L’anthropologue Samuel Veissière part aux sources de l’effondrement de nos repères communs et de l’explosion des récits identitaires parmi les jeunes générations. Un essai stimulant.
Dans Homo fragilis, l’anthropologue Samuel Veissière analyse la montée en puissance d’un nouvel idéal : celui de l’individu hypersensible que l’on doit protéger de tout — des dangers matériels comme des idées contraires. Ce tournant culturel n’est pas anodin : il redessine notre rapport à la liberté, à l’État et au commun.
Homo fragilis : la fabrique de l’homme cassable
Il fut un temps, pas si lointain, où l’on enseignait aux enfants que la vie est rude, que le monde ne vous doit rien et qu’il faut apprendre à se tenir debout. Aujourd’hui, la morale dominante tient un tout autre discours : l’existence serait un risque permanent, l’individu une créature vulnérable qu’il faut protéger de tout : du froid, des mots, des idées contraires, du réel surtout. C’est à cette mutation anthropologique que s’attaque le passionnant essai de Samuel Veissière, anthropologue et chercheur en sciences cognitives, dans Homo fragilis.
L’auteur ne se contente pas de dresser un constat sociologique sur la montée de l’hypersensibilité contemporaine : il en retrace la genèse intellectuelle, psychologique et politique. Pour lui, nous sommes passés en quelques décennies de l’idéal d’autonomie — celui des citoyens capables de débattre, de supporter l’adversité et de s’émanciper de la tutelle — à une culture de la fragilité sacralisée. Le “moi vulnérable” n’est plus une étape du développement, c’est devenu un statut identitaire, presque une vertu. Et la société entière est sommée de s’y adapter.
La fragilité comme idéologie
Veissière parle d’“idéologie de la fragilité” pour désigner ce système de valeurs où la sensibilité extrême n’est pas seulement tolérée, mais encouragée, institutionnalisée. Universités, médias, politiques publiques: tout concourt à protéger l’individu contre l’offense réelle ou supposée. L’espace public se reconfigure autour de l’émotion individuelle. La subjectivité prime sur le raisonnement ; le ressenti tient lieu d’argument.
Ce processus n’est pas spontané. L’auteur en montre les ressorts : d’abord, la montée de la psychologie comme langage dominant (non plus comme discipline thérapeutique, mais comme grille de lecture globale du monde). Ensuite, la généralisation d’un discours sécuritaire, à la fois sanitaire, social et moral, qui réduit l’existence à un ensemble de risques à minimiser. Enfin, l’émergence d’un individualisme victimaire: il ne s’agit plus d’être libre, mais d’être reconnu dans sa vulnérabilité.
À la clé, un paradoxe mordant: au nom de la protection, on produit des individus de plus en plus dépendants des institutions, moins capables de supporter la contradiction et plus prompts à exiger une réassurance permanente. Le citoyen se mue en patient.
Une anthropologie du confort
L’intérêt majeur de l’ouvrage est de ne pas céder à la tentation du sermon moral ou du pamphlet : Veissière est anthropologue, et il observe. Il décortique les conditions matérielles et culturelles qui ont rendu possible l’émergence de cet “homo fragilis”. Abondance économique, numérisation des relations humaines, effacement des rites de passage: autant de facteurs qui ont lentement sapé la valeur de la résistance.
Ce confort généralisé, qui devait libérer, a produit l’effet inverse: en réduisant la confrontation au réel, il a laissé croître une peur diffuse de tout ce qui résiste. L’“enfant-roi” est devenu l’“adulte-fragile”, persuadé que tout ce qui le contrarie est une agression. L’ère du cocon a remplacé celle du courage.
L’auteur mobilise aussi les apports des sciences cognitives : nos cerveaux sont façonnés par l’environnement social. En hypertrophiant les signaux de menace, notamment par les réseaux sociaux et les discours médiatiques, la société fabrique des individus hypersensibles aux micro-agressions et autres offenses imaginaires.
La politique de la sensibilité
Ce glissement n’est pas neutre politiquement. L’idéologie de la fragilité sert une double dynamique : d’un côté, elle justifie un interventionnisme toujours plus poussé de l’État (pour protéger les individus contre eux-mêmes) ; de l’autre, elle fragmente la société en une mosaïque de sensibilités concurrentes, chacune réclamant reconnaissance et réparation.
Ce que Veissière décrit avec précision, c’est la manière dont cette politique de la sensibilité érode le socle commun: la possibilité même d’un débat rationnel, d’un espace public partagé. À force de craindre de blesser, on ne dit plus rien ; à force de surprotéger, on infantilise ; à force d’hygiéniser la vie, on atrophie les ressorts de la liberté.
Le propos n’est pas réactionnaire au sens caricatural du terme : Veissière ne plaide pas pour le retour à une virilité de cartoon. Il montre simplement qu’une société ne peut survivre si elle fait de la vulnérabilité un horizon et de la protection une valeur suprême. La liberté suppose une certaine dureté au monde.
Une lecture salutaire
Dans une époque saturée de discours compassionnels et d’alertes morales, cet essai tranche par sa lucidité. En refusant la déploration nostalgique comme le progressisme béat, Veissière éclaire un processus profond: celui d’une civilisation qui, en prétendant abolir la souffrance, oublie qu’elle forge aussi les caractères.
Homo fragilis n’est pas un brûlot; c’est un avertissement. Si nous continuons à ériger la sensibilité en totem, nous aurons des sociétés de plus en plus frileuses, divisées et contrôlées. Si, au contraire, nous acceptons de réhabiliter la robustesse — non pas la brutalité, mais la capacité à endurer — alors nous pourrons encore faire société.
Ce n’est pas un hasard si cet essai trouve un écho particulier dans les milieux qui refusent la dissolution du commun dans la soupe émotionnelle. Car il pose une question décisive : voulons-nous être libres ou cajolés ?
Plus le président de la République essaie de gagner du temps en reportant la nomination d’un nouveau Premier ministre et la création d’un nouveau gouvernement, plus il a l’air illégitime en tant que chef de l’Etat. Jusqu’à présent, les critiques et adversaires d’Emmanuel Macron réclamaient la dissolution du Parlement et de nouvelles élections législatives, mais en prononçant le mot de « démission », celui qui avait été son Premier ministre lors du premier cycle de la macronie, Edouard Philippe, a libéré la parole et déclenché une série d’appels similaires par d’autres politiques. Est-ce qu’une élection présidentielle anticipée permettrait de débloquer la situation ou est-ce qu’elle créerait encore plus d’instabilité politique?
Au moment où les restes de Robert Badinter sont transférés au Panthéon, offrant à Emmanuel Macron l’occasion de faire oublier momentanément la crise politique, la profanation de la tombe de l’ancien garde des Sceaux nous rappelle la vague actuelle d’antisémitisme qui touche jusqu’à ceux qui incarnent l’humanisme républicain.
L’accord de paix entre Israël et le Hamas qui semble sur le point d’être conclu mettra-t-il fin à cette vague d’antisémitisme qui se cache derrière le voile de l’antisionisme propalestinien? Probablement pas. Mais si la paix arrive au Moyen Orient, le président Trump, quoi que l’on pense de lui en général, méritera peut-être le prix Nobel de la Paix.
Après un fugitif siècle de magistrature sur les esprits déshérités de la droite pensée, nous ne pouvons que constater le décès intellectuel de Monsieur Friedrich Nietzsche. Le vingt-et-unième siècle marque le début de son autopsie, et aucune enquête n’est nécessaire puisqu’il n’a pas été assassiné : ses idées sont mortes avec lui.
Feignant d’annoncer le crépuscule des idoles et de naviguer par-delà bien et mal, se présentant comme une aurore dans la taverne des idées, Nietzsche ne semble désormais séduire que les tenanciers du stade embryonnaire de la philosophie, puisque si Nietzsche est mort tout seul, ces derniers temps montrent que les spiritualités dansent sur son tombeau.
La promesse de l’aube
Sur la scène d’un XIXe siècle rationaliste et scientiste qui faisait fi de l’instinct, tout ce qui s’approchait de la nature, des pulsions de conservation et de l’ordre coutumier des choses paraissait incrédible devant la suprématie des normes et de la procédure.
La pensée par « système » dominait une atmosphère positiviste, les dieux grecs exerçaient moins d’empire sur les esprits que la presse à grand tirage, la peinture était chassée par la photographie, Goethe, Napoléon et Chateaubriand étaient morts. En France, la IIIe République s’instaurait, et la poésie romantique partait avec Lamartine. Tout avait été pensé, tout avait été dit. Mais Nietzsche, né en 1844, se voyait comme une étoile tombée du ciel quand il publia son premier ouvrage en 1872 : la Naissance de la Tragédie. Avec cet obscur philologue, précocement titulaire d’une chaire universitaire, il était question de ressusciter le paganisme, de renouer avec une olympienne cruauté, de faire redécouvrir aux hommes techniques et matérialistes la réalité de leurs instincts. Nietzsche est arrivé dans le monde des lettres en n’apportant rien, mais en reformulant tout.
C’est ainsi qu’il proposa une série de concepts et de commandements, dont voici l’essentiel : la vie est la seule réalité, les hommes supérieurs dominent les hommes inférieurs, l’inégalité est un moteur de la surhumanité, il faut tirer sur la morale car sa validité ne réside que dans la tradition incontestée, il n’existe pas de phénomènes intrinsèquement moraux, le christianisme souille l’humanité, le socialisme et l’anarchisme sont des échecs individuels mués en projet politique, Socrate est une canaille, et il ne faut pas boire trop de café. Tout Nietzsche est là.
Il suffit de lire avec sérieux son œuvre, d’Humain trop humain à l’Antéchrist, pour se rendre compte que Nietzsche prétendait ouvrir l’œil du monde, avant d’avoir ouvert le sien. L’abolition des idoles qu’il escomptait en promettant le ravivement de la « philosophie du matin », l’éternel retour, le réveil du « voyageur », s’est en réalité transformée en un individualisme post-nietzschéen qui ne fonctionne que par l’adoration de valeurs auto-déterminées. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire : une pensée faussement révolutionnaire a créé des enfants qui la renient.
Ainsi parlait le Vide…
Le néophyte peut être impressionné par la lecture de Nietzsche. La proposition d’un monde basé sur l’instinct, où le Moi domine un environnement fondé sur l’appétit et la volonté de puissance, peut sembler vertigineuse voire désirable pour celui qui se sent faible dans l’existence.
Mais où trouve-t-on une idée neuve dans ses papiers rédigés entre deux neurasthénies ? L’idée du moi ? Le « cogito ergo sum » de Descartes l’avait déjà proclamée. La subjectivité comme seul réceptacle de la vie ? Kierkegaard l’avait consacrée. L’éternel retour ? Le cosmos des Grecs l’envisageait. L’acceptation du destin ? Le fatum des Romains la promouvait. La lutte contre les idoles ? Toutes les religions monothéistes y exhortent. L’homme est la mesure de toute chose ? Protagoras l’avait proclamé. La critique de la morale ? Les sophistes mis en scène par Platon raillaient l’idée d’une morale universelle, Machiavel l’écartait de la politique, Spinoza la mettait en balance avec la volonté d’agir, et Sade l’a tyrannisée – pourtant, Nietzsche s’est présenté comme « le premier des immoralistes ».
En bref, tout l’arsenal notionnel de Nietzsche était puisé dans des armes qu’il pensait aiguiser sur une pierre philosophale, alors qu’il n’a fait que traduire le stoïcisme en allemand. Humblement, il écrit dans Ecce Homo : « le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu ». L’épreuve du temps porte à penser que c’est plutôt parce qu’il n’y avait rien à voir ni à entendre. Il a voulu être le Napoléon de la philosophie, mais si l’épopée fut belle, comme l’Empire, on en ressort plutôt rapetissés qu’agrandis.
Le déclin du nietzschéisme et la renaissance du spirituel
Qui donc donne à son enfant une éducation « nietzschéenne » ? Ce philosophe-marcheur en fuite permanente de la vie, de ses pairs, de son pays, a présenté une œuvre qui devrait engendrer des disciples (même s’il répétait qu’il n’en voulait pas, il annonçait un monde régénéré grâce à lui), qui allait détricoter les idées reçues et mener la vieille Europe à la réconciliation avec la pure vitalité. Il a promis une « philosophie au marteau », il n’a trouvé qu’un époussetoir.
Pourtant, s’il y a une chose qu’on ne peut pas lui enlever, c’est le style. Comme Rousseau, il est meilleur quand il écrit pour le plaisir que quand il soumet une idée. Il faut dire que la fulgurance de ses déclamations, les charmes de ses nuances lexicales, la richesse de sa phraséologie et l’ironie complice qui accompagne ses traits d’esprit forment un invincible parfum qui anesthésie le passant. Tout ébaubi devant de tels effets de manche, balloté entre l’exaltation dionysiaque, l’affirmation de l’égoïsme et le rejet du ressentiment, le jeune Moderne croit découvrir un cinquième Évangile, alors que Nietzsche, c’est l’achalandage de la réflexion.
Cependant, Nietzsche a eu une intuition dans ses derniers écrits, lorsqu’il s’interroge : « peut-être suis-je un pantin ? ». Nous sommes autorisés à penser, nous qui vivons dans ce monde autodéterminé et orphelin de la transcendance, que Nietzsche incarnait en effet l’archétype d’un pantin rationaliste. Pensant se mouvoir librement, il était en réalité animé par les ficelles d’une morale subjective, contorsionné entre les nœuds du positivisme et ses effets spécieux, captif d’un relativisme qui n’a jamais rendu libre, et aveuglé par la dictature la plus transfrontalière qui soit : celle de l’individu.
Ainsi, malgré une plume indéniablement gymnaste et un esprit autant illuminé par la quête de la bonne formule que par lui-même, Nietzsche ne résonne aucunement dans les vallées de l’intellect. Personne ne peut décemment poser que Nietzsche a contribué au raffinement de la civilisation, et aucune position politique ne s’est appropriée, même sans le savoir, ce qui aurait pu devenir son héritage. Diogène cherchait « l’homme », il chercherait aujourd’hui « le nietzschéen ».
Hormis un numéro de claquettes et quelques saillies bien trouvées, Nietzsche est de ceux qui ont cherché, et qui ont cru découvrir alors qu’ils ne faisaient que relire. Il faut à tout le moins le considérer comme ce qu’il est : une virgule dans la phrase de la pensée.
En appelant au « salut de la nation », certains demandent à Emmanuel Macron de démissionner.
« On pardonne volontiers à celui qui brusque l’occasion, disait Talleyrand, jamais à celui qui la manque. » Nul ne tiendra rigueur au président de la République de sa campagne inattendue de 2017, dans laquelle il fit preuve d’une certaine audace, et qui put convaincre à l’époque assez de Français pour qu’ils se rassemblent en un grand mouvement plein d’espoir.
Qu’ils viennent me chercher !
Ce que l’histoire ne lui pardonnera pas, en revanche, ce sont ses atermoiements puérils pour ne pas démissionner, sa manière qu’il a de s’accrocher coûte que coûte aux bras de son fauteuil, à les déchirer. Son irresponsabilité, en somme, lui qui ne cessait d’appeler à la responsabilité citoyenne pendant la crise du Covid, et se permettait même d’emmerder les non-vaccinés. C’est décidément une habitude de la macronie, de donner des leçons à tout le monde sans jamais les appliquer à soi-même.
