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Les déraisons de l’antisémitisme

D. Salvatore Schiffer publie « Critique de la déraison antisémite – Un enjeu de civilisation, un combat pour la paix », autour de 30 intellectuels (Intervalles, 2025)


Les déraisons de l’antisémitisme
Des Israéliens aux abris pendant des tirs iraniens, Jérusalem, 15 juin 2025 © Ohad Zwigenberg/AP/SIPA

Notre contributeur nous propose de lire un extrait de l’introduction du livre collectif Critique de la déraison antisémite et sous-titré Un enjeu de civilisation, un combat pour la paix, qui vient de paraître, sous sa direction.


S’il est vrai que l’antisémitisme s’avère une « insulte au bon sens »[1], comme l’écrit à juste titre Hannah Arendt dans Sur l’antisémitisme (1951) précisément, premier volet de ses magistrales Origines du totalitarisme (œuvre répartie en trois tomes), alors on peut raisonnablement mettre en doute (ce qui, pour le coup, n’est pas peu dire en matière de rationalisme cartésien) la fameuse et première phrase de René Descartes, père de la philosophie moderne, dans son non moins célèbre Discours de la Méthode (1637) : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée »[2], y affirme-t-il en effet, dès le début de sa première partie, sans ambages.

Critique psycho-philosophique de l’antisémitisme selon Hannah Arendt

Hannah Arendt, dans la substantielle préface qu’elle a rédigée pour cet opus Sur l’antisémitisme, distingue par ailleurs, d’emblée, plusieurs formes d’antisémitisme, de diverses natures à travers les différentes époques historiques, bien que toutes irrationnelles et comme issues, tout aussi dangereusement nocives dans leurs conséquences les plus extrêmes, de préjugés tenaces au sein de l’imaginaire populaire. Elle y observe et établit, donc, à raison : « Il faut bien se garder de confondre deux choses très différentes : l’antisémitisme, idéologie laïque du XIXe siècle, mais qui n’apparaît sous ce nom qu’après 1870, et la haine du Juif, d’origine religieuse, inspirée par l’hostilité réciproque de deux fois antagonistes. On peut même se demander jusqu’à quel point l’antisémitisme tire son argumentation et son aspect passionnel de la haine religieuse du Juif. L’idée d’une succession ininterrompue de persécutions, d’expulsions et de massacres depuis la fin de l’Empire romain, tout au long du Moyen Âge, des temps modernes et jusqu’à l’époque actuelle souvent assortie de cette autre idée que l’antisémitisme moderne n’est qu’une version laïcisée de superstitions populaires médiévales, n’est pas moins fallacieuse, encore que moins pernicieuse, bien entendu, que l’idée antisémite qui lui fait pendant : celle d’une société secrète juive qui aurait gouverné, ou aspiré à gouverner le monde depuis la plus haute antiquité. »[3]

Affinant ensuite, dans le corps proprement dit de son texte, sa réflexion, Hannah Arendt pose alors, en des termes plus clairs encore, le problème, y mettant dès lors en relation directe, de manière plus spécifique cette fois, l’antisémitisme idéologique avec, au XXe siècle, la barbarie nazie, qui perpétra ce crime unique et absolu, dans les annales de l’(in)humanité, qu’est la Shoah. Elle y stipule donc, critiquant au passage cet aveuglement, aussi coupable qu’incompréhensible, dont fit preuve, de sinistre mémoire en ces obscures années-là, l’opinion publique en son ensemble : « Nombreux sont ceux qui pensent encore que c’est par accident que l’idéologie nazie s’est cristallisée autour de l’antisémitisme, et que la politique nazie s’est fixé pour but, délibérément et implacablement, la persécution puis l’extermination des Juifs. Ce n’est que l’horreur de la catastrophe finale, et plus encore le sort des survivants, déracinés et sans patrie, qui ont donné à la ‘question juive’ la place essentielle qu’elle a occupé dans notre vie politique quotidienne. »[4] Elle poursuit, non moins opportunément : « Les nazis prétendaient avoir découvert le rôle du peuple juif dans la politique mondiale ; ils proclamèrent leur but : la persécution des Juifs dans le monde entier. L’opinion publique ne voulut voir là qu’un moyen de gagner les masses ou un intéressant artifice démagogique. »[5]

Paroles, certes, on ne peut plus tragiques mais lucides, par-delà même leur indicible douleur, en cette année, le 27 janvier 2025 pour la précision, où le monde entier, et occidental en particulier, commémora, devant quelques-uns des principaux chefs d’Etat alors réunis pour l’occasion, le 80e anniversaire de la libération des camps de concentration, dont celui – le plus épouvantable, cruel et symbolique à la fois, de tous –  d’Auschwitz-Birkenau, où périrent, en d’atroces souffrances, un million et demi de Juifs sur les six millions, au total, disparus au cours de ce même et colossal Holocauste.

