L’œuvre de Georges de La Tour est un défi à la dictature contemporaine du bruit et de la transparence. Ses gueux, ses Marie-Madeleine et ses saints baignent dans le silence et le clair-obscur de flammes incertaines. Mais ces figures fascinent toujours le public qui se presse actuellement au musée Jacquemart-André.
L’exposition Georges de La Tour (1593-1652), au musée Jacquemart André, attire un public nombreux, prêt à venir jouer des coudes dans les salles exiguës de cet hôtel particulier du 8e arrondissement, pour s’imprégner de la beauté des œuvres d’un maître baroque. Notre époque est là tout entière : on fait la queue pour voir la solitude en peinture, on va avec la foule écouter le silence des œuvres, on lit partout que Georges de La Tour est le peintre du mystère et qu’avec ses bougies, ses chandelles, ses lampes à huile et ses lanternes, l’exposition du musée Jacquemart-André est l’exposition phare de l’automne. À l’heure de la grande transparence, des coups de projecteur, des décryptages et des dévotions culturelles de masse, les histoires de clair-obscur ont un vrai goût de simulacre. Et pourtant. L’engouement pour Georges de La Tour est sans doute un peu plus que la énième étape du surtourisme artistique. On ne foule pas des yeux les œuvres du maître lorrain comme on encombre le parquet du château de Versailles ou les escaliers du Mont-Saint-Michel.
Que vient-on chercher ces temps-ci, dans les étages bondés du 158, boulevard Haussmann ? En tous les cas, aucune information supplémentaire sur ce peintre de la première moitié du xviie siècle, dont la biographie reste très lacunaire. En l’absence de miracles provenant des archives et des greniers, on continue à tout ignorer de sa formation et des vingt-trois premières années de ses cinquante-neuf ans d’existence. Certains historiens de l’art lui prêtent un voyage en Italie, au plus près des œuvres du Caravage (mort en 1610), d’autres suggèrent plutôt des influences du Nord (Gerrit Van Honthorst et Adam de Coster). Pour le reste, on sait qu’il est né à Vic-sur-Seilles, dans le duché de Lorraine, qu’il était le fils d’un négociant en pain, que Louis XIII le gratifia, à 46 ans, du titre de « peintre ordinaire du Roi » lors d’un séjour qu’il fit à la cour, et qu’il mourut à Lunéville une dizaine d’années après son retour en Lorraine. Peu d’anecdotes, pas un portrait de lui, pas un dessin non plus. En tout et pour tout 80 œuvres dont 40 copies, la plupart des toiles ayant probablement brûlé dans l’incendie qui ravagea Lunéville en 1638, pendant la guerre de Trente Ans. Voilà de quoi décontenancer notre époque addicte aux produits bio – biographies, autobiographies, biopics et dérivés – et rompue au traçage, du CV sur LinkedIn aux puces GPS pour les chiens et les valises. L’anonymat est aujourd’hui un lourd fardeau social, une forme quotidienne d’ostracisme. Se presser pour voir les œuvres d’un artiste qui n’a pas grand-chose à dire de lui-même est un joli pied de nez au vedettariat ambiant.
Le public viendrait-il pour sa peinture ? Avouons qu’elle est assez éloignée des codes de notre modernité. Les « gueuseries » de Georges de La Tour, avec ses vielleurs (joueurs de vielle), ses bagarres de musiciens ivrognes, ses pauvres hères aux dents gâtées (« nos infirmités sont la monnaie de nos grâces », disait Christian Bobin) et ses diseuses de bonne aventure, renvoient moins au mouvement populo-littéraire et anti-écolo d’Alexandre Jardin qu’aux fameux « sans-dents » de François Hollande – l’ex-président de la République française, et non, malheureusement, le célèbre peintre de la Renaissance portugaise Francisco de Hollanda. Quant à ses saints – Jacques, Grégoire, Pierre, Thomas et les autres – ou ses Madeleine pénitentes, notre déchristianisation à marche forcée nous les rend chaque jour plus étrangers. Il faut désormais un cartel explicite pour qu’un vieil homme, les yeux baignés de larmes et accompagné d’un coq, redevienne saint Pierre pour les lointains descendants de François de Malherbe que nous sommes devenus – « Ces beaux yeux souverains qui traversent la terre / Mieux que les yeux mortels ne traversent le verre », écrit-il dans Les Larmes de saint Pierre (1587). De leur côté, nos Marie-Madeleine contemporaines, alias saintes MeToo confrontées aux affres du consentement, préfèrent le suréclairage médiatique à la flamme filante de méditations nocturnes, le regard perdu entre les crânes, les miroirs et les livres.
