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Mexico, mon amour métissé

Il était deux heures du matin quand je suis arrivé à Mexico, dans la cité mythique de 22 millions d’habitants. Les rues étaient quasi désertes dans un centre historique où flottait une odeur familière. Un doux parfum d’Espagne sur une terre exotique. Des rues sombres, dignes et sérieuses où seuls des itinérants éméchés semblaient vouloir passer la nuit. Les lampadaires du Palais national ne suffisaient pas à éclairer l’immense place du Zócalo : inutile de pénétrer les arcanes de sa majesté colorée.

Mais comme dans toutes les villes du monde, les jours et les nuits ne se ressemblent pas. Le jour, une foule colossale surgit des confins précolombiens. Un air de fête malgré la pauvreté ambiante, la population mexicaine participe pleinement, intensément, à l’esprit latino-américain. Les Mexicains retournent la vie dure dans le sens du bonheur, ils transforment les malheurs en euphémismes moins lourds. L’optimisme n’est pas une option, mais le reflet de la sagesse populaire.

Une Nouvelle-Espagne

Quand l’Espagnol Hernán Cortés est arrivé, aurait-il pu prévoir son triomphe ? C’est une question que je me suis souvent posée en parcourant le « centro ». Le 10 février 1519, quelques années après l’arrivée de Christophe Colomb, il débarquait sur la côte du Mexique depuis La Havane avec 10 navires, 400 soldats, 16 chevaux et une poignée de canons. En quelques mois seulement, le conquistador parvenait à faire tomber l’Empire aztèque et tous les peuples indiens qui s’étaient rangés derrière lui. Très rapidement, la modeste armée allait vaincre plusieurs milliers d’Indiens subjugués par l’allure chevaleresque et la technologie des combattants espagnols.

Le sang a coulé, mais il s’est mélangé. La fusion de deux peuples a donné naissance à la Nouvelle-Espagne. En ce sens, ce pays résulte moins de la conquête que de l’union forcée qui en a découlé. Il est moins le résultat d’une seule guerre que d’une relation amour-haine entre deux grands ennemis. Pour comprendre le Mexique, il faut toujours revenir à sa dualité fondatrice. Aujourd’hui, dans ce pays, les divisions ne sont pas vraiment culturelles ou religieuses : elles sont encore avant tout économiques. D’ailleurs, la vieille pyramide aztèque de la hiérarchie divine s’est fort bien adaptée au capitalisme…

Le vivre-ensemble est un fait

Mexico est donc une ville de mélanges qu’il ne faut pas confondre avec nos grandes mégalopoles rongées par le désenchantement. Mélanges de genres et de styles, mais surtout de peuples. Le métissage, le vrai, celui qui réunit et non folklorise, est une réalité observable à chaque coin de rue. En Amérique latine, le vivre-ensemble n’est pas une théorie inventée dans les universités. Ce n’est pas une lubie d’utopistes branchés. C’est un fait, une réalité tangible, quelque chose qui se vit au jour le jour. L’air sera toutefois moins lourd quand on trouvera les moyens d’enrayer la violence.

Le Mexique n’est pas, pour autant, épargné par le phénomène du racisme. Loin de là. Les postes importants sont rarement occupés par les héritiers directs des autochtones. Il suffit d’allumer la télévision ou de lire les journaux pour le constater. Dommage, car rien n’est plus beau que ce spectacle grandiose, que ce théâtre urbain de la mixité corporelle. Rouge à lèvres carmin sur des bouches aztèques. Tatouages ancestraux sur des jambes « espagnoles ». Regards castillans issus d’yeux en amandes. Mexico est une femme de braise, une passion qui dérange. C’est Victoria Sánchez, une fleur rouge dans les cheveux, que vous voulez combler de louanges.

L’Eldorado de la douceur violente

Mexico, c’est aussi quatre membres d’une famille sur une même mobylette. Des niños de 6 ou 7 ans, apparemment seuls, qui jouent de la guitare dans la rue pour gagner de quoi vivre ou faire vivre. Des vendeurs de cigarettes à l’unité qui vous sollicitent sur les terrasses des restos. Des pitbulls en liberté que des gens caressent au passage. Des vendeurs d’icônes de la Vierge et des hordes de policiers répartis aux quatre coins de la ville. Ce sont des taxis rose et blanc, des joueurs de musique en boîte et des ruelles fatiguées qu’il vaut mieux ne pas emprunter trop tard. De longues files d’attente devant les guichets automatiques.

Eldorado de la douceur violente, Mexico est une ville immense, gargantuesque, qui est restée fidèle à son double héritage. Un pied en Espagne, un pied dans les Amériques. C’est la capitale d’une civilisation en soi, à part entière, blottie sous un empire américain qui la craint. Que tous les regards se tournent vers elle, car Mexico incarne un monde qui ne doit jamais mourir.