Hannah Arendt – disciple de philosophes aussi importants qu’Edmund Husserl (père de la phénoménologie), Karl Jaspers (auprès de qui elle fit sa thèse de doctorat) et Martin Heidegger (avant qu’elle ne s’en distanciât définitivement au vu de ses manifestes collusions avec le nazisme hitlérien) – n’est-elle pas celle qui, d’autre part, théorisa, à juste titre nonobstant les nombreuses mais absurdes polémiques que ne manqua pas de susciter alors sa célèbre formule, le concept de « banalité du mal »[6] après avoir assisté, en tant que témoin tristement privilégié, à l’historique procès, en 1961, à Jérusalem même, d’Adolf Eichmann, premier responsable de l’abominable « solution finale » et donc, pour ce motif hautement criminel, formellement condamné à mort le 11 décembre 1961, par les trois juges de ce même tribunal israélien, puis exécuté, concrètement, le 31 mai 1962 (pendu puis incinéré dans un crématorium spécialement construit à cet effet dans la cour de sa prison de Ramla, située non loin de Tel Aviv, ses cendres furent ensuite jetées à la mer, dans un endroit resté secret par la justice comme par l’armée israéliennes, afin que ne subsistât, de sa personne, aucune trace sur Terre) !

Critique politico-philosophique de l’antisémitisme selon Jean-Paul Sartre

Jean-Paul Sartre, quelles que soient les nombreuses critiques que l’on peut légitimement lui adresser concernant ses diverses dérives sur le plan politico-idéologique (notamment son accointance, et même son soutien, avec certaines dictatures communistes, d’obédience carrément stalinienne plus encore que simplement marxiste), n’est pas moins disert ni éloquent, dans ses mémorables Réflexions sur la question juive (1954), sur cette épineuse problématique, certes encore et malheureusement brûlante d’actualité, de l’antisémitisme. De fait, y affirme-t-il dès ses premières lignes : « Si un homme attribue tout ou partie des malheurs du pays et de ses propres malheurs à la présence d’éléments juifs dans la communauté, s’il propose de remédier à cet état de choses en privant les Juifs de certains de leurs droits, ou en les écartant de certaines fonctions économiques et sociales, ou en les expulsant du territoire ou en les exterminant tous, on dit qu’il a des opinions antisémites. Ce mot d’opinion fait rêver (…) Il suggère que tous les avis sont équivalents, il rassure et donne aux pensées une physionomie inoffensive en les assimilant à des goûts. Tous les goûts sont dans la nature, toutes les opinions sont permises ; des goûts, des couleurs, des opinions, il ne faut pas discuter. Au nom des institutions démocratiques, au nom de la liberté d’opinion, l’antisémite réclame le droit de prêcher partout la croisade anti-juive. »[7]

Sartre, plus sévère encore dans son ultérieure procession argumentative, en infère, sans la moindre ambiguïté, quelques lignes plus loin : « De la sorte, l’antisémitisme paraît être à la fois un goût subjectif, qui entre en composition avec d’autres goûts pour former la personne, et un phénomène impersonnel et social qui peut s’exprimer par des chiffres et des moyennes, qui est conditionné par des constantes économiques, historiques et politiques. Je ne dis pas que ces deux conceptions soient nécessairement contradictoires. Je dis qu’elles sont dangereuses et fausses. (…) L’antisémitisme ne rentre pas dans la catégorie de pensées que protège le Droit de libre opinion. D’ailleurs, c’est bien autre chose qu’une pensée. C’est d’abord une passion. »[8] C’est donc dire si là, pour Sartre, l’antisémitisme s’avère en effet, avant tout, un délit, que sanctionne à juste titre le Droit, tout autant, et en même temps, qu’une pulsion, qui naît ou surgit en dehors de toute Raison !