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Pourtant cette peinture silencieuse nous parle, c’est indéniable. Et elle nous parle en partie parce que les personnages de Georges de La Tour ne nous regardent pas. Concentrés sur ce qu’ils font ou accaparés par autre chose qu’eux-mêmes, ils recherchent rarement notre complicité. La femme qui s’épouille a la tête penchée, les yeux fixés sur la puce qu’elle écrase entre ses deux ongles. Saint Jérôme ne nous offre de son visage que ses paupières baissées, absorbé qu’il est dans sa lecture. Saint Jacques le Mineur, besace et bâton de pèlerin à la main, a les yeux mi-clos, le regard vague, et semble déjà loin, moins loin toutefois que saint François, dont l’extase spirituelle révulse les yeux en une vision intérieure. La mère du nouveau-né berce de la nuit de ses pupilles indéchiffrables son enfant emmailloté de lumière. Les vielleurs n’y voient rien, tous aveugles sans doute, pendant qu’un petit chien à leurs pieds regarde, lui, avec effroi, les pierres qu’on leur jette de temps en temps. Le mangeur de pois est trop affamé et sans doute bien malade pour regarder qui que ce soit. Sa femme, il est vrai, nous fixe avec dureté : c’est que nous l’avons interrompue, par notre présence inopportune, au milieu de ce frugal repas de charité. Du Tricheur à l’as de carreau (grand absent de l’exposition) à ceux qui ne trichent pas devant Dieu, l’œuvre de Georges de La Tour est faite de regards en coin, de regards absents, de regards pensifs et de regards impossibles. Aux deux extrémités de l’existence, du premier sommeil du nouveau-né au repos éternel de saint Alexis, les paupières closes sont des langes et des linceuls. Au milieu du gué, les fenêtres de l’âme disent, à voix basse et sans fracas, la misère et la grandeur de l’homme, une misère sans drame et une grandeur sans auréole.
Aujourd’hui, nous sommes habitués à ces mines absorbées, à ces fronts plongeants et cette procession de paupières mi-closes. Dans la rue, on ne croise plus de regards, ou si peu. Les gens se promènent la tête vissée sur un écran. Le visage, passé, au cours de ses représentations successives, du dévoilement de Dieu au dévoilement de la sensibilité puis du je, a cessé de vouloir dire quoi que ce soit de Dieu, de nos sentiments et de nous-mêmes. La mystique des smartphones nous a fait renouer en un rien de temps avec les regards absents du peintre lorrain. À cette différence près, toutefois : la mystique chrétienne faisait la part belle à l’intériorité et la lenteur ; l’hyperconnexion virtuelle, elle, suppose la fin de ces deux anachronismes insupportables, comme le note David Le Breton dans son très bel essai sur La fin de la conversation ? (2024).

pénitente), Georges de La Tour, vers 1635-1640.

Autre élément familier : les bougies. Elles décorent nos maisons et notre Nation. Chez soi, on les choisit parfumées ou sous forme de LED avec de fausses flammes qui tremblotent. Sur nos trottoirs profanés par la barbarie, on les dispose au milieu des fleurs et des nounours. La luminothérapie est un acte civilisationnel fondateur. Dans les œuvres de Georges de La Tour, les bougies ont la beauté fragile des âmes tremblantes, sculptées dans la nuit de l’erreur et du malheur. Si elles ont un parfum, c’est celui de la vie intérieure. Sans peluches et sans bouquets, elles éclairent l’infini des espaces clos.
Au temps de Georges de La Tour, les existences étaient courtes et misérables. Le peintre lorrain perdit d’ailleurs sept de ses dix enfants. La peste, la famine et la guerre décimaient davantage la population que le variant Frankenstein. Les églises n’avaient pas encore été transformées en salles de shoot ou en musée d’art contemporain, ce qui n’empêchait pas le fanatisme religieux de faire rage. En 1610 – Georges de La Tour avait 17 ans –, Ravaillac assassinait Henri IV, ce qui lui valut d’être tenaillé, enduit de plomb fondu et d’huile bouillante, écartelé, ses restes brûlés, sa famille ostracisée, son nom banni. Nos mœurs politico-judiciaires se sont heureusement adoucies : on n’écartèle plus les régicides, on se limite à embastiller les monarques. On ne tue d’ailleurs plus les assassins et saint Badinter est en passe d’être plus connu que saint Pierre. Notre politique culturelle a elle aussi changé. En 1635 – La Tour avait 42 ans –, Richelieu fondait l’Académie française afin de discipliner notre langue. Aujourd’hui sort de l’Académie une chanteuse qui parle à peine français et n’y entre pas un écrivain qui l’écrit mieux que quiconque. La Tour a presque 50 ans lorsque Corneille fait jouer Polyeucte. Vingt ans après sa mort, on publiait les Pensées de Pascal. Quatre cents ans après lui, on va regarder ses tableaux, et les bougies de ses Madeleine illustrent la couverture des œuvres de celui qui écrivait : « À mesure qu’on a de la lumière, on découvre plus de grandeur et plus de bassesse dans l’homme. » Tout n’est pas perdu.
À voir
« Georges de La Tour : entre ombre et lumière », musée Jacquemart-André. Jusqu’au 25 janvier 2026.
Georges de La Tour. Entre ombre et lumière. Catalogue officiel de l'exposition
Price: 39,00 €
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