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Name-dropping n°2

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monica sabolo flore

Monica Sabolo : Elle a reçu le prix de Flore pour Tout cela n’a rien à voir avec moi. C’était mérité. Monica a écrit le meilleur roman de la rentrée. On lui aurait donné le Goncourt, le Renaudot et l’Académie française. Elle les aura plus tard. Quand elle attendait, en fumant une Vogue, que Frédéric Beigbeder, président du jury, lui remette son prix, son chèque et un verre de Pouilly-fumé gravé à son nom, on a trouvé qu’elle ressemblait à Françoise Sagan, époque Bonjour tristesse – le roman et le film de Preminger. Nous avions une photo précise en tête, signée Georges Dudognon : même cheveux blonds coupés courts, même air lunaire, même sourire presque timide, même silhouette gracile. Un écho visuel, finalement, du style de Monica Sabolo. Pas étonnant que, dans Tout cela n’a rien à voir avec moi, beau roman d’amour, de chagrin et d’étincelles, l’héroïne – initiales MS – envoie des lettres à Frédéric Berthet. Entre feux follets, les affinités sont électives.

Franck Maubert : De son premier roman – Est-ce bien la nuit ?– jusqu’à Gainsbourg à rebours, publié aux Mille et une nuits, Franck Maubert se joue des genres. Revenu de tout, de la télévision notamment, il tient sa ligne de mots, tel un pêcheur élégant et mélancolique. On retrouve dans sa flânerie sur les pas artistiques du « beau Serge », les « Stations Gainsbourg », ce que nous avions aimé dans Le dernier modèle – prix Renaudot Essai 2012 – et dans Ville close, enquête modianesque entre les murs de Richelieu : la grâce d’une plume légère et profonde. Maubert observe, écoute, se balade, trinque, esquisse le contour des âmes et des lieux. Puis il pose avec délicatesse les émotions, mêlant les siennes et celles de ses personnages, sur le papier. Dans Gainsbourg à rebours, on boit des piscines de Dom P. Les trois B. (Bardot, Birkin, Bambou) hantent chaque page. Les mélodies ont une sacrée gueule d’atmosphère ; les paroles touchent plein coeur. Gainsbarre se pointe, avant de filer pour laisser place à un musée imaginaire. Une époque est retrouvée, et suspendue au trapèze du temps. Aux dernières nouvelles, Maubert serait en Touraine, entouré d’arbres et de belles quilles. Il écrit un roman, qu’il nous tarde de lire, autour de la vie, de l’oeuvre et de la mort de Robert Malaval.

Guillaume Serp : Longtemps, on s’est dit qu’il fallait rééditer Les chérubins électriques, unique roman de Guillaume Serp, alias Guillaume Israel, écrivain, chanteur, dandy, parolier, mort en 1987. Il était le leader de Modern Guy. Beigbeder le citait dans Vacances dans le coma. Thierry Marignac, homme en colère et de haute qualité, nous en avait parlé en évoquant son Paris de la fin des seventies. La première phrase du roman donne le ton : « Cassandre jouait avec le zip de son pantalon. Elle m’attendait seule à la terrasse du Flore et plongeait parfois ses lèvres dans un coca-fraise, sans doute rêvait-elle d’être Marilyn Monroe. » Tout ce que nous aimons. Tout ce qu’aime aussi Jean-Christophe Napias, tête pensante et âme damnée de l’Editeur singulier, maison classieuse qui vient de republier Les Chérubins électriques. La couverture, très pop art, est extra ; la préface d’Alexandre Fillon nous éclaire sur Serp, sur le naufrage pailleté des années 80. Le texte, lui, possède toujours le charme d’un éternel jeune homme enfui trop tôt. Littérature pas morte : faites passer…

Claire Debru : Nous ne savons pas si Claire Debru aime Monica Sabolo, Franck Maubert et Les Chérubins électriques de Guillaume Serp. On peut le penser : Claire est une jeune femme au goût exquis. Editrice, chez Nil, de la collection « Les affranchis », elle accueille les meilleures plumes du jour. Récemment, Giulio Minghini qui, avec Tyrannicide, s’est attiré les foudres de la mamie du Monde des livres, Josyane Savigneau. Josie n’apprécie guère, il est vrai, qu’on taquine Philippe Sollers. Claire lui a répondu dans une lettre, telle une coupe de Drappier Zéro dosage jetée au visage, pratique que Savigneau connaît bien. Quand elle écrit, Debru est toujours une jeune femme de goût. La preuve : l’ouvrage qu’elle consacre, avec Marc Cerisuelo, aux frères Coen. C’est titré Oh Brothers et c’est publié chez Capricci, enseigne très sérieuse à laquelle elle offre un grain de folie. Mais ce n’est pas tout. Claire a créé, en 2012, le plus drôle des prix littéraires : le prix de la page 112. Il sera remis le 26 novembre. Parmi les huit finalistes sélectionnés par un jury où l’on retrouve notre ami Roland Jaccard, Grégoire Bouillier ou Pierre-Guillaume de Roux, nous avons nos préférences : Dominique Noguez – Une année qui commence bien -, Pierre Lamalattie – Précipitations en milieu acide – et Marianne Vic – Les Mutilés. Si nous en étions, nous voterions sûrement, in fine, pour Noguez. Une affaire à suivre.

Jean Le Gall : New York, pour nous, c’était la ville des textes de Jay McInerney. On pense à ses romans Bright Lights, Big City et La Belle vie, mais aussi, dernièrement, à Bacchus et moi, recueil de chroniques affirmant sa passion des vins, qu’il compare tantôt à Kate Moss, tantôt à Grace Kelly, sans oublier Milla Jovovich. Un plaisir de lecture, qui donne envie de boire les meilleurs bouteilles. On pense, là, à un champagne de la maison Selosse. New York, aujourd’hui, c’est aussi le très bon roman de Jean Le Gall : New York sous l’occupation, un des premiers titres édité par Eleonore de la Grandière chez Daphnis et Chloé. Avocat d’affaires défroqué, éditeur lui-même chez Séguier et Atlantica, Le Gall est un dandy qui aime la bonne chère, les jolies filles et les histoires troussées avec élégance. D’une langue précieuse et précise, il nous raconte les aventures de Sacha, Frédérick et Zelda, trois trentenaires à l’assaut et à la caresse de la « Grande Pomme ». Problème : nous sommes en 2007, en pleine crise des subprimes. La violence va enlacer les plaisirs fânés de la vie. New York sous l’occupation : une manière d’Oscar et les femmes de Limonov revisité par un Paul-Jean Toulet du nouveau siècle. Le Gall, en effet, est un godelureau du sud-ouest qui connaît ses classiques.

JFK : John Fitzgerald Kennedy a été assassiné à Dallas, il y a cinquante ans, le 22 novembre 1963. Tout a été dit, écrit et filmé sur ce jour maudit pour l’Amérique.On garde en mémoire le film d’Oliver Stone, une série trop sérieuse avec la charmante Katie Holmes ou les romans d’Ellroy et de Norman Mailer. On en veut, pourtant, encore. Il faut lire, d’urgence et à la suite, John Fitzgerald Kennedy de Fédéric Martinez, chez Perrin, et JFK, le dernier jour de François Forestier, chez Albin Michel. Les deux ouvrages se complètent. Frédéric Martinez – dont on n’oublie pas la balade biographique autour de Toulet et le Petit éloge des vacances – nous parle de la vie de Kennedy et de sa famille. Rien ne manque : il y a le père, les frères, les coups tordus, le sexe, la mafia, la dégueulasserie, le génie politique. C’est sérieux, documenté, avec des zestes d’éclats de plume qui nous emmènent jusqu’à la mort de JFK. La mort de Kennedy, François Forestier en fait son affaire, comme il s’était emparé de Marlon Brando dans une biographie au couteau. Seconde après seconde, on revit le drame, avant, pendant, après. Nous sommes l’ombre de JFK. Les dialogues fusent. Le Texas flamboie de haine. La peur apparaît. Forestier, grand écrivain de nos mythologies, a tout réussi : de la première ligne à la dernière balle.

Victoria Olloqui : Dans Lui, Victoria – qu’on peut voir dans les salles obscures au générique de Les garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne – prend la pose. Shootée sur huit pages par Olivier Zahm, elle se dévoile et se révèle. C’est un enchantement. Elle porte une nuisette en dentelle et tulle, signée Agent Provocateur, dont la bretelle gauche glisse. Les bas en nylon rouge, de chez Wolford, pare à ravir ses jambes très joliment dessinées. Aux pieds : des escarpins noirs créés par Giuseppe Zanotti, Louboutin et Hermès ; des escarpins blancs made in Pierre Hardy. Nue, dans l’embrasure d’une porte, elle attire toute la lumière. On ne se lasse pas de Victoria et on se souvient que, il y a quelques années, elle chantait des chansons légères comme un été qui ne finirait pas. Son groupe s’appelait Les Chanteuses. En bikini, sur des paroles d’Octave Parango, elle nous intimait l’ordre de secouer nos têtes et nous mettait en garde : « C’est la guerre / Ce soir tous les mecs vont prendre cher / On n’a pas de casque sur notre scooter / On a failli prendre le RER / Mais on est descendues à Maubert » On va réécouter le CD sans omettre, toujours, de prendre garde à la douceur des choses.

*Photo : ALIX WILLIAM/SIPA.00668989_000007.

Ronet, l’homme que les femmes aimaient

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maurice ronet femmes

Ces jours-ci, Ronet est un peu à la mode de Paris. Deux livres lui sont consacrés : une chronologie suivie d’une filmographie complète brièvement commentée[1. Maurice Ronet, le splendide désenchanté, de José-Alain Fralon, éd. Équateur, 2013.] et un essai, amoureux comme le sont les cinéphiles, suivi d’un « Panthéon subjectif », filmographie incomplète plus largement commentée[2. Maurice Ronet, les vies du feu follet, de Jean-Pierre Montal, éd. Pierre Guillaume de Roux, 2013.].

Évoquer Ronet, c’est parler d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, quand le cinéma était fabriqué par les producteurs, artisans qui achetaient les droits de romans, payaient des dialoguistes écrivant des partitions pour acteurs typés. Aujourd’hui, le cinéma est fabriqué par la télé, pour la télé, et les gros plans s’imposent aux dépens des plans larges. Pourtant, c’est sur la télé que Ronet s’appuya pour réaliser un film d’auteur, Bartleby (1976), d’après Herman Melville. Elle était encore « culturelle ».

Maurice Ronet (1927–1983) s’est marié en tout début de  carrière et puis à la fin, devenant père avant de mourir. Entre ces deux noces, il fut un don Juan romantique – ce n’est pas un pléonasme, presque un oxymore –, un papillon de nuit, et avant tout un acteur.[access capability= »lire_inedits »] Dans ses grands rôles, il meurt souvent (deux fois assassiné par Delon), mais surtout, il n’a peur de rien. Il participe à la Résistance (cinq films – le meilleur : La Dénonciation, 1962 ; le pire : Casablanca, nid d’espions, 1963), à la guerre d’Indochine (Les Parias de la gloire, 1963), à celle d’Algérie (Les Centurions, 1965), tourne dans d’épouvantables navets et dans au moins une douzaine de films dits « cultes » mais aujourd’hui, de même que des « livres événements » paraissent chaque semaine, tout film est « culte ».

Les meilleurs critiques considèrent que ses chefs-d’oeuvre sont Plein Soleil (1960), La Piscine (1969) et Le Feu follet (1963). Feu follet, au sens figuré : agile, rapide, insaisissable mais aussi, en sciences nat’, une exhalaison de gaz « spontanément combustible ». Il est presque trop évident de faire converger ces définitions pour dresser le portrait d’un homme qui « brûla la chandelle par les deux bouts », avalant des cargaisons d’alcool et préparant ainsi vraisemblablement le cancer qui le tua.

Un chef-d’oeuvre, Le Feu follet ? Probablement, mais qui doit autant à Ronet que Ronet lui doit sa légende[3. Chef-d’oeuvre, oui, mais pas de technique. Rue de Vaugirard, là où se trouve aujourd’hui une poste, Ronet / Leroy se regarde dans une vitrine, mais, en plus de son reflet, on voit la caméra et les techniciens !]. Sans lui, le film n’atteindrait sans doute pas – pas autant – au tragique. Et sans ce film, Ronet n’aurait pas imposé l’image qui marqua la suite de sa carrière.