« Pour qu’il y ait du désir, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel »


Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter, la revendication égalitariste portée par #metoo mine les bases même du désir. En revendiquant le découplage de la sexualité et de la procréation, le néoféminisme indifférenciateur prépare une société sans père ni mère mais bourrée de névroses.


Causeur. Les sociétés occidentales semblent s’orienter vers toujours plus d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes. Mais à en juger par la « révolution #metoo » après un siècle de lutte féministe, les femmes sont toujours victimes de la prédation masculine…

Jean-Pierre Winter. Paradoxalement, plus la société s’oriente vers une forme légitime de tendance à l’égalité, plus les inégalités se creusent. Sur le plan de la sexualité, plus les élites sociales et culturelles pensent en termes d’égalité, plus l’inégalité domine dans les banlieues. La fracture est considérable, et pas seulement pour des questions de différences culturelles ou ethniques : plus on parle d’égalité des sexes, plus l’industrie de la pornographie se généralise, plus les publicités sont sexuellement suggestives, plus la femme est l’objet du seul regard, plus l’image prend le pas sur la parole.

À lire aussi : Elisabeth Lévy: #Metoo, la révolution antisexuelle

À mesure qu’il s’affirme, ce paradoxe produit un choc violent, quand les tenants de l’égalitarisme se heurtent à une certaine forme de réalité qui ne correspond pas du tout à cette idéologie. Ladite idéologie se prétend dominante, mais ne l’est pas tant que ça en dehors des classes dominantes, des médias et des lieux artistiques, ce qui génère des tensions.

Les médias, les lieux artistiques, les classes dominantes, cela suffit à fabriquer une hégémonie. En réalité, l’idéologie égalitaire règne pratiquement sans partage. L’idée même de différence est-elle menacée ?

Absolument. Tel qu’il est revendiqué, le terme d’égalité tend à devenir un synonyme d’indifférenciation. En cela, il porte préjudice à la fois au combat pour l’égalité et au combat pour la différenciation signifiante. L’indifférenciation devient l’objectif vers lequel on nous somme de tendre alors que le désir suppose la différence. Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’indifférenciation est porteuse d’agressivité, de haine. Si l’Autre ne peut pas être considéré comme différent et reconnu dans son altérité, alors il devient mon reflet et j’entretiens avec lui un rapport identique à celui de Narcisse avec le sien. Soit mon reflet me pousse au suicide, soit je le tue, ce qui signifie tuer l’Autre. Dès lors qu’on est dans l’indifférenciation, se met en place ce que Lacan appelait « la mystérieuse tendance suicide du narcissisme » : plus la société devient indifférenciée, plus elle pousse au suicide ou au meurtre, donc à la violence réelle ou symbolique.

Le dévoiement de l’idée d’égalité, déjà à l’origine de la catastrophe scolaire, serait donc aussi responsable de la violence dans nos sociétés ? C’est beaucoup charger la barque égalitariste.

Pourquoi #metoo a-t-il commencé avec l’affaire Weinstein dans le milieu du cinéma ? C’est un milieu où l’image domine. Or, une société dominée par l’image ne peut plus nommer les différences structurantes. Et quand on ne peut plus les nommer, la violence s’exacerbe comme elle s’est déchaînée à l’égard des Juifs en Allemagne, au moment où ils étaient le plus intégrés et le moins différenciables. À l’époque, ils pensaient sciemment ou inconsciemment que moins ils seraient différents des autres Allemands plus ils seraient admis dans la société. Ce fut une erreur car l’exact inverse se produisit. En voulant se normaliser, tout groupe prend le risque de renforcer le narcissisme des petites différences. C’est d’actualité !

Si on suit votre raisonnement, le voile est salutaire…

Ça aurait pu être le cas, sauf que, la plupart du temps, le voile est uniquement rapporté à une question politique (envahissement par les djihadistes) ou féministe (aliénation consentie ou non). Peu de gens font un lien entre la question du voile, l’industrie de la pornographie et l’indifférenciation égalitaire entre hommes et femmes. Or, tous ces éléments recomposent les rapports entre les sexes de façon à ce qu’ils ne passent plus par la pulsion et les règles implicites et inconscientes de la séduction, mais par le contrat. On s’oriente ainsi vers un rapport homme-femme totalement contractualisé. Par exemple, en Suède, certains proposent de faire signer un contrat juste avant un rapport sexuel de façon à définir les limites des gestes et paroles que le partenaire autorise. Or, ce sont des couples sadomasochistes qui signent des contrats, comme dans La Vénus à la fourrure ! Sous prétexte d’égalitarisme, on aboutit à la perversion sadomasochiste et à une régression civilisatrice sidérante. Car c’est dans les milieux juifs, chrétiens et musulmans orthodoxes que les rencontres entre les hommes et les femmes obéissent à un contrat et à un protocole précis où tout est codifié. Si on suivait les égalitaristes de notre époque, un homme et une femme ne pourraient pas se retrouver seuls dans une pièce, comme c’est déjà le cas dans certaines universités et entreprises américaines.

