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Petit complément à l’année Diderot qui s’achève

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Je ris assez moi-même des littéraires qui philosophent pour… prendre le risque d’être ridicule.
« Retour du religieux » est, au mieux, une expression approximative. Ce qui revient depuis une quarantaine d’années (en fait, depuis que l’économie libérale, en chancelant, a cessé d’apporter sa justification au positivisme du XIXème siècle, qui fut la base théorique de l’expansion capitaliste) est moins le religieux que la superstition — et non, ce n’est pas la même chose. La foi, pour autant que j’aie pu comprendre un état auquel je ne comprends rien, appartient aux convictions intimes. Au cœur, aurait-on dit dans les siècles passés. Mais la superstition, somme de comportements aveugles et réitérés, mécanique plaquée sur du vivant, ne vient ni du cœur ni de l’esprit. Ni sentiment, ni rationalité : la superstition se complaît dans une extériorité, dans des démonstrations qui abolissent l’être au profit du pantin. Le fanatique est un robot qui veut réduire autrui aux mêmes automatismes — reductio ad absurdum. Un voile, dix voiles, cent mille voiles. Trois cents personnes prosternées sur un tapis de prière au milieu de la rue. Une barbe, dix barbes, trois cents millions de barbes. Il n’est pas simple d’être Blaise Pascal, mais il est aisé d’être un intégriste : c’est une foi réduite à sa grimace.
Et nous, nous les rationalistes sévères, y sommes un peu beaucoup pour quelque chose.
Notre façon de rapporter les fins de l’action à celles de la connaissance (c’est cela, n’est-ce pas, le rationalisme), et, depuis le XVIIIème siècle, de condamner les passions, de récuser la folie, de prétendre que sous les Lumières il n’y avait pas d’ombre, a laissé à l’irrationnel tout le champ des fantasmes. Or, asséner aux autres son fantasme, là commence le totalitarisme, politique et religieux — et les deux confondus, tant qu’à faire.

Petit détour par Molière et Diderot.
Harpagon est possédé par la passion de l’argent, d’accord. Mais l’avarice n’est que la transcription d’un délire autrement ravageur, qui fait le fond de la pièce : la manie du contrôle. Le personnage de Molière prétend contrôler le corps des autres (et donc le sien : c’est un constipé chronique qui refuse de rendre quoi que ce soit), via des restrictions alimentaires cocasses et criminelles (Molière excelle à montrer combien le criminel est cocasse). Il prétend aussi régir la sexualité de ses enfants — il n’est pas de père chez Molière qui ne soit abusif. Dans Le Tartuffe, Orgon est un obsédé du même acabit, sauf que cette fois ce sont les gesticulations religieuses qui remplacent les abstinences d’Harpagon (en fait, L’Avare vient après Tartuffe : Molière, échaudé par les menaces de mort que lui avait values sa grande pièce religieuse, a préféré après 1666 passer par la métaphore pour attaquer les bigots de toutes farines). Tous les barbons de Molière, avec « cette large barbe au milieu du visage », sont taillés dans le même tissu passionnel, pantins dont la Compagnie du Saint-Sacrement tirait les ficelles.

L’islamisme opère de même — et nous ne saluerons jamais assez Ariane Mnouchkine pour avoir pensé, en 1995, à transposer Tartuffe dans une Egypte fondamentaliste — oserait-on encore le faire ? Contrôle abusif du corps (ramadan et interdits divers pris au pied de la lettre), contrôle des habits et des emplois du temps — police de la pensée. Le libre-arbitre que le dieu des religions monothéistes accordait à l’homme disparaît, dans ces caricatures de la foi, au profit d’une servitude stricte : des « born again christians » aux salafistes en passant par les haredim purs et durs, la caricature religieuse offre la possibilité de réintégrer l’univers des passions, récusées depuis Descartes, d’Alembert, Condorcet ou Hegel (qui sur ce plan oublie volontiers la dialectique), abolition qui a trouvé en Auguste Comte son jusqu’auboutiste. Mais chassez les passions, elles reviennent par la fenêtre. Faute de les intégrer dans le plan, elles s’aigrissent et nourrissent les intégrismes — ou le racisme, qui procède de la même haine de cette rationalité qui nous enjoint de considérer l’Autre comme un autre nous-même. Et à force de nous prescrire l’amour du prochain, alors même que nous avons parfois envie de l’envoyer à tous les diables, nous obtenons l’effet inverse — on le voit bien en classe où le discours antiraciste finit par générer son contraire.
Nous sommes très loin d’avoir éprouvé tous les effets de la crise, et très loin d’avoir vu monter tous les délires. Sartre avait raison de dire qu’on ne convainc pas un raciste avec des arguments rationnels, parce qu’il est dans la passion. Il n’a pas assez insisté sur le fait que cette passion est le produit de la rationalité imposée sans reste — au sens mathématique du terme.
Diderot seul (il faut lire et relire Le Neveu de Rameau) a compris qu’il fallait tenir compte du reste, et qu’on ne pouvait opposer un Moi rationnel à un alter ego passionnel. Dans Le Neveu, la dialectique entre Moi et Lui n’oppose pas le Philosophe à l’énergumène du café de la Régence : il construit, en interaction entre les deux débatteurs, un personnage complexe et sans cesse changeant — un certain Diderot — qui est la somme de Moi et de Lui. Somme impossible d’ailleurs : on n’additionne pas davantage les exigences rationnelles de l’un et la folie de l’autre que les torchons et les lanternes. Nous sommes, dit Diderot, un manteau d’Arlequin tissé de bon sens et de folie douce. Et exclure la folie au nom d’une vision étroite du rationalisme l’a transformée en folie furieuse. Récuser le désordre au nom de l’unicité du Moi lui donne un bon prétexte pour aller se réfugier chez tous les paumés de la terre, les sacrifiés de la croissance défunte, qui se forgent une identité dans le délire et la violence.

Montaigne avait bien senti que nous sommes, à son image, « ondoyants et divers ». Mais le culte de la norme, depuis l’âge classique, nous a fait oublier sa leçon, et les passions récusées sont allées se réfugier chez les extrémistes de tout poil. Imposer un corset de restrictions au croyant, le pousser au fanatisme, c’est la pratique ordinaire de la superstition, qui ne vit que dans l’air raréfié des extrémismes superlatifs. Croyants ordinaires ou athées, nous sommes un mixte d’ange et de bête, de lumière et de nuit. Et réfréner à tout prix ses désirs, se refuser aux péchés capiteux, au verre de Rioja sur une chiffonnade de pata negra, à la main qui se glisse et à la bouche qui consent, nous expose à glisser vers l’ultra-violence et le prosélytisme militant, seuls défoulements autorisés à ces cocottes-minute sans soupape que sont les intégristes de toutes obédiences. Jamais un voile n’abolira le désir : autant vivre ses désirs plutôt que de se couvrir la tête en croyant — c’est le cas de le dire — qu’un bout de tissu fait taire les pulsions sous prétexte qu’il les cache. Jeunes musulmanes, mes sœurs, mes amies, allez au bout de vos désirs, mangez, buvez, baisez — le Ciel peut attendre, et il n’y a qu’une vie. Comme on disait jadis, jouissez sans entraves. Que des anciens de 68, au NPA ou ailleurs, se fassent les propagandistes du voile prouve assez que ce n’est vraiment pas beau de vieillir… Tout est bon dans le cochon, un verre ça va, mais trois verres aussi, et la sodomie ouvre l’esprit — souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise. Seul le libertinage (tous les libertinages : « Mes pensées, ce sont mes catins », disait Diderot) confère la liberté, tout le reste est prétexte et servitude involontaire. La vraie raison est dans l’acceptation de notre part de folie. Quand vous serez bien vieilles, assises au coin du feu, que vous rappellerez-vous ? Vos excès, et non vos précautions. Vos cuites mieux que vos pénitences. Le désordre du lit mieux que les ordres donnés. Récusons les rationalismes qui récusent l’ivresse. Ils alimentent les jeûnes sans le savoir, et fomentent les horreurs, sans le vouloir. Bref, relisons, revivons Diderot, qui fut le dernier esprit libre, le dernier libertin.

Comment Joukov brisa Hitler et enterra Clausewitz.

joukov urss staline

Gueorgui Joukov ne dort quasiment plus depuis près d’un mois. Une heure de temps en temps assis à sa table dans le creux de son bras. Quand la fatigue est trop forte, il sort marcher dans le froid et prend de la neige à pleines poignées pour se frotter le visage.  Il n’a pas bu une goutte d’alcool mais il englouti des litres de thé noir. Ce fils de paysans pauvres, simple soldat du Tsar pendant la première guerre mondiale a rejoint l’Armée Rouge après la Révolution d’octobre. Son niveau scolaire est celui du CE2. Malgré cela il a gravi tous les échelons, officier brillant, il est étonnamment passé au travers des grandes purges de 1937 pour être nommé chef d’état-major général de l’armée soviétique à 44 ans juste avant l’agression allemande du 22 juin 1941. Il participe impuissant à la terrible catastrophe qui voit l’Armée Rouge et ses 5 millions d’hommes engloutis dans une effroyable ordalie.

Mais il a analysé la stratégie de son adversaire, compris qu’il fallait le bloquer sur la route de Moscou, avec les moyens du bord, c’est-à-dire pas grand-chose. Sous la pression permanente de l’ennemi, mais aussi celle de Staline. En octobre, il recule, en novembre il recule, pied à pied. Il réorganise, colmate, galvanise.

Le 29 novembre 1941, il appelle le dictateur à la Stavka : « L’ennemi est épuisé. Il faut liquider maintenant son étau ». Pour lui, malgré les pointes allemandes qui voient les bulbes du Kremlin, c’est maintenant ou jamais. L’armée allemande est au bout de son élan, il le sait, il le sent. Il faut lancer la contre-offensive qu’il a préparée. Staline accepte tout en lui précisant, en était-il besoin que : « Si vous rendez Moscou, votre tête comme celle de Koniev roulera ». Ce sera pour le 5 décembre. Le 4 au soir, le dictateur sanguinaire, à bout de nerfs, l’appelle à son état-major et explose au téléphone. Réponse de Joukov : « Devant moi il y a deux armées et mon front. Je sais le mieux et je décide le mieux comment agir. Si vous avez du temps pour déposer vos soldats de plomb, venez organiser aussi la bataille. » Staline raccroche. Le 5 décembre, à minuit précis,  il appelle et demande calmement :

« – Camarade Joukov comment vont les affaires pour Moscou ?

–Camarade Staline,  nous ne rendrons pas Moscou. »

Adolf Hitler a perdu la guerre. Il avait fait le pari d’abattre l’Union soviétique en six mois. Il a échoué et sait qu’il ne pourra plus. Il le dira en janvier 42 à Jodl. En conséquence, Heydrich lancera la « solution finale » le même mois à la conférence de Wannsee. Les aristocrates prussiens qui par vanité ont accepté de suivre un caporal autrichien exalté, sont battus par un « sous-homme » slave au caractère d’exception qui les ramènera, en passant par Stalingrad, Koursk, Smolensk,  jusque dans les ruines de Berlin trois ans plus tard. On sait depuis Thémistocle à Salamine, raconté par Hérodote, que finalement, c’est toujours un peloton de soldats qui sauve la civilisation. C’est l’histoire, de ce soldat russe, soudard vaniteux et brutal, immense capitaine, un des plus grands de l’ Histoire que Jean Lopez nous raconte dans l’extraordinaire biographie qu’il vient de lui consacrer.

Son travail est exceptionnel pour trois raisons :

Tout d’abord il a entrepris il y a quelques années, d’explorer la plus terrible guerre de l’histoire, celle qui s’est déroulée à l’est entre 1941 et 1945. Histoire peu connue, la guerre froide ayant incité les occidentaux à dédouaner la Wehrmacht de ses responsabilités pourtant écrasantes. Non seulement, celle-ci, qui a soutenu Hitler jusqu’au dernier jour s’est déshonorée, mais de plus, sur le plan stratégique et professionnel, elle a été surclassée par une armée dirigée, comme celles de Napoléon, par des fils de vachers devenus Maréchaux. Lidell Hart, l’historien militaire anglais fut le vecteur de l’imposture militaire allemande. Livre après livre, Jean Lopez, rétabli la vérité et démontre la supériorité de « l’art opératif stratégique soviétique » sur la tactique allemande issue de Clausewitz. Gueorgui Joukov est un héros russe. Il n’était pas ou peu reconnu en Occident. Ainsi qu’à tous ses camarades, justice lui est rendue, par ce livre.

La dimension politique ensuite.  Jean Lopez conserve une objectivité totale dans son travail, et ne fait jamais preuve de complaisance, au contraire, même vis-à-vis de ceux qu’il admire. Il prend les hommes et l’Histoire dans leurs contradictions, leur grandeur et leur petitesse. La connaissance qu’il a acquise du monde soviétique en fait un témoin précieux. Il clarifie l’articulation du militaire et du politique en URSS. Au-delà de la guerre elle-même, les épisodes des grandes purges, de la première disgrâce de Joukov en 1946, de la chute de Béria après la mort de Staline sont abordés de façon limpide. Joukov entretenait des rapports « mystérieux » avec celui-ci. Il était le seul à ne pas avoir peur en sa présence et il sera un artisan actif de la déstalinisation. Mais en même temps il lui reconnaîtra toujours le mérite principal de la victoire. Les mécanismes de la deuxième disgrâce de 1957 sous Khrouchtchev sont analysés, et donnent un éclairage précieux sur le fonctionnement de ce pays et de cette société pour nous difficilement compréhensibles. L’étude de l’Union soviétique, et c’est fort normal, est extrêmement politisée. Difficile d’aborder le sujet sereinement. Le travail de Lopez, comme celui dans un autre domaine de Nicolas Werth, s’efforcent objectivement de donner à voir et à comprendre. Qu’ils en soient remerciés.

Enfin, l’écriture fluide, la distance critique et l’humanité donne à la lecture un caractère passionnant. Même si, les aspects techniques sont très présents, nous sommes loin de la littérature militaire « fifres et tambours ». Ce livre se lit comme un roman. Un roman stupéfiant par la brutalité et la violence de l’effroyable tragédie. La France s’apprête à commémorer le centenaire de la première guerre mondiale. Je disais dans ces colonnes l’importance pour notre mémoire et notre identité de ce formidable événement.

Comprenons, comme nous l’explique inlassablement, avec quel talent,  Jean Lopez, ce que représente pour les Russes « la Grande guerre patriotique » et ses 20 millions de morts. Et rappelons-nous les vers d’Alexandre Blok : « la Russie est un sphinx, heureuse et attristée à la fois, et couverte de son sang noir… ».

Joukov : L’homme qui a vaincu Hitler, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Perrin, 2013.

*Photo : GOESS/SIPA. 00027491_000002.