On peut avancer deux explications à son actuel comeback[4. Une âme damnée, Paul Gégauff, d’Arnaud Le Guern et Les Insoumis, d’Éric Neuhoff, participent de ce mouvement. Pas Le Père Dutourd de François Taillandier.].

Tout d’abord, le « politiquement correct » tolère la droite « hussarde », parce que les « hussards » apparaissent en général comme antigaullistes – Laurent, Nimier, Blondin plutôt que Malraux, Dutourd et Mauriac. Ensuite, rien n’attire plus une femme – et certains hommes particulièrement sensibles révélant ainsi leur caractère féminin – qu’une déchirure dans le regard, un voile de tristesse qui submerge l’œil, une faiblesse non dissimulée. Ça rassure. Il faudra un jour écrire un Éloge de la faiblesse[5. Je l’ai d’ailleurs écrit et publié en 1988 (éd. Robert Laffont)]..

Au fond, la femme veut faire l’amour avec Alain Delon, consoler Maurice Ronet et, en prime, trouver la sécurité près du Jean Gabin des années cinquante.[/access]

*Photo : Plein soleil.

Salatko aime Django

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django

L’étaient-elles toutes, folles de Jean Reinhardt, dit Django, les femmes qu’il croisa et qui, pour certaines, accompagnèrent sa vie ? Assurément. Trois d’entre elles, en tout cas, qu’ Alexis Salatko transforme en manières d’anges gardiens en leur donnant des noms de symphonies : Maggie l’Héroïque, Jenny la Pathétique et Dinah la Fantastique. Trois femmes folles de jazz, folles de Django qui ont,  tout de suite, cru en lui, et l’ont accompagné – porté, parfois – au cours de sa magnifique carrière artistique.

C’est notamment cette carrière artistique que nous conte Alexis Salatko, auteur d’une quinzaine de romans et biographies salués par la critique et récompensés par de nombreux prix. Django Reinhardt : toute une histoire… Pourtant, comme le souligne l’éditeur, « rien ne prédisposait ce gamin né en 1910 dans une roulotte au lieu-dit La Mare aux Corbeaux, près de Charleroi, à devenir le roi du swing. Rien si ce n’est ce caractère hors norme, instinctif, enfantin, capricieux, inspiré… En un mot génial. »

Génial. Le mot est lâché. Car il l’est, génial, Django! À 12 ans à peine, sa virtuosité impressionne les spectateurs dans les cafés de Paris. Son premier disque, il l’enregistre à 18 ans bien qu’il ne sache ni lire ni écrire. Il est donc bien incapable de déchiffrer une partition. Qu’importe !

Alors qu’il est sur le point de jouer à Londres, un drame survient dans sa vie : sa roulotte est ravagée par un incendie. Django et sa femme sont grièvement brûlés. Deux doigts de sa main gauche – celle qui courait sur le manche de la guitare – ne pourront être sauvés. On lui annonce qu’il ne pourra certainement plus jouer. C’est mal connaître le bougre. Hospitalisé pendant dix-huit mois, il en profite pour développer une technique instrumentale unique en son genre. Et transforme son handicap en singularité aux époustouflantes possibilités. Sa rencontre avec le violoniste Stéphane Grappelli sera des plus fécondes. Ils créeront une musique novatrice, sensuelle et jouissive qui les propulsera vers d’incroyables succès. La guerre terminée, Django entreprendra une grande tournée aux USA, au côté de Duke Ellington.

C’est cette histoire que nous conte par le menu Alexis Salatko. Le génie du musicien correspond très bien à l’immense talent de l’écrivain Salatko qui se love dans le parcours du guitariste avec une grâce et une habilité quasi féline. Il s’en donne à coeur-joie. Lorsqu’il décrit les prouesses d’accompagnateur hors pair de Django, il le qualifie d’extralucide : « Il devinait quel genre de musique ils avaient dans le ventre et jouait les obstétriciens. Comme un tennisman, il anticipait les retours et forçait ses compères à être inventifs. Il rebondissait sans cesse, relançait inlassablement, raison pour laquelle ses concerts pouvaient durer des heures, des nuits entières jusqu’à épuisement total du public et des participants. »

Il rappelle qu’il jouait collectif : « Il était tantôt incisif pour secouer la torpeur du groupe, tantôt mélancolique en diable, capable d’arabesques d’une exquise suavité. Ce qui frappait tous les membres de son orchestre, c’était sa puissance et sa délicatesse. Les deux n’étaient pas incompatibles. Il pouvait charger comme un rhinocéros avec la grâce d’une libellule. »

Nul doute que Salatko ferait un excellent critique musical. C’est en tout cas un très bon romancier car ce portrait de Django nous prend et ne nous lâche plus. Du grand art. Django Salatko nous conduit dans les nuages du plaisir de lecture.

Folles de Django, Alexis Salatko. Robert Laffont, 2013.

*Photo: ERIC DESSONS/JDD/SIPA.00645245_000008.

La guerre du feu de cheminée

Les couleurs automnales ravissent en général les esthètes mélancoliques, les patrons de bar (qui trouvent souvent matière à philosopher sur l’approche de l’hiver) et les amoureux qui se retrouvent au parc Montsouris pour se conter fleurette sur les feuilles mortes. En ce millésime 2013, le rouge prédomine. Mais à côté des bonnets rouges des bretons révoltés, d’autres couleurs tentent de s’imposer… c’est Le Figaro qui nous l’apprenait récemment, dans un article au titre sublime : « Des bonnets de toutes les couleurs tentent d’émerger ». Ce n’est plus « modernes contre modernes », comme ironisait Muray, mais bonnets contre bonnets. Mais pas bonnets blancs, blancs bonnets… L’époque est à la couleur, et c’est l’automne ! Le quotidien explique : « Bonnets verts, jaunes ou roses ont emboîté le pas à leurs homologues rouges, surfant sur le succès des Bretons. Au risque que leur message soit dilué dans la multitude de revendications qui émergent. » On apprend par  ailleurs que Armor Lux, la société qui avait fourni à Arnaud Montebourg sa légendaire marinière apolitique de combat, a entrepris d’arroser toutes les revendications colorées du moment en bonnets adaptés. En 256 couleurs, merci de contacter le service commercial qui mettra à votre disposition un nuancier. Le marketing ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît…

Tandis que les bonnets manifestent sous les feux des projecteurs, les grandes personnes continuent de faire tourner la boutique avec l’esprit de sérieux qu’on leur connait. Alors que les portiques « écotaxe » succombent sous les flammes de la contestation, et que la grogne s’intensifie, le gouvernement s’attaque à un vrai sujet… une problématique colossale, qui répondra à n’en pas douter aux peurs et interrogations des français : la question des feux de cheminée (vous ne la sentiez pas venir celle-là, hein ?!). Des feux de cheminée qu’il faut évidemment interdire, et condamner avec la plus grande sévérité, compte-tenu de leur bilan carbone et des conséquences écologiques considérables de leur combustion. C’est un compte-rendu de séance au Sénat vieux d’il y a quelques mois qui m’a mis la puce à l’oreille. Le sénateur UMP Alain Gournac y interpellait en ces termes la ministre de l’écologie d’alors, Delphine Batho, qui a entre-temps quitté le navire : « Madame la ministre, un bruit, qui n’était pas celui d’une bûche dans l’âtre, est parvenu à mes oreilles, un bruit selon lequel il serait désormais interdit aux Français de faire ce que mon père appelait une « flambée », autour de laquelle la famille se retrouvait… » La ministre, avait répondu, toute auréolée de certitudes fumeuses… « À Paris, la combustion du bois sera totalement interdite, sauf dérogation par arrêté préfectoral. » Ainsi, énième péripétie écolo-hygiéniste à la française, une loi pourrait entrer en vigueur d’ici 2015 pour interdire les feux de cheminée en Ile-de-France… Pour une meilleure qualité de l’air et contre le cancer du poumon, ne jetons pas de l’huile sur le feu, mais le tisonnier aux ordures !

Dans le même temps, nous apprenons dans Les Echos que la Commission européenne « propose dans un rapport de 122 pages de normaliser la contenance des chasses d’eau. » Les mauvaises langues demanderont : pour nous faire ch… ? Interdire les feux de cheminée, réguler l’usage des W.C. Il n’y a pas à dire, la politique a tout pour faire rêver la jeunesse… Engagez-vous ! Nous attendons impatiemment la police des âtres, qui traquera dans les cieux les moindres traces de flambées romantiques et de mots doux au coin du feu… Nous brûlons d’impatience de rencontrer ces contrôleurs bureaucratiques de chasse d’eau, avec leur équipement de haute technicité, et leur uniforme d’une gravité à toute épreuve.

Mais la lutte n’est pas terminée. Les gardiens intangibles de la liberté de tirer la chasse d’eau sans contrainte, et comme bon leur semble, n’ont pas encore choisi leur type de bonnet de lutte…  Bonnet phrygien ? Ni les défenseurs des feux de cheminée… dont les flammes ravissent en général les esthètes mélancoliques et les amoureux à l’unisson, qui se content fleurette sous les couleurs automnales. Bonnet de nuit ?

L’enfer du désir

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jacques doillon lutte

À l’origine de ce film, Doillon dit qu’il y a une toile tardive de Cézanne, Les Bacchanales ou la lutte de l’amour (1880) : on y voit quatre couples qui s’affrontent plus qu’ils ne s’étreignent sous le regard d’un chien noir. Ici un seul couple, un homme et une femme qui se cherchent, se provoquent, s’empoignent et s’aiment dans un huis clos étouffant. Pour échapper au souvenir d’une nuit d’amour avortée, ils tentent de rejouer à l’infini la confrontation des désirs et des corps.

Au-delà du « pitch », il faut aborder ce film comme une épure car Doillon place l’homme et la femme dans un lieu unique, la maison et ses environs, il ne les nomme pas et toutes les confrontations se déroulent de manière codifiée. Elle, jeune comédienne, sait jouer avec les mots, lui écrivain marginal adore l’emprisonner dans des raisonnements contradictoires. D’abord les mots pour attaquer, provoquer, exciter puis les empoignades, les coups, les poursuites. Sur des dialogues très écrits, Sara Forestier et James Thierrée se lancent donc à corps perdu dans des combats spectaculaires inspirés de la lutte gréco-romaine. Si les premiers affrontements conservent un aspect burlesque qui fait sourire, la violence augmente à chaque « séance » et les corps des acteurs en portent d’ailleurs les traces…

Une intrigue secondaire se greffe sur cette relation ambigüe : la jeune femme vient pour régler la succession de son père récemment décédé. Au fur et à mesure qu’elle se débarrasse par les combats de la présence encombrante de son père mort et de la fratrie liguée contre elle, la femme apprivoise son désir pour l’assumer. Dans une ultime provocation elle l’exprime en termes très crus à l’homme devenu soudain un partenaire et non plus un adversaire : scène pivot du film, d’ailleurs la seule filmée en champ/contre-champ. Ensuite elle impose le silence car ils ont épuisé tous les mots du désir : place aux corps.

On a reproché à Doillon de filmer avec complaisance les combats et les corps nus, en particulier pour la fameuse scène dans la boue que certains jugent superflue. Cependant tout le film tend vers cette nudité et ces étreintes intenses qui expriment l’aboutissement du processus à l’œuvre dans les « séances de lutte » où les personnages restaient habillés. C’est James Thierrée qui a chorégraphié les combats, et il a su doser la violence et l’érotisme dans une progression qui tient compte de sa supériorité physique sur sa partenaire pourtant très énergique.

Si la musique sautillante de générique semble indiquer que tout le film ne serait qu’un jeu, l’image finale sous-entend l’inverse. Sous une lumière grise l’homme gît nu sur le sol, comme crucifié, les yeux fixés au plafond. La femme est recroquevillée sur lui, ils ont la peau blafarde et respirent à peine. La teinte cadavérique des épidermes rappelle brièvement L’Empire des sens mais la mise en scène évoque surtout la peinture… Doillon abandonne finalement ses personnages à l’orée de la folie après avoir décortiqué la mécanique destructrice du désir,  « un dernier espace de liberté » comme aurait pu dire Georges Bataille.