Dans le récit qu’on nous sert, l’homme de pouvoir étant tenté d’en abuser, #metoo permet aux faibles de se révolter contre leurs bourreaux pour prendre le pouvoir. Au-delà des caricatures, peut-on complètement évacuer les différences de pouvoir entre hommes et femmes comme il en existe dans l’industrie du cinéma ?

Il existe nécessairement des rapports de pouvoir dès lors qu’on a les moyens financiers et juridiques de l’exercer. Je ne nie absolument pas que dans la majorité des cas, ce pouvoir est entre les mains des hommes. Mais j’observe qu’une femme exerce le pouvoir de la même manière qu’un homme : abusive si c’est quelqu’un d’abusif, spontanément égalitaire sinon. Pourtant, des féministes pensent que la domination masculine est responsable d’une grande partie des maux de la terre. C’est un abus de faiblesse, au sens littéral du terme : le pouvoir de revendiquer sa faiblesse en abusant du fait qu’on est soi-disant faible. Faire de l’Autre un monstre est une astuce politique que dénonçait déjà Hannah Arendt – cela nous exonère de nos responsabilités. Dans l’histoire du monde occidental, les femmes n’ont pas été particulièrement plus faibles qu’un certain nombre d’hommes. Et on observe chez ceux-là des états de faiblesse et d’aliénation au moins comparables à ceux que dénoncent les militantes luttant contre la domination masculine. Chez des femmes qui ont organisé les choses de manière à pouvoir constamment s’ériger en victimes du pouvoir excessif des autres, il y a une forme de mythomanie. D’ailleurs, le syntagme #metoo peut aussi se lire « mytho » !

N’y a-t-il pas dans le masculin quelque chose de consubstantiellement plus puissant, plus violent et plus physique que le féminin ?

Il y a bien sûr une dissymétrie fondamentale entre les hommes et les femmes dans le rapport au corps, notamment à la force. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire le déconstructivisme ambiant, les spécificités respectives de l’homme et de la femme ne sont pas que pures constructions culturelles ou sociales. Elles s’inscrivent dans l’histoire de l’humain depuis la nuit des temps et ne peuvent pas être éliminées d’un trait de plume par décision gouvernementale.

Qu’on le veuille ou non, nous restons des mammifères dont la biologie influe sur les comportements. Comme l’a montré Nancy Huston dans son livre magnifique Reflets dans un œil d’homme, notre biologie fait que nous ne sommes pas dans un rapport de symétrie ou d’égalité dans la sexualité. L’homme est tout regard, la femme est regardée, mais se regarde aussi être regardée. Quand elle est coquette, elle se maquille et s’habille en fonction de ce qu’elle imagine que l’homme désire voir. Il y a peu de chances que ce fait change dans les prochaines décades. Pour qu’il y ait du désir et un acte sexuels, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel dans le fantasme de l’autre. Quelqu’un qui le refuse n’aura tout simplement pas de relations sexuelles satisfaisantes.

Et nous serions incapables de nous affranchir de nos déterminismes biologiques ?

Des sociétés ont essayé de le faire, par exemple l’URSS où les femmes occupaient des postes nécessitant de la force physique. Aujourd’hui, notre société remet en question la féminité et la virilité pour des raisons non pas idéologiques, mais plutôt technoscientifiques. Pour les femmes, le fait de pouvoir disposer de leur désir ou de leur corps comme elles l’entendent, grâce à la pilule et au droit à l’avortement, a joué un rôle très important. Plus encore, le recours aux techniques de procréation découplées de la sexualité (PMA, GPA) crée des changements considérables dans les rapports de séduction. Dès lors que le but de la sexualité n’est plus la procréation, se produit une régression vers la sexualité infantile, c’est-à-dire l’âge bienheureux où l’enfant éprouvait du désir sexuel sans se poser la question de procréer.

Dans les années 1960-1970, le découplage entre sexualité et procréation était déjà engagé mais, inspirée par Reich, le féminisme revendiquait la libération des instincts sexuels. Aujourd’hui, la même mouvance a tendance à castrer le mâle blanc hétérosexuel. Comment expliquer cette évolution ?

