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Une Pléiade pour entrer dans l’atelier d’Aragon

Le regard d’un romancier sur ses pairs...


Une Pléiade pour entrer dans l’atelier d’Aragon
Portrait de Louis Aragon (1897-1982) vers 1950 © Wikipedia Commons

Avec un nouveau volume de la Pléiade consacré à ses essais littéraires, Gallimard met en lumière une autre facette de Louis Aragon: celle d’un critique inspiré, passionné de style et de lecture, dont l’œuvre réflexive se mêle intimement à sa création romanesque.


La collection de la Pléiade chez Gallimard avait déjà offert au lecteur de beaux volumes, bien épais, consacrés à Louis Aragon, le poète et le romancier. J’en avais apprécié le tome V, consacré aux derniers romans, et où figurait par exemple Théâtre/Roman (1974), l’un des plus beaux livres de l’écrivain, selon moi.


Car Aragon le surdoué a traversé les avant-gardes et la modernité avec la plus grande aisance, et n’a jamais bifurqué de son projet littéraire d’origine sur le fil du rasoir, depuis l’aventure surréaliste avec André Breton. Le nouveau tome de la Pléiade, qui paraît cette année, est consacré aux « essais littéraires », et rassemble un choix hétéroclite d’ouvrages et de textes : précisément, douze livres, parmi lesquels maints chefs-d’œuvre, et vingt-deux articles ou préfaces. C’est l’essentiel du travail critique d’Aragon de 1922 à 1977, qui est ainsi mis à notre disposition.

La critique : un genre majeur

La critique chez Aragon est un genre majeur. Elle donne lieu à des livres à part entière, qui sont à mettre dans le même panier que ses romans. Les titres les plus fameux, même si on ne les a pas tous lus, nous sont presque familiers : J’abats mon jeu (1959), écrit en miroir de La Semaine sainte (1958), ou encore cette petite merveille archi-connue, au titre magnifique : Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit (1969), « un des sommets de la réflexion d’Aragon sur l’écriture romanesque », lit-on dans l’appareil critique de cette Pléiade. Ce dernier est à mettre en relation avec le Traité du style (1928), présent également dans ce volume, et qui est, comme le dit la notice, une « exploration par un écrivain de ce qui fait la singularité de son rapport au langage ». Et puis, il y a les textes consacrés aux auteurs qu’Aragon lisait et relisait, comme évidemment Lautréamont, « une référence majeure », Hugo aussi, « un autre modèle », et sans doute Rimbaud, mais « pour en dénoncer le mythe ». On trouve également un texte essentiel sur Stendhal, intitulé La Lumière de Stendhal (1954), écrivain « dont il apprécie la liberté d’allure, une désinvolture, plus souvent que chez Balzac ou Zola ». Aragon a la louange généreuse : il « fait très souvent de la critique une pratique de l’admiration ». De sa rencontre avec Pablo Neruda, il tire la belle conclusion suivante : « ce diable d’homme m’a obligé à réfléchir ».

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Le décousu du texte

À travers ses confrères écrivains et leurs livres, Aragon s’étudie aussi lui-même. Cette introspection, avec lui, atteint une pleine expression. Conclusion intéressante sur cet aspect des choses par le préfacier Olivier Barbarant : « La réflexion d’un écrivain sur les livres qu’il a lus, sur ceux qu’il écrit ou qu’il va écrire, fait donc pleinement partie d’une œuvre qu’elle peut aider à mieux comprendre. » Aragon cherche à intégrer toutes les écritures, pour nourrir la sienne. Le même Olivier Barbarant souligne joliment, à propos des Incipit « l’essai butine, et fait son miel de toute lecture, dans une composition délibérément désultoire  [c’est-à-dire « décousue »], qui vient étayer l’apparent paradoxe de sa thèse, affichée dès le titre ». Un décousu du texte qui n’est pas incohérent, mais plutôt indicateur de modernité, et qu’on retrouvera dans Henri Matisse, roman (1971). C’est dire au fond la richesse de tous ces textes, au fil des 2000 pages de cette excellente Pléiade, qui possède, cerise sur le gâteau, un index final très utile. Ainsi, j’ai pu repérer, dans J’abats mon jeu, la page où Aragon donne son avis sur l’ouvrage de Bernard Frank consacré à Drieu la Rochelle, La Panoplie littéraire (1958)Aragon, on le sait, fut l’ami de Drieu. Or, Aragon écrit, quasi désolé : « On est en train de bâtir une légende Drieu… » Il précise :« C’est que décidément Aurélien n’est pas Drieu. » Il ajoute : « Un vrai personnage de roman ne peut se permettre ce schématisme de pensée qu’on ne songe pas à reprocher à l’homme de chair et de sang. »

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La question politique mise de côté

On lit probablement plus aujourd’hui les romans d’Aragon que ses essais. Le lecteur peut craindre souvent de tomber sur de la propagande politique. Les choix de ce volume ont gommé ce risque : on y parle seulement de littérature. L’éditeur avertit : « l’œuvre journalistique et militante constitue un tout autre chantier ». Il est nécessaire de le préciser, avec Aragon, car son engagement communiste pur et dur a toujours posé problème, même s’il en a manifesté certains regrets, à vrai dire trop timidement.

Dans cette Pléiade, cependant, il y a une intéressante chronologie, où l’on apprend par exemple que le 16 février 1966, « Aragon proteste dans L’Humanité contre la condamnation à Moscou […] des écrivains Siniavski et Daniel. » À la phrase suivante, nous trouvons ceci : « Le 28 février paraît L’Élégie à Pablo Neruda », dont une phrase est citée : « Pablo mon ami qu’avons-nous permis. » C’est déjà un aveu poignant, qui fait penser à la phrase de La Valse aux adieux (court et superbe texte qui figure dans le volume V de la Pléiade) : « de cette vie gâchée qui fut la mienne, je garde pourtant un sujet d’orgueil : j’ai appris quand j’ai mal à ne pas crier ». À l’époque, cette phrase sur la « vie gâchée » avait beaucoup choqué les admirateurs.

Alors, Aragon serait-il, malgré tout, récupérable ? J’ai toujours pensé que oui, grâce à ses œuvres littéraires, et à son amour profond et sincère de la littérature. Cette Pléiade vient confirmer cette impression, presque une certitude. Pour vous faire une idée, n’hésitez pas à plonger, si ce n’est déjà fait, dans cette Pléiade, comme dans un océan tout entier voué à la plus belle littérature. C’est là où Aragon a excellé.


Louis Aragon, Essais littéraires. Édition publiée sous la direction d’Olivier Barbarant. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade ». 2011 pages.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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