Mes séances de lutte, de Jacques Doillon avec Sara Forestier et James Thierrée, dans les salles depuis le 6 novembre.

Dans la Somme, le lait tourne au vinaigre

vache paysan manifestation

Aujourd’hui, une centaine d’agriculteurs déguisés en vache de la tête aux pieds se sont réunis devant le ministère de l’Agriculture pour meugler leur mécontentement. Rassemblés à l’appel de la Confédération paysanne, ils souhaitent lutter contre l’équivalent bovin des poulets en batterie : une ferme-usine dans la Somme qui  concentrera  1000 vaches laitières et 750 génisses pour produire 8 millions de litres par an !

Sur le plan social, cette gigantesque étable-usine n’aura besoin que de 25% de la main d’œuvre nécessaire pour assurer le fonctionnement des fermes artisanales. Quant aux happy few qui garderont leur emploi, ils verront leur salaire diminuer de 30-40%. À ces chiffres, il faudrait ajouter une notion moins quantifiable mais non moins importante : la dévalorisation d’un métier. L’éleveur se retrouvera ravalé au rang peu glorieux d’« assistant machine »

Les conséquences pour l’environnement seront, elles aussi, importantes.  Que faire du fumier de 1800 bovins concentrés dans un espace restreint ? Le lisier est traditionnellement connu pour être un apport riche en matière organique et en nutriments pour la terre.  Mais la production de ces bovins contient des contaminants, notamment des hormones, antibiotiques et pesticides résiduels, des organismes pathogènes,  nuisibles à la terre comme à ses habitants….

Alors, pour pousser un peu plus loin la logique industrialo-agricole, on construit des méthaniseurs. Une immense machine industrielle d’une puissance de 1,5 MW, qui servira à digérer les résidus et qui créera de l’énergie en même temps. Cette solution partielle ne fait que déplacer le gros du problème : les liquides de ce gros estomac mécanique  sont diplomatiquement déclarés « acceptables en termes toxiques et cancérigènes ». Ils seront répandus sur les terres voisines. Dans une région pluvieuse comme celle de la ferme-usine en cause, cela revient à épandre directement dans les nappes phréatiques, à les charger en nitrates et à recréer le phénomène des algues vertes.

Le domaine alimentaire est aussi touché. Le projet vise la rationalisation économique de la production bovine, pas sa qualité. Les conditions de vie des vaches ne permettent pas de produire du bon lait ou une viande supérieure. Elles seront parquées, pressurisées, exploitées industriellement et saturées de produits chimiques.

Bref, elles ne verront  jamais la couleur d’un pâturage, seront concentrées dans un espace restreint, seront bourrées de traitements antibiotiques préventifs pour éviter les épizooties, et n’auront aucun répit puisqu’elles seront soumises à trois traites par jour (contre une ou deux habituellement).

Les gens du coin se plaignent aussi de ce qu’une telle industrie détruit les campagnes qui se vident de leur vie et de leur âme.

Alors que le système agricole breton est à bout de souffle,  que toutes les productions volières et porcines ferment, prouvant l’impéritie du modèle industriel agro-alimentaire,  ce dernier se voit poussé à son paroxysme dans la Somme. En même temps, il serait erroné de nier complètement la dimension industrielle de l’agriculture moderne.  En clair, on ne peut pas tout miser sur les produits labellisés de très haute qualité. L’enjeu est donc d’éviter les excès d’un côté comme de l’autre. Dans cette réflexion, l’exemple de l’industrie automobile pourrait s’avérer utile. Le problème en France dans ce secteur n’est pas tant le fait que Renault et PSA ne fabriquent que des voitures d’entrée et de milieu de gamme mais qu’il n’existe pas d’acteur majeur dans le domaine des véhicules de luxe. C’est très bien de fabriquer des Logan et des Clio mais il faut également pouvoir proposer des BMW, des Porsche voire des Maserati. 

*Photo : Mathieu Eisinger.

Bienvenue dans l’Hôtel France

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Frédéric Taddeï recevait, mardi soir, dans son émission Social Club sur Europe 1,l’éminence grise aux talents multiples et aux pronostics sinistres mais éclairés, Jacques Attali. Sa plume prolixe vient d’accoucher d’une Histoire de la modernité dans laquelle il interroge la capacité de l’humanité à penser son avenir.

Après une heure de discussion conceptuelle mais brillante et notamment un échange intéressant avec Alain Quemin, le spécialiste des hit-parades des artistes les plus « bankable » de l’art contemporain, Jacques Attali, emporté par ses convictions progressistes, termine son intervention en dévoilant que la seule manière, pour la France, d’incarner la modernité serait d’être un hôtel haut de gamme capable « d’accueillir et de recevoir touristes, investisseurs étrangers et artistes internationaux. »

Cette idée d’une France pour touristes consuméristes errant entre supermarchés et musées n’est pas une première. L’économiste l’avait déjà prophétisée sur quelques plateaux télé en 2011. Et en l’entendant de nouveau, il nous revient en écho la déclaration  déconcertante lancée par Michel Houellebecq au lendemain de son Prix Goncourt obtenu pour La carte et le territoire : « La France est un hôtel, rien de plus » Sa formule lapidaire avait alors froissé les cœurs les plus souverainistes convaincus que notre pays ne peut se réduire à une prestation de service, aussi luxueuse soit-elle, que ses habitants ne peuvent être compris comme des ayant-droit en transit sans devoir à accomplir et que le lien qui relie à une nation ne peut être seulement marchand.

Mais admettons qu’Attali ait raison, que la France soit tellement larguée qu’elle n’ait d’autre avenir que celui de cette nation hôtel, ouverte sur un monde de flux humains et financiers : encore faudrait-il que l’on ait toujours quelque chose à offrir de spécifiquement français, qu’il y ait donc un héritage conscient de sa particularité et religieusement cultivé et défendu. Mais lorsqu’on voit comment l’Etat est le premier à dilapider notre patrimoine, en envoyant pelleteuses et bulldozers pour détruire des édifices religieux ou en bradant ses hôtels particuliers, cette nation auberge risque de plus ressembler aux Novotel standardisés qu’à un Crillon étincelant de la beauté élégante des boiseries de ses salons.

La formation des imams, fantasme des ministres de l’Intérieur

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islam valls imam

Dans votre essai Être imam en France, vous relativisez le rôle des  imams dans la vie du croyant et évoquez notamment la fonction des associations islamiques. Or, aujourd’hui, le musulman ne se construit-il pas d’abord une foi sur Internet ?

Les fidèles bricolent en effet leurs rapports à l’islam, et pour cela ils « piochent » un peu partout, Internet jouant ici un rôle de premier ordre. Dans ce contexte, l’imam voit son influence diminuer : ce n’est qu’un agent de socialisation religieuse parmi d’autres, à une époque où le religieux s’individualise et où les références au savoir s’éclatent en une myriade de médias. Rien ne force les musulmans à venir à la mosquée, ni à suivre les prescriptions de l’imam, dont la première fonction consiste à diriger la prière.

Est-ce sa seule mission ?

Non. Tant dans les pays musulmans qu’en Occident, les imams sont aussi des enseignants, des conseillers, des médiateurs. Il est fréquent que des fidèles viennent solliciter l’avis de l’imam parce qu’ils craignent avoir transgressé la charia pour une raison ou une autre, ou afin qu’ils les aident à résoudre des conflits. En pratique, il s’agit essentiellement de régler des différents familiaux (parents/enfants ou épouses/époux) et de tempérer des discordes entre pairs – par exemple afin d’éviter que le désaccord n’aboutisse devant les tribunaux. Il advient aussi qu’à l’occasion de conflits urbains, ils œuvrent à calmer les jeunes, avec des résultats variables.

Au fond, ils suppléent les assistantes sociales ! En ce cas, pourquoi sentent-ils leur magistère menacé ?

D’abord, tous les musulmans pratiquants ne fréquentent pas la mosquée. Et jusqu’au sein de l’édifice religieux, l’imam se voit concurrencé par les conférenciers qu’accueillent les associations islamiques. Ces imams « occasionnels » jouent un rôle non négligeable dans la construction religieuse du Français de confession musulmane. Je vous rappelle que la fonction d’imam est théoriquement accessible à tous les musulmans à condition qu’ils fassent valoir une certaine précellence en termes de piété et de savoir.

Justement, qui sont ces « nouveaux intellectuels » qui, sans formation spécifique, tiennent des conférences et des prêches ?

Typiquement, ce sont des hommes mais aussi des femmes de moins de cinquante ans, de parents immigrés ou non, et au capital scolaire plutôt élevé. Il peut s’agir d’étudiants en chimie, en droit, en science politique ou autre. À ce niveau, l’on retrouve aussi des jeunes qui sont passés par des instituts de formation en sciences islamiques en France. C’est d’ailleurs souvent le premier public de ces instituts, qui peinent à produire des ministres du culte, mais accueillent de nombreux jeunes soucieux d’améliorer leurs connaissances de l’islam.

De Pasqua à Valls, les ministres de l’Intérieur successifs s’emploient pourtant à faire émerger un « islam de France » conforme aux « valeurs » de la République. Tout cela pour ça ?

Depuis deux ou trois décennies, les pouvoirs publics se préoccupent de la formation des imams, sans véritables résultats il est vrai, mais les choses avancent. Je comprends l’inquiétude des pouvoirs publics, mais la focalisation sur les imams a quelque chose d’exagéré. L’État a trop tendance à voir dans l’imam l’équivalent d’un prêtre qui contrôlerait sa paroisse, oubliant que celui-ci se voit concurrencé par d’autres acteurs au sein même de sa mosquée. Cette vision néo-« gallicane » fait peu de cas de la complexité du paysage islamique français. Elle ne voit pas non plus que c’est par le bas que se met en place l’islam de France. Et qu’ils soient ou non formés, les imams y contribuent, au quotidien.

Il est tout de même légitime que l’Etat craigne la formation d’un islam fondamentaliste importé d’Arabie Saoudite ou du Pakistan. D’ailleurs, quid du rôle des pays étrangers dans la formation des imams occasionnels et permanents ?

C’est l’État français qui a mis en place, dès les années 1980, des contrats avec les pays d’outre-Méditerranée afin qu’ils mandent des imams en France, par crainte de voir officier n’importe qui dans les mosquées, et par incapacité à produire des imams à court terme. Il est rare que ces imams tiennent des discours que vous qualifieriez de fondamentalistes. D’ailleurs, si l’imam n’est qu’un agent de socialisation religieuse parmi d’autres, c’est vrai aussi pour la socialisation à l’islam radical. Mais même si ce risque ne passe pas que par l’imam, il est bel et bien réel. Dans plusieurs mosquées et plusieurs villes, l’on assiste à une multiplication des poches de radicalisation. Des élus locaux s’en inquiètent. C’est un phénomène qu’il est important de garder à l’œil.

Vous  décrivez néanmoins une crise de vocation chez les imams !

J’observe un vrai paradoxe : il y a à la fois crise des vocations et « réislamisation ». Le tissu associatif musulman est vivant et diversifié, le nombre de conversions augmente, les acteurs religieux font le choix de la visibilité mais, dans les faits, les responsables des mosquées ont parfois du mal à trouver des imams professionnels, et les instituts de formation en sciences islamiques peinent à recruter des candidats sérieux au magistère. La crise des vocations se voit aussi renforcée par le peu d’attrait du statut d’imam. C’est un métier souvent mal payé, mal protégé, pour lequel il faut accepter d’être corvéable à merci. Un imam n’est pas si considéré que cela par ses fidèles, sans parler du reste des Français qui le regarde avec suspicion !

Autrement dit, les nouveaux musulmans s’investissent moins à l’intérieur de la mosquée qu’au sein de la cité.

Dans une certaine mesure, oui. Le « retour du religieux » s’opère aussi hors de la mosquée. Il suit en cela le mouvement de sécularisation qui traverse les autres religions, elles aussi sujettes à une crise des vocations. Cela nous rappelle une vérité que beaucoup peinent encore à admettre : au fond, l’islam est une religion comme les autres !

Être imam en France, Romain Sèze, Cerf, 2013.

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA.00662714_000018.