Ce changement est le résultat de la revendication qui consiste à vouloir être sujet à tous les niveaux de l’existence humaine. Or, on peut très bien accepter d’être un objet dans le désir de l’autre tout en revendiquant d’être sujet dans la vie sociale et professionnelle. L’abus des petits maîtres consiste à érotiser toute relation sociale et professionnelle : « Puisque tu es une femme, même dans le travail je te traite comme un objet sexuel. » Or, pour que du désir se maintienne, il faut délimiter ce qui ressortit au domaine de la séduction, de l’érotisme, et ce qui appartient au registre social et professionnel, lequel doit être désérotisé. Actuellement, il se produit paradoxalement une érotisation généralisée en conflit constant avec une espèce de pudeur tout aussi généralisée. Nous sommes dans une période intermédiaire où un certain nombre de repères sur ce qui anime le désir sont perdus. Il faudra les reconstruire et les réinventer. Sans illusions sur leur universalité : il reste encore des gens qui revendiquent le maintien du jeu de la séduction avec ses codes intemporels. À l’époque de l’amour courtois, il y avait des règles de galanterie qui concernaient les chevaliers, mais pas la paysannerie. Nous sommes à peu près dans la même situation : les règles qui concernent les chevaliers d’aujourd’hui n’intéressent pas les gens qui n’occupent pas des postes de commandement.

Les détenteurs de ces postes sont devenus les symboles de notre prétendue société patriarcale. Comment interprétez-vous le combat contre le patriarcat ?

La société prétendument patriarcale n’a plus de patriarcale que le nom ! Certes, les conseils d’administration des sociétés du CAC 40 sont à majorité masculine, mais il y a un nombre de professions traditionnellement aux mains des hommes qui sont aujourd’hui à 80 % ou 90 % féminines – l’enseignement, la magistrature, les avocats.

Je note que l’ensemble du mouvement d’indifférenciation signifiante qui soutient #balancetonporc s’accompagne d’une volonté délibérée d’en finir avec le père. Au nom de la lutte légitime contre l’abus de pouvoir patriarcal, on jette le bébé avec l’eau du bain : on balance le père. Moyennant quoi, avec la PMA pour toutes, on remplace le père par un spermatozoïde. Que va devenir la sexualité féminine sans père comme signifiant ? Mon expérience de clinicien m’enseigne qu’il y a une énorme différence de destinée entre une femme qui a eu un père qui la regardait et qui a renoncé au désir qu’elle suscitait en lui, et une femme qui n’a pas eu de père ou dont le père a toujours méprisé sa féminité. Cette dernière perd sa capacité professionnelle, sa capacité de séduction, et se névrotise.

Pour le dire autrement, la construction œdipienne du sujet ne peut se passer des pères…

Exactement. On est passé d’une société dans laquelle les enfants entraient individuellement en conflit avec leurs pères à une société qui a collectivement pris en charge la destruction du père. Subitement, on a créé des lois qui font disparaître les pères. On a ainsi collectivisé Œdipe, la société entière est devenue œdipienne, ce qui nous exonère individuellement de l’affaire. Je sais bien que les tenants de la PMA pour toutes me rétorquent : « On ajoute des droits à des gens qui n’en avaient pas, vous n’êtes pas concernés. » Au contraire, on est tous concernés, car cela envoie un message collectif : le père est inutile. Et c’est la loi qui le dit – ou le dira.

Comment passe-t-on de l’égalitarisme à la mort du père ?

Celle-ci est une conséquence de celui-là. Le fait qu’il y ait du père et de la mère signifie qu’il y a une différence. Or, aujourd’hui, la différence est pensée comme uniquement hiérarchique, ce qui la rend intolérable. D’ailleurs, avec la GPA, ce sont les mères qui disparaissent. Cette évacuation est logique car père et mère sont des signifiants solidaires : vous ne pouvez pas faire disparaître l’un sans faire disparaître l’autre. On nous propose désormais l’indépendance des deux. Il n’est maintenant plus question de pères et de mères, mais de papas et de mamans. Ça change tout car père et mère désignent la succession de toutes les mères qui ont abouti à votre mère et de tous les pères qui ont abouti à votre père. Si vous enlevez le père, vous coupez une partie de la transmission en séparant l’enfant de son héritage psycho-historique. Dans les conditions actuelles, le spermatozoïde représente le père évacué. En même temps que le père, la question de son désir est évacuée.

Avance-t-on vers un monde sans désir ?

On tend à jouir plus qu’à désirer. Or, plus la société s’oriente vers un monde sans désir, uniformisé, plus elle s’oriente vers un monde de jouissances, plus la population devient dépressive et gavée d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques. Dans ce domaine, la France est championne du monde !