Aujourd’hui, la France entière supplie Emmanuel Macron de démissionner1. La dissolution ratée de 2024 empêche tout gouvernement alors même que le pays est au plus mal, après huit ans de politique désastreuse. La crise économique nous guette ; les commerces ferment les uns après les autres ; l’économiste de gauche Zucman fait figure de prophète, bientôt on votera l’emprunt forcé aux riches, on se croirait revenu au temps du Directoire. Et cependant Emmanuel Macron, tel Barras, intrigue avec les assemblées pour se maintenir absolument. Le pire est que sans doute il se croit sincère : car, pétri d’idéologie, il s’imagine comme un roc élevé entre la bordélisation et la bardellisation, un centre modéré tenant ferme contre les assauts des extrémismes de tous bords. Hélas, si Victor Hugo, l’homme-océan, pouvait se donner des airs de récif dans Les Travailleurs de la mer, Macron, lui, a depuis longtemps perdu le droit de s’élever si haut : du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.
Quand 70 % des Français appellent à sa démission, lui, dans sa novlangue insupportable, laisse quarante-huit heures à son Premier ministre pour « définir une plateforme d’action et de stabilité » ; il gagne du temps : après, il nommera un Premier ministre de gauche ; après, il dissoudra l’Assemblée.
Et cependant le pays, par l’inconscience d’un seul homme, restera bloqué dans sa chute. Déjà, la Cour des comptes craint « un effet boule de neige » de la dette ; Pierre Moscovici évoque une « crise politique et démocratique sans précédent » ; Jean-Luc Mélenchon peut l’accuser de semer le chaos (!) ; le duc d’Anjou, publiant une tribune2, craint, le sourire aux lèvres, l’effondrement de la République ; même Édouard Philippe appelle à sa démission : quelle tristesse !…
À la question de savoir si Emmanuel Macron devrait démissionner de son mandat de président de la République, 73% des Français répondaient « Oui », dont 49% se montraient « tout à fait favorables » à cette issue dans un sondage Toluna Harris Interactive pour RTL lundi 6 octobre NDLR. ↩︎
Entre une savoureuse adaptation de l’affaire Bettencourt, une délicate transposition animée de la vie de Marcel Pagnol et un bel exercice de style autour du À bout de souffle de Jean-Luc Godard, l’octobre cinéphile s’annonce radieux.
L’argent de la vieille (bis)
La Femme la plus riche du monde, de Thierry Klifa
Sortie le 29 octobre
Les plus prudents diront que le nouveau film de Thierry Klifa est une « comédie sociale librement adaptée de l’affaire Bettencourt », les autres, moins timorés et surtout plus enthousiastes, affirmeront haut et fort qu’on tient là un jeu de massacre haut en couleur, filmé avec efficacité, dialogué aux petits oignons acides et sublimé par un casting qui fait ressembler le tout à un feu d’artifice permanent.
Revoyons une par une ces différentes fées qui se sont penchées sur le berceau en question. Et disons en préambule que le ou les « scénaristes » qui président au réel et à la vraie vie de la famille Bettencourt ont largement aidé à la transposition sur grand écran d’une existence, et même de plusieurs, aux allures de roman épique.
On pouvait légitimement craindre de la part de Thierry Klifa, en général confit d’admiration devant les stars féminines françaises (Deneuve et Fanny Ardant en tête), une énième déclaration d’amour pataude et niaise. Cette fois, en choisissant Isabelle Huppert comme protagoniste principale, il a manifestement remisé sa béatitude au profit d’une utilisation impeccable des différents registres de cette actrice hors norme qui adore le hors-piste. Résultat : Huppert est presque de tous les plans sans que le film se transforme en catalogue de mode. Le cinéaste a au contraire compris que, affaire sulfureuse oblige, il convenait d’être à la hauteur d’un récit aux rebondissements multiples au sein de l’hôtel particulier familial. Est-il besoin de rappeler l’affaire en question ? Chacun se souvient des accusations portées par la fille contre sa mère, ou plus précisément contre le photographe François-Marie Banier et sa capacité à se faire entretenir par la milliardaire trop heureuse, elle, de ce dévergondage tardif. Tout y passa alors, y compris le passé collabo du mari, le financement occulte de Sarkozy et autres comportements ancillaires douteux. Jaillissent non pas une, mais plusieurs ténébreuses affaires qu’aurait adorées Balzac. Et le film d’embrasser avec audace et fougue l’ensemble de ces éléments.
Il faut insister sur le scénario (mais une fois encore, rendons grâce d’abord au réel) et bien plus encore sur la qualité flamboyante des dialogues écrits par Jacques Fieschi. Rappelons que ce dernier a travaillé avec Pialat, Sautet, Jacquot, Assayas, Nicole Garcia, entre autres, et qu’on lui doit la superbe adaptation d’Illusions perdues pour Xavier Giannoli. Bref, l’orfèvre idéal qu’il fallait pour transcrire, par exemple, la méchanceté brillante et foudroyante de Banier, la malice décalée de Liliane Bettencourt ou encore la frustration furieuse de sa fille qui attend son heure, le laconisme veule de son époux et l’hiératisme de son majordome qui n’en pense pas moins. Chaque réplique, ciselée et ravageuse, fait mouche dans tous les registres : depuis le langage feutré d’une haute bourgeoisie jusqu’à la vulgarité travaillée de Banier.
La distribution achève de donner à La Femme la plus riche du monde des allures de comédie intégralement réussie. On a déjà cité Isabelle Huppert qui, dans le rôle-titre, fait des merveilles. Comme chez Chabrol en son temps, elle joue à la perfection d’un second degré permanent : dupe de rien, adepte de tout et gagnante sur tous les tableaux. Face à elle, l’autre atout majeur du film, c’est un Laurent Lafitte déchaîné, incarnation plus que parfaite de Banier et que seuls ceux qui n’ont jamais croisé son modèle crieront à la caricature. Ils auront totalement tort : ce que fait Lafitte est proprement sidérant. On en redemande. Les autres acteurs sont au diapason : Marina Foïs joue impeccablement l’héritière interloquée tandis que l’immense André Marcon incarne à la perfection l’ex-collabo richissime. Mathieu Demy et Raphaël Personnaz ne sont pas en reste, c’est le moins que l’on puisse dire.
Ce vrai-faux voyage au pays des ultra-riches confrontés à l’ultra-culot d’un artiste s’avère des plus savoureux du début à la fin.
À bout de souffle (encore)
Jean-Louis Fernandez
Nouvelle Vague, de Richard Linklater
Sortie le 8 octobre
Un pur représentant du cinéma d’auteur indépendant américain qui en 2025 se met en tête de rendre un hommage à la Nouvelle Vague et à son film porte-drapeau, À bout de souffle, réalisé par Jean-Luc Godard en 1959, voilà qui avait de quoi inquiéter. C’est oublier un peu vite le culte absolu que continuent de lui vouer outre-Atlantique les cinéphiles américains, toutes générations confondues. Et le résultat, présenté à Cannes en mai dernier, est absolument saisissant. Loin du musée Grévin et de toute tentation confite en dévotion, Nouvelle Vague raconte le tournage du film avec une verve communicative. Le Paris de l’époque est rendu sans que jamais on ne ressente un effet de reconstitution affectée et surtout le casting, constitué essentiellement d’inconnus, joue les équivalences sans virer au gala des sosies. Cette recréation, pour ne pas dire cette récréation, vise juste, tant elle retranscrit un moment essentiel de l’histoire du cinéma français avec une fraîcheur et une grâce incomparables.
Marcel Pagnol (toujours)
Wild Bunch Distribution
Marcel et Monsieur Pagnol, de Sylvain Chomet
Sortie le 15 octobre
Le nouveau film de l’un des champions de l’animation française est assurément aussi délicieusement bavard que ses fameuses Triplettes de Belleville étaient muettes. Quoi de plus naturel et de plus souhaitable quand on prend cette fois pour sujet Marcel Pagnol ? Le recours à une animation élégante et sobre permet de prendre la distance nécessaire pour ne pas faire sombrer cette biographie dans la confiture patrimoniale sirupeuse. La vie artistique du dramaturge, puis du cinéaste Pagnol y est racontée avec la verve et la malice chère à l’auteur de Marius. Une bonne occasion de redire combien fut essentiel et décisif l’engagement de Pagnol pour le cinéma parlant quand il fallut abandonner le muet. Quant au film proprement dit, il atteint parfaitement son but quand il donne une furieuse envie de voir et de revoir tous les films du cinéaste, ces merveilleux trésors qui grâce au travail sans relâche de Nicolas, le petit-fils de l’académicien, font régulièrement l’objet de restaurations et de ressorties en salles et en DVD.
Deux ans après l’attaque terroriste du 7-Octobre, les négociateurs de Donald Trump obtiennent un cessez-le-feu à Gaza entre Israël et le Hamas. Les Israéliens hésitent entre joie de retrouver les otages et inquiétude. Le conflit entre dans une nouvelle phase, et leur pays est devenu un État-paria.
Malgré la conjoncture, ses espoirs, je parle du retour possible des otages, et ses angoisses, je parle de la situation de la France, il m’est difficile d’écarter mon esprit de ce jour d’il y a un peu plus de deux ans. Je ne sais comment le nommer – pogrome, razzia ou massacre- et il restera probablement dans notre mémoire comme le «7-Octobre», de la même façon que les attentats de 2001 gardent le nom de nine-eleven, le 11-septembre.
Tous les lecteurs de cette chronique n’ont cessé d’y penser et plutôt que d’en répéter la sinistre chronologie, je voudrais évoquer un des héros de cette journée, un jeune homme qui justement était né en 2001, l’année des attentats aux États-Unis.
Le sergent Aner Shapira, soldat de la brigade Nahal n’était pas en service ce jour-là. Féru de musique et lui-même auteur de chansons, il était allé au festival Nova de Réïm, avec son meilleur ami, le jeune israélo-américain Hersch Goldberg Polin.
Aner provenait d’une famille pas tout à fait banale. Il avait fait ses études à l’école Himmelfarb de Jérusalem, une école fondée en 1920 dans une orientation sioniste religieuse, ouverte au monde et aux autres croyances. L’un de ses grands-pères était professeur d’histoire de la halakha à l’Université de Jérusalem, une de ses grands-mères avait reçu le Prix d’Israël pour ses travaux en philosophie des sciences. L’un de ses arrière-grands-pères, Haim Moshe Shapira, élevé dans les yechivot de Lituanie, avait été l’un des dirigeants du mouvement sioniste religieux, signataire de la Déclaration d’Indépendance et ministre de 1948 jusqu’à sa mort en 1970.
Il était un des dirigeants israéliens les plus modérés quant aux relations avec le monde arabe et avait été – coïncidence étonnante – grièvement blessé en 1957 par une grenade lancée dans la Knesset par un jeune Israélien qui cherchait à tuer le Premier ministre David Ben Gourion. C’était l’époque où les mesures de sécurité n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Le terroriste, qui voulait apparemment venger les Juifs de Syrie négligés par l’administration israélienne, créa un parti politique après avoir passé quinze ans en prison. C’est cela aussi Israël…
Le 7 octobre 2023, Aner Shapira se réfugie dans un abri collectif de fortune, un miklat derekh, comme il en existe autour de Gaza, destiné à éviter les roquettes – mais pas les incursions humaines. Arrivé parmi les derniers, il se tient près de l’entrée de cet abri qui n’a pas de porte et tente de rassurer ceux qui, entassés avec lui, sont terrifiés.
Les terroristes du Hamas lancent à la main des grenades à l’intérieur de l’abri. Calmement, il les attrape et les renvoie. «N’ayez pas peur, dit-il, l’armée va venir et nous sauver». Sept fois, il rejette une grenade vers l’extérieur. La huitième lui explose dans les mains et le tue. Près de lui, Hersch Goldberg Polin a l’avant-bras arraché et se fait un garrot avec sa ceinture. Il sera plus tard capturé par le Hamas et onze mois après exécuté dans un tunnel avec cinq autres otages.
L’onde de choc amplifiée par la structure de l’abri blesse, assomme et plaque au sol les Israéliens réfugiés. Les membres du Hamas pénètrent dans l’abri et tirent à la kalashnikov sur les corps allongés. Ils le font en riant, dira l’un des survivants, car sur la trentaine d’Israéliens réfugiés dans l’abri, sept ont survécu cachés sous les cadavres. Une fois les terroristes partis, ils se trainent dehors, dans un paysage d’apocalypse, incendies, véhicules brûlés et cadavres. Les premiers secours n’arriveront que tard dans la journée.
«Je n’ai jamais vu quelqu’un faire preuve d’un tel sang-froid. Grâce à lui, je respire encore», diront quelques survivants du massacre.
Aner Shapira a été enterré au cimetière militaire du Mont Herzl à Jérusalem et son nom est inscrit dans le Livre des héros de Tsahal. Ils furent nombreux, et de toute origine, ceux qui perdirent la vie ce jour-là en défendant leurs proches, leur famille et leur nation.
Deux ans plus tard, Israël a sous les drapeaux 170 000 soldats d’active et 130 000 en service de réserve. Chaque jour, près de 5% des Juifs non-haredim de tout âge sont en service dans l’armée. Cela signifie que 30% des familles juives israéliennes non-harédies ont au moins un membre en service actif ou dans la réserve, et par conséquent, si on inclue les collatéraux, il n’est guère de famille qui ne soit pas directement impliquée dans la guerre actuelle. Aussi lourde de conséquences que soit cette situation et au-delà de tous ses antagonismes, qu’il ne faut pas minimiser, la société israélienne accepte la situation. Elle se bat. Elle sait pourquoi elle le fait et elle sait qui sont ses véritables ennemis, bien que la tentation existe chez certains d’accuser le monde entier au prétexte d’un antisémitisme inextinguible.
Mais force est de constater qu’Israël est l’objet d’une cabale orchestrée par une subtile propagande qui a su transmuter le ressentiment en vertu, canaliser la colère en interdisant le débat et flécher l’émotion en sélectionnant les victimes. Cette cabale tient pour négligeable le fait que l’origine de ce que certains appellent un carnage est l’action du Hamas le 7-Octobre avec sa volonté génocidaire et son refus de rendre les otages. Les jours qui viennent montreront si la soi-disant acceptation du plan Trump par le Hamas se traduit par une réalité ou, ce qui pourrait être très grave, si le malaxage de ce plan le dénaturera aux yeux des Israéliens tout en laissant au président américain son illusion d’être un faiseur de paix.
La torsion profonde de la réalité, qu’est le palestinisme, cherche à s’infiltrer, par diktats et menaces dans nos sociétés submergées par une masse d’informations qui sont souvent des désinformations, apeurées par la perspective de blâmes moraux péremptoires et impressionnées par les termes d’une novlangue orwellienne qui a abandonné ses références à la vérité pour se transformer en arme de dénigrement contre Israël.
Le jeudi 2 octobre, jour de Yom Kippour, la marine israélienne a réalisé une superbe opération dont presque personne ne lui a su gré. Elle a arraisonné les bateaux de la flottille pour Gaza sans faire un seul blessé et a renvoyé dans leurs pénates les acteurs de cette ridicule aventure où les messages Instagram des héroïques navigateurs tenaient lieu de nourriture aux Gazaouis.