Erdogan tient enfin son «mur de la honte»

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turquie syrie kurdistan

La construction d’un mur entre les villes jumelles de Nusaybin, côté turc, et de Qamichli, côté syrien, séparées depuis le traité de Sèvres en 1920, a suscité une vive émotion dans la société kurde ces derniers jours. Émotion relayée par Le Monde et Le Figaro qui évoquent un nouveau « mur de la honte », sans doute en référence au conflit israélo-palestinien. Même si l’indignation internationale est sans commune mesure avec celle provoquée en son temps par Ariel Sharon. Sans doute y a-t-il des raisons que la raison médiatique ignore…

Privé d’Etat national, le peuple kurde est écartelé entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran. Entre la Turquie et la Syrie, réfugiés, trafic et bombardements rythment le quotidien des autochtones, au point qu’Ankara a demandé à l’Otan de conserver ses batteries de missiles Patriot. L’antisioniste Erdogan redécouvre soudain les vertus de frontières qu’on croyait honteuses à l’heure de la mondialisation heureuse.

Pour ne rien arranger, Al-Qaïda au Levant et les jihadistes de tout poil utilisent l’arrière-cour turque comme base de repli dans leur combat contre le régime syrien. En retour, certains soupçonnent le gouvernement islamiste turc d’instrumentaliser ces extrémistes pour lutter contre le Parti kurde de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK dont la déclaration d’autonomie a été dénoncé mercredi par la Coalition de l’opposition syrienne. Opposition qui soutient le Parti Démocrate Kurde syrien, pro-rebelle. Vous suivez toujours ?

Depuis une dizaine d’années, en échange de la promesse de reconnaître l’autonomie et les spécificités culturelles kurdes (langue, éducation), le BDP (le Parti pour la paix et la démocratie), bras politique du PKK à Ankara, a soutenu avec sa trentaine de députés le programme islamiste-libéral de l’AKP face au camp nationaliste-laïc des militaires. En mars 2013, l’Etat turc engageait un processus de paix avec le leader historique du PKK, Abdullah Öcalan. Il prévoyait un désarmement des milices kurdes et le retrait de ses 2500 combattants. Un processus aujourd’hui au point mort. Les autonomistes kurdes devaient en effet se diriger vers le Kurdistan irakien, avec la coopération du Conseil national kurde de Syrie, une confédération de mouvements proche des rebelles anti-Assad. Mais, sur le terrain, une grande partie des peshmergas ont rallié le puissant PYD, mouvement encore loyal au régime de Bachar Al-Assad, qui contrôle de fait le Kurdistan syrien.

Dès lors, on comprend mieux que la politique turque oscille entre séduction et fermeté sur le dossier kurde. Au gré des conflits qui secouent le Moyen-Orient, se forme progressivement une confédération kurde sui generis, à la fois transnationale et régionaliste. Par un système de vases communicants, les différents partis kurdes se jouent des tutelles nationales, qu’Ankara tente de rétablir en construisant un mur de séparation avec la Syrie.

Si le problème kurde reste périphérique pour la Syrie, l’Irak et l’Iran qui voient leurs confins s’éloigner, du point de vue de la Turquie, dont la population est majoritairement kurde dans un bon quart sud-est du plateau anatolien, la menace dépasse le simple irrédentisme. C’est carrément l’abandon d’une grande ambition régionale qui se joue.

La Turquie AKPiste se voulait un nouvel empire ottoman organisant la coexistence de communautés ethnico-linguistiques sur le modèle des millet dans tout son étranger proche. La construction de ce mur symbolise au contraire le repli vers une identité turque menacée par les Kurdes. D’ailleurs, le projet de réforme constitutionnelle favorisant l’autonomie kurde a accouché d’une souris, comme si l’AKP revenait aux sources du nationalisme turc cher à Atatürk. Près d’un siècle après l’avènement de la République turque, la vocation impériale de la grande Porte risque de mourir une seconde fois.

*Photo :  MICHEL SLOMKA/SIPA. 00668951_000068.

Le gender et ses gendarmettes

femen fashion week

 J’ai toujours eu une sainte horreur du féminisme. Les bourgeoises libérées à la Cookie Dingler, qui sont contentes de « savoir changer une roue », et les éditorialistes faussement rebelles de Elle m’ont toujours semblé au mieux des idiotes utiles, au pire des emmerdeuses. Attention, cela ne signifie pas que je resterais volontiers à la cuisine un jour d’élection, ou que j’accepterais de servir bien gentiment un whiskey à mon mari quand il rentre du boulot, comme dans Ma sorcière bien-aimée. Non, je suis bien contente que nous, les femmes, ayons gagné le droit d’avoir une vie un peu plus stimulante. Des esprits tordus argueront qu’avoir échangé le biberon-ménage-cuisine contre le métroboulot- dodo, c’était pas bien malin, et ils n’auront pas entièrement tort. En attendant, je suis ravie de ne pas être une sous-citoyenne. Je pensais simplement qu’après avoir conquis l’égalité qui nous était due, on allait passer à autre chose.

Las, depuis une vingtaine d’années, la féministe nouvelle est arrivée.[access capability= »lire_inedits »] Et elle n’est pas contente. La féministe radicale (ou gender feminist) n’en finit pas d’annoncer en grande pompe hystérique sur les plateaux de télé que tout est encore à faire et l’ennemi encore à défaire. C’est que la lectrice d’Andréa Dworkin et de Judith Butler ne se contente pas, comme ses aînées, de l’égalité des droits, du divorce et de l’avortement. Non, elle entend lutter contre une puissance mondialisée et millénaire : l’hétéro-patriarcat. Après la mort de Dieu et de la morale, elle veut encore la mort de l’homme. Héritière de la french theory, elle a compris une chose : si c’est construit, faut déconstruire. Pour ces amazones paranoïaques, le mal n’a qu’un visage : il est mâle, blanc et, horresco referens, hétérosexuel (en 2013, quel anachronisme !). Quant à la galanterie, la grivoiserie, la drague et autres subtilités qui président aux rapports entre les deux sexes, ce ne sont que des « structures de domination symboliques » et des « stéréotypes sexistes » qu’il convient d’éradiquer.

À Sciences Po, où je poursuis depuis quelques années des études de dilettantisme subventionné, j’ai la chance de pouvoir observer de près les délires du féminisme post-beauvoirien, incarnés par le collectif féministe « G.A.R.C.E.S » (Groupement d’action et de réflexion contre l’environnement sexiste), dont les militantes s’autodéfinissent comme « hystériques, mal-baisées, émasculatrices ». Leur page Facebook est un régal que je conseille pour les jours de cafard. On y trouve des vidéos montrant les techniques de masturbation féminine (pour être indépendante à tous les niveaux), une invitation à un « pic-nic festif pour la réouverture du centre IVG de Tenon » (on ne manque jamais une occasion de se réjouir) ou encore l’organisation d’un die-in LGBT autour de la statue de Jeanne d’Arc pour manifester contre la montée du FN (aux cris de « Jeanne d’Arc était transpédégouine, elle n’aurait jamais voté Marine ! »)[1. On trouve même sur le très sérieux blog « jeputrefielepatriarcat.com » l’expression délicieuse « PdV » (pénis dans vagin) pour désigner l’acte sexuel]. N’écoutant que mon courage, j’assiste à une de leurs réunions hebdomadaires. Une dizaine de militantes étaient rassemblées dans une salle obscure du 27 rue Saint-Guillaume. Les looks vont de la classique garçonne en piercing et blouson de cuir à la minette introvertie, en passant par l’« indignée » espagnole et la Québécoise qui a fait le « printemps érable ». Zut, avec ma robe, je vais me faire repérer, mais non, d’autres arrivent, sapées en mademoiselles. Il est toléré de s’habiller en fille, c’est déjà ça. Assises en cercle comme dans une réunion des alcooliques anonymes, elles prennent la parole à tour de rôle suivant l’ordre dans lequel elles ont levé la main : pas de programme, pas de chef, pas de hiérarchie, ici on est « autogéré ». L’association, m’explique-t-on, est née en 2010 pendant les manifs contre la réforme des retraites. Certaines militantes, s’avisant de ce que seuls les hommes s’exprimaient durant les AG, ont instauré des réunions non mixtes, histoire de libérer la parole des femmes « opprimées par la logique patriarcale ». Une militante renchérit, en rougissant : « C’est pas vrai qu’on est timides, tu vois, c’est les mecs qui nous oppressent.»

La timidité est le fruit d’un conditionnement social. Comme tout le reste. Quoi qu’il arrive, c’est pas de ma faute : tel est le leitmotiv de ces lolitas… Cette régression, brillamment dénoncée par Élisabeth Badinter dans Fausse route, s’appuie sur un dogme : la femme est victime. Et qui dit victime dit coupable… suivez mon regard. Pas d’appartenance qui tienne face à la solidarité des opprimées : « La bourgeoise du 7e arrondissement et la jeune Beurette des banlieues : même combat ! », observe Badinter. « La lutte des classes, c’est carrément dépassé », affirme pour sa part l’une des participantes à ma réunion initiatique. Le nouveau truc, c’est la « convergence des luttes », rebaptisée « intersectionnalité » : tous les dominé-e-s, femmes, pédés, trans, gouines, immigrés, sans papiers et sans-papières (sic) doivent s’unir contre cet ennemi unique. C’est ainsi : on peut être féministe et défendre le droit des femmes de se voiler. À mille lieues d’un féminisme de combat qui prendrait comme modèles la championne olympique ou la femme politique (sauf quand elle subit d’odieux caquetages sexistes), le féminisme victimaire ne connaît que la femme violée, battue, humiliée, alliée objective de l’homosexuel, persécuté comme elle par le mâle « hétérofasciste ». Il faut s’arrêter un instant sur le thème obsessionnel des violences – conjugales ou pas – faites aux femmes. Qu’on ne se méprenne pas : il faut évidemment se réjouir que des femmes violées n’aient plus honte de porter plainte, et que les agresseurs soient durement sanctionnés, peut-être même pas assez. Sauf qu’il s’agit plutôt de montrer que les femmes ne sont en sécurité nulle part. Père, frère, camarade de classe ou prof : tout homme est un violeur en puissance. Badinter montre comment les chiffres astronomiques des agressions sexuelles brandis par certaines associations féministes sont manipulés au service d’une idéologie que l’on pourrait qualifier d’hommophobe. Le blog « Je connais un violeur » a récemment fait le buzz avec cette tonitruante pétition de principe : « L’immense majorité des violeurs est un de nos proches. Ils étaient nos amis, nos partenaires, des membres de notre famille ou de notre entourage. Nous connaissons des violeurs : laissez-nous vous les présenter. » Suivent des chiffres terrifiants et plus de 800 témoignages glaçants et anonymes (donc invérifiables) qui conjuguent le pathos et l’exhibition la plus crue.

Si on ajoute que cette hargne victimaire va de pair avec « l’envie du pénal » diagnostiquée par le docteur Muray – et toujours plus impérieuse, depuis la création du délit de « harcèlement sexuel » en 1992, jusqu’à la volonté de punir le client de prostituées aujourd’hui –, on soupçonne que ce qui indispose nos guerrières, c’est la sexualité tout court, dernier refuge de la différence et de ce qu’on n’ose plus appeler la nature. Aussi faut-il impérativement réduire cette chose entre les jambes qui distingue les hommes des femmes à un simple instrument. L’acte sexuel doit être propre, transparent, démocratique, comme l’explique la consent theory, la théorie du consentement, très en vogue sur les campus américains. « Ce qu’il faut, c’est être propriétaire de son consentement », m’explique une « garce ». Intriguée, je me penche sur le compte-rendu de l’atelier « Consentement et relations sexuelles » organisé à Sciences Po. J’y apprends que la majorité de nos rapports sexuels ne sont pas consentis, dès lors que nous vivons dans un « cadre hétéronormé et héterosexiste » qui contredit nos désirs les plus profonds. Toujours la faute à cette satanée société ! Dans une sexualité apaisée, chaque partenaire demande à « chaque étape » de l’acte sexuel, si l’autre est « OK pour aller plus loin ». Il est aussi recommandé de se livrer, après l’amour, à un « petit debrief ». On suppose que ce charmant rituel remplacera la cigarette d’antan.[/access]

Photo:YAGHOBZADEH RAFAEL/SIPA. 00666100_000004.