La France, championne du monde de la casse


Même un mouvement de joie collective, comme la victoire des Bleus en Coupe du Monde, est le prétexte à des « débordements » de casse et de violence. Quand la République se décidera-t-elle à se défendre ?


Les pilleurs du Drugstore Publicis, les casseurs qui, en de nombreux points du pays, ont profité de la magnifique liesse populaire pour tout saccager sur leur passage, ne s’en sont pas seulement pris à des biens matériels. Ils ont volé la victoire.

Volé la victoire aux Français qui, unis quelques heures auparavant, se prenaient dans les bras les uns des autres, chantaient, dansaient, célébraient ensemble une résilience légère mais profonde sous le simple prétexte sportif, après toutes ces années de plomb manifestement pas finies.

Si ce soir, j’ai envie de casser la joie…

Ils ont aussi volé la victoire aux Bleus, à cette si belle équipe que, dans le fond, ils détestent comme ils détestent la France et ses valeurs. Parce que cette équipe leur tient un discours qu’ils ne veulent pas entendre. Cette équipe de jeunes gens d’origines diverses leur dit d’aimer la France, d’aimer aussi la République, d’aimer ses couleurs, d’aimer son drapeau. Cette équipe leur dit que ce n’est pas en cassant et en volant qu’on devient un homme, un vrai, mais en se levant tous les matins pour suivre des heures et des heures d’entraînement avec une discipline de fer, ce qui vaut pareillement dans le monde du travail et qui postule toujours le risque assumé de l’échec. Cette équipe leur parle de fierté patriotique, de travail, de rigueur. Autant dire que c’est odieux, pour eux. Elle leur parle aussi d’autorité, en la personne de Didier Deschamps qui a écarté avec justesse de son collectif les esprits frondeurs et les sales gosses gâtés pour lesquels toutes ces valeurs fondamentales n’étaient pas grand-chose, n’en déplaise à l’humoriste douteux Yassine Bellatar dont on continue de s’interroger sur le sens de sa présence dans l’entourage présidentiel.

En s’abattant une nouvelle fois comme la vérole sur le bas clergé, ces individus qui constituent une lèpre désintégratrice de notre société, pour reprendre la métaphore autorisée, bizarrement pas dénoncée comme telle, et qui ont eu au moins le mérite de montrer leur vrai visage, ont tenté, et en partie réussi, de dérober un trophée que leur paresse et leur mentalité destructrice ne leur permettraient pas d’obtenir autrement. Mais comment la République se défend-elle, au juste ?

La République gouverne mal… et elle se défend mal

Car ces faits soulèvent de nombreuses questions, lancinantes et restées jusqu’à présent sans réponse, mais qui pourraient bien devenir désormais incontournables pour tous les candidats se présentant devant n’importe quel type de suffrages. Question des mesures réellement coercitives mises en place pour mettre ces individus hors d’état de nuire, tout d’abord. Un pays quel qu’il soit peut-il accepter d’être meurtri, dépecé, séparé, rongé par certains éléments qui ne semblent vouloir osciller qu’entre l’abêtissement consumériste global et une radicalisation obscurantiste qui se nourrit de cet abêtissement ? Est-il simplement concevable, d’un point de vue citoyen,  que le député et président de l’Assemblée nationale François de Rugy ait été chassé quelques jours plus tôt d’un  « quartier » par des «  jeunes » (l’euphémisation du vocabulaire ne s’est jamais aussi bien portée) ? Est-ce à dire que la représentation nationale incarnant la République (supposée « une et indivisible ») n’y a plus sa place ? Cet affront fait au peuple à travers sa représentation peut-il durer sans que la République elle-même ne s’avoue vaincue ? Quels véritables moyens nouveaux de sécurité peuvent-ils être déployés pour recouvrer ces territoires perdus ? Territoires sur lesquels règnent de pathétiques caïds en coupe réglée, avec sans doute des forces plus coercitives que celles dont disposent actuellement les fonctionnaires de police constamment harassés, agressés, tout comme le sont aussi les pompiers, les agents du secteur médical, les enseignants, les acteurs culturels qui, bien que cherchant toutes sortes d’excuses sociologisantes à ces ouailles incontrôlables, se retrouvent gros-jean comme devant avec leurs équipements brûlés ou saccagés en guise de remerciements ?

Il est probable désormais, et particulièrement après les scènes de dimanche soir, que l’ambiguïté de l’action et du discours publics sur cette question de l’insécurité ne pourra plus guère perdurer, à un moment extrême de dilution du tissu social. On imagine mal dans pareil contexte quelle pourrait être la place du « en même temps », ce qui n’exclut pourtant pas des solutions médianes, raisonnées et lucides, en l’occurrence fondées sur le respect simple des principes républicains – impossibles sans la sécurité qui les garantit tous -, lesquels devraient, normalement, structurer aussi le fameux « vivre-ensemble » qui se traduit désormais surtout par « subir et se soumettre ensemble ».