La femme n’est pas le devenir de l’homme

Adam et Eve

On ne parle plus trop de ces pères de famille perchés pendant des jours au faîte de grues pour réclamer la garde partagée de leurs enfants. Ces stylites de l’ère post-industrielle avaient l’impression de prêcher dans le désert. Il ne semble pas que leur sort se soit amélioré. Mais, pour les avocats les plus doctrinaires de la cause des femmes, s’ils ont perdu le droit de garder leurs gosses, c’est qu’ils le méritaient. Et qu’il existe des causes plus urgentes. La pénalisation des amateurs d’amour tarifé, par exemple.
Tout se tient. On dirait que, chez ces hommes perchés comme chez les amateurs de passes – qui sont parfois les mêmes –, il existe quelque chose en trop : l’organe rétractile de forme oblongue avec à la base une couronne velue, qui a l’inconvénient de servir à la reproduction humaine. Cette chose en trop s’exprime, chez les premiers, par la volonté d’assumer leur devoir paternel malgré l’opposition de l’ex-épouse ou de l’ex-compagne et, chez les seconds, par celui d’évacuer contre une poignée d’euros le désir qui les presse. Ce trop-plein, cet excès organique qui s’exprime par l’excès symbolique (la demande paternelle jugée illégitime et le recours à l’argent au lieu de se masturber), pointe un impensé de la condition féminine dont je m’empresse néanmoins de souligner qu’elle nécessite plus que jamais qu’on en combatte les injustices et les intolérables blessures.
À ce propos, une suggestion : au lieu de vouloir taper sur la clientèle des « putes », bien souvent de pauvres gars qui usent de filles sans joie, il serait temps de songer à introduire dans le Code pénal, comme en Amérique latine, la notion de « féminicide » pour les viols de femmes suivis de meurtres, crimes dès lors imprescriptibles et punis à vie. On se demande ce que les parlementaires attendent pour voter une loi qui trace une limite absolue entre la barbarie et l’humanité.

Pour en revenir à la revendication des pères de famille, elle montre qu’ils sont devenus des « papas », c’est-à-dire des hommes avides de s’occuper de leur progéniture comme s’en occupent les mères (les « mamans », plutôt), sans cesser pour autant de se sentir des hommes. Ils auraient pu se percher au sommet d’églises ou de bâtiments officiels. Pourquoi des grues ? C’est désigner un monde en voie de disparition[access capability= »lire_inedits »], celui où les hommes travaillaient au plus près des matériaux, où ils produisaient à la dure des objets tangibles. En un mot, le monde des ouvriers qui étaient fiers de l’être. Avec des cals aux mains, des poils sur le torse, la sueur au front, une Gauloise au bec, et des muscles noués par leurs tâches, pas dans les salles de gym. Des hommes, quoi. En même temps, ces pères privés de paternité qui protestent haut et fort revendiquent leur part féminine, maternelle si l’on préfère, tout en dénonçant la tentation post-moderne de mettre à l’écart les hommes en tant que géniteurs.
Les hommes cumulent deux tares : une violence qui leur est propre et qu’ils subliment atrocement dans la guerre, et un rôle de bourdons bons à jeter une fois la reproduction assurée. Passons sur la violence : dans ses formes brutes, elle est bien sûr à bannir. Mais le rôle de bourdon pose question : il signale la difficulté d’être père. Pas seulement aujourd’hui, car cette fonction comprend un aspect autoritaire qui implique une certaine distance, et même une certaine abstraction, mais plus particulièrement aujourd’hui où Big Mother trône en majesté [1. Michel Schneider, Big Mother, psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002. Rappelons-nous, pour illustrer le propos, l’exaltation du care par Martine Aubry].

On ne prend pas assez conscience que Dieu est un roublard : il a fait croire aux mâles qu’Ève était sortie de la côte d’Adam, alors que c’est évidemment le contraire. L’homme sort de la femme comme l’oiseau de la coquille. Le roman de Maurice Pons, Rosa, où une tenancière de taverne aux formes opulentes engloutit dans sa matrice les soldats qui sont ses clients, témoigne à sa manière de cette réalité générale : l’homme sort de la femme aussi sûrement que celle-ci rêve sinon de l’éliminer, du moins de le neutraliser. Sans doute l’homme, du reste, rêve-t-il de retourner dans le ventre maternel, pareil à Jonas dans sa baleine. Et rêve-t-il aussi d’être femme, comme l’atteste la coutume de la couvade dans les sociétés tribales.
Et ça se comprend, qu’il veuille être femme. Il accéderait au pouvoir secret du genre féminin qui tend, depuis l’aube de l’humanité, à nier à son profit la différence des sexes, tendance dont la théorie du genre, base avancée du féminisme guerrier, constitue l’avatar le plus récent. Le mythe des Amazones en offre une version radicale et basique : radicale parce qu’il n’y a plus que des femmes, basique pour cette raison même. L’indifférenciation va plus loin : elle ne propose plus l’existence d’un seul genre au détriment de l’autre, mais carrément leur abolition.
Une seule espèce indifférenciée, produit d’un métissage universel, sans hommes ni femmes, même si, au bout du compte, le féminin l’emporte. Il s’agit in fine d’éradiquer l’homme en tant qu’espèce surnuméraire, c’est-à-dire comme incarnation de l’Autre. Adam deviendra inutile. On n’aura plus besoin de lui pour procréer, il suffira d’une goutte de sperme synthétique, voire de n’importe quelle cellule de n’importe qui, homme ou femme, avec, à l’horizon, l’espoir d’une parthénogenèse universelle. On perçoit un écho de cet espoir dans les techniques de clonage. Si les hommes ont toujours cherché à réduire l’influence des femmes, c’est, au fond des choses, parce qu’ils sentent confusément la menace d’être niés en tant qu’hommes. Leur violence procède de leur fragilité.

En Occident, l’homme parfaitement réalisé prend aujourd’hui les traits de l’homosexuel. Mais ce n’est qu’une étape sur le chemin de l’humanité parfaite. En toute logique, son avènement sera acté le jour où l’homosexuel sera simultanément homosexuelle et vice versa. Quand il n’y aura plus d’homosexuels, d’homosexuelles, de bisexuels, d’hétérosexuels, d’hétérosexuelles, de transsexuel(le)s, mais un genre unique, celui de l’androgyne, qui ne sera même plus un genre mais une utopie, c’est-à-dire un non-lieu, sans parents sinon des parents n° 1, n° 2, n° 3, etc., proposition déjà tentée mais qui reviendra, sur le modèle du frère n° 1, n° 2, n° 3, etc, dans ce meilleur des mondes qu’était le Kampuchéa démocratique du camarade Pol Pot. Idéalement, cette société s’épanouira sans différences d’âges, ce qui permettra d’abolir le temps, sans poils, sans rides, sans bedaine, sans que plus rien relevant de la nature ne vienne polluer l’ordre de la culture purifié de toute attache avec le règne animal, sans classes, sans frontières, évidemment sans races, éventuellement sans langues parti- culières comme jadis, avant Babel, paradis de l’Un et du Même grâce au triomphe du métissage promis à tous les êtres et à toutes les nations dans la paix d’un monde enfin débarrassé et des hommes, et des pères, et des lois [2. Lire sur ce point Peter Sloterdijk, notamment Ni le soleil ni la mort, Pauvert, 2003 ].

Cette aspiration symbiotique qui travaille sourdement la part féminine de l’humanité et dont s’effarouche sa part masculine permet de situer l’opinion de chacun en matière politique, pour peu que l’on veuille bien admettre que le mouvement qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche reproduit celui qui va de la valorisation des différences à celle des similitudes, c’est-à-dire, concrètement, qui va de la défiance obtuse à la confiance naïve, autrement dit, de la détestation de l’Autre à son adoration. Tout le problème consiste à savoir où placer le curseur. Chacun le place ici ou là, et qualifie de « valeurs » ou de « convictions » l’endroit où il le fixe. L’argument du curseur fonctionne d’une manière identique pour mesurer la dose de testostérone qu’il convient de laisser aux hommes pour en faire soit des saints soit des salauds, c’est-à-dire soit des unisexes soit des primates. Plus le curseur glisse vers la droite, plus la virilité sera valorisée en même temps que le charme des différences, plus il glisse à gauche, plus la féminité sera appréciée en même temps que le bonheur des similitudes. Aux deux extrêmes on trouvera, pour la droite, Cro-Magnon coiffé d’un casque à pointe, et, pour la gauche, l’Ange de la lumière dans sa barboteuse.
Entre les deux s’étale toute une palette de choix dont celui du milieu, le plus raisonnable, qui consiste à ne priver les hommes ni de leurs génitoires ni de leur estime de soi, pour éviter d’en faire des impuissants pétris de doutes et de honte, d’autant qu’ils sont exposés, fait nouveau, à la diminution croissante du nombre de spermatozoïdes observée chez les individus à peau blanche des sociétés libérales avancées. Face aux zélotes de l’émasculation, encourageons les pères de famille à descendre de leurs perchoirs afin qu’ils retrouvent leur rôle auprès de leurs bambins, tout leur rôle, sans avoir peur de tomber de haut, et, de là, plus bas que terre.[/access]

*Photo: GINIES/SIPA.00613654_000009.

Touche pas à mes puritains !

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La proposition de loi de Maud Olivier visant à abolir la prostitution en pénalisant les clients témoigne d’une dégradation du débat politique français. D’une part, la prostitution volontaire ne disparaîtra jamais du globe. D’autre part, prétendre que la pénalisation de la demande permettra l’éradication progressive de l’offre constitue le degré zéro de la pensée économique.

Sur un sujet aussi épineux que la prostitution, étroitement corrélé à une infinité de problématiques philosophiques et politiques – sida, rapports sociaux de sexe, libre disposition de soi, approches du consentement, notion de travail sexuel, droit à la sexualité, politique migratoire et de santé publique – la démagogie et les théories manichéennes constitutives du discours abolitionniste devraient cesser de nourrir des médias complaisants.

Plus encore que les proxénètes, il faudrait pourchasser les clients dont la démarche reflèterait la violence masculine de notre société patriarcale. Dépeint au mieux comme un délinquant sexuel, au pire comme un violeur, le client fait toujours l’objet d’un discours essentialiste. On lui assigne le statut de « pervers » ou de « bourreau », ce qui « consolide la représentation victimaire de la prostituée » comme le souligne le sociologue Lilian Mathieu. Tous les partis politiques s’en réfèrent aux dogmes d’un « féminisme » néo-puritain qui a le vent en poupe. Les lecteurs du rapport d’information sur « le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel » constateront d’ailleurs cette phrase de la députée Ségolène Neuville : « Nous ne pourrons faire l’impasse sur la lutte contre la pornographie ».

Que la droite conservatrice défende une vision traditionaliste de la famille, s’oppose au mariage pour tous, condamne sans arguments sérieux les techniques d’assistance médicale à la procréation comme la gestation pour autrui, discoure sur les bonnes mœurs et veuille repousser les prostituées des centres villes vers les zones périphériques, il n’y a là rien de surprenant. En revanche, que la gauche issue des Lumières plébiscite une idéologie puritaine, véhicule une représentation du monde sans nuance ni dialectique, détachée de toute réalité – c’est-à-dire de toute complexité – est un fait préoccupant dans une République laïque.

Rappelons qu’une politique abolitionniste favorisera les consommateurs fortunés. Ces derniers resteront à l’abri d’une chasse aux sorcières qui pénalisera, d’abord et avant tout, les plus modestes. L’historienne E-M. Benabou a mis en relief cette dichotomie déjà visible au XVIIIe siècle : « un secteur prospère et privilégié qui tend à glisser vers la débauche de haut luxe et à s’évader vers la prostitution privée et le demi-monde, et par ailleurs le secteur de la basse prostitution, souvent traquée et poursuivie. Entre les deux, la barrière de l’arbitraire administratif et policier, mais aussi une invisible barrière sociale ». S’appuyant sur une extension indéfinie de la répression, jusque dans le lit des citoyens, nos élites défendent un projet global de criminalisation. Les « cyber-gendarmes » célébrés par la députée Maud Olivier illustrent à merveille cette philosophie liberticide. De quoi s’agit-il sinon d’instituer une nouvelle police des mœurs ? L’abolitionnisme se réclame du féminisme mais se fonde sur une approche anachronique – préfreudienne – de la sexualité, et s’enracine dans une perspective victorienne.

Mépriser l’Histoire de la sexualité et de la psychanalyse, les enquêtes universitaires, la masse des travaux dont nous disposons – issus des départements d’anthropologie, de sociologie ou d’études féministes – en passant par le patrimoine littéraire et cinématographique, relève d’une misère intellectuelle indigne de la gauche.

En détournant le manifeste pour le droit à l’avortement (1971) écrit par Simone de Beauvoir et cosigné notamment par Marguerite Duras, Gisèle Halimi, Monique Wittig ou Violette Leduc, en relativisant la dimension révolutionnaire et universaliste qu’a représenté la maîtrise par les femmes de leur fécondité, en se plaçant du seul point de vue des clients sans prendre en considération les conditions de travail des prostituées, le manifeste des « 343 salauds » estampillé « Touche pas à ma pute » a sans doute dérouté certains opposants à l’abolition. Il était nécessaire de critiquer ce manifeste et de réinscrire la réflexion dans le champ politique pour ouvrir le débat. Cela étant, que les abolitionnistes distillent les pires amalgames dans le débat public ne suscite en revanche aucune bronca. L’association Osez le féminisme et le collectif « Les jeunes pour l’abolition de la prostitution » font ces temps-ci la promotion d’un court-métrage de Frédérique Pollet Rouyer, La prostitution, un métier ?, dans lequel une conseillère d’orientation force une lycéenne mineure à se prostituer. Le film se gausse ouvertement du sort des handicapés, compare la prostitution au viol et à la zoophilie. C’est une abjection contre laquelle peu de voix s’élèvent.

Combien de temps faudra-t-il pour comprendre qu’il est tout aussi primordial de lutter contre l’esclavage moderne que de laisser les femmes et les hommes majeurs et consentants faire ce qu’ils veulent de leur corps et de leur sexe, y compris pour gagner de l’argent ou en dépenser ?

*Photo : DIDELOT/SIPA. 00214879_000001.

Bilger-Finkielkraut : 38 minutes de bonheur

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Quand j’étais très jeune, bien avant que les Bricorama soient ouverts le dimanche, la mode était déjà au « Do it yourself ! ».

Quand j’étais jeune, le yippie Jerry Rubin criait « Do it ! » à ses camarades chevelus. (Plus tard, il virera reaganien puis sera écrasé sur Wilshire Boulevard, mais c’est une autre histoire.)

Quand j’étais un peu moins jeune, Nike nous a enjoint de « Just do it ! ». Comme le slogan perdure, j’imagine qu’il était bon.

Reste à savoir lequel de ces commandements a convaincu l’ami Philippe Bilger de lancer sa chaîne télé sur YouTube. À mon avis, aucun des trois. Pétri comme il est de culture classique, je l’imagine plutôt puiser ses raisons d’agir dans La Fontaine : « Aide-toi, le ciel t’aidera », ou alors chez Boileau « Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi. » Ou encore du côté de Racine : « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? »

Tout ça pour vous dire, donc, que lassé de souffler de bons concepts à des télés malentendantes, Philippe Bilger a décidé qu’il valait mieux agir qu’attendre, en produisant et diffusant lui-même ses interviews – sans autre forme de procès.

