Après un fugitif siècle de magistrature sur les esprits déshérités de la droite pensée, nous ne pouvons que constater le décès intellectuel de Monsieur Friedrich Nietzsche. Le vingt-et-unième siècle marque le début de son autopsie, et aucune enquête n’est nécessaire puisqu’il n’a pas été assassiné : ses idées sont mortes avec lui.
Feignant d’annoncer le crépuscule des idoles et de naviguer par-delà bien et mal, se présentant comme une aurore dans la taverne des idées, Nietzsche ne semble désormais séduire que les tenanciers du stade embryonnaire de la philosophie, puisque si Nietzsche est mort tout seul, ces derniers temps montrent que les spiritualités dansent sur son tombeau.
La promesse de l’aube
Sur la scène d’un XIXe siècle rationaliste et scientiste qui faisait fi de l’instinct, tout ce qui s’approchait de la nature, des pulsions de conservation et de l’ordre coutumier des choses paraissait incrédible devant la suprématie des normes et de la procédure.
La pensée par « système » dominait une atmosphère positiviste, les dieux grecs exerçaient moins d’empire sur les esprits que la presse à grand tirage, la peinture était chassée par la photographie, Goethe, Napoléon et Chateaubriand étaient morts. En France, la IIIe République s’instaurait, et la poésie romantique partait avec Lamartine. Tout avait été pensé, tout avait été dit. Mais Nietzsche, né en 1844, se voyait comme une étoile tombée du ciel quand il publia son premier ouvrage en 1872 : la Naissance de la Tragédie. Avec cet obscur philologue, précocement titulaire d’une chaire universitaire, il était question de ressusciter le paganisme, de renouer avec une olympienne cruauté, de faire redécouvrir aux hommes techniques et matérialistes la réalité de leurs instincts. Nietzsche est arrivé dans le monde des lettres en n’apportant rien, mais en reformulant tout.
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C’est ainsi qu’il proposa une série de concepts et de commandements, dont voici l’essentiel : la vie est la seule réalité, les hommes supérieurs dominent les hommes inférieurs, l’inégalité est un moteur de la surhumanité, il faut tirer sur la morale car sa validité ne réside que dans la tradition incontestée, il n’existe pas de phénomènes intrinsèquement moraux, le christianisme souille l’humanité, le socialisme et l’anarchisme sont des échecs individuels mués en projet politique, Socrate est une canaille, et il ne faut pas boire trop de café. Tout Nietzsche est là.
Il suffit de lire avec sérieux son œuvre, d’Humain trop humain à l’Antéchrist, pour se rendre compte que Nietzsche prétendait ouvrir l’œil du monde, avant d’avoir ouvert le sien. L’abolition des idoles qu’il escomptait en promettant le ravivement de la « philosophie du matin », l’éternel retour, le réveil du « voyageur », s’est en réalité transformée en un individualisme post-nietzschéen qui ne fonctionne que par l’adoration de valeurs auto-déterminées. Ce ne sera pas la première fois dans l’histoire : une pensée faussement révolutionnaire a créé des enfants qui la renient.
Ainsi parlait le Vide…
Le néophyte peut être impressionné par la lecture de Nietzsche. La proposition d’un monde basé sur l’instinct, où le Moi domine un environnement fondé sur l’appétit et la volonté de puissance, peut sembler vertigineuse voire désirable pour celui qui se sent faible dans l’existence.
Mais où trouve-t-on une idée neuve dans ses papiers rédigés entre deux neurasthénies ? L’idée du moi ? Le « cogito ergo sum » de Descartes l’avait déjà proclamée. La subjectivité comme seul réceptacle de la vie ? Kierkegaard l’avait consacrée. L’éternel retour ? Le cosmos des Grecs l’envisageait. L’acceptation du destin ? Le fatum des Romains la promouvait. La lutte contre les idoles ? Toutes les religions monothéistes y exhortent. L’homme est la mesure de toute chose ? Protagoras l’avait proclamé. La critique de la morale ? Les sophistes mis en scène par Platon raillaient l’idée d’une morale universelle, Machiavel l’écartait de la politique, Spinoza la mettait en balance avec la volonté d’agir, et Sade l’a tyrannisée – pourtant, Nietzsche s’est présenté comme « le premier des immoralistes ».
En bref, tout l’arsenal notionnel de Nietzsche était puisé dans des armes qu’il pensait aiguiser sur une pierre philosophale, alors qu’il n’a fait que traduire le stoïcisme en allemand. Humblement, il écrit dans Ecce Homo : « le désaccord entre la grandeur de ma tâche et la petitesse de mes contemporains s’est manifestée par ceci que l’on ne m’a ni entendu ni même vu ». L’épreuve du temps porte à penser que c’est plutôt parce qu’il n’y avait rien à voir ni à entendre. Il a voulu être le Napoléon de la philosophie, mais si l’épopée fut belle, comme l’Empire, on en ressort plutôt rapetissés qu’agrandis.
Le déclin du nietzschéisme et la renaissance du spirituel
Qui donc donne à son enfant une éducation « nietzschéenne » ? Ce philosophe-marcheur en fuite permanente de la vie, de ses pairs, de son pays, a présenté une œuvre qui devrait engendrer des disciples (même s’il répétait qu’il n’en voulait pas, il annonçait un monde régénéré grâce à lui), qui allait détricoter les idées reçues et mener la vieille Europe à la réconciliation avec la pure vitalité. Il a promis une « philosophie au marteau », il n’a trouvé qu’un époussetoir.
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Pourtant, s’il y a une chose qu’on ne peut pas lui enlever, c’est le style. Comme Rousseau, il est meilleur quand il écrit pour le plaisir que quand il soumet une idée. Il faut dire que la fulgurance de ses déclamations, les charmes de ses nuances lexicales, la richesse de sa phraséologie et l’ironie complice qui accompagne ses traits d’esprit forment un invincible parfum qui anesthésie le passant. Tout ébaubi devant de tels effets de manche, balloté entre l’exaltation dionysiaque, l’affirmation de l’égoïsme et le rejet du ressentiment, le jeune Moderne croit découvrir un cinquième Évangile, alors que Nietzsche, c’est l’achalandage de la réflexion.
Cependant, Nietzsche a eu une intuition dans ses derniers écrits, lorsqu’il s’interroge : « peut-être suis-je un pantin ? ». Nous sommes autorisés à penser, nous qui vivons dans ce monde autodéterminé et orphelin de la transcendance, que Nietzsche incarnait en effet l’archétype d’un pantin rationaliste. Pensant se mouvoir librement, il était en réalité animé par les ficelles d’une morale subjective, contorsionné entre les nœuds du positivisme et ses effets spécieux, captif d’un relativisme qui n’a jamais rendu libre, et aveuglé par la dictature la plus transfrontalière qui soit : celle de l’individu.
Ainsi, malgré une plume indéniablement gymnaste et un esprit autant illuminé par la quête de la bonne formule que par lui-même, Nietzsche ne résonne aucunement dans les vallées de l’intellect. Personne ne peut décemment poser que Nietzsche a contribué au raffinement de la civilisation, et aucune position politique ne s’est appropriée, même sans le savoir, ce qui aurait pu devenir son héritage. Diogène cherchait « l’homme », il chercherait aujourd’hui « le nietzschéen ».
Hormis un numéro de claquettes et quelques saillies bien trouvées, Nietzsche est de ceux qui ont cherché, et qui ont cru découvrir alors qu’ils ne faisaient que relire. Il faut à tout le moins le considérer comme ce qu’il est : une virgule dans la phrase de la pensée.
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