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Deux nouveaux Immortels

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L’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement.


L’Académie française, fondée sous le cardinal de Richelieu, en 1634, fait partie de ces quelques piliers sur lesquels repose le français moderne, avec la Défense de Du Bellay et l’édit de Villers-Cotterêts. L’institution est magnifique : elle consolide notre langue, elle la régule, elle la met au pas. En fixant les règles de la grammaire et de l’orthographe, en définissant la syntaxe, elle a donné à nos lettres une assise d’airain, support de nos plus beaux poèmes et de nos plus grandes œuvres. Elle a contribué à l’unité nationale, elle est l’une des clés de notre culture commune. Ainsi, François Villon et Pierre de Ronsard, nés à cent ans d’intervalles, parlent deux langues différentes ; mais nous lisons Molière et Racine dans le texte, car à partir du dix-septième, et grâce à l’Académie, la langue ne varie plus.

Quelle histoire !

L’Académie française est de ces fondations qui contribuent à notre sentiment d’appartenir à quelque chose de commun — qui nous rassemble au lieu de nous diviser —, et son prestige n’a d’égal que sa longévité. On ne compte plus ses grands noms : au hasard, Boileau, Montesquieu, Yourcenar, Barrès, Paulhan, Lamartine, Rostand, Musset, Habert, d’Ormesson, Hugo, Corneille, Senghor, Chateaubriand, Perrault, La Fontaine, Pagnol, Maurois, Renan, Vigny, Bourget, Fénelon, La Bruyère, Bossuet, Thiers, Valéry. La liste fait tourner la tête, et j’en oublie des quantités ! — aujourd’hui encore, l’Académie compte parmi ses membres Alain Finkielkraut, François Sureau, Antoine Compagnon, et bien d’autres du même talent.

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Bien sûr, elle s’est souvent trompée. Trop de noms tombés dans l’oubli figurent dans la liste des Immortels alors que tant de nos écrivains, qui eussent mérité d’y être et parfois même ont proposé leur nom, ont été dédaignés. Balzac a candidaté : il a obtenu moins de cinq voix, dont celles de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny. Si l’élection se faisait au poids des voix, écrit André Maurois dans son Prométhée, Balzac eût été élu ; hélas, elle se fait au nombre seul : l’Académie préféra l’auteur d’une histoire de la ville de Naples qui n’aura pas passé l’épreuve du temps… erreur impardonnable ! Quatre fois, elle a rejeté la candidature de Théophile Gautier ; et en 1894, entre Verlaine, Zola et José-Maria de Heredia, elle a honoré le troisième au détriment des deux autres (!).

Se serait-elle amendée ? Voici qu’elle vient d’élire Éric Neuhoff (fauteuil n° 11) et Florian Zeller (fauteuil n° 14), à la succession de Gabriel de Broglie et d’Hélène Carrère d’Encausse. Deux choix que l’on ne peut qu’applaudir, tant ils semblent mérités. Éric Neuhoff, pétri d’érudition et qui, bon Français, ne craint pas la polémique (mais en France, notait Jean d’Ormesson dans sa biographie de Chateaubriand, la polémique a toujours été très favorable aux écrivains), est aussi l’auteur de quelques romans formidables, et de beaucoup de critiques justes et convaincantes ; Florian Zeller, dramaturge à succès que l’on ne présente plus, réalisateur non moins excellent, dont les œuvres touchent aux sujets les plus tabous mais aussi les plus réalistes, fait rayonner notre langue et notre littérature dans le monde entier. Si le cinéma se veut l’art majeur de notre époque, comme le dix-neuvième fut le triomphe du roman, l’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement. Elle eût pu se compromettre en cédant aux sirènes des auteurs à succès ; ces auteurs, elle ne les a pas non plus méprisés, par une espèce de pédantisme qui eût été inutile et vain. Sans primer les machines à faire des ventes, elle a distingué deux grands noms, qui ne sont pas des poètes de tour d’ivoire.

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A quand Houellebecq ?

Je ne sais si Michel Houellebecq a présenté sa candidature. Oserais-je militer en sa faveur ? Son réalisme brutal entre à plein dans notre tradition littéraire : Houellebecq dit le vrai, ce vrai de Balzac sur la femme de trente ans, ce vrai de Maupassant sur l’amour (un piège de la nature, pour forcer la reproduction), ce vrai de tant d’autres, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Zola, ce vrai qui nous offusque. Ce qu’écrit Houellebecq nous révolte : ce qu’écrit Houellebecq, c’est nous, dans toute notre petitesse. Il fait sa littérature en trompe l’œil, comme Zeuxis peignait des raisins avec une telle précision que les oiseaux venaient les becqueter. Ses romans sont des miroirs : ils nous montrent : nous ne sommes pas beaux à voir. Si Houellebecq restera dans l’histoire de nos lettres (l’un des rares) c’est parce que l’on comprendra l’époque en lisant ses romans, comme on comprend le dix-neuvième en lisant Balzac, « créateur du monde moderne » (B. Cendrars). Et quelle époque : pornographique et consumériste, industrielle, libertaire et globalisée, décadrée, déprimée. Quelle tristesse, et quelle vérité, des Particules élémentaires à Anéantir, en passant par La Carte et le territoire !

© Martin Meissner/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21680542_000002

Écrits sur la littérature, I (14 février 2021 – 19 juin 2023)

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Un nouveau volume de la Pléiade consacré à Philip Roth

Philip Roth ne se démode pas, au contraire.


Les éditions Gallimard continuent la publication des œuvres complètes de l’écrivain américain Philip Roth dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Le volume qui sort concerne la période 1993-2007 de l’écrivain, au cours de laquelle quatre romans majeurs de lui ont été publiés : Opération Shylock (1993), Le Théâtre de Sabbath (1995), Le Complot contre l’Amérique (2004) et Exit le fantôme (2007). Le romancier est alors dans la plénitude de son génie romanesque et donne libre cours derechef à son imagination la plus débridée.

Ce sont des œuvres qui, pour la plupart, ont créé des polémiques, notamment Opération Shylock, sur Israël. Le journaliste Marc Weitzmann, ami français de longue date de Roth, a confié dans un récent essai que ces romans du maître de Newark étaient parmi ses préférés. Les retrouver rassemblés dans une Pléiade aujourd’hui est une heureuse surprise, même pour ceux qui les ont déjà lus.

La Pléiade, une collection de référence

Personnellement, j’aime assez cette collection de la Pléiade, censée honorer les grands auteurs classiques ou contemporains. On peut ne pas être d’accord avec certains des choix effectués, mais on trouvera toujours une raison de se féliciter de disposer, en cas de besoin, d’un exemplaire à portée de main. La Pléiade met en valeur ses auteurs, les fait entrer par la grande porte dans l’histoire littéraire. L’appareil critique de préfaces et de notes, dû aux meilleurs spécialistes, donne une confirmation objective à ce sacre éditorial. J’ai entendu certains lecteurs contester la taille des caractères, qu’ils jugent illisibles ; ou bien l’utilisation du papier bible… D’autres y voient des objets de pure bibliophilie, au cuir manquant d’épaisseur, bons tout juste à décorer une bibliothèque. C’est peut-être la rançon du succès. Posséder son écrivain préféré en Pléiade reste, malgré tout, une nécessité, pour marquer le coup. Tous les goûts sont d’ailleurs représentés, les concepteurs de la collection faisant preuve d’un éclectisme irréfutable. Pour le futur, j’aimerais pour ma part y retrouver par exemple les essais de Georges Bataille, ou bien l’œuvre complète de Maurice Blanchot.

Expliciter l’art de Philip Roth

Pour revenir à cette Pléiade Philip Roth, disons d’emblée que c’est une réussite. Philippe Jaworski en a assumé, comme pour les volumes précédents, la direction. Les traductions ont été soigneusement révisées. Une excellente chronologie y figure, et le texte de Roth est accompagné de notices utiles et de notes précises, afin d’en rendre particulièrement aisée la lecture.

A lire aussi, du même auteur: Une Pléiade pour entrer dans l’atelier d’Aragon

De plus, un glossaire des mots yiddish et hébreux viendra éclairer le lecteur sur le sens exact du vocabulaire employé par Roth. C’est dans ce travail critique, comme souvent, que réside la « saveur » d’une Pléiade. Car une Pléiade est une lecture que proposent des universitaires. Une lecture parmi d’autres, étant donné que le commentaire oriente l’œuvre dans tel ou tel sens. Disons qu’ici, le travail explicatif du texte, au demeurant très brillant, demeure relativement neutre, se contentant d’expliciter l’art de Roth. Philippe Jaworski insiste par exemple sur le côté carnavalesque des romans de Roth : « Le théâtre du Moi de Philip Roth, écrit-il, doit beaucoup à cette atmosphère de foire ou de fête foraine. » Et dans Le Théâtre de Sabbath, la très riche métaphore des marionnettes est développée longuement autour du personnage de Mickey Sabbath, « comédien et metteur en scène » de lui-même.

Le rôle des critiques

Lorsque je lis, toujours dans les commentaires, que Roth est « un romancier jouant au romancier voulant faire croire qu’il souhaite que sa fiction soit perçue comme fausse, pour que l’on croie qu’elle est vraie », je regrette de n’avoir pas commencé à lire Roth dès ma jeunesse. Dans les années quatre-vingt, alors que j’étais étudiant, je suis en vérité passé à côté de ce romancier, à cause principalement de la critique littéraire, je dois dire, qui, à l’époque, n’a pas su en parler de manière convaincante. À la notable exception tout de même de la revue de Philippe Sollers L’Infini qui, par exemple, dans son numéro 10 du printemps 1985, que je m’étais procuré alors, proposait une longue interview, absolument passionnante, de Roth. Celui-ci s’y exprimait sur son métier d’écrivain et certains faits biographiques de sa vie (ce qu’il a vécu a toujours été déterminant pour Roth). Je ne sais pas si cet entretien a été repris par la suite en volume. J’ai encore cet exemplaire de L’Infini en ma possession. À vrai dire, j’ai toujours adoré les revues littéraires, goût distinctif de ma génération. Je ne me console pas que, depuis plusieurs décennies, les revues disparaissent inéluctablement de notre champ intellectuel — même si certains nostalgiques d’un autre temps, peu nombreux il est vrai, font encore des efforts pour perpétuer cette tradition : ainsi, j’ai envie de vous indiquer en passant la livraison annuelle de Ligne de risque, numéro 5, que je viens de me procurer en librairie, revue animée par François Meyronnis et Sandrick Le Maguer, qui s’inscrivent tous deux dans la parfaite continuité de Sollers et de L’Infini.

Je sens très bien à quel point aujourd’hui un écrivain comme Philip Roth, par tout ce qu’il représente, se place au centre de nos débats. Il avait une manière très provocatrice, mais salutaire, d’aborder les questions les plus graves, en se plaçant du côté de la « contrevie », comme il dit, afin de jouir de plus de liberté. Roth, de son vivant, avait conscience de ce rôle qu’il s’attribuait : « Je suis un théâtre, écrivait-il, et rien d’autre qu’un théâtre. » C’est ce théâtre inimitable et délectable de Philip Roth qui aujourd’hui vous tend les bras, avec cette Pléiade. Ce théâtre ne se démode pas. Gardez bien à l’esprit que Roth a incarné, outre le plaisir de lecture garanti, la joie effective de la pensée qui s’exprime sans contrôle extérieur abusif. Autrement dit, il nous fait plonger dans un gai savoir, avec lequel nous serions bien inspirés de renouer un jour.

Philip Roth, Romans (1993-2007). Édition établie sous la direction de Philippe Jaworski. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». 1664 pages.

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Marc Weitzmann, La Part sauvage. Éditions Grasset. Prix Femina essai 2025.

Ligne de risque n° 5. « Éclats divins III ». Revue littéraire annuelle éditée par Sprezzatura, 40 boulevard Gambetta, 29200 Brest. 68 pages.

Peut-on blâmer Angela Merkel pour les attentats de Paris?

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Notre chroniqueur voit dans les attentats de Paris mais aussi de Bruxelles le prix de « l’humanisme » solitaire et autoritaire d’Angela Merkel.


La crise migratoire de 2015 a ouvert la voie aux attentats de Paris et de Bruxelles. En décidant unilatéralement d’ouvrir les frontières de l’Europe, Angela Merkel porte une lourde responsabilité dans ces tragédies. L’exode lié au conflit syrien avait débuté en 2012 et s’était amplifié au fil des années. À l’été 2015, la situation devint critique, avec une accumulation de migrants en Grèce et en Hongrie. Le 4 septembre 2015, Angela Merkel prit seule la décision historique de suspendre temporairement le règlement de Dublin — qui impose le traitement des demandes d’asile dans le premier pays d’entrée — et d’autoriser les réfugiés bloqués en Hongrie à rejoindre l’Allemagne. Ni ses partenaires européens, ni le Parlement allemand ne furent consultés. Elle lança alors sa phrase devenue emblématique : « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »).

La photo d’Aylan, tournant émotionnel

Presque simultanément, l’image du petit Aylan, retrouvé mort sur une plage grecque, bouleversa l’opinion publique. Dès lors, toute critique devint impossible : les médias européens rivalisèrent pour présenter l’accueil des migrants comme un impératif moral. Cette photo joua un rôle comparable à celui du cliché de la fillette fuyant un bombardement au napalm pendant la guerre du Vietnam. Pourtant, la diffusion d’une telle image était inhabituelle : la presse occidentale s’interdit généralement ce type de représentation. On n’a jamais vu d’images des victimes des attentats de Paris, Nice, Bruxelles ou Berlin. Marine Le Pen fut même poursuivie pour avoir diffusé sur Twitter une photo de la décapitation du journaliste américain James Foley, accompagnée du commentaire : « Daech, c’est ça ».

Des migrants majoritairement économiques

Après l’épisode Aylan, plus d’un million de migrants arrivèrent en Europe, principalement en Allemagne, mais aussi en Autriche, Belgique, Suède, France. Or, les Syriens ne représentèrent jamais plus de 40 % des demandeurs d’asile, la plupart étant déjà réfugiés dans les pays voisins suite au conflit. Beaucoup profitèrent de cette fenêtre d’opportunité pour rejoindre l’Europe. En Irak, en Iran, en Afghanistan, mais aussi au Maghreb et en Afrique subsaharienne, des dizaines de milliers de personnes prirent la route, vendant leurs biens pour payer les passeurs, à des tarifs allant de 3 000 à 10 000 €.

Jeremy Stubbs et Ivan Rioufol: 🎙️ Podcast: Libération de Boualem Sansal; commémoration de l’attentat du Bataclan

Merkel, l’humaniste consacrée

Ce geste « humanitaire » transforma l’image de la chancelière. Critiquée jusque-là pour sa rigueur imposée à la Grèce et aux pays endettés, elle devint l’icône des médias, auréolée d’un prestige quasi intouchable. Son aura s’éteindra plus tard, avec la guerre en Ukraine et la critique des accords gaziers avec la Russie.

Brexit, montée de l’AfD, fracture européenne

Les conséquences de l’ouverture des frontières furent considérables. L’arrivée massive d’hommes jeunes, la plupart non réfugiés de guerre, provoqua des réactions hostiles dans plusieurs pays. La campagne du Brexit en 2016 fut fortement influencée par cette crise. En Allemagne, l’AfD fit une percée historique en 2017, obtenant 13 % des voix et 94 sièges au Bundestag. Angela Merkel imposa ensuite, avec la Commission européenne, une politique de quotas de répartition obligatoire des réfugiés, accentuant les tensions. La crise de 2015 creusa un fossé entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et entraîna une recrudescence inquiétante de l’antisémitisme, notamment en Suède, en Allemagne et en Belgique.

Les djihadistes dans le flot migratoire

À court terme, le plus grave fut l’organisation, depuis Raqqa, des attentats de Paris (13 novembre 2015) et de Bruxelles (22 mars 2016). Les médias refusèrent longtemps d’envisager l’hypothèse qu’ils furent rendus possible par le flot migratoire, qualifiée de « rumeur », « fantasme » ou « intox ». Pourtant, un an plus tard, Le Monde dut admettre : « La plupart des kamikazes ont suivi la route des Balkans jusqu’en Hongrie, plate-forme de transit des réfugiés, avant de rejoindre Bruxelles, base opérationnelle des terroristes[1]» L’ouverture des frontières permit à l’État islamique un « basculement stratégique » : des attentats de grande ampleur furent conçus depuis Raqqa et des combattants aguerris empruntèrent la route des migrants, la plus sûre ! Pour les djihadistes, le flux migratoire de 2015 devint un véritable tapis rouge vers l’Europe. Sans lui, il est probable que les massacres de Paris et de Bruxelles n’auraient pas eu lieu. Certes, les coupables furent les djihadistes de l’État islamique. Mais, en ouvrant les frontières de manière unilatérale et imprudente, Angela Merkel porte une responsabilité majeure, tout comme ceux qui, dans les médias et le monde politique, ont nié ou minimisé un risque pourtant évident.