Il vous racontera d’ailleurs tout ça mieux que moi sur son blog, où il vous dira aussi pourquoi il a souhaité inaugurer cette série d’entretiens en rencontrant Alain Finkielkraut.

Si vous n’êtes pas tenté de cliquer sur les liens, je ne peux plus rien pour vous.

Pour la pénalisation de cette putain de vie?

343 salauds taubira

Cela atteint un comble, cela devient franchement ridicule.

La France est dans une effervescence, un désordre, une revendication tels qu’on se demande s’ils n’expriment pas d’abord un besoin pulsionnel et collectif de protester, de dire non avant d’être inspirés par une opposition politique et sociale précise. Un refus qui est devenu quasiment sa propre finalité. C’est ce pouvoir qui est visé, pas ce qu’il accomplit ou non.

On aurait pu tout attendre dans une telle atmosphère sauf l’irruption, dans l’espace public, de débats outranciers, odieux ou totalement décalés ou inadaptés.

Depuis deux semaines, le racisme manifesté ici ou là à l’encontre de Christiane Taubira a prétendu, comme elle l’a très bien dit, l’exiler de la famille humaine à cause de comparaisons bestiales dont je ne doute pas qu’elles aient traumatisé ses enfants. Fallait-il cependant si tardivement – remords pour n’avoir pas réagi assez quand c’était nécessaire ? – tomber dans le ridicule de cette pétition à l’initiative de Jeanne Moreau : « Nous sommes tous des singes français » (JDD).

Ces racistes imbéciles, par leur attitude, ont fait qu’on n’examine plus la pratique – ou l’absence d’action – de la garde des Sceaux pourtant sévèrement blâmée par l’Union syndicale des magistrats lors de son congrès. Toutefois ce syndicat, l’an dernier, était aux anges à l’idée de pouvoir collaborer avec ce ministre avant qu’elle privilégie le Syndicat de la magistrature pour les postes et les commissions (Le Monde).

Surtout, alors que la République manifeste son désarroi et se révèle incapable de répondre au défi de l’essentiel qui met notre pays et son avenir en péril, l’accessoire est promu comme une préoccupation fondamentale.

En effet, le 27 et le 29 novembre, l’Assemblée nationale débattra d’une proposition de loi prescrivant la pénalisation des prostituées et des clients ayant recours à leurs services. Pour ceux-ci, une amende de 1500 euros doublée en cas de récidive.

Sur une idée de Frédéric Beigbeder, la pétition « Touche pas à ma pute » rédigée par Elisabeth Lévy, signée par les « 343 salauds » et fortement relayée par Causeur a dénoncé cette démarche parlementaire en invoquant la liberté des adultes : prostituées et clientèle. Certains des signataires se sont rétractés, se sont dit manipulés ou trompés. Nicolas Bedos s’est illustré en se défaussant dans une posture qui ne faisait pas honneur à sa constance et à son courage : Frédéric Beigbeder ne s’est pas gêné pour vertement le lui reprocher.

A l’émission de Frédéric Taddéï, Elisabeth Lévy aux côtés d’un philosophe signataire a tenu vaillamment la dragée haute face à des contradicteurs qui en substance justifiaient la pénalisation projetée au nom de la morale, de la contrainte pesant sur les prostituées et de la pureté sociale.

Une autre pétition à l’initiative du chanteur Antoine a été lancée . Elle a recueilli l’assentiment d’un certain nombre de personnalités dont par exemple Catherine Deneuve.

Ce document, dont Antoine évidemment souligne qu’il n’a aucun rapport avec le texte d’Elisabeth Lévy – il faisait pourtant partie initialement des signataires de celui-ci -, mentionne que « sans cautionner ni promouvoir la prostitution, nous refusons la pénalisation des gens qui se prostituent et de ceux qui ont recours à leurs services et nous demandons l’ouverture d’un vrai débat sans a priori idéologique » (20 minutes).

Quelle que soit la volonté des rédacteurs de ces deux pétitions, leur finalité est la même : mettre en cause la teneur de cette proposition de loi.
Il est peu contestable que celle-ci s’inscrit de manière surprenante dans un contexte qui imposait d’autres priorités et d’autres urgences.
Sur un plan technique, on peut craindre que la répression nécessaire des trafics, des réseaux et des proxénètes, bien loin d’être facilitée par la pénalisation des clients, soit au contraire négligée au profit de cette nouvelle piste apparemment plus évidente mais dont on perçoit mal comment elle pourra être aisément opératoire pour l’interpellation des « consommateurs ».
Plus profondément, même si ce n’est pas l’hétérosexualité qui est la cible pour cette pénalisation comme le prétend Philippe Caubère, il y a tout de même, derrière ce processus gonflé d’éthique et de dignité, une aspiration dangereuse à quadriller, à maîtriser et à purifier ce que l’humanité, dans son inventivité et sa liberté, est capable de faire et de secréter – notamment ces humains qui, contre rétribution, bénéficient du corps et des services sexuels de femmes.

Même si, dans leur discours habituel, les prostituées dénient être asservies à des hommes qui les auraient contraintes et dominées, il n’empêche que l’univers mêlant la disponibilité de ces femmes et le désir de ces clients va bien au-delà de l’opposition simple, voire simpliste entre des esclaves d’un côté et des salauds de l’autre – il est nourri, irrigué et troublé par une infinité de sensations, de peurs, d’humeurs, de nostalgies, pétri de délicatesse comme de vulgarité. Chairs offertes et interdites. Audaces et apparences ostensibles, trop présentes. Tentations si irréfutables qu’on est gêné de banalement y succomber.

Ce monde a des frontières floues et est délimité par les songes et les tremblements autant que par les trottoirs de certains quartiers. Punir les hommes pour sauver ces femmes ? Le moralisme probablement veut tout ignorer des premiers comme des secondes. Il convient que le lisse l’emporte.
Cette proposition de loi, derrière son apparence de pureté intégriste, a pour but de s’immiscer dans un royaume sordide ou somptueux qui en réalité ne la concerne pas et sur lequel, avec de « gros sabots » parlementaires, elle ne peut avoir qu’une influence à peu près équivalente à nulle.
Qu’on continue de la sorte.

Moins l’Etat sera à même d’assurer ses missions dans ce qu’elles ont de capital et de prioritaire, plus il s’abandonnera, directement ou indirectement, à des tâches périphériques, à des chemins de déviation, de dérivation.

Je crains le pire. Bientôt l’homme qui vit, qui respire, qui pense, qui s’émeut, qui a des pulsions, des fantasmes, qui a envie de faire l’amour et qui n’est pas programmé de manière prévisible et irréprochable pour le destin auquel les humanistes patentés et les intégristes de la rectitude voudraient le soumettre – bientôt cet homme fera l’objet d’une proposition de loi, pire d’un projet de loi.

En effet, pour notre monde malade de l’aspiration à une béate santé, comment ne pas pénaliser ce risque infini porté par le souffle de l’existence, comment ne pas pénaliser cette putain de vie ?

*Photo : ERIC BAUDET/JDD/SIPA. 00669559_000005.

Buveur, une espèce en voie de disparition

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histoire buveur nourrisson

La lecture de Crus et cuites – Histoire du buveur est plaisante, son auteur Didier Nourrisson ne cachant pas sa sympathie pour son objet d’étude. Sous la houlette de l’historien, nous suivons gentiment, de la Gaule à la France contemporaine, les boires et déboires de Bacchus. Il s’agit en somme de saisir les raisons pour lesquelles le lever de coude a pu être envisagé, à travers les âges, comme un bienfait ou un méfait, un art ou une tare.

Pour le lecteur, l’intérêt du livre réside principalement dans cette semi-découverte : au long des siècles, loué ou méprisé, le buveur européen est plus ou moins laissé en paix. Cette relative tolérance en prend un coup au milieu du XIXe siècle, quand s’exporte sur le vieux continent l’esprit des sectes quakers, des teetotalists et autres sociétés de tempérance anglo-saxonnes.

« N’est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles ou des hypocrites. […] Un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables. » Chacun aura reconnu Du vin et du haschisch. Nul hasard si c’est en 1860 que Baudelaire écrit les Paradis artificiels, puisque c’est l’année de naissance de Paul-Maurice Legrain (1860-1939), paladin de la tempérance très justement méconnu. Didier Nourrisson nous en tire le portrait dans un chapitre au titre angoissant, « Les buveurs d’eau ». Parfait (au sens cathare) et emmerdeur public – les deux vont de pair –, le bonhomme Legrain préfigure ces braves gens qui passent leur temps à inspecter le verre de leur voisin et n’ont de cesse de le pousser, à coups de sourcil culpabilisateur, sur la voie du salut hydrophile.

Au nombre des potions frelatées de Legrain, on trouve par exemple, ça ne s’invente pas, la « rédemption par le jus de fruit ». Sa thèse de médecine s’intitule quant à elle Du délire chez les dégénérés. Comme on pouvait s’y attendre, les vues de Legrain s’inspirent de celles d’un catholique ultra, l’abbé Morel, sur le péché originel, auxquelles il ajoute une louche de darwinisme et une pincée d’illuminisme franc-maçon. Le brave Legrain finira tout naturellement « patriarche » d’un machin nommé Ordre international des bons Templiers. À l’évocation de cet ami du genre humain, on comprend subitement de quel bois sont fait les surhommes qui hantent présentement les couloirs du ministère de la Santé et qui, tout occupés de notre bien-être, collent des photos de poumons putréfiés et de goitres aux airs de caillettes avariées sur les paquets de cigarettes ; procédé dont le goût montre bien que depuis le moyen-âge, en fait d’imagerie infernale, nous ne montons pas, nous descendons.

Prenant le relais des teetotalists yankees et des templiers pasteurisés bien de chez nous, il y a bien sûr Vichy, dont nous avons conservé l’essentiel de l’arsenal antialcoolique et régénérateur : les fameuses « heures les plus sombres de notre histoire » ont aussi, il n’y a pas de raison, leurs « côtés positifs ». C’est ainsi, nous apprend Nourrisson, qu’une affiche des années 40 dénonce pêle-mêle « la juiverie, la franc-maçonnerie et le pastis ». Vichy et l’eau, tout un programme.

Et le buveur contemporain ? Quelle tête fait-il, per Bacco ? Pour Nourrisson, « glouton ou gourmet, amateur ou ivrogne», il oscille « entre cru et cuite ». En somme, le voilà tiraillé entre le désir de rouler sous la table et celui de profiter de ses chèques-cadeau œnologie. Ce n’est pas tout : il doit considérer son surmoi quakero-vichyste, qui lui intime la modération. Comment diable se sort-il d’un tel enfer ? Nourrisson ne répond pas, pas plus qu’il ne nous donne les raisons qui poussent le « jeune », animal étrange et adorable auquel l’historien consacre quelques pages, à se vautrer puissamment dans la « déglingue ». Notre explication, qui vaut ce qu’elle vaut : la jeunesse (grosso modo : de 12 à 45 ans) est en même temps romantique et pratique. Être James Dean, c’est le pied, mais à 7000 euros le mètre-carré ? Trouvaille : faire le fou, modérément. Délirer bien dans les rails. C’est la goutte d’absinthe qui ne fait pas déborder le vase. Binge-drinker à 20 ans, touriste-œnologue à 30. « Société, tu m’auras pas ! », chantait Renaud.

Pas tout de suite.

Crus et cuites – Histoire du buveur, Didier Nourrisson, Perrin, 2013.

*Photo : LAMACHERE AURELIE/SIPA. 00635794_000134.

Gabin, reviens, ils sont devenus mous  !

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jean gabin razzia

Depuis le commencement de l’Histoire – je veux parler de celle de l’humanité –, l’homme a toujours été faible et la femme supérieure à l’homme dans tous les domaines, sauf un. Elle est plus forte, plus résistante physiquement, plus fine, dotée d’un sixième sens et peut-être d’un septième, mais l’homme conservait un mince avantage : il avait l’esprit d’initiative dans les affaires et s’ingéniait à explorer le monde, à le changer. Jacques Brel l’expliquait ainsi : « Il veut voir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. » Il est en train de perdre cette supériorité.[access capability= »lire_inedits »]

La femme, au contraire – et c’est très visible dans la Bible –, se comporte en garce capable de changer le cours des choses. Judith séduit Holopherne et, pendant le sommeil qui suit son faux abandon, lui tranche la tête ; Jézabel, païenne, exercera une fâcheuse influence sur son mari Achab ; de Dalila, on connaît mieux encore les exploits grâce au film de Cecil B. De Mille (1949) qui la montre fouettant Samson enchaîné tout en lui susurrant des mots passionnés[1. Frontière chinoise (1966), le dernier film de John Ford, est une variation sur Judith et Holopherne.].

Ce sont les archétypes de la vamp, de la femme fatale popularisées par le roman noir et le cinéma : Mrs. Grayle (Claire Trevor) dans Adieu ma jolie (1944), Charlotte Rampling dans Adieu ma belle (1975) et encore Coral Chandler (Lizabeth Scott) dans En marge de l’enquête (1947). Liste non limitative.

Est-il fort ou faible, David Huxley (Cary Grant) dans L’Impossible M. Bébé (1938), quand Susan (Katharine Hepburn) l’habille en femme en prenant prétexte d’un costume taché ? Quand la tante à héritage Elisabeth demande à Susan : « Qui est-ce ? », elle répond : « L’homme que je vais épouser, mais il ne le sait pas encore. » Et Jean (Gabin), dans La Belle équipe (1936), est-il fort quand, à force d’être harcelé par sa maîtresse Gina (Viviane Romance), il lui flanque une baffe et qu’elle sourit en disant : « J’avais peur que tu n’sois pas un homme… » ? Le beau spahi surnommé « Gueule d’amour » (Gabin encore, 1937) chute devant la demi-mondaine Madeleine (Mireille Balin) qu’il tuera. Encore un faible.

L’homme, le vrai, au contraire, protège. Il est l’héritier du seul mouvement viril, à la fois guerrier et spirituel : la chevalerie. C’est l’occasion de rappeler, et j’en suis navré, que le scoutisme et le sport-spectacle sont des dégénérescences de la chevalerie. Sean Thornton (John Wayne) dans L’Homme tranquille (1952), Henri « le Nantais » (Jean Gabin) dans Razzia sur la chnouf (1954) et le fils Cardinaud (dans Le sang à la tête – 1956) sont des exemples d’homme réellement viril.

Thornton, ancien boxeur aux États-Unis, revient dans son Irlande natale. Il épouse Mary Kate Danaher (Maureen O’Hara) mais refuse sa dot, qu’il devrait quémander au beau-frère Red (Victor McLaglen). Mary Kate, vexée, quitte le foyer conjugal. Sean la rattrape à la gare et la ramène au village en la tirant quasiment par les cheveux et la jette aux pieds de Red occupé près d’un alambic. Red donne alors la dot en billets à Mary Kate qui, souriante, la balance au feu. Elle avait peur, elle aussi, que Sean ne soit pas un homme. S’ensuit la plus belle bagarre du cinéma, mais la décrire nous éloignerait de notre exposé.