Deux jours plus tard, l’inénarrable Greta Thunberg postait la photo d’un prisonnier palestinien particulièrement décharné. Elle voulait dévoiler ainsi au monde les conditions horribles dans lesquelles étaient maintenus les prisonniers palestiniens en Israël – conditions dont elle avait souffert elle-même car il semble qu’elle ait été privée de nourriture pendant près de huit heures… Manque de chance, ce prisonnier était l’Israélien Evyatar David, otage du Hamas.
Le message fut rapidement effacé. Les détails seront probablement vite oubliés par les innombrables admirateurs de Greta Thunberg, mais il en restera le bruit de fond, la confirmation de l’inhumanité des Israéliens. Cette erreur grotesque de l’égérie suédoise symbolise de façon caricaturale le mimétisme et l’inversion dont Caroline Fourest a remarquablement parlé dans son intervention à la soirée organisée par le Crif en mémoire du 7-Octobre, une journée où il y a probablement eu dans le monde plus de manifestations en soutien au Hamas qu’en commémoration du massacre des Juifs.
Quant à moi, je garde l’image de ces terroristes entrant dans l’abri de Réïm après la huitième grenade et faisant en s’amusant un carton sur les corps allongés des Israéliens. Cette image me hante. C’est celle de la Shoah par balles, un vrai génocide.
Les Anglais ont massivement dit non à l’immigration incontrôlée en manifestant dans les rues de Londres mi-septembre. La crise migratoire s’ajoute aux crises politiques à répétition qui alimentent une grogne générale. Pour rappeler au gouvernement qui doit avoir la priorité, le peuple a sorti les drapeaux.
Vue du ciel à travers la caméra d’un drone, la foule offrait l’aspect d’une comète dont la tête se trouvait à Whitehall, le quartier gouvernemental de Londres, tandis que la queue s’étendait sur le pont de Westminster pour se prolonger vers l’est de la ville, loin au-delà de la gare de Waterloo. Samedi 13 septembre, une manifestation a rassemblé, selon l’estimation finale de la police, au moins 150 000 citoyens qui répondaient à l’appel de l’activiste Tommy Robinson.
Manifestation contre l’immigration illégale à Londres, 13 septembre 2025. Aldo Ciarrocchi/Solent Ne/SIPA
C’était un coup de maître pour ce dernier, considéré jusqu’ici comme un extrémiste islamophobe n’hésitant pas à avoir recours à l’intimidation physique. Soucieux de se dédiaboliser, l’homme politique dont les positions sont les plus proches des siennes, Nigel Farage, a répudié tout lien avec lui en décembre 2024. Mais cette fois, ce personnage à la réputation sulfureuse a parfaitement su lire dans l’esprit d’une grande partie du public britannique au sein duquel, tout au long de l’été, un désir de révolte s’est défoulé en protestations locales spontanées. Comme toujours, médias et politiques se sont empressés de délégitimer l’événement en le qualifiant de « raciste », mais sans succès. Il n’y avait pas 150 000 skinheads tatoués de croix gammées dans les rues de Londres, mais très majoritairement des citoyens ordinaires, de différents âges, classes et groupes ethniques. Il y a eu quelques actes de violence, mais infiniment moins qu’au carnaval de Notting Hill, grande célébration annuelle du vivre-ensemble diversitaire. L’atmosphère était bon enfant, presque folklorique, les participants munis de drapeaux ou habillés des couleurs nationales comme pour fêter le couronnement d’un monarque. Même l’étiquette « anti-immigration » est inadaptée ici, car si les manifestants s’opposaient à l’immigration, la majorité n’était pas motivée par une doctrine politique mais par leur vécu au quotidien. Cela, Robinson l’a compris. Aussi a-t-il intitulé son rassemblement « Unite the Kingdom » (« Unir le royaume »), privilégiant l’idée de patriotisme sur celle d’exclusion. Et il a placé l’événement sous le signe de la liberté d’expression, comme pour lever enfin le tabou sur toute discussion de l’immigration incontrôlée. Si Robinson a touché une corde sensible, c’est que le mécontentement général outre-Manche a atteint un point de bascule.
Des hôtels très particuliers
« Keir Starmer est un enfoiré ! » Voilà le slogan scandé le plus souvent par la partie la plus vocale de la foule. Car la manifestation visait aussi le gouvernement travailliste. Sur le plan économique, la situation du Royaume-Uni ne vaut guère mieux que celle de la France. Starmer a le choix entre la ruine financière ou une augmentation des impôts contraire à sa promesse électorale. Certes, le gouvernement dispose d’une majorité au Parlement, mais une série de démissions forcées a sapé sa légitimité : la ministre des Transports, pour fraude ; la ministre chargée de la lutte contre la corruption, pour ses liens avec sa tante, une ancienne dirigeante bangladaise accusée de corruption ; la ministre des sans-abri, pour avoir expulsé ses propres locataires ; et enfin la Vice-Première ministre, chargée de la construction de logements, pour avoir sous-payé les impôts sur l’achat d’une résidence secondaire. Enfin, la réputation personnelle de Starmer a été entachée par le renvoi forcé de celui qu’il avait nommé comme ambassadeur à Washington, l’ex-ministre Peter Mandelson, après la révélation des liens entre ce dernier et le pédophile Jeffrey Epstein.
Ces scandales ont affaibli les prétentions morales de la gauche et exacerbé les tensions autour de la crise du logement qui sévit outre-Manche. Par une réaction en chaîne, la colère publique face à cette crise est attisée à son tour par la manière dont l’État accueille les demandeurs d’asile. En effet, plus que les autres pays européens, le Royaume-Uni exploite les hôtels pour loger ces derniers, dont un tiers y sont hébergés pour un coût six fois plus élevé que dans un centre de rétention. La facture est de 6,6 millions d’euros par jour, et le coût global pour la décennie 2019-2029, estimé initialement à 5,2 milliards, se chiffre désormais à 17,6 milliards. Au cours de l’année se terminant le 30 juin 2025, on a enregistré un nombre record de 111 000 nouveaux demandeurs, deux fois plus qu’en 2021. Malgré l’engagement pris par Starmer de briser les réseaux de passeurs, 55 000 migrants – encore un record – ont traversé la Manche depuis qu’il est au pouvoir. Conscient de l’enjeu électoral, le Premier ministre multiplie les mesures dans une tentative désespérée pour résoudre le problème. En vain. Son projet d’échange de migrants avec la France n’impressionne personne, surtout pas les migrants. Il annonce vouloir réformer la Convention européenne des droits de l’homme, mais rencontrera l’opposition de ses propres élus. Il a promis de fermer les hôtels de migrants et proclame que le nombre a été réduit de 400 à 200, mais la plupart de ces fermetures avaient eu lieu sous le précédent gouvernement conservateur. Les Britanniques sont désespérés par l’incapacité de leur État à sécuriser les frontières et sa générosité voyante envers ceux qui font fi de ces mêmes frontières. C’est dans ce contexte que, au mois de juillet, les hôtels de migrants sont devenus les sites d’une contestation populaire déterminée.
La jacquerie estivale
Les émeutes de l’été 2024, déclenchées par l’assassinat de trois petites filles, commis par un jeune issu de l’immigration rwandaise, ont constitué un faux départ pour la révolte populaire. Elles étaient trop violentes et trop facilement infiltrées par des voyous désireux d’en découdre avec la police. Cet été, en revanche, l’insatisfaction générale s’est fait sentir de manière plus mesurée, plus continue, plus crédible. Tout commence le 13 juillet dans la ville d’Epping, au nord-est de Londres. Quand un migrant éthiopien est arrêté pour trois actes d’agression sexuelle, dont un sur une mineure, huit jours après qu’il a débarqué d’un canot pneumatique, des résidents locaux organisent une protestation devant son hôtel. Au cours des semaines suivantes, le lieu devient le théâtre de manifestations de plus en plus grandes – jusqu’à 2 000 personnes –, imitées dans d’autres villes sur tout le territoire anglais. Bien que des groupuscules de la droite radicale essaient d’en prendre la direction, les actions sont menées par des citoyens ordinaires avec une mixité sociale qui préfigure celle des manifestants du 13 septembre. Ce sont surtout les femmes qui prennent l’initiative dans ces rassemblements, car elles craignent pour leur propre sécurité et celle de leurs filles dans les quartiers autour de ces hôtels qui hébergent très majoritairement des hommes inconnus, plutôt jeunes. Le mouvement reçoit une nouvelle impulsion le 22 juillet, quand dans la ville de Nuneaton, dans le centre de l’Angleterre, deux migrants afghans sont accusés du viol d’une fille de 12 ans. Les vaines tentatives de la police pour taire l’identité des agresseurs rappellent l’omerta qui a permis aux grooming gangs de sévir pendant longtemps dans d’autres villes.
Le 19 août, la municipalité d’Epping obtient d’un tribunal une injonction qui interdit au ministère de l’Intérieur de continuer à utiliser l’hôtel pour loger des migrants. Alors que d’autres municipalités se préparent à exploiter ce précédent, le ministère obtient la suspension de l’injonction dans l’attente d’un appel auprès de la Haute Cour de Londres. Ainsi, se dessine dans les esprits une bataille entre des communautés locales et un gouvernement indifférent à leurs souffrances. Cette bataille trouve un symbole : le drapeau. Ou plutôt les drapeaux, celui de l’Angleterre – la croix rouge sur fond blanc de saint Georges – et le drapeau du Royaume-Uni qui superpose cette croix à celles de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Pendant tout le mois de juillet, les Anglais pavoisent les rues de leur drapeau en soutien à leur équipe de foot féminin, les « Lionnes », qui participe au Championnat d’Europe. Après le tournoi, les résidents de certains quartiers de Birmingham, loin d’enlever les drapeaux, les multiplient en les suspendant aux lampadaires. Ce mouvement spontané trouve des émules dans d’autres villes, avant d’enfanter des actions coordonnées sous le nom d’« Opération levée des couleurs ». Certaines municipalités enlèvent ces bannières au nom de la sécurité routière ; d’autres les laissent en place. Des militants antiracistes dénoncent un complot d’extrême droite, mais les principaux partis politiques, et jusqu’à Starmer lui-même, essaient de surfer sur cette vague de patriotisme en lui donnant leur bénédiction. C’est la raison pour laquelle Robinson encourage la présence de drapeaux – de tous les drapeaux britanniques, y compris le gallois (qui n’est pas intégré au drapeau de l’Union) et même celui de la République irlandaise – dans les cortèges du 13 septembre. La plupart des Britanniques sont fatigués de voir des drapeaux palestiniens ou LGBT dans les rues à la place de leurs couleurs. Ces derniers sont-ils donc devenus les symboles, non des divisions identitaires, mais d’une unité nationale retrouvée ? Quoi qu’il en soit, Robinson a su canaliser et la révolte contre les hôtels et l’« effet drapeau » qui ont marqué la période estivale.
Le lion anglais rugit
Il exploite aussi un autre thème qui préoccupe les esprits outre-Manche : la liberté d’expression. Les médias français ont parlé du cas de Lucy Connelly, une mère de 42 ans condamnée à trente et un mois de prison ferme pour un post incendiaire sur X juste après la tuerie de Southport. Cette peine pour le moins sévère en a fait une icône de la droite et, après sa libération anticipée en août, elle a donné de nombreuses interviews avant de faire une grande entrée en scène, le 6 septembre, à la conférence du parti de Farage, Reform UK. Mais son cas est très loin d’être isolé. À peine deux semaines avant la grande marche londonienne, le scénariste irlandais Graham Linehan, archicélèbre outre-Manche pour une série comique sur des prêtres catholiques, Father Ted, et critique notoire de l’idéologie transgenre, a été arrêté à l’aéroport de Londres par cinq policiers armés pour deux posts sur X. Or, la question de la liberté d’expression est un vecteur de l’influence de la droite américaine. Les hommes MAGA ont un tropisme britannique. Trump était en Écosse, la terre de sa mère, en juillet, et il est venu à Londres en septembre pour une visite d’État en grande pompe. En août, J. D. Vance a passé des vacances en Angleterre, où il a rencontré politiques et influenceurs de droite. Elon Musk, dont la grand-mère venait de Liverpool, a participé de manière virtuelle à l’événement de Robinson. Charlie Kirk suivait la même voie. Son organisation – Turning Point USA, présente dans plus de 3 000 écoles et universités outre-Atlantique – a fondé une branche britannique, Turning Point UK, en 2018. En mai cette année, Kirk est venu débattre avec les étudiants wokistes d’Oxford et de Cambridge. La revue conservatrice The Spectator a publié un texte où il prédit une « révolution » au Royaume-Uni. Son assassinat le 10 septembre, trois jours avant la grande manifestation du 13, a, par une coïncidence stupéfiante, offert un martyr à la cause. Le 12, une veillée en sa mémoire à Whitehall a attiré 500 personnes. Le lendemain, les portraits de Kirk étaient très visibles parmi les drapeaux brandis par les cortèges. Sa mort, qui a fait de ce passionné du débat un martyr de la liberté d’expression, a touché un nerf au Royaume-Uni autant qu’aux États-Unis.
Sur scène, le 13, Robinson a parlé lui aussi d’« une révolution », mais laquelle ? Cet homme a fait preuve d’un manque de jugement dans le passé, s’acharnant inutilement à calomnier un jeune réfugié syrien qu’il accusait de violence antiblanche. Il est devenu pour l’instant maître du jeu, mais il n’a pas de parti politique et ne donne son soutien à aucun parti orthodoxe, même pas celui de Farage, en tête dans les sondages. Essayera-t-il de récupérer l’énergie de la fronde estivale pour la droite radicale ou se rapprochera-t-il de l’orthodoxie politique ? En attendant, l’essentiel est ailleurs : désormais, outre-Manche, parler de l’immigration n’est plus tabou. Un patriote français a commenté sur X une image aérienne de la foule londonienne : « Quand est-ce qu’on fait ça ici, en France ? »
Avec Tout Ouïe, Alexandre Postel propose un roman satirique, dont le sujet est la réception par une éditrice d’un roman où le personnage principal est fasciné par les bruits du plaisir féminin. Derrière sa simplicité apparente, une œuvre à étages…
Le nouveau roman d’Alexandre Postel a quelque chose du conte philosophique. Point de prince ou princesse, ni de pays imaginaire, mais il en possède l’ironie, la brièveté de la forme et l’esprit général. Les personnages eux-mêmes se résument à quelques traits distinctifs.
Roman dans le roman
Violette Letendre, éditrice en déclin dans une maison d’édition en déclin, est approchée par Monegal, le mari d’une de ses proches. Elle le connaît comme nous connaissons souvent ces gens qui partagent la vie de nos amis, par quelques malentendus et sans sympathie particulière. Monegal lui propose de lui envoyer un chapitre par semaine d’un roman en cours d’écriture, intitulé La Confession auriculaire, initiative que Violette Letendre accepte avec réticence. Ce roman dans le roman a pour protagoniste Victor Chantelouve. Le paradoxe réside dans le fait que ce héros représente le seul personnage véritablement romanesque du livre d’Alexandre Postel. Le seul, du moins, que le lecteur de Tout ouïe apprendra à connaître, puisqu’on le suit de l’enfance à l’âge adulte. Il se caractérise par un trait intérieur bien particulier : son obsession pour les expressions sonores de la jouissance féminine.