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[1] https://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2016/11/12/comment-les-terroristes-des-attentats-de-paris-et-de-bruxelles-se-sont-infiltres-en-europe_5030004_4809495.html

Bougies sans nounours

L’œuvre de Georges de La Tour est un défi à la dictature contemporaine du bruit et de la transparence. Ses gueux, ses Marie-Madeleine et ses saints baignent dans le silence et le clair-obscur de flammes incertaines. Mais ces figures fascinent toujours le public qui se presse actuellement au musée Jacquemart-André.


L’exposition Georges de La Tour (1593-1652), au musée Jacquemart André, attire un public nombreux, prêt à venir jouer des coudes dans les salles exiguës de cet hôtel particulier du 8e arrondissement, pour s’imprégner de la beauté des œuvres d’un maître baroque. Notre époque est là tout entière : on fait la queue pour voir la solitude en peinture, on va avec la foule écouter le silence des œuvres, on lit partout que Georges de La Tour est le peintre du mystère et qu’avec ses bougies, ses chandelles, ses lampes à huile et ses lanternes, l’exposition du musée Jacquemart-André est l’exposition phare de l’automne. À l’heure de la grande transparence, des coups de projecteur, des décryptages et des dévotions culturelles de masse, les histoires de clair-obscur ont un vrai goût de simulacre. Et pourtant. L’engouement pour Georges de La Tour est sans doute un peu plus que la énième étape du surtourisme artistique. On ne foule pas des yeux les œuvres du maître lorrain comme on encombre le parquet du château de Versailles ou les escaliers du Mont-Saint-Michel.

Que vient-on chercher ces temps-ci, dans les étages bondés du 158, boulevard Haussmann ? En tous les cas, aucune information supplémentaire sur ce peintre de la première moitié du xviie siècle, dont la biographie reste très lacunaire. En l’absence de miracles provenant des archives et des greniers, on continue à tout ignorer de sa formation et des vingt-trois premières années de ses cinquante-neuf ans d’existence. Certains historiens de l’art lui prêtent un voyage en Italie, au plus près des œuvres du Caravage (mort en 1610), d’autres suggèrent plutôt des influences du Nord (Gerrit Van Honthorst et Adam de Coster). Pour le reste, on sait qu’il est né à Vic-sur-Seilles, dans le duché de Lorraine, qu’il était le fils d’un négociant en pain, que Louis XIII le gratifia, à 46 ans, du titre de « peintre ordinaire du Roi » lors d’un séjour qu’il fit à la cour, et qu’il mourut à Lunéville une dizaine d’années après son retour en Lorraine. Peu d’anecdotes, pas un portrait de lui, pas un dessin non plus. En tout et pour tout 80 œuvres dont 40 copies, la plupart des toiles ayant probablement brûlé dans l’incendie qui ravagea Lunéville en 1638, pendant la guerre de Trente Ans. Voilà de quoi décontenancer notre époque addicte aux produits bio – biographies, autobiographies, biopics et dérivés – et rompue au traçage, du CV sur LinkedIn aux puces GPS pour les chiens et les valises. L’anonymat est aujourd’hui un lourd fardeau social, une forme quotidienne d’ostracisme. Se presser pour voir les œuvres d’un artiste qui n’a pas grand-chose à dire de lui-même est un joli pied de nez au vedettariat ambiant.

Le public viendrait-il pour sa peinture ? Avouons qu’elle est assez éloignée des codes de notre modernité. Les « gueuseries » de Georges de La Tour, avec ses vielleurs (joueurs de vielle), ses bagarres de musiciens ivrognes, ses pauvres hères aux dents gâtées (« nos infirmités sont la monnaie de nos grâces », disait Christian Bobin) et ses diseuses de bonne aventure, renvoient moins au mouvement populo-littéraire et anti-écolo d’Alexandre Jardin qu’aux fameux « sans-dents » de François Hollande – l’ex-président de la République française, et non, malheureusement, le célèbre peintre de la Renaissance portugaise Francisco de Hollanda. Quant à ses saints – Jacques, Grégoire, Pierre, Thomas et les autres – ou ses Madeleine pénitentes, notre déchristianisation à marche forcée nous les rend chaque jour plus étrangers. Il faut désormais un cartel explicite pour qu’un vieil homme, les yeux baignés de larmes et accompagné d’un coq, redevienne saint Pierre pour les lointains descendants de François de Malherbe que nous sommes devenus – « Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre / Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre », écrit-il dans Les Larmes de saint Pierre (1587). De leur côté, nos Marie-Madeleine contemporaines, alias saintes MeToo confrontées aux affres du consentement, préfèrent le suréclairage médiatique à la flamme filante de méditations nocturnes, le regard perdu entre les crânes, les miroirs et les livres.

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Pourtant cette peinture silencieuse nous parle, c’est indéniable. Et elle nous parle en partie parce que les personnages de Georges de La Tour ne nous regardent pas. Concentrés sur ce qu’ils font ou accaparés par autre chose qu’eux-mêmes, ils recherchent rarement notre complicité. La femme qui s’épouille a la tête penchée, les yeux fixés sur la puce qu’elle écrase entre ses deux ongles. Saint Jérôme ne nous offre de son visage que ses paupières baissées, absorbé qu’il est dans sa lecture. Saint Jacques le Mineur, besace et bâton de pèlerin à la main, a les yeux mi-clos, le regard vague, et semble déjà loin, moins loin toutefois que saint François, dont l’extase spirituelle révulse les yeux en une vision intérieure. La mère du nouveau-né berce de la nuit de ses pupilles indéchiffrables son enfant emmailloté de lumière. Les vielleurs n’y voient rien, tous aveugles sans doute, pendant qu’un petit chien à leurs pieds regarde, lui, avec effroi, les pierres qu’on leur jette de temps en temps. Le mangeur de pois est trop affamé et sans doute bien malade pour regarder qui que ce soit. Sa femme, il est vrai, nous fixe avec dureté : c’est que nous l’avons interrompue, par notre présence inopportune, au milieu de ce frugal repas de charité. Du Tricheur à l’as de carreau (grand absent de l’exposition) à ceux qui ne trichent pas devant Dieu, l’œuvre de Georges de La Tour est faite de regards en coin, de regards absents, de regards pensifs et de regards impossibles. Aux deux extrémités de l’existence, du premier sommeil du nouveau-né au repos éternel de saint Alexis, les paupières closes sont des langes et des linceuls. Au milieu du gué, les fenêtres de l’âme disent, à voix basse et sans fracas, la misère et la grandeur de l’homme, une misère sans drame et une grandeur sans auréole.

Aujourd’hui, nous sommes habitués à ces mines absorbées, à ces fronts plongeants et cette procession de paupières mi-closes. Dans la rue, on ne croise plus de regards, ou si peu. Les gens se promènent la tête vissée sur un écran. Le visage, passé, au cours de ses représentations successives, du dévoilement de Dieu au dévoilement de la sensibilité puis du je, a cessé de vouloir dire quoi que ce soit de Dieu, de nos sentiments et de nous-mêmes. La mystique des smartphones nous a fait renouer en un rien de temps avec les regards absents du peintre lorrain. À cette différence près, toutefois : la mystique chrétienne faisait la part belle à l’intériorité et la lenteur ; l’hyperconnexion virtuelle, elle, suppose la fin de ces deux anachronismes insupportables, comme le note David Le Breton dans son très bel essai sur La fin de la conversation ? (2024).

Autre élément familier : les bougies. Elles décorent nos maisons et notre Nation. Chez soi, on les choisit parfumées ou sous forme de LED avec de fausses flammes qui tremblotent. Sur nos trottoirs profanés par la barbarie, on les dispose au milieu des fleurs et des nounours. La luminothérapie est un acte civilisationnel fondateur. Dans les œuvres de Georges de La Tour, les bougies ont la beauté fragile des âmes tremblantes, sculptées dans la nuit de l’erreur et du malheur. Si elles ont un parfum, c’est celui de la vie intérieure. Sans peluches et sans bouquets, elles éclairent l’infini des espaces clos.

Au temps de Georges de La Tour, les existences étaient courtes et misérables. Le peintre lorrain perdit d’ailleurs sept de ses dix enfants. La peste, la famine et la guerre décimaient davantage la population que le variant Frankenstein. Les églises n’avaient pas encore été transformées en salles de shoot ou en musée d’art contemporain, ce qui n’empêchait pas le fanatisme religieux de faire rage. En 1610 – Georges de La Tour avait 17 ans –, Ravaillac assassinait Henri IV, ce qui lui valut d’être tenaillé, enduit de plomb fondu et d’huile bouillante, écartelé, ses restes brûlés, sa famille ostracisée, son nom banni. Nos mœurs politico-judiciaires se sont heureusement adoucies : on n’écartèle plus les régicides, on se limite à embastiller les monarques. On ne tue d’ailleurs plus les assassins et saint Badinter est en passe d’être plus connu que saint Pierre. Notre politique culturelle a elle aussi changé. En 1635 – La Tour avait 42 ans –, Richelieu fondait l’Académie française afin de discipliner notre langue. Aujourd’hui sort de l’Académie une chanteuse qui parle à peine français et n’y entre pas un écrivain qui l’écrit mieux que quiconque. La Tour a presque 50 ans lorsque Corneille fait jouer Polyeucte. Vingt ans après sa mort, on publiait les Pensées de Pascal. Quatre cents ans après lui, on va regarder ses tableaux, et les bougies de ses Madeleine illustrent la couverture des œuvres de celui qui écrivait : « À mesure qu’on a de la lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse dans l’homme. » Tout n’est pas perdu.


À voir

« Georges de La Tour : entre ombre et lumière », musée Jacquemart-André. Jusqu’au 25 janvier 2026.

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Le baby sitting? pas question!


Nina (Nora Arnezeder) a de la ressource : physique de top model, championne de natation, secouriste, polyglotte, polyvalente, on comprend son impatience de trouver enfin un job pas payé au lance-pierre, son besoin de changer d’air, son envie de couper les ponts avec sa ville natale, Marseille, cette cradoque cité interlope et bigarrée, de s’éloigner d’une génitrice amerloque (Maria Bello) oppressive et givrée, de prendre ses distances avec Julien (Louka Meliava), son jeune frangin dealer récidiviste qui, tout photogénique qu’il soit,  enchaîne les séjours en taule – il n’a du reste que ce qu’il mérite. Surtout, Nina voudrait échapper au lointain traumatisme qui la hante depuis des années, la mort accidentelle d’une enfant par sa faute, – c’est le prologue de Hell in Paradise.

Un film familial

L’entretien d’embauche de Nina s’avère un succès : il est vrai qu’elle coche toutes les cases, comme on dit en 2025 dans l’argot « Pôle emploi » (entre parenthèses la scène en question est d’une véracité aussi cruelle que tordante). Recrutée comme hôtesse d’accueil au Blue Coral, un hôtel de luxe en Thaïlande, Nina est prête à tout donner d’elle-même. Sauf, tient-elle expressément à préciser (tout en restant évasive sur la raison), une seule condition : ne pas avoir à s’occuper des marmailles : baby sitting, no way !

Voilà posés les jalons de l’intrigue, scénarisée par Karine Silla, à la ville épouse, comme l’on sait, de l’acteur et cinéaste Vincent Perez, et mère de Roxane Depardieu. Réalisé par la Franco-sénégalaise Leïla Sy , très investie dans le hip-hop et les clips – cf. Banlieusards (2019), film co-réalisé avec Kery James, et qu’on peut voir sur Netflix –  Hell in Paradise reste, en somme, un film de famille : sa propre sœur Virginie Silla, la femme de Luc Besson, en est la productrice sous les auspices de Europacorp – elle avait déjà produit Lucy.  

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Cette endogamie est-elle un handicap ? On aurait plutôt tendance à s’en féliciter. La « griffe » Besson, en l’espèce, fournit au film un vernis anti-woke tout à fait bienvenu par les temps qui courent. C’est ainsi que Nina, à son corps défendant, s’y voit confier seule la garde de trois lardons têtes-à-claque, dont un nourrisson vagissant et une fillette plantée sur ressorts, soit la triple portée en bas âge d’un couple dépeint d’emblée comme ontologiquement exécrable : le genre de clients yankees d’autant plus arrogants qu’ils ne vont que par paire, à l’instar des perruches d’élevage. L’abject et couard patron du resort tentera de les amadouer, fût-ce sur le dos de son petit personnel en cage. En vain. Et il arrive, bien sûr, ce à quoi le spectateur, perversement scotché au suspense macabre, était préparé dès l’amorce : la noyade accidentelle de la sale mioche, agonisant dans des moulinets inutiles à la surface d’une ces piscines miniatures de l’immense complexe insulaire, qui plus est à dix mètres d’une vieille femme de chambre qui, faute d’avoir appris à nager, la regarde impuissante du haut de son balcon clamser à petit bouillons dans la tiédeur du bassin d’eau chlorée…

Infernal

A partir de là, le pseudo-paradis se mue pour Nina en concentriques cercles de l’enfer : la fringante et joyeuse trentenaire armée de bonne volonté, célibataire qui proclamait ne pas vouloir, ni procréer, ni s’occuper jamais d’aucun chiard, se voit piégée de tous côtés : en deuil de leur progéniture, les Amerloques ont porté plainte comme de juste contre le Blue Coral, en bons procéduriers avides de compensation en dollars; le staff de l’hôtel se défausse sur ses employés- esclaves ;  la police asiatique corrompue récrit le procès-verbal signé par Nina à ses dépens pour en finir, elle dont le passeport a  été confisqué ; le consul de France, médiocre fonctionnaire faux-derche, plus inopérant que sa cravate;  maman, appelée au secours in extremis, débarque à « Mathara » (le nom fictif de la baronnie tropicale) et ses conseils oiseux ne font qu’empirer la situation ; engagé par Nina, l’intègre et cacochyme avocat du cru est tragiquement éliminé, probablement sous les directives de l’oligarque local détenteur du Blue Coral (parmi quantité d’autres investissements lucratifs) ; riche, véreux et libidinal, l’élégant juge thaï tente quant à lui  le coup du chantage au plan cul, mais il échoue tout de même à violer Nina, car la girl a la dentition carnassière… Etc. etc.

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Sans faire l’économie de désopilantes invraisemblances (comme par exemple, ces coups de fils passés en catimini par l’héroïne à son secourable petit frère au bras long, lequel, derrière les barreaux et à distance, parviendra miraculeusement à la tirer du pétrin !), le divertissement vous projette, de rebondissements en rebondissements, jusque sur une embarcation de fortune où la fuite éperdue de Nina, après bien des angoisses fortement contagieuses dans la salle, trouvera son heureux dénouement, ouf.  Morale de l’histoire : le baby sitting reste un emploi à risques.       


Hell in Paradise. Film de Leila Sy. Avec Nora Arnezeder. France, Etats-Unis, couleur, 2024. Durée : 1h42.

En salles le 26 novembre 2025.

Moyen-Âge: quand les femmes vivaient libres, sans féminisme

C’est bien connu: on adore maltraiter notre Histoire. Les mille ans de monarchie qui précèdent la sacro-sainte Révolution française sont souvent jetés aux oubliettes et avec eux, le Moyen Âge, jugé barbare et patriarcal. On nous répète à l’envi qu’avant 1789, les hommes étaient des brutes et les femmes des soumises.


Lorris Chevalier, docteur en histoire médiévale à l’Université de Bourgogne et conseiller historique de Ridley Scott pour le film Le Dernier Duel, démonte ces clichés dans La Femme au Moyen Âge. Il y montre qu’au contraire, les femmes médiévales écrivaient, gouvernaient, soignaient, commerçaient, enseignaient et créaient. À travers des figures comme Christine de Pisan, Aliénor d’Aquitaine, Pétronille de Chemillé ou Jeanne d’Arc, mais aussi à travers l’analyse des métiers, des arts, des loisirs et de la foi, il dévoile une société étonnamment moderne, où la mixité et la liberté féminine allaient de soi.


Isabelle Marchandier. Dans votre essai, vous brossez le portrait de femmes célèbres :  Aliénor d’Aquitaine, reine et mécène, ou Pétronille de Chemillé, abbesse et architecte de Fontevraud. Or, vous montrez que ces figures ne sont pas des exceptions. Comment pouvez-vous affirmer que la femme au Moyen Âge était pleinement intégrée à la vie économique, politique et spirituelle de la société ?

Lorris Chevalier. L’objectif de mon ouvrage est précisément de dépasser la simple évocation des grandes figures féminines pour s’intéresser aussi aux « petites dames ». Les femmes médiévales ne sont pas cantonnées à la sphère domestique : elles dirigent des abbayes, administrent des domaines, gèrent des entreprises, écrivent, enseignent.

Certaines deviennent de véritables cheffes d’entreprise, notamment dans le commerce international de la laine ou du diamant entre Londres, les Flandres et l’Italie. Quand les maris étaient absents, prisonniers ou morts, les femmes reprenaient naturellement les affaires, sans revendication idéologique mais par pragmatisme et sens du devoir.

Ces réalités économiques apparaissent dans des correspondances familiales, comme Lettres de Paston, précieuse correspondance anglaise du XVe siècle, où l’on découvre des femmes comme Margaret Paston gérer les domaines, traiter avec les créanciers, suivre les procès et assurer la continuité des affaires familiales pendant l’absence des hommes. Ce type de source, encore peu étudié à l’époque de Régine Pernoud, révèle combien la participation féminine à la vie économique et sociale était une réalité ordinaire.

Vous évoquez aussi la mixité des métiers et des arts : les corporations, les troubadouresses, les enlumineuses…  Est-ce à dire que la société médiévale était « inclusive » avant l’heure ?

Le mot « inclusif » est bien sûr anachronique, mais l’idée n’est pas fausse. Quand on évoque le Moyen Âge, on pense souvent à une société d’exclusion. Or, la réalité démontre l’inverse : le travail y était une valeur centrale, et cette morale s’appliquait aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

Celles-ci exerçaient dans tous les domaines : artisanat, commerce, médecine, musique, arts, enluminerie. Citons par exemple Anastaise, la meilleure enlumineuse de Paris, employée par Christine de Pisan pour illustrer La Cité des Dames, ou encore Guillemette de Luys, chirurgienne sollicitée par Louis XI. Et plus haut encore dans la hiérarchie du savoir, Hildegarde de Bingen incarne cette synthèse médiévale entre foi, science et art. Ses conseils de santé, de l’usage de l’épeautre à l’infusion de camomille, résonnent aujourd’hui avec une étonnante modernité.

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Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, prévôt de Paris sous Saint Louis, renseigne sur la place des femmes dans de nombreuses professions, des métiers de bouche à l’artisanat.

Et la corporation joue un rôle majeur : c’est un réseau d’entraide entre l’apprenti et le maître, mais également entre les sexes. Hommes et femmes sont traités également au sein d’une corporation. On estime qu’environ 20% des membres des corporations étaient des femmes, un chiffre remarquable pour l’époque.

Cette reconnaissance se lit aussi dans les loisirs: sur l’échiquier, la Dame devient la pièce maîtresse, libre de tous ses mouvements, miroir d’un monde où la femme n’était pas accessoire, mais force agissante. De la prostituée à la reine, de la marchande à la trobairitz, de la paysanne à la nonne, les femmes occupaient une place importante au cœur de la société médiévale.

Vous consacrez un chapitre au « féminisme médiéval ». En quoi diffère-t-il du néoféminisme contemporain ?

Le féminisme médiéval n’est pas une idéologie, mais une réalité vécue. Il naît dans un contexte difficile, guerre de Cent Ans, famines, épidémies, où les femmes tiennent tête à l’adversité.

Christine de Pisan s’inspire notamment de Jeanne d’Arc pour défendre la cause féminine.

Elle exalte la dignité des femmes non par revendication, mais par élévation morale. Dans La Cité des Dames, elle s’adresse à toutes les femmes, sans distinction de rang social, et promeut une solidarité féminine fondée sur la transmission du savoir, la vertu et la responsabilité partagée.

Un fait historique l’illustre : plusieurs grandes dames tentèrent de venir en aide à Jeanne d’Arc lors de son emprisonnement et de son procès inique, mené par un tribunal d’hommes souvent corrompus, à l’image de l’évêque Cauchon. Christine de Pisan ne prête ni vertu absolue aux femmes ni vice perpétuel aux hommes : la valeur réside dans les actes et les œuvres de chacun, homme ou femme, qui doivent « tenir vertu » malgré une société divisée par la guerre. Dans la pensée médiévale, l’opposition n’est pas entre hommes et femmes, mais entre vice et vertu. Par ailleurs, dans les milieux aristocratiques du Moyen Âge central, la femme incarne souvent cette « vertu de distinction », se démarquant du vulgaire et du laid par la mode, le soin du corps, les recettes de beauté et les arts élégants, comme la fauconnerie où sa présence est marquée. Le Moyen Âge, en ce sens, propose une vision complémentaire et harmonieuse, où la femme élève par sa présence plutôt qu’elle ne s’affirme par la confrontation.

Vous vous inscrivez en faux contre Georges Duby, qui a longtemps dominé la vision universitaire du Moyen Âge. Votre approche rejoint celle de Régine Pernoud, pionnière dans la réhabilitation des femmes médiévales. Pourquoi reste-t-elle si méconnue ?

L’intérêt pour la femme médiévale n’est pas nouveau : Jules Michelet, dès son Histoire de la sorcière, s’y intéressait déjà, mais son récit comportait de nombreuses erreurs, parfois volontaires, liées au contexte politique du XIXᵉ siècle. Depuis, les sources se sont multipliées et la recherche historique a beaucoup progressé : on sait désormais que les femmes ont joué un rôle essentiel dans la société médiévale.

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Régine Pernoud, dont je me réclame volontiers, fut une véritable pionnière : elle a su redonner visage et dignité à ces femmes, dans toute leur diversité. Mais ses intuitions ont souvent été marginalisées par un certain académisme, encore attaché à la lecture de Georges Duby, qui a contribué à figer l’image d’un Moyen Âge misogyne.

Mais vous rappelez aussi que cette vision déformée du Moyen Âge ne vient pas seulement des historiens modernes : elle s’est forgée dès les époques qui ont suivi, d’abord à la Renaissance, puis surtout sous les Lumières.

Oui, l’idée d’un Moyen Âge oppresseur vient largement des siècles suivants, qui ont eu besoin d’un épouvantail historique pour exalter leur propre modernité.

Le droit de cuissage, par exemple, n’a jamais existé : aucun texte, aucune charte ne mentionne un tel privilège. C’est une invention littéraire, popularisée au XVIIIᵉ siècle par Voltaire, Beaumarchais ou Mozart, pour ridiculiser les seigneurs. Jules Michelet lui-même, au XIXᵉ siècle, reprend cette légende en lui donnant un vernis d’autorité historique, sans citer la moindre source.

De même, la ceinture de chasteté relève plus du pur fantasme que de la réalité historique.

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La seule trace connue figure dans un traité d’ingénierie militaire du XIVᵉ siècle, parmi d’autres croquis imaginaires d’armes et de machines : l’image n’est accompagnée d’aucune légende et ne prouve rien.

Ces légendes sexistes ont forgé l’idée d’une femme féodale enfermée, soumise, humiliée, alors qu’en réalité, le Moyen Âge fut l’une des périodes les plus libres pour les femmes avant l’époque contemporaine.

Dans le chapitre consacré à l’amour, vous montrez que le Moyen Âge valorise un amour courtois, c’est-à-dire choisi, fondé sur la vertu, l’épreuve du mérite et la réciprocité. Peut-on dire que cet amour courtois a inventé le consentement amoureux, bien avant qu’il ne devienne une revendication néo-féministe ?

Plus qu’un simple thème littéraire, la courtoisie agit sur la société et façonne les mœurs. La courtoisie naît au même moment que la théologie chrétienne du mariage, qui repose, fait essentiel, sur le consentement mutuel des époux, contrairement à d’autres civilisations où l’union n’est qu’un contrat juridique. Cette vision nouvelle de l’amour irrigue la littérature arthurienne : la dame y est élevée sur un piédestal moral, modèle de vertu et d’exigence. Dans Le Chevalier de la charrette, Lancelot doit traverser le pont de l’épée, affronter la douleur et la honte pour mériter l’amour de Guenièvre. L’homme ne possède plus la femme : il se transforme par elle. C’est une véritable éthique du mérite et du respect, qui fonde l’amour sur la réciprocité et la vertu, non sur la domination. Même dans La Quête du Graal, la femme accompagne la conversion du chevalier : elle devient guide spirituelle, miroir de son intériorité. Ainsi, bien avant nos débats modernes, le Moyen Âge avait déjà inventé le consentement amoureux, compris comme une épreuve de liberté et de perfection mutuelle. Comme le disait Malraux, « l’homme imite l’art » : ici, la littérature a façonné la vie.

Si vous battez en brèche les stéréotypes progressistes qui font de la femme une victime soumise à un ordre patriarcal, vous n’en proposez pas pour autant une vision idéalisée. Vous montrez aussi des figures de femmes violentes, criminelles, transgressives. Que révèlent-elles du Moyen Âge ?

Il ne s’agit pas de romantiser ou d’idéaliser le Moyen Âge, mais de restituer la vérité d’une époque où la femme était pleinement actrice de son destin, dans la lumière comme dans l’ombre.

Certaines furent saintes, d’autres voleuses, parfois meurtrières. Les archives judiciaires d’Abbeville ou de Dijon montrent par exemple des femmes impliquées dans des vols de bijoux ou de vêtements de luxe, non par misère mais par goût du risque ou de la parure. Les tribunaux les jugeaient comme les hommes, sans traitement discriminatoire.

Mon but n’est pas de fabriquer une mythologie, mais de rappeler cette complexité : au Moyen Âge, les femmes n’étaient ni victimes ni déesses, simplement humaines, et c’est ce qui les rend passionnantes.

423 pages.

La femme au Moyen Âge

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Manhattan sous influence

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Quels sont les premiers pas du nouveau maire socialiste dans la ville qui incarne, plus que toute autre, le capitalisme ? Les positions qu’il adoptera à New York, comme sur la scène politique nationale, pourraient s’avérer déterminantes pour la manière dont la prochaine génération américaine percevra Israël, analyse Richard Prasquier dans son texte.


Il y a treize mois, lorsque Donald Trump remportait la victoire, Zohran Mamdani était un inconnu. A l’Assemblée de l’Etat de New York, il représentait la 36e circonscription, le quartier Astoria du Queens de l’autre côté de l’East River, vieux quartier ouvrier gréco-italien aujourd’hui boboïsé et devenu un laboratoire du progressisme avec une population du sous-continent indien et du Moyen Orient.  Pas de Juifs, ils sont ailleurs dans le Queens ou plus loin à Brooklyn. Parmi eux, les quatre cent mille hassidim, dont les Habad, les Bobov, les Belz et surtout les Satmar très antisionistes avec une fraction desquels Mamdani s’est fait photographier.

Auparavant conseiller en prévention de saisies immobilières, et donc proche des familles à faibles revenus, Zohran Mamdani est membre du DSA[1], un mouvement socialiste à l’intérieur du parti démocrate, où il a le vent en poupe depuis la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016. Le DSA a deux chevaux de bataille. Le premier est la justice sociale. Le second est la haine d’Israël. Sa figure de proue, Alexandria Ocasio-Cortez, la célèbre AOC, a été considérée comme insuffisamment antisioniste et n’est plus membre du mouvement.

Chers loyers

A New York, c’est le logement qui est au centre des préoccupations populaires. L’impôt foncier finance les écoles, la police, les pompiers et la voirie; de ce fait, les abattements fiscaux que l’Etat a consentis dans les années 70 pour relancer une construction alors atone ont manqué aux ressources à distribuer, ce qui a détérioré la qualité des services. Aujourd’hui, autre difficulté, alors que la population de New York a recommencé d’augmenter, notamment par l’immigration, la rareté des terrains disponibles entraine une pénurie et une hausse considérable des prix.

En outre, dans cette ville où beaucoup de loyers sont régulés, leur contrôle voire leur gel a été pour plusieurs maires une tentation séduisante, mais les propriétaires particuliers revendaient leurs immeubles devenus peu profitables à des compagnies qui les rentabilisaient en immobilier de luxe. Le résultat fut une gentrification de la ville avec une crise des services publics qui affecte les plus démunis. Là est le noyau de la campagne de M. Mamdani et la clé de son succès.

Il s’est révélé un candidat charismatique, suivi par des milliers de partisans enthousiastes qui ont diffusé de porte à porte la bonne parole: ayant commencé sans la moindre chance de succès, il est un an plus tard le maire socialiste de la ville qui symbolise le capitalisme.

Mais il est aussi le maire anti-israélien de la plus grande ville juive du monde; 15% de Juifs sur quatre millions d’électeurs inscrits.

La Palestine, question centrale

M. Mamdani l’a dit à plusieurs reprises, la cause palestinienne est centrale à son identité. Dès 2014, il avait fondé dans son collège une antenne du mouvement Students for Justice in Palestine, réclamé le boycott des universités israéliennes et fait la promotion du mouvement BDS. 

Son père est un célèbre anthropologue ougandais d’origine indienne, chiite ismaélien comme une partie de l’élite indienne émigrée vers l’Afrique de l’Est sous l’empire britannique, il a été jusqu’à sa retraite professeur à Columbia, spécialiste du néocolonialisme dans la lignée de Frantz Fanon. Pour Mahmoud Mamdani, les violences des colonisés ne font que reproduire celles du colonisateur et pour Gaza, un sujet sur lequel il a aussi écrit, il estime que c’est Israël qui est à blâmer pour les violences du Hamas. CQFD…

Mamdani prétend que c’est Nelson Mandela, admiré pendant son enfance alors que son père enseignait à Capetown, qu’il a compris ce qu’était la lutte contre l’impérialisme et la place des Palestiniens dans ce combat. Mais c’est probablement surtout chez son père et Edward Said, l’ami de celui-ci à Columbia, qu’il s’est forgé sa vision du monde. Quant à sa mère, une cinéaste célèbre d’origine indienne mais non musulmane, elle a des liens au moins culturels avec le Qatar…

Le 8 octobre 2023, le jour qui suit le massacre, Mamdani, qui n’a pas encore entamé sa campagne électorale, écrit un tweet révélateur où il « pleure les centaines de personnes tuées en Israël et en Palestine ». Déploration universelle, aucune critique du Hamas. Nous savons quoi penser de ces discours englobants et faussement empathiques. 

Le lendemain, le 9 octobre, Mamdani prend la parole; c’est à Times Square, au cours d’une manifestation promue sinon organisée par le DSA, son mouvement, manifestation ignoble où on a beaucoup plaisanté sur le massacre des Israéliens. Mamdani reste dans des généralités ambiguës sur la nécessité de continuer la lutte…

Plus tard pendant sa campagne, il s’est dépeint en pacifiste opposé à toutes les violences, y compris celles du Hamas, et a déclaré du bout des lèvres et sous conditions qu’il acceptait l’existence d’Israël.  Mais il suffit d’écouter le rabbin Amiel Hirsch de New York qui, plein d’espoir, l’avait approché avec ses collègues libéraux pour créer des ponts avec lui et qui a constaté que la vérité de l’homme est malheureusement dans un rejet existentiel d’Israël, celui que résument les deux phrases  «de la rivière à la mer» et «globaliser l’intifada». Tel est le si sympathique Zohran Mamdani. 

Solutions faciles et illusion humaniste

Chez des électeurs en précarité économique, étranglés par le prix des loyers, furieux contre le coût des transports et de l’alimentation, en colère contre les insuffisances de l’école et des services de santé et ressentant par ailleurs des discriminations du fait de leur origine ethnique, le succès de la candidature de Mamdani est logique: un homme jeune, compétent et empathique leur proposant des solutions faciles à comprendre qui vont changer leur vie. Les positions de Mamdani par rapport au conflit israélo-palestinien ne sont évidemment pas leur souci essentiel. Il est à remarquer néanmoins que du fait de l’efficacité du battage médiatique propalestinistien, la notion de convergence des luttes leur devient de plus en plus naturelle. Une des grandes victoires du nouveau maire de New York est malheureusement d’avoir contribué à renforcer ce lien aux yeux du public. Ceux qui craignaient que son hostilité à Israël ne nuise à sa campagne n’ont peut-être même pas eu besoin de s’inquiéter !

Pour les personnalités politiques de New York qui n’avaient jamais caché leur judaïsme et leur soutien à Israël (Chuck Schumer, Jerry Nadler, le contrôleur de la ville Brad Lander entre autres), ils se sont sentis obligés de composer et, avec des intensités diverses et des critiques plus ou moins virulentes, plutôt moins que plus, ils ont «endossé» la candidature de Zohran Mamdani. Ils témoignent de l’affaiblissement de l’aile classique et modérée du camp démocrate dont, suivant un processus bien connu en politique, les coups de boutoir de l’administration Trump risquent d’accélérer la progressive marginalisation. Il n’est que de constater les critiques qui ont été émises envers Chuck Schumer, chef de la minorité démocrate au Sénat des Etats Unis, jugé responsable par sa faiblesse de la défection de huit sénateurs qui a permis un accord de sortie mettant fin à la fermeture partielle du gouvernement fédéral, la plus longue de l’histoire américaine. L’anti-trumpisme radical s’accorde tellement bien avec l’antisionisme radical.

La victoire de Mamdani est une lourde défaite pour le judaïsme new yorkais. Un tiers des électeurs juifs ont pourtant voté pour lui. Parmi eux, il y a les compagnons de route du pire, Jewish Voice for Peace et ses émules, quelques membres des Satmar (une partie de la branche dite aronienne), et ceux, nombreux,  qui ont toujours voté pour le candidat démocrate quel qu’il fût et qui auraient estimé que voter contre lui aurait été une trahison de leurs traditions familiales. Il y a ceux qui ne pouvaient pas voter pour M. Cuomo, bien qu’il eût été l’un des meilleurs gouverneurs de l’époque du Covid, parce qu’il est catalogué comme harceleur sexuel, alors qu’il n’a jamais été condamné et que le détail des accusations portées contre lui — aux yeux d’un observateur européen un peu (trop ?) indulgent à l’égard du « beaufisme » culturel de la génération passée — relève d’une remarquable insignifiance. Il y a aussi ceux qui privilégient la défense des opprimés à la survie d’un Israël dont ils n’apprécient pas le gouvernement.

Il y a enfin le plus inquiétant, les jeunes Juifs qui ont voté en majorité pour Mamdani par illusion humaniste. C’est là que réside l’avenir du judaïsme américain et de sa relation avec Israël. C’est là qu’il lui est urgent de se reprendre. C’est là que, par contraste, le judaïsme français se trouve probablement en meilleure posture.

Je n’ai pas compétence à savoir si les solutions économiques de M. Mamdani pourront s’appliquer et si elles seraient efficaces. Beaucoup considèrent qu’elles entraîneront un marasme économique avec une fuite des élites en dehors de la cité. D’aucuns pensent même que des pays comme le Qatar seraient heureux de prendre les places laissées vides. Il en est qui estiment au contraire que Mamdani saura intelligemment négocier avec les autres décideurs tels la gouverneure de l’Etat de New York, dont l’accord lui est indispensable pour la plus grande partie des réformes qu’il propose. Quant au bras de fer qui se prépare avec l’administration Trump, certains pensent qu’il lui sera fatal. D’autres espèrent ou redoutent qu’il ne le légitime encore plus aux yeux de l’opposition au président américain.

Il est sûr que la campagne de renouvellement pour le poste de gouverneur de l’Etat de New York sera agitée et la très active Elise Stefanik, une alliée de Donald Trump qui s’est rendue célèbre au Congrès américain par ses questions incisives  aux présidentes  de prestigieuses universités américaines au sujet de l’antisémitisme sur les campus, espère devenir contre Kathy Hochul, l’actuelle gouverneure, la première républicaine à ce poste depuis plus d’une génération.

A lui seul Mamdani ne peut pas prendre de décisions qui nuisent politiquement à Israël. Il ne peut pas par exemple, quoi qu’il prétende, faire arrêter M. Netanyahu si celui-ci vient à passer à New York : c’est là un privilège fédéral. 

Il est par ailleurs trop intelligent pour laisser filer sans réagir un antisémitisme d’origine propalestinienne trop voyant. Quelles que soient ses pensées à ce sujet, il n’a jamais été mis en situation flagrante d’expressions antisémites et il veillera à son image consensuelle parce qu’elle sert ses objectifs antisionistes.

Mais il fera tout pour nuire à Israël sur le plan idéologique, culturel et si possible commercial. Il ne manque ni de créativité, ni de détermination et ses soutiens populaires, intellectuels et artistiques sont nombreux. Les amis d’Israël à New York et au-delà ne pourront pas rester passifs devant le narratif antisioniste et « génocidaire » qu’il cherchera à banaliser. Mamdani peut jouer un rôle majeur dans le regard de la prochaine génération américaine envers Israël et chacun comprend comme ce regard est important.


[1] Socialistes démocrates d’Amérique

Penser le climat sans apocalypse: la leçon de Bill Gates

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Le fondateur de Microsoft estime qu’il ne faut pas se focaliser uniquement sur la réduction des émissions et la température


Il y a quelques années encore, Bill Gates tenait un discours alarmiste sur le réchauffement climatique. Dans son livre Climat. Comment éviter un désastre (2021), il le présentait comme l’un des plus grands périls de notre temps et appelait à une mobilisation mondiale pour prévenir une catastrophe planétaire.

Mais, à la veille de la récente COP30, le fondateur de Microsoft a publié sur son site Gates Notes un texte au ton sensiblement différent. Sans minimiser la réalité du réchauffement, il s’en prend désormais aux prophéties d’effondrement qui annoncent « la mort de l’humanité ». Cette inflexion n’a pas échappé à Donald Trump, qui s’en est aussitôt félicité sur son réseau Truth Social : « Bill Gates a finalement admis qu’il avait complètement tort sur la question [climatique]. » Une lecture pour le moins trompeuse. Gates n’a nullement renié les conclusions des recherches actuelles sur le climat : il reconnaît pleinement que le réchauffement climatique aura des effets délétères, en particulier pour les plus pauvres. Mais il souligne qu’il n’entraînera pas la disparition de l’humanité et rappelle que « même si le changement climatique touchera davantage les pauvres que quiconque, pour la grande majorité d’entre eux, ce ne sera pas la seule ni la plus grande menace pour leur vie et leur bien-être. Les plus grands problèmes restent la pauvreté et les maladies ».

Il en conclut que la lutte contre le réchauffement climatique ne doit pas se faire au détriment de celle contre ces fléaux, qui se combattent, précise-t-il, par l’innovation technologique et la croissance économique. Cette position a indigné de nombreux militants, prompts à y voir une dangereuse banalisation de la situation climatique. Pourtant, force est de reconnaître que Gates marque un point : aujourd’hui encore, on meurt davantage de pauvreté et des maladies associées que de chaleur et même d’événements météorologiques extrêmes. Il a donc le mérite de rappeler que le réchauffement climatique n’est pas la seule urgence et qu’il serait absurde de le combattre au prix d’un monde plus pauvre.

🎙️ Podcast: Libération de Boualem Sansal; commémoration de l’attentat du Bataclan

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Avec Ivan Rioufol et Jeremy Stubbs.


La libération de Boualem Sansal est une très grande nouvelle. Mais le fait qu’il a fallu l’intervention de l’Allemagne pour qu’elle se produise est, pour Ivan Rioufol, le signe d’une déroute de la diplomatie française. Le président Macron a eu tort de dire que l’écrivain avait été « gracié », car étant innocent de tout crime, il ne pouvait pas être gracié. Avec une très grande mauvaise foi, la gauche et le centre ont prétendu que, jusqu’ici, l’obstacle à cette libération était l’attitude combattive de l’ancien ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Pourtant, l’approche préconisée par ce dernier n’a jamais été adoptée. Dans ses relations avec l’Algérie, il faut plutôt que la France quitte cette posture angélique et naïve et se montre moins capitularde.

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Cette semaine a vu aussi la cérémonie de commémoration des dix ans des attentats du 13 novembre 2015. Le gouvernement semble toujours manquer de lucidité concernant l’islamisme qui, aujourd’hui, a fini par prendre racine en France. On doit néanmoins reconnaître que le président de la République, malgré les envolées lyriques assez prévisibles de son discours, a désigné clairement l’ennemi : le terrorisme djihadiste.

«La Walkyrie» à l’Opéra de Paris: Wagner trahi!

Une distribution exceptionnelle, une réalisation scénique navrante d’insignifiance : à l’Opéra de Paris la médiocrité de la mise en scène de La Walkyrie profane l’éblouissante prestation vocale des interprètes.


Mais de quelle rage souffrent donc les metteurs en scène engagés par l’Opéra de Paris pour s’emparer des ouvrages wagnériens afin de les saccager sans scrupules, de dénaturer l’essence même des livrets et des partitions, de ridiculiser ou de trahir leurs personnages, de gommer systématiquement, ici le merveilleux chrétien, là le souffle des mythes germaniques, de conduire enfin le spectateur à devoir fermer les yeux pour ne pas avoir à subir tant d’imbécillités et d’incohérences accumulées ?  

Qui sont-ils ces tâcherons galonnés se faisant les dents sur un Wagner qu’ils paraissent haïr en demeurant imperméables à sa musique, qui doivent se penser audacieux et iconoclastes quand ils ne sont que pitoyables et ridicules ? Qui n’ont le plus souvent ni le talent, ni l’envergure intellectuelle pour incarner les révolutionnaires qu’ils aimeraient tant être ?

Les faux prophètes

Saison après saison, l’Opéra de Paris semble s’être fait une spécialité de ces faux prophètes qui semblent n’avoir pris connaissance des ouvrages dont ils ont la charge qu’au moment de la commande. Parsifal, Lohengrin, une précédente et calamiteuse production de la Tétralogie, et tout récemment encore L’Or du Rhin en ont été les victimes expiatoires. Sous couvert de visions apocalyptiques ou de lectures politiques qui sont depuis longtemps la tarte à la crème des ennemis jurés du wagnérisme, on accumule les clichés en vogue dans leur monde semi cultivé. On avance, pour justifier les réalisations les plus horripilantes, des arguments de notaires voltairiens ou d’histrions marxistes afin de ne servir jamais que les propres obsessions des metteurs en scène, et cela à grand renfort de professions de foi messianiques.   

Ce qui est sûr, c’est que la plupart d’entre eux paraissent ne rien comprendre à l’univers wagnérien et trahissent allégrement la musique. Il ne faut effectivement pas se bercer d’illusions sur leur savoir artistique et musical. Bien souvent, ils n’ont construit leur identité que par l’outrance ou la dérision. Et leur analyse sur des idées fumeuses, mais qui ont l’heur d’être dans l’esprit du temps.

Ils semblent n’apprendre à connaître les ouvrages qu’ils vont devoir mettre en scène qu’au moment où on a la faiblesse de leur en passer commande. Et faute de s’être pénétrés durant des années d’une musique qui n’aura jamais mûri en eux, ils n’en offrent le plus souvent qu’une écoute immédiate, superficielle et convenue. Ils ne sont en réalité que les thuriféraires d’un nouvel académisme où le concept foireux ne fait rien d’autre que de remplacer les peaux de bête des héros barbus d’autrefois et les casques ailés de plantureuses walkyries.

Bancale, incohérente, anecdotique

Avoir commandé la réalisation scénique de l’ensemble du Ring à l’Espagnol Calixto Bieito qui avait à peu près réussi une mise en scène de Carmen en 2017, c’est un peu comme si l’on avait donné la direction d’un restaurant étoilé à une ménagère sévillane sachant réussir un gazpacho andaluz.

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Sa mise en scène de La Walkyrie ne mérite pas qu’on s’y attarde longtemps. Elle est trop bancale, trop incohérente, trop anecdotique. Ennuyeuse et sotte en deux mots, mais de cette sottise savantasse qu’on porte haut et fier en se donnant le sentiment d’enrichir l’univers wagnérien de conceptions radicalement nouvelles. Déjà la mise en scène de L’Or du Rhin, et en plus lourdingue encore, portait toutes les incongruités dont on est accablé dans La Walkyrie. Ce décor énorme et sans grandeur, ces masques à gaz, ces bonbonnes d’oxygène et ces tuyaux hideux qui prétendent dénoncer une apocalypse à venir ou déjà survenue : ce n’est même plus révoltant, car on peut avoir vu pire encore, mais cela végète à un niveau dérisoire de déjà vu cent fois. 

Entre martien égaré et grenouille verte

A la tête de l’Orchestre de l’Opéra, magnifique d’homogénéité, Pablo Heras-Casado est parfaitement éloquent dans les registres du lyrisme ou de la tendresse. Curieusement, toutefois, au cours des pages les plus épiques de La Walkyrie, la noire tempête du prologue, l’angoissante approche de Hunding au deuxième acte ou la folle chevauchée des filles de Wotan, il manque singulièrement de souffle et de puissance. Curieusement, parce qu’on ne peut imaginer qu’une telle puissance dramatique ne puisse fouetter davantage le sang d’un chef d’orchestre talentueux.

Les artistes lyriques ont-ils conscience de ce que l’on leur fait faire en tant qu’acteurs ? S’il est difficile de les imaginer se sortant indemnes d’une production qui accumule les clichés, les contorsions inutiles, cette vaine et perpétuelle agitation derrière laquelle un metteur en scène croit pouvoir masquer son impuissance, il est plus douloureux encore de voir les rôles féminins, les trois principaux surtout, desservis par des costumes pensés et voulus laids, alors que celles qui en  sont affublées déploient des voix magnifiques : Sieglinde en gros godillots et robe informe de ménagère allemande pauvre, Brünnhilde sous une énorme crinoline couleur saphir, puis dans des collants qui n’occultent rien de ses proportions hors-normes, Fricka en Belphégor de feuilleton et en tunique bleu électrique, alors que les huit walkyries, avec leurs tenues et leurs masques à loupiottes couleur d’absinthe, tiennent à la fois du martien égaré et de la grenouille verte.

Photo: Herwig Prammer / OnP

Des voix somptueuses

Il n’était pas nécessaire d’imposer à la Brünnhilde de Tamara Wilson cet air de bonne grosse fille un peu simple qui la fait ressembler à Bécassine débarquant chez Madame de Grand-Air, alors que le livret la chante en héroïne sublime. Ni de lui imposer une sourde confrontation avec Siegmund évoquant une lutte entre sumos. Ni de camper la Sieglinde d’Elza van den Heever tenant en joue un Siegmund tout pantelant avec une méfiance haineuse de fermière texane suprémaciste face au métèque de passage. Ce sont des gadgets imbéciles qui ne font que confirmer le manque d’ampleur des concepteurs de la mise-en-scène. Cependant, l’interprète de Hunding, Günther Groissböck, se révèle être un remarquable acteur, sans qu’on sache s’il doit cela à son seul talent ou à une subite lueur apparue dans le cerveau du démiurge. Son personnage fascisant est terriblement inquiétant tout autant que misérable. Et l’une des rares facettes intéressantes de la mise en scène est la façon appuyée dont on dénonce la violence faite aux femmes : violence physique de Hunding s’exerçant sur Sieglinde, mais aussi violence arbitraire du maître suprême, Wotan, sur sa fille préférée. Il est vrai que c’est dans l’air du temps et que ce n’est peut-être là que pour se montrer politiquement correct. Toutefois cette violence confère à la mise en scène quelque chose de sombre et de désespérant qui confère plus de poids encore à la détresse de Sieglinde avant qu’elle ne rencontre Siegmund, son frère et amant, puis à celle de Brünnhilde que son père veut punir en livrant son corps de vierge combattante au premier venu.

Uniformément magnifiques de bout en bout de l’ouvrage, Elza van den Heever et Tamara Wilson parviennent au sublime. L’une au moment où Sieglinde se sépare de cette sœur inconnue qui l’a sauvée, l’autre quand Brünnhilde, d’un dernier cri déchirant, parvient à infléchir Wotan. Ce dernier, interprété superbement ce soir de première par Christopher Maltman, est aussi victime d’une direction d’acteur qui ne grandit pas le personnage. Il sera malheureusement remplacé lors des autres représentations par le titulaire du rôle, Iain Paterson, qui n’a guère brillé dans L’Or du Rhin.

Face à Sieglinde, à Hunding, à Brünnhilde, le Siegmund de Stanislas de Barbeyrac est d’une vaillance sans faille. Même s’il mériterait que s’affine encore son jeu théâtral, sa voix admirable, puissante et douce, module aussi bien la détresse absolue que la félicité fugace, le courage autant que la tendresse. Il rejoint l’héroïque cohorte des grands interprètes du plus beau et du plus attachant des personnages du Ring.

La Walkyrie. Opéra de Paris-Bastille. Jusqu’au 30 novembre 2025

Deux nouveaux Immortels

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DR.

L’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement.


L’Académie française, fondée sous le cardinal de Richelieu, en 1634, fait partie de ces quelques piliers sur lesquels repose le français moderne, avec la Défense de Du Bellay et l’édit de Villers-Cotterêts. L’institution est magnifique : elle consolide notre langue, elle la régule, elle la met au pas. En fixant les règles de la grammaire et de l’orthographe, en définissant la syntaxe, elle a donné à nos lettres une assise d’airain, support de nos plus beaux poèmes et de nos plus grandes œuvres. Elle a contribué à l’unité nationale, elle est l’une des clés de notre culture commune. Ainsi, François Villon et Pierre de Ronsard, nés à cent ans d’intervalles, parlent deux langues différentes ; mais nous lisons Molière et Racine dans le texte, car à partir du dix-septième, et grâce à l’Académie, la langue ne varie plus.

Quelle histoire !

L’Académie française est de ces fondations qui contribuent à notre sentiment d’appartenir à quelque chose de commun — qui nous rassemble au lieu de nous diviser —, et son prestige n’a d’égal que sa longévité. On ne compte plus ses grands noms : au hasard, Boileau, Montesquieu, Yourcenar, Barrès, Paulhan, Lamartine, Rostand, Musset, Habert, d’Ormesson, Hugo, Corneille, Senghor, Chateaubriand, Perrault, La Fontaine, Pagnol, Maurois, Renan, Vigny, Bourget, Fénelon, La Bruyère, Bossuet, Thiers, Valéry. La liste fait tourner la tête, et j’en oublie des quantités ! — aujourd’hui encore, l’Académie compte parmi ses membres Alain Finkielkraut, François Sureau, Antoine Compagnon, et bien d’autres du même talent.

A lire aussi, Eric Neuhoff: «J’espère aussi pouvoir défendre le roman contre l’autofiction, à l’Académie française!»

Bien sûr, elle s’est souvent trompée. Trop de noms tombés dans l’oubli figurent dans la liste des Immortels alors que tant de nos écrivains, qui eussent mérité d’y être et parfois même ont proposé leur nom, ont été dédaignés. Balzac a candidaté : il a obtenu moins de cinq voix, dont celles de Victor Hugo et d’Alfred de Vigny. Si l’élection se faisait au poids des voix, écrit André Maurois dans son Prométhée, Balzac eût été élu ; hélas, elle se fait au nombre seul : l’Académie préféra l’auteur d’une histoire de la ville de Naples qui n’aura pas passé l’épreuve du temps… erreur impardonnable ! Quatre fois, elle a rejeté la candidature de Théophile Gautier ; et en 1894, entre Verlaine, Zola et José-Maria de Heredia, elle a honoré le troisième au détriment des deux autres (!).

Se serait-elle amendée ? Voici qu’elle vient d’élire Éric Neuhoff (fauteuil n° 11) et Florian Zeller (fauteuil n° 14), à la succession de Gabriel de Broglie et d’Hélène Carrère d’Encausse. Deux choix que l’on ne peut qu’applaudir, tant ils semblent mérités. Éric Neuhoff, pétri d’érudition et qui, bon Français, ne craint pas la polémique (mais en France, notait Jean d’Ormesson dans sa biographie de Chateaubriand, la polémique a toujours été très favorable aux écrivains), est aussi l’auteur de quelques romans formidables, et de beaucoup de critiques justes et convaincantes ; Florian Zeller, dramaturge à succès que l’on ne présente plus, réalisateur non moins excellent, dont les œuvres touchent aux sujets les plus tabous mais aussi les plus réalistes, fait rayonner notre langue et notre littérature dans le monde entier. Si le cinéma se veut l’art majeur de notre époque, comme le dix-neuvième fut le triomphe du roman, l’Académie, une fois n’est pas coutume, a voté fort judicieusement. Elle eût pu se compromettre en cédant aux sirènes des auteurs à succès ; ces auteurs, elle ne les a pas non plus méprisés, par une espèce de pédantisme qui eût été inutile et vain. Sans primer les machines à faire des ventes, elle a distingué deux grands noms, qui ne sont pas des poètes de tour d’ivoire.

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A quand Houellebecq ?

Je ne sais si Michel Houellebecq a présenté sa candidature. Oserais-je militer en sa faveur ? Son réalisme brutal entre à plein dans notre tradition littéraire : Houellebecq dit le vrai, ce vrai de Balzac sur la femme de trente ans, ce vrai de Maupassant sur l’amour (un piège de la nature, pour forcer la reproduction), ce vrai de tant d’autres, de La Bruyère, de La Rochefoucauld, de Zola, ce vrai qui nous offusque. Ce qu’écrit Houellebecq nous révolte : ce qu’écrit Houellebecq, c’est nous, dans toute notre petitesse. Il fait sa littérature en trompe l’œil, comme Zeuxis peignait des raisins avec une telle précision que les oiseaux venaient les becqueter. Ses romans sont des miroirs : ils nous montrent : nous ne sommes pas beaux à voir. Si Houellebecq restera dans l’histoire de nos lettres (l’un des rares) c’est parce que l’on comprendra l’époque en lisant ses romans, comme on comprend le dix-neuvième en lisant Balzac, « créateur du monde moderne » (B. Cendrars). Et quelle époque : pornographique et consumériste, industrielle, libertaire et globalisée, décadrée, déprimée. Quelle tristesse, et quelle vérité, des Particules élémentaires à Anéantir, en passant par La Carte et le territoire !

© Martin Meissner/AP/SIPA Numéro de reportage : AP21680542_000002

Écrits sur la littérature, I (14 février 2021 – 19 juin 2023)

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Un nouveau volume de la Pléiade consacré à Philip Roth

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L'écrivain américain Philip Roth photographié en 1993 © Joe Tabbacca/AP/SIPA

Philip Roth ne se démode pas, au contraire.


Les éditions Gallimard continuent la publication des œuvres complètes de l’écrivain américain Philip Roth dans la prestigieuse collection de la Pléiade. Le volume qui sort concerne la période 1993-2007 de l’écrivain, au cours de laquelle quatre romans majeurs de lui ont été publiés : Opération Shylock (1993), Le Théâtre de Sabbath (1995), Le Complot contre l’Amérique (2004) et Exit le fantôme (2007). Le romancier est alors dans la plénitude de son génie romanesque et donne libre cours derechef à son imagination la plus débridée.

Ce sont des œuvres qui, pour la plupart, ont créé des polémiques, notamment Opération Shylock, sur Israël. Le journaliste Marc Weitzmann, ami français de longue date de Roth, a confié dans un récent essai que ces romans du maître de Newark étaient parmi ses préférés. Les retrouver rassemblés dans une Pléiade aujourd’hui est une heureuse surprise, même pour ceux qui les ont déjà lus.

La Pléiade, une collection de référence

Personnellement, j’aime assez cette collection de la Pléiade, censée honorer les grands auteurs classiques ou contemporains. On peut ne pas être d’accord avec certains des choix effectués, mais on trouvera toujours une raison de se féliciter de disposer, en cas de besoin, d’un exemplaire à portée de main. La Pléiade met en valeur ses auteurs, les fait entrer par la grande porte dans l’histoire littéraire. L’appareil critique de préfaces et de notes, dû aux meilleurs spécialistes, donne une confirmation objective à ce sacre éditorial. J’ai entendu certains lecteurs contester la taille des caractères, qu’ils jugent illisibles ; ou bien l’utilisation du papier bible… D’autres y voient des objets de pure bibliophilie, au cuir manquant d’épaisseur, bons tout juste à décorer une bibliothèque. C’est peut-être la rançon du succès. Posséder son écrivain préféré en Pléiade reste, malgré tout, une nécessité, pour marquer le coup. Tous les goûts sont d’ailleurs représentés, les concepteurs de la collection faisant preuve d’un éclectisme irréfutable. Pour le futur, j’aimerais pour ma part y retrouver par exemple les essais de Georges Bataille, ou bien l’œuvre complète de Maurice Blanchot.

Expliciter l’art de Philip Roth

Pour revenir à cette Pléiade Philip Roth, disons d’emblée que c’est une réussite. Philippe Jaworski en a assumé, comme pour les volumes précédents, la direction. Les traductions ont été soigneusement révisées. Une excellente chronologie y figure, et le texte de Roth est accompagné de notices utiles et de notes précises, afin d’en rendre particulièrement aisée la lecture.

A lire aussi, du même auteur: Une Pléiade pour entrer dans l’atelier d’Aragon

De plus, un glossaire des mots yiddish et hébreux viendra éclairer le lecteur sur le sens exact du vocabulaire employé par Roth. C’est dans ce travail critique, comme souvent, que réside la « saveur » d’une Pléiade. Car une Pléiade est une lecture que proposent des universitaires. Une lecture parmi d’autres, étant donné que le commentaire oriente l’œuvre dans tel ou tel sens. Disons qu’ici, le travail explicatif du texte, au demeurant très brillant, demeure relativement neutre, se contentant d’expliciter l’art de Roth. Philippe Jaworski insiste par exemple sur le côté carnavalesque des romans de Roth : « Le théâtre du Moi de Philip Roth, écrit-il, doit beaucoup à cette atmosphère de foire ou de fête foraine. » Et dans Le Théâtre de Sabbath, la très riche métaphore des marionnettes est développée longuement autour du personnage de Mickey Sabbath, « comédien et metteur en scène » de lui-même.

Le rôle des critiques

Lorsque je lis, toujours dans les commentaires, que Roth est « un romancier jouant au romancier voulant faire croire qu’il souhaite que sa fiction soit perçue comme fausse, pour que l’on croie qu’elle est vraie », je regrette de n’avoir pas commencé à lire Roth dès ma jeunesse. Dans les années quatre-vingt, alors que j’étais étudiant, je suis en vérité passé à côté de ce romancier, à cause principalement de la critique littéraire, je dois dire, qui, à l’époque, n’a pas su en parler de manière convaincante. À la notable exception tout de même de la revue de Philippe Sollers L’Infini qui, par exemple, dans son numéro 10 du printemps 1985, que je m’étais procuré alors, proposait une longue interview, absolument passionnante, de Roth. Celui-ci s’y exprimait sur son métier d’écrivain et certains faits biographiques de sa vie (ce qu’il a vécu a toujours été déterminant pour Roth). Je ne sais pas si cet entretien a été repris par la suite en volume. J’ai encore cet exemplaire de L’Infini en ma possession. À vrai dire, j’ai toujours adoré les revues littéraires, goût distinctif de ma génération. Je ne me console pas que, depuis plusieurs décennies, les revues disparaissent inéluctablement de notre champ intellectuel — même si certains nostalgiques d’un autre temps, peu nombreux il est vrai, font encore des efforts pour perpétuer cette tradition : ainsi, j’ai envie de vous indiquer en passant la livraison annuelle de Ligne de risque, numéro 5, que je viens de me procurer en librairie, revue animée par François Meyronnis et Sandrick Le Maguer, qui s’inscrivent tous deux dans la parfaite continuité de Sollers et de L’Infini.

Je sens très bien à quel point aujourd’hui un écrivain comme Philip Roth, par tout ce qu’il représente, se place au centre de nos débats. Il avait une manière très provocatrice, mais salutaire, d’aborder les questions les plus graves, en se plaçant du côté de la « contrevie », comme il dit, afin de jouir de plus de liberté. Roth, de son vivant, avait conscience de ce rôle qu’il s’attribuait : « Je suis un théâtre, écrivait-il, et rien d’autre qu’un théâtre. » C’est ce théâtre inimitable et délectable de Philip Roth qui aujourd’hui vous tend les bras, avec cette Pléiade. Ce théâtre ne se démode pas. Gardez bien à l’esprit que Roth a incarné, outre le plaisir de lecture garanti, la joie effective de la pensée qui s’exprime sans contrôle extérieur abusif. Autrement dit, il nous fait plonger dans un gai savoir, avec lequel nous serions bien inspirés de renouer un jour.

Philip Roth, Romans (1993-2007). Édition établie sous la direction de Philippe Jaworski. Éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». 1664 pages.

Romans: (1993-2007)

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Marc Weitzmann, La Part sauvage. Éditions Grasset. Prix Femina essai 2025.

Ligne de risque n° 5. « Éclats divins III ». Revue littéraire annuelle éditée par Sprezzatura, 40 boulevard Gambetta, 29200 Brest. 68 pages.

Peut-on blâmer Angela Merkel pour les attentats de Paris?

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L'ancienne chancelière de l'Allemagne Angela Merkel lit ses mémoires à Dresde, 23 juin 2025 © Sebastian Kahnert/DPA/SIPA

Notre chroniqueur voit dans les attentats de Paris mais aussi de Bruxelles le prix de « l’humanisme » solitaire et autoritaire d’Angela Merkel.


La crise migratoire de 2015 a ouvert la voie aux attentats de Paris et de Bruxelles. En décidant unilatéralement d’ouvrir les frontières de l’Europe, Angela Merkel porte une lourde responsabilité dans ces tragédies. L’exode lié au conflit syrien avait débuté en 2012 et s’était amplifié au fil des années. À l’été 2015, la situation devint critique, avec une accumulation de migrants en Grèce et en Hongrie. Le 4 septembre 2015, Angela Merkel prit seule la décision historique de suspendre temporairement le règlement de Dublin — qui impose le traitement des demandes d’asile dans le premier pays d’entrée — et d’autoriser les réfugiés bloqués en Hongrie à rejoindre l’Allemagne. Ni ses partenaires européens, ni le Parlement allemand ne furent consultés. Elle lança alors sa phrase devenue emblématique : « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »).

La photo d’Aylan, tournant émotionnel

Presque simultanément, l’image du petit Aylan, retrouvé mort sur une plage grecque, bouleversa l’opinion publique. Dès lors, toute critique devint impossible : les médias européens rivalisèrent pour présenter l’accueil des migrants comme un impératif moral. Cette photo joua un rôle comparable à celui du cliché de la fillette fuyant un bombardement au napalm pendant la guerre du Vietnam. Pourtant, la diffusion d’une telle image était inhabituelle : la presse occidentale s’interdit généralement ce type de représentation. On n’a jamais vu d’images des victimes des attentats de Paris, Nice, Bruxelles ou Berlin. Marine Le Pen fut même poursuivie pour avoir diffusé sur Twitter une photo de la décapitation du journaliste américain James Foley, accompagnée du commentaire : « Daech, c’est ça ».

Des migrants majoritairement économiques

Après l’épisode Aylan, plus d’un million de migrants arrivèrent en Europe, principalement en Allemagne, mais aussi en Autriche, Belgique, Suède, France. Or, les Syriens ne représentèrent jamais plus de 40 % des demandeurs d’asile, la plupart étant déjà réfugiés dans les pays voisins suite au conflit. Beaucoup profitèrent de cette fenêtre d’opportunité pour rejoindre l’Europe. En Irak, en Iran, en Afghanistan, mais aussi au Maghreb et en Afrique subsaharienne, des dizaines de milliers de personnes prirent la route, vendant leurs biens pour payer les passeurs, à des tarifs allant de 3 000 à 10 000 €.

Jeremy Stubbs et Ivan Rioufol: 🎙️ Podcast: Libération de Boualem Sansal; commémoration de l’attentat du Bataclan

Merkel, l’humaniste consacrée

Ce geste « humanitaire » transforma l’image de la chancelière. Critiquée jusque-là pour sa rigueur imposée à la Grèce et aux pays endettés, elle devint l’icône des médias, auréolée d’un prestige quasi intouchable. Son aura s’éteindra plus tard, avec la guerre en Ukraine et la critique des accords gaziers avec la Russie.

Brexit, montée de l’AfD, fracture européenne

Les conséquences de l’ouverture des frontières furent considérables. L’arrivée massive d’hommes jeunes, la plupart non réfugiés de guerre, provoqua des réactions hostiles dans plusieurs pays. La campagne du Brexit en 2016 fut fortement influencée par cette crise. En Allemagne, l’AfD fit une percée historique en 2017, obtenant 13 % des voix et 94 sièges au Bundestag. Angela Merkel imposa ensuite, avec la Commission européenne, une politique de quotas de répartition obligatoire des réfugiés, accentuant les tensions. La crise de 2015 creusa un fossé entre l’Est et l’Ouest de l’Europe et entraîna une recrudescence inquiétante de l’antisémitisme, notamment en Suède, en Allemagne et en Belgique.

Les djihadistes dans le flot migratoire

À court terme, le plus grave fut l’organisation, depuis Raqqa, des attentats de Paris (13 novembre 2015) et de Bruxelles (22 mars 2016). Les médias refusèrent longtemps d’envisager l’hypothèse qu’ils furent rendus possible par le flot migratoire, qualifiée de « rumeur », « fantasme » ou « intox ». Pourtant, un an plus tard, Le Monde dut admettre : « La plupart des kamikazes ont suivi la route des Balkans jusqu’en Hongrie, plate-forme de transit des réfugiés, avant de rejoindre Bruxelles, base opérationnelle des terroristes[1]» L’ouverture des frontières permit à l’État islamique un « basculement stratégique » : des attentats de grande ampleur furent conçus depuis Raqqa et des combattants aguerris empruntèrent la route des migrants, la plus sûre ! Pour les djihadistes, le flux migratoire de 2015 devint un véritable tapis rouge vers l’Europe. Sans lui, il est probable que les massacres de Paris et de Bruxelles n’auraient pas eu lieu. Certes, les coupables furent les djihadistes de l’État islamique. Mais, en ouvrant les frontières de manière unilatérale et imprudente, Angela Merkel porte une responsabilité majeure, tout comme ceux qui, dans les médias et le monde politique, ont nié ou minimisé un risque pourtant évident.

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[1] https://www.lemonde.fr/attaques-a-paris/article/2016/11/12/comment-les-terroristes-des-attentats-de-paris-et-de-bruxelles-se-sont-infiltres-en-europe_5030004_4809495.html

Bougies sans nounours

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Le Souffleur à la pipe, Georges de La Tour, 1646 Wikimedia

L’œuvre de Georges de La Tour est un défi à la dictature contemporaine du bruit et de la transparence. Ses gueux, ses Marie-Madeleine et ses saints baignent dans le silence et le clair-obscur de flammes incertaines. Mais ces figures fascinent toujours le public qui se presse actuellement au musée Jacquemart-André.


L’exposition Georges de La Tour (1593-1652), au musée Jacquemart André, attire un public nombreux, prêt à venir jouer des coudes dans les salles exiguës de cet hôtel particulier du 8e arrondissement, pour s’imprégner de la beauté des œuvres d’un maître baroque. Notre époque est là tout entière : on fait la queue pour voir la solitude en peinture, on va avec la foule écouter le silence des œuvres, on lit partout que Georges de La Tour est le peintre du mystère et qu’avec ses bougies, ses chandelles, ses lampes à huile et ses lanternes, l’exposition du musée Jacquemart-André est l’exposition phare de l’automne. À l’heure de la grande transparence, des coups de projecteur, des décryptages et des dévotions culturelles de masse, les histoires de clair-obscur ont un vrai goût de simulacre. Et pourtant. L’engouement pour Georges de La Tour est sans doute un peu plus que la énième étape du surtourisme artistique. On ne foule pas des yeux les œuvres du maître lorrain comme on encombre le parquet du château de Versailles ou les escaliers du Mont-Saint-Michel.

Que vient-on chercher ces temps-ci, dans les étages bondés du 158, boulevard Haussmann ? En tous les cas, aucune information supplémentaire sur ce peintre de la première moitié du xviie siècle, dont la biographie reste très lacunaire. En l’absence de miracles provenant des archives et des greniers, on continue à tout ignorer de sa formation et des vingt-trois premières années de ses cinquante-neuf ans d’existence. Certains historiens de l’art lui prêtent un voyage en Italie, au plus près des œuvres du Caravage (mort en 1610), d’autres suggèrent plutôt des influences du Nord (Gerrit Van Honthorst et Adam de Coster). Pour le reste, on sait qu’il est né à Vic-sur-Seilles, dans le duché de Lorraine, qu’il était le fils d’un négociant en pain, que Louis XIII le gratifia, à 46 ans, du titre de « peintre ordinaire du Roi » lors d’un séjour qu’il fit à la cour, et qu’il mourut à Lunéville une dizaine d’années après son retour en Lorraine. Peu d’anecdotes, pas un portrait de lui, pas un dessin non plus. En tout et pour tout 80 œuvres dont 40 copies, la plupart des toiles ayant probablement brûlé dans l’incendie qui ravagea Lunéville en 1638, pendant la guerre de Trente Ans. Voilà de quoi décontenancer notre époque addicte aux produits bio – biographies, autobiographies, biopics et dérivés – et rompue au traçage, du CV sur LinkedIn aux puces GPS pour les chiens et les valises. L’anonymat est aujourd’hui un lourd fardeau social, une forme quotidienne d’ostracisme. Se presser pour voir les œuvres d’un artiste qui n’a pas grand-chose à dire de lui-même est un joli pied de nez au vedettariat ambiant.

Le public viendrait-il pour sa peinture ? Avouons qu’elle est assez éloignée des codes de notre modernité. Les « gueuseries » de Georges de La Tour, avec ses vielleurs (joueurs de vielle), ses bagarres de musiciens ivrognes, ses pauvres hères aux dents gâtées (« nos infirmités sont la monnaie de nos grâces », disait Christian Bobin) et ses diseuses de bonne aventure, renvoient moins au mouvement populo-littéraire et anti-écolo d’Alexandre Jardin qu’aux fameux « sans-dents » de François Hollande – l’ex-président de la République française, et non, malheureusement, le célèbre peintre de la Renaissance portugaise Francisco de Hollanda. Quant à ses saints – Jacques, Grégoire, Pierre, Thomas et les autres – ou ses Madeleine pénitentes, notre déchristianisation à marche forcée nous les rend chaque jour plus étrangers. Il faut désormais un cartel explicite pour qu’un vieil homme, les yeux baignés de larmes et accompagné d’un coq, redevienne saint Pierre pour les lointains descendants de François de Malherbe que nous sommes devenus – « Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre / Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre », écrit-il dans Les Larmes de saint Pierre (1587). De leur côté, nos Marie-Madeleine contemporaines, alias saintes MeToo confrontées aux affres du consentement, préfèrent le suréclairage médiatique à la flamme filante de méditations nocturnes, le regard perdu entre les crânes, les miroirs et les livres.

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Pourtant cette peinture silencieuse nous parle, c’est indéniable. Et elle nous parle en partie parce que les personnages de Georges de La Tour ne nous regardent pas. Concentrés sur ce qu’ils font ou accaparés par autre chose qu’eux-mêmes, ils recherchent rarement notre complicité. La femme qui s’épouille a la tête penchée, les yeux fixés sur la puce qu’elle écrase entre ses deux ongles. Saint Jérôme ne nous offre de son visage que ses paupières baissées, absorbé qu’il est dans sa lecture. Saint Jacques le Mineur, besace et bâton de pèlerin à la main, a les yeux mi-clos, le regard vague, et semble déjà loin, moins loin toutefois que saint François, dont l’extase spirituelle révulse les yeux en une vision intérieure. La mère du nouveau-né berce de la nuit de ses pupilles indéchiffrables son enfant emmailloté de lumière. Les vielleurs n’y voient rien, tous aveugles sans doute, pendant qu’un petit chien à leurs pieds regarde, lui, avec effroi, les pierres qu’on leur jette de temps en temps. Le mangeur de pois est trop affamé et sans doute bien malade pour regarder qui que ce soit. Sa femme, il est vrai, nous fixe avec dureté : c’est que nous l’avons interrompue, par notre présence inopportune, au milieu de ce frugal repas de charité. Du Tricheur à l’as de carreau (grand absent de l’exposition) à ceux qui ne trichent pas devant Dieu, l’œuvre de Georges de La Tour est faite de regards en coin, de regards absents, de regards pensifs et de regards impossibles. Aux deux extrémités de l’existence, du premier sommeil du nouveau-né au repos éternel de saint Alexis, les paupières closes sont des langes et des linceuls. Au milieu du gué, les fenêtres de l’âme disent, à voix basse et sans fracas, la misère et la grandeur de l’homme, une misère sans drame et une grandeur sans auréole.

Aujourd’hui, nous sommes habitués à ces mines absorbées, à ces fronts plongeants et cette procession de paupières mi-closes. Dans la rue, on ne croise plus de regards, ou si peu. Les gens se promènent la tête vissée sur un écran. Le visage, passé, au cours de ses représentations successives, du dévoilement de Dieu au dévoilement de la sensibilité puis du je, a cessé de vouloir dire quoi que ce soit de Dieu, de nos sentiments et de nous-mêmes. La mystique des smartphones nous a fait renouer en un rien de temps avec les regards absents du peintre lorrain. À cette différence près, toutefois : la mystique chrétienne faisait la part belle à l’intériorité et la lenteur ; l’hyperconnexion virtuelle, elle, suppose la fin de ces deux anachronismes insupportables, comme le note David Le Breton dans son très bel essai sur La fin de la conversation ? (2024).

Autre élément familier : les bougies. Elles décorent nos maisons et notre Nation. Chez soi, on les choisit parfumées ou sous forme de LED avec de fausses flammes qui tremblotent. Sur nos trottoirs profanés par la barbarie, on les dispose au milieu des fleurs et des nounours. La luminothérapie est un acte civilisationnel fondateur. Dans les œuvres de Georges de La Tour, les bougies ont la beauté fragile des âmes tremblantes, sculptées dans la nuit de l’erreur et du malheur. Si elles ont un parfum, c’est celui de la vie intérieure. Sans peluches et sans bouquets, elles éclairent l’infini des espaces clos.

Au temps de Georges de La Tour, les existences étaient courtes et misérables. Le peintre lorrain perdit d’ailleurs sept de ses dix enfants. La peste, la famine et la guerre décimaient davantage la population que le variant Frankenstein. Les églises n’avaient pas encore été transformées en salles de shoot ou en musée d’art contemporain, ce qui n’empêchait pas le fanatisme religieux de faire rage. En 1610 – Georges de La Tour avait 17 ans –, Ravaillac assassinait Henri IV, ce qui lui valut d’être tenaillé, enduit de plomb fondu et d’huile bouillante, écartelé, ses restes brûlés, sa famille ostracisée, son nom banni. Nos mœurs politico-judiciaires se sont heureusement adoucies : on n’écartèle plus les régicides, on se limite à embastiller les monarques. On ne tue d’ailleurs plus les assassins et saint Badinter est en passe d’être plus connu que saint Pierre. Notre politique culturelle a elle aussi changé. En 1635 – La Tour avait 42 ans –, Richelieu fondait l’Académie française afin de discipliner notre langue. Aujourd’hui sort de l’Académie une chanteuse qui parle à peine français et n’y entre pas un écrivain qui l’écrit mieux que quiconque. La Tour a presque 50 ans lorsque Corneille fait jouer Polyeucte. Vingt ans après sa mort, on publiait les Pensées de Pascal. Quatre cents ans après lui, on va regarder ses tableaux, et les bougies de ses Madeleine illustrent la couverture des œuvres de celui qui écrivait : « À mesure qu’on a de la lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse dans l’homme. » Tout n’est pas perdu.


À voir

« Georges de La Tour : entre ombre et lumière », musée Jacquemart-André. Jusqu’au 25 janvier 2026.

Georges de La Tour. Entre ombre et lumière. Catalogue officiel de l'exposition

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Le baby sitting? pas question!

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© Europacorp

Nina (Nora Arnezeder) a de la ressource : physique de top model, championne de natation, secouriste, polyglotte, polyvalente, on comprend son impatience de trouver enfin un job pas payé au lance-pierre, son besoin de changer d’air, son envie de couper les ponts avec sa ville natale, Marseille, cette cradoque cité interlope et bigarrée, de s’éloigner d’une génitrice amerloque (Maria Bello) oppressive et givrée, de prendre ses distances avec Julien (Louka Meliava), son jeune frangin dealer récidiviste qui, tout photogénique qu’il soit,  enchaîne les séjours en taule – il n’a du reste que ce qu’il mérite. Surtout, Nina voudrait échapper au lointain traumatisme qui la hante depuis des années, la mort accidentelle d’une enfant par sa faute, – c’est le prologue de Hell in Paradise.

Un film familial

L’entretien d’embauche de Nina s’avère un succès : il est vrai qu’elle coche toutes les cases, comme on dit en 2025 dans l’argot « Pôle emploi » (entre parenthèses la scène en question est d’une véracité aussi cruelle que tordante). Recrutée comme hôtesse d’accueil au Blue Coral, un hôtel de luxe en Thaïlande, Nina est prête à tout donner d’elle-même. Sauf, tient-elle expressément à préciser (tout en restant évasive sur la raison), une seule condition : ne pas avoir à s’occuper des marmailles : baby sitting, no way !

Voilà posés les jalons de l’intrigue, scénarisée par Karine Silla, à la ville épouse, comme l’on sait, de l’acteur et cinéaste Vincent Perez, et mère de Roxane Depardieu. Réalisé par la Franco-sénégalaise Leïla Sy , très investie dans le hip-hop et les clips – cf. Banlieusards (2019), film co-réalisé avec Kery James, et qu’on peut voir sur Netflix –  Hell in Paradise reste, en somme, un film de famille : sa propre sœur Virginie Silla, la femme de Luc Besson, en est la productrice sous les auspices de Europacorp – elle avait déjà produit Lucy.  

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Cette endogamie est-elle un handicap ? On aurait plutôt tendance à s’en féliciter. La « griffe » Besson, en l’espèce, fournit au film un vernis anti-woke tout à fait bienvenu par les temps qui courent. C’est ainsi que Nina, à son corps défendant, s’y voit confier seule la garde de trois lardons têtes-à-claque, dont un nourrisson vagissant et une fillette plantée sur ressorts, soit la triple portée en bas âge d’un couple dépeint d’emblée comme ontologiquement exécrable : le genre de clients yankees d’autant plus arrogants qu’ils ne vont que par paire, à l’instar des perruches d’élevage. L’abject et couard patron du resort tentera de les amadouer, fût-ce sur le dos de son petit personnel en cage. En vain. Et il arrive, bien sûr, ce à quoi le spectateur, perversement scotché au suspense macabre, était préparé dès l’amorce : la noyade accidentelle de la sale mioche, agonisant dans des moulinets inutiles à la surface d’une ces piscines miniatures de l’immense complexe insulaire, qui plus est à dix mètres d’une vieille femme de chambre qui, faute d’avoir appris à nager, la regarde impuissante du haut de son balcon clamser à petit bouillons dans la tiédeur du bassin d’eau chlorée…

Infernal

A partir de là, le pseudo-paradis se mue pour Nina en concentriques cercles de l’enfer : la fringante et joyeuse trentenaire armée de bonne volonté, célibataire qui proclamait ne pas vouloir, ni procréer, ni s’occuper jamais d’aucun chiard, se voit piégée de tous côtés : en deuil de leur progéniture, les Amerloques ont porté plainte comme de juste contre le Blue Coral, en bons procéduriers avides de compensation en dollars; le staff de l’hôtel se défausse sur ses employés- esclaves ;  la police asiatique corrompue récrit le procès-verbal signé par Nina à ses dépens pour en finir, elle dont le passeport a  été confisqué ; le consul de France, médiocre fonctionnaire faux-derche, plus inopérant que sa cravate;  maman, appelée au secours in extremis, débarque à « Mathara » (le nom fictif de la baronnie tropicale) et ses conseils oiseux ne font qu’empirer la situation ; engagé par Nina, l’intègre et cacochyme avocat du cru est tragiquement éliminé, probablement sous les directives de l’oligarque local détenteur du Blue Coral (parmi quantité d’autres investissements lucratifs) ; riche, véreux et libidinal, l’élégant juge thaï tente quant à lui  le coup du chantage au plan cul, mais il échoue tout de même à violer Nina, car la girl a la dentition carnassière… Etc. etc.

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Sans faire l’économie de désopilantes invraisemblances (comme par exemple, ces coups de fils passés en catimini par l’héroïne à son secourable petit frère au bras long, lequel, derrière les barreaux et à distance, parviendra miraculeusement à la tirer du pétrin !), le divertissement vous projette, de rebondissements en rebondissements, jusque sur une embarcation de fortune où la fuite éperdue de Nina, après bien des angoisses fortement contagieuses dans la salle, trouvera son heureux dénouement, ouf.  Morale de l’histoire : le baby sitting reste un emploi à risques.       


Hell in Paradise. Film de Leila Sy. Avec Nora Arnezeder. France, Etats-Unis, couleur, 2024. Durée : 1h42.

En salles le 26 novembre 2025.

Moyen-Âge: quand les femmes vivaient libres, sans féminisme

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Lorris Chevalier, historien spécialiste de la culture et de la société au Moyen Âge. DR.

C’est bien connu: on adore maltraiter notre Histoire. Les mille ans de monarchie qui précèdent la sacro-sainte Révolution française sont souvent jetés aux oubliettes et avec eux, le Moyen Âge, jugé barbare et patriarcal. On nous répète à l’envi qu’avant 1789, les hommes étaient des brutes et les femmes des soumises.


Lorris Chevalier, docteur en histoire médiévale à l’Université de Bourgogne et conseiller historique de Ridley Scott pour le film Le Dernier Duel, démonte ces clichés dans La Femme au Moyen Âge. Il y montre qu’au contraire, les femmes médiévales écrivaient, gouvernaient, soignaient, commerçaient, enseignaient et créaient. À travers des figures comme Christine de Pisan, Aliénor d’Aquitaine, Pétronille de Chemillé ou Jeanne d’Arc, mais aussi à travers l’analyse des métiers, des arts, des loisirs et de la foi, il dévoile une société étonnamment moderne, où la mixité et la liberté féminine allaient de soi.


Isabelle Marchandier. Dans votre essai, vous brossez le portrait de femmes célèbres :  Aliénor d’Aquitaine, reine et mécène, ou Pétronille de Chemillé, abbesse et architecte de Fontevraud. Or, vous montrez que ces figures ne sont pas des exceptions. Comment pouvez-vous affirmer que la femme au Moyen Âge était pleinement intégrée à la vie économique, politique et spirituelle de la société ?

Lorris Chevalier. L’objectif de mon ouvrage est précisément de dépasser la simple évocation des grandes figures féminines pour s’intéresser aussi aux « petites dames ». Les femmes médiévales ne sont pas cantonnées à la sphère domestique : elles dirigent des abbayes, administrent des domaines, gèrent des entreprises, écrivent, enseignent.

Certaines deviennent de véritables cheffes d’entreprise, notamment dans le commerce international de la laine ou du diamant entre Londres, les Flandres et l’Italie. Quand les maris étaient absents, prisonniers ou morts, les femmes reprenaient naturellement les affaires, sans revendication idéologique mais par pragmatisme et sens du devoir.

Ces réalités économiques apparaissent dans des correspondances familiales, comme Lettres de Paston, précieuse correspondance anglaise du XVe siècle, où l’on découvre des femmes comme Margaret Paston gérer les domaines, traiter avec les créanciers, suivre les procès et assurer la continuité des affaires familiales pendant l’absence des hommes. Ce type de source, encore peu étudié à l’époque de Régine Pernoud, révèle combien la participation féminine à la vie économique et sociale était une réalité ordinaire.

Vous évoquez aussi la mixité des métiers et des arts : les corporations, les troubadouresses, les enlumineuses…  Est-ce à dire que la société médiévale était « inclusive » avant l’heure ?

Le mot « inclusif » est bien sûr anachronique, mais l’idée n’est pas fausse. Quand on évoque le Moyen Âge, on pense souvent à une société d’exclusion. Or, la réalité démontre l’inverse : le travail y était une valeur centrale, et cette morale s’appliquait aussi bien aux hommes qu’aux femmes.

Celles-ci exerçaient dans tous les domaines : artisanat, commerce, médecine, musique, arts, enluminerie. Citons par exemple Anastaise, la meilleure enlumineuse de Paris, employée par Christine de Pisan pour illustrer La Cité des Dames, ou encore Guillemette de Luys, chirurgienne sollicitée par Louis XI. Et plus haut encore dans la hiérarchie du savoir, Hildegarde de Bingen incarne cette synthèse médiévale entre foi, science et art. Ses conseils de santé, de l’usage de l’épeautre à l’infusion de camomille, résonnent aujourd’hui avec une étonnante modernité.

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Le Livre des métiers d’Étienne Boileau, prévôt de Paris sous Saint Louis, renseigne sur la place des femmes dans de nombreuses professions, des métiers de bouche à l’artisanat.

Et la corporation joue un rôle majeur : c’est un réseau d’entraide entre l’apprenti et le maître, mais également entre les sexes. Hommes et femmes sont traités également au sein d’une corporation. On estime qu’environ 20% des membres des corporations étaient des femmes, un chiffre remarquable pour l’époque.

Cette reconnaissance se lit aussi dans les loisirs: sur l’échiquier, la Dame devient la pièce maîtresse, libre de tous ses mouvements, miroir d’un monde où la femme n’était pas accessoire, mais force agissante. De la prostituée à la reine, de la marchande à la trobairitz, de la paysanne à la nonne, les femmes occupaient une place importante au cœur de la société médiévale.

Vous consacrez un chapitre au « féminisme médiéval ». En quoi diffère-t-il du néoféminisme contemporain ?

Le féminisme médiéval n’est pas une idéologie, mais une réalité vécue. Il naît dans un contexte difficile, guerre de Cent Ans, famines, épidémies, où les femmes tiennent tête à l’adversité.

Christine de Pisan s’inspire notamment de Jeanne d’Arc pour défendre la cause féminine.

Elle exalte la dignité des femmes non par revendication, mais par élévation morale. Dans La Cité des Dames, elle s’adresse à toutes les femmes, sans distinction de rang social, et promeut une solidarité féminine fondée sur la transmission du savoir, la vertu et la responsabilité partagée.

Un fait historique l’illustre : plusieurs grandes dames tentèrent de venir en aide à Jeanne d’Arc lors de son emprisonnement et de son procès inique, mené par un tribunal d’hommes souvent corrompus, à l’image de l’évêque Cauchon. Christine de Pisan ne prête ni vertu absolue aux femmes ni vice perpétuel aux hommes : la valeur réside dans les actes et les œuvres de chacun, homme ou femme, qui doivent « tenir vertu » malgré une société divisée par la guerre. Dans la pensée médiévale, l’opposition n’est pas entre hommes et femmes, mais entre vice et vertu. Par ailleurs, dans les milieux aristocratiques du Moyen Âge central, la femme incarne souvent cette « vertu de distinction », se démarquant du vulgaire et du laid par la mode, le soin du corps, les recettes de beauté et les arts élégants, comme la fauconnerie où sa présence est marquée. Le Moyen Âge, en ce sens, propose une vision complémentaire et harmonieuse, où la femme élève par sa présence plutôt qu’elle ne s’affirme par la confrontation.

Vous vous inscrivez en faux contre Georges Duby, qui a longtemps dominé la vision universitaire du Moyen Âge. Votre approche rejoint celle de Régine Pernoud, pionnière dans la réhabilitation des femmes médiévales. Pourquoi reste-t-elle si méconnue ?

L’intérêt pour la femme médiévale n’est pas nouveau : Jules Michelet, dès son Histoire de la sorcière, s’y intéressait déjà, mais son récit comportait de nombreuses erreurs, parfois volontaires, liées au contexte politique du XIXᵉ siècle. Depuis, les sources se sont multipliées et la recherche historique a beaucoup progressé : on sait désormais que les femmes ont joué un rôle essentiel dans la société médiévale.

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Régine Pernoud, dont je me réclame volontiers, fut une véritable pionnière : elle a su redonner visage et dignité à ces femmes, dans toute leur diversité. Mais ses intuitions ont souvent été marginalisées par un certain académisme, encore attaché à la lecture de Georges Duby, qui a contribué à figer l’image d’un Moyen Âge misogyne.

Mais vous rappelez aussi que cette vision déformée du Moyen Âge ne vient pas seulement des historiens modernes : elle s’est forgée dès les époques qui ont suivi, d’abord à la Renaissance, puis surtout sous les Lumières.

Oui, l’idée d’un Moyen Âge oppresseur vient largement des siècles suivants, qui ont eu besoin d’un épouvantail historique pour exalter leur propre modernité.

Le droit de cuissage, par exemple, n’a jamais existé : aucun texte, aucune charte ne mentionne un tel privilège. C’est une invention littéraire, popularisée au XVIIIᵉ siècle par Voltaire, Beaumarchais ou Mozart, pour ridiculiser les seigneurs. Jules Michelet lui-même, au XIXᵉ siècle, reprend cette légende en lui donnant un vernis d’autorité historique, sans citer la moindre source.

De même, la ceinture de chasteté relève plus du pur fantasme que de la réalité historique.

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La seule trace connue figure dans un traité d’ingénierie militaire du XIVᵉ siècle, parmi d’autres croquis imaginaires d’armes et de machines : l’image n’est accompagnée d’aucune légende et ne prouve rien.

Ces légendes sexistes ont forgé l’idée d’une femme féodale enfermée, soumise, humiliée, alors qu’en réalité, le Moyen Âge fut l’une des périodes les plus libres pour les femmes avant l’époque contemporaine.

Dans le chapitre consacré à l’amour, vous montrez que le Moyen Âge valorise un amour courtois, c’est-à-dire choisi, fondé sur la vertu, l’épreuve du mérite et la réciprocité. Peut-on dire que cet amour courtois a inventé le consentement amoureux, bien avant qu’il ne devienne une revendication néo-féministe ?

Plus qu’un simple thème littéraire, la courtoisie agit sur la société et façonne les mœurs. La courtoisie naît au même moment que la théologie chrétienne du mariage, qui repose, fait essentiel, sur le consentement mutuel des époux, contrairement à d’autres civilisations où l’union n’est qu’un contrat juridique. Cette vision nouvelle de l’amour irrigue la littérature arthurienne : la dame y est élevée sur un piédestal moral, modèle de vertu et d’exigence. Dans Le Chevalier de la charrette, Lancelot doit traverser le pont de l’épée, affronter la douleur et la honte pour mériter l’amour de Guenièvre. L’homme ne possède plus la femme : il se transforme par elle. C’est une véritable éthique du mérite et du respect, qui fonde l’amour sur la réciprocité et la vertu, non sur la domination. Même dans La Quête du Graal, la femme accompagne la conversion du chevalier : elle devient guide spirituelle, miroir de son intériorité. Ainsi, bien avant nos débats modernes, le Moyen Âge avait déjà inventé le consentement amoureux, compris comme une épreuve de liberté et de perfection mutuelle. Comme le disait Malraux, « l’homme imite l’art » : ici, la littérature a façonné la vie.

Si vous battez en brèche les stéréotypes progressistes qui font de la femme une victime soumise à un ordre patriarcal, vous n’en proposez pas pour autant une vision idéalisée. Vous montrez aussi des figures de femmes violentes, criminelles, transgressives. Que révèlent-elles du Moyen Âge ?

Il ne s’agit pas de romantiser ou d’idéaliser le Moyen Âge, mais de restituer la vérité d’une époque où la femme était pleinement actrice de son destin, dans la lumière comme dans l’ombre.

Certaines furent saintes, d’autres voleuses, parfois meurtrières. Les archives judiciaires d’Abbeville ou de Dijon montrent par exemple des femmes impliquées dans des vols de bijoux ou de vêtements de luxe, non par misère mais par goût du risque ou de la parure. Les tribunaux les jugeaient comme les hommes, sans traitement discriminatoire.

Mon but n’est pas de fabriquer une mythologie, mais de rappeler cette complexité : au Moyen Âge, les femmes n’étaient ni victimes ni déesses, simplement humaines, et c’est ce qui les rend passionnantes.

423 pages.

La femme au Moyen Âge

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Manhattan sous influence

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Meeting de Zohran Mamdani à New York, 26/10/2025 © Andrea Renault/ZUMA/SIPA

Quels sont les premiers pas du nouveau maire socialiste dans la ville qui incarne, plus que toute autre, le capitalisme ? Les positions qu’il adoptera à New York, comme sur la scène politique nationale, pourraient s’avérer déterminantes pour la manière dont la prochaine génération américaine percevra Israël, analyse Richard Prasquier dans son texte.


Il y a treize mois, lorsque Donald Trump remportait la victoire, Zohran Mamdani était un inconnu. A l’Assemblée de l’Etat de New York, il représentait la 36e circonscription, le quartier Astoria du Queens de l’autre côté de l’East River, vieux quartier ouvrier gréco-italien aujourd’hui boboïsé et devenu un laboratoire du progressisme avec une population du sous-continent indien et du Moyen Orient.  Pas de Juifs, ils sont ailleurs dans le Queens ou plus loin à Brooklyn. Parmi eux, les quatre cent mille hassidim, dont les Habad, les Bobov, les Belz et surtout les Satmar très antisionistes avec une fraction desquels Mamdani s’est fait photographier.

Auparavant conseiller en prévention de saisies immobilières, et donc proche des familles à faibles revenus, Zohran Mamdani est membre du DSA[1], un mouvement socialiste à l’intérieur du parti démocrate, où il a le vent en poupe depuis la campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016. Le DSA a deux chevaux de bataille. Le premier est la justice sociale. Le second est la haine d’Israël. Sa figure de proue, Alexandria Ocasio-Cortez, la célèbre AOC, a été considérée comme insuffisamment antisioniste et n’est plus membre du mouvement.

Chers loyers

A New York, c’est le logement qui est au centre des préoccupations populaires. L’impôt foncier finance les écoles, la police, les pompiers et la voirie; de ce fait, les abattements fiscaux que l’Etat a consentis dans les années 70 pour relancer une construction alors atone ont manqué aux ressources à distribuer, ce qui a détérioré la qualité des services. Aujourd’hui, autre difficulté, alors que la population de New York a recommencé d’augmenter, notamment par l’immigration, la rareté des terrains disponibles entraine une pénurie et une hausse considérable des prix.

En outre, dans cette ville où beaucoup de loyers sont régulés, leur contrôle voire leur gel a été pour plusieurs maires une tentation séduisante, mais les propriétaires particuliers revendaient leurs immeubles devenus peu profitables à des compagnies qui les rentabilisaient en immobilier de luxe. Le résultat fut une gentrification de la ville avec une crise des services publics qui affecte les plus démunis. Là est le noyau de la campagne de M. Mamdani et la clé de son succès.

Il s’est révélé un candidat charismatique, suivi par des milliers de partisans enthousiastes qui ont diffusé de porte à porte la bonne parole: ayant commencé sans la moindre chance de succès, il est un an plus tard le maire socialiste de la ville qui symbolise le capitalisme.

Mais il est aussi le maire anti-israélien de la plus grande ville juive du monde; 15% de Juifs sur quatre millions d’électeurs inscrits.

La Palestine, question centrale

M. Mamdani l’a dit à plusieurs reprises, la cause palestinienne est centrale à son identité. Dès 2014, il avait fondé dans son collège une antenne du mouvement Students for Justice in Palestine, réclamé le boycott des universités israéliennes et fait la promotion du mouvement BDS. 

Son père est un célèbre anthropologue ougandais d’origine indienne, chiite ismaélien comme une partie de l’élite indienne émigrée vers l’Afrique de l’Est sous l’empire britannique, il a été jusqu’à sa retraite professeur à Columbia, spécialiste du néocolonialisme dans la lignée de Frantz Fanon. Pour Mahmoud Mamdani, les violences des colonisés ne font que reproduire celles du colonisateur et pour Gaza, un sujet sur lequel il a aussi écrit, il estime que c’est Israël qui est à blâmer pour les violences du Hamas. CQFD…

Mamdani prétend que c’est Nelson Mandela, admiré pendant son enfance alors que son père enseignait à Capetown, qu’il a compris ce qu’était la lutte contre l’impérialisme et la place des Palestiniens dans ce combat. Mais c’est probablement surtout chez son père et Edward Said, l’ami de celui-ci à Columbia, qu’il s’est forgé sa vision du monde. Quant à sa mère, une cinéaste célèbre d’origine indienne mais non musulmane, elle a des liens au moins culturels avec le Qatar…

Le 8 octobre 2023, le jour qui suit le massacre, Mamdani, qui n’a pas encore entamé sa campagne électorale, écrit un tweet révélateur où il « pleure les centaines de personnes tuées en Israël et en Palestine ». Déploration universelle, aucune critique du Hamas. Nous savons quoi penser de ces discours englobants et faussement empathiques. 

Le lendemain, le 9 octobre, Mamdani prend la parole; c’est à Times Square, au cours d’une manifestation promue sinon organisée par le DSA, son mouvement, manifestation ignoble où on a beaucoup plaisanté sur le massacre des Israéliens. Mamdani reste dans des généralités ambiguës sur la nécessité de continuer la lutte…

Plus tard pendant sa campagne, il s’est dépeint en pacifiste opposé à toutes les violences, y compris celles du Hamas, et a déclaré du bout des lèvres et sous conditions qu’il acceptait l’existence d’Israël.  Mais il suffit d’écouter le rabbin Amiel Hirsch de New York qui, plein d’espoir, l’avait approché avec ses collègues libéraux pour créer des ponts avec lui et qui a constaté que la vérité de l’homme est malheureusement dans un rejet existentiel d’Israël, celui que résument les deux phrases  «de la rivière à la mer» et «globaliser l’intifada». Tel est le si sympathique Zohran Mamdani. 

Solutions faciles et illusion humaniste

Chez des électeurs en précarité économique, étranglés par le prix des loyers, furieux contre le coût des transports et de l’alimentation, en colère contre les insuffisances de l’école et des services de santé et ressentant par ailleurs des discriminations du fait de leur origine ethnique, le succès de la candidature de Mamdani est logique: un homme jeune, compétent et empathique leur proposant des solutions faciles à comprendre qui vont changer leur vie. Les positions de Mamdani par rapport au conflit israélo-palestinien ne sont évidemment pas leur souci essentiel. Il est à remarquer néanmoins que du fait de l’efficacité du battage médiatique propalestinistien, la notion de convergence des luttes leur devient de plus en plus naturelle. Une des grandes victoires du nouveau maire de New York est malheureusement d’avoir contribué à renforcer ce lien aux yeux du public. Ceux qui craignaient que son hostilité à Israël ne nuise à sa campagne n’ont peut-être même pas eu besoin de s’inquiéter !

Pour les personnalités politiques de New York qui n’avaient jamais caché leur judaïsme et leur soutien à Israël (Chuck Schumer, Jerry Nadler, le contrôleur de la ville Brad Lander entre autres), ils se sont sentis obligés de composer et, avec des intensités diverses et des critiques plus ou moins virulentes, plutôt moins que plus, ils ont «endossé» la candidature de Zohran Mamdani. Ils témoignent de l’affaiblissement de l’aile classique et modérée du camp démocrate dont, suivant un processus bien connu en politique, les coups de boutoir de l’administration Trump risquent d’accélérer la progressive marginalisation. Il n’est que de constater les critiques qui ont été émises envers Chuck Schumer, chef de la minorité démocrate au Sénat des Etats Unis, jugé responsable par sa faiblesse de la défection de huit sénateurs qui a permis un accord de sortie mettant fin à la fermeture partielle du gouvernement fédéral, la plus longue de l’histoire américaine. L’anti-trumpisme radical s’accorde tellement bien avec l’antisionisme radical.

La victoire de Mamdani est une lourde défaite pour le judaïsme new yorkais. Un tiers des électeurs juifs ont pourtant voté pour lui. Parmi eux, il y a les compagnons de route du pire, Jewish Voice for Peace et ses émules, quelques membres des Satmar (une partie de la branche dite aronienne), et ceux, nombreux,  qui ont toujours voté pour le candidat démocrate quel qu’il fût et qui auraient estimé que voter contre lui aurait été une trahison de leurs traditions familiales. Il y a ceux qui ne pouvaient pas voter pour M. Cuomo, bien qu’il eût été l’un des meilleurs gouverneurs de l’époque du Covid, parce qu’il est catalogué comme harceleur sexuel, alors qu’il n’a jamais été condamné et que le détail des accusations portées contre lui — aux yeux d’un observateur européen un peu (trop ?) indulgent à l’égard du « beaufisme » culturel de la génération passée — relève d’une remarquable insignifiance. Il y a aussi ceux qui privilégient la défense des opprimés à la survie d’un Israël dont ils n’apprécient pas le gouvernement.

Il y a enfin le plus inquiétant, les jeunes Juifs qui ont voté en majorité pour Mamdani par illusion humaniste. C’est là que réside l’avenir du judaïsme américain et de sa relation avec Israël. C’est là qu’il lui est urgent de se reprendre. C’est là que, par contraste, le judaïsme français se trouve probablement en meilleure posture.

Je n’ai pas compétence à savoir si les solutions économiques de M. Mamdani pourront s’appliquer et si elles seraient efficaces. Beaucoup considèrent qu’elles entraîneront un marasme économique avec une fuite des élites en dehors de la cité. D’aucuns pensent même que des pays comme le Qatar seraient heureux de prendre les places laissées vides. Il en est qui estiment au contraire que Mamdani saura intelligemment négocier avec les autres décideurs tels la gouverneure de l’Etat de New York, dont l’accord lui est indispensable pour la plus grande partie des réformes qu’il propose. Quant au bras de fer qui se prépare avec l’administration Trump, certains pensent qu’il lui sera fatal. D’autres espèrent ou redoutent qu’il ne le légitime encore plus aux yeux de l’opposition au président américain.

Il est sûr que la campagne de renouvellement pour le poste de gouverneur de l’Etat de New York sera agitée et la très active Elise Stefanik, une alliée de Donald Trump qui s’est rendue célèbre au Congrès américain par ses questions incisives  aux présidentes  de prestigieuses universités américaines au sujet de l’antisémitisme sur les campus, espère devenir contre Kathy Hochul, l’actuelle gouverneure, la première républicaine à ce poste depuis plus d’une génération.

A lui seul Mamdani ne peut pas prendre de décisions qui nuisent politiquement à Israël. Il ne peut pas par exemple, quoi qu’il prétende, faire arrêter M. Netanyahu si celui-ci vient à passer à New York : c’est là un privilège fédéral. 

Il est par ailleurs trop intelligent pour laisser filer sans réagir un antisémitisme d’origine propalestinienne trop voyant. Quelles que soient ses pensées à ce sujet, il n’a jamais été mis en situation flagrante d’expressions antisémites et il veillera à son image consensuelle parce qu’elle sert ses objectifs antisionistes.

Mais il fera tout pour nuire à Israël sur le plan idéologique, culturel et si possible commercial. Il ne manque ni de créativité, ni de détermination et ses soutiens populaires, intellectuels et artistiques sont nombreux. Les amis d’Israël à New York et au-delà ne pourront pas rester passifs devant le narratif antisioniste et « génocidaire » qu’il cherchera à banaliser. Mamdani peut jouer un rôle majeur dans le regard de la prochaine génération américaine envers Israël et chacun comprend comme ce regard est important.


[1] Socialistes démocrates d’Amérique

Penser le climat sans apocalypse: la leçon de Bill Gates

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Bill Gates à la Maison-Blanche, Washington, 4 septembre 2025 © Alex Brandon/AP/SIPA

Le fondateur de Microsoft estime qu’il ne faut pas se focaliser uniquement sur la réduction des émissions et la température


Il y a quelques années encore, Bill Gates tenait un discours alarmiste sur le réchauffement climatique. Dans son livre Climat. Comment éviter un désastre (2021), il le présentait comme l’un des plus grands périls de notre temps et appelait à une mobilisation mondiale pour prévenir une catastrophe planétaire.

Mais, à la veille de la récente COP30, le fondateur de Microsoft a publié sur son site Gates Notes un texte au ton sensiblement différent. Sans minimiser la réalité du réchauffement, il s’en prend désormais aux prophéties d’effondrement qui annoncent « la mort de l’humanité ». Cette inflexion n’a pas échappé à Donald Trump, qui s’en est aussitôt félicité sur son réseau Truth Social : « Bill Gates a finalement admis qu’il avait complètement tort sur la question [climatique]. » Une lecture pour le moins trompeuse. Gates n’a nullement renié les conclusions des recherches actuelles sur le climat : il reconnaît pleinement que le réchauffement climatique aura des effets délétères, en particulier pour les plus pauvres. Mais il souligne qu’il n’entraînera pas la disparition de l’humanité et rappelle que « même si le changement climatique touchera davantage les pauvres que quiconque, pour la grande majorité d’entre eux, ce ne sera pas la seule ni la plus grande menace pour leur vie et leur bien-être. Les plus grands problèmes restent la pauvreté et les maladies ».

Il en conclut que la lutte contre le réchauffement climatique ne doit pas se faire au détriment de celle contre ces fléaux, qui se combattent, précise-t-il, par l’innovation technologique et la croissance économique. Cette position a indigné de nombreux militants, prompts à y voir une dangereuse banalisation de la situation climatique. Pourtant, force est de reconnaître que Gates marque un point : aujourd’hui encore, on meurt davantage de pauvreté et des maladies associées que de chaleur et même d’événements météorologiques extrêmes. Il a donc le mérite de rappeler que le réchauffement climatique n’est pas la seule urgence et qu’il serait absurde de le combattre au prix d’un monde plus pauvre.

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🎙️ Podcast: Libération de Boualem Sansal; commémoration de l’attentat du Bataclan

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Capture d'écran, La Grande Librairie: Emission spéciale Boualem Sansal, France 5 et france.tv, le 12 novembre 2025.

Avec Ivan Rioufol et Jeremy Stubbs.


La libération de Boualem Sansal est une très grande nouvelle. Mais le fait qu’il a fallu l’intervention de l’Allemagne pour qu’elle se produise est, pour Ivan Rioufol, le signe d’une déroute de la diplomatie française. Le président Macron a eu tort de dire que l’écrivain avait été « gracié », car étant innocent de tout crime, il ne pouvait pas être gracié. Avec une très grande mauvaise foi, la gauche et le centre ont prétendu que, jusqu’ici, l’obstacle à cette libération était l’attitude combattive de l’ancien ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau. Pourtant, l’approche préconisée par ce dernier n’a jamais été adoptée. Dans ses relations avec l’Algérie, il faut plutôt que la France quitte cette posture angélique et naïve et se montre moins capitularde.

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Cette semaine a vu aussi la cérémonie de commémoration des dix ans des attentats du 13 novembre 2015. Le gouvernement semble toujours manquer de lucidité concernant l’islamisme qui, aujourd’hui, a fini par prendre racine en France. On doit néanmoins reconnaître que le président de la République, malgré les envolées lyriques assez prévisibles de son discours, a désigné clairement l’ennemi : le terrorisme djihadiste.

«La Walkyrie» à l’Opéra de Paris: Wagner trahi!

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"La Walkyrie" à l'Opéra Bastille 2025 © Herwig Prammer / Opéra national de Paris

Une distribution exceptionnelle, une réalisation scénique navrante d’insignifiance : à l’Opéra de Paris la médiocrité de la mise en scène de La Walkyrie profane l’éblouissante prestation vocale des interprètes.


Mais de quelle rage souffrent donc les metteurs en scène engagés par l’Opéra de Paris pour s’emparer des ouvrages wagnériens afin de les saccager sans scrupules, de dénaturer l’essence même des livrets et des partitions, de ridiculiser ou de trahir leurs personnages, de gommer systématiquement, ici le merveilleux chrétien, là le souffle des mythes germaniques, de conduire enfin le spectateur à devoir fermer les yeux pour ne pas avoir à subir tant d’imbécillités et d’incohérences accumulées ?  

Qui sont-ils ces tâcherons galonnés se faisant les dents sur un Wagner qu’ils paraissent haïr en demeurant imperméables à sa musique, qui doivent se penser audacieux et iconoclastes quand ils ne sont que pitoyables et ridicules ? Qui n’ont le plus souvent ni le talent, ni l’envergure intellectuelle pour incarner les révolutionnaires qu’ils aimeraient tant être ?

Les faux prophètes

Saison après saison, l’Opéra de Paris semble s’être fait une spécialité de ces faux prophètes qui semblent n’avoir pris connaissance des ouvrages dont ils ont la charge qu’au moment de la commande. Parsifal, Lohengrin, une précédente et calamiteuse production de la Tétralogie, et tout récemment encore L’Or du Rhin en ont été les victimes expiatoires. Sous couvert de visions apocalyptiques ou de lectures politiques qui sont depuis longtemps la tarte à la crème des ennemis jurés du wagnérisme, on accumule les clichés en vogue dans leur monde semi cultivé. On avance, pour justifier les réalisations les plus horripilantes, des arguments de notaires voltairiens ou d’histrions marxistes afin de ne servir jamais que les propres obsessions des metteurs en scène, et cela à grand renfort de professions de foi messianiques.   

Ce qui est sûr, c’est que la plupart d’entre eux paraissent ne rien comprendre à l’univers wagnérien et trahissent allégrement la musique. Il ne faut effectivement pas se bercer d’illusions sur leur savoir artistique et musical. Bien souvent, ils n’ont construit leur identité que par l’outrance ou la dérision. Et leur analyse sur des idées fumeuses, mais qui ont l’heur d’être dans l’esprit du temps.

Ils semblent n’apprendre à connaître les ouvrages qu’ils vont devoir mettre en scène qu’au moment où on a la faiblesse de leur en passer commande. Et faute de s’être pénétrés durant des années d’une musique qui n’aura jamais mûri en eux, ils n’en offrent le plus souvent qu’une écoute immédiate, superficielle et convenue. Ils ne sont en réalité que les thuriféraires d’un nouvel académisme où le concept foireux ne fait rien d’autre que de remplacer les peaux de bête des héros barbus d’autrefois et les casques ailés de plantureuses walkyries.

Bancale, incohérente, anecdotique

Avoir commandé la réalisation scénique de l’ensemble du Ring à l’Espagnol Calixto Bieito qui avait à peu près réussi une mise en scène de Carmen en 2017, c’est un peu comme si l’on avait donné la direction d’un restaurant étoilé à une ménagère sévillane sachant réussir un gazpacho andaluz.

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Sa mise en scène de La Walkyrie ne mérite pas qu’on s’y attarde longtemps. Elle est trop bancale, trop incohérente, trop anecdotique. Ennuyeuse et sotte en deux mots, mais de cette sottise savantasse qu’on porte haut et fier en se donnant le sentiment d’enrichir l’univers wagnérien de conceptions radicalement nouvelles. Déjà la mise en scène de L’Or du Rhin, et en plus lourdingue encore, portait toutes les incongruités dont on est accablé dans La Walkyrie. Ce décor énorme et sans grandeur, ces masques à gaz, ces bonbonnes d’oxygène et ces tuyaux hideux qui prétendent dénoncer une apocalypse à venir ou déjà survenue : ce n’est même plus révoltant, car on peut avoir vu pire encore, mais cela végète à un niveau dérisoire de déjà vu cent fois. 

Entre martien égaré et grenouille verte

A la tête de l’Orchestre de l’Opéra, magnifique d’homogénéité, Pablo Heras-Casado est parfaitement éloquent dans les registres du lyrisme ou de la tendresse. Curieusement, toutefois, au cours des pages les plus épiques de La Walkyrie, la noire tempête du prologue, l’angoissante approche de Hunding au deuxième acte ou la folle chevauchée des filles de Wotan, il manque singulièrement de souffle et de puissance. Curieusement, parce qu’on ne peut imaginer qu’une telle puissance dramatique ne puisse fouetter davantage le sang d’un chef d’orchestre talentueux.

Les artistes lyriques ont-ils conscience de ce que l’on leur fait faire en tant qu’acteurs ? S’il est difficile de les imaginer se sortant indemnes d’une production qui accumule les clichés, les contorsions inutiles, cette vaine et perpétuelle agitation derrière laquelle un metteur en scène croit pouvoir masquer son impuissance, il est plus douloureux encore de voir les rôles féminins, les trois principaux surtout, desservis par des costumes pensés et voulus laids, alors que celles qui en  sont affublées déploient des voix magnifiques : Sieglinde en gros godillots et robe informe de ménagère allemande pauvre, Brünnhilde sous une énorme crinoline couleur saphir, puis dans des collants qui n’occultent rien de ses proportions hors-normes, Fricka en Belphégor de feuilleton et en tunique bleu électrique, alors que les huit walkyries, avec leurs tenues et leurs masques à loupiottes couleur d’absinthe, tiennent à la fois du martien égaré et de la grenouille verte.

Photo: Herwig Prammer / OnP

Des voix somptueuses

Il n’était pas nécessaire d’imposer à la Brünnhilde de Tamara Wilson cet air de bonne grosse fille un peu simple qui la fait ressembler à Bécassine débarquant chez Madame de Grand-Air, alors que le livret la chante en héroïne sublime. Ni de lui imposer une sourde confrontation avec Siegmund évoquant une lutte entre sumos. Ni de camper la Sieglinde d’Elza van den Heever tenant en joue un Siegmund tout pantelant avec une méfiance haineuse de fermière texane suprémaciste face au métèque de passage. Ce sont des gadgets imbéciles qui ne font que confirmer le manque d’ampleur des concepteurs de la mise-en-scène. Cependant, l’interprète de Hunding, Günther Groissböck, se révèle être un remarquable acteur, sans qu’on sache s’il doit cela à son seul talent ou à une subite lueur apparue dans le cerveau du démiurge. Son personnage fascisant est terriblement inquiétant tout autant que misérable. Et l’une des rares facettes intéressantes de la mise en scène est la façon appuyée dont on dénonce la violence faite aux femmes : violence physique de Hunding s’exerçant sur Sieglinde, mais aussi violence arbitraire du maître suprême, Wotan, sur sa fille préférée. Il est vrai que c’est dans l’air du temps et que ce n’est peut-être là que pour se montrer politiquement correct. Toutefois cette violence confère à la mise en scène quelque chose de sombre et de désespérant qui confère plus de poids encore à la détresse de Sieglinde avant qu’elle ne rencontre Siegmund, son frère et amant, puis à celle de Brünnhilde que son père veut punir en livrant son corps de vierge combattante au premier venu.

Uniformément magnifiques de bout en bout de l’ouvrage, Elza van den Heever et Tamara Wilson parviennent au sublime. L’une au moment où Sieglinde se sépare de cette sœur inconnue qui l’a sauvée, l’autre quand Brünnhilde, d’un dernier cri déchirant, parvient à infléchir Wotan. Ce dernier, interprété superbement ce soir de première par Christopher Maltman, est aussi victime d’une direction d’acteur qui ne grandit pas le personnage. Il sera malheureusement remplacé lors des autres représentations par le titulaire du rôle, Iain Paterson, qui n’a guère brillé dans L’Or du Rhin.

Face à Sieglinde, à Hunding, à Brünnhilde, le Siegmund de Stanislas de Barbeyrac est d’une vaillance sans faille. Même s’il mériterait que s’affine encore son jeu théâtral, sa voix admirable, puissante et douce, module aussi bien la détresse absolue que la félicité fugace, le courage autant que la tendresse. Il rejoint l’héroïque cohorte des grands interprètes du plus beau et du plus attachant des personnages du Ring.

La Walkyrie. Opéra de Paris-Bastille. Jusqu’au 30 novembre 2025