Dans Le Sang à la tête, d’après Simenon[2. J’ai lu TOUS les Simenon adaptés au cinéma pour Gabin. J’ai toujours préféré les films, plus riches, plus complexes.], Marthe (Monique Mélinand), la jeune femme du fils Cardinaud, le plus puissant patron de pêche de La Rochelle, a un coup de cœur[3. « Rien ne donne une idée de l’infériorité de la femme comme l’aveuglement bête et bas de ses coups de coeur » : Journal des Goncourt – dimanche 2 juin 1872. Oui, c’est sa seule faiblesse.] pour un ancien petit ami et disparaît deux jours. Cardinaud ignore les regards ironiques sur son passage. Il retrouve Marthe, rentre avec elle. « Pour aimer toute sa vie, il suffit pas de prendre une chambre à la journée » (Michel Audiard).

Dans Razzia sur la chnouf, Henri « le Nantais » est en réalité un flic infiltré, chargé de démanteler un trafic de drogue. Pour le compte du milieu, il gère, en apparence, un restaurant. Il devient l’amant de la serveuse, Lisette (Magali Noël), à laquelle il ne confie rien, sauf un numéro de téléphone[4. Qui commence par TUR, de « Turbigo », heureux temps où les numéros avaient une âme.] « au cas où ». Pour mieux la protéger. Je ne radote pas, j’insiste.

Ces histoires sont très parlantes mais datent de l’époque où la société baignait encore dans l’archaïsme paysan – quoique déjà gangrené par la société industrielle. Nous sommes aujourd’hui dans la virtuelle. Les grandes stars ne sont plus des femmes (Hayworth, Monroe, Gardner) mais des unisexes (Depp, Pitt, DiCaprio, etc.). La dévirilisation du cinéma tient à la création d’un système unisexe mondial destiné à gagner plus en ratissant large. Quoi qu’on nous impose en matière de goût, de « culture », jusqu’à l’obligation de défiler avec une plume au derrière, c’est toujours la mondialisation financière qui décide. La preuve de cette dévirilisation, c’est la prolifération des femmes flics. La palme du grotesque revient à Miou-Miou dans… La Femme flic (1980). C’est l’avalanche : films, téléfilms, séries télé. En règle générale – c’est bien de règle qu’il s’agit –, la femme flic est courageuse, capable, habile, expérimentée et l’homme flic est idiot (à l’exception des Afro-Américains aux États-Unis et des flics « issus de la diversité » en France). Elle connaît parfaitement les sports de combat et l’informatique – elle ne peut se passer de son Mac… –, mais est souvent divorcée, avec des gosses à charge. Bref, elle est comme tout le monde, je veux dire, comme un homme jadis.

L’insomnie n’a pas que des inconvénients. Elle permet de  découvrir, au milieu de la nuit, des séries jusqu’alors ignorées. J’ai pris un certain plaisir à Femmes de loi, aux épisodes réalisés en 2000 – 2001. Ces deux femmes sont une juge et une flic (j’emploie le féminin au lieu du neutre : pas d’ennuis avec les féministes). Les deux comédiennes sont belles.

Je ne dirai pas celle qui m’a tapé dans l’œil pour ne pas être mufle. Force est de constater que leur vie privée n’est pas à la hauteur de leur réussite sociale. La flic est dotée d’un voisin timide et la juge d’un ex-mari qui voudrait bien y revenir. Deux hommes. Deux hommes incapables. L’un de prendre une femme dans ses bras – ce qu’elle attend – et l’autre de reconquérir la sienne. Si ! Une fois, une nuit sans lendemain… Serait-ce qu’il n’a pas été à la hauteur ? Comme le dit si bien Éric Masson (Frank Villard) dans Le Cave se rebiffe (1961) en se tapotant la clavicule : « Quand une femme a dormi laga[5. Laga = là. Argot des années 1950.], elle s’en souvient. »[/access]

 

Quand la parole policière se libère, Tom Gaudin et Tano s’encolèrent

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Artistes engagés[1. Et pas seulement pour la soirée, comme dirait le plumitif nauséabond Basile de Koch.], Tom Gaudin et Tano n’hésitent jamais, dans leur cris audiovisuels (car peut-on parler de clips, comme s’il s’agissait de marchandise américano-US, je vous le demande ?) à décrypter les maux de la France contemporaine et à s’indigner sur les dérives les plus indignantes de notre société.

Après s’être penchés sur les scandales récurrents de l’homophobie, de l’islamophobie et de la voleurdepoulophobie, nos vidéastes militants n’ont pas hésité à aborder frontalement le douloureux problème de la jeunophobie, aussi appelée basketophobie ou survêtophobie, selon les labos du CNRS et de la MSH concernés

La pluralité de ces signifiants signe en effet un même signifié : l’intolérable violence policière quotidienne dont sont victimes chaque jour les jeunes des cités – qui, notons-le, se décrivent eux-mêmes souvent comme jeunes des « técis » pour déjouer la surveillance des forces dites « de l’ordre ».

Dans leur dernière œuvre, ils abordent aussi, au passage, le scandale de l’enfermement de la parole jeune, corollaire indispensable à la libération de la parole policière, laquelle est clairement exposée dans ces quelques vers :

« On est les flics de la BAC,

On te pique ton shit, on te fout des claques (…)

On arrondit nos fins de mois

En faisant respecter la loi »


LES FLICS DE LA BAC MONTENT LE SON ! par tomrangoon

Qu’attend Manuel Valls pour intégrer ce document-choc au cursus de formation des fonctionnaires de police ?

Name-dropping n°2

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monica sabolo flore

Monica Sabolo : Elle a reçu le prix de Flore pour Tout cela n’a rien à voir avec moi. C’était mérité. Monica a écrit le meilleur roman de la rentrée. On lui aurait donné le Goncourt, le Renaudot et l’Académie française. Elle les aura plus tard. Quand elle attendait, en fumant une Vogue, que Frédéric Beigbeder, président du jury, lui remette son prix, son chèque et un verre de Pouilly-fumé gravé à son nom, on a trouvé qu’elle ressemblait à Françoise Sagan, époque Bonjour tristesse – le roman et le film de Preminger. Nous avions une photo précise en tête, signée Georges Dudognon : même cheveux blonds coupés courts, même air lunaire, même sourire presque timide, même silhouette gracile. Un écho visuel, finalement, du style de Monica Sabolo. Pas étonnant que, dans Tout cela n’a rien à voir avec moi, beau roman d’amour, de chagrin et d’étincelles, l’héroïne – initiales MS – envoie des lettres à Frédéric Berthet. Entre feux follets, les affinités sont électives.

Franck Maubert : De son premier roman – Est-ce bien la nuit ?– jusqu’à Gainsbourg à rebours, publié aux Mille et une nuits, Franck Maubert se joue des genres. Revenu de tout, de la télévision notamment, il tient sa ligne de mots, tel un pêcheur élégant et mélancolique. On retrouve dans sa flânerie sur les pas artistiques du « beau Serge », les « Stations Gainsbourg », ce que nous avions aimé dans Le dernier modèle – prix Renaudot Essai 2012 – et dans Ville close, enquête modianesque entre les murs de Richelieu : la grâce d’une plume légère et profonde. Maubert observe, écoute, se balade, trinque, esquisse le contour des âmes et des lieux. Puis il pose avec délicatesse les émotions, mêlant les siennes et celles de ses personnages, sur le papier. Dans Gainsbourg à rebours, on boit des piscines de Dom P. Les trois B. (Bardot, Birkin, Bambou) hantent chaque page. Les mélodies ont une sacrée gueule d’atmosphère ; les paroles touchent plein coeur. Gainsbarre se pointe, avant de filer pour laisser place à un musée imaginaire. Une époque est retrouvée, et suspendue au trapèze du temps. Aux dernières nouvelles, Maubert serait en Touraine, entouré d’arbres et de belles quilles. Il écrit un roman, qu’il nous tarde de lire, autour de la vie, de l’oeuvre et de la mort de Robert Malaval.

Guillaume Serp : Longtemps, on s’est dit qu’il fallait rééditer Les chérubins électriques, unique roman de Guillaume Serp, alias Guillaume Israel, écrivain, chanteur, dandy, parolier, mort en 1987. Il était le leader de Modern Guy. Beigbeder le citait dans Vacances dans le coma. Thierry Marignac, homme en colère et de haute qualité, nous en avait parlé en évoquant son Paris de la fin des seventies. La première phrase du roman donne le ton : « Cassandre jouait avec le zip de son pantalon. Elle m’attendait seule à la terrasse du Flore et plongeait parfois ses lèvres dans un coca-fraise, sans doute rêvait-elle d’être Marilyn Monroe. » Tout ce que nous aimons. Tout ce qu’aime aussi Jean-Christophe Napias, tête pensante et âme damnée de l’Editeur singulier, maison classieuse qui vient de republier Les Chérubins électriques. La couverture, très pop art, est extra ; la préface d’Alexandre Fillon nous éclaire sur Serp, sur le naufrage pailleté des années 80. Le texte, lui, possède toujours le charme d’un éternel jeune homme enfui trop tôt. Littérature pas morte : faites passer…

Claire Debru : Nous ne savons pas si Claire Debru aime Monica Sabolo, Franck Maubert et Les Chérubins électriques de Guillaume Serp. On peut le penser : Claire est une jeune femme au goût exquis. Editrice, chez Nil, de la collection « Les affranchis », elle accueille les meilleures plumes du jour. Récemment, Giulio Minghini qui, avec Tyrannicide, s’est attiré les foudres de la mamie du Monde des livres, Josyane Savigneau. Josie n’apprécie guère, il est vrai, qu’on taquine Philippe Sollers. Claire lui a répondu dans une lettre, telle une coupe de Drappier Zéro dosage jetée au visage, pratique que Savigneau connaît bien. Quand elle écrit, Debru est toujours une jeune femme de goût. La preuve : l’ouvrage qu’elle consacre, avec Marc Cerisuelo, aux frères Coen. C’est titré Oh Brothers et c’est publié chez Capricci, enseigne très sérieuse à laquelle elle offre un grain de folie. Mais ce n’est pas tout. Claire a créé, en 2012, le plus drôle des prix littéraires : le prix de la page 112. Il sera remis le 26 novembre. Parmi les huit finalistes sélectionnés par un jury où l’on retrouve notre ami Roland Jaccard, Grégoire Bouillier ou Pierre-Guillaume de Roux, nous avons nos préférences : Dominique Noguez – Une année qui commence bien -, Pierre Lamalattie – Précipitations en milieu acide – et Marianne Vic – Les Mutilés. Si nous en étions, nous voterions sûrement, in fine, pour Noguez. Une affaire à suivre.

Jean Le Gall : New York, pour nous, c’était la ville des textes de Jay McInerney. On pense à ses romans Bright Lights, Big City et La Belle vie, mais aussi, dernièrement, à Bacchus et moi, recueil de chroniques affirmant sa passion des vins, qu’il compare tantôt à Kate Moss, tantôt à Grace Kelly, sans oublier Milla Jovovich. Un plaisir de lecture, qui donne envie de boire les meilleurs bouteilles. On pense, là, à un champagne de la maison Selosse. New York, aujourd’hui, c’est aussi le très bon roman de Jean Le Gall : New York sous l’occupation, un des premiers titres édité par Eleonore de la Grandière chez Daphnis et Chloé. Avocat d’affaires défroqué, éditeur lui-même chez Séguier et Atlantica, Le Gall est un dandy qui aime la bonne chère, les jolies filles et les histoires troussées avec élégance. D’une langue précieuse et précise, il nous raconte les aventures de Sacha, Frédérick et Zelda, trois trentenaires à l’assaut et à la caresse de la « Grande Pomme ». Problème : nous sommes en 2007, en pleine crise des subprimes. La violence va enlacer les plaisirs fânés de la vie. New York sous l’occupation : une manière d’Oscar et les femmes de Limonov revisité par un Paul-Jean Toulet du nouveau siècle. Le Gall, en effet, est un godelureau du sud-ouest qui connaît ses classiques.

JFK : John Fitzgerald Kennedy a été assassiné à Dallas, il y a cinquante ans, le 22 novembre 1963. Tout a été dit, écrit et filmé sur ce jour maudit pour l’Amérique.On garde en mémoire le film d’Oliver Stone, une série trop sérieuse avec la charmante Katie Holmes ou les romans d’Ellroy et de Norman Mailer. On en veut, pourtant, encore. Il faut lire, d’urgence et à la suite, John Fitzgerald Kennedy de Fédéric Martinez, chez Perrin, et JFK, le dernier jour de François Forestier, chez Albin Michel. Les deux ouvrages se complètent. Frédéric Martinez – dont on n’oublie pas la balade biographique autour de Toulet et le Petit éloge des vacances – nous parle de la vie de Kennedy et de sa famille. Rien ne manque : il y a le père, les frères, les coups tordus, le sexe, la mafia, la dégueulasserie, le génie politique. C’est sérieux, documenté, avec des zestes d’éclats de plume qui nous emmènent jusqu’à la mort de JFK. La mort de Kennedy, François Forestier en fait son affaire, comme il s’était emparé de Marlon Brando dans une biographie au couteau. Seconde après seconde, on revit le drame, avant, pendant, après. Nous sommes l’ombre de JFK. Les dialogues fusent. Le Texas flamboie de haine. La peur apparaît. Forestier, grand écrivain de nos mythologies, a tout réussi : de la première ligne à la dernière balle.

Victoria Olloqui : Dans Lui, Victoria – qu’on peut voir dans les salles obscures au générique de Les garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne – prend la pose. Shootée sur huit pages par Olivier Zahm, elle se dévoile et se révèle. C’est un enchantement. Elle porte une nuisette en dentelle et tulle, signée Agent Provocateur, dont la bretelle gauche glisse. Les bas en nylon rouge, de chez Wolford, pare à ravir ses jambes très joliment dessinées. Aux pieds : des escarpins noirs créés par Giuseppe Zanotti, Louboutin et Hermès ; des escarpins blancs made in Pierre Hardy. Nue, dans l’embrasure d’une porte, elle attire toute la lumière. On ne se lasse pas de Victoria et on se souvient que, il y a quelques années, elle chantait des chansons légères comme un été qui ne finirait pas. Son groupe s’appelait Les Chanteuses. En bikini, sur des paroles d’Octave Parango, elle nous intimait l’ordre de secouer nos têtes et nous mettait en garde : « C’est la guerre / Ce soir tous les mecs vont prendre cher / On n’a pas de casque sur notre scooter / On a failli prendre le RER / Mais on est descendues à Maubert » On va réécouter le CD sans omettre, toujours, de prendre garde à la douceur des choses.

*Photo : ALIX WILLIAM/SIPA.00668989_000007.