L’exploration de ce penchant constitue le sujet central de La Confession auriculaire, le livre de Monegal pastichant les codes du roman d’initiation. Or pareille écriture, d’un univers fantasmatique singulier, qui ne relève pas tout à fait de la collection Harlequin, ne peut complètement correspondre à l’éthique commune, et surtout à l’esprit du temps. Comment, dès lors, une telle œuvre peut-elle trouver sa place dans une société contemporaine ne jurant que par des produits de plus en plus standardisés, et où la création se voit jugée non selon des critères esthétiques, ou par le plaisir artistique qu’elle procure, mais à l’aune du respect des mœurs nouvelles ?
Un roman de l’ambiguïté
L’œuvre d’Alexandre Postel cultive un art double. Double d’abord par l’alternance des voix à la première personne du singulier. L’intrigue se déploie, en effet, autour de cette lutte entre liberté du créateur et norme sociale qu’incarne la parole de Violette Letendre. Quand le premier transgresse la nouvelle doxa progressiste, l’éditrice rappelle immédiatement à son interlocuteur les différentes obligations morales et judiciaires à laquelle un ouvrage doit aujourd’hui se conformer.
Mais le caractère double est aussi intérieur, par le cheminement plus trouble que va progressivement emprunter Violette Letendre à la lecture du livre de Monegal, jusqu’à suspendre son jugement pour se laisser emporter par l’intrigue. Il se produit alors une sorte de contamination de l’éditrice par les mots du romancier comme un hommage d’Alexandre Postel à la puissance de la fiction.
Outre cette évolution d’une critique moralisatrice vers une lecture moins inhibée, Tout ouïe est un récit double par l’ambivalence de la figure de l’écrivain. Monegal existe moins pour le lecteur que son personnage, Victor Chantelouve. Ce dernier projette une ombre derrière laquelle la réalité de Monegal demeure cachée, dans une identité opaque et jamais résolue.
Enfin, le caractère double du roman s’étend à quiconque ouvre le livre d’Alexandre Postel. Nous voilà aussitôt lecteurs du manuscrit de Monegal, qui se trouve directement soumis à notre jugement. Un tel procédé donne alors le sentiment, en tant que lecteur de La Confession auriculaire, de devenir un personnage de Tout ouïe. Car cette mise en abîme nous oblige à nous positionner par rapport à ce roman dans le roman et à la lecture qu’en fait Violette Letendre, comme à égalité avec elle.
Une forme pleine d’esprit
Alexandre Postel construit donc un roman ambigu qui, par son ironie, refuse de répondre frontalement aux questions qu’il pose. Non que les partis pris de l’auteur ne soient pas sensibles, mais ils se devinent sans s’affirmer. Même dans la satire, un espace est laissé à notre propre réflexion. Par l’alternance de deux écritures à la première personne du singulier, se déploie en effet une histoire dont tout point de vue supérieur est absent. Nul développement d’un narrateur omniscient, surplombant les scènes du récit, qui viendrait exposer sa vision du monde. On peut ainsi parler, en quelque sorte, d’une fable sans morale. Ou plutôt d’une fable où la morale trace un chemin que le lecteur doit achever seul. Et quand d’autres fictions nous imposent un univers fermé, avec des personnages longuement décrits, des péripéties qui cherchent à nous émouvoir ou à nous faire rire, nous demeurons avec ces pages dans un vacillement. C’est une littérature de l’interrogation ouverte, dans la mesure où le livre aspire davantage à remettre en question des idées reçues qu’à redéfinir notre rapport à l’existence. Il s’agit, pour Alexandre Postel, dans ce tableau par lequel le monde s’offre au lecteur, d’ajouter des ombres plutôt que de bouleverser les formes. Le tempérament de l’œuvre se rapproche par-là des proses pleines d’esprit du XVIIIᵉ siècle plutôt que du réalisme balzacien. Mais on peut soulever dès lors un paradoxe dans le choix de ce genre qui désamorce par son intelligence même le romanesque et la puissance d’une fiction qu’elle semble pourtant défendre. Nouvelle ambivalence nous invitant, et cela est déjà beaucoup, au débat littéraire.
Qui se souvient encore de Hamlet-Machine, cette brève pièce du dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995), montée à l’époque en France de façon audacieuse par le regretté duo Jourdheuil & Peyret… Alors, Un Hamlet-Machine d’un nouveau style en 2025, sous les auspices de Kirill Serebrennikov ? On est déjà depuis deux heures en compagnie de Hamlet, ou plutôt de ses spectres, lorsqu’après l’entracte le rideau se lève une nouvelle fois sur ce même salon lambrissé, d’un blanc éteint, au plafond éventré, aux hautes croisées ouvertes dont les vitres salies laissent filtrer une lumière pâlie. Au fond, une cheminée de marbre, son trumeau découvrant bientôt un miroir écaillé, un piano à queue dans un coin, et puis quelques mauvaises chaises, plus tard, en désordre…
Voilà que le grand lustre central est descendu à terre. La seconde partie s’ouvre sur la virtuose chorégraphie d’un danseur encapuchonné de noir (le Tchèque Kristian Mensa), lequel dénude sa sublime, éphébique académie, sur fond de musique percussive : sixième des dix tableaux composant cet Hamlet/Fantômes, nouvelle création très attendue du cinéaste, auteur et metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, désormais exilé à Berlin comme chacun sait, et dont le dernier film, La disparition de Josef Mengele, sort en France dans une quinzaine de jours. Les amateurs de lyrique connaissent évidemment fort bien Serebrennikov (cf. son Lohengrin, il y a deux ans à l’Opéra-Bastille), tout comme les férus de théâtre (cf. Le Moine noir, de Tchekhov, monté à Avignon en 2022).
Pour l’heure, l’ambition de cet Hamlet/fantôme n’est pas d’ajouter une pierre supplémentaire aux innombrables mises en scène qui, dans toutes les traductions possibles, raniment partout dans le monde, depuis des siècles, le chef d’œuvre shakespearien d’entre les chefs d’œuvre. Mais de projeter sur nous l’ombre portée d’Hamlet dans ses représentations imaginaires, en tant que mythe essentiel de la culture occidentale. Ce à travers un spectacle « total », polyglotte (les acteurs et chanteurs s’expriment tour à tour en français, en russe, en anglais), associant création musicale (composition de Blaise Ubaldini, solistes de L’Ensemble intercontemporain dans la fosse, chœur Ensemble La Marquise), chant et paroles (le texte est de Serebrennikov lui-même).
Au prisme du prince danois est envisagée tour à tour la relation au Père, à l’Amour, à la Peur, à la Violence… Fantôme drainant les figures de son propre fantôme, de la Reine, de la Mort, et de toutes les « Hamlets » (sic) possibles, jusqu’à celle du Silence où il disparaît – ultime tableau, de toute beauté, comme le pianissimo d’une symphonie : il s’achève ici sur un sonnet de Shakespeare, chanté par Odin Lund Biron (l’acteur américain, on s’en souvient, assumait le rôle du compositeur, en 2022 dans le film de Serebrennikov La femme de Tchaïkovki).
Soit donc une multitude de situations qui, dans une explosion de bruit et de fureur, convoquent non seulement les personnages de la pièce, mais aussi les incarnations de la quête « hamlétienne » telle qu’elle a pu circuler d’ Antonin Artaud à Sarah Bernhardt, en passant par Dimitri Chostakovitch (campé par Filipp Avdeev) ou dans la vision d’un metteur en scène comme le Polonais Jerzy Grotowski (1933-1999).
Foisonnante, déconcertante parfois dans ses excès de grandiloquence, et dans la crudité, la trivialité (concertée !), voire les truismes (concertés, eux ?) du livret, cette geste ambitieuse (dont le narrateur, Hamlet enfant crucifié par le doute, prend les traits de l’extraordinaire acteur qu’est August Diehl) paraît quelque peu intimidante, il faut le reconnaître, jusqu’au soulagement bienvenu de la demi-heure d’entracte. Mais c’est précisément dans sa seconde partie – moitié plus courte – que le spectacle prend son essor, et s’allège pour ainsi dire, porté par la stupéfiante beauté plastique des cinq derniers tableaux. En particulier le septième, où la comédienne Judith Chemla, rousse Ophélie telle qu’immortalisée par l’unijambiste Sarah Bernhardt (comme le souligne, projeté en font de scène, un incunable cinématographique), revêt alternativement une silhouette mâle et femelle, jouant sur le simple profil des perruques et des costumes. Dans le huitième tableau, le glabre slave blond aux prunelles d’azur Nikita Kukushkin, complice de longue date de Serebrennikov, livre une performance physique éblouissante. Titré « Hamlet et les Hamlets » et curieusement annoncé dans le programme « avec la collaboration de ChatGPT », l’avant dernier tableau fixe une étonnante chorégraphie de mobiles, tenus en main par la troupe réunie, dans un ensemble parfait et sous un éclairage hallucinant. Autant dire que la machine fonctionne.
À noter que le public, au soir de la première, n’était pas du tout celui qu’on voit traditionnellement à l’opéra. Beaucoup plus jeune, et plutôt « faune branchée » que « tribu bourgeoise ». Est-ce ou n’est-ce pas un signe ? Telle est la question.
Hamlet/Fantômes, d’après William Shakespeare. Mise en scène, texte, scénographie, costumes : Kirill Serebrennikov. Durée : 3h Théâtre du Châtelet, Paris. Jusqu’au 19 octobre.
Libération des otages: les Israéliens attendent encore de voir pour y croire vraiment.
« Je suis très fier d’annoncer qu’Israël et le Hamas ont tous deux approuvé la première phase de notre plan de paix » a écrit le président Donald Trump sur TruthSocial. Deux ans après le début de la guerre, un accord de cessez-le-feu a finalement été trouvé tôt ce jeudi matin. Sa première phase annonce la libération des otages dès lundi contre près de deux mille prisonniers palestiniens • La rédaction
Ce matin, le réveil n’a pas la même couleur que les autres jours. Dans nos têtes encore habitées par les nouvelles de la veille, l’écho de l’espoir se fait encore entendre.
Hier soir, alors que nous célébrions la fête de Souccot, symbolisée par la construction de cabanes, qui fleurissent partout dans le pays et qui invitent, par leur simplicité, le peuple juif à revenir à son essentiel, à quitter toute forme d’égo pour se laisser porter par les aléas du destin, en se soumettant aux lois de la nature, la flamme de l’espoir s’est rallumée. Les téléphones ont crépité de nouvelles venant de loin. La poignée de main entre Donald Trump et Benyamin Netanyahou, entourée de nombreux pays arabo-musulmans, dont certains avaient rompu leurs relations avec Israël, en est devenue l’emblème.
Hier soir, entre deux conversations, nos cœurs étaient en prise avec une contradiction devenue notre quotidien : celle d’une envie irrépressible d’y croire, de penser que cet accord, un accord historique, conclu par l’intermédiaire des Etats-Unis entre Israël et le Hamas, était la bon, le final, et une méfiance, une peur que tout soit défait les jours suivants. A peine deux jours après la commémoration du deuxième anniversaire du 7-Octobre, alors que la tristesse nous avait à nouveau envahis, nous replongeant dans les sensations, les témoignages des survivants, nos émotions sont ballotées d’un extrême à l’autre. Les médias officiels israéliens confirment la nouvelle, relayés par les médias internationaux et comme toujours en Israël, les réactions sont multiples : certains sabrent sur le champ le champagne, tandis que les autres sont réservés, disant qu’ils n’y croiront réellement qu’au moment où les familles pourront serrer leurs proches dans leurs bras, après deux ans d’usure et d’obscurité.
Ces deux années nous ont appris la retenue. Nous avons développé une capacité hors norme pour vivre en apnée, car comment respirer en profondeur quand, loin des villes, la guerre dure et que la souffrance, lorsqu’on veut la voir, est partout ?
En deux ans, nous avons nourri une multitude d’espoirs qui, presque instantanément, se sont effrités au contact du réel. Alors, à force, nos aspirations d’avenir dans la région se sont faites prudentes, nos illusions de paix sont devenues caduques, nos élans humanistes se sont bridés naturellement par la réalité du terrain.
Et pourtant, hier soir, assis dans les cabanes, au contact de la terre, de la simplicité de partager un repas entre personnes vivant la même réalité, c’était différent. Véritablement entrés dans l’esprit de Souccot, apprenant peu à peu à lâcher-prise, notre fatigue du cœur s’est laissée emporter par le flot des notifications. Les nouvelles tombaient comme une pluie fine de miracles et se concluaient toutes par cette phrase aux intonations magiques « les otages rentreront chez eux sous quelques jours ». Cela paraissait trop beau pour être réel.
Ce matin, au réveil, les nouvelles de la veille ne sont toujours pas démenties. Plus grand encore, une pluie délicate, inattendue pour la saison, tombe. Une pluie fine, presque timide, silencieuse, s’invitant sans fracas dans nos jardins, trempant nos cabanes faites de feuilles, de tiges de fer et de tissus légers.
Elle semble venue apporter, à sa manière, une confirmation aux nouvelles de la veille, l’impossible trouvant son chemin jusqu’à nous. En hébreu, la pluie – gueshem – partage la même racine que lehitgashem, verbe que l’on utilise pour dire qu’un rêve ou un espoir se réalise. Comme si, en tombant sur la terre, la pluie venait incarner ce que nos cœurs attendaient depuis si longtemps : la concrétisation de l’espérance.
De mémoire, je n’avais jamais vu la pluie tomber ainsi, en cette saison qui s’obstine d’ordinaire à ressembler à l’été. Et ce matin, dans le silence suspendu d’un pays qui s’autorise à croire à nouveau, avec l’eau qui coule de toutes parts, une pensée me traverse.
Cela ne fait pas deux ans que nous continuons de croire malgré l’obscurité de la période. Cela fait plusieurs millénaires, et c’est même cette forme singulière d’espérance qui caractérise le destin du peuple juif.
L’espérance qui est la nôtre est à contre-courant de l’ère du temps, elle est déconnectée de la réalité objective, et elle parvient à se frayer un passage entre ce que l’on voit et ce que l’on ignore. C’est une espérance qui ne s’appuie sur rien, mais qui en réalité repose sur tout : sur la certitude que nous vivons notre histoire de la manière la plus pleine et incarnée possible. Sans cette espérance, nous ne pourrions pas continuer. Car ici, espérer n’est pas une posture : c’est une manière de vivre, de voir au-delà de ce qui est visible, et de se tenir debout malgré le vent.
Et peut-être qu’avec la libération des otages, une autre libération aura lieu, celle d’une vérité encore plus fondamentale. Celle que notre combat n’est pas celui que l’on croit, il dépasse nos frontières, il porte en lui l’universel de l’humanité, et s’il est mené ici, avec une intensité presque surnaturelle, il précède un autre combat, qui déjà gronde, au cœur de l’Occident. Un combat pour les valeurs de la vie contre la pulsion de mort, pour la lumière contre l’effacement, et pour des principes qui rendent l’humanité encore humaine.
L’anthropologue Samuel Veissière part aux sources de l’effondrement de nos repères communs et de l’explosion des récits identitaires parmi les jeunes générations. Un essai stimulant.