La plus belle avenue du Bronx

Le temps des excuses et de la victimisation est révolu car devenu inaudible puisque la victime c’est le peuple français qui se fait voler même sa joie généreuse, reconnaissante et intégratrice. Tous les racialistes et désintégrateurs étaient hostiles à cette équipe des Bleus, rassemblés comme à la parade de l’anti-France, de Rivarol à Houria Bouteldja, se pourléchant les babines et se repaissant d’un chaos ardemment souhaité. Ils ont chapardé une bataille, mais ils n’ont pas gagné la guerre.

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L’image renvoyée au monde entier d’un pays livré au chaos dans un moment supposé de joie se révèle absolument désastreuse et a pulvérisé en une poignée de minutes tout ce qui avait été échafaudé par les uns et les autres. On peut d’ores et déjà considérer qu’en raison de ces scènes insupportables où les Champs-Elysées ont été concrètement transformés en territoire perdu de la République, en plus belle avenue du Bronx des années 1980, la retombée de la victoire sportive sur la popularité de l’exécutif sera au moins nulle, si ce n’est négative. Si bien que même ceux qui espéraient sans doute pouvoir récupérer cette victoire à leur compte se la sont fait dérober.

La France, seule au monde

Dans quel autre pays de la planète voit-on la délinquance s’emparer aussi aisément de l’espace public, manifester aussi librement – et quasi impunément – sa haine du pays qui la nourrit, l’éduque, la soigne, la protège, la défend ? A l’extrême limite, il est imaginable que des mouvements de colère aient lieu lors de faits violents et négatifs, mais que ces « débordements » qui en réalité deviennent la règle se déroulent lors d’un événement aussi festif, voilà qui traduit un état de rupture et de sécession préoccupant, sur lequel les observateurs des bilans réels des nuits de la Saint-Sylvestre, 14 juillet et autres joyeusetés de ces dernières années n’ont cessé d’essayer d’alerter.

292 personnes ont été placées en garde à vue en France après les événements consécutifs à la finale de la Coupe du Monde. On peut légitimement s’interroger sur l’effet de ces arrestations et de la réponse pénale qui y sera apportée, étant entendu que le problème est autrement plus vaste.

Charge en attendant à ceux qui subissent tout cela de supporter sans broncher. Jusqu’à quand ? Car, ce qui a été volé, le peuple divers mais rassemblé se décidera peut-être bien un jour tout de même à le reprendre…

Des Bleus dans les yeux: victoire et désespoir…

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La folie douce qui a gagné les Français depuis la victoire des Bleus ne cachera pas longtemps de douloureuses fractures. La sphère médiatico-politique est tiraillée entre l’envie de tirer parti du formidable résultat sportif et la volonté de ne pas en faire trop… D’autant que la délinquance endémique a une nouvelle fois troublé la fête.


Ainsi, depuis dimanche soir, tout va pour le mieux dans la meilleure des France ! « Les Bleus sont entrés dans l’histoire » par ici. « Rien ne sera plus comme avant » par là. La presse nationale se repaît de ces fadaises depuis 48 heures. Mais on ne nous fera pas le même coup qu’en 1998 : au diable les récupérations politiques ! N’est-ce pas ? Et c’est vrai, on est d’abord tenté d’adhérer à l’optimisme de Natacha Polony quand elle affirme que « les jours de gloire ne se dédaignent pas, quels qu’ils soient ».

L’unité retrouvée, vraiment ?

Depuis dimanche, les journalistes n’ont de cesse de rappeler la baraka d’Emmanuel Macron. Sa cote de popularité devrait en toute logique remonter après ce Mondial. A écouter nos éditorialistes, c’est formidable pour la France. Ah ! Les bains délicieux à venir pour savourer tout ça dans la piscine hors-sol de Brégançon ! En bon chef croquignolesque de notre startup nation, Emmanuel Macron avait déclaré aux joueurs que la compétition ne serait réussie que si la France allait jusqu’au bout. La coupe sinon rien. Euphorie des télés : le pari est gagné. La pression « de dingue » du président et l’exigence de Deschamps ont payé !