Petit complément à l’année Diderot qui s’achève

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diderot libertin molere

diderot libertin molere

Je ris assez moi-même des littéraires qui philosophent pour… prendre le risque d’être ridicule.
« Retour du religieux » est, au mieux, une expression approximative. Ce qui revient depuis une quarantaine d’années (en fait, depuis que l’économie libérale, en chancelant, a cessé d’apporter sa justification au positivisme du XIXème siècle, qui fut la base théorique de l’expansion capitaliste) est moins le religieux que la superstition — et non, ce n’est pas la même chose. La foi, pour autant que j’aie pu comprendre un état auquel je ne comprends rien, appartient aux convictions intimes. Au cœur, aurait-on dit dans les siècles passés. Mais la superstition, somme de comportements aveugles et réitérés, mécanique plaquée sur du vivant, ne vient ni du cœur ni de l’esprit. Ni sentiment, ni rationalité : la superstition se complaît dans une extériorité, dans des démonstrations qui abolissent l’être au profit du pantin. Le fanatique est un robot qui veut réduire autrui aux mêmes automatismes — reductio ad absurdum. Un voile, dix voiles, cent mille voiles. Trois cents personnes prosternées sur un tapis de prière au milieu de la rue. Une barbe, dix barbes, trois cents millions de barbes. Il n’est pas simple d’être Blaise Pascal, mais il est aisé d’être un intégriste : c’est une foi réduite à sa grimace.
Et nous, nous les rationalistes sévères, y sommes un peu beaucoup pour quelque chose.
Notre façon de rapporter les fins de l’action à celles de la connaissance (c’est cela, n’est-ce pas, le rationalisme), et, depuis le XVIIIème siècle, de condamner les passions, de récuser la folie, de prétendre que sous les Lumières il n’y avait pas d’ombre, a laissé à l’irrationnel tout le champ des fantasmes. Or, asséner aux autres son fantasme, là commence le totalitarisme, politique et religieux — et les deux confondus, tant qu’à faire.

Petit détour par Molière et Diderot.
Harpagon est possédé par la passion de l’argent, d’accord. Mais l’avarice n’est que la transcription d’un délire autrement ravageur, qui fait le fond de la pièce : la manie du contrôle. Le personnage de Molière prétend contrôler le corps des autres (et donc le sien : c’est un constipé chronique qui refuse de rendre quoi que ce soit), via des restrictions alimentaires cocasses et criminelles (Molière excelle à montrer combien le criminel est cocasse). Il prétend aussi régir la sexualité de ses enfants — il n’est pas de père chez Molière qui ne soit abusif. Dans Le Tartuffe, Orgon est un obsédé du même acabit, sauf que cette fois ce sont les gesticulations religieuses qui remplacent les abstinences d’Harpagon (en fait, L’Avare vient après Tartuffe : Molière, échaudé par les menaces de mort que lui avait values sa grande pièce religieuse, a préféré après 1666 passer par la métaphore pour attaquer les bigots de toutes farines). Tous les barbons de Molière, avec « cette large barbe au milieu du visage », sont taillés dans le même tissu passionnel, pantins dont la Compagnie du Saint-Sacrement tirait les ficelles.

L’islamisme opère de même — et nous ne saluerons jamais assez Ariane Mnouchkine pour avoir pensé, en 1995, à transposer Tartuffe dans une Egypte fondamentaliste — oserait-on encore le faire ? Contrôle abusif du corps (ramadan et interdits divers pris au pied de la lettre), contrôle des habits et des emplois du temps — police de la pensée. Le libre-arbitre que le dieu des religions monothéistes accordait à l’homme disparaît, dans ces caricatures de la foi, au profit d’une servitude stricte : des « born again christians » aux salafistes en passant par les haredim purs et durs, la caricature religieuse offre la possibilité de réintégrer l’univers des passions, récusées depuis Descartes, d’Alembert, Condorcet ou Hegel (qui sur ce plan oublie volontiers la dialectique), abolition qui a trouvé en Auguste Comte son jusqu’auboutiste. Mais chassez les passions, elles reviennent par la fenêtre. Faute de les intégrer dans le plan, elles s’aigrissent et nourrissent les intégrismes — ou le racisme, qui procède de la même haine de cette rationalité qui nous enjoint de considérer l’Autre comme un autre nous-même. Et à force de nous prescrire l’amour du prochain, alors même que nous avons parfois envie de l’envoyer à tous les diables, nous obtenons l’effet inverse — on le voit bien en classe où le discours antiraciste finit par générer son contraire.
Nous sommes très loin d’avoir éprouvé tous les effets de la crise, et très loin d’avoir vu monter tous les délires. Sartre avait raison de dire qu’on ne convainc pas un raciste avec des arguments rationnels, parce qu’il est dans la passion. Il n’a pas assez insisté sur le fait que cette passion est le produit de la rationalité imposée sans reste — au sens mathématique du terme.
Diderot seul (il faut lire et relire Le Neveu de Rameau) a compris qu’il fallait tenir compte du reste, et qu’on ne pouvait opposer un Moi rationnel à un alter ego passionnel. Dans Le Neveu, la dialectique entre Moi et Lui n’oppose pas le Philosophe à l’énergumène du café de la Régence : il construit, en interaction entre les deux débatteurs, un personnage complexe et sans cesse changeant — un certain Diderot — qui est la somme de Moi et de Lui. Somme impossible d’ailleurs : on n’additionne pas davantage les exigences rationnelles de l’un et la folie de l’autre que les torchons et les lanternes. Nous sommes, dit Diderot, un manteau d’Arlequin tissé de bon sens et de folie douce. Et exclure la folie au nom d’une vision étroite du rationalisme l’a transformée en folie furieuse. Récuser le désordre au nom de l’unicité du Moi lui donne un bon prétexte pour aller se réfugier chez tous les paumés de la terre, les sacrifiés de la croissance défunte, qui se forgent une identité dans le délire et la violence.

Montaigne avait bien senti que nous sommes, à son image, « ondoyants et divers ». Mais le culte de la norme, depuis l’âge classique, nous a fait oublier sa leçon, et les passions récusées sont allées se réfugier chez les extrémistes de tout poil. Imposer un corset de restrictions au croyant, le pousser au fanatisme, c’est la pratique ordinaire de la superstition, qui ne vit que dans l’air raréfié des extrémismes superlatifs. Croyants ordinaires ou athées, nous sommes un mixte d’ange et de bête, de lumière et de nuit. Et réfréner à tout prix ses désirs, se refuser aux péchés capiteux, au verre de Rioja sur une chiffonnade de pata negra, à la main qui se glisse et à la bouche qui consent, nous expose à glisser vers l’ultra-violence et le prosélytisme militant, seuls défoulements autorisés à ces cocottes-minute sans soupape que sont les intégristes de toutes obédiences. Jamais un voile n’abolira le désir : autant vivre ses désirs plutôt que de se couvrir la tête en croyant — c’est le cas de le dire — qu’un bout de tissu fait taire les pulsions sous prétexte qu’il les cache. Jeunes musulmanes, mes sœurs, mes amies, allez au bout de vos désirs, mangez, buvez, baisez — le Ciel peut attendre, et il n’y a qu’une vie. Comme on disait jadis, jouissez sans entraves. Que des anciens de 68, au NPA ou ailleurs, se fassent les propagandistes du voile prouve assez que ce n’est vraiment pas beau de vieillir… Tout est bon dans le cochon, un verre ça va, mais trois verres aussi, et la sodomie ouvre l’esprit — souris qui n’a qu’un trou est bientôt prise. Seul le libertinage (tous les libertinages : « Mes pensées, ce sont mes catins », disait Diderot) confère la liberté, tout le reste est prétexte et servitude involontaire. La vraie raison est dans l’acceptation de notre part de folie. Quand vous serez bien vieilles, assises au coin du feu, que vous rappellerez-vous ? Vos excès, et non vos précautions. Vos cuites mieux que vos pénitences. Le désordre du lit mieux que les ordres donnés. Récusons les rationalismes qui récusent l’ivresse. Ils alimentent les jeûnes sans le savoir, et fomentent les horreurs, sans le vouloir. Bref, relisons, revivons Diderot, qui fut le dernier esprit libre, le dernier libertin.

Comment Joukov brisa Hitler et enterra Clausewitz.

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joukov urss staline

joukov urss staline

Gueorgui Joukov ne dort quasiment plus depuis près d’un mois. Une heure de temps en temps assis à sa table dans le creux de son bras. Quand la fatigue est trop forte, il sort marcher dans le froid et prend de la neige à pleines poignées pour se frotter le visage.  Il n’a pas bu une goutte d’alcool mais il englouti des litres de thé noir. Ce fils de paysans pauvres, simple soldat du Tsar pendant la première guerre mondiale a rejoint l’Armée Rouge après la Révolution d’octobre. Son niveau scolaire est celui du CE2. Malgré cela il a gravi tous les échelons, officier brillant, il est étonnamment passé au travers des grandes purges de 1937 pour être nommé chef d’état-major général de l’armée soviétique à 44 ans juste avant l’agression allemande du 22 juin 1941. Il participe impuissant à la terrible catastrophe qui voit l’Armée Rouge et ses 5 millions d’hommes engloutis dans une effroyable ordalie.

Mais il a analysé la stratégie de son adversaire, compris qu’il fallait le bloquer sur la route de Moscou, avec les moyens du bord, c’est-à-dire pas grand-chose. Sous la pression permanente de l’ennemi, mais aussi celle de Staline. En octobre, il recule, en novembre il recule, pied à pied. Il réorganise, colmate, galvanise.

Le 29 novembre 1941, il appelle le dictateur à la Stavka : « L’ennemi est épuisé. Il faut liquider maintenant son étau ». Pour lui, malgré les pointes allemandes qui voient les bulbes du Kremlin, c’est maintenant ou jamais. L’armée allemande est au bout de son élan, il le sait, il le sent. Il faut lancer la contre-offensive qu’il a préparée. Staline accepte tout en lui précisant, en était-il besoin que : « Si vous rendez Moscou, votre tête comme celle de Koniev roulera ». Ce sera pour le 5 décembre. Le 4 au soir, le dictateur sanguinaire, à bout de nerfs, l’appelle à son état-major et explose au téléphone. Réponse de Joukov : « Devant moi il y a deux armées et mon front. Je sais le mieux et je décide le mieux comment agir. Si vous avez du temps pour déposer vos soldats de plomb, venez organiser aussi la bataille. » Staline raccroche. Le 5 décembre, à minuit précis,  il appelle et demande calmement :

« – Camarade Joukov comment vont les affaires pour Moscou ?

–Camarade Staline,  nous ne rendrons pas Moscou. »

Adolf Hitler a perdu la guerre. Il avait fait le pari d’abattre l’Union soviétique en six mois. Il a échoué et sait qu’il ne pourra plus. Il le dira en janvier 42 à Jodl. En conséquence, Heydrich lancera la « solution finale » le même mois à la conférence de Wannsee. Les aristocrates prussiens qui par vanité ont accepté de suivre un caporal autrichien exalté, sont battus par un « sous-homme » slave au caractère d’exception qui les ramènera, en passant par Stalingrad, Koursk, Smolensk,  jusque dans les ruines de Berlin trois ans plus tard. On sait depuis Thémistocle à Salamine, raconté par Hérodote, que finalement, c’est toujours un peloton de soldats qui sauve la civilisation. C’est l’histoire, de ce soldat russe, soudard vaniteux et brutal, immense capitaine, un des plus grands de l’ Histoire que Jean Lopez nous raconte dans l’extraordinaire biographie qu’il vient de lui consacrer.

Son travail est exceptionnel pour trois raisons :

Tout d’abord il a entrepris il y a quelques années, d’explorer la plus terrible guerre de l’histoire, celle qui s’est déroulée à l’est entre 1941 et 1945. Histoire peu connue, la guerre froide ayant incité les occidentaux à dédouaner la Wehrmacht de ses responsabilités pourtant écrasantes. Non seulement, celle-ci, qui a soutenu Hitler jusqu’au dernier jour s’est déshonorée, mais de plus, sur le plan stratégique et professionnel, elle a été surclassée par une armée dirigée, comme celles de Napoléon, par des fils de vachers devenus Maréchaux. Lidell Hart, l’historien militaire anglais fut le vecteur de l’imposture militaire allemande. Livre après livre, Jean Lopez, rétabli la vérité et démontre la supériorité de « l’art opératif stratégique soviétique » sur la tactique allemande issue de Clausewitz. Gueorgui Joukov est un héros russe. Il n’était pas ou peu reconnu en Occident. Ainsi qu’à tous ses camarades, justice lui est rendue, par ce livre.

La dimension politique ensuite.  Jean Lopez conserve une objectivité totale dans son travail, et ne fait jamais preuve de complaisance, au contraire, même vis-à-vis de ceux qu’il admire. Il prend les hommes et l’Histoire dans leurs contradictions, leur grandeur et leur petitesse. La connaissance qu’il a acquise du monde soviétique en fait un témoin précieux. Il clarifie l’articulation du militaire et du politique en URSS. Au-delà de la guerre elle-même, les épisodes des grandes purges, de la première disgrâce de Joukov en 1946, de la chute de Béria après la mort de Staline sont abordés de façon limpide. Joukov entretenait des rapports « mystérieux » avec celui-ci. Il était le seul à ne pas avoir peur en sa présence et il sera un artisan actif de la déstalinisation. Mais en même temps il lui reconnaîtra toujours le mérite principal de la victoire. Les mécanismes de la deuxième disgrâce de 1957 sous Khrouchtchev sont analysés, et donnent un éclairage précieux sur le fonctionnement de ce pays et de cette société pour nous difficilement compréhensibles. L’étude de l’Union soviétique, et c’est fort normal, est extrêmement politisée. Difficile d’aborder le sujet sereinement. Le travail de Lopez, comme celui dans un autre domaine de Nicolas Werth, s’efforcent objectivement de donner à voir et à comprendre. Qu’ils en soient remerciés.

Enfin, l’écriture fluide, la distance critique et l’humanité donne à la lecture un caractère passionnant. Même si, les aspects techniques sont très présents, nous sommes loin de la littérature militaire « fifres et tambours ». Ce livre se lit comme un roman. Un roman stupéfiant par la brutalité et la violence de l’effroyable tragédie. La France s’apprête à commémorer le centenaire de la première guerre mondiale. Je disais dans ces colonnes l’importance pour notre mémoire et notre identité de ce formidable événement.

Comprenons, comme nous l’explique inlassablement, avec quel talent,  Jean Lopez, ce que représente pour les Russes « la Grande guerre patriotique » et ses 20 millions de morts. Et rappelons-nous les vers d’Alexandre Blok : « la Russie est un sphinx, heureuse et attristée à la fois, et couverte de son sang noir… ».

Joukov : L’homme qui a vaincu Hitler, Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Perrin, 2013.

*Photo : GOESS/SIPA. 00027491_000002.