Name-dropping n°2

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monica sabolo flore

monica sabolo flore

Monica Sabolo : Elle a reçu le prix de Flore pour Tout cela n’a rien à voir avec moi. C’était mérité. Monica a écrit le meilleur roman de la rentrée. On lui aurait donné le Goncourt, le Renaudot et l’Académie française. Elle les aura plus tard. Quand elle attendait, en fumant une Vogue, que Frédéric Beigbeder, président du jury, lui remette son prix, son chèque et un verre de Pouilly-fumé gravé à son nom, on a trouvé qu’elle ressemblait à Françoise Sagan, époque Bonjour tristesse – le roman et le film de Preminger. Nous avions une photo précise en tête, signée Georges Dudognon : même cheveux blonds coupés courts, même air lunaire, même sourire presque timide, même silhouette gracile. Un écho visuel, finalement, du style de Monica Sabolo. Pas étonnant que, dans Tout cela n’a rien à voir avec moi, beau roman d’amour, de chagrin et d’étincelles, l’héroïne – initiales MS – envoie des lettres à Frédéric Berthet. Entre feux follets, les affinités sont électives.

Franck Maubert : De son premier roman – Est-ce bien la nuit ?– jusqu’à Gainsbourg à rebours, publié aux Mille et une nuits, Franck Maubert se joue des genres. Revenu de tout, de la télévision notamment, il tient sa ligne de mots, tel un pêcheur élégant et mélancolique. On retrouve dans sa flânerie sur les pas artistiques du « beau Serge », les « Stations Gainsbourg », ce que nous avions aimé dans Le dernier modèle – prix Renaudot Essai 2012 – et dans Ville close, enquête modianesque entre les murs de Richelieu : la grâce d’une plume légère et profonde. Maubert observe, écoute, se balade, trinque, esquisse le contour des âmes et des lieux. Puis il pose avec délicatesse les émotions, mêlant les siennes et celles de ses personnages, sur le papier. Dans Gainsbourg à rebours, on boit des piscines de Dom P. Les trois B. (Bardot, Birkin, Bambou) hantent chaque page. Les mélodies ont une sacrée gueule d’atmosphère ; les paroles touchent plein coeur. Gainsbarre se pointe, avant de filer pour laisser place à un musée imaginaire. Une époque est retrouvée, et suspendue au trapèze du temps. Aux dernières nouvelles, Maubert serait en Touraine, entouré d’arbres et de belles quilles. Il écrit un roman, qu’il nous tarde de lire, autour de la vie, de l’oeuvre et de la mort de Robert Malaval.

Guillaume Serp : Longtemps, on s’est dit qu’il fallait rééditer Les chérubins électriques, unique roman de Guillaume Serp, alias Guillaume Israel, écrivain, chanteur, dandy, parolier, mort en 1987. Il était le leader de Modern Guy. Beigbeder le citait dans Vacances dans le coma. Thierry Marignac, homme en colère et de haute qualité, nous en avait parlé en évoquant son Paris de la fin des seventies. La première phrase du roman donne le ton : « Cassandre jouait avec le zip de son pantalon. Elle m’attendait seule à la terrasse du Flore et plongeait parfois ses lèvres dans un coca-fraise, sans doute rêvait-elle d’être Marilyn Monroe. » Tout ce que nous aimons. Tout ce qu’aime aussi Jean-Christophe Napias, tête pensante et âme damnée de l’Editeur singulier, maison classieuse qui vient de republier Les Chérubins électriques. La couverture, très pop art, est extra ; la préface d’Alexandre Fillon nous éclaire sur Serp, sur le naufrage pailleté des années 80. Le texte, lui, possède toujours le charme d’un éternel jeune homme enfui trop tôt. Littérature pas morte : faites passer…

Claire Debru : Nous ne savons pas si Claire Debru aime Monica Sabolo, Franck Maubert et Les Chérubins électriques de Guillaume Serp. On peut le penser : Claire est une jeune femme au goût exquis. Editrice, chez Nil, de la collection « Les affranchis », elle accueille les meilleures plumes du jour. Récemment, Giulio Minghini qui, avec Tyrannicide, s’est attiré les foudres de la mamie du Monde des livres, Josyane Savigneau. Josie n’apprécie guère, il est vrai, qu’on taquine Philippe Sollers. Claire lui a répondu dans une lettre, telle une coupe de Drappier Zéro dosage jetée au visage, pratique que Savigneau connaît bien. Quand elle écrit, Debru est toujours une jeune femme de goût. La preuve : l’ouvrage qu’elle consacre, avec Marc Cerisuelo, aux frères Coen. C’est titré Oh Brothers et c’est publié chez Capricci, enseigne très sérieuse à laquelle elle offre un grain de folie. Mais ce n’est pas tout. Claire a créé, en 2012, le plus drôle des prix littéraires : le prix de la page 112. Il sera remis le 26 novembre. Parmi les huit finalistes sélectionnés par un jury où l’on retrouve notre ami Roland Jaccard, Grégoire Bouillier ou Pierre-Guillaume de Roux, nous avons nos préférences : Dominique Noguez – Une année qui commence bien -, Pierre Lamalattie – Précipitations en milieu acide – et Marianne Vic – Les Mutilés. Si nous en étions, nous voterions sûrement, in fine, pour Noguez. Une affaire à suivre.

Jean Le Gall : New York, pour nous, c’était la ville des textes de Jay McInerney. On pense à ses romans Bright Lights, Big City et La Belle vie, mais aussi, dernièrement, à Bacchus et moi, recueil de chroniques affirmant sa passion des vins, qu’il compare tantôt à Kate Moss, tantôt à Grace Kelly, sans oublier Milla Jovovich. Un plaisir de lecture, qui donne envie de boire les meilleurs bouteilles. On pense, là, à un champagne de la maison Selosse. New York, aujourd’hui, c’est aussi le très bon roman de Jean Le Gall : New York sous l’occupation, un des premiers titres édité par Eleonore de la Grandière chez Daphnis et Chloé. Avocat d’affaires défroqué, éditeur lui-même chez Séguier et Atlantica, Le Gall est un dandy qui aime la bonne chère, les jolies filles et les histoires troussées avec élégance. D’une langue précieuse et précise, il nous raconte les aventures de Sacha, Frédérick et Zelda, trois trentenaires à l’assaut et à la caresse de la « Grande Pomme ». Problème : nous sommes en 2007, en pleine crise des subprimes. La violence va enlacer les plaisirs fânés de la vie. New York sous l’occupation : une manière d’Oscar et les femmes de Limonov revisité par un Paul-Jean Toulet du nouveau siècle. Le Gall, en effet, est un godelureau du sud-ouest qui connaît ses classiques.

JFK : John Fitzgerald Kennedy a été assassiné à Dallas, il y a cinquante ans, le 22 novembre 1963. Tout a été dit, écrit et filmé sur ce jour maudit pour l’Amérique.On garde en mémoire le film d’Oliver Stone, une série trop sérieuse avec la charmante Katie Holmes ou les romans d’Ellroy et de Norman Mailer. On en veut, pourtant, encore. Il faut lire, d’urgence et à la suite, John Fitzgerald Kennedy de Fédéric Martinez, chez Perrin, et JFK, le dernier jour de François Forestier, chez Albin Michel. Les deux ouvrages se complètent. Frédéric Martinez – dont on n’oublie pas la balade biographique autour de Toulet et le Petit éloge des vacances – nous parle de la vie de Kennedy et de sa famille. Rien ne manque : il y a le père, les frères, les coups tordus, le sexe, la mafia, la dégueulasserie, le génie politique. C’est sérieux, documenté, avec des zestes d’éclats de plume qui nous emmènent jusqu’à la mort de JFK. La mort de Kennedy, François Forestier en fait son affaire, comme il s’était emparé de Marlon Brando dans une biographie au couteau. Seconde après seconde, on revit le drame, avant, pendant, après. Nous sommes l’ombre de JFK. Les dialogues fusent. Le Texas flamboie de haine. La peur apparaît. Forestier, grand écrivain de nos mythologies, a tout réussi : de la première ligne à la dernière balle.

Victoria Olloqui : Dans Lui, Victoria – qu’on peut voir dans les salles obscures au générique de Les garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne – prend la pose. Shootée sur huit pages par Olivier Zahm, elle se dévoile et se révèle. C’est un enchantement. Elle porte une nuisette en dentelle et tulle, signée Agent Provocateur, dont la bretelle gauche glisse. Les bas en nylon rouge, de chez Wolford, pare à ravir ses jambes très joliment dessinées. Aux pieds : des escarpins noirs créés par Giuseppe Zanotti, Louboutin et Hermès ; des escarpins blancs made in Pierre Hardy. Nue, dans l’embrasure d’une porte, elle attire toute la lumière. On ne se lasse pas de Victoria et on se souvient que, il y a quelques années, elle chantait des chansons légères comme un été qui ne finirait pas. Son groupe s’appelait Les Chanteuses. En bikini, sur des paroles d’Octave Parango, elle nous intimait l’ordre de secouer nos têtes et nous mettait en garde : « C’est la guerre / Ce soir tous les mecs vont prendre cher / On n’a pas de casque sur notre scooter / On a failli prendre le RER / Mais on est descendues à Maubert » On va réécouter le CD sans omettre, toujours, de prendre garde à la douceur des choses.

*Photo : ALIX WILLIAM/SIPA.00668989_000007.

Ronet, l’homme que les femmes aimaient

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maurice ronet femmes

maurice ronet femmes

Ces jours-ci, Ronet est un peu à la mode de Paris. Deux livres lui sont consacrés : une chronologie suivie d’une filmographie complète brièvement commentée[1. Maurice Ronet, le splendide désenchanté, de José-Alain Fralon, éd. Équateur, 2013.] et un essai, amoureux comme le sont les cinéphiles, suivi d’un « Panthéon subjectif », filmographie incomplète plus largement commentée[2. Maurice Ronet, les vies du feu follet, de Jean-Pierre Montal, éd. Pierre Guillaume de Roux, 2013.].

Évoquer Ronet, c’est parler d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître, quand le cinéma était fabriqué par les producteurs, artisans qui achetaient les droits de romans, payaient des dialoguistes écrivant des partitions pour acteurs typés. Aujourd’hui, le cinéma est fabriqué par la télé, pour la télé, et les gros plans s’imposent aux dépens des plans larges. Pourtant, c’est sur la télé que Ronet s’appuya pour réaliser un film d’auteur, Bartleby (1976), d’après Herman Melville. Elle était encore « culturelle ».

Maurice Ronet (1927–1983) s’est marié en tout début de  carrière et puis à la fin, devenant père avant de mourir. Entre ces deux noces, il fut un don Juan romantique – ce n’est pas un pléonasme, presque un oxymore –, un papillon de nuit, et avant tout un acteur.[access capability= »lire_inedits »] Dans ses grands rôles, il meurt souvent (deux fois assassiné par Delon), mais surtout, il n’a peur de rien. Il participe à la Résistance (cinq films – le meilleur : La Dénonciation, 1962 ; le pire : Casablanca, nid d’espions, 1963), à la guerre d’Indochine (Les Parias de la gloire, 1963), à celle d’Algérie (Les Centurions, 1965), tourne dans d’épouvantables navets et dans au moins une douzaine de films dits « cultes » mais aujourd’hui, de même que des « livres événements » paraissent chaque semaine, tout film est « culte ».

Les meilleurs critiques considèrent que ses chefs-d’oeuvre sont Plein Soleil (1960), La Piscine (1969) et Le Feu follet (1963). Feu follet, au sens figuré : agile, rapide, insaisissable mais aussi, en sciences nat’, une exhalaison de gaz « spontanément combustible ». Il est presque trop évident de faire converger ces définitions pour dresser le portrait d’un homme qui « brûla la chandelle par les deux bouts », avalant des cargaisons d’alcool et préparant ainsi vraisemblablement le cancer qui le tua.

Un chef-d’oeuvre, Le Feu follet ? Probablement, mais qui doit autant à Ronet que Ronet lui doit sa légende[3. Chef-d’oeuvre, oui, mais pas de technique. Rue de Vaugirard, là où se trouve aujourd’hui une poste, Ronet / Leroy se regarde dans une vitrine, mais, en plus de son reflet, on voit la caméra et les techniciens !]. Sans lui, le film n’atteindrait sans doute pas – pas autant – au tragique. Et sans ce film, Ronet n’aurait pas imposé l’image qui marqua la suite de sa carrière.