Dans Homo fragilis, l’anthropologue Samuel Veissière analyse la montée en puissance d’un nouvel idéal : celui de l’individu hypersensible que l’on doit protéger de tout — des dangers matériels comme des idées contraires. Ce tournant culturel n’est pas anodin : il redessine notre rapport à la liberté, à l’État et au commun.
Homo fragilis : la fabrique de l’homme cassable
Il fut un temps, pas si lointain, où l’on enseignait aux enfants que la vie est rude, que le monde ne vous doit rien et qu’il faut apprendre à se tenir debout. Aujourd’hui, la morale dominante tient un tout autre discours : l’existence serait un risque permanent, l’individu une créature vulnérable qu’il faut protéger de tout : du froid, des mots, des idées contraires, du réel surtout. C’est à cette mutation anthropologique que s’attaque le passionnant essai de Samuel Veissière, anthropologue et chercheur en sciences cognitives, dans Homo fragilis.
L’auteur ne se contente pas de dresser un constat sociologique sur la montée de l’hypersensibilité contemporaine : il en retrace la genèse intellectuelle, psychologique et politique. Pour lui, nous sommes passés en quelques décennies de l’idéal d’autonomie — celui des citoyens capables de débattre, de supporter l’adversité et de s’émanciper de la tutelle — à une culture de la fragilité sacralisée. Le “moi vulnérable” n’est plus une étape du développement, c’est devenu un statut identitaire, presque une vertu. Et la société entière est sommée de s’y adapter.
La fragilité comme idéologie
Veissière parle d’“idéologie de la fragilité” pour désigner ce système de valeurs où la sensibilité extrême n’est pas seulement tolérée, mais encouragée, institutionnalisée. Universités, médias, politiques publiques: tout concourt à protéger l’individu contre l’offense réelle ou supposée. L’espace public se reconfigure autour de l’émotion individuelle. La subjectivité prime sur le raisonnement ; le ressenti tient lieu d’argument.
Ce processus n’est pas spontané. L’auteur en montre les ressorts : d’abord, la montée de la psychologie comme langage dominant (non plus comme discipline thérapeutique, mais comme grille de lecture globale du monde). Ensuite, la généralisation d’un discours sécuritaire, à la fois sanitaire, social et moral, qui réduit l’existence à un ensemble de risques à minimiser. Enfin, l’émergence d’un individualisme victimaire: il ne s’agit plus d’être libre, mais d’être reconnu dans sa vulnérabilité.
À la clé, un paradoxe mordant: au nom de la protection, on produit des individus de plus en plus dépendants des institutions, moins capables de supporter la contradiction et plus prompts à exiger une réassurance permanente. Le citoyen se mue en patient.
Une anthropologie du confort
L’intérêt majeur de l’ouvrage est de ne pas céder à la tentation du sermon moral ou du pamphlet : Veissière est anthropologue, et il observe. Il décortique les conditions matérielles et culturelles qui ont rendu possible l’émergence de cet “homo fragilis”. Abondance économique, numérisation des relations humaines, effacement des rites de passage: autant de facteurs qui ont lentement sapé la valeur de la résistance.
Ce confort généralisé, qui devait libérer, a produit l’effet inverse: en réduisant la confrontation au réel, il a laissé croître une peur diffuse de tout ce qui résiste. L’“enfant-roi” est devenu l’“adulte-fragile”, persuadé que tout ce qui le contrarie est une agression. L’ère du cocon a remplacé celle du courage.
L’auteur mobilise aussi les apports des sciences cognitives : nos cerveaux sont façonnés par l’environnement social. En hypertrophiant les signaux de menace, notamment par les réseaux sociaux et les discours médiatiques, la société fabrique des individus hypersensibles aux micro-agressions et autres offenses imaginaires.
La politique de la sensibilité
Ce glissement n’est pas neutre politiquement. L’idéologie de la fragilité sert une double dynamique : d’un côté, elle justifie un interventionnisme toujours plus poussé de l’État (pour protéger les individus contre eux-mêmes) ; de l’autre, elle fragmente la société en une mosaïque de sensibilités concurrentes, chacune réclamant reconnaissance et réparation.
Ce que Veissière décrit avec précision, c’est la manière dont cette politique de la sensibilité érode le socle commun: la possibilité même d’un débat rationnel, d’un espace public partagé. À force de craindre de blesser, on ne dit plus rien ; à force de surprotéger, on infantilise ; à force d’hygiéniser la vie, on atrophie les ressorts de la liberté.
Le propos n’est pas réactionnaire au sens caricatural du terme : Veissière ne plaide pas pour le retour à une virilité de cartoon. Il montre simplement qu’une société ne peut survivre si elle fait de la vulnérabilité un horizon et de la protection une valeur suprême. La liberté suppose une certaine dureté au monde.
Une lecture salutaire
Dans une époque saturée de discours compassionnels et d’alertes morales, cet essai tranche par sa lucidité. En refusant la déploration nostalgique comme le progressisme béat, Veissière éclaire un processus profond: celui d’une civilisation qui, en prétendant abolir la souffrance, oublie qu’elle forge aussi les caractères.
Homo fragilis n’est pas un brûlot; c’est un avertissement. Si nous continuons à ériger la sensibilité en totem, nous aurons des sociétés de plus en plus frileuses, divisées et contrôlées. Si, au contraire, nous acceptons de réhabiliter la robustesse — non pas la brutalité, mais la capacité à endurer — alors nous pourrons encore faire société.
Ce n’est pas un hasard si cet essai trouve un écho particulier dans les milieux qui refusent la dissolution du commun dans la soupe émotionnelle. Car il pose une question décisive : voulons-nous être libres ou cajolés ?
Emmanuel Macron au cours de la cérémonie pour transférer les restes de Robert Badinter au Panthéon, Paris, France, le 9 octobre 2025. Eliot Blondet -POOL/SIPA
Avec Céline Pina, Eliott Mamane et Jeremy Stubbs.
Plus le président de la République essaie de gagner du temps en reportant la nomination d’un nouveau Premier ministre et la création d’un nouveau gouvernement, plus il a l’air illégitime en tant que chef de l’Etat. Jusqu’à présent, les critiques et adversaires d’Emmanuel Macron réclamaient la dissolution du Parlement et de nouvelles élections législatives, mais en prononçant le mot de « démission », celui qui avait été son Premier ministre lors du premier cycle de la macronie, Edouard Philippe, a libéré la parole et déclenché une série d’appels similaires par d’autres politiques. Est-ce qu’une élection présidentielle anticipée permettrait de débloquer la situation ou est-ce qu’elle créerait encore plus d’instabilité politique?
Au moment où les restes de Robert Badinter sont transférés au Panthéon, offrant à Emmanuel Macron l’occasion de faire oublier momentanément la crise politique, la profanation de la tombe de l’ancien garde des Sceaux nous rappelle la vague actuelle d’antisémitisme qui touche jusqu’à ceux qui incarnent l’humanisme républicain.
L’accord de paix entre Israël et le Hamas qui semble sur le point d’être conclu mettra-t-il fin à cette vague d’antisémitisme qui se cache derrière le voile de l’antisionisme propalestinien? Probablement pas. Mais si la paix arrive au Moyen Orient, le président Trump, quoi que l’on pense de lui en général, méritera peut-être le prix Nobel de la Paix.
Après un fugitif siècle de magistrature sur les esprits déshérités de la droite pensée, nous ne pouvons que constater le décès intellectuel de Monsieur Friedrich Nietzsche. Le vingt-et-unième siècle marque le début de son autopsie, et aucune enquête n’est nécessaire puisqu’il n’a pas été assassiné : ses idées sont mortes avec lui.
Feignant d’annoncer le crépuscule des idoles et de naviguer par-delà bien et mal, se présentant comme une aurore dans la taverne des idées, Nietzsche ne semble désormais séduire que les tenanciers du stade embryonnaire de la philosophie, puisque si Nietzsche est mort tout seul, ces derniers temps montrent que les spiritualités dansent sur son tombeau.
La promesse de l’aube
Sur la scène d’un XIXe siècle rationaliste et scientiste qui faisait fi de l’instinct, tout ce qui s’approchait de la nature, des pulsions de conservation et de l’ordre coutumier des choses paraissait incrédible devant la suprématie des normes et de la procédure.
La pensée par « système » dominait une atmosphère positiviste, les dieux grecs exerçaient moins d’empire sur les esprits que la presse à grand tirage, la peinture était chassée par la photographie, Goethe, Napoléon et Chateaubriand étaient morts. En France, la IIIe République s’instaurait, et la poésie romantique partait avec Lamartine. Tout avait été pensé, tout avait été dit. Mais Nietzsche, né en 1844, se voyait comme une étoile tombée du ciel quand il publia son premier ouvrage en 1872 : la Naissance de la Tragédie. Avec cet obscur philologue, précocement titulaire d’une chaire universitaire, il était question de ressusciter le paganisme, de renouer avec une olympienne cruauté, de faire redécouvrir aux hommes techniques et matérialistes la réalité de leurs instincts. Nietzsche est arrivé dans le monde des lettres en n’apportant rien, mais en reformulant tout.
C’est ainsi qu’il proposa une série de concepts et de commandements, dont voici l’essentiel : la vie est la seule réalité, les hommes supérieurs dominent les hommes inférieurs, l’inégalité est un moteur de la surhumanité, il faut tirer sur la morale car sa validité ne réside que dans la tradition incontestée, il n’existe pas de phénomènes intrinsèquement moraux, le christianisme souille l’humanité, le socialisme et l’anarchisme sont des échecs individuels mués en projet politique, Socrate est une canaille, et il ne faut pas boire trop de café. Tout Nietzsche est là.
Il suffit de lire avec sérieux son œuvre, d’Humain trop humain à l’Antéchrist, pour se rendre compte que Nietzsche prétendait ouvrir l’œil du monde, avant d’avoir ouvert le sien. L’abolition des idoles qu’il escomptait en promettant le ravivement de la « philosophie du matin », l’éternel retour, le réveil du « voyageur », s’est en réalité transformée en un individualisme post-nietzschéen qui ne fonctionne que par l’adoration de valeurs auto-déterminées. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire : une pensée faussement révolutionnaire a créé des enfants qui la renient.
Ainsi parlait le Vide…
Le néophyte peut être impressionné par la lecture de Nietzsche. La proposition d’un monde basé sur l’instinct, où le Moi domine un environnement fondé sur l’appétit et la volonté de puissance, peut sembler vertigineuse voire désirable pour celui qui se sent faible dans l’existence.
Mais où trouve-t-on une idée neuve dans ses papiers rédigés entre deux neurasthénies ? L’idée du moi ? Le « cogito ergo sum » de Descartes l’avait déjà proclamée. La subjectivité comme seul réceptacle de la vie ? Kierkegaard l’avait consacrée. L’éternel retour ? Le cosmos des Grecs l’envisageait. L’acceptation du destin ? Le fatum des Romains la promouvait. La lutte contre les idoles ? Toutes les religions monothéistes y exhortent. L’homme est la mesure de toute chose ? Protagoras l’avait proclamé. La critique de la morale ? Les sophistes mis en scène par Platon raillaient l’idée d’une morale universelle, Machiavel l’écartait de la politique, Spinoza la mettait en balance avec la volonté d’agir, et Sade l’a tyrannisée – pourtant, Nietzsche s’est présenté comme « le premier des immoralistes ».
En bref, tout l’arsenal notionnel de Nietzsche était puisé dans des armes qu’il pensait aiguiser sur une pierre philosophale, alors qu’il n’a fait que traduire le stoïcisme en allemand. Humblement, il écrit dans Ecce Homo : « le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu ». L’épreuve du temps porte à penser que c’est plutôt parce qu’il n’y avait rien à voir ni à entendre. Il a voulu être le Napoléon de la philosophie, mais si l’épopée fut belle, comme l’Empire, on en ressort plutôt rapetissés qu’agrandis.
Le déclin du nietzschéisme et la renaissance du spirituel
Qui donc donne à son enfant une éducation « nietzschéenne » ? Ce philosophe-marcheur en fuite permanente de la vie, de ses pairs, de son pays, a présenté une œuvre qui devrait engendrer des disciples (même s’il répétait qu’il n’en voulait pas, il annonçait un monde régénéré grâce à lui), qui allait détricoter les idées reçues et mener la vieille Europe à la réconciliation avec la pure vitalité. Il a promis une « philosophie au marteau », il n’a trouvé qu’un époussetoir.
Pourtant, s’il y a une chose qu’on ne peut pas lui enlever, c’est le style. Comme Rousseau, il est meilleur quand il écrit pour le plaisir que quand il soumet une idée. Il faut dire que la fulgurance de ses déclamations, les charmes de ses nuances lexicales, la richesse de sa phraséologie et l’ironie complice qui accompagne ses traits d’esprit forment un invincible parfum qui anesthésie le passant. Tout ébaubi devant de tels effets de manche, balloté entre l’exaltation dionysiaque, l’affirmation de l’égoïsme et le rejet du ressentiment, le jeune Moderne croit découvrir un cinquième Évangile, alors que Nietzsche, c’est l’achalandage de la réflexion.
Cependant, Nietzsche a eu une intuition dans ses derniers écrits, lorsqu’il s’interroge : « peut-être suis-je un pantin ? ». Nous sommes autorisés à penser, nous qui vivons dans ce monde autodéterminé et orphelin de la transcendance, que Nietzsche incarnait en effet l’archétype d’un pantin rationaliste. Pensant se mouvoir librement, il était en réalité animé par les ficelles d’une morale subjective, contorsionné entre les nœuds du positivisme et ses effets spécieux, captif d’un relativisme qui n’a jamais rendu libre, et aveuglé par la dictature la plus transfrontalière qui soit : celle de l’individu.
Ainsi, malgré une plume indéniablement gymnaste et un esprit autant illuminé par la quête de la bonne formule que par lui-même, Nietzsche ne résonne aucunement dans les vallées de l’intellect. Personne ne peut décemment poser que Nietzsche a contribué au raffinement de la civilisation, et aucune position politique ne s’est appropriée, même sans le savoir, ce qui aurait pu devenir son héritage. Diogène cherchait « l’homme », il chercherait aujourd’hui « le nietzschéen ».
Hormis un numéro de claquettes et quelques saillies bien trouvées, Nietzsche est de ceux qui ont cherché, et qui ont cru découvrir alors qu’ils ne faisaient que relire. Il faut à tout le moins le considérer comme ce qu’il est : une virgule dans la phrase de la pensée.
En appelant au « salut de la nation », certains demandent à Emmanuel Macron de démissionner.
« On pardonne volontiers à celui qui brusque l’occasion, disait Talleyrand, jamais à celui qui la manque. » Nul ne tiendra rigueur au président de la République de sa campagne inattendue de 2017, dans laquelle il fit preuve d’une certaine audace, et qui put convaincre à l’époque assez de Français pour qu’ils se rassemblent en un grand mouvement plein d’espoir.
Qu’ils viennent me chercher !
Ce que l’histoire ne lui pardonnera pas, en revanche, ce sont ses atermoiements puérils pour ne pas démissionner, sa manière qu’il a de s’accrocher coûte que coûte aux bras de son fauteuil, à les déchirer. Son irresponsabilité, en somme, lui qui ne cessait d’appeler à la responsabilité citoyenne pendant la crise du Covid, et se permettait même d’emmerder les non-vaccinés. C’est décidément une habitude de la macronie, de donner des leçons à tout le monde sans jamais les appliquer à soi-même.
Aujourd’hui, la France entière supplie Emmanuel Macron de démissionner1. La dissolution ratée de 2024 empêche tout gouvernement alors même que le pays est au plus mal, après huit ans de politique désastreuse. La crise économique nous guette ; les commerces ferment les uns après les autres ; l’économiste de gauche Zucman fait figure de prophète, bientôt on votera l’emprunt forcé aux riches, on se croirait revenu au temps du Directoire. Et cependant Emmanuel Macron, tel Barras, intrigue avec les assemblées pour se maintenir absolument. Le pire est que sans doute il se croit sincère : car, pétri d’idéologie, il s’imagine comme un roc élevé entre la bordélisation et la bardellisation, un centre modéré tenant ferme contre les assauts des extrémismes de tous bords. Hélas, si Victor Hugo, l’homme-océan, pouvait se donner des airs de récif dans Les Travailleurs de la mer, Macron, lui, a depuis longtemps perdu le droit de s’élever si haut : du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas.
Quand 70 % des Français appellent à sa démission, lui, dans sa novlangue insupportable, laisse quarante-huit heures à son Premier ministre pour « définir une plateforme d’action et de stabilité » ; il gagne du temps : après, il nommera un Premier ministre de gauche ; après, il dissoudra l’Assemblée.
Et cependant le pays, par l’inconscience d’un seul homme, restera bloqué dans sa chute. Déjà, la Cour des comptes craint « un effet boule de neige » de la dette ; Pierre Moscovici évoque une « crise politique et démocratique sans précédent » ; Jean-Luc Mélenchon peut l’accuser de semer le chaos (!) ; le duc d’Anjou, publiant une tribune2, craint, le sourire aux lèvres, l’effondrement de la République ; même Édouard Philippe appelle à sa démission : quelle tristesse !…
À la question de savoir si Emmanuel Macron devrait démissionner de son mandat de président de la République, 73% des Français répondaient « Oui », dont 49% se montraient « tout à fait favorables » à cette issue dans un sondage Toluna Harris Interactive pour RTL lundi 6 octobre NDLR. ↩︎
Entre une savoureuse adaptation de l’affaire Bettencourt, une délicate transposition animée de la vie de Marcel Pagnol et un bel exercice de style autour du À bout de souffle de Jean-Luc Godard, l’octobre cinéphile s’annonce radieux.
L’argent de la vieille (bis)
La Femme la plus riche du monde, de Thierry Klifa
Sortie le 29 octobre
Les plus prudents diront que le nouveau film de Thierry Klifa est une « comédie sociale librement adaptée de l’affaire Bettencourt », les autres, moins timorés et surtout plus enthousiastes, affirmeront haut et fort qu’on tient là un jeu de massacre haut en couleur, filmé avec efficacité, dialogué aux petits oignons acides et sublimé par un casting qui fait ressembler le tout à un feu d’artifice permanent.
Revoyons une par une ces différentes fées qui se sont penchées sur le berceau en question. Et disons en préambule que le ou les « scénaristes » qui président au réel et à la vraie vie de la famille Bettencourt ont largement aidé à la transposition sur grand écran d’une existence, et même de plusieurs, aux allures de roman épique.
On pouvait légitimement craindre de la part de Thierry Klifa, en général confit d’admiration devant les stars féminines françaises (Deneuve et Fanny Ardant en tête), une énième déclaration d’amour pataude et niaise. Cette fois, en choisissant Isabelle Huppert comme protagoniste principale, il a manifestement remisé sa béatitude au profit d’une utilisation impeccable des différents registres de cette actrice hors norme qui adore le hors-piste. Résultat : Huppert est presque de tous les plans sans que le film se transforme en catalogue de mode. Le cinéaste a au contraire compris que, affaire sulfureuse oblige, il convenait d’être à la hauteur d’un récit aux rebondissements multiples au sein de l’hôtel particulier familial. Est-il besoin de rappeler l’affaire en question ? Chacun se souvient des accusations portées par la fille contre sa mère, ou plus précisément contre le photographe François-Marie Banier et sa capacité à se faire entretenir par la milliardaire trop heureuse, elle, de ce dévergondage tardif. Tout y passa alors, y compris le passé collabo du mari, le financement occulte de Sarkozy et autres comportements ancillaires douteux. Jaillissent non pas une, mais plusieurs ténébreuses affaires qu’aurait adorées Balzac. Et le film d’embrasser avec audace et fougue l’ensemble de ces éléments.
Il faut insister sur le scénario (mais une fois encore, rendons grâce d’abord au réel) et bien plus encore sur la qualité flamboyante des dialogues écrits par Jacques Fieschi. Rappelons que ce dernier a travaillé avec Pialat, Sautet, Jacquot, Assayas, Nicole Garcia, entre autres, et qu’on lui doit la superbe adaptation d’Illusions perdues pour Xavier Giannoli. Bref, l’orfèvre idéal qu’il fallait pour transcrire, par exemple, la méchanceté brillante et foudroyante de Banier, la malice décalée de Liliane Bettencourt ou encore la frustration furieuse de sa fille qui attend son heure, le laconisme veule de son époux et l’hiératisme de son majordome qui n’en pense pas moins. Chaque réplique, ciselée et ravageuse, fait mouche dans tous les registres : depuis le langage feutré d’une haute bourgeoisie jusqu’à la vulgarité travaillée de Banier.
La distribution achève de donner à La Femme la plus riche du monde des allures de comédie intégralement réussie. On a déjà cité Isabelle Huppert qui, dans le rôle-titre, fait des merveilles. Comme chez Chabrol en son temps, elle joue à la perfection d’un second degré permanent : dupe de rien, adepte de tout et gagnante sur tous les tableaux. Face à elle, l’autre atout majeur du film, c’est un Laurent Lafitte déchaîné, incarnation plus que parfaite de Banier et que seuls ceux qui n’ont jamais croisé son modèle crieront à la caricature. Ils auront totalement tort : ce que fait Lafitte est proprement sidérant. On en redemande. Les autres acteurs sont au diapason : Marina Foïs joue impeccablement l’héritière interloquée tandis que l’immense André Marcon incarne à la perfection l’ex-collabo richissime. Mathieu Demy et Raphaël Personnaz ne sont pas en reste, c’est le moins que l’on puisse dire.
Ce vrai-faux voyage au pays des ultra-riches confrontés à l’ultra-culot d’un artiste s’avère des plus savoureux du début à la fin.
À bout de souffle (encore)
Jean-Louis Fernandez
Nouvelle Vague, de Richard Linklater
Sortie le 8 octobre
Un pur représentant du cinéma d’auteur indépendant américain qui en 2025 se met en tête de rendre un hommage à la Nouvelle Vague et à son film porte-drapeau, À bout de souffle, réalisé par Jean-Luc Godard en 1959, voilà qui avait de quoi inquiéter. C’est oublier un peu vite le culte absolu que continuent de lui vouer outre-Atlantique les cinéphiles américains, toutes générations confondues. Et le résultat, présenté à Cannes en mai dernier, est absolument saisissant. Loin du musée Grévin et de toute tentation confite en dévotion, Nouvelle Vague raconte le tournage du film avec une verve communicative. Le Paris de l’époque est rendu sans que jamais on ne ressente un effet de reconstitution affectée et surtout le casting, constitué essentiellement d’inconnus, joue les équivalences sans virer au gala des sosies. Cette recréation, pour ne pas dire cette récréation, vise juste, tant elle retranscrit un moment essentiel de l’histoire du cinéma français avec une fraîcheur et une grâce incomparables.
Marcel Pagnol (toujours)
Wild Bunch Distribution
Marcel et Monsieur Pagnol, de Sylvain Chomet
Sortie le 15 octobre
Le nouveau film de l’un des champions de l’animation française est assurément aussi délicieusement bavard que ses fameuses Triplettes de Belleville étaient muettes. Quoi de plus naturel et de plus souhaitable quand on prend cette fois pour sujet Marcel Pagnol ? Le recours à une animation élégante et sobre permet de prendre la distance nécessaire pour ne pas faire sombrer cette biographie dans la confiture patrimoniale sirupeuse. La vie artistique du dramaturge, puis du cinéaste Pagnol y est racontée avec la verve et la malice chère à l’auteur de Marius. Une bonne occasion de redire combien fut essentiel et décisif l’engagement de Pagnol pour le cinéma parlant quand il fallut abandonner le muet. Quant au film proprement dit, il atteint parfaitement son but quand il donne une furieuse envie de voir et de revoir tous les films du cinéaste, ces merveilleux trésors qui grâce au travail sans relâche de Nicolas, le petit-fils de l’académicien, font régulièrement l’objet de restaurations et de ressorties en salles et en DVD.
Deux ans après l’attaque terroriste du 7-Octobre, les négociateurs de Donald Trump obtiennent un cessez-le-feu à Gaza entre Israël et le Hamas. Les Israéliens hésitent entre joie de retrouver les otages et inquiétude. Le conflit entre dans une nouvelle phase, et leur pays est devenu un État-paria.
Malgré la conjoncture, ses espoirs, je parle du retour possible des otages, et ses angoisses, je parle de la situation de la France, il m’est difficile d’écarter mon esprit de ce jour d’il y a un peu plus de deux ans. Je ne sais comment le nommer – pogrome, razzia ou massacre- et il restera probablement dans notre mémoire comme le «7-Octobre», de la même façon que les attentats de 2001 gardent le nom de nine-eleven, le 11-septembre.
Tous les lecteurs de cette chronique n’ont cessé d’y penser et plutôt que d’en répéter la sinistre chronologie, je voudrais évoquer un des héros de cette journée, un jeune homme qui justement était né en 2001, l’année des attentats aux États-Unis.
Le sergent Aner Shapira, soldat de la brigade Nahal n’était pas en service ce jour-là. Féru de musique et lui-même auteur de chansons, il était allé au festival Nova de Réïm, avec son meilleur ami, le jeune israélo-américain Hersch Goldberg Polin.
Aner provenait d’une famille pas tout à fait banale. Il avait fait ses études à l’école Himmelfarb de Jérusalem, une école fondée en 1920 dans une orientation sioniste religieuse, ouverte au monde et aux autres croyances. L’un de ses grands-pères était professeur d’histoire de la halakha à l’Université de Jérusalem, une de ses grands-mères avait reçu le Prix d’Israël pour ses travaux en philosophie des sciences. L’un de ses arrière-grands-pères, Haim Moshe Shapira, élevé dans les yechivot de Lituanie, avait été l’un des dirigeants du mouvement sioniste religieux, signataire de la Déclaration d’Indépendance et ministre de 1948 jusqu’à sa mort en 1970.
Il était un des dirigeants israéliens les plus modérés quant aux relations avec le monde arabe et avait été – coïncidence étonnante – grièvement blessé en 1957 par une grenade lancée dans la Knesset par un jeune Israélien qui cherchait à tuer le Premier ministre David Ben Gourion. C’était l’époque où les mesures de sécurité n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Le terroriste, qui voulait apparemment venger les Juifs de Syrie négligés par l’administration israélienne, créa un parti politique après avoir passé quinze ans en prison. C’est cela aussi Israël…
Le 7 octobre 2023, Aner Shapira se réfugie dans un abri collectif de fortune, un miklat derekh, comme il en existe autour de Gaza, destiné à éviter les roquettes – mais pas les incursions humaines. Arrivé parmi les derniers, il se tient près de l’entrée de cet abri qui n’a pas de porte et tente de rassurer ceux qui, entassés avec lui, sont terrifiés.
Les terroristes du Hamas lancent à la main des grenades à l’intérieur de l’abri. Calmement, il les attrape et les renvoie. «N’ayez pas peur, dit-il, l’armée va venir et nous sauver». Sept fois, il rejette une grenade vers l’extérieur. La huitième lui explose dans les mains et le tue. Près de lui, Hersch Goldberg Polin a l’avant-bras arraché et se fait un garrot avec sa ceinture. Il sera plus tard capturé par le Hamas et onze mois après exécuté dans un tunnel avec cinq autres otages.
L’onde de choc amplifiée par la structure de l’abri blesse, assomme et plaque au sol les Israéliens réfugiés. Les membres du Hamas pénètrent dans l’abri et tirent à la kalashnikov sur les corps allongés. Ils le font en riant, dira l’un des survivants, car sur la trentaine d’Israéliens réfugiés dans l’abri, sept ont survécu cachés sous les cadavres. Une fois les terroristes partis, ils se trainent dehors, dans un paysage d’apocalypse, incendies, véhicules brûlés et cadavres. Les premiers secours n’arriveront que tard dans la journée.
«Je n’ai jamais vu quelqu’un faire preuve d’un tel sang-froid. Grâce à lui, je respire encore», diront quelques survivants du massacre.
Aner Shapira a été enterré au cimetière militaire du Mont Herzl à Jérusalem et son nom est inscrit dans le Livre des héros de Tsahal. Ils furent nombreux, et de toute origine, ceux qui perdirent la vie ce jour-là en défendant leurs proches, leur famille et leur nation.
Deux ans plus tard, Israël a sous les drapeaux 170 000 soldats d’active et 130 000 en service de réserve. Chaque jour, près de 5% des Juifs non-haredim de tout âge sont en service dans l’armée. Cela signifie que 30% des familles juives israéliennes non-harédies ont au moins un membre en service actif ou dans la réserve, et par conséquent, si on inclue les collatéraux, il n’est guère de famille qui ne soit pas directement impliquée dans la guerre actuelle. Aussi lourde de conséquences que soit cette situation et au-delà de tous ses antagonismes, qu’il ne faut pas minimiser, la société israélienne accepte la situation. Elle se bat. Elle sait pourquoi elle le fait et elle sait qui sont ses véritables ennemis, bien que la tentation existe chez certains d’accuser le monde entier au prétexte d’un antisémitisme inextinguible.
Mais force est de constater qu’Israël est l’objet d’une cabale orchestrée par une subtile propagande qui a su transmuter le ressentiment en vertu, canaliser la colère en interdisant le débat et flécher l’émotion en sélectionnant les victimes. Cette cabale tient pour négligeable le fait que l’origine de ce que certains appellent un carnage est l’action du Hamas le 7-Octobre avec sa volonté génocidaire et son refus de rendre les otages. Les jours qui viennent montreront si la soi-disant acceptation du plan Trump par le Hamas se traduit par une réalité ou, ce qui pourrait être très grave, si le malaxage de ce plan le dénaturera aux yeux des Israéliens tout en laissant au président américain son illusion d’être un faiseur de paix.
La torsion profonde de la réalité, qu’est le palestinisme, cherche à s’infiltrer, par diktats et menaces dans nos sociétés submergées par une masse d’informations qui sont souvent des désinformations, apeurées par la perspective de blâmes moraux péremptoires et impressionnées par les termes d’une novlangue orwellienne qui a abandonné ses références à la vérité pour se transformer en arme de dénigrement contre Israël.
Le jeudi 2 octobre, jour de Yom Kippour, la marine israélienne a réalisé une superbe opération dont presque personne ne lui a su gré. Elle a arraisonné les bateaux de la flottille pour Gaza sans faire un seul blessé et a renvoyé dans leurs pénates les acteurs de cette ridicule aventure où les messages Instagram des héroïques navigateurs tenaient lieu de nourriture aux Gazaouis.