La femme n’est pas le devenir de l’homme

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Adam et Eve

Adam et Eve

On ne parle plus trop de ces pères de famille perchés pendant des jours au faîte de grues pour réclamer la garde partagée de leurs enfants. Ces stylites de l’ère post-industrielle avaient l’impression de prêcher dans le désert. Il ne semble pas que leur sort se soit amélioré. Mais, pour les avocats les plus doctrinaires de la cause des femmes, s’ils ont perdu le droit de garder leurs gosses, c’est qu’ils le méritaient. Et qu’il existe des causes plus urgentes. La pénalisation des amateurs d’amour tarifé, par exemple.
Tout se tient. On dirait que, chez ces hommes perchés comme chez les amateurs de passes – qui sont parfois les mêmes –, il existe quelque chose en trop : l’organe rétractile de forme oblongue avec à la base une couronne velue, qui a l’inconvénient de servir à la reproduction humaine. Cette chose en trop s’exprime, chez les premiers, par la volonté d’assumer leur devoir paternel malgré l’opposition de l’ex-épouse ou de l’ex-compagne et, chez les seconds, par celui d’évacuer contre une poignée d’euros le désir qui les presse. Ce trop-plein, cet excès organique qui s’exprime par l’excès symbolique (la demande paternelle jugée illégitime et le recours à l’argent au lieu de se masturber), pointe un impensé de la condition féminine dont je m’empresse néanmoins de souligner qu’elle nécessite plus que jamais qu’on en combatte les injustices et les intolérables blessures.
À ce propos, une suggestion : au lieu de vouloir taper sur la clientèle des « putes », bien souvent de pauvres gars qui usent de filles sans joie, il serait temps de songer à introduire dans le Code pénal, comme en Amérique latine, la notion de « féminicide » pour les viols de femmes suivis de meurtres, crimes dès lors imprescriptibles et punis à vie. On se demande ce que les parlementaires attendent pour voter une loi qui trace une limite absolue entre la barbarie et l’humanité.

Pour en revenir à la revendication des pères de famille, elle montre qu’ils sont devenus des « papas », c’est-à-dire des hommes avides de s’occuper de leur progéniture comme s’en occupent les mères (les « mamans », plutôt), sans cesser pour autant de se sentir des hommes. Ils auraient pu se percher au sommet d’églises ou de bâtiments officiels. Pourquoi des grues ? C’est désigner un monde en voie de disparition[access capability= »lire_inedits »], celui où les hommes travaillaient au plus près des matériaux, où ils produisaient à la dure des objets tangibles. En un mot, le monde des ouvriers qui étaient fiers de l’être. Avec des cals aux mains, des poils sur le torse, la sueur au front, une Gauloise au bec, et des muscles noués par leurs tâches, pas dans les salles de gym. Des hommes, quoi. En même temps, ces pères privés de paternité qui protestent haut et fort revendiquent leur part féminine, maternelle si l’on préfère, tout en dénonçant la tentation post-moderne de mettre à l’écart les hommes en tant que géniteurs.
Les hommes cumulent deux tares : une violence qui leur est propre et qu’ils subliment atrocement dans la guerre, et un rôle de bourdons bons à jeter une fois la reproduction assurée. Passons sur la violence : dans ses formes brutes, elle est bien sûr à bannir. Mais le rôle de bourdon pose question : il signale la difficulté d’être père. Pas seulement aujourd’hui, car cette fonction comprend un aspect autoritaire qui implique une certaine distance, et même une certaine abstraction, mais plus particulièrement aujourd’hui où Big Mother trône en majesté [1. Michel Schneider, Big Mother, psychopathologie de la vie politique, Odile Jacob, 2002. Rappelons-nous, pour illustrer le propos, l’exaltation du care par Martine Aubry].

On ne prend pas assez conscience que Dieu est un roublard : il a fait croire aux mâles qu’Ève était sortie de la côte d’Adam, alors que c’est évidemment le contraire. L’homme sort de la femme comme l’oiseau de la coquille. Le roman de Maurice Pons, Rosa, où une tenancière de taverne aux formes opulentes engloutit dans sa matrice les soldats qui sont ses clients, témoigne à sa manière de cette réalité générale : l’homme sort de la femme aussi sûrement que celle-ci rêve sinon de l’éliminer, du moins de le neutraliser. Sans doute l’homme, du reste, rêve-t-il de retourner dans le ventre maternel, pareil à Jonas dans sa baleine. Et rêve-t-il aussi d’être femme, comme l’atteste la coutume de la couvade dans les sociétés tribales.
Et ça se comprend, qu’il veuille être femme. Il accéderait au pouvoir secret du genre féminin qui tend, depuis l’aube de l’humanité, à nier à son profit la différence des sexes, tendance dont la théorie du genre, base avancée du féminisme guerrier, constitue l’avatar le plus récent. Le mythe des Amazones en offre une version radicale et basique : radicale parce qu’il n’y a plus que des femmes, basique pour cette raison même. L’indifférenciation va plus loin : elle ne propose plus l’existence d’un seul genre au détriment de l’autre, mais carrément leur abolition.
Une seule espèce indifférenciée, produit d’un métissage universel, sans hommes ni femmes, même si, au bout du compte, le féminin l’emporte. Il s’agit in fine d’éradiquer l’homme en tant qu’espèce surnuméraire, c’est-à-dire comme incarnation de l’Autre. Adam deviendra inutile. On n’aura plus besoin de lui pour procréer, il suffira d’une goutte de sperme synthétique, voire de n’importe quelle cellule de n’importe qui, homme ou femme, avec, à l’horizon, l’espoir d’une parthénogenèse universelle. On perçoit un écho de cet espoir dans les techniques de clonage. Si les hommes ont toujours cherché à réduire l’influence des femmes, c’est, au fond des choses, parce qu’ils sentent confusément la menace d’être niés en tant qu’hommes. Leur violence procède de leur fragilité.

En Occident, l’homme parfaitement réalisé prend aujourd’hui les traits de l’homosexuel. Mais ce n’est qu’une étape sur le chemin de l’humanité parfaite. En toute logique, son avènement sera acté le jour où l’homosexuel sera simultanément homosexuelle et vice versa. Quand il n’y aura plus d’homosexuels, d’homosexuelles, de bisexuels, d’hétérosexuels, d’hétérosexuelles, de transsexuel(le)s, mais un genre unique, celui de l’androgyne, qui ne sera même plus un genre mais une utopie, c’est-à-dire un non-lieu, sans parents sinon des parents n° 1, n° 2, n° 3, etc., proposition déjà tentée mais qui reviendra, sur le modèle du frère n° 1, n° 2, n° 3, etc, dans ce meilleur des mondes qu’était le Kampuchéa démocratique du camarade Pol Pot. Idéalement, cette société s’épanouira sans différences d’âges, ce qui permettra d’abolir le temps, sans poils, sans rides, sans bedaine, sans que plus rien relevant de la nature ne vienne polluer l’ordre de la culture purifié de toute attache avec le règne animal, sans classes, sans frontières, évidemment sans races, éventuellement sans langues parti- culières comme jadis, avant Babel, paradis de l’Un et du Même grâce au triomphe du métissage promis à tous les êtres et à toutes les nations dans la paix d’un monde enfin débarrassé et des hommes, et des pères, et des lois [2. Lire sur ce point Peter Sloterdijk, notamment Ni le soleil ni la mort, Pauvert, 2003 ].

Cette aspiration symbiotique qui travaille sourdement la part féminine de l’humanité et dont s’effarouche sa part masculine permet de situer l’opinion de chacun en matière politique, pour peu que l’on veuille bien admettre que le mouvement qui va de l’extrême droite à l’extrême gauche reproduit celui qui va de la valorisation des différences à celle des similitudes, c’est-à-dire, concrètement, qui va de la défiance obtuse à la confiance naïve, autrement dit, de la détestation de l’Autre à son adoration. Tout le problème consiste à savoir où placer le curseur. Chacun le place ici ou là, et qualifie de « valeurs » ou de « convictions » l’endroit où il le fixe. L’argument du curseur fonctionne d’une manière identique pour mesurer la dose de testostérone qu’il convient de laisser aux hommes pour en faire soit des saints soit des salauds, c’est-à-dire soit des unisexes soit des primates. Plus le curseur glisse vers la droite, plus la virilité sera valorisée en même temps que le charme des différences, plus il glisse à gauche, plus la féminité sera appréciée en même temps que le bonheur des similitudes. Aux deux extrêmes on trouvera, pour la droite, Cro-Magnon coiffé d’un casque à pointe, et, pour la gauche, l’Ange de la lumière dans sa barboteuse.
Entre les deux s’étale toute une palette de choix dont celui du milieu, le plus raisonnable, qui consiste à ne priver les hommes ni de leurs génitoires ni de leur estime de soi, pour éviter d’en faire des impuissants pétris de doutes et de honte, d’autant qu’ils sont exposés, fait nouveau, à la diminution croissante du nombre de spermatozoïdes observée chez les individus à peau blanche des sociétés libérales avancées. Face aux zélotes de l’émasculation, encourageons les pères de famille à descendre de leurs perchoirs afin qu’ils retrouvent leur rôle auprès de leurs bambins, tout leur rôle, sans avoir peur de tomber de haut, et, de là, plus bas que terre.[/access]

*Photo: GINIES/SIPA.00613654_000009.

Touche pas à mes puritains !

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prostitution maud olivier 343

prostitution maud olivier 343

La proposition de loi de Maud Olivier visant à abolir la prostitution en pénalisant les clients témoigne d’une dégradation du débat politique français. D’une part, la prostitution volontaire ne disparaîtra jamais du globe. D’autre part, prétendre que la pénalisation de la demande permettra l’éradication progressive de l’offre constitue le degré zéro de la pensée économique.

Sur un sujet aussi épineux que la prostitution, étroitement corrélé à une infinité de problématiques philosophiques et politiques – sida, rapports sociaux de sexe, libre disposition de soi, approches du consentement, notion de travail sexuel, droit à la sexualité, politique migratoire et de santé publique – la démagogie et les théories manichéennes constitutives du discours abolitionniste devraient cesser de nourrir des médias complaisants.

Plus encore que les proxénètes, il faudrait pourchasser les clients dont la démarche reflèterait la violence masculine de notre société patriarcale. Dépeint au mieux comme un délinquant sexuel, au pire comme un violeur, le client fait toujours l’objet d’un discours essentialiste. On lui assigne le statut de « pervers » ou de « bourreau », ce qui « consolide la représentation victimaire de la prostituée » comme le souligne le sociologue Lilian Mathieu. Tous les partis politiques s’en réfèrent aux dogmes d’un « féminisme » néo-puritain qui a le vent en poupe. Les lecteurs du rapport d’information sur « le renforcement de la lutte contre le système prostitutionnel » constateront d’ailleurs cette phrase de la députée Ségolène Neuville : « Nous ne pourrons faire l’impasse sur la lutte contre la pornographie ».

Que la droite conservatrice défende une vision traditionaliste de la famille, s’oppose au mariage pour tous, condamne sans arguments sérieux les techniques d’assistance médicale à la procréation comme la gestation pour autrui, discoure sur les bonnes mœurs et veuille repousser les prostituées des centres villes vers les zones périphériques, il n’y a là rien de surprenant. En revanche, que la gauche issue des Lumières plébiscite une idéologie puritaine, véhicule une représentation du monde sans nuance ni dialectique, détachée de toute réalité – c’est-à-dire de toute complexité – est un fait préoccupant dans une République laïque.

Rappelons qu’une politique abolitionniste favorisera les consommateurs fortunés. Ces derniers resteront à l’abri d’une chasse aux sorcières qui pénalisera, d’abord et avant tout, les plus modestes. L’historienne E-M. Benabou a mis en relief cette dichotomie déjà visible au XVIIIe siècle : « un secteur prospère et privilégié qui tend à glisser vers la débauche de haut luxe et à s’évader vers la prostitution privée et le demi-monde, et par ailleurs le secteur de la basse prostitution, souvent traquée et poursuivie. Entre les deux, la barrière de l’arbitraire administratif et policier, mais aussi une invisible barrière sociale ». S’appuyant sur une extension indéfinie de la répression, jusque dans le lit des citoyens, nos élites défendent un projet global de criminalisation. Les « cyber-gendarmes » célébrés par la députée Maud Olivier illustrent à merveille cette philosophie liberticide. De quoi s’agit-il sinon d’instituer une nouvelle police des mœurs ? L’abolitionnisme se réclame du féminisme mais se fonde sur une approche anachronique – préfreudienne – de la sexualité, et s’enracine dans une perspective victorienne.

Mépriser l’Histoire de la sexualité et de la psychanalyse, les enquêtes universitaires, la masse des travaux dont nous disposons – issus des départements d’anthropologie, de sociologie ou d’études féministes – en passant par le patrimoine littéraire et cinématographique, relève d’une misère intellectuelle indigne de la gauche.

En détournant le manifeste pour le droit à l’avortement (1971) écrit par Simone de Beauvoir et cosigné notamment par Marguerite Duras, Gisèle Halimi, Monique Wittig ou Violette Leduc, en relativisant la dimension révolutionnaire et universaliste qu’a représenté la maîtrise par les femmes de leur fécondité, en se plaçant du seul point de vue des clients sans prendre en considération les conditions de travail des prostituées, le manifeste des « 343 salauds » estampillé « Touche pas à ma pute » a sans doute dérouté certains opposants à l’abolition. Il était nécessaire de critiquer ce manifeste et de réinscrire la réflexion dans le champ politique pour ouvrir le débat. Cela étant, que les abolitionnistes distillent les pires amalgames dans le débat public ne suscite en revanche aucune bronca. L’association Osez le féminisme et le collectif « Les jeunes pour l’abolition de la prostitution » font ces temps-ci la promotion d’un court-métrage de Frédérique Pollet Rouyer, La prostitution, un métier ?, dans lequel une conseillère d’orientation force une lycéenne mineure à se prostituer. Le film se gausse ouvertement du sort des handicapés, compare la prostitution au viol et à la zoophilie. C’est une abjection contre laquelle peu de voix s’élèvent.

Combien de temps faudra-t-il pour comprendre qu’il est tout aussi primordial de lutter contre l’esclavage moderne que de laisser les femmes et les hommes majeurs et consentants faire ce qu’ils veulent de leur corps et de leur sexe, y compris pour gagner de l’argent ou en dépenser ?

*Photo : DIDELOT/SIPA. 00214879_000001.

Bilger-Finkielkraut : 38 minutes de bonheur

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Quand j’étais très jeune, bien avant que les Bricorama soient ouverts le dimanche, la mode était déjà au « Do it yourself ! ».

Quand j’étais jeune, le yippie Jerry Rubin criait « Do it ! » à ses camarades chevelus. (Plus tard, il virera reaganien puis sera écrasé sur Wilshire Boulevard, mais c’est une autre histoire.)

Quand j’étais un peu moins jeune, Nike nous a enjoint de « Just do it ! ». Comme le slogan perdure, j’imagine qu’il était bon.

Reste à savoir lequel de ces commandements a convaincu l’ami Philippe Bilger de lancer sa chaîne télé sur YouTube. À mon avis, aucun des trois. Pétri comme il est de culture classique, je l’imagine plutôt puiser ses raisons d’agir dans La Fontaine : « Aide-toi, le ciel t’aidera », ou alors chez Boileau « Hâtons-nous ; le temps fuit, et nous traîne avec soi. » Ou encore du côté de Racine : « La foi qui n’agit point, est-ce une foi sincère ? »

Tout ça pour vous dire, donc, que lassé de souffler de bons concepts à des télés malentendantes, Philippe Bilger a décidé qu’il valait mieux agir qu’attendre, en produisant et diffusant lui-même ses interviews – sans autre forme de procès.

Il vous racontera d’ailleurs tout ça mieux que moi sur son blog, où il vous dira aussi pourquoi il a souhaité inaugurer cette série d’entretiens en rencontrant Alain Finkielkraut.

Si vous n’êtes pas tenté de cliquer sur les liens, je ne peux plus rien pour vous.

Pour la pénalisation de cette putain de vie?

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343 salauds taubira

343 salauds taubira

Cela atteint un comble, cela devient franchement ridicule.

La France est dans une effervescence, un désordre, une revendication tels qu’on se demande s’ils n’expriment pas d’abord un besoin pulsionnel et collectif de protester, de dire non avant d’être inspirés par une opposition politique et sociale précise. Un refus qui est devenu quasiment sa propre finalité. C’est ce pouvoir qui est visé, pas ce qu’il accomplit ou non.

On aurait pu tout attendre dans une telle atmosphère sauf l’irruption, dans l’espace public, de débats outranciers, odieux ou totalement décalés ou inadaptés.

Depuis deux semaines, le racisme manifesté ici ou là à l’encontre de Christiane Taubira a prétendu, comme elle l’a très bien dit, l’exiler de la famille humaine à cause de comparaisons bestiales dont je ne doute pas qu’elles aient traumatisé ses enfants. Fallait-il cependant si tardivement – remords pour n’avoir pas réagi assez quand c’était nécessaire ? – tomber dans le ridicule de cette pétition à l’initiative de Jeanne Moreau : « Nous sommes tous des singes français » (JDD).

Ces racistes imbéciles, par leur attitude, ont fait qu’on n’examine plus la pratique – ou l’absence d’action – de la garde des Sceaux pourtant sévèrement blâmée par l’Union syndicale des magistrats lors de son congrès. Toutefois ce syndicat, l’an dernier, était aux anges à l’idée de pouvoir collaborer avec ce ministre avant qu’elle privilégie le Syndicat de la magistrature pour les postes et les commissions (Le Monde).

Surtout, alors que la République manifeste son désarroi et se révèle incapable de répondre au défi de l’essentiel qui met notre pays et son avenir en péril, l’accessoire est promu comme une préoccupation fondamentale.

En effet, le 27 et le 29 novembre, l’Assemblée nationale débattra d’une proposition de loi prescrivant la pénalisation des prostituées et des clients ayant recours à leurs services. Pour ceux-ci, une amende de 1500 euros doublée en cas de récidive.

Sur une idée de Frédéric Beigbeder, la pétition « Touche pas à ma pute » rédigée par Elisabeth Lévy, signée par les « 343 salauds » et fortement relayée par Causeur a dénoncé cette démarche parlementaire en invoquant la liberté des adultes : prostituées et clientèle. Certains des signataires se sont rétractés, se sont dit manipulés ou trompés. Nicolas Bedos s’est illustré en se défaussant dans une posture qui ne faisait pas honneur à sa constance et à son courage : Frédéric Beigbeder ne s’est pas gêné pour vertement le lui reprocher.

A l’émission de Frédéric Taddéï, Elisabeth Lévy aux côtés d’un philosophe signataire a tenu vaillamment la dragée haute face à des contradicteurs qui en substance justifiaient la pénalisation projetée au nom de la morale, de la contrainte pesant sur les prostituées et de la pureté sociale.

Une autre pétition à l’initiative du chanteur Antoine a été lancée . Elle a recueilli l’assentiment d’un certain nombre de personnalités dont par exemple Catherine Deneuve.

Ce document, dont Antoine évidemment souligne qu’il n’a aucun rapport avec le texte d’Elisabeth Lévy – il faisait pourtant partie initialement des signataires de celui-ci -, mentionne que « sans cautionner ni promouvoir la prostitution, nous refusons la pénalisation des gens qui se prostituent et de ceux qui ont recours à leurs services et nous demandons l’ouverture d’un vrai débat sans a priori idéologique » (20 minutes).

Quelle que soit la volonté des rédacteurs de ces deux pétitions, leur finalité est la même : mettre en cause la teneur de cette proposition de loi.
Il est peu contestable que celle-ci s’inscrit de manière surprenante dans un contexte qui imposait d’autres priorités et d’autres urgences.
Sur un plan technique, on peut craindre que la répression nécessaire des trafics, des réseaux et des proxénètes, bien loin d’être facilitée par la pénalisation des clients, soit au contraire négligée au profit de cette nouvelle piste apparemment plus évidente mais dont on perçoit mal comment elle pourra être aisément opératoire pour l’interpellation des « consommateurs ».
Plus profondément, même si ce n’est pas l’hétérosexualité qui est la cible pour cette pénalisation comme le prétend Philippe Caubère, il y a tout de même, derrière ce processus gonflé d’éthique et de dignité, une aspiration dangereuse à quadriller, à maîtriser et à purifier ce que l’humanité, dans son inventivité et sa liberté, est capable de faire et de secréter – notamment ces humains qui, contre rétribution, bénéficient du corps et des services sexuels de femmes.

Même si, dans leur discours habituel, les prostituées dénient être asservies à des hommes qui les auraient contraintes et dominées, il n’empêche que l’univers mêlant la disponibilité de ces femmes et le désir de ces clients va bien au-delà de l’opposition simple, voire simpliste entre des esclaves d’un côté et des salauds de l’autre – il est nourri, irrigué et troublé par une infinité de sensations, de peurs, d’humeurs, de nostalgies, pétri de délicatesse comme de vulgarité. Chairs offertes et interdites. Audaces et apparences ostensibles, trop présentes. Tentations si irréfutables qu’on est gêné de banalement y succomber.

Ce monde a des frontières floues et est délimité par les songes et les tremblements autant que par les trottoirs de certains quartiers. Punir les hommes pour sauver ces femmes ? Le moralisme probablement veut tout ignorer des premiers comme des secondes. Il convient que le lisse l’emporte.
Cette proposition de loi, derrière son apparence de pureté intégriste, a pour but de s’immiscer dans un royaume sordide ou somptueux qui en réalité ne la concerne pas et sur lequel, avec de « gros sabots » parlementaires, elle ne peut avoir qu’une influence à peu près équivalente à nulle.
Qu’on continue de la sorte.

Moins l’Etat sera à même d’assurer ses missions dans ce qu’elles ont de capital et de prioritaire, plus il s’abandonnera, directement ou indirectement, à des tâches périphériques, à des chemins de déviation, de dérivation.

Je crains le pire. Bientôt l’homme qui vit, qui respire, qui pense, qui s’émeut, qui a des pulsions, des fantasmes, qui a envie de faire l’amour et qui n’est pas programmé de manière prévisible et irréprochable pour le destin auquel les humanistes patentés et les intégristes de la rectitude voudraient le soumettre – bientôt cet homme fera l’objet d’une proposition de loi, pire d’un projet de loi.

En effet, pour notre monde malade de l’aspiration à une béate santé, comment ne pas pénaliser ce risque infini porté par le souffle de l’existence, comment ne pas pénaliser cette putain de vie ?

*Photo : ERIC BAUDET/JDD/SIPA. 00669559_000005.

Buveur, une espèce en voie de disparition

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histoire buveur nourrisson

histoire buveur nourrisson

La lecture de Crus et cuites – Histoire du buveur est plaisante, son auteur Didier Nourrisson ne cachant pas sa sympathie pour son objet d’étude. Sous la houlette de l’historien, nous suivons gentiment, de la Gaule à la France contemporaine, les boires et déboires de Bacchus. Il s’agit en somme de saisir les raisons pour lesquelles le lever de coude a pu être envisagé, à travers les âges, comme un bienfait ou un méfait, un art ou une tare.

Pour le lecteur, l’intérêt du livre réside principalement dans cette semi-découverte : au long des siècles, loué ou méprisé, le buveur européen est plus ou moins laissé en paix. Cette relative tolérance en prend un coup au milieu du XIXe siècle, quand s’exporte sur le vieux continent l’esprit des sectes quakers, des teetotalists et autres sociétés de tempérance anglo-saxonnes.

« N’est-il pas raisonnable de penser que les gens qui ne boivent jamais de vin, naïfs ou systématiques, sont des imbéciles ou des hypocrites. […] Un homme qui ne boit que de l’eau a un secret à cacher à ses semblables. » Chacun aura reconnu Du vin et du haschisch. Nul hasard si c’est en 1860 que Baudelaire écrit les Paradis artificiels, puisque c’est l’année de naissance de Paul-Maurice Legrain (1860-1939), paladin de la tempérance très justement méconnu. Didier Nourrisson nous en tire le portrait dans un chapitre au titre angoissant, « Les buveurs d’eau ». Parfait (au sens cathare) et emmerdeur public – les deux vont de pair –, le bonhomme Legrain préfigure ces braves gens qui passent leur temps à inspecter le verre de leur voisin et n’ont de cesse de le pousser, à coups de sourcil culpabilisateur, sur la voie du salut hydrophile.

Au nombre des potions frelatées de Legrain, on trouve par exemple, ça ne s’invente pas, la « rédemption par le jus de fruit ». Sa thèse de médecine s’intitule quant à elle Du délire chez les dégénérés. Comme on pouvait s’y attendre, les vues de Legrain s’inspirent de celles d’un catholique ultra, l’abbé Morel, sur le péché originel, auxquelles il ajoute une louche de darwinisme et une pincée d’illuminisme franc-maçon. Le brave Legrain finira tout naturellement « patriarche » d’un machin nommé Ordre international des bons Templiers. À l’évocation de cet ami du genre humain, on comprend subitement de quel bois sont fait les surhommes qui hantent présentement les couloirs du ministère de la Santé et qui, tout occupés de notre bien-être, collent des photos de poumons putréfiés et de goitres aux airs de caillettes avariées sur les paquets de cigarettes ; procédé dont le goût montre bien que depuis le moyen-âge, en fait d’imagerie infernale, nous ne montons pas, nous descendons.

Prenant le relais des teetotalists yankees et des templiers pasteurisés bien de chez nous, il y a bien sûr Vichy, dont nous avons conservé l’essentiel de l’arsenal antialcoolique et régénérateur : les fameuses « heures les plus sombres de notre histoire » ont aussi, il n’y a pas de raison, leurs « côtés positifs ». C’est ainsi, nous apprend Nourrisson, qu’une affiche des années 40 dénonce pêle-mêle « la juiverie, la franc-maçonnerie et le pastis ». Vichy et l’eau, tout un programme.

Et le buveur contemporain ? Quelle tête fait-il, per Bacco ? Pour Nourrisson, « glouton ou gourmet, amateur ou ivrogne», il oscille « entre cru et cuite ». En somme, le voilà tiraillé entre le désir de rouler sous la table et celui de profiter de ses chèques-cadeau œnologie. Ce n’est pas tout : il doit considérer son surmoi quakero-vichyste, qui lui intime la modération. Comment diable se sort-il d’un tel enfer ? Nourrisson ne répond pas, pas plus qu’il ne nous donne les raisons qui poussent le « jeune », animal étrange et adorable auquel l’historien consacre quelques pages, à se vautrer puissamment dans la « déglingue ». Notre explication, qui vaut ce qu’elle vaut : la jeunesse (grosso modo : de 12 à 45 ans) est en même temps romantique et pratique. Être James Dean, c’est le pied, mais à 7000 euros le mètre-carré ? Trouvaille : faire le fou, modérément. Délirer bien dans les rails. C’est la goutte d’absinthe qui ne fait pas déborder le vase. Binge-drinker à 20 ans, touriste-œnologue à 30. « Société, tu m’auras pas ! », chantait Renaud.

Pas tout de suite.

Crus et cuites – Histoire du buveur, Didier Nourrisson, Perrin, 2013.

*Photo : LAMACHERE AURELIE/SIPA. 00635794_000134.

Gabin, reviens, ils sont devenus mous  !

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jean gabin razzia

jean gabin razzia

Depuis le commencement de l’Histoire – je veux parler de celle de l’humanité –, l’homme a toujours été faible et la femme supérieure à l’homme dans tous les domaines, sauf un. Elle est plus forte, plus résistante physiquement, plus fine, dotée d’un sixième sens et peut-être d’un septième, mais l’homme conservait un mince avantage : il avait l’esprit d’initiative dans les affaires et s’ingéniait à explorer le monde, à le changer. Jacques Brel l’expliquait ainsi : « Il veut voir ce qu’il y a de l’autre côté de la colline. » Il est en train de perdre cette supériorité.[access capability= »lire_inedits »]

La femme, au contraire – et c’est très visible dans la Bible –, se comporte en garce capable de changer le cours des choses. Judith séduit Holopherne et, pendant le sommeil qui suit son faux abandon, lui tranche la tête ; Jézabel, païenne, exercera une fâcheuse influence sur son mari Achab ; de Dalila, on connaît mieux encore les exploits grâce au film de Cecil B. De Mille (1949) qui la montre fouettant Samson enchaîné tout en lui susurrant des mots passionnés[1. Frontière chinoise (1966), le dernier film de John Ford, est une variation sur Judith et Holopherne.].

Ce sont les archétypes de la vamp, de la femme fatale popularisées par le roman noir et le cinéma : Mrs. Grayle (Claire Trevor) dans Adieu ma jolie (1944), Charlotte Rampling dans Adieu ma belle (1975) et encore Coral Chandler (Lizabeth Scott) dans En marge de l’enquête (1947). Liste non limitative.

Est-il fort ou faible, David Huxley (Cary Grant) dans L’Impossible M. Bébé (1938), quand Susan (Katharine Hepburn) l’habille en femme en prenant prétexte d’un costume taché ? Quand la tante à héritage Elisabeth demande à Susan : « Qui est-ce ? », elle répond : « L’homme que je vais épouser, mais il ne le sait pas encore. » Et Jean (Gabin), dans La Belle équipe (1936), est-il fort quand, à force d’être harcelé par sa maîtresse Gina (Viviane Romance), il lui flanque une baffe et qu’elle sourit en disant : « J’avais peur que tu n’sois pas un homme… » ? Le beau spahi surnommé « Gueule d’amour » (Gabin encore, 1937) chute devant la demi-mondaine Madeleine (Mireille Balin) qu’il tuera. Encore un faible.

L’homme, le vrai, au contraire, protège. Il est l’héritier du seul mouvement viril, à la fois guerrier et spirituel : la chevalerie. C’est l’occasion de rappeler, et j’en suis navré, que le scoutisme et le sport-spectacle sont des dégénérescences de la chevalerie. Sean Thornton (John Wayne) dans L’Homme tranquille (1952), Henri « le Nantais » (Jean Gabin) dans Razzia sur la chnouf (1954) et le fils Cardinaud (dans Le sang à la tête – 1956) sont des exemples d’homme réellement viril.

Thornton, ancien boxeur aux États-Unis, revient dans son Irlande natale. Il épouse Mary Kate Danaher (Maureen O’Hara) mais refuse sa dot, qu’il devrait quémander au beau-frère Red (Victor McLaglen). Mary Kate, vexée, quitte le foyer conjugal. Sean la rattrape à la gare et la ramène au village en la tirant quasiment par les cheveux et la jette aux pieds de Red occupé près d’un alambic. Red donne alors la dot en billets à Mary Kate qui, souriante, la balance au feu. Elle avait peur, elle aussi, que Sean ne soit pas un homme. S’ensuit la plus belle bagarre du cinéma, mais la décrire nous éloignerait de notre exposé.

Dans Le Sang à la tête, d’après Simenon[2. J’ai lu TOUS les Simenon adaptés au cinéma pour Gabin. J’ai toujours préféré les films, plus riches, plus complexes.], Marthe (Monique Mélinand), la jeune femme du fils Cardinaud, le plus puissant patron de pêche de La Rochelle, a un coup de cœur[3. « Rien ne donne une idée de l’infériorité de la femme comme l’aveuglement bête et bas de ses coups de coeur » : Journal des Goncourt – dimanche 2 juin 1872. Oui, c’est sa seule faiblesse.] pour un ancien petit ami et disparaît deux jours. Cardinaud ignore les regards ironiques sur son passage. Il retrouve Marthe, rentre avec elle. « Pour aimer toute sa vie, il suffit pas de prendre une chambre à la journée » (Michel Audiard).

Dans Razzia sur la chnouf, Henri « le Nantais » est en réalité un flic infiltré, chargé de démanteler un trafic de drogue. Pour le compte du milieu, il gère, en apparence, un restaurant. Il devient l’amant de la serveuse, Lisette (Magali Noël), à laquelle il ne confie rien, sauf un numéro de téléphone[4. Qui commence par TUR, de « Turbigo », heureux temps où les numéros avaient une âme.] « au cas où ». Pour mieux la protéger. Je ne radote pas, j’insiste.

Ces histoires sont très parlantes mais datent de l’époque où la société baignait encore dans l’archaïsme paysan – quoique déjà gangrené par la société industrielle. Nous sommes aujourd’hui dans la virtuelle. Les grandes stars ne sont plus des femmes (Hayworth, Monroe, Gardner) mais des unisexes (Depp, Pitt, DiCaprio, etc.). La dévirilisation du cinéma tient à la création d’un système unisexe mondial destiné à gagner plus en ratissant large. Quoi qu’on nous impose en matière de goût, de « culture », jusqu’à l’obligation de défiler avec une plume au derrière, c’est toujours la mondialisation financière qui décide. La preuve de cette dévirilisation, c’est la prolifération des femmes flics. La palme du grotesque revient à Miou-Miou dans… La Femme flic (1980). C’est l’avalanche : films, téléfilms, séries télé. En règle générale – c’est bien de règle qu’il s’agit –, la femme flic est courageuse, capable, habile, expérimentée et l’homme flic est idiot (à l’exception des Afro-Américains aux États-Unis et des flics « issus de la diversité » en France). Elle connaît parfaitement les sports de combat et l’informatique – elle ne peut se passer de son Mac… –, mais est souvent divorcée, avec des gosses à charge. Bref, elle est comme tout le monde, je veux dire, comme un homme jadis.

L’insomnie n’a pas que des inconvénients. Elle permet de  découvrir, au milieu de la nuit, des séries jusqu’alors ignorées. J’ai pris un certain plaisir à Femmes de loi, aux épisodes réalisés en 2000 – 2001. Ces deux femmes sont une juge et une flic (j’emploie le féminin au lieu du neutre : pas d’ennuis avec les féministes). Les deux comédiennes sont belles.

Je ne dirai pas celle qui m’a tapé dans l’œil pour ne pas être mufle. Force est de constater que leur vie privée n’est pas à la hauteur de leur réussite sociale. La flic est dotée d’un voisin timide et la juge d’un ex-mari qui voudrait bien y revenir. Deux hommes. Deux hommes incapables. L’un de prendre une femme dans ses bras – ce qu’elle attend – et l’autre de reconquérir la sienne. Si ! Une fois, une nuit sans lendemain… Serait-ce qu’il n’a pas été à la hauteur ? Comme le dit si bien Éric Masson (Frank Villard) dans Le Cave se rebiffe (1961) en se tapotant la clavicule : « Quand une femme a dormi laga[5. Laga = là. Argot des années 1950.], elle s’en souvient. »[/access]

 

Quand la parole policière se libère, Tom Gaudin et Tano s’encolèrent

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Artistes engagés[1. Et pas seulement pour la soirée, comme dirait le plumitif nauséabond Basile de Koch.], Tom Gaudin et Tano n’hésitent jamais, dans leur cris audiovisuels (car peut-on parler de clips, comme s’il s’agissait de marchandise américano-US, je vous le demande ?) à décrypter les maux de la France contemporaine et à s’indigner sur les dérives les plus indignantes de notre société.

Après s’être penchés sur les scandales récurrents de l’homophobie, de l’islamophobie et de la voleurdepoulophobie, nos vidéastes militants n’ont pas hésité à aborder frontalement le douloureux problème de la jeunophobie, aussi appelée basketophobie ou survêtophobie, selon les labos du CNRS et de la MSH concernés

La pluralité de ces signifiants signe en effet un même signifié : l’intolérable violence policière quotidienne dont sont victimes chaque jour les jeunes des cités – qui, notons-le, se décrivent eux-mêmes souvent comme jeunes des « técis » pour déjouer la surveillance des forces dites « de l’ordre ».

Dans leur dernière œuvre, ils abordent aussi, au passage, le scandale de l’enfermement de la parole jeune, corollaire indispensable à la libération de la parole policière, laquelle est clairement exposée dans ces quelques vers :

« On est les flics de la BAC,

On te pique ton shit, on te fout des claques (…)

On arrondit nos fins de mois

En faisant respecter la loi »


LES FLICS DE LA BAC MONTENT LE SON ! par tomrangoon

Qu’attend Manuel Valls pour intégrer ce document-choc au cursus de formation des fonctionnaires de police ?

Name-dropping n°2

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monica sabolo flore

monica sabolo flore

Monica Sabolo : Elle a reçu le prix de Flore pour Tout cela n’a rien à voir avec moi. C’était mérité. Monica a écrit le meilleur roman de la rentrée. On lui aurait donné le Goncourt, le Renaudot et l’Académie française. Elle les aura plus tard. Quand elle attendait, en fumant une Vogue, que Frédéric Beigbeder, président du jury, lui remette son prix, son chèque et un verre de Pouilly-fumé gravé à son nom, on a trouvé qu’elle ressemblait à Françoise Sagan, époque Bonjour tristesse – le roman et le film de Preminger. Nous avions une photo précise en tête, signée Georges Dudognon : même cheveux blonds coupés courts, même air lunaire, même sourire presque timide, même silhouette gracile. Un écho visuel, finalement, du style de Monica Sabolo. Pas étonnant que, dans Tout cela n’a rien à voir avec moi, beau roman d’amour, de chagrin et d’étincelles, l’héroïne – initiales MS – envoie des lettres à Frédéric Berthet. Entre feux follets, les affinités sont électives.

Franck Maubert : De son premier roman – Est-ce bien la nuit ?– jusqu’à Gainsbourg à rebours, publié aux Mille et une nuits, Franck Maubert se joue des genres. Revenu de tout, de la télévision notamment, il tient sa ligne de mots, tel un pêcheur élégant et mélancolique. On retrouve dans sa flânerie sur les pas artistiques du « beau Serge », les « Stations Gainsbourg », ce que nous avions aimé dans Le dernier modèle – prix Renaudot Essai 2012 – et dans Ville close, enquête modianesque entre les murs de Richelieu : la grâce d’une plume légère et profonde. Maubert observe, écoute, se balade, trinque, esquisse le contour des âmes et des lieux. Puis il pose avec délicatesse les émotions, mêlant les siennes et celles de ses personnages, sur le papier. Dans Gainsbourg à rebours, on boit des piscines de Dom P. Les trois B. (Bardot, Birkin, Bambou) hantent chaque page. Les mélodies ont une sacrée gueule d’atmosphère ; les paroles touchent plein coeur. Gainsbarre se pointe, avant de filer pour laisser place à un musée imaginaire. Une époque est retrouvée, et suspendue au trapèze du temps. Aux dernières nouvelles, Maubert serait en Touraine, entouré d’arbres et de belles quilles. Il écrit un roman, qu’il nous tarde de lire, autour de la vie, de l’oeuvre et de la mort de Robert Malaval.

Guillaume Serp : Longtemps, on s’est dit qu’il fallait rééditer Les chérubins électriques, unique roman de Guillaume Serp, alias Guillaume Israel, écrivain, chanteur, dandy, parolier, mort en 1987. Il était le leader de Modern Guy. Beigbeder le citait dans Vacances dans le coma. Thierry Marignac, homme en colère et de haute qualité, nous en avait parlé en évoquant son Paris de la fin des seventies. La première phrase du roman donne le ton : « Cassandre jouait avec le zip de son pantalon. Elle m’attendait seule à la terrasse du Flore et plongeait parfois ses lèvres dans un coca-fraise, sans doute rêvait-elle d’être Marilyn Monroe. » Tout ce que nous aimons. Tout ce qu’aime aussi Jean-Christophe Napias, tête pensante et âme damnée de l’Editeur singulier, maison classieuse qui vient de republier Les Chérubins électriques. La couverture, très pop art, est extra ; la préface d’Alexandre Fillon nous éclaire sur Serp, sur le naufrage pailleté des années 80. Le texte, lui, possède toujours le charme d’un éternel jeune homme enfui trop tôt. Littérature pas morte : faites passer…

Claire Debru : Nous ne savons pas si Claire Debru aime Monica Sabolo, Franck Maubert et Les Chérubins électriques de Guillaume Serp. On peut le penser : Claire est une jeune femme au goût exquis. Editrice, chez Nil, de la collection « Les affranchis », elle accueille les meilleures plumes du jour. Récemment, Giulio Minghini qui, avec Tyrannicide, s’est attiré les foudres de la mamie du Monde des livres, Josyane Savigneau. Josie n’apprécie guère, il est vrai, qu’on taquine Philippe Sollers. Claire lui a répondu dans une lettre, telle une coupe de Drappier Zéro dosage jetée au visage, pratique que Savigneau connaît bien. Quand elle écrit, Debru est toujours une jeune femme de goût. La preuve : l’ouvrage qu’elle consacre, avec Marc Cerisuelo, aux frères Coen. C’est titré Oh Brothers et c’est publié chez Capricci, enseigne très sérieuse à laquelle elle offre un grain de folie. Mais ce n’est pas tout. Claire a créé, en 2012, le plus drôle des prix littéraires : le prix de la page 112. Il sera remis le 26 novembre. Parmi les huit finalistes sélectionnés par un jury où l’on retrouve notre ami Roland Jaccard, Grégoire Bouillier ou Pierre-Guillaume de Roux, nous avons nos préférences : Dominique Noguez – Une année qui commence bien -, Pierre Lamalattie – Précipitations en milieu acide – et Marianne Vic – Les Mutilés. Si nous en étions, nous voterions sûrement, in fine, pour Noguez. Une affaire à suivre.

Jean Le Gall : New York, pour nous, c’était la ville des textes de Jay McInerney. On pense à ses romans Bright Lights, Big City et La Belle vie, mais aussi, dernièrement, à Bacchus et moi, recueil de chroniques affirmant sa passion des vins, qu’il compare tantôt à Kate Moss, tantôt à Grace Kelly, sans oublier Milla Jovovich. Un plaisir de lecture, qui donne envie de boire les meilleurs bouteilles. On pense, là, à un champagne de la maison Selosse. New York, aujourd’hui, c’est aussi le très bon roman de Jean Le Gall : New York sous l’occupation, un des premiers titres édité par Eleonore de la Grandière chez Daphnis et Chloé. Avocat d’affaires défroqué, éditeur lui-même chez Séguier et Atlantica, Le Gall est un dandy qui aime la bonne chère, les jolies filles et les histoires troussées avec élégance. D’une langue précieuse et précise, il nous raconte les aventures de Sacha, Frédérick et Zelda, trois trentenaires à l’assaut et à la caresse de la « Grande Pomme ». Problème : nous sommes en 2007, en pleine crise des subprimes. La violence va enlacer les plaisirs fânés de la vie. New York sous l’occupation : une manière d’Oscar et les femmes de Limonov revisité par un Paul-Jean Toulet du nouveau siècle. Le Gall, en effet, est un godelureau du sud-ouest qui connaît ses classiques.

JFK : John Fitzgerald Kennedy a été assassiné à Dallas, il y a cinquante ans, le 22 novembre 1963. Tout a été dit, écrit et filmé sur ce jour maudit pour l’Amérique.On garde en mémoire le film d’Oliver Stone, une série trop sérieuse avec la charmante Katie Holmes ou les romans d’Ellroy et de Norman Mailer. On en veut, pourtant, encore. Il faut lire, d’urgence et à la suite, John Fitzgerald Kennedy de Fédéric Martinez, chez Perrin, et JFK, le dernier jour de François Forestier, chez Albin Michel. Les deux ouvrages se complètent. Frédéric Martinez – dont on n’oublie pas la balade biographique autour de Toulet et le Petit éloge des vacances – nous parle de la vie de Kennedy et de sa famille. Rien ne manque : il y a le père, les frères, les coups tordus, le sexe, la mafia, la dégueulasserie, le génie politique. C’est sérieux, documenté, avec des zestes d’éclats de plume qui nous emmènent jusqu’à la mort de JFK. La mort de Kennedy, François Forestier en fait son affaire, comme il s’était emparé de Marlon Brando dans une biographie au couteau. Seconde après seconde, on revit le drame, avant, pendant, après. Nous sommes l’ombre de JFK. Les dialogues fusent. Le Texas flamboie de haine. La peur apparaît. Forestier, grand écrivain de nos mythologies, a tout réussi : de la première ligne à la dernière balle.

Victoria Olloqui : Dans Lui, Victoria – qu’on peut voir dans les salles obscures au générique de Les garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne – prend la pose. Shootée sur huit pages par Olivier Zahm, elle se dévoile et se révèle. C’est un enchantement. Elle porte une nuisette en dentelle et tulle, signée Agent Provocateur, dont la bretelle gauche glisse. Les bas en nylon rouge, de chez Wolford, pare à ravir ses jambes très joliment dessinées. Aux pieds : des escarpins noirs créés par Giuseppe Zanotti, Louboutin et Hermès ; des escarpins blancs made in Pierre Hardy. Nue, dans l’embrasure d’une porte, elle attire toute la lumière. On ne se lasse pas de Victoria et on se souvient que, il y a quelques années, elle chantait des chansons légères comme un été qui ne finirait pas. Son groupe s’appelait Les Chanteuses. En bikini, sur des paroles d’Octave Parango, elle nous intimait l’ordre de secouer nos têtes et nous mettait en garde : « C’est la guerre / Ce soir tous les mecs vont prendre cher / On n’a pas de casque sur notre scooter / On a failli prendre le RER / Mais on est descendues à Maubert » On va réécouter le CD sans omettre, toujours, de prendre garde à la douceur des choses.

*Photo : ALIX WILLIAM/SIPA.00668989_000007.