C’est à la sage et généreuse fin de ces courtes mais précieuses Réflexions sur la question juive que Sartre se montre toutefois le plus déterminé, clair et concis à la fois, dans sa condamnation de l’antisémitisme. De fait, y conclut-il via, en cet ultime mais ferme passage, un éloge appuyé de l’Etat d’Israël en tant que tel, cause – le sionisme, pour autant, certes, que l’on puisse établir en l’occurrence une sorte d’équivalence entre les termes d’ « Israélites » et d’ « Israéliens » – qu’il défend donc, ici aussi, avec une netteté qui ne laisse planer aucun doute sur ce point focal : « La cause des Israélites serait à demi gagnée, si seulement leurs amis trouvaient pour les défendre un peu de la passion et de la persévérance que leur ennemis  mettent à les perdre. Pour éveiller cette passion (…), il conviendra de représenter à chacun que le destin des Juifs est son destin. Pas un Français ne sera libre tant que les Juifs ne jouiront pas de la plénitude de leurs droits. Pas un Français ne sera en sécurité tant qu’un Juif, en France et dans le monde entier, pourra craindre pour sa vie. »[9] Magnifique de justesse de jugement, dans son principe d’universalisme, tout autant que de noblesse d’âme !

Le Mémorial de la Shoah à Paris dégradé, mai 2024. DR.

Certes, ces dernières et très louables assertions de Sartre, clamées quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, s’inscrivaient-elles en un contexte dans lequel un antisémitisme malheureusement réel, fût-il sournois ou débridé, sévissait encore, de manière souvent prégnante, au sein de la société française de ce temps-là. Les intellectuels eux-mêmes, depuis la tristement célèbre Affaire Dreyfus (à la notoire exception, bien évidemment, d’Emile Zola avec la publication, le 13 janvier 1898 dans « L’Aurore » de Georges Clemenceau, de son retentissant « J’accuse » et, avant lui encore, l’admirable Bernard Lazare avec, un an avant déjà, en 1897, la parution de sa salutaire Erreur Judiciaire : l’Affaire Dreyfus) jusqu’aux pamphlets collaborationnistes d’un hebdomadaire tel que l’infâme « Je suis partout », alors dirigé par Pierre Gaxotte, en passant par les ignobles France Juive et « La Libre Parole »d’Edouard Drumont, les abjects Beaux Draps et autres Bagatelles pour un massacre de Louis-Ferdinand Céline ou la non moins immonde « Action Française », revue gorgée d’un nationalisme aux nauséabonds relents de fascisme, de Charles Maurras, n’étaient bien sûr pas exempts, hélas, de ce type de dérive, particulièrement funeste, comme lors du honteux voyage de Weimar (où participèrent activement Pierre Drieu la Rochelle, Robert Brasillach, Jacques Chardonne, Marcel Jouhandeau, Abel Bonnard, André Fraigneau et Ramon Fernandez), alors organisé par le Ministre de la Propagande du Troisième Reich, Joseph Goebbels en personne, ainsi que l’a par exemple démontré à suffisance, malgré quelques généralisations parfois trop hâtives, voire même une série d’amalgames souvent infondés à force d’approximations tendancieuses, partisanes ou outrancières, manquant singulièrement de nuances, Bernard-Henri Lévy dans son Idéologie française (1981)[10]. Je me permets, du reste, de renvoyer également à ce propos, au regard de ce difficile dossier, à deux de mes propres essais en la matière : Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo (1995) et Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle (1998)[11]. Il ne sera guère superflu, à cet éminent sujet, de se reporter également, là aussi, à l’ouvrage collectif, intitulé Repenser le rôle de l’intellectuel, que j’ai dirigé plus récemment, en 2023, autour de 23 penseurs et auteurs majeurs au sein de l’intelligentsia française[12].

Le traumatisme du 7-Octobre, ou la douloureuse mémoire de la Shoah face à la tragique répétition de l’histoire : la conscience juive ébranlée

Mais si cet appel quasi solennel de Sartre en faveur des Juifs de France résonne encore tellement aujourd’hui, au sein de la conscience collective, c’est qu’il pourrait continuer de s’adresser également, en fait, à l’actuelle résurgence d’un antisémitisme tout aussi décomplexé et même davantage peut-être, dans l’Hexagone, sinon un peu partout en Europe (voir, notamment, l’horrible mais véritable chasse aux Juifs, commise par des bandes de jeunes extrémistes arabo-musulmans, tributaires de l’islam radical le plus fanatique, qui se déroula à Amsterdam, dans la nuit du 7 au 8 novembre 2024, à l’instar, de sinistre mémoire, de l’ancienne et effroyable « nuit de cristal », après un match de football qui opposa alors l’équipe hollandaise de l’Ajax Amsterdam à celle israélienne du Maccabi Tel Aviv) comme, plus globalement, en Occident et surtout, en première instance, au Proche et Moyen-Orient ainsi que le donna à voir il n’y a guère si longtemps, dans sa plus sanglante expression et cruelle lumière, l’abominable pogrom de nature génocidaire perpétré sauvagement, en un sommet de barbarie encore jamais atteint depuis la Shoah, par une horde de terroristes islamistes à la martiale botte du Hamas, nébuleuse palestinienne de matrice politico-militaire sévissant dans la bande de Gaza (à la différence du Fatah, opérant en Cisjordanie), en cette fatidique date du 7 octobre 2023 (jour, de Shabbat qui plus est, de commémoration, par ailleurs, du 50e anniversaire de la guerre du Kippour, cette attaque surprise mais simultanée, par les armées égyptiennes et syriennes conjointes, au sud dans le désert du Sinaï et au nord sur le plateau du Golan), à l’encontre des Juifs d’Israël, seul pays démocratique, de surcroît, en cette région particulièrement turbulente, instable, troublée et violente, du monde.

300 pages

Critique de la déraison antisémite: Un enjeu de civilisation, un combat pour la paix

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[1] Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme (première partie de The Origins of Totalitarism, New York, Harcourt, Brace and World, 1951), Editions du Seuil, Paris, 1984, p. 23-38 (traduction de Micheline Pouteau).

N.B. : La première traduction française de ce livre, Sur l’antisémitisme (rédigé à l’origine en anglais), a paru initialement en 1973, aux Editions Calmann-Lévy, dans la collection « Diaspora ».

[2] René Descartes, Discours de la Méthode (pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences), in Œuvres et Lettres, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », Paris, 1953, p. 126 (textes présentés par André Bridoux).

[3] Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme, op. cit., p. 9-10.

N.B. : Sur la philosophie politique d’Hannah Arendt, voir également son recueil de textes intitulé L’Humaine Condition, Gallimard, coll. « Quarto », Paris, 2012 (édition établie et présentée sous la direction de Philippe Raynaud). Sur la pensée politique de la même Hannah Arendt, on consultera aussi avantageusement certaines pages de son Journal de pensée (1950-1973), 2 vol., Editions du Seuil, Paris, 2005 (édité par Ursula Ludz et Ingeborg Nordmann, en collaboration avec le « Hannah-Arendt-Institut » de Dresde ; traduction de l’allemand et l’anglais par Sylvie Courtine-Denamy).

[4] Ibid., p. 23.

[5] Idem.

[6] Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem – Rapport sur la banalité du mal, Gallimard, Paris, 1966 et Folio, Paris, 1991 (traduction d’Anne Guérin).

[7] Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard, Paris, 1954, p.7-8 dans la collection « Folio Essais » (Paris, 1985).

N.B. : C’est Sartre lui-même qui met ici le mot d’ « opinion » en italiques.

[8] Ibid., p. 9-10.

N.B. : C’est Jean-Paul Sartre qui, dans ce passage également, écrit le terme de « passion » en italiques.

[9] Ibid., p. 185.

N.B. : C’est encore Sartre qui, ici aussi, écrit l’adjectif possessif « son » et l’expression « dans le monde entier » en italiques.

[10] Cf. Bernard-Henri Lévy, L’Idéologie française, Grasset, Paris, 1981.

[11] Cf. Daniel Salvatore Schiffer, Les Intellos ou la Dérive d’une caste – De Dreyfus à Sarajevo, Editions L’Âge d’Homme, Lausanne, 1995, et Grandeur et misère des intellectuels – Histoire critique de l’intelligentsia du XXe siècle, Editions du Rocher, Paris, 1998 (enrichi d’un entretien avec Vàclav Havel).

[12] Cf. Repenser le rôle de l’intellectuel, sous la direction de Daniel Salvatore Schiffer, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2023.



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Philosophe, écrivain, auteur d’une quarantaine de livres, directeur de l’ouvrage collectif, autour de 33 intellectuels majeurs, « L’humain au centre du monde – Pour un humanisme des temps présents et à venir. Contre les nouveaux obscurantismes » (Editions du Cerf).

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