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On s’extasie devant les embrassades entre les joueurs et Macron (sans oublier la présidente de la Croatie, sosie officiel de Jeane Manson). Toutefois, il demeure pour certains mauvais coucheurs une difficulté à se réjouir complètement. La lecture des journaux entretient leur malaise. D’une manière plus ou moins sibylline, les gros titres nous apprennent que l’équipe de France signerait l’unité retrouvée d’un merveilleux peuple multiculturel. Les gros sabots (à crampons) de 1998 n’ont pas été chaussés par les politiques, mais les médias de la Macronie semblent tentés. L’impayable Lilian Thuram n’a-t-il pas successivement été invité, hier soir, à commenter le retour des Bleus en France sur M6 puis TF1 ? La France « black blanc beur », ce cadeau empoisonné que la Chiraquie a laissé à nos footeux en 1998 ? Notre sphère politico-médiatique y va à présent piano piano… Sans avoir complètement changé sa partition, l’évoquer semble du plus mauvais goût 20 ans plus tard. Le « suicide français » vient cette fois s’immiscer dans notre petite parenthèse de bonheur… Pendant des heures d’un « décryptage » sociologique plus ou moins appuyé à l’antenne, tout ce petit cirque minimise soigneusement les graves débordements qui ont émaillé certains rassemblements le soir de la victoire de Griezmann, Mbappé et leurs amis.

Identité caricaturée

La pression que l’équipe de France a eue sur les épaules est à la mesure de l’écrasant poids de la question identitaire française. Craignant de se faire complètement voler la vedette par son ami Mbappé, Griezmann avait gentiment « trollé » TF1 avec un tonitruant : « Vive la France ! Vive la République! », un soir de France-Argentine.

Depuis, toute l’équipe s’y est joyeusement mise. « Regardez comme ils s’affirment spontanément français », s’émerveillent nos sociologues du PAF. Pas de doute, ce mouvement si spontané va irriguer la société française toute entière, apparemment !

Plus ou moins inconsciemment, en singeant un patriotisme exacerbé (que seulement le foot autorise), Griezmann a adressé à Macron – et aux médias – un petit pied de nez. Après tout, à chacun son métier ! A Macron de régler le problème des fractures françaises, et aux Bleus de marquer des buts. La tâche est immense… et seuls les footeux ont assuré leur mission pour l’instant. Au Congrès, Macron a prévenu qu’un président, « ça ne peut pas tout ». Je ne sais pas s’il nous préparait ainsi des lendemains qui déchantent mais, dès lundi matin, les commerces des Champs-Elysées n’étaient déjà plus à la fête.

Des pains et des jeux

Plus de 100 personnes y ont été interpellées et 90 ont filé en garde à vue. Combien seront condamnées ? Et combien d’entre elles auront autre chose que du sursis ? Mouvements de foule, magasins pillés, voitures retournées, bagarres, jets de projectiles sur les CRS : la magie de la soirée de dimanche a été fortement atténuée par ces émeutes. Un dispositif de sécurité monstre avait pourtant été établi. Bien sûr, il s’agit toujours pour la presse d’une « petite poignée de casseurs », de « quelques dizaines de personnes » venues « gâcher la fête ». Quand on va chercher sur les réseaux sociaux des images que les médias nous montrent si peu, on y voit systématiquement des hordes de sauvageons décidées à casser, piller et à en découdre avec les forces de l’ordre. Leur idole, Paul Pogba, avait fort maladroitement déclaré que l’équipe de France avait « tout cassé ». Certains l’ont pris au mot.

La Coupe du Macron

Et pourtant, l’alcool avait cette fois-ci été interdit dans la « fanzone » parisienne du Champ de Mars. Malgré les fouilles, de nombreux fumigènes et artifices y ont toutefois été actionnés. Coup de bol lundi : le retard du vol retour des Bleus était tel que le bus a descendu les Champs-Elysées en deux-deux pour ne pas rater la réception prévue à l’Elysée. Par souci d’agenda de la présidence, le défilé hasardeux a miraculeusement tourné court. Scène surréaliste que de voir des centaines de CRS protéger le bus des Bleus d’une partie de la population… La peur des perturbateurs, avec la menace terroriste, a en tout cas empêché la pleine rencontre de l’équipe avec le public fourni venu l’acclamer. Ce ne fut pas le cas des Croates à Zagreb ni des Portugais à Lisbonne il y a 2 ans.

Le procès de l’assassin de Sarah Halimi aura-t-il lieu?

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Une nouvelle expertise psychiatrique a conclu, la semaine dernière, l’abolition – et non l’altération – du discernement de Kobili Traoré, qui a reconnu l’assassinat de Sarah Halimi. Il pourrait échapper à un procès. 


