Le halal ne se cantonne plus aux étals des rayons alimentaires. Le marché des vêtements et des produits cosmétiques conformes aux prescriptions de l’islam est en plein essor et tout le monde veut sa part du gâteau, des sites made in China aux maisons de haute couture européennes.
À quoi ressemblera la femme française dans cinquante ans ? À une héritière de Brigitte Bardot, libre, audacieuse, cheveux au vent et rouge à lèvres éclatant ? Ou à une ombre silencieuse, austère, tête couverte et silhouette camouflée ? Si la question se pose aujourd’hui, c’est que le halal gagne chaque jour davantage de terrain dans notre pays et qu’il ne se cantonne plus aux étals des boucheries et des grandes surfaces alimentaires. Il se décline à présent dans les rayons mode et beauté. Et s’infiltre dans la garde-robe et la salle de bain de nombre de nos concitoyennes.
Mode « modeste »
Dans le jargon de la grande distribution, ce phénomène porte un nom : la « modest fashion ». Manière politiquement correcte de désigner les habits et les produits cosmétiques conformes aux prescriptions de l’islam. Toute une panoplie censée obéir au verset 26 (« la pudeur fait partie de la foi ») de la sourate du Coran dite « Al-Arâf » (« La Muraille »), dans laquelle il est annoncé que, lors du Jugement dernier, une barrière séparera les bons musulmans, qui seront sauvés, du reste de l’humanité, qui sera damnée.
Zalando, Uniqlo, H&M, Décathlon, Marks & Spencer : la plupart des grandes marques commercialisent désormais des gammes de modest fashion. Il faut dire que le marché mondial du vêtement islamique est colossal. En 2025, selon le cabinet de conseil en marketing new-yorkais DinarStandard, il représentera environ 350 milliards de dollars de chiffre d’affaires, en hausse de 15 % par an. Et en France, d’après un récent sondage IFOP, 31 % des femmes musulmanes déclarent porter le voile (45 % quand elles ont moins de 25 ans), contre 19 % en 2003.
Les grands sites de e-commerce ont eux aussi flairé le bon filon. Chez le Chinois Shein, les abayas commencent à la taille 2 ans, tandis que dans le catalogue de son concurrent Temu, il existe des modèles à moins de dix euros. Mais les meilleurs fournisseurs restent bien sûr les boutiques en ligne spécialisées, comme Dar Al Iman, basée à Bobigny (Seine-Saint-Denis), qui propose par exemple l’ensemble « Mon cocon d’hiver », composé d’une étole à carreaux gris, dont l’esthétique évoque davantage la grille de prison que le tartan écossais. Détail intéressant : le visage du mannequin qui porte le modèle sur le site a été soigneusement gommé à la palette graphique. Une invisibilisation pour satisfaire le public intégriste, selon qui une femme convenable a certes le droit de sortir de chez elle, mais à condition d’exprimer une certaine honte dans sa mise et d’effacer tout ce que son apparence peut renvoyer non seulement de sexuel, mais aussi de sexué et même de naturel, et ce dès le plus jeune âge.
La haute couture ne néglige pas le bon filon
La haute couture n’est pas en reste. En 2016, les créateurs milanais Dolce & Gabbana ont lancé une collection de hijabs. En 2021, leur compatriote Valentino a présenté 15 références d’abayas. Aujourd’hui, c’est le Florentin Roberto Cavalli qui propose des caftans épurés. Sur Instagram, des influenceuses voilées connues sous les pseudonymes « OumMinimalist », « Rriihhaab » ou « NourAndNissa », et même l’homme d’affaires qui se fait appeler « Hattek.hb3 » encouragent à monter des « business » autour du foulard islamique, et diffusent des tutoriels où l’on apprend aux jeunes femmes comment choisir sa tenue au gré des circonstances, notamment quand elles sont en présence de « mahrams », ces messieurs avec qui, dans le mode de vie islamique, une certaine mixité est permise car ils appartiennent à l’entourage proche validé par le chef de famille.
Le mouvement de la mode halal est si puissant qu’il s’est même invité l’automne dernier en plein quartier du Marais, haut lieu bobo et gay-friendly de la capitale. À l’occasion du ramadan, la marque de modest fashion Merrachi, créée par une jeune Néerlandaise d’origine marocaine, a ouvert une boutique « pop up » rue de Turenne à Paris et annoncé l’événement dans un clip vidéo où la tour Eiffel s’est retrouvée enveloppée d’un hijab géant tandis qu’un slogan, ne laissant aucun doute quant à l’intention militante de l’opération, proclamait : « Le gouvernement français déteste voir Merrachi arriver. » Aussitôt, des queues immenses de femmes voilées se sont formées devant l’adresse éphémère. On se serait cru à Téhéran ou à Kaboul. Opération réussie. Obscurantisme : 1, République : 0.
Le marché mondial de la cosmétique halal est lui aussi en plein boom. Il dépasse aujourd’hui 78 milliards d’euros par an et pourrait atteindre 120 milliards d’ici 2027. En France, les marques Khadija, Alhalal Cosmetics et France BioHalal figurent parmi les plus célèbres sur ce segment, tandis que le magasin chic Hasna, sur les Champs-Élysées, importe des produits de beauté venus d’Asie et du Golfe. Autour de cette offre s’est organisé un solide écosystème, avec ses maquilleuses « compatibles », ses esthéticiennes certifiées « conformes » et ses médias dédiés comme Gazelle, revue féminine qui conjugue hijab et mascara.
Cocorico, dans ce secteur très lucratif, un industriel français s’est taillé une part du lion : la société IPRA Fragrance, basée près de Grasse, la Mecque, si l’on ose dire, de la parfumerie mondiale. Sans alcool ni graisses animales, ses huiles essentielles sont certifiées halal par la Grande Mosquée de Paris, qui prélève en échange 1 % du chiffre d’affaires. Ces extraits se retrouvent dans des flacons à bille de 5 ml – aux noms inspirants comme « Sultan », « Baraka » ou « Tahara » – qui sont vendus pour quelques euros sur MuslimShop ou CDiscount, et qui contiennent le plus souvent du musc, car selon la tradition, « la sueur de Mahomet sentait le musc ».
Et les féministes dans tout ça ? Si promptes à s’indigner face à aux publicités trop « stéréotypées » ou aux jouets trop « genrés », elles se montrent curieusement beaucoup plus discrètes quand il s’agit de condamner l’évidente domination masculine à l’œuvre dans la modest fashion. D’où vient le silence coupable des progressistes devant l’inquiétante prétention patriarcale des barbus à codifier le look des femmes ? Lâcheté, bêtise ou hypocrisie ? Il n’est hélas pas impossible que les trois explications se cumulent.