Deux jours plus tard, l’inénarrable Greta Thunberg postait la photo d’un prisonnier palestinien particulièrement décharné. Elle voulait dévoiler ainsi au monde les conditions horribles dans lesquelles étaient maintenus les prisonniers palestiniens en Israël – conditions dont elle avait souffert elle-même car il semble qu’elle ait été privée de nourriture pendant près de huit heures… Manque de chance, ce prisonnier était l’Israélien Evyatar David, otage du Hamas.
Le message fut rapidement effacé. Les détails seront probablement vite oubliés par les innombrables admirateurs de Greta Thunberg, mais il en restera le bruit de fond, la confirmation de l’inhumanité des Israéliens. Cette erreur grotesque de l’égérie suédoise symbolise de façon caricaturale le mimétisme et l’inversion dont Caroline Fourest a remarquablement parlé dans son intervention à la soirée organisée par le Crif en mémoire du 7-Octobre, une journée où il y a probablement eu dans le monde plus de manifestations en soutien au Hamas qu’en commémoration du massacre des Juifs.
Quant à moi, je garde l’image de ces terroristes entrant dans l’abri de Réïm après la huitième grenade et faisant en s’amusant un carton sur les corps allongés des Israéliens. Cette image me hante. C’est celle de la Shoah par balles, un vrai génocide.
Les Anglais ont massivement dit non à l’immigration incontrôlée en manifestant dans les rues de Londres mi-septembre. La crise migratoire s’ajoute aux crises politiques à répétition qui alimentent une grogne générale. Pour rappeler au gouvernement qui doit avoir la priorité, le peuple a sorti les drapeaux.
Vue du ciel à travers la caméra d’un drone, la foule offrait l’aspect d’une comète dont la tête se trouvait à Whitehall, le quartier gouvernemental de Londres, tandis que la queue s’étendait sur le pont de Westminster pour se prolonger vers l’est de la ville, loin au-delà de la gare de Waterloo. Samedi 13 septembre, une manifestation a rassemblé, selon l’estimation finale de la police, au moins 150 000 citoyens qui répondaient à l’appel de l’activiste Tommy Robinson.
Manifestation contre l’immigration illégale à Londres, 13 septembre 2025. Aldo Ciarrocchi/Solent Ne/SIPA
C’était un coup de maître pour ce dernier, considéré jusqu’ici comme un extrémiste islamophobe n’hésitant pas à avoir recours à l’intimidation physique. Soucieux de se dédiaboliser, l’homme politique dont les positions sont les plus proches des siennes, Nigel Farage, a répudié tout lien avec lui en décembre 2024. Mais cette fois, ce personnage à la réputation sulfureuse a parfaitement su lire dans l’esprit d’une grande partie du public britannique au sein duquel, tout au long de l’été, un désir de révolte s’est défoulé en protestations locales spontanées. Comme toujours, médias et politiques se sont empressés de délégitimer l’événement en le qualifiant de « raciste », mais sans succès. Il n’y avait pas 150 000 skinheads tatoués de croix gammées dans les rues de Londres, mais très majoritairement des citoyens ordinaires, de différents âges, classes et groupes ethniques. Il y a eu quelques actes de violence, mais infiniment moins qu’au carnaval de Notting Hill, grande célébration annuelle du vivre-ensemble diversitaire. L’atmosphère était bon enfant, presque folklorique, les participants munis de drapeaux ou habillés des couleurs nationales comme pour fêter le couronnement d’un monarque. Même l’étiquette « anti-immigration » est inadaptée ici, car si les manifestants s’opposaient à l’immigration, la majorité n’était pas motivée par une doctrine politique mais par leur vécu au quotidien. Cela, Robinson l’a compris. Aussi a-t-il intitulé son rassemblement « Unite the Kingdom » (« Unir le royaume »), privilégiant l’idée de patriotisme sur celle d’exclusion. Et il a placé l’événement sous le signe de la liberté d’expression, comme pour lever enfin le tabou sur toute discussion de l’immigration incontrôlée. Si Robinson a touché une corde sensible, c’est que le mécontentement général outre-Manche a atteint un point de bascule.
Des hôtels très particuliers
« Keir Starmer est un enfoiré ! » Voilà le slogan scandé le plus souvent par la partie la plus vocale de la foule. Car la manifestation visait aussi le gouvernement travailliste. Sur le plan économique, la situation du Royaume-Uni ne vaut guère mieux que celle de la France. Starmer a le choix entre la ruine financière ou une augmentation des impôts contraire à sa promesse électorale. Certes, le gouvernement dispose d’une majorité au Parlement, mais une série de démissions forcées a sapé sa légitimité : la ministre des Transports, pour fraude ; la ministre chargée de la lutte contre la corruption, pour ses liens avec sa tante, une ancienne dirigeante bangladaise accusée de corruption ; la ministre des sans-abri, pour avoir expulsé ses propres locataires ; et enfin la Vice-Première ministre, chargée de la construction de logements, pour avoir sous-payé les impôts sur l’achat d’une résidence secondaire. Enfin, la réputation personnelle de Starmer a été entachée par le renvoi forcé de celui qu’il avait nommé comme ambassadeur à Washington, l’ex-ministre Peter Mandelson, après la révélation des liens entre ce dernier et le pédophile Jeffrey Epstein.
Ces scandales ont affaibli les prétentions morales de la gauche et exacerbé les tensions autour de la crise du logement qui sévit outre-Manche. Par une réaction en chaîne, la colère publique face à cette crise est attisée à son tour par la manière dont l’État accueille les demandeurs d’asile. En effet, plus que les autres pays européens, le Royaume-Uni exploite les hôtels pour loger ces derniers, dont un tiers y sont hébergés pour un coût six fois plus élevé que dans un centre de rétention. La facture est de 6,6 millions d’euros par jour, et le coût global pour la décennie 2019-2029, estimé initialement à 5,2 milliards, se chiffre désormais à 17,6 milliards. Au cours de l’année se terminant le 30 juin 2025, on a enregistré un nombre record de 111 000 nouveaux demandeurs, deux fois plus qu’en 2021. Malgré l’engagement pris par Starmer de briser les réseaux de passeurs, 55 000 migrants – encore un record – ont traversé la Manche depuis qu’il est au pouvoir. Conscient de l’enjeu électoral, le Premier ministre multiplie les mesures dans une tentative désespérée pour résoudre le problème. En vain. Son projet d’échange de migrants avec la France n’impressionne personne, surtout pas les migrants. Il annonce vouloir réformer la Convention européenne des droits de l’homme, mais rencontrera l’opposition de ses propres élus. Il a promis de fermer les hôtels de migrants et proclame que le nombre a été réduit de 400 à 200, mais la plupart de ces fermetures avaient eu lieu sous le précédent gouvernement conservateur. Les Britanniques sont désespérés par l’incapacité de leur État à sécuriser les frontières et sa générosité voyante envers ceux qui font fi de ces mêmes frontières. C’est dans ce contexte que, au mois de juillet, les hôtels de migrants sont devenus les sites d’une contestation populaire déterminée.
La jacquerie estivale
Les émeutes de l’été 2024, déclenchées par l’assassinat de trois petites filles, commis par un jeune issu de l’immigration rwandaise, ont constitué un faux départ pour la révolte populaire. Elles étaient trop violentes et trop facilement infiltrées par des voyous désireux d’en découdre avec la police. Cet été, en revanche, l’insatisfaction générale s’est fait sentir de manière plus mesurée, plus continue, plus crédible. Tout commence le 13 juillet dans la ville d’Epping, au nord-est de Londres. Quand un migrant éthiopien est arrêté pour trois actes d’agression sexuelle, dont un sur une mineure, huit jours après qu’il a débarqué d’un canot pneumatique, des résidents locaux organisent une protestation devant son hôtel. Au cours des semaines suivantes, le lieu devient le théâtre de manifestations de plus en plus grandes – jusqu’à 2 000 personnes –, imitées dans d’autres villes sur tout le territoire anglais. Bien que des groupuscules de la droite radicale essaient d’en prendre la direction, les actions sont menées par des citoyens ordinaires avec une mixité sociale qui préfigure celle des manifestants du 13 septembre. Ce sont surtout les femmes qui prennent l’initiative dans ces rassemblements, car elles craignent pour leur propre sécurité et celle de leurs filles dans les quartiers autour de ces hôtels qui hébergent très majoritairement des hommes inconnus, plutôt jeunes. Le mouvement reçoit une nouvelle impulsion le 22 juillet, quand dans la ville de Nuneaton, dans le centre de l’Angleterre, deux migrants afghans sont accusés du viol d’une fille de 12 ans. Les vaines tentatives de la police pour taire l’identité des agresseurs rappellent l’omerta qui a permis aux grooming gangs de sévir pendant longtemps dans d’autres villes.
Le 19 août, la municipalité d’Epping obtient d’un tribunal une injonction qui interdit au ministère de l’Intérieur de continuer à utiliser l’hôtel pour loger des migrants. Alors que d’autres municipalités se préparent à exploiter ce précédent, le ministère obtient la suspension de l’injonction dans l’attente d’un appel auprès de la Haute Cour de Londres. Ainsi, se dessine dans les esprits une bataille entre des communautés locales et un gouvernement indifférent à leurs souffrances. Cette bataille trouve un symbole : le drapeau. Ou plutôt les drapeaux, celui de l’Angleterre – la croix rouge sur fond blanc de saint Georges – et le drapeau du Royaume-Uni qui superpose cette croix à celles de l’Écosse et de l’Irlande du Nord. Pendant tout le mois de juillet, les Anglais pavoisent les rues de leur drapeau en soutien à leur équipe de foot féminin, les « Lionnes », qui participe au Championnat d’Europe. Après le tournoi, les résidents de certains quartiers de Birmingham, loin d’enlever les drapeaux, les multiplient en les suspendant aux lampadaires. Ce mouvement spontané trouve des émules dans d’autres villes, avant d’enfanter des actions coordonnées sous le nom d’« Opération levée des couleurs ». Certaines municipalités enlèvent ces bannières au nom de la sécurité routière ; d’autres les laissent en place. Des militants antiracistes dénoncent un complot d’extrême droite, mais les principaux partis politiques, et jusqu’à Starmer lui-même, essaient de surfer sur cette vague de patriotisme en lui donnant leur bénédiction. C’est la raison pour laquelle Robinson encourage la présence de drapeaux – de tous les drapeaux britanniques, y compris le gallois (qui n’est pas intégré au drapeau de l’Union) et même celui de la République irlandaise – dans les cortèges du 13 septembre. La plupart des Britanniques sont fatigués de voir des drapeaux palestiniens ou LGBT dans les rues à la place de leurs couleurs. Ces derniers sont-ils donc devenus les symboles, non des divisions identitaires, mais d’une unité nationale retrouvée ? Quoi qu’il en soit, Robinson a su canaliser et la révolte contre les hôtels et l’« effet drapeau » qui ont marqué la période estivale.
Le lion anglais rugit
Il exploite aussi un autre thème qui préoccupe les esprits outre-Manche : la liberté d’expression. Les médias français ont parlé du cas de Lucy Connelly, une mère de 42 ans condamnée à trente et un mois de prison ferme pour un post incendiaire sur X juste après la tuerie de Southport. Cette peine pour le moins sévère en a fait une icône de la droite et, après sa libération anticipée en août, elle a donné de nombreuses interviews avant de faire une grande entrée en scène, le 6 septembre, à la conférence du parti de Farage, Reform UK. Mais son cas est très loin d’être isolé. À peine deux semaines avant la grande marche londonienne, le scénariste irlandais Graham Linehan, archicélèbre outre-Manche pour une série comique sur des prêtres catholiques, Father Ted, et critique notoire de l’idéologie transgenre, a été arrêté à l’aéroport de Londres par cinq policiers armés pour deux posts sur X. Or, la question de la liberté d’expression est un vecteur de l’influence de la droite américaine. Les hommes MAGA ont un tropisme britannique. Trump était en Écosse, la terre de sa mère, en juillet, et il est venu à Londres en septembre pour une visite d’État en grande pompe. En août, J. D. Vance a passé des vacances en Angleterre, où il a rencontré politiques et influenceurs de droite. Elon Musk, dont la grand-mère venait de Liverpool, a participé de manière virtuelle à l’événement de Robinson. Charlie Kirk suivait la même voie. Son organisation – Turning Point USA, présente dans plus de 3 000 écoles et universités outre-Atlantique – a fondé une branche britannique, Turning Point UK, en 2018. En mai cette année, Kirk est venu débattre avec les étudiants wokistes d’Oxford et de Cambridge. La revue conservatrice The Spectator a publié un texte où il prédit une « révolution » au Royaume-Uni. Son assassinat le 10 septembre, trois jours avant la grande manifestation du 13, a, par une coïncidence stupéfiante, offert un martyr à la cause. Le 12, une veillée en sa mémoire à Whitehall a attiré 500 personnes. Le lendemain, les portraits de Kirk étaient très visibles parmi les drapeaux brandis par les cortèges. Sa mort, qui a fait de ce passionné du débat un martyr de la liberté d’expression, a touché un nerf au Royaume-Uni autant qu’aux États-Unis.
Sur scène, le 13, Robinson a parlé lui aussi d’« une révolution », mais laquelle ? Cet homme a fait preuve d’un manque de jugement dans le passé, s’acharnant inutilement à calomnier un jeune réfugié syrien qu’il accusait de violence antiblanche. Il est devenu pour l’instant maître du jeu, mais il n’a pas de parti politique et ne donne son soutien à aucun parti orthodoxe, même pas celui de Farage, en tête dans les sondages. Essayera-t-il de récupérer l’énergie de la fronde estivale pour la droite radicale ou se rapprochera-t-il de l’orthodoxie politique ? En attendant, l’essentiel est ailleurs : désormais, outre-Manche, parler de l’immigration n’est plus tabou. Un patriote français a commenté sur X une image aérienne de la foule londonienne : « Quand est-ce qu’on fait ça ici, en France ? »
Avec Tout Ouïe, Alexandre Postel propose un roman satirique, dont le sujet est la réception par une éditrice d’un roman où le personnage principal est fasciné par les bruits du plaisir féminin. Derrière sa simplicité apparente, une œuvre à étages…
Le nouveau roman d’Alexandre Postel a quelque chose du conte philosophique. Point de prince ou princesse, ni de pays imaginaire, mais il en possède l’ironie, la brièveté de la forme et l’esprit général. Les personnages eux-mêmes se résument à quelques traits distinctifs.
Roman dans le roman
Violette Letendre, éditrice en déclin dans une maison d’édition en déclin, est approchée par Monegal, le mari d’une de ses proches. Elle le connaît comme nous connaissons souvent ces gens qui partagent la vie de nos amis, par quelques malentendus et sans sympathie particulière. Monegal lui propose de lui envoyer un chapitre par semaine d’un roman en cours d’écriture, intitulé La Confession auriculaire, initiative que Violette Letendre accepte avec réticence. Ce roman dans le roman a pour protagoniste Victor Chantelouve. Le paradoxe réside dans le fait que ce héros représente le seul personnage véritablement romanesque du livre d’Alexandre Postel. Le seul, du moins, que le lecteur de Tout ouïe apprendra à connaître, puisqu’on le suit de l’enfance à l’âge adulte. Il se caractérise par un trait intérieur bien particulier : son obsession pour les expressions sonores de la jouissance féminine.
L’exploration de ce penchant constitue le sujet central de La Confession auriculaire, le livre de Monegal pastichant les codes du roman d’initiation. Or pareille écriture, d’un univers fantasmatique singulier, qui ne relève pas tout à fait de la collection Harlequin, ne peut complètement correspondre à l’éthique commune, et surtout à l’esprit du temps. Comment, dès lors, une telle œuvre peut-elle trouver sa place dans une société contemporaine ne jurant que par des produits de plus en plus standardisés, et où la création se voit jugée non selon des critères esthétiques, ou par le plaisir artistique qu’elle procure, mais à l’aune du respect des mœurs nouvelles ?
Un roman de l’ambiguïté
L’œuvre d’Alexandre Postel cultive un art double. Double d’abord par l’alternance des voix à la première personne du singulier. L’intrigue se déploie, en effet, autour de cette lutte entre liberté du créateur et norme sociale qu’incarne la parole de Violette Letendre. Quand le premier transgresse la nouvelle doxa progressiste, l’éditrice rappelle immédiatement à son interlocuteur les différentes obligations morales et judiciaires à laquelle un ouvrage doit aujourd’hui se conformer.
Mais le caractère double est aussi intérieur, par le cheminement plus trouble que va progressivement emprunter Violette Letendre à la lecture du livre de Monegal, jusqu’à suspendre son jugement pour se laisser emporter par l’intrigue. Il se produit alors une sorte de contamination de l’éditrice par les mots du romancier comme un hommage d’Alexandre Postel à la puissance de la fiction.
Outre cette évolution d’une critique moralisatrice vers une lecture moins inhibée, Tout ouïe est un récit double par l’ambivalence de la figure de l’écrivain. Monegal existe moins pour le lecteur que son personnage, Victor Chantelouve. Ce dernier projette une ombre derrière laquelle la réalité de Monegal demeure cachée, dans une identité opaque et jamais résolue.
Enfin, le caractère double du roman s’étend à quiconque ouvre le livre d’Alexandre Postel. Nous voilà aussitôt lecteurs du manuscrit de Monegal, qui se trouve directement soumis à notre jugement. Un tel procédé donne alors le sentiment, en tant que lecteur de La Confession auriculaire, de devenir un personnage de Tout ouïe. Car cette mise en abîme nous oblige à nous positionner par rapport à ce roman dans le roman et à la lecture qu’en fait Violette Letendre, comme à égalité avec elle.
Une forme pleine d’esprit
Alexandre Postel construit donc un roman ambigu qui, par son ironie, refuse de répondre frontalement aux questions qu’il pose. Non que les partis pris de l’auteur ne soient pas sensibles, mais ils se devinent sans s’affirmer. Même dans la satire, un espace est laissé à notre propre réflexion. Par l’alternance de deux écritures à la première personne du singulier, se déploie en effet une histoire dont tout point de vue supérieur est absent. Nul développement d’un narrateur omniscient, surplombant les scènes du récit, qui viendrait exposer sa vision du monde. On peut ainsi parler, en quelque sorte, d’une fable sans morale. Ou plutôt d’une fable où la morale trace un chemin que le lecteur doit achever seul. Et quand d’autres fictions nous imposent un univers fermé, avec des personnages longuement décrits, des péripéties qui cherchent à nous émouvoir ou à nous faire rire, nous demeurons avec ces pages dans un vacillement. C’est une littérature de l’interrogation ouverte, dans la mesure où le livre aspire davantage à remettre en question des idées reçues qu’à redéfinir notre rapport à l’existence. Il s’agit, pour Alexandre Postel, dans ce tableau par lequel le monde s’offre au lecteur, d’ajouter des ombres plutôt que de bouleverser les formes. Le tempérament de l’œuvre se rapproche par-là des proses pleines d’esprit du XVIIIᵉ siècle plutôt que du réalisme balzacien. Mais on peut soulever dès lors un paradoxe dans le choix de ce genre qui désamorce par son intelligence même le romanesque et la puissance d’une fiction qu’elle semble pourtant défendre. Nouvelle ambivalence nous invitant, et cela est déjà beaucoup, au débat littéraire.
Qui se souvient encore de Hamlet-Machine, cette brève pièce du dramaturge allemand Heiner Müller (1929-1995), montée à l’époque en France de façon audacieuse par le regretté duo Jourdheuil & Peyret… Alors, Un Hamlet-Machine d’un nouveau style en 2025, sous les auspices de Kirill Serebrennikov ? On est déjà depuis deux heures en compagnie de Hamlet, ou plutôt de ses spectres, lorsqu’après l’entracte le rideau se lève une nouvelle fois sur ce même salon lambrissé, d’un blanc éteint, au plafond éventré, aux hautes croisées ouvertes dont les vitres salies laissent filtrer une lumière pâlie. Au fond, une cheminée de marbre, son trumeau découvrant bientôt un miroir écaillé, un piano à queue dans un coin, et puis quelques mauvaises chaises, plus tard, en désordre…
Voilà que le grand lustre central est descendu à terre. La seconde partie s’ouvre sur la virtuose chorégraphie d’un danseur encapuchonné de noir (le Tchèque Kristian Mensa), lequel dénude sa sublime, éphébique académie, sur fond de musique percussive : sixième des dix tableaux composant cet Hamlet/Fantômes, nouvelle création très attendue du cinéaste, auteur et metteur en scène russe Kirill Serebrennikov, désormais exilé à Berlin comme chacun sait, et dont le dernier film, La disparition de Josef Mengele, sort en France dans une quinzaine de jours. Les amateurs de lyrique connaissent évidemment fort bien Serebrennikov (cf. son Lohengrin, il y a deux ans à l’Opéra-Bastille), tout comme les férus de théâtre (cf. Le Moine noir, de Tchekhov, monté à Avignon en 2022).
Pour l’heure, l’ambition de cet Hamlet/fantôme n’est pas d’ajouter une pierre supplémentaire aux innombrables mises en scène qui, dans toutes les traductions possibles, raniment partout dans le monde, depuis des siècles, le chef d’œuvre shakespearien d’entre les chefs d’œuvre. Mais de projeter sur nous l’ombre portée d’Hamlet dans ses représentations imaginaires, en tant que mythe essentiel de la culture occidentale. Ce à travers un spectacle « total », polyglotte (les acteurs et chanteurs s’expriment tour à tour en français, en russe, en anglais), associant création musicale (composition de Blaise Ubaldini, solistes de L’Ensemble intercontemporain dans la fosse, chœur Ensemble La Marquise), chant et paroles (le texte est de Serebrennikov lui-même).
Au prisme du prince danois est envisagée tour à tour la relation au Père, à l’Amour, à la Peur, à la Violence… Fantôme drainant les figures de son propre fantôme, de la Reine, de la Mort, et de toutes les « Hamlets » (sic) possibles, jusqu’à celle du Silence où il disparaît – ultime tableau, de toute beauté, comme le pianissimo d’une symphonie : il s’achève ici sur un sonnet de Shakespeare, chanté par Odin Lund Biron (l’acteur américain, on s’en souvient, assumait le rôle du compositeur, en 2022 dans le film de Serebrennikov La femme de Tchaïkovki).
Soit donc une multitude de situations qui, dans une explosion de bruit et de fureur, convoquent non seulement les personnages de la pièce, mais aussi les incarnations de la quête « hamlétienne » telle qu’elle a pu circuler d’ Antonin Artaud à Sarah Bernhardt, en passant par Dimitri Chostakovitch (campé par Filipp Avdeev) ou dans la vision d’un metteur en scène comme le Polonais Jerzy Grotowski (1933-1999).
Foisonnante, déconcertante parfois dans ses excès de grandiloquence, et dans la crudité, la trivialité (concertée !), voire les truismes (concertés, eux ?) du livret, cette geste ambitieuse (dont le narrateur, Hamlet enfant crucifié par le doute, prend les traits de l’extraordinaire acteur qu’est August Diehl) paraît quelque peu intimidante, il faut le reconnaître, jusqu’au soulagement bienvenu de la demi-heure d’entracte. Mais c’est précisément dans sa seconde partie – moitié plus courte – que le spectacle prend son essor, et s’allège pour ainsi dire, porté par la stupéfiante beauté plastique des cinq derniers tableaux. En particulier le septième, où la comédienne Judith Chemla, rousse Ophélie telle qu’immortalisée par l’unijambiste Sarah Bernhardt (comme le souligne, projeté en font de scène, un incunable cinématographique), revêt alternativement une silhouette mâle et femelle, jouant sur le simple profil des perruques et des costumes. Dans le huitième tableau, le glabre slave blond aux prunelles d’azur Nikita Kukushkin, complice de longue date de Serebrennikov, livre une performance physique éblouissante. Titré « Hamlet et les Hamlets » et curieusement annoncé dans le programme « avec la collaboration de ChatGPT », l’avant dernier tableau fixe une étonnante chorégraphie de mobiles, tenus en main par la troupe réunie, dans un ensemble parfait et sous un éclairage hallucinant. Autant dire que la machine fonctionne.
À noter que le public, au soir de la première, n’était pas du tout celui qu’on voit traditionnellement à l’opéra. Beaucoup plus jeune, et plutôt « faune branchée » que « tribu bourgeoise ». Est-ce ou n’est-ce pas un signe ? Telle est la question.
Hamlet/Fantômes, d’après William Shakespeare. Mise en scène, texte, scénographie, costumes : Kirill Serebrennikov. Durée : 3h Théâtre du Châtelet, Paris. Jusqu’au 19 octobre.
Libération des otages: les Israéliens attendent encore de voir pour y croire vraiment.
« Je suis très fier d’annoncer qu’Israël et le Hamas ont tous deux approuvé la première phase de notre plan de paix » a écrit le président Donald Trump sur TruthSocial. Deux ans après le début de la guerre, un accord de cessez-le-feu a finalement été trouvé tôt ce jeudi matin. Sa première phase annonce la libération des otages dès lundi contre près de deux mille prisonniers palestiniens • La rédaction
Ce matin, le réveil n’a pas la même couleur que les autres jours. Dans nos têtes encore habitées par les nouvelles de la veille, l’écho de l’espoir se fait encore entendre.
Hier soir, alors que nous célébrions la fête de Souccot, symbolisée par la construction de cabanes, qui fleurissent partout dans le pays et qui invitent, par leur simplicité, le peuple juif à revenir à son essentiel, à quitter toute forme d’égo pour se laisser porter par les aléas du destin, en se soumettant aux lois de la nature, la flamme de l’espoir s’est rallumée. Les téléphones ont crépité de nouvelles venant de loin. La poignée de main entre Donald Trump et Benyamin Netanyahou, entourée de nombreux pays arabo-musulmans, dont certains avaient rompu leurs relations avec Israël, en est devenue l’emblème.
Hier soir, entre deux conversations, nos cœurs étaient en prise avec une contradiction devenue notre quotidien : celle d’une envie irrépressible d’y croire, de penser que cet accord, un accord historique, conclu par l’intermédiaire des Etats-Unis entre Israël et le Hamas, était la bon, le final, et une méfiance, une peur que tout soit défait les jours suivants. A peine deux jours après la commémoration du deuxième anniversaire du 7-Octobre, alors que la tristesse nous avait à nouveau envahis, nous replongeant dans les sensations, les témoignages des survivants, nos émotions sont ballotées d’un extrême à l’autre. Les médias officiels israéliens confirment la nouvelle, relayés par les médias internationaux et comme toujours en Israël, les réactions sont multiples : certains sabrent sur le champ le champagne, tandis que les autres sont réservés, disant qu’ils n’y croiront réellement qu’au moment où les familles pourront serrer leurs proches dans leurs bras, après deux ans d’usure et d’obscurité.
Ces deux années nous ont appris la retenue. Nous avons développé une capacité hors norme pour vivre en apnée, car comment respirer en profondeur quand, loin des villes, la guerre dure et que la souffrance, lorsqu’on veut la voir, est partout ?
En deux ans, nous avons nourri une multitude d’espoirs qui, presque instantanément, se sont effrités au contact du réel. Alors, à force, nos aspirations d’avenir dans la région se sont faites prudentes, nos illusions de paix sont devenues caduques, nos élans humanistes se sont bridés naturellement par la réalité du terrain.
Et pourtant, hier soir, assis dans les cabanes, au contact de la terre, de la simplicité de partager un repas entre personnes vivant la même réalité, c’était différent. Véritablement entrés dans l’esprit de Souccot, apprenant peu à peu à lâcher-prise, notre fatigue du cœur s’est laissée emporter par le flot des notifications. Les nouvelles tombaient comme une pluie fine de miracles et se concluaient toutes par cette phrase aux intonations magiques « les otages rentreront chez eux sous quelques jours ». Cela paraissait trop beau pour être réel.
Ce matin, au réveil, les nouvelles de la veille ne sont toujours pas démenties. Plus grand encore, une pluie délicate, inattendue pour la saison, tombe. Une pluie fine, presque timide, silencieuse, s’invitant sans fracas dans nos jardins, trempant nos cabanes faites de feuilles, de tiges de fer et de tissus légers.
Elle semble venue apporter, à sa manière, une confirmation aux nouvelles de la veille, l’impossible trouvant son chemin jusqu’à nous. En hébreu, la pluie – gueshem – partage la même racine que lehitgashem, verbe que l’on utilise pour dire qu’un rêve ou un espoir se réalise. Comme si, en tombant sur la terre, la pluie venait incarner ce que nos cœurs attendaient depuis si longtemps : la concrétisation de l’espérance.
De mémoire, je n’avais jamais vu la pluie tomber ainsi, en cette saison qui s’obstine d’ordinaire à ressembler à l’été. Et ce matin, dans le silence suspendu d’un pays qui s’autorise à croire à nouveau, avec l’eau qui coule de toutes parts, une pensée me traverse.
Cela ne fait pas deux ans que nous continuons de croire malgré l’obscurité de la période. Cela fait plusieurs millénaires, et c’est même cette forme singulière d’espérance qui caractérise le destin du peuple juif.
L’espérance qui est la nôtre est à contre-courant de l’ère du temps, elle est déconnectée de la réalité objective, et elle parvient à se frayer un passage entre ce que l’on voit et ce que l’on ignore. C’est une espérance qui ne s’appuie sur rien, mais qui en réalité repose sur tout : sur la certitude que nous vivons notre histoire de la manière la plus pleine et incarnée possible. Sans cette espérance, nous ne pourrions pas continuer. Car ici, espérer n’est pas une posture : c’est une manière de vivre, de voir au-delà de ce qui est visible, et de se tenir debout malgré le vent.
Et peut-être qu’avec la libération des otages, une autre libération aura lieu, celle d’une vérité encore plus fondamentale. Celle que notre combat n’est pas celui que l’on croit, il dépasse nos frontières, il porte en lui l’universel de l’humanité, et s’il est mené ici, avec une intensité presque surnaturelle, il précède un autre combat, qui déjà gronde, au cœur de l’Occident. Un combat pour les valeurs de la vie contre la pulsion de mort, pour la lumière contre l’effacement, et pour des principes qui rendent l’humanité encore humaine.