Il en va de la médiatisation des affaires criminelles comme de celle d’autres sujets sociétaux : elle permettra aux générations futures de révéler les sensibilités de notre époque, ses réticences à ouvrir des débats qu’on préfère recouvrir de la pudeur de notre politiquement correct. Elle éclaire les rapports qu’une société entretient avec la criminalité de son temps, la façon dont elle explore les faits et cherche à élucider cet espace de l’obscurité humaine. Dès le Moyen-Âge, l’opinion publique était mobilisée par le pouvoir au moyen de récits criminels afin de la conduire à respecter davantage l’ordre social. Mais c’est le développement de la presse populaire au XIXe siècle et des médias de masse dans la seconde moitié du XXe siècle qui a permis de mobiliser des émotions tant collectives qu’individuelles. La révolution des réseaux sociaux annonce le pire comme le meilleur.

Les crimes parlent de notre époque

Quand certaines affaires criminelles emplissent tout le champ médiatique, c’est soit que le mystère persiste quant à l’auteur des faits, soit que ce dernier est un tel déviant au regard de l’humanité, par sa perversité, sa violence barbare, qu’il exerce une fascination-répulsion qui contribue à renforcer notre sentiment collectif et individuel d’appartenir à une humanité porteuse de sens et d’unité morale. Il en va autrement d’autres affaires criminelles que les pouvoirs publics et les autorités médiatiques rechignent à exposer devant l’opinion pour des raisons aussi variées que les agendas politiciens ou le maintien du déni d’une nouvelle forme de criminalité que l’on ne sait encore ni nommer, ni traiter. Lorsqu’une mobilisation s’opère pour briser ce silence, pour informer l’opinion, les résistances perdurent, les frilosités demeurent.

L’assassinat barbare de Sarah Halimi par son voisin Kobili Traoré est de ces affaires qu’il fallut éviter de soumettre au jugement populaire quand on n’hésitât pas à user des litres d’encre et du temps d’antenne pour décrypter la personnalité perverse d’un Nordahl Lelandais ou bavarder pour savoir qui était le corbeau dans l’affaire Grégory.

Quand Sarah Halimi a été réveillée en pleine nuit, ce 3 avril 2017, par ce voisin qu’elle connaissait, qu’elle craignait comme d’autres habitants de l’immeuble de la rue Vaucouleurs, dans cette partie du quartier parisien de Belleville « territoire perdu de la République », a-t-elle compris qu’elle ne reverrait plus le soleil se lever, ni ses enfants, ni sa famille ? Après l’avoir battue à mort, alternant coups de poings, insultes et invocations coraniques, il l’a défenestrée sous le regard des policiers impuissants et de voisins traumatisés, même si beaucoup continuent de faire « comme si de rien n’était ». Puis, son crime commis, Traoré est retourné dans l’appartement des voisins par où il était arrivé pour terminer ses prières ; la police attendait derrière la porte, croyant avoir à faire à un terroriste, elle attendait des renforts… C’est en tous cas, pour l’heure, la version des policiers impliqués. Ces 25 minutes sans intervenir, à attendre devant la porte de la famille Diarra où Traoré est installé pour prier, ne sont toujours pas expliquées par la procédure judiciaire en cours, les parties civiles n’ayant reçu aucune information sur l’avancement de l’enquête interne de police. De même, la famille Diarra qui s’est portée partie civile pour séquestration (le père inquiet par l’intrusion de Traoré survolté s’est enfermé lui-même dans une pièce avec sa famille), reste silencieuse et aucune demande d’acte n’a été faite par ses avocats jusqu’ici.

Silence, on vote !

En ce début avril 2017, la campagne électorale battait son plein, tout le monde savait que cela se jouerait entre Emmanuel Macron et ceux que les médias présentent alors comme les « extrémistes » (Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen) pour en finir d’avance avec une élection devenue procédure de validation de l’icône du « nouveau monde ». L’assassinat de Sarah Halimi est passé sous silence pour ne pas troubler le sacre. Quand il fait l’entrefilet d’un journal, c’est un banal fait divers qui « émeut la communauté juive ». Oui elle est « émotive » la « communauté juive » et chacun sait que l’émotion est mauvaise conseillère. Il faut écouter les hommes de raison. Certains notables communautaires sont raisonnables. La plupart des hommes politiques sont très raisonnables. « Dormez braves gens, les agressions et les crimes qui ciblent depuis près de vingt ans vos concitoyens juifs ne vous concernent pas ». Ceux qui disent que ces crimes commis par des hommes se revendiquant de l’islam révèlent la montée en puissance d’une violence radicale plus globale, que cet antisémitisme dépasse le sort des Français juifs. Ceux-là sont des pompiers-pyromanes, des crypto-fascistes qui ne pensent qu’à « stigmatiser » les musulmans. Ils méritent même parfois de comparaître devant les juges. Préoccupons-nous davantage de la réédition des pamphlets antisémites de Céline. Bagatelle pour un massