sa vie, propulse l’auteur se réclamant de ce mode de vie, de pensée, dans une curieuse solitude, royaume merveilleux des Atlantes noyés et oubliés. » Une « curieuse solitude », oui, et un « défi » clairement annoncé dès 1957 dans son premier texte que plus personne, à tort, ne lit. Tout y est, net, sans pathos, loin des pleurnicheries romantiques mortifères.
Yannick Gomez a tenté une intrusion dans la boite noire sollersienne. Mais comme à l’intérieur d’un sous-marin nucléaire, les cloisons sont étanches. Le mystère demeure. Cet écrivain majeur a donc de beaux jours devant lui. Les mouettes le protègent, et l’acacia se porte à merveille.
Nous sommes vers le 20 août, quand l’été bascule. Je rends visite à Sollers dans sa propriété du Martray. Conversation sur la plage. Il évoque ses 20 ans, ses premiers écrits. Je le revois comme si c’était hier. Il a le teint hâlé, il porte un pantalon beige tirebouchonné, une chemise de lin bleu, le vent se lève soudain. Nous nous quittons, son regard se cache derrière ses lunettes noires d’agent secret. Je traverse le pont, direction La Rochelle. Sa voix demeure en moi. Les mots, les syllabes détachées, les brefs silences qui ponctuent sa réflexion. Sur la gauche, les petites falaises de la côte, c’est marée basse. Je crois reconnaître le décor naturel des dernières pages du Défi. La plage, le suicide de la jeune femme, Claire, le calcaire qui boit le sang de son visage. Le narrateur, à ce moment précis, joue avec le sérieux. C’est l’acte fondateur de sa vie d’homme libre, et d’exilé.
Yannick Gomez, Sollers, le musicien de la vie, préface de Rémi Soulié, Éditions Nouvelle Marge. 144 pages
Giorgia Meloni est à la tête du gouvernement italien depuis trois ans. Ses succès ne reposent pas uniquement sur les lois votées ni les réformes engagées mais sur une stratégie européenne de longue haleine qui lui confère aujourd’hui prestige et sympathie sur la scène internationale.
En 1997, vous avez vibré pour le « blairisme », ce coup de neuf progressiste dont la social-démocratie européenne avait tant besoin ? En 2007, vous vous êtes emballé pour le « sarkozysme », ce grand retour de la volonté en politique ? En 2017, vous avez admiré le « macronisme », ce syncrétisme socialo-libéral si efficace et dynamique, censé dépasser les clivages traditionnels ? Alors c’est certain, vous adorerez le « melonisme », ce néopopulisme célébré ces derniers temps dans la presse internationale comme le mariage réussi entre convictions identitaires et rigueur budgétaire. Cependant, si vous ne croyez pas au père Noël, un bilan d’étape plus circonstancié de la politique de Giorgia Meloni depuis qu’elle a pris la tête du gouvernement italien s’impose. On verra aussi que la conquête du pouvoir a été préparée par une mue politique mûrement réfléchie.
Longévité rare
Arrivée en octobre 2022 au palais Chigi (le Matignon italien), Meloni peut se vanter d’une longévité rare à ce poste, mais surtout d’avoir maîtrisé les déficits, obtenu une forte désinflation et fait baisser le chômage. Seulement la Première ministre n’a pas eu recours à un traitement de choc à la Javier Milei pour obtenir ces résultats. On veut la recette de sa potion magique.
Retour en 2022. Dès qu’elle rentre en fonction, Meloni referme l’ère du « quoi qu’il en coûte », qui avait été ouverte par la pandémie de Covid, puis prolongée par l’envolée des prix de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine. Conséquence, le déficit public, supérieur à 8 % du PIB en 2022, est ramené sous la barre des 4 % en 2024. Mieux, cette baisse de la dépense publique n’a pas asphyxié l’activité, car la présidente du Conseil s’est arrangée pour faire octroyer à l’Italie une portion non négligeable (environ 200 milliards d’euros) du plan de relance européen. En d’autres termes, comme l’a souligné Marine Le Pen dans notre numéro de novembre, nos voisins transalpins font désormais financer une partie de leurs dépenses publiques par Bruxelles. Cependant, comme on le verra, l’UE, comme le Ciel, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Meloni a beaucoup travaillé pour obtenir ce cadeau.
Vient alors le trophée de Meloni : l’emploi. Le taux de chômage, qui stagnait depuis une décennie autour de 9 à 10 %, s’établit désormais à environ 7 % et pourrait continuer de baisser. Ce succès, accompagné d’une belle reprise de l’investissement (680 milliards d’euros estimés en 2025), s’explique par un net recul de l’inflation (0,9 % aujourd’hui contre 8 % en 2022, ce qui a permis de sauvegarder la demande intérieure), doublé d’un excédent commercial en hausse (40 milliards d’euros cette année), reflet des performances de l’industrie italienne sur les marchés européens et asiatiques.
Parmi les autres mesures économiques décidées par Meloni, signalons la réforme du revenu de citoyenneté (l’équivalent de notre RSA), la réduction des subventions pour la rénovation énergétique des bâtiments et la flexibilisation du marché du travail. Mais aussi une baisse de l’impôt sur le revenu pour la tranche comprise entre 28 000 et 50 000 euros annuels (passée de 35 % à 33 %) et un allégement de l’impôt sur les sociétés. Enfin, quelques privatisations partielles comme celles d’ITA Airways (la compagnie aérienne nationale), de la banque Monte dei Paschi di Siena (la plus ancienne banque au monde) et du pétrolier ENI (le premier groupe du pays) ont rapporté autour de 4 milliards d’euros.
Pas vraiment une rupture historique
Cependant l’Italie n’est pas sortie de l’auberge. La croissance reste faible (+ 0,7 % en 2024), la productivité du travail demeure atone, la bureaucratie administrative continue de peser sur les entreprises, les inégalités régionales se creusent et le vieillissement de la population érode le marché du travail. Enfin, avec une dette publique proche de 135 % du PIB, l’Italie reste le deuxième pays le plus endetté de l’UE (derrière la Grèce et juste devant la France). Bref, l’essentiel du redressement économique de la péninsule provient davantage de circonstances favorables, dont Meloni a certes su tirer le plus grand profit, que de réformes structurelles durables, dont le pays aurait pourtant bien besoin. Et si Rome inspire aujourd’hui davantage de confiance aux institutions européennes et aux marchés financiers, les jeunes actifs italiens se montrent plus réservés puisque 156 000 d’entre eux ont émigré en 2024, tandis que le nombre de naissances a atteint un niveau historiquement bas, avec 370 000 naissances par an et un taux de fécondité de 1,18 enfant par femme.
Autre point crucial : la politique migratoire, pilier de la campagne électorale de Meloni en 2022 et thème majeur pour ses alliés berlusconistes et salvinistes. Depuis que la droite est aux affaires, des résultats authentiquement positifs et concrets ont été enregistrés en matière de réduction des flux. Pourtant, le protocole pour l’établissement de centres d’accueil externalisés en Albanie, conçus pour traiter les cas de 36 000 migrants par an, a été bloqué par la justice. Parallèlement, afin de ne pas nuire aux entreprises, le gouvernement a octroyé 450 000 permis de travail pour la période 2023-2025, et 500 000 sont prévus pour 2026-2028. Bref, s’il y a moins d’entrées illégales, c’est très largement parce qu’il y a plus de permis de séjour.
En réalité, le crédit politique dont bénéficie la Première ministre, et d’où découle son enviable marge de manœuvre, tient pour une grande part à des mesures situées hors des champs économique et migratoire. Une réforme résolument « pro-forces de l’ordre » est notamment en cours, pour accélérer les procédures judiciaires, renforcer les pouvoirs de la police, garantir les peines de perpétuité réelle et interdire les rave parties. En matière bioéthique, une loi anti-GPA a été adoptée en octobre 2024, avec des peines allant jusqu’à deux ans de prison et un million d’euros d’amende pour les contrevenants. Enfin, un projet de « IIIᵉ République » visant à instaurer l’élection directe du Premier ministre au suffrage universel pour un mandat de cinq ans est en débat.
Cette politique, qui ne manque pas de bons sens et de résultats tangibles, ne suffit pas à parler de rupture historique en Italie. Ce ne sont pas des mesures concrètes qui ont permis à Giorgia Meloni de devenir la préférée de Trump, la coqueluche de The Economist et un modèle de réussite pour la droite. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter quelques années en arrière et, plutôt que de regarder vers Rome, se tourner vers Strasbourg et Bruxelles.
Il y a cinq ans, Giorgia Meloni a opéré un virage. Tout en continuant de revendiquer ses origines modestes, d’assumer son passé d’extrême droite, de clamer sa sensibilité anti-élitiste et de tendre la main à la Russie, elle a rompu avec l’euroscepticisme auquel elle devait pourtant son ascension politique. Comparée à Mario Draghi, fils de banquier, lui-même ex-banquier chez Goldman Sachs et ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, la quadragénaire n’est pas obligée de prouver ni son attachement à la souveraineté nationale, ni son appartenance au peuple. Pour caricaturer, si elle était française, on pourrait dire qu’elle sent bon le gilet jaune à côté de son prédécesseur qui fait terriblement penser à Macron.
Fitto: la main sur le robinet de lait
Désormais, son objectif est de faire de l’Italie une voix audible à Bruxelles, plutôt que de suivre son allié Matteo Salvini, un temps le patron de la droite italienne, qui se maintient dans la dissidence antisystème. Dès 2021, elle se fait remarquer en refusant de rejoindre le projet de groupe populiste, les Patriots for Europe (P4E), porté au Parlement de Strasbourg non seulement par Salvini, mais aussi par Viktor Orban et Marine Le Pen. Avec son bras droit Raffaele Fitto, elle maintient son parti, les Frères d’Italie (FdI), au sein du groupe Conservateurs et réformistes européens (CRE) qui, contrairement aux P4E, accepte de dialoguer avec les députés de droite classique du Parti populaire européen (PPE). Une manœuvre appréciée dans les rangs de celui-ci.
Cette stratégie est aussi appliquée à l’intérieur de l’Italie. Lorsqu’en février 2021, Draghi forme un gouvernement d’unité nationale, Meloni choisit de rester en dehors de la coalition pour incarner une opposition patriotique sans pour autant rompre avec les circuits institutionnels. Ainsi, tout en critiquant les orientations générales de « Super Mario », elle vote en faveur de ses projets de lois liés à la sécurité, à la gestion sanitaire et au plan de relance européen, se positionnant dès lors comme l’opposition responsable, figure de proue d’une droite responsable.
C’est ainsi que lorsque Meloni arrive au pouvoir l’année suivante, Ursula von der Leyen sait déjà qu’on peut lui faire confiance. À ses yeux, avoir une interlocutrice raisonnable au cœur du camp populiste européen est même inespéré. La Première ministre italienne comprend vite le bénéfice qu’elle peut en tirer pour son pays. Ce bénéfice porte un nom : « Next Generation EU ». C’est le vaste plan de relance mis en place par l’Union à partir de 2020.
Alors que durant le gouvernement Draghi, le volet italien de Next Generation EU était géré dans une logique de neutralité destinée à rassurer Bruxelles, Meloni confie le dossier directement au seul Raffaele Fitto, ancien député européen, fin connaisseur des arcanes de l’UE et homme de confiance. Désormais ministre des Affaires européennes, il s’applique à le transformer en un instrument au service de sa politique. Reconnaissante de cet engagement résolument européen qui fragilise considérablement le camp souverainiste à Strasbourg, von der Leyen fait en sorte que Fitto ne soit pas dérangé par la machine bruxelloise.
Bari, 24 juin 2020 : Giorgia Meloni aux côtés de Raffaele Fitto, candidat de droite à la présidence de la région des Pouilles. PA/SIPA
Dans le prolongement de ce revirement pro-UE, Meloni s’aligne aussi sur les États-Unis en affichant un soutien ferme à l’Ukraine et à l’OTAN, et en se retirant du projet chinois de « Nouvelles Routes de la soie ». Bien avant les embrassades avec Donald Trump, elle sait rassurer la Maison-Blanche de Joe Biden.
En juin 2024, la victoire du PPE de von der Leyen aux élections européennes renforce encore la position de l’Italienne. Fitto quitte le gouvernement italien pour rejoindre la Commission en tant que vice-président exécutif et commissaire à la cohésion et aux réformes, un poste en surplomb, qui permet d’intervenir sur une part importante du budget européen. Le chat a désormais la main directement sur le robinet de lait.
C’est ainsi qu’un cycle vertueux économique a pu se déclencher à toute vitesse en Italie, avec à la clé la stabilisation de la dette, la confiance renouvelée des marchés, la décision des agences de notation de relever la perspective du pays et enfin la baisse des taux, et donc du coût du service de la dette. Chaque acteur dans cet écosystème aurait pu se dire « attendons un peu, une hirondelle ne fait pas le printemps ». Seulement, grâce à un travail politique de longue haleine en amont, la Première ministre, qui a su se faire des amis puissants à Bruxelles, Strasbourg, Londres et New York, est accueillie avec le tapis rouge à tous les étages.
Pour comprendre la méthode Meloni et ses indéniables succès, il ne faut donc pas chercher du côté des lois votées ni des réformes engagées. Sa réussite est d’abord celle d’une stratégie européenne et internationale entreprise en profondeur et rendue possible par une solide personnalité. Son parcours, son style et ses prises de position lui ont conféré une côte de sympathie considérable auprès des électeurs de droite et permis de s’imposer face à ses deux alliés, Forza Italia, l’ancien parti de Berlusconi, et la Lega de Salvini. Meloni en a profité pour fixer comme priorité absolue le maintien de bonnes relations avec les bailleurs de fonds mondiaux. S’il fallait, pour cela, modérer la critique de l’UE et soutenir l’Ukraine, qu’il en fût ainsi. Ses accomplissements économiques, son prestige sur la scène internationale et ses mesures conservatrices adoptées sur le plan sociétal lui ont permis de naviguer habilement et de se construire un espace politique unique. L’art d’avancer, comme elle aime à le répéter, con i piedi per terra, « avec les pieds sur terre ».
Un ravissement du regard et de l’ouïe. Franco Fagioli irrésistible de drôlerie
Hasard du calendrier lyrique ? Moins de deux mois après la reprise d’Ariodanteà l’Opéra de Paris dans l’épatante mise en scène de Robert Carsen, voilà que le célèbre ‘’Dramma per musica’’ de Haendel, apothéose de la musique baroque, fait l’objet d’une nouvelle production sous les auspices de l’Opéra Royal de Versailles – spectacle rare à tous les sens du mot : dernière représentation le 11 décembre !
Eclatant !
On est ici à mille lieues de la corrosive transposition contemporaine sur fond de scandales médiatiques secouant l’actuelle dynastie Windsor, telle qu’imaginée pour l’Opéra-Bastille par le fameux metteur en scène canadien. Pour l’heure, notre compatriote Nicolas Briançon – cf. l’an passé, comme acteur au Théâtre Montparnasse, les sketchs de Poiret & Serrault revisités avec François Berléand et, cette saison, son duo avec Pierre Arditi dans Je me souviendrai… de presque tout, une pièce d’Alexis Macquart – investit quant à lui l’écrin fastueux de la monarchie absolue, la cage de scène de l’Opéra Royal s’offrant comme un prolongement de l’habillage de colonnes et de sculptures surchargé d’ors de la salle elle-même, dans une restitution raffinée, poétique et pleine d’esprit des « grandes machines » propres à la pyrotechnie baroque : toiles de décors peints qui, à vue, tombent des cintres, superpositions de trompes l’œil, architectures illusionnistes à la Hubert Robert, fausses ruines et jardins enchantés, lumières changeantes, etc. Cette inventivité pleine de fraîcheur vient opportunément revivifier la haute tradition, avec un éclat sans pareil. On doit cette performance, une nouvelle fois, au talent de l’émérite Antoine Fontaine, adoubé dès longtemps comme chacun sait par les planches et le cinéma – de Patrice Chéreau à Michel Fau, en passant par Éric Rohmer…
Franco Fagioli irrésistible de drôlerie
La cour d’Ecosse médiévale issue du livret d’Antonio Salvi inspiré de l’Arioste se voit ainsi transportée dans un XVIIIème siècle pastoral et transalpin dont les tableaux se métamorphoseront sans trêve au long des trois actes. Les costumes (signés David Belugou), renvoient plutôt au siècle du Roi Soleil, avec, pour les hommes, ces justaucorps, ces lourdes perruques bouclées qui s’étalent jusque sur l’échine et ces souliers à hauts talons et, pour les personnages féminins, ces robes baleinées, décolletées, flottantes, dans un camaïeu riche en couleurs pastels… Pour ce qui est du personnage d’Ariodante, lui, et lui seul, est habillé d’un rouge aussi clinquant, aussi vif que l’humour dont le vertigineux Franco Fagioli enrobe à merveille son rôle-titre (rôle assumé à l’origine, rappelons-le, par un castrat, mais qui, dans la version parisienne évoquée plus haut, était travesti sous une voix de mezzo – Emily d’Angelo en 2023, Cecilia Molinari cette année). Chanté donc ici par un contre-ténor, Ariodante y revêt, sous une forme délicieusement parodique, la figure d’une sorte de « folle » du plus haut comique, il faut bien le dire, feudataire emperruqué, gourmé, précieux, maniéré jusqu’au ridicule et fort peu viril en somme : il esquisse des révérences, s’essaie à des pas de danse, tourbillonne, s’agite beaucoup des bras, les volutes et les ornements virtuoses de son chant servant de contrepoint expressif à un jeu de scène irrésistible de drôlerie et d’efficacité. Le rôle du « méchant », le fourbe et perfide Polinesso, est, là encore de façon tout à fait inattendue, prodigieusement campé par le juvénile Théo Imart, ravissant contre-ténor français – âgé de 29 ans, il en fait dix de moins ! – (dont à bon escient la mise en scène caractérise le double-jeu en lui faisant tour à tour ôter puis remettre sa perruque gris-perle sur son beau casque naturel de cheveux châtains) : l’articulation impeccable se conjugue chez lui à une émission flamboyante et à une rondeur de phrasé exceptionnels, cela joint à une présence scénique qui lui vouera d’ailleurs, à juste titre, les ovations répétées du public. On a donc hâte de redécouvrir l’éphèbe Théo Imart en mai prochain dans Ercole Amante (Hercule amoureux), autre opéra baroque d’Antonia Bembo, une nouvelle production de l’Opéra de Paris qui figure déjà dans l’agenda de tout amateur de lyrique. Quant au vibrato ciselé de la basse Nicolas Brooymans, il rend incomparable ce roi d’Écosse au lourd manteau chamarré d’or. Lurciano, le frère d’Ariodante, sous les traits du ténor britannique Laurence Kilsby, est éblouissant de naturel et de clarté. On n’est pas en reste du côté des voix féminines, avec, dans le rôle de Ginevra l’irremplaçable, étincelante Catherine Trottmann, familière de l’Opéra Royal, et la soprano belge Gwendoline Blondeel, laquelle, en Dalinda, impose son agilité dans les acrobaties de ses vocalises. Il est vrai que ce répertoire est, en soi, un véritable concours de virtuosité vocale entre les chanteurs !
Photo: Geoffrey Hubbel
Au-delà de cette lecture pour ainsi dire « littérale », rappel de l’époque même de la création du chef d’œuvre à Londres, en 1735 comme l’on sait pour le Covent Garden, cet Ariodante versaillais dirigé sans baguette sur un tempo alerte par le chef (et violoniste) polonais Stefan Plewniak, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra Royal en grande forme, est, d’un bout à l’autre, un ravissement du regard et de l’ouïe. Précipitez-vous !
Ariodante. Opéra en trois actes de Georg Friedrich Haendel. Avec Franco Fagioli, Catherine Trottmann, Théo Imart, Gwendoline Blondeel, Laurence Kilsby, Nicolas Brooymans, Antoine Ageorges. Direction: Stefan Plewniak. Mise en scène : Nicolas Briançon.
Le député RN Philippe Ballard (à gauche) a répondu aux questions de Tristan Waleckx sur France 2, qui prétend que la chaîne CNews fait de la "désinformation". Capture France TV.
Dans le « Complément d’enquête » qui a fait couler tant d’encre, France TV a prétendu dénoncer la « méthode CNews » en s’appuyant sur la science. Enfin, sur ce qu’elle appelle, elle, la science… Selon la télévision publique, l’absence de lien entre délinquance et immigration ferait l’unanimité parmi les scientifiques. En réalité, la synthèse du CEPII s’appuie sur seulement quatre études étrangères.
Aucun doute, la guerre est déclarée entre l’audiovisuel public, payé par tous les Français, et CNews, chaîne privée appartenant au groupe Bolloré. Le succès de cette dernière agace au plus haut point la présidente, les directeurs et les journalistes vedettes de France TV, tous très généreusement rémunérés avec l’argent de contribuables qui préféreraient que leurs impôts servent à autre chose qu’à maintenir un service public qui leur dit ce qu’ils doivent penser.
Label rouge
Selon les critères d’Emmanuel Macron et de Reporters sans frontières, le dernier Complément d’enquête sur CNews diffusé sur France 2 cochait toutes les cases d’une information fiable, issue d’un travail journalistique rigoureux, présentée par un journaliste d’une totale honnêteté intellectuelle. Selon les critères du commun des téléspectateurs clairvoyants, il a été l’illustration parfaite de ce que l’oligarchie politico-médiatique attend des médias qui rêvent d’être « labellisés » par cette dernière, à savoir un journalisme à la botte du pouvoir socialo-macroniste, prêt à tout pour museler les voix dissidentes.
Au cours de ce reportage grossièrement à charge, un mot magique, censé clore le débat sur le lien entre délinquance et immigration, sujet trop souvent abordé sur CNews selon France TV, jaillit à plusieurs reprises de la bouche des gardiens du temple médiatique. À la trentième minute de cette invraisemblable enquête sur CNews, une voix off affirme que « le lien de causalité entre étrangers et insécurité n’existe pas. Et c’est la science qui le dit. Le CEPII a recensé tous les travaux sur le sujet. D’après lui, les études concluent unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance. » Une demi-heure plus tard, face au député RN Philippe Ballard, Tristan Waleckx assène la même assertion : « Il y a des études scientifiques, c’est le CEPII, ce sont des économistes qui ont fait une compilation de toutes les études qui existent sur le sujet et qui concluent unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance. » Condescendant, Tristan Waleckx déclare alors à Philippe Ballard qu’il y a « une différence entre le ressenti, le “doigt mouillé” et la science. »
Avant de disséquer le travail « scientifique » auquel Tristan Waleckx fait référence, rappelons que ce journaliste est diplômé de l’École supérieure de journalisme de Lille. Cela n’est pas anodin. Cette école se veut à la pointe du combat pour l’inclusion et la diversité ; elle est « le symbole du formatage idéologique des apprentis journalistes et le temple du “politiquement correct” le plus impeccablement sourcilleux[1] ». Les étudiants de l’ESJ lilloise affirment à 87% voter pour la gauche et l’extrême gauche. Nombre d’enseignants qui y dispensent leurs cours sont issus des principaux médias mainstream (Le Monde, France Info, France 2, l’AFP, France 3 Alsace, etc.) Bref, cet établissement produit « à la chaîne des petits soldats interchangeables au service d’une information corsetée, contrôlée » et très certainement prochainement « labellisée » par leurs prédécesseurs promus au rang de commissaires politico-médiatiques.
France TV
Revenons à notre sujet principal. Le CEPII (Centre d’études prospectives et d’informations internationales) est un service gouvernemental rattaché au Premier ministre. Le rapport dont fait état Tristan Waleckx date d’avril 2023. Élisabeth Borne était alors en poste à Matignon. Elle n’attendait vraisemblablement pas d’un rapport sur l’immigration et l’insécurité issu d’un de ses services qu’il dise autre chose que ce qu’affirmaient à l’époque son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, et surtout son ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti : l’insécurité est un « sentiment », la submersion migratoire est un « fantasme », établir un lien entre les deux relève de la « désinformation » et fait le jeu de qui vous savez. Les économistes Arnaud Philippe et Jérôme Valette, auteurs du rapport en question, sont censés avoir scientifiquement prouvé la véracité de ces allégations. Voyons un peu à quoi ressemble ce travail titanesque et d’une extraordinaire rigueur vanté par les journalistes de la télévision publique.
Curieuse unanimité
Ce dossier « scientifique » a recensé, selon Tristan Waleckx, « toutes les études sur le sujet », et celles-ci auraient « conclu unanimement à l’absence d’impact de l’immigration sur la délinquance ». Étonnamment, ce dossier exceptionnel ne fait que quatre courtes pages. Il faut dire qu’il ne repose que sur quatre études relatives à l’immigration au Chili et aux États-Unis (1986-2004), au Royaume-Uni (1997-2008) et en Italie (1990-2003) – Tristan Waleckx a donc menti en parlant de… « toutes les études sur le sujet ». Par ailleurs, les périodes analysées remontent à deux voire trois décennies et les pays retenus présentent naturellement des spécificités – importance de l’immigration légale et illégale, origine des immigrés, etc. – qui interdisent les analogies avec l’immigration propre à la France, immigration qui provient à près de 60% du continent africain et a pris des proportions considérables ces dix dernières années. De toute évidence, comme cela arrive trop souvent lorsque l’idéologie domine la recherche, MM. Philippe et Valette connaissaient la conclusion de leur « travail » avant même de s’y atteler – ne leur restait plus qu’à trouver les quelques travaux allant dans leur sens ou pouvant se prêter à des contorsions interprétatives aboutissant à un résultat sonnant comme un slogan: il n’y a aucun lien entre la délinquance et l’immigration en France.
Torsion de la réalité. Si les auteurs dudit rapport sont obligés de reconnaître que « la surreprésentation des immigrés dans les statistiques [sur la criminalité] se retrouve dans la plupart des grands pays d’accueil »etque, pour la France,« la proportion d’étrangers dans la population totale était en 2019 de 7,4 %, mais s’élevait à 14 % parmi les auteurs d’affaires traitées par la justice, à 16 % dans ceux ayant fait l’objet d’une réponse pénale et à 23 % des individus en prison » [c’est près de 25 % en 2025], ils affirment cependant que plusieurs raisons peuvent expliquer cela. D’abord, les jeunes hommes sont surreprésentés dans la population immigrée et sont plus pauvres que les natifs, ce qui les rendrait « plus susceptibles d’être en infraction avec la loi ». Curieux raisonnement. Quoi qu’il en soit, il y aurait donc bien un lien, même ténu, entre immigration et délinquance – oui, mais cela est la faute du pays d’accueil, en particulier pour les « atteintes aux biens » qui sont « uniquement dues à une exclusion [des immigrés] du marché du travail ». Ensuite, « la surreprésentation des immigrés dans les statistiques de délinquance ne peut être comprise qu’à l’aune du traitement différencié que subit cette population à toutes les étapes du système pénal : de la probabilité d’arrestation à celle d’être incarcéré ». En clair, les immigrés seraient plus souvent contrôlés, plus souvent arrêtés et plus sévèrement punis que les Français pour des infractions similaires. L’idéologie contre le réel – MM. Philippe et Valette ne suivent pas l’actualité ou habitent sur la planète Mars pour sortir de telles énormités.
Enfin, expliquent-ils, si les Européens en général et les Français en particulier pensent qu’il y a un lien entre la délinquance et l’immigration, c’est surtout la faute des… médias qui traiteraient « de manière différente la délinquance d’origine étrangère et celle des natifs ». En Suisse, au moment du référendum sur la construction des minarets, c’est le traitement médiatique de la délinquance en fonction de l’origine du suspect qui, selon eux, aurait abouti à la victoire du « contre ». Puisqu’on vous dit que c’est scientifique…
Perceptions, dites-vous…
La conclusion de ce document supposément scientifique est un parfait échantillon de la propagande immigrationniste chère à François Héran, Hervé Le Bras ou Éric Dupond-Moretti. Pour en souligner la fourberie, citons-la entièrement : « L’immigration mérite un débat à la hauteur des enjeux et des inquiétudes qu’elle suscite. Cependant, il n’y a pas de raisons de centrer cette discussion sur la délinquance. Si la surreprésentation quasi-mécanique des immigrés dans les statistiques et les biais médiatiques peuvent créer l’illusion d’une relation entre immigration et délinquance, les études montrent qu’il n’en est rien. Ce n’est pas le fait d’être immigré en soi qui conduit à plus de délinquance, mais des caractéristiques qui, lorsqu’elles se retrouvent chez des natifs, conduisent également à plus de délinquance. Quant au faible effet de l’immigration sur les vols, il peut être résorbé par des politiques favorisant l’intégration économique des immigrés sur le territoire national et notamment leur accès au marché du travail. Un traitement plus équilibré de l’information relative à la délinquance, selon l’origine nationale ou étrangère des suspects, permettrait également de rendre les perceptions plus proches de la réalité. » Cette prose artificieuse ne résulte pas d’un travail scientifique, inexistant en l’occurrence, mais d’une approche idéologique en faveur de l’immigration. Elle mérite un SIC d’or pour son involontaire mise en évidence du procédé orwellien de manipulation de la réalité et d’officialisation du mensonge qui infecte les organes gouvernementaux et les médias de l’audiovisuel public.
Car la réalité, implacable, dément ces contre-vérités. À l’inverse de la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Danemark, les Pays-Bas ou la Suisse publient des chiffres extrêmement précis de la criminalité par nationalité ou par origine. Dans ces pays, une même conclusion s’impose : les étrangers et les personnes issues de l’immigration extra-européenne sont surreprésentés dans les agressions physiques et sexuelles, les vols, le narcotrafic. Cela n’a fait que s’amplifier ces dernières années. En Allemagne, en 2023, la police a recensé 923 000 délinquants présumés d’origine étrangère, soit 41 % de l’ensemble des suspects appréhendés. La ministre de l’Intérieur, la sociale-démocrate Nancy Faeser, prônait alors la tolérance zéro et affirmait vouloir obliger tous les délinquants étrangers à « quitter l’Allemagne ». De son côté, le gouvernement français répugne à publier des statistiques complètes et précises sur la criminalité, en particulier la nationalité ou l’origine des délinquants. Pourtant, selon le ministère de l’Intérieur, 93% des vols et 63% des agressions sexuelles dans les transports en commun en Île-de-France sont commis par des étrangers. Les violences sexuelles dans ces espaces ont augmenté de 86% en dix ans. Le phénomène se répand sur tout le territoire. Il serait également intéressant de connaître la proportion des Français issus de l’immigration impliqués dans des affaires d’agressions physiques et sexuelles, de vols, de refus d’obtempérer, de trafic de drogue, etc. Aux Pays-Bas, des statistiques complètes sont réalisées et publiées : alors que les personnes issues de l’immigration « non-occidentale » représentent 14% de la population, elles comptent pour 35% dans les infractions sexuelles, 40% dans les agressions physiques, 40% dans le narco-trafic, 60% dans les vols violents. Idem au Danemark où les immigrés et leurs descendants (= enfants) représentent 40% des condamnations pour homicides, viols et vols alors qu’ils ne représentent que 12% de la population[2]. Il est à craindre qu’en France les chiffres soient similaires, voire plus inquiétants encore. Difficile de le savoir : les pouvoirs publics ne donnent que peu d’informations et, à l’inverse de ce qu’affirment les auteurs du CEPII, les médias dominants rechignent à dire la vérité sur cette nouvelle criminalité et à montrer la réalité, quand ils ne la déforment pas – il suffit de se remémorer de quelle manière ont été traitées les affaires concernant Lola, Thomas, Philippine ou Élias, et de quelle façon ont été présentées celles concernant Adama Traoré ou Nahel Merzouk et les émeutes qui ont suivi, pour comprendre de quoi il retourne. Vaste sujet qui mériterait pour le coup un véritable… complément d’enquête.
[1] Xavier Eman, Formatage continu, Tour de France des quatorze principales écoles de journalisme, préface de Claude Chollet (L’Observatoire du journalisme), 2024, La Nouvelle Librairie.
[2] Ces chiffres sont extraits des différents dossiers présentés par le data-analyste Marc Vanguard sur son site web. Les nombreuses données récoltées et analysées par ce dernier sont issues des ministères, des différents services gouvernementaux ou des organes de la statistique officiels de chacun des pays concernés. Rien à voir, donc, avec le travail « scientifique » des économistes du CEPII…
De l’Espagne franquiste à la Movida, du Festival de Benidorm à son installation somptuaire en Floride, Julio Iglesias a incarné la réussite exponentielle du chanteur de charme et un art de vivre flamboyant. Enfin traduite en français, la biographie littéraire de Ignacio Peyró traduite par Albert Bensoussan vient de paraître au Cherche midi. Portraits croisés du crooner latin en lévitation et d’une émancipation ibérique…
Julio est une anomalie née au siècle dernier. Un mystère dans une époque devenue congelée. Son sourire aura abattu tant de digues morales. Il a toujours eu la baraka. Aujourd’hui, un tel parcours scruté par les réseaux sociaux serait-il possible ? Ses gestes, ses conquêtes, sa nonchalance et son charisme, son absence de calcul politique et sa bonne étoile, son ambition transparente comme l’eau de roche et son amour véritable du public charrient tant de souvenirs. Des bons. Le temps des possibles. D’un équilibrisme éminemment sympathique. Son œcuménisme scénique est incompréhensible de nos jours quand des chanteurs travaillent leur propre clientèle et incitent au clivage idéologique. Julio transcende les partis. Il n’est pas un sectaire, ni un roublard. Il veut être aimé de tous. Il croit aux forces de l’amour. Il a l’esprit large et le cœur ouvert à toutes les aventures. Il n’est pas borné. Il n’a pas l’outrecuidance de nous donner des leçons de civisme. Lui, le fils du bon docteur gambilleur, rejeton bourgeois évoluant dans un environnement franquiste, bénéficiant de la clémence du régime fut, à son corps défendant, l’incarnation de la transition démocratique espagnole. Il était déjà là sous Franco, il le sera encore sous Felipe González. L’ami d’Aznar chanta pour Mitterrand. Le proche du couple Reagan fut l’un des premiers à tourner en Chine. Il ne se coupa d’aucun public. Il ne se refusa à personne. Au-delà d’une habileté commerciale remarquable, il faut voir dans cette altruisme la marque d’une sincérité. Julio est comme ça, charmeur, doux, intelligent, conscient de son emprise et de ses limites vocales, professionnel acharné mais aussi rêveur, presque mélancolique. Il est peu porté sur les conflits. Il les enjambe. Il ne s’appesantit sur rien. La vie est trop courte et on l’appelle déjà à Mexico ou à Singapour pour un concert. Il dort dans son avion privé. Jadis (il a fêté ses 82 ans en septembre dernier), il apparaissait sur les écrans de la ZDF, de la BBC ou d’Antenne 2 dans le rôle du « latin lover », le micro collé à sa joue, la sérénade en sarabande, se moquant des idiomes locaux, susurrant l’amour béat, feignant d’être un perdant, jouant une partition frisant la caricature et nous l’adorions déjà. On pardonnera toujours tout à Julio. Il est l’élu du microsillon dans une Espagne sous camisole qui peina à se défaire de cette dictature maquillée en fée du tourisme balnéaire. Ignacio Peyró, actuellement directeur de l’Institut Cervantès à Rome, a écrit une biographie piquante et cajoleuse pour réparer une infamie culturelle. Le journaliste n’apprécie pas que l’on ricane sur Julio, que l’on mésestime son talent et son aura. Chez nous aussi, en France, le chanteur populaire vit des heures sombres. On le disqualifie par peur de succomber à ses tubes. Ignacio Peyró le confesse : « éprouver de l’antipathie pour Julio Iglesias serait comme détester les dauphins ». Dans cette étude littéraire à cloche-pied, il essaye de comprendre les ressorts de cette addiction méditerranéenne. Julio n’est pas une espagnolade éphémère. Il est le trait d’union d’un pays fragmenté. « Julio Iglesias a traversé son époque sans être le fils de son époque. Il fut crooner à contre-temps […] Quand la mode était au négligé esthétique, lui préférait les beaux costumes. Et si la vogue était au moralisme de la chanson d’auteur, il ne dédaignait pas la suave douceur d’un romantisme sans âge » analyse-t-il, brillamment. Dans cette biographie sentimentale, on en apprend donc autant sur la carrière de Julio notamment sa tumeur au dos que sur le lent réveil de l’Espagne. Comment Julio fut, à sa manière, l’artisan involontaire de la bétonnisation de Benidorm et la bande-son d’une classe moyenne émergente. La carrière de Julio se construit en parallèle de l’Espagne. Julio est un phénomène national à vocation internationale. Il remplit le Camp Nou à Barcelone alors qu’il fut gardien de but au Real. Julio brise tous les paradoxes. Les filles passent, certaines comme la Française Gwendolyne laisse des traces. Le mariage de Julio et son divorce sont des événements mondains que l’on commente en terrasse. Peyró explique très bien que la réussite de Julio et son eldorado sur le continent américain sont, malgré les rires en coin, une fierté pour tous les Espagnols. L’un des leurs a réussi là où personne n’avait imaginé mettre les pieds. Cette biographie est savoureuse car on y croise Sydne Rome, Diana Ross, la moiteur des villas de milliardaires, le défilé des mannequins au petit matin et des garages remplis de Rolls. Juan Carlos se reconnaît dans ce chanteur de variété au culot monstre et pas bégueule pour une peseta. Jusqu’à maintenant, on aimait Julio sans le savoir, maintenant on pourra argumenter en société et faire taire les aigris de la vie.
Un certain Julio Iglesias de Ignacio Peyró – Le cherche midi 352 pages
Nous n’avons toujours pas de budget mais les préparatifs de Noël vont bon train… À Béziers, le froid est arrivé et les chalets, les illuminations et la fontaine musicale de Noël ont été inaugurés dans la bonne humeur. En attendant la crèche, bien sûr !
Digues
Coup de tonnerre à l’AN : ils ont osé voter une résolution du Rassemblement national ! Le groupe parlementaire a réussi, lors de sa « niche parlementaire » et pour la première fois de son histoire, à faire voter un texte au sein de l’hémicycle. Une « journée historique pour le RN. Ce n’est pas un tournant, c’est une marche ! » a ainsi salué Marine Le Pen. Bon, pas d’emballement tout de même, il ne s’agit que d’une résolution symbolique. Mais le sujet est de taille : demander la suspension de l’accord franco-algérien de 1968. Cela n’a pas été du goût de tout le monde dans l’hémicycle, un député LFI pointant du doigt un « texte raciste », et « le retour de l’OAS [Organisation de l’armée secrète] à l’Assemblée nationale ». Rien que ça… Ian Brossat, sénateur communiste, n’a pas aimé non plus. Tout cela est très « nauséabond » selon lui. Remarquez, il sait de quoi il parle… Quelqu’un lui a-t-il rappelé que, durant la guerre d’Algérie, c’était des membres de son parti qui passaient des valises de billets pour le FLN ? « Nauséabond », vraiment ?
Un « bougé »
Ce débat est aussi l’occasion aussi d’en apprendre un peu plus sur les conséquences financières d’un tel accord avec l’Algérie. Par exemple, un Algérien de plus de 65 ans retraité en Algérie qui arrive dans l’Hexagone cesse de toucher sa retraite algérienne, mais touche immédiatement le minimum vieillesse en France, alors que le gouvernement algérien conserve l’argent de la pension de l’assuré. Bingo !
Pendant ce temps, et avant la libération de l’écrivain Boualem Sansal, Laurent Nuñez, dernier ministre de l’Intérieur en date, appelait à « renouer le dialogue avec Alger pour des questions de sécurité », et souhaitait un « bougé » – le nouveau mot à la mode chez nos politiques – dans nos relations avec l’Algérie, précisant qu’une remise en cause de l’accord franco-algérien de 1968 n’était pas « à l’ordre du jour ». Bah oui quoi ! Qui a dit que l’Assemblée nationale servait à quelque chose ?
Féminisme
Cela se passe le 6 novembre dans les couloirs de l’Assemblée nationale. Un groupe scolaire vient assister à une séance du Parlement. Il est composé de plusieurs fillettes, voilées de la tête aux pieds. Elles sont accompagnées d’un homme à la barbe longue et non taillée. Rapidement, la polémique enfle. Que dit le règlement du Palais-Bourbon à ce sujet ? Son article 8, qui encadre l’accès aux tribunes, exige que le public soit « assis, découvert et en silence ». En théorie donc, pas de voile islamique. Ce qui n’est apparemment pas si facile à faire appliquer par nos chers huissiers… Ce qui ne cesse de m’étonner, c’est la réaction de nos féministes pur jus. Parmi elles – au nom de la tolérance, bien sûr ! –, l’inénarrable Marine Tondelier et son « Qu’on lâche la grappe aux femmes ! » oubliant au passage que les femmes en question n’ont que 9 ou 10 ans et occultant la dimension patriarcale du voile… Et si on écoutait le bon sens des Français ? 71 % d’entre eux sont favorables à l’interdiction du voile pour les mineures de moins de 15 ans, selon un sondage CSA pour CNews, Europe 1 et le JDD. Parmi eux, figurez-vous qu’on trouve même des électeurs de gauche ! Rassurant.
All inclusive
On connaissait les LGBT, mais le combat semble maintenant d’arrière-garde. Eh oui ! Nous sommes passés aux LGBTQQIP2SAA ! Sans rire. Cette combinaison de lettres quasi exhaustive (on est rassurés !) tente « de représenter toutes les identités de la communauté queer ». Il s’agit des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres, queer, en questionnement, intersexuées, pansexuelles, bispirituelles, asexuelles et alliés. Là, je m’interroge : qu’est-ce donc qu’un « allié ». C’est celui (ou celle, je sais…) qui « soutient l’égalité des droits pour tous, sans distinction de race, d’orientation sexuelle, de genre ou de religion ». En cherchant bien, on devrait pouvoir trouver quelques hétéros dans cette dernière catégorie…
Sermon
Comme chaque commémoration de l’Armistice, le 11 novembre dernier a commencé par une messe à Béziers. Je ne résiste pas à partager avec vous un extrait du sermon (on dit homélie en langue bien-pensante) de notre archiprêtre Hervé Dussel : « Aujourd’hui, nous sentons bien que notre pays traverse un temps d’épreuve morale.[…]Oui, la France est blessée, non par la guerre des armes, mais par l’usure du sens, par le doute sur ce qu’elle est et sur ce qu’elle veut devenir.Or, une nation ne se reconstruit pas seulement avec des lois ou des chiffres.Elle se reconstruit par la fidélité à ce qui l’a fait naître : la foi dans la valeur de l’homme, la responsabilité, la solidarité, la recherche du bien commun. » La messe s’est terminée avec la chorale de notre police municipale, qui a chanté, accompagnée d’une cornemuse, la Prière du para. Un hymne à la mémoire, à l’émotion et au recueillement. Hors du temps.
Révolte
Le 15 novembre, Béziers a accueilli la manifestation régionale des viticulteurs. Près de 7 000 personnes venues réclamer de pouvoir vivre du fruit de leur travail. Ce jour-là, nous avons été nombreux à penser à 1907, où nos vignerons avaient marché par centaines de milliers, le cœur en feu et les poings serrés sur ces mêmes allées Paul-Riquet. En 1907, chez nous, la révolte a éclaté comme un orage, contre la misère imposée par les puissants. En 1907, Paris a tremblé. En 2025, on attend toujours…
Liberté
Enfin la bonne nouvelle tant attendue ! Boualem Sansal est libre… Après presque une année entière de détention en Algérie. Nous avons fêté cela à Béziers en compagnie de Noëlle Lenoir et Xavier Driencourt, piliers de son comité de soutien, en inaugurant un patio à son nom au cœur même de notre médiathèque… Nous espérons tous le voir très vite. On croise les doigts pour que cette libération ne soit que les prémices d’une autre, celle du journaliste Christophe Gleizes, condamné pour « apologie du terrorisme ». En français dans le texte, « interview d’un footballeur kabyle sur le sport en Algérie ».
Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…
Ma Sauvageonne a véhiculé son fils, il y a peu, à la Maison du théâtre d’Amiens. Dans le cadre de ses études, ce dernier devait assister à la pièce Une vie d’acteur, d’Emilie Capliez et Tanguy Viel, avec, seul sur scène, le comédien Pierre Maillet. Comme je ne la lâche pas d’une semelle, j’étais, bien sûr, du voyage. Nous avions prévu d’abandonner l’adolescent aux portes de l’établissement théâtral, d’aller nous désaltérer dans un estaminet du quartier Saint-Leu, et de le récupérer une heure et vingt minutes plus tard. La vie, une fois de plus, en décida autrement.
À la porte de la Maison du théâtre, nous rencontrâmes, mon ami Monsieur Freytel (c’est ainsi que le surnomme le fils de la Sauvageonne, car c’est l’enseignant du lycée fort respectable et catholique qu’il fréquente). Je ne t’ai pas encore précisé, lectrice adulée, que Christophe Freytel est aussi professeur de théâtre, metteur en scène (il a donné vie sur les planches à ma pièce sobrement intitulée Pourriture!) et l’un de mes meilleurs amis. « Si vous voulez assister au spectacle, dites-le-moi car il me reste des places ; j’accompagne un groupe d’élèves », nous dit-il, pétillant de bonheur et toujours ravi de faire plaisir. Nous acceptâmes de bonne grâce, et ne le regrettâmes point. Nous passâmes une heure et vingt minutes très agréables grâce à Une vie d’acteur et à la prestation solitaire de Pierre Maillet.
Acteur et metteur en scène, né à Narbonne en 1972, il totalise une trentaine de mises en scène à son actif. Il a également joué dans une quarantaine de spectacles pour d’autres troupes et collectifs. Mais ce qui le passionne, c’est le cinéma. Une vie d’acteur n’est rien d’autre que le reflet de sa passion. Parangon des cinéphiles, il collectionne, dit-on, chez lui des centaines de longs-métrages ; ils font partie de son existence et façonnent son univers artistique. Dans Une vie d’acteur, il les évoque mais il évoque aussi sa vie. Il raconte que, quand à 11 ans, dans un cinéma de province, il découvrit le film Tootsie, ce fut pour lui une révélation. « Je serai acteur ! » songea-t-il. Il y parvint. Il déroule ainsi la pelote de ses souvenirs qu’il fait resurgir en citant, insatiable, les noms des films qu’il vénère ou, pour diverses raisons, l’ont marqué : Tootsie (of course!), King Kong, Les dents de la mer, Ghostbusters, Le dernier métro, Frankenstein Junior, L’Effrontée, Mauvais sang, Buffet froid, Peau d’âne, Les parapluies de Cherbourg, etc. Chaque œuvre fait apparaître, chez Maillet, une image, une odeur, un visage, une situation, une joie, un malheur.
On sent bien qu’on est ici entre fiction et réalité. Et quand il raconte avec tant de mélancolie et de nostalgie son enfance à Narbonne, on n’est pas très loin du Patrick Modiano de Villa triste. Ces instants précieux se révèlent carrément délicieux et émouvants. On se réjouit alors que le cinéma ait rendu Maillet complètement marteau.
La cellule investigation de Radio France s’est livrée à une enquête de plusieurs mois sur les activités chinoises de l’ex-Premier ministre d’un des gouvernements Chirac. Les journalistes Élodie Guéguen et Géraldine Hallot étaient à la manœuvre. Le résultat de leur travail est des plus intéressants. Si l’on voulait résumer hâtivement – et je l’avoue ironiquement – nous dirions que la grandiloquence, le verbe emphatique et abondant se vendent plutôt bien dans les hautes strates de l’Empire du Milieu. Un autre ex-Premier ministre de la chiraquie avait en quelque sorte ouvert le bal, Jean-Pierre Raffarin, lui aussi grand faiseur de phrases. Pour l’un comme pour l’autre, l’avalanche verbale passée, il n’est pas rare qu’on se trouve devant davantage de vide que de sens profond. Du moins quand on se donne la peine de chercher à démêler ce qui a été déversé. Un peu comme pour le Trissotin de Molière, s’agissant de M. de Villepin on « cherche ce qu’il dit après qu’il a parlé. » Il se peut après tout que la grande subtilité que l’on prête au peuple chinois lui permette de pénétrer une finesse, une intensité conceptuelle qui, malencontreusement, se refuseraient à nous.
À l’instar de M. Raffarin, M. de Villepin, ayant sans doute considéré qu’il avait hissé la France au plus haut de ce qu’elle pouvait espérer en matière de prospérité intérieure, d’influence internationale, de puissance en tous domaines, et qu’elle ne lui offrirait donc plus le moindre chantier à sa mesure, conclut tout naturellement qu’il ne lui restait plus qu’à aller dispenser les bienfaits de son immense talent – que dis-je, talent, alors que le mot génie s’impose – ailleurs de par le monde.
La Chine, donc, aura eu l’insigne bonheur de l’accueillir. Enfin un empire à sa dimension ! La Chine, mais aussi d’autres contrées de ce monde, nous rappelle l’enquête Radio France. L’Arabie Saoudite, le Qatar, à ce qu’il semble, et, paraît-il, en son temps, la Russie de M. Poutine. On notera le haut niveau d’exigence morale qui préside à de tels choix, orientés exclusivement vers des pays au système démocratique des plus avancés. On ne peut que s’en réjouir.
En Chine, nous apprennent donc les investigatrices, M de Villepin fait tout naturellement ce qu’il sait faire de mieux, il parle. Il donne des conférences. Parfois aussi, étant grand amateur d’art contemporain, il officie dans ce domaine, livre ses conseils éclairés. Avec son fils, il a ouvert d’ailleurs une vaste galerie d’art, très en vogue, à Hong-Kong. Propriété du fils, tient-il à préciser.
Nous apprenons aussi dans cette enquête que c’est le général Christian Quénot, ancien chef d’état-major de François Mitterrand qui l’aurait mis sur la piste de Pékin. Bien lui en a pris. Car là-bas, la parole est d’or : 94 000 euros versées à M. de Villepin pour deux conférences, l’une à Zhengzhou, une autre quelques jours après à Chengdu dans le Sichuan. Les journalistes de France Inter en ont dénombré pas moins de cinquante du même ordre. Bien sûr tous frais payés, voyage en first classe et tapis rouge à l’arrivée.
En outre, parmi d’autres occupations, notre ex-Premier ministre y assure là-bas la présidence de l’ITMA, une instance paragouvernementale en charge du tourisme de montagne. Toujours le goût des sommets, voyez-vous. Une autre de ses multiples compétences jusqu’alors trop ignorées de nous autres pauvres Français.
Bref, notre homme est, on le voit, particulièrement bien en cours chez l’empereur Xi Jinping. Il faut reconnaître qu’il sait y faire. Ne l’a-t-on pas photographié avec, sur les genoux, un magnifique Panda de 43 kilos ? L’image a fait le tour du pays et elle a de surcroît beaucoup plu aux autorités, car comme le dit sans fard le général Quénot lui-même : « Si vous n’êtes pas bien avec le pouvoir central, vous ne faites pas d’affaires en Chine. »
Bien sûr, les premiers intéressés – Villepin, Raffarin – jurent leurs grands dieux qu’il ne s’agit en aucune façon pour eux de cautionner le régime communiste, ni de participer à une entreprise visant à légitimer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ce système dictatorial. Pensez donc ! Mais qui peut croire que le pouvoir post-maoïste, qui a la main sur tout, de la conquête spatiale aux compétitions de ping-pong et de majong, se donnerait la peine de cajoler à ce point d’ex-Premiers ministres de démocraties occidentales s’il n’en attendait rien d’autre que les délices éclatantes de leur talent oratoire ou leurs avis éclairés sur le noir Soulages ? Oui, qui?
À l’en croire, ce serait donc en toute innocence, en toute « indépendance » (sic) que Villepin se fait l’enthousiaste VRP de ce vaste projet à fort relent impérialiste qu’est la « nouvelle route de la Soie », en réalité le grignotage à marche et emprunts forcés de territoires, de sites parfois stratégiques, tel port grec par exemple. Ou lorsqu’il s’enflamme à une tribune choisie, clamant « China is back », la Chine est de retour, et pour de bon ! On ne savait pas qu’elle avait disparu. Probablement, M. de Villepin, dont la modestie n’est pas le plus fulgurant des mérites, considère-t-il qu’avant sa venue elle sommeillait, déclinait, dépérissait. D’où le vrai sens, selon lui, de sa croisade, car il tient à le dire la main sur le cœur, il agit là-bas le plus souvent bénévolement. Ce qu’il gagne chez l’ami chinois c’est peanuts, ou presque. Quelque chose comme 8 à 10% du chiffre d’affaires de sa société Villepin International. Une broutille, une aumône, de l’argent de poche.
D’ailleurs, au cas où certains d’entre nous se prendraient à rêver, il nous délivre ce précieux conseil : « Si vous voulez faire fortune, ce n’est pas en Chine qu’il faut aller. »
Ce serait donc ailleurs que notre homme serait allé chercher de quoi faire, notamment, de son vaste domicile parisien un véritable musée d’art contemporain, aux dires de ceux qui ont eu l’occasion d’en franchir les portes. Ailleurs, mais où ? À quand une nouvelle enquête du genre de celle-ci ? Ce pourrait-être également très instructif.
Comme l’est, instructif, le sens diplomatique très affiné dont l’intéressé fait preuve dans ses déclarations. On l’a maintes fois entendu condamner, avec toute la pompeuse véhémence dont il est capable, le sort fait aux Mahométans de Gaza. Mais étrangement, on ne l’a jamais entendu pleurer sur celui réservé aux musulmans Ouïghours. Il doit y avoir une explication. Toute simple. On aimerait l’entendre…
Antonio Muñoz Molina est considéré comme l’un des plus grands écrivains de langue espagnole. Son œuvre romanesque a reçu de nombreux prix et, chez nous, il a obtenu le prix Médicis étranger en 2020 pour Un promeneur solitaire dans la foule. Cette année, est publié dans une splendide traduction Je ne te verrai pas mourir ; titre emprunté à un vers de Idéa Vilarino : « Plus jamaisje ne te toucherai. Je ne te verrai pas mourir. »
Le départ pour le nouveau monde
« Je suis une invention docile de mon père » dit Gabriel Aristu, personnage principal du roman. Et c’est donc docilement qu’il obéira à l’injonction de s’exiler aux États-Unis où il gravira les échelons et déambulera dans les étages élevés des banques internationales et des avocats d’affaires. La souffrance d’un père durant la guerre civile et les sacrifices endurés après celle-ci se conjugueront pour faire quitter l’Espagne à un jeune homme qui aurait préféré demeurer auprès d’Adriana Zuber et jouer du violoncelle. On saura très peu de choses de sa vie américaine ; sa femme possède une voix aiguë et enjouée qui semble résumer à elle toute seule la cordialité toujours un peu exagérée des autochtones; sa voix dit l’Amérique et cela suffit. Quant à ses deux enfants, on sait qu’ils sont deux… Le seul moment vraiment décrit sera celui de l’arrivée et du dépaysement pour qui change radicalement de dimension. Ce sera du reste également l’expérience du troisième personnage ; un jeune étudiant, exilé tout comme lui dans le nouveau monde, mais d’au moins une génération plus tard. « Les espaces intérieurs que me fit traverser le professeur Bersett avant d’atteindre le parking me parurent magnifiques. Sa voiture était un 4×4 aux proportions excessives. Je vis pour la première fois, dans un sursaut, une ceinture de sécurité qui s’ajustait automatiquement. Les rétroviseurs extérieurs étaient plus grands qu’en Espagne. L’autoroute sur laquelle nous débouchâmes avait une amplitude amazonienne. Des deux côtés s’élevaient des forêts de hauts arbres hivernaux que le coucher du soleil plongeait dans une ombre grisâtre, plus épaisse sur la ligne d’horizon composée de collines. Quand la nuit tomba, les voies s’éclairèrent et l’obscurité des bois devint impénétrable. Tel était l’impact du changement d’échelle pour un Européen du Sud, le côté démesuré, expansif, exorbitant de l’Amérique. »
J’ai tant rêvé de toi
Et c’est ce troisième personnage qui, en prononçant un nom, fera retraverser l’Atlantique à un monsieur de cinquante ans plus vieux désormais, pour revoir celle qu’il a portée en lui durant tout ce temps ; celle qui fut l’évidence dans sa vie, au point de passer celle-ci à rêver d’elle, au point de faire appel intérieurement à elle pour élucider ses pensées et ses choix. Plus que muse, elle aura été, à distance et sans le savoir, son éclaireuse, car « en s’éloignant d’Adriana Zuber, il s’était éloigné de lui-même et de ce qu’il avait de meilleur en lui. (…) Il avait aboli la vie qu’il aurait dû mener, son identité qui ne se cristallisait qu’à son contact, grâce à son influencepassionnée et lucide. » Le roman raconte de manière prodigieuse la vie onirique de Gabriel Aristu ; vie qui devient sa vie véritable et qu’il voudra à toute force lui faire savoir lorsqu’il la retrouvera, et qui lui fera dire d’abord : « Si je suis ici, si je te vois, si je te parle, c’est que je dois rêver. » Effectivement, comment faire la différence quand la substance onirique rencontre soudain le réel ? Mais la femme qui aujourd’hui se trouve face à lui et dont les cheveux ne sont plus roux mais blancs, incarne un principe de réalité qui tombe un peu comme un couperet et qui interroge quant à l’amour qu’on croit éprouver pour autrui :« Tu ne m’aimais pas comme tu le pensais, ou tu n’étais pas amoureux de la femme que j’étais, non. Tu étais amoureux de ton amour pour moi. » Adriana lui rappelle également qu’ils n’ont pas passé une nuit ensemble comme lui ne cesse de le croire, mais tout juste cinq heures entre le début de l’après-midi et le coucher du soleil, car il avait peur de décevoir ses parents en ne rentrant pas dîner avec eux avant son départ…
Mais au-delà de cette différence d’appréciation, il y eut pour elle comme pour lui un miracle madrilène qui fut l’accomplissement de mois et peut-être d’années où leurs personnes auront accordé leurs goûts, leurs émois, leurs pensées au point que leurs corps auront trouvé immédiatement une harmonie et un bonheur tel qu’il s’inscrira pour toujours dans la mémoire d’un jeune homme indécis. Ces quelques heures puissamment érotiques sont décrites dans une prose d’une subtilité bouleversante, et ces quelques heures qu’il appellera pour toujours « la nuit » feront que rien, de son cœur, de sa chair et de sa mémoire ne semblera avoir été affecté par un demi-siècle d’existence hors d’Espagne même s’il ne se sent pas pour autant chez lui à Madrid lorsqu’il y remet les pieds. Il aura tangué quelque part sur l’océan et n’aura amarré qu’à la nuit venue.
Le dernier geste
Si le point de vue de cet homme et son parcours sont ici privilégiés, Adriana, à la fois inexistante dans sa vie réelle et omniprésente dans le roman, n’est pas pour autant invisible. Nous ne cessons de voir avec Gabriel ses yeux perçants, sa chevelure rousse, sa bouche ironique. En revanche, sa « réalité rugueuse àétreindre[1]» ; celle de toute une vie, échappe à celui qui la retrouve au soir de sa vie. Adriana, elle, ne rêve pas, et n’a pas eu le dépaysement de celui qui part pour subvenir à la perte. Et c’est avec un réalisme poignant qu’elle fera une demande très concrète à l’homme autrefois tant aimé. C’est avec détermination qu’elle attendra de lui un geste qui appartient au domaine tangible de la vie. La question, bien sûr, sera de savoir si l’homme qui se sera nourri de rêves pour ne pas seulement errer en s’adaptant au monde ambiant, y consentira…
L’écriture d’Antonio Munos Molina est impressionnante, notamment dans les presque soixante premières pages qui sont une longue, très longue phrase telle une mélopée, que l’écrivain renouvelle à chaque chapitre, le précédent se concluant par une virgule, à l’image des amants qui, pendant cinq heures selon Adriana, une nuit selon Gabriel, n’auront cessé de remonter à la surface pour mieux replonger dans l’unisson de leur corps à corps, et à l’image du retour sporadique et pourtant sans fin de la femme aimée dans la nuit d’un homme.
Je ne te verrai pas mourir d’Antonio Munos Molina, Éditions du seuil, 2025 240 pages
Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac ne l’est-il pas pour la consommation de drogue ? À défaut d’une grande politique de santé publique, on ne nous sert que de la com’.
Il est des instants médiatiques qui résument la situation dans laquelle on est. En quelques mots, tout apparaît. Les éléments de langage s’écroulent et avec eux quelques hypocrisies. « Il y a deux moments où l’homme est respectable : son enfance et son agonie » (Henry de Montherlant). Le reste n’est que jeu ou mensonge.
Alors que ça rafale à Marseille, que de jeunes vies sont la chair à canon du narcobanditisme, l’animateur cathodique a trouvé la solution : « Les consommateurs, on va les chercher, et on les met en prison. » Autour de la table personne ne moufte. Alors Élisabeth Lévy pose la question: pourquoi un tel niveau de consommation de drogues et de psychotropes dans une partie de la jeunesse française ? Elle a raison. Il faut parler d’une crise de l’imaginaire collectif, de l’absence d’un lien pour nous unir. Je ne peux plus dire « pour faire société ». Il s’agit d’une dimension qui va bien au-delà.
Il s’agirait donc de construire des places de prison ? Mais combien au juste ? Selon l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT), le cannabis est la substance la plus consommée parmi les 11-75 ans. Plus de 20 millions de personnes l’ont déjà expérimenté (29,9 % des jeunes de 17 ans), 1,4 million en consomment régulièrement (au moins dix fois au cours du mois), et 900 000 en consomment quotidiennement. En 2023, près de 15 % des adultes ont essayé cocaïne, ecstasy/MDMA, champignons hallucinogènes, LSD, amphétamines, héroïne, crack. Ce taux s’élevait à 9,1 % en 2014. La cocaïne est le deuxième produit illicite le plus consommé avec 1,1 million d’usagers de 11 à 75 ans. Face à un tel tsunami, qui peut dire aujourd’hui que son entourage est épargné ? Un enfant, un frère, un ami ? Devront-ils eux aussi partir illico pour Sing Sing ?
Pourquoi ce qui a été fait pour la sécurité routière, l’alcool et le tabac n’est pas réalisé pour la consommation de drogue ? Pas de campagne de prévention et d’information. Pas de grande politique de santé publique. La communication politique sur le sujet sature les bandes passantes, mais personne n’est dupe. La guerre ne peut être gagnée qu’à la condition de vouloir vraiment la mener.
En Italie, dans sa lutte contre la mafia, le juge Falcone avait très clairement indiqué ce qui était essentiel à ses yeux : s’attaquer aux réseaux financiers. Remonter les filières de financement et de blanchiment. Tout le reste est secondaire. Cette dimension n’est presque jamais abordée dans nos débats. Pourquoi ? Parlons du réel ! En l’occurrence, de la réalité du capitalisme contemporain dont l’économie de la drogue est l’une des composantes. Dans nos échanges avec des pays « amis », avons-nous un discours de fermeté vis-à-vis du Maroc, du Qatar ?
On vous voit ! On vous voit faire comme si de rien n’était. Comme si une pensée hétérodoxe, une complexité dérangeante étaient assimilées à une dérobade pour ne pas mettre en prison le consommateur de joints « qui a du sang sur les mains ». Sur cette question comme sur beaucoup d’autres il y a urgence à élever le niveau du débat politique et médiatique. Sommes-nous encore en capacité de retrouver l’art français de la discussion ? De l’altérité ? Du projet commun par-delà nos indispensables désaccords ? Et enfin d’agir ?
Sollers nous revient sous les traits d’un maestro. Il connaissait la musique, celle des classiques révérés – Bach, Haydn, Mozart – mais aussi celle des mots, les siens, précis, bondissants, harmonieux, sans oublier celle de nombreux autres, « les voyageurs du temps », morts plus vivants que les vivants. Sollers a joué sa partition en virtuose de la vie. Il a tenu en respect les dévots, les femmes fatales, les fonctionnaires du culturel, les universitaires sentencieux, les spectres de la Société du Spectacle, les programmés du système, les peine-à-jouir de l’édition, il a mené une guerre totale, celle du goût, loin de la légion des fausses valeurs. Il a résisté au désenchantement institutionnel, indiquant sans relâche le Sud et les chemins de traverse. Il est entré en clandestinité dès l’adolescence et n’a plus quitté ce jardin protecteur, l’île de Ré. Ré, la note et le territoire. Il a offert en pâture son double médiatique, avec bagues, fume-cigarette, coiffure de moine, Bloody Mary à la Closerie, ondoyant, charmeur, colérique, insaisissable, oxymorique, balayant d’un revers de main vénitien les parasites, imposant sa foulée rapide, signant ses prestations d’un rire bataillien. Il a chanté, dansé, composé sous la pluie noire du nihilisme. Il a fini par quitter la scène le 5 mai 2023. Son esprit, influencé par les Lumières – Rémi Soulié le souligne dans sa préface – manque cruellement. Il nous reste son œuvre, colossale et encyclopédique. Mais il paraît qu’elle n’intéresse plus guère. C’est la période du purgatoire. Soyons optimistes quant à la décision finale. Sollers n’a jamais agi contre Dieu.
Stimulant
Maestro Sollers, donc. C’est un jeune homme plein de fougue et de talent qui l’écrit. Il se nomme Yannick Gomez, il signe un essai inspiré : Sollers, le musicien de la vie. Le garçon est pianiste, compositeur, titulaire d’un doctorat en interprétation – piano – de l’université de Montréal. Il a déjà publié D’un musicien l’autre, de Céline à Beethoven. Il arpente en fin connaisseur l’œuvre de Sollers, son essai le prouve. L’angle choisi est impeccable. Sollers a toujours mis en avant la musique classique dans ses romans, essais, articles. Il écrivait en écoutant notamment Bach – le cinquième évangéliste. Il a passé le premier confinement avec Haydn et sa complice Josyane Savigneau – les 104 symphonies de Haydn y sont passées, nous apprend Gomez. La musique, c’était son moteur contre le bruit entretenu par la société. L’auteur de cet essai le prouve en remontant le fleuve Sollers. Il a lu tous ses livres, crayon de papier à la main, à commencer par son premier roman, Une curieuse solitude, même si ce n’est pas la source de l’œuvre de l’écrivain né à Bordeaux, en 1936. Sa démonstration est sans faille. Ses courts chapitres nous stimulent.
Sollers était un corps en mouvement. Et c’était un corps musical, puisque la musique est elle-même un corps. Les femmes qui circulent dans son œuvre sont du reste souvent musiciennes. Elles méritent un arrêt sur image, ce que fait Gomez. Peu importe de savoir si elles ont existé ou sont purement fictives, chez Sollers la réalité et la fiction se mélangent jusqu’au tournis. L’écrivain paradait au bras de musiciennes célèbres. Stéphane Barsacq a révélé récemment qu’il l’avait mis en relation avec Cécilia Bartoli. Il s’est promené avec lui et Hélène Grimaud dans les jardins de Gallimard. Sollers, d’habitude timide, n’espérait qu’une chose : que tous les écrivains présents ce jour-là le vissent avec la célèbre pianiste.
L’oreille était l’organe essentiel pour Sollers. Lui qui avait souffert enfant d’otites à répétition, avait l’oreille sûre. Un jour, dans son minuscule bureau de la « banque centrale », entendez Gallimard, il m’avait lu, à haute voix, l’incipit de trois ou quatre manuscrits reçus la veille. « Vous entendez, Louvrier, comme c’est mauvais. Pas mélodique. Pas de rythme. Pas de style. Ça ne peut donc pas penser. La pensée, c’est d’abord mélodique et rythmé. Poubelle. » Dans L’éclaircie, Sollers, que cite Gomez, déclare : « Je conviens qu’il faut une oreille spéciale pour les entendre (les bons écrivains). Le Diable, lui, est une rock-star qui fait un boucan d’enfer. »
La musique – les fleurs également – ont contribué à affermir la pensée de Sollers. Elle lui a permis d’éviter les innombrables pièges tendus par les institutions officielles. La leçon principale de l’auteur de Femmes est d’avoir su préserver sa liberté, ce qui permet à son œuvre d’éclairer a giorno la beauté. Pour paraphraser Kundera, on pourrait dire que la partition musicale de la vie de Sollers a permis de dénoncer le kitch totalitaire qui recouvre la « merde de ce monde ».
Sans fausse note
Le portrait de Sollers, que propose Gomez, tient les promesses de l’introduction. Il est sans fausse note, fouillé, précis, documenté. Le chapitre consacré à la solitude de Sollers est pertinent. Pour l’avoir fréquenté, je peux dire qu’il savait la préserver derrière les murs de la maison du Martray ou ceux de son studio parisien. Ne parlons même pas de Venise, où la solitude se conjuguait à deux, sans jamais troubler la guerre qui se jouait sur la page blanche. Ses fameuses IRM – identités rapprochées multiples – étaient un dôme de fer efficace. Gomez : « Tout porte à croire que vivre musicalement ses romans en cours, donc sa vie, propulse l’auteur se réclamant de ce mode de vie, de pensée, dans une curieuse solitude, royaume merveilleux des Atlantes noyés et oubliés. » Une « curieuse solitude », oui, et un « défi » clairement annoncé dès 1957 dans son premier texte que plus personne, à tort, ne lit. Tout y est, net, sans pathos, loin des pleurnicheries romantiques mortifères.
Yannick Gomez a tenté une intrusion dans la boite noire sollersienne. Mais comme à l’intérieur d’un sous-marin nucléaire, les cloisons sont étanches. Le mystère demeure. Cet écrivain majeur a donc de beaux jours devant lui. Les mouettes le protègent, et l’acacia se porte à merveille.
Nous sommes vers le 20 août, quand l’été bascule. Je rends visite à Sollers dans sa propriété du Martray. Conversation sur la plage. Il évoque ses 20 ans, ses premiers écrits. Je le revois comme si c’était hier. Il a le teint hâlé, il porte un pantalon beige tirebouchonné, une chemise de lin bleu, le vent se lève soudain. Nous nous quittons, son regard se cache derrière ses lunettes noires d’agent secret. Je traverse le pont, direction La Rochelle. Sa voix demeure en moi. Les mots, les syllabes détachées, les brefs silences qui ponctuent sa réflexion. Sur la gauche, les petites falaises de la côte, c’est marée basse. Je crois reconnaître le décor naturel des dernières pages du Défi. La plage, le suicide de la jeune femme, Claire, le calcaire qui boit le sang de son visage. Le narrateur, à ce moment précis, joue avec le sérieux. C’est l’acte fondateur de sa vie d’homme libre, et d’exilé.
Yannick Gomez, Sollers, le musicien de la vie, préface de Rémi Soulié, Éditions Nouvelle Marge. 144 pages
Giorgia Meloni est à la tête du gouvernement italien depuis trois ans. Ses succès ne reposent pas uniquement sur les lois votées ni les réformes engagées mais sur une stratégie européenne de longue haleine qui lui confère aujourd’hui prestige et sympathie sur la scène internationale.
En 1997, vous avez vibré pour le « blairisme », ce coup de neuf progressiste dont la social-démocratie européenne avait tant besoin ? En 2007, vous vous êtes emballé pour le « sarkozysme », ce grand retour de la volonté en politique ? En 2017, vous avez admiré le « macronisme », ce syncrétisme socialo-libéral si efficace et dynamique, censé dépasser les clivages traditionnels ? Alors c’est certain, vous adorerez le « melonisme », ce néopopulisme célébré ces derniers temps dans la presse internationale comme le mariage réussi entre convictions identitaires et rigueur budgétaire. Cependant, si vous ne croyez pas au père Noël, un bilan d’étape plus circonstancié de la politique de Giorgia Meloni depuis qu’elle a pris la tête du gouvernement italien s’impose. On verra aussi que la conquête du pouvoir a été préparée par une mue politique mûrement réfléchie.
Longévité rare
Arrivée en octobre 2022 au palais Chigi (le Matignon italien), Meloni peut se vanter d’une longévité rare à ce poste, mais surtout d’avoir maîtrisé les déficits, obtenu une forte désinflation et fait baisser le chômage. Seulement la Première ministre n’a pas eu recours à un traitement de choc à la Javier Milei pour obtenir ces résultats. On veut la recette de sa potion magique.
Retour en 2022. Dès qu’elle rentre en fonction, Meloni referme l’ère du « quoi qu’il en coûte », qui avait été ouverte par la pandémie de Covid, puis prolongée par l’envolée des prix de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine. Conséquence, le déficit public, supérieur à 8 % du PIB en 2022, est ramené sous la barre des 4 % en 2024. Mieux, cette baisse de la dépense publique n’a pas asphyxié l’activité, car la présidente du Conseil s’est arrangée pour faire octroyer à l’Italie une portion non négligeable (environ 200 milliards d’euros) du plan de relance européen. En d’autres termes, comme l’a souligné Marine Le Pen dans notre numéro de novembre, nos voisins transalpins font désormais financer une partie de leurs dépenses publiques par Bruxelles. Cependant, comme on le verra, l’UE, comme le Ciel, aide ceux qui s’aident eux-mêmes. Meloni a beaucoup travaillé pour obtenir ce cadeau.
Vient alors le trophée de Meloni : l’emploi. Le taux de chômage, qui stagnait depuis une décennie autour de 9 à 10 %, s’établit désormais à environ 7 % et pourrait continuer de baisser. Ce succès, accompagné d’une belle reprise de l’investissement (680 milliards d’euros estimés en 2025), s’explique par un net recul de l’inflation (0,9 % aujourd’hui contre 8 % en 2022, ce qui a permis de sauvegarder la demande intérieure), doublé d’un excédent commercial en hausse (40 milliards d’euros cette année), reflet des performances de l’industrie italienne sur les marchés européens et asiatiques.
Parmi les autres mesures économiques décidées par Meloni, signalons la réforme du revenu de citoyenneté (l’équivalent de notre RSA), la réduction des subventions pour la rénovation énergétique des bâtiments et la flexibilisation du marché du travail. Mais aussi une baisse de l’impôt sur le revenu pour la tranche comprise entre 28 000 et 50 000 euros annuels (passée de 35 % à 33 %) et un allégement de l’impôt sur les sociétés. Enfin, quelques privatisations partielles comme celles d’ITA Airways (la compagnie aérienne nationale), de la banque Monte dei Paschi di Siena (la plus ancienne banque au monde) et du pétrolier ENI (le premier groupe du pays) ont rapporté autour de 4 milliards d’euros.
Pas vraiment une rupture historique
Cependant l’Italie n’est pas sortie de l’auberge. La croissance reste faible (+ 0,7 % en 2024), la productivité du travail demeure atone, la bureaucratie administrative continue de peser sur les entreprises, les inégalités régionales se creusent et le vieillissement de la population érode le marché du travail. Enfin, avec une dette publique proche de 135 % du PIB, l’Italie reste le deuxième pays le plus endetté de l’UE (derrière la Grèce et juste devant la France). Bref, l’essentiel du redressement économique de la péninsule provient davantage de circonstances favorables, dont Meloni a certes su tirer le plus grand profit, que de réformes structurelles durables, dont le pays aurait pourtant bien besoin. Et si Rome inspire aujourd’hui davantage de confiance aux institutions européennes et aux marchés financiers, les jeunes actifs italiens se montrent plus réservés puisque 156 000 d’entre eux ont émigré en 2024, tandis que le nombre de naissances a atteint un niveau historiquement bas, avec 370 000 naissances par an et un taux de fécondité de 1,18 enfant par femme.
Autre point crucial : la politique migratoire, pilier de la campagne électorale de Meloni en 2022 et thème majeur pour ses alliés berlusconistes et salvinistes. Depuis que la droite est aux affaires, des résultats authentiquement positifs et concrets ont été enregistrés en matière de réduction des flux. Pourtant, le protocole pour l’établissement de centres d’accueil externalisés en Albanie, conçus pour traiter les cas de 36 000 migrants par an, a été bloqué par la justice. Parallèlement, afin de ne pas nuire aux entreprises, le gouvernement a octroyé 450 000 permis de travail pour la période 2023-2025, et 500 000 sont prévus pour 2026-2028. Bref, s’il y a moins d’entrées illégales, c’est très largement parce qu’il y a plus de permis de séjour.
En réalité, le crédit politique dont bénéficie la Première ministre, et d’où découle son enviable marge de manœuvre, tient pour une grande part à des mesures situées hors des champs économique et migratoire. Une réforme résolument « pro-forces de l’ordre » est notamment en cours, pour accélérer les procédures judiciaires, renforcer les pouvoirs de la police, garantir les peines de perpétuité réelle et interdire les rave parties. En matière bioéthique, une loi anti-GPA a été adoptée en octobre 2024, avec des peines allant jusqu’à deux ans de prison et un million d’euros d’amende pour les contrevenants. Enfin, un projet de « IIIᵉ République » visant à instaurer l’élection directe du Premier ministre au suffrage universel pour un mandat de cinq ans est en débat.
Cette politique, qui ne manque pas de bons sens et de résultats tangibles, ne suffit pas à parler de rupture historique en Italie. Ce ne sont pas des mesures concrètes qui ont permis à Giorgia Meloni de devenir la préférée de Trump, la coqueluche de The Economist et un modèle de réussite pour la droite. Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter quelques années en arrière et, plutôt que de regarder vers Rome, se tourner vers Strasbourg et Bruxelles.
Il y a cinq ans, Giorgia Meloni a opéré un virage. Tout en continuant de revendiquer ses origines modestes, d’assumer son passé d’extrême droite, de clamer sa sensibilité anti-élitiste et de tendre la main à la Russie, elle a rompu avec l’euroscepticisme auquel elle devait pourtant son ascension politique. Comparée à Mario Draghi, fils de banquier, lui-même ex-banquier chez Goldman Sachs et ancien gouverneur de la Banque centrale européenne, la quadragénaire n’est pas obligée de prouver ni son attachement à la souveraineté nationale, ni son appartenance au peuple. Pour caricaturer, si elle était française, on pourrait dire qu’elle sent bon le gilet jaune à côté de son prédécesseur qui fait terriblement penser à Macron.
Fitto: la main sur le robinet de lait
Désormais, son objectif est de faire de l’Italie une voix audible à Bruxelles, plutôt que de suivre son allié Matteo Salvini, un temps le patron de la droite italienne, qui se maintient dans la dissidence antisystème. Dès 2021, elle se fait remarquer en refusant de rejoindre le projet de groupe populiste, les Patriots for Europe (P4E), porté au Parlement de Strasbourg non seulement par Salvini, mais aussi par Viktor Orban et Marine Le Pen. Avec son bras droit Raffaele Fitto, elle maintient son parti, les Frères d’Italie (FdI), au sein du groupe Conservateurs et réformistes européens (CRE) qui, contrairement aux P4E, accepte de dialoguer avec les députés de droite classique du Parti populaire européen (PPE). Une manœuvre appréciée dans les rangs de celui-ci.
Cette stratégie est aussi appliquée à l’intérieur de l’Italie. Lorsqu’en février 2021, Draghi forme un gouvernement d’unité nationale, Meloni choisit de rester en dehors de la coalition pour incarner une opposition patriotique sans pour autant rompre avec les circuits institutionnels. Ainsi, tout en critiquant les orientations générales de « Super Mario », elle vote en faveur de ses projets de lois liés à la sécurité, à la gestion sanitaire et au plan de relance européen, se positionnant dès lors comme l’opposition responsable, figure de proue d’une droite responsable.
C’est ainsi que lorsque Meloni arrive au pouvoir l’année suivante, Ursula von der Leyen sait déjà qu’on peut lui faire confiance. À ses yeux, avoir une interlocutrice raisonnable au cœur du camp populiste européen est même inespéré. La Première ministre italienne comprend vite le bénéfice qu’elle peut en tirer pour son pays. Ce bénéfice porte un nom : « Next Generation EU ». C’est le vaste plan de relance mis en place par l’Union à partir de 2020.
Alors que durant le gouvernement Draghi, le volet italien de Next Generation EU était géré dans une logique de neutralité destinée à rassurer Bruxelles, Meloni confie le dossier directement au seul Raffaele Fitto, ancien député européen, fin connaisseur des arcanes de l’UE et homme de confiance. Désormais ministre des Affaires européennes, il s’applique à le transformer en un instrument au service de sa politique. Reconnaissante de cet engagement résolument européen qui fragilise considérablement le camp souverainiste à Strasbourg, von der Leyen fait en sorte que Fitto ne soit pas dérangé par la machine bruxelloise.
Bari, 24 juin 2020 : Giorgia Meloni aux côtés de Raffaele Fitto, candidat de droite à la présidence de la région des Pouilles. PA/SIPA
Dans le prolongement de ce revirement pro-UE, Meloni s’aligne aussi sur les États-Unis en affichant un soutien ferme à l’Ukraine et à l’OTAN, et en se retirant du projet chinois de « Nouvelles Routes de la soie ». Bien avant les embrassades avec Donald Trump, elle sait rassurer la Maison-Blanche de Joe Biden.
En juin 2024, la victoire du PPE de von der Leyen aux élections européennes renforce encore la position de l’Italienne. Fitto quitte le gouvernement italien pour rejoindre la Commission en tant que vice-président exécutif et commissaire à la cohésion et aux réformes, un poste en surplomb, qui permet d’intervenir sur une part importante du budget européen. Le chat a désormais la main directement sur le robinet de lait.
C’est ainsi qu’un cycle vertueux économique a pu se déclencher à toute vitesse en Italie, avec à la clé la stabilisation de la dette, la confiance renouvelée des marchés, la décision des agences de notation de relever la perspective du pays et enfin la baisse des taux, et donc du coût du service de la dette. Chaque acteur dans cet écosystème aurait pu se dire « attendons un peu, une hirondelle ne fait pas le printemps ». Seulement, grâce à un travail politique de longue haleine en amont, la Première ministre, qui a su se faire des amis puissants à Bruxelles, Strasbourg, Londres et New York, est accueillie avec le tapis rouge à tous les étages.
Pour comprendre la méthode Meloni et ses indéniables succès, il ne faut donc pas chercher du côté des lois votées ni des réformes engagées. Sa réussite est d’abord celle d’une stratégie européenne et internationale entreprise en profondeur et rendue possible par une solide personnalité. Son parcours, son style et ses prises de position lui ont conféré une côte de sympathie considérable auprès des électeurs de droite et permis de s’imposer face à ses deux alliés, Forza Italia, l’ancien parti de Berlusconi, et la Lega de Salvini. Meloni en a profité pour fixer comme priorité absolue le maintien de bonnes relations avec les bailleurs de fonds mondiaux. S’il fallait, pour cela, modérer la critique de l’UE et soutenir l’Ukraine, qu’il en fût ainsi. Ses accomplissements économiques, son prestige sur la scène internationale et ses mesures conservatrices adoptées sur le plan sociétal lui ont permis de naviguer habilement et de se construire un espace politique unique. L’art d’avancer, comme elle aime à le répéter, con i piedi per terra, « avec les pieds sur terre ».