On peut avancer deux explications à son actuel comeback[4. Une âme damnée, Paul Gégauff, d’Arnaud Le Guern et Les Insoumis, d’Éric Neuhoff, participent de ce mouvement. Pas Le Père Dutourd de François Taillandier.].

Tout d’abord, le « politiquement correct » tolère la droite « hussarde », parce que les « hussards » apparaissent en général comme antigaullistes – Laurent, Nimier, Blondin plutôt que Malraux, Dutourd et Mauriac. Ensuite, rien n’attire plus une femme – et certains hommes particulièrement sensibles révélant ainsi leur caractère féminin – qu’une déchirure dans le regard, un voile de tristesse qui submerge l’œil, une faiblesse non dissimulée. Ça rassure. Il faudra un jour écrire un Éloge de la faiblesse[5. Je l’ai d’ailleurs écrit et publié en 1988 (éd. Robert Laffont)]..

Au fond, la femme veut faire l’amour avec Alain Delon, consoler Maurice Ronet et, en prime, trouver la sécurité près du Jean Gabin des années cinquante.[/access]

*Photo : Plein soleil.

Salatko aime Django

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django

django

L’étaient-elles toutes, folles de Jean Reinhardt, dit Django, les femmes qu’il croisa et qui, pour certaines, accompagnèrent sa vie ? Assurément. Trois d’entre elles, en tout cas, qu’ Alexis Salatko transforme en manières d’anges gardiens en leur donnant des noms de symphonies : Maggie l’Héroïque, Jenny la Pathétique et Dinah la Fantastique. Trois femmes folles de jazz, folles de Django qui ont,  tout de suite, cru en lui, et l’ont accompagné – porté, parfois – au cours de sa magnifique carrière artistique.

C’est notamment cette carrière artistique que nous conte Alexis Salatko, auteur d’une quinzaine de romans et biographies salués par la critique et récompensés par de nombreux prix. Django Reinhardt : toute une histoire… Pourtant, comme le souligne l’éditeur, « rien ne prédisposait ce gamin né en 1910 dans une roulotte au lieu-dit La Mare aux Corbeaux, près de Charleroi, à devenir le roi du swing. Rien si ce n’est ce caractère hors norme, instinctif, enfantin, capricieux, inspiré… En un mot génial. »

Génial. Le mot est lâché. Car il l’est, génial, Django! À 12 ans à peine, sa virtuosité impressionne les spectateurs dans les cafés de Paris. Son premier disque, il l’enregistre à 18 ans bien qu’il ne sache ni lire ni écrire. Il est donc bien incapable de déchiffrer une partition. Qu’importe !

Alors qu’il est sur le point de jouer à Londres, un drame survient dans sa vie : sa roulotte est ravagée par un incendie. Django et sa femme sont grièvement brûlés. Deux doigts de sa main gauche – celle qui courait sur le manche de la guitare – ne pourront être sauvés. On lui annonce qu’il ne pourra certainement plus jouer. C’est mal connaître le bougre. Hospitalisé pendant dix-huit mois, il en profite pour développer une technique instrumentale unique en son genre. Et transforme son handicap en singularité aux époustouflantes possibilités. Sa rencontre avec le violoniste Stéphane Grappelli sera des plus fécondes. Ils créeront une musique novatrice, sensuelle et jouissive qui les propulsera vers d’incroyables succès. La guerre terminée, Django entreprendra une grande tournée aux USA, au côté de Duke Ellington.

C’est cette histoire que nous conte par le menu Alexis Salatko. Le génie du musicien correspond très bien à l’immense talent de l’écrivain Salatko qui se love dans le parcours du guitariste avec une grâce et une habilité quasi féline. Il s’en donne à coeur-joie. Lorsqu’il décrit les prouesses d’accompagnateur hors pair de Django, il le qualifie d’extralucide : « Il devinait quel genre de musique ils avaient dans le ventre et jouait les obstétriciens. Comme un tennisman, il anticipait les retours et forçait ses compères à être inventifs. Il rebondissait sans cesse, relançait inlassablement, raison pour laquelle ses concerts pouvaient durer des heures, des nuits entières jusqu’à épuisement total du public et des participants. »

Il rappelle qu’il jouait collectif : « Il était tantôt incisif pour secouer la torpeur du groupe, tantôt mélancolique en diable, capable d’arabesques d’une exquise suavité. Ce qui frappait tous les membres de son orchestre, c’était sa puissance et sa délicatesse. Les deux n’étaient pas incompatibles. Il pouvait charger comme un rhinocéros avec la grâce d’une libellule. »

Nul doute que Salatko ferait un excellent critique musical. C’est en tout cas un très bon romancier car ce portrait de Django nous prend et ne nous lâche plus. Du grand art. Django Salatko nous conduit dans les nuages du plaisir de lecture.

Folles de Django, Alexis Salatko. Robert Laffont, 2013.

*Photo: ERIC DESSONS/JDD/SIPA.00645245_000008.

La guerre du feu de cheminée

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Les couleurs automnales ravissent en général les esthètes mélancoliques, les patrons de bar (qui trouvent souvent matière à philosopher sur l’approche de l’hiver) et les amoureux qui se retrouvent au parc Montsouris pour se conter fleurette sur les feuilles mortes. En ce millésime 2013, le rouge prédomine. Mais à côté des bonnets rouges des bretons révoltés, d’autres couleurs tentent de s’imposer… c’est Le Figaro qui nous l’apprenait récemment, dans un article au titre sublime : « Des bonnets de toutes les couleurs tentent d’émerger ». Ce n’est plus « modernes contre modernes », comme ironisait Muray, mais bonnets contre bonnets. Mais pas bonnets blancs, blancs bonnets… L’époque est à la couleur, et c’est l’automne ! Le quotidien explique : « Bonnets verts, jaunes ou roses ont emboîté le pas à leurs homologues rouges, surfant sur le succès des Bretons. Au risque que leur message soit dilué dans la multitude de revendications qui émergent. » On apprend par  ailleurs que Armor Lux, la société qui avait fourni à Arnaud Montebourg sa légendaire marinière apolitique de combat, a entrepris d’arroser toutes les revendications colorées du moment en bonnets adaptés. En 256 couleurs, merci de contacter le service commercial qui mettra à votre disposition un nuancier. Le marketing ça ose tout, c’est même à ça qu’on le reconnaît…

Tandis que les bonnets manifestent sous les feux des projecteurs, les grandes personnes continuent de faire tourner la boutique avec l’esprit de sérieux qu’on leur connait. Alors que les portiques « écotaxe » succombent sous les flammes de la contestation, et que la grogne s’intensifie, le gouvernement s’attaque à un vrai sujet… une problématique colossale, qui répondra à n’en pas douter aux peurs et interrogations des français : la question des feux de cheminée (vous ne la sentiez pas venir celle-là, hein ?!). Des feux de cheminée qu’il faut évidemment interdire, et condamner avec la plus grande sévérité, compte-tenu de leur bilan carbone et des conséquences écologiques considérables de leur combustion. C’est un compte-rendu de séance au Sénat vieux d’il y a quelques mois qui m’a mis la puce à l’oreille. Le sénateur UMP Alain Gournac y interpellait en ces termes la ministre de l’écologie d’alors, Delphine Batho, qui a entre-temps quitté le navire : « Madame la ministre, un bruit, qui n’était pas celui d’une bûche dans l’âtre, est parvenu à mes oreilles, un bruit selon lequel il serait désormais interdit aux Français de faire ce que mon père appelait une « flambée », autour de laquelle la famille se retrouvait… » La ministre, avait répondu, toute auréolée de certitudes fumeuses… « À Paris, la combustion du bois sera totalement interdite, sauf dérogation par arrêté préfectoral. » Ainsi, énième péripétie écolo-hygiéniste à la française, une loi pourrait entrer en vigueur d’ici 2015 pour interdire les feux de cheminée en Ile-de-France… Pour une meilleure qualité de l’air et contre le cancer du poumon, ne jetons pas de l’huile sur le feu, mais le tisonnier aux ordures !

Dans le même temps, nous apprenons dans Les Echos que la Commission européenne « propose dans un rapport de 122 pages de normaliser la contenance des chasses d’eau. » Les mauvaises langues demanderont : pour nous faire ch… ? Interdire les feux de cheminée, réguler l’usage des W.C. Il n’y a pas à dire, la politique a tout pour faire rêver la jeunesse… Engagez-vous ! Nous attendons impatiemment la police des âtres, qui traquera dans les cieux les moindres traces de flambées romantiques et de mots doux au coin du feu… Nous brûlons d’impatience de rencontrer ces contrôleurs bureaucratiques de chasse d’eau, avec leur équipement de haute technicité, et leur uniforme d’une gravité à toute épreuve.

Mais la lutte n’est pas terminée. Les gardiens intangibles de la liberté de tirer la chasse d’eau sans contrainte, et comme bon leur semble, n’ont pas encore choisi leur type de bonnet de lutte…  Bonnet phrygien ? Ni les défenseurs des feux de cheminée… dont les flammes ravissent en général les esthètes mélancoliques et les amoureux à l’unisson, qui se content fleurette sous les couleurs automnales. Bonnet de nuit ?

L’enfer du désir

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jacques doillon lutte

jacques doillon lutte

À l’origine de ce film, Doillon dit qu’il y a une toile tardive de Cézanne, Les Bacchanales ou la lutte de l’amour (1880) : on y voit quatre couples qui s’affrontent plus qu’ils ne s’étreignent sous le regard d’un chien noir. Ici un seul couple, un homme et une femme qui se cherchent, se provoquent, s’empoignent et s’aiment dans un huis clos étouffant. Pour échapper au souvenir d’une nuit d’amour avortée, ils tentent de rejouer à l’infini la confrontation des désirs et des corps.

Au-delà du « pitch », il faut aborder ce film comme une épure car Doillon place l’homme et la femme dans un lieu unique, la maison et ses environs, il ne les nomme pas et toutes les confrontations se déroulent de manière codifiée. Elle, jeune comédienne, sait jouer avec les mots, lui écrivain marginal adore l’emprisonner dans des raisonnements contradictoires. D’abord les mots pour attaquer, provoquer, exciter puis les empoignades, les coups, les poursuites. Sur des dialogues très écrits, Sara Forestier et James Thierrée se lancent donc à corps perdu dans des combats spectaculaires inspirés de la lutte gréco-romaine. Si les premiers affrontements conservent un aspect burlesque qui fait sourire, la violence augmente à chaque « séance » et les corps des acteurs en portent d’ailleurs les traces…

Une intrigue secondaire se greffe sur cette relation ambigüe : la jeune femme vient pour régler la succession de son père récemment décédé. Au fur et à mesure qu’elle se débarrasse par les combats de la présence encombrante de son père mort et de la fratrie liguée contre elle, la femme apprivoise son désir pour l’assumer. Dans une ultime provocation elle l’exprime en termes très crus à l’homme devenu soudain un partenaire et non plus un adversaire : scène pivot du film, d’ailleurs la seule filmée en champ/contre-champ. Ensuite elle impose le silence car ils ont épuisé tous les mots du désir : place aux corps.

On a reproché à Doillon de filmer avec complaisance les combats et les corps nus, en particulier pour la fameuse scène dans la boue que certains jugent superflue. Cependant tout le film tend vers cette nudité et ces étreintes intenses qui expriment l’aboutissement du processus à l’œuvre dans les « séances de lutte » où les personnages restaient habillés. C’est James Thierrée qui a chorégraphié les combats, et il a su doser la violence et l’érotisme dans une progression qui tient compte de sa supériorité physique sur sa partenaire pourtant très énergique.

Si la musique sautillante de générique semble indiquer que tout le film ne serait qu’un jeu, l’image finale sous-entend l’inverse. Sous une lumière grise l’homme gît nu sur le sol, comme crucifié, les yeux fixés au plafond. La femme est recroquevillée sur lui, ils ont la peau blafarde et respirent à peine. La teinte cadavérique des épidermes rappelle brièvement L’Empire des sens mais la mise en scène évoque surtout la peinture… Doillon abandonne finalement ses personnages à l’orée de la folie après avoir décortiqué la mécanique destructrice du désir,  « un dernier espace de liberté » comme aurait pu dire Georges Bataille.

Mes séances de lutte, de Jacques Doillon avec Sara Forestier et James Thierrée, dans les salles depuis le 6 novembre.

Dans la Somme, le lait tourne au vinaigre

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vache paysan manifestation

vache paysan manifestation

Aujourd’hui, une centaine d’agriculteurs déguisés en vache de la tête aux pieds se sont réunis devant le ministère de l’Agriculture pour meugler leur mécontentement. Rassemblés à l’appel de la Confédération paysanne, ils souhaitent lutter contre l’équivalent bovin des poulets en batterie : une ferme-usine dans la Somme qui  concentrera  1000 vaches laitières et 750 génisses pour produire 8 millions de litres par an !

Sur le plan social, cette gigantesque étable-usine n’aura besoin que de 25% de la main d’œuvre nécessaire pour assurer le fonctionnement des fermes artisanales. Quant aux happy few qui garderont leur emploi, ils verront leur salaire diminuer de 30-40%. À ces chiffres, il faudrait ajouter une notion moins quantifiable mais non moins importante : la dévalorisation d’un métier. L’éleveur se retrouvera ravalé au rang peu glorieux d’« assistant machine »

Les conséquences pour l’environnement seront, elles aussi, importantes.  Que faire du fumier de 1800 bovins concentrés dans un espace restreint ? Le lisier est traditionnellement connu pour être un apport riche en matière organique et en nutriments pour la terre.  Mais la production de ces bovins contient des contaminants, notamment des hormones, antibiotiques et pesticides résiduels, des organismes pathogènes,  nuisibles à la terre comme à ses habitants….

Alors, pour pousser un peu plus loin la logique industrialo-agricole, on construit des méthaniseurs. Une immense machine industrielle d’une puissance de 1,5 MW, qui servira à digérer les résidus et qui créera de l’énergie en même temps. Cette solution partielle ne fait que déplacer le gros du problème : les liquides de ce gros estomac mécanique  sont diplomatiquement déclarés « acceptables en termes toxiques et cancérigènes ». Ils seront répandus sur les terres voisines. Dans une région pluvieuse comme celle de la ferme-usine en cause, cela revient à épandre directement dans les nappes phréatiques, à les charger en nitrates et à recréer le phénomène des algues vertes.

Le domaine alimentaire est aussi touché. Le projet vise la rationalisation économique de la production bovine, pas sa qualité. Les conditions de vie des vaches ne permettent pas de produire du bon lait ou une viande supérieure. Elles seront parquées, pressurisées, exploitées industriellement et saturées de produits chimiques.

Bref, elles ne verront  jamais la couleur d’un pâturage, seront concentrées dans un espace restreint, seront bourrées de traitements antibiotiques préventifs pour éviter les épizooties, et n’auront aucun répit puisqu’elles seront soumises à trois traites par jour (contre une ou deux habituellement).

Les gens du coin se plaignent aussi de ce qu’une telle industrie détruit les campagnes qui se vident de leur vie et de leur âme.

Alors que le système agricole breton est à bout de souffle,  que toutes les productions volières et porcines ferment, prouvant l’impéritie du modèle industriel agro-alimentaire,  ce dernier se voit poussé à son paroxysme dans la Somme. En même temps, il serait erroné de nier complètement la dimension industrielle de l’agriculture moderne.  En clair, on ne peut pas tout miser sur les produits labellisés de très haute qualité. L’enjeu est donc d’éviter les excès d’un côté comme de l’autre. Dans cette réflexion, l’exemple de l’industrie automobile pourrait s’avérer utile. Le problème en France dans ce secteur n’est pas tant le fait que Renault et PSA ne fabriquent que des voitures d’entrée et de milieu de gamme mais qu’il n’existe pas d’acteur majeur dans le domaine des véhicules de luxe. C’est très bien de fabriquer des Logan et des Clio mais il faut également pouvoir proposer des BMW, des Porsche voire des Maserati. 

*Photo : Mathieu Eisinger.

Bienvenue dans l’Hôtel France

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Frédéric Taddeï recevait, mardi soir, dans son émission Social Club sur Europe 1,l’éminence grise aux talents multiples et aux pronostics sinistres mais éclairés, Jacques Attali. Sa plume prolixe vient d’accoucher d’une Histoire de la modernité dans laquelle il interroge la capacité de l’humanité à penser son avenir.

Après une heure de discussion conceptuelle mais brillante et notamment un échange intéressant avec Alain Quemin, le spécialiste des hit-parades des artistes les plus « bankable » de l’art contemporain, Jacques Attali, emporté par ses convictions progressistes, termine son intervention en dévoilant que la seule manière, pour la France, d’incarner la modernité serait d’être un hôtel haut de gamme capable « d’accueillir et de recevoir touristes, investisseurs étrangers et artistes internationaux. »

Cette idée d’une France pour touristes consuméristes errant entre supermarchés et musées n’est pas une première. L’économiste l’avait déjà prophétisée sur quelques plateaux télé en 2011. Et en l’entendant de nouveau, il nous revient en écho la déclaration  déconcertante lancée par Michel Houellebecq au lendemain de son Prix Goncourt obtenu pour La carte et le territoire : « La France est un hôtel, rien de plus » Sa formule lapidaire avait alors froissé les cœurs les plus souverainistes convaincus que notre pays ne peut se réduire à une prestation de service, aussi luxueuse soit-elle, que ses habitants ne peuvent être compris comme des ayant-droit en transit sans devoir à accomplir et que le lien qui relie à une nation ne peut être seulement marchand.

Mais admettons qu’Attali ait raison, que la France soit tellement larguée qu’elle n’ait d’autre avenir que celui de cette nation hôtel, ouverte sur un monde de flux humains et financiers : encore faudrait-il que l’on ait toujours quelque chose à offrir de spécifiquement français, qu’il y ait donc un héritage conscient de sa particularité et religieusement cultivé et défendu. Mais lorsqu’on voit comment l’Etat est le premier à dilapider notre patrimoine, en envoyant pelleteuses et bulldozers pour détruire des édifices religieux ou en bradant ses hôtels particuliers, cette nation auberge risque de plus ressembler aux Novotel standardisés qu’à un Crillon étincelant de la beauté élégante des boiseries de ses salons.

La formation des imams, fantasme des ministres de l’Intérieur

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islam valls imam

islam valls imam

Dans votre essai Être imam en France, vous relativisez le rôle des  imams dans la vie du croyant et évoquez notamment la fonction des associations islamiques. Or, aujourd’hui, le musulman ne se construit-il pas d’abord une foi sur Internet ?

Les fidèles bricolent en effet leurs rapports à l’islam, et pour cela ils « piochent » un peu partout, Internet jouant ici un rôle de premier ordre. Dans ce contexte, l’imam voit son influence diminuer : ce n’est qu’un agent de socialisation religieuse parmi d’autres, à une époque où le religieux s’individualise et où les références au savoir s’éclatent en une myriade de médias. Rien ne force les musulmans à venir à la mosquée, ni à suivre les prescriptions de l’imam, dont la première fonction consiste à diriger la prière.

Est-ce sa seule mission ?

Non. Tant dans les pays musulmans qu’en Occident, les imams sont aussi des enseignants, des conseillers, des médiateurs. Il est fréquent que des fidèles viennent solliciter l’avis de l’imam parce qu’ils craignent avoir transgressé la charia pour une raison ou une autre, ou afin qu’ils les aident à résoudre des conflits. En pratique, il s’agit essentiellement de régler des différents familiaux (parents/enfants ou épouses/époux) et de tempérer des discordes entre pairs – par exemple afin d’éviter que le désaccord n’aboutisse devant les tribunaux. Il advient aussi qu’à l’occasion de conflits urbains, ils œuvrent à calmer les jeunes, avec des résultats variables.

Au fond, ils suppléent les assistantes sociales ! En ce cas, pourquoi sentent-ils leur magistère menacé ?

D’abord, tous les musulmans pratiquants ne fréquentent pas la mosquée. Et jusqu’au sein de l’édifice religieux, l’imam se voit concurrencé par les conférenciers qu’accueillent les associations islamiques. Ces imams « occasionnels » jouent un rôle non négligeable dans la construction religieuse du Français de confession musulmane. Je vous rappelle que la fonction d’imam est théoriquement accessible à tous les musulmans à condition qu’ils fassent valoir une certaine précellence en termes de piété et de savoir.

Justement, qui sont ces « nouveaux intellectuels » qui, sans formation spécifique, tiennent des conférences et des prêches ?

Typiquement, ce sont des hommes mais aussi des femmes de moins de cinquante ans, de parents immigrés ou non, et au capital scolaire plutôt élevé. Il peut s’agir d’étudiants en chimie, en droit, en science politique ou autre. À ce niveau, l’on retrouve aussi des jeunes qui sont passés par des instituts de formation en sciences islamiques en France. C’est d’ailleurs souvent le premier public de ces instituts, qui peinent à produire des ministres du culte, mais accueillent de nombreux jeunes soucieux d’améliorer leurs connaissances de l’islam.

De Pasqua à Valls, les ministres de l’Intérieur successifs s’emploient pourtant à faire émerger un « islam de France » conforme aux « valeurs » de la République. Tout cela pour ça ?

Depuis deux ou trois décennies, les pouvoirs publics se préoccupent de la formation des imams, sans véritables résultats il est vrai, mais les choses avancent. Je comprends l’inquiétude des pouvoirs publics, mais la focalisation sur les imams a quelque chose d’exagéré. L’État a trop tendance à voir dans l’imam l’équivalent d’un prêtre qui contrôlerait sa paroisse, oubliant que celui-ci se voit concurrencé par d’autres acteurs au sein même de sa mosquée. Cette vision néo-« gallicane » fait peu de cas de la complexité du paysage islamique français. Elle ne voit pas non plus que c’est par le bas que se met en place l’islam de France. Et qu’ils soient ou non formés, les imams y contribuent, au quotidien.

Il est tout de même légitime que l’Etat craigne la formation d’un islam fondamentaliste importé d’Arabie Saoudite ou du Pakistan. D’ailleurs, quid du rôle des pays étrangers dans la formation des imams occasionnels et permanents ?

C’est l’État français qui a mis en place, dès les années 1980, des contrats avec les pays d’outre-Méditerranée afin qu’ils mandent des imams en France, par crainte de voir officier n’importe qui dans les mosquées, et par incapacité à produire des imams à court terme. Il est rare que ces imams tiennent des discours que vous qualifieriez de fondamentalistes. D’ailleurs, si l’imam n’est qu’un agent de socialisation religieuse parmi d’autres, c’est vrai aussi pour la socialisation à l’islam radical. Mais même si ce risque ne passe pas que par l’imam, il est bel et bien réel. Dans plusieurs mosquées et plusieurs villes, l’on assiste à une multiplication des poches de radicalisation. Des élus locaux s’en inquiètent. C’est un phénomène qu’il est important de garder à l’œil.

Vous  décrivez néanmoins une crise de vocation chez les imams !

J’observe un vrai paradoxe : il y a à la fois crise des vocations et « réislamisation ». Le tissu associatif musulman est vivant et diversifié, le nombre de conversions augmente, les acteurs religieux font le choix de la visibilité mais, dans les faits, les responsables des mosquées ont parfois du mal à trouver des imams professionnels, et les instituts de formation en sciences islamiques peinent à recruter des candidats sérieux au magistère. La crise des vocations se voit aussi renforcée par le peu d’attrait du statut d’imam. C’est un métier souvent mal payé, mal protégé, pour lequel il faut accepter d’être corvéable à merci. Un imam n’est pas si considéré que cela par ses fidèles, sans parler du reste des Français qui le regarde avec suspicion !

Autrement dit, les nouveaux musulmans s’investissent moins à l’intérieur de la mosquée qu’au sein de la cité.

Dans une certaine mesure, oui. Le « retour du religieux » s’opère aussi hors de la mosquée. Il suit en cela le mouvement de sécularisation qui traverse les autres religions, elles aussi sujettes à une crise des vocations. Cela nous rappelle une vérité que beaucoup peinent encore à admettre : au fond, l’islam est une religion comme les autres !

Être imam en France, Romain Sèze, Cerf, 2013.

*Photo : MEUNIER AURELIEN/SIPA.00662714_000018.

Erdogan tient enfin son «mur de la honte»

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turquie syrie kurdistan

turquie syrie kurdistan

La construction d’un mur entre les villes jumelles de Nusaybin, côté turc, et de Qamichli, côté syrien, séparées depuis le traité de Sèvres en 1920, a suscité une vive émotion dans la société kurde ces derniers jours. Émotion relayée par Le Monde et Le Figaro qui évoquent un nouveau « mur de la honte », sans doute en référence au conflit israélo-palestinien. Même si l’indignation internationale est sans commune mesure avec celle provoquée en son temps par Ariel Sharon. Sans doute y a-t-il des raisons que la raison médiatique ignore…

Privé d’Etat national, le peuple kurde est écartelé entre l’Irak, la Turquie, la Syrie et l’Iran. Entre la Turquie et la Syrie, réfugiés, trafic et bombardements rythment le quotidien des autochtones, au point qu’Ankara a demandé à l’Otan de conserver ses batteries de missiles Patriot. L’antisioniste Erdogan redécouvre soudain les vertus de frontières qu’on croyait honteuses à l’heure de la mondialisation heureuse.

Pour ne rien arranger, Al-Qaïda au Levant et les jihadistes de tout poil utilisent l’arrière-cour turque comme base de repli dans leur combat contre le régime syrien. En retour, certains soupçonnent le gouvernement islamiste turc d’instrumentaliser ces extrémistes pour lutter contre le Parti kurde de l’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK dont la déclaration d’autonomie a été dénoncé mercredi par la Coalition de l’opposition syrienne. Opposition qui soutient le Parti Démocrate Kurde syrien, pro-rebelle. Vous suivez toujours ?

Depuis une dizaine d’années, en échange de la promesse de reconnaître l’autonomie et les spécificités culturelles kurdes (langue, éducation), le BDP (le Parti pour la paix et la démocratie), bras politique du PKK à Ankara, a soutenu avec sa trentaine de députés le programme islamiste-libéral de l’AKP face au camp nationaliste-laïc des militaires. En mars 2013, l’Etat turc engageait un processus de paix avec le leader historique du PKK, Abdullah Öcalan. Il prévoyait un désarmement des milices kurdes et le retrait de ses 2500 combattants. Un processus aujourd’hui au point mort. Les autonomistes kurdes devaient en effet se diriger vers le Kurdistan irakien, avec la coopération du Conseil national kurde de Syrie, une confédération de mouvements proche des rebelles anti-Assad. Mais, sur le terrain, une grande partie des peshmergas ont rallié le puissant PYD, mouvement encore loyal au régime de Bachar Al-Assad, qui contrôle de fait le Kurdistan syrien.

Dès lors, on comprend mieux que la politique turque oscille entre séduction et fermeté sur le dossier kurde. Au gré des conflits qui secouent le Moyen-Orient, se forme progressivement une confédération kurde sui generis, à la fois transnationale et régionaliste. Par un système de vases communicants, les différents partis kurdes se jouent des tutelles nationales, qu’Ankara tente de rétablir en construisant un mur de séparation avec la Syrie.

Si le problème kurde reste périphérique pour la Syrie, l’Irak et l’Iran qui voient leurs confins s’éloigner, du point de vue de la Turquie, dont la population est majoritairement kurde dans un bon quart sud-est du plateau anatolien, la menace dépasse le simple irrédentisme. C’est carrément l’abandon d’une grande ambition régionale qui se joue.

La Turquie AKPiste se voulait un nouvel empire ottoman organisant la coexistence de communautés ethnico-linguistiques sur le modèle des millet dans tout son étranger proche. La construction de ce mur symbolise au contraire le repli vers une identité turque menacée par les Kurdes. D’ailleurs, le projet de réforme constitutionnelle favorisant l’autonomie kurde a accouché d’une souris, comme si l’AKP revenait aux sources du nationalisme turc cher à Atatürk. Près d’un siècle après l’avènement de la République turque, la vocation impériale de la grande Porte risque de mourir une seconde fois.

*Photo :  MICHEL SLOMKA/SIPA. 00668951_000068.

Le gender et ses gendarmettes

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femen fashion week

femen fashion week

 J’ai toujours eu une sainte horreur du féminisme. Les bourgeoises libérées à la Cookie Dingler, qui sont contentes de « savoir changer une roue », et les éditorialistes faussement rebelles de Elle m’ont toujours semblé au mieux des idiotes utiles, au pire des emmerdeuses. Attention, cela ne signifie pas que je resterais volontiers à la cuisine un jour d’élection, ou que j’accepterais de servir bien gentiment un whiskey à mon mari quand il rentre du boulot, comme dans Ma sorcière bien-aimée. Non, je suis bien contente que nous, les femmes, ayons gagné le droit d’avoir une vie un peu plus stimulante. Des esprits tordus argueront qu’avoir échangé le biberon-ménage-cuisine contre le métroboulot- dodo, c’était pas bien malin, et ils n’auront pas entièrement tort. En attendant, je suis ravie de ne pas être une sous-citoyenne. Je pensais simplement qu’après avoir conquis l’égalité qui nous était due, on allait passer à autre chose.

Las, depuis une vingtaine d’années, la féministe nouvelle est arrivée.[access capability= »lire_inedits »] Et elle n’est pas contente. La féministe radicale (ou gender feminist) n’en finit pas d’annoncer en grande pompe hystérique sur les plateaux de télé que tout est encore à faire et l’ennemi encore à défaire. C’est que la lectrice d’Andréa Dworkin et de Judith Butler ne se contente pas, comme ses aînées, de l’égalité des droits, du divorce et de l’avortement. Non, elle entend lutter contre une puissance mondialisée et millénaire : l’hétéro-patriarcat. Après la mort de Dieu et de la morale, elle veut encore la mort de l’homme. Héritière de la french theory, elle a compris une chose : si c’est construit, faut déconstruire. Pour ces amazones paranoïaques, le mal n’a qu’un visage : il est mâle, blanc et, horresco referens, hétérosexuel (en 2013, quel anachronisme !). Quant à la galanterie, la grivoiserie, la drague et autres subtilités qui président aux rapports entre les deux sexes, ce ne sont que des « structures de domination symboliques » et des « stéréotypes sexistes » qu’il convient d’éradiquer.

À Sciences Po, où je poursuis depuis quelques années des études de dilettantisme subventionné, j’ai la chance de pouvoir observer de près les délires du féminisme post-beauvoirien, incarnés par le collectif féministe « G.A.R.C.E.S » (Groupement d’action et de réflexion contre l’environnement sexiste), dont les militantes s’autodéfinissent comme « hystériques, mal-baisées, émasculatrices ». Leur page Facebook est un régal que je conseille pour les jours de cafard. On y trouve des vidéos montrant les techniques de masturbation féminine (pour être indépendante à tous les niveaux), une invitation à un « pic-nic festif pour la réouverture du centre IVG de Tenon » (on ne manque jamais une occasion de se réjouir) ou encore l’organisation d’un die-in LGBT autour de la statue de Jeanne d’Arc pour manifester contre la montée du FN (aux cris de « Jeanne d’Arc était transpédégouine, elle n’aurait jamais voté Marine ! »)[1. On trouve même sur le très sérieux blog « jeputrefielepatriarcat.com » l’expression délicieuse « PdV » (pénis dans vagin) pour désigner l’acte sexuel]. N’écoutant que mon courage, j’assiste à une de leurs réunions hebdomadaires. Une dizaine de militantes étaient rassemblées dans une salle obscure du 27 rue Saint-Guillaume. Les looks vont de la classique garçonne en piercing et blouson de cuir à la minette introvertie, en passant par l’« indignée » espagnole et la Québécoise qui a fait le « printemps érable ». Zut, avec ma robe, je vais me faire repérer, mais non, d’autres arrivent, sapées en mademoiselles. Il est toléré de s’habiller en fille, c’est déjà ça. Assises en cercle comme dans une réunion des alcooliques anonymes, elles prennent la parole à tour de rôle suivant l’ordre dans lequel elles ont levé la main : pas de programme, pas de chef, pas de hiérarchie, ici on est « autogéré ». L’association, m’explique-t-on, est née en 2010 pendant les manifs contre la réforme des retraites. Certaines militantes, s’avisant de ce que seuls les hommes s’exprimaient durant les AG, ont instauré des réunions non mixtes, histoire de libérer la parole des femmes « opprimées par la logique patriarcale ». Une militante renchérit, en rougissant : « C’est pas vrai qu’on est timides, tu vois, c’est les mecs qui nous oppressent.»

La timidité est le fruit d’un conditionnement social. Comme tout le reste. Quoi qu’il arrive, c’est pas de ma faute : tel est le leitmotiv de ces lolitas… Cette régression, brillamment dénoncée par Élisabeth Badinter dans Fausse route, s’appuie sur un dogme : la femme est victime. Et qui dit victime dit coupable… suivez mon regard. Pas d’appartenance qui tienne face à la solidarité des opprimées : « La bourgeoise du 7e arrondissement et la jeune Beurette des banlieues : même combat ! », observe Badinter. « La lutte des classes, c’est carrément dépassé », affirme pour sa part l’une des participantes à ma réunion initiatique. Le nouveau truc, c’est la « convergence des luttes », rebaptisée « intersectionnalité » : tous les dominé-e-s, femmes, pédés, trans, gouines, immigrés, sans papiers et sans-papières (sic) doivent s’unir contre cet ennemi unique. C’est ainsi : on peut être féministe et défendre le droit des femmes de se voiler. À mille lieues d’un féminisme de combat qui prendrait comme modèles la championne olympique ou la femme politique (sauf quand elle subit d’odieux caquetages sexistes), le féminisme victimaire ne connaît que la femme violée, battue, humiliée, alliée objective de l’homosexuel, persécuté comme elle par le mâle « hétérofasciste ». Il faut s’arrêter un instant sur le thème obsessionnel des violences – conjugales ou pas – faites aux femmes. Qu’on ne se méprenne pas : il faut évidemment se réjouir que des femmes violées n’aient plus honte de porter plainte, et que les agresseurs soient durement sanctionnés, peut-être même pas assez. Sauf qu’il s’agit plutôt de montrer que les femmes ne sont en sécurité nulle part. Père, frère, camarade de classe ou prof : tout homme est un violeur en puissance. Badinter montre comment les chiffres astronomiques des agressions sexuelles brandis par certaines associations féministes sont manipulés au service d’une idéologie que l’on pourrait qualifier d’hommophobe. Le blog « Je connais un violeur » a récemment fait le buzz avec cette tonitruante pétition de principe : « L’immense majorité des violeurs est un de nos proches. Ils étaient nos amis, nos partenaires, des membres de notre famille ou de notre entourage. Nous connaissons des violeurs : laissez-nous vous les présenter. » Suivent des chiffres terrifiants et plus de 800 témoignages glaçants et anonymes (donc invérifiables) qui conjuguent le pathos et l’exhibition la plus crue.

Si on ajoute que cette hargne victimaire va de pair avec « l’envie du pénal » diagnostiquée par le docteur Muray – et toujours plus impérieuse, depuis la création du délit de « harcèlement sexuel » en 1992, jusqu’à la volonté de punir le client de prostituées aujourd’hui –, on soupçonne que ce qui indispose nos guerrières, c’est la sexualité tout court, dernier refuge de la différence et de ce qu’on n’ose plus appeler la nature. Aussi faut-il impérativement réduire cette chose entre les jambes qui distingue les hommes des femmes à un simple instrument. L’acte sexuel doit être propre, transparent, démocratique, comme l’explique la consent theory, la théorie du consentement, très en vogue sur les campus américains. « Ce qu’il faut, c’est être propriétaire de son consentement », m’explique une « garce ». Intriguée, je me penche sur le compte-rendu de l’atelier « Consentement et relations sexuelles » organisé à Sciences Po. J’y apprends que la majorité de nos rapports sexuels ne sont pas consentis, dès lors que nous vivons dans un « cadre hétéronormé et héterosexiste » qui contredit nos désirs les plus profonds. Toujours la faute à cette satanée société ! Dans une sexualité apaisée, chaque partenaire demande à « chaque étape » de l’acte sexuel, si l’autre est « OK pour aller plus loin ». Il est aussi recommandé de se livrer, après l’amour, à un « petit debrief ». On suppose que ce charmant rituel remplacera la cigarette d’antan.[/access]

Photo:YAGHOBZADEH RAFAEL/SIPA. 00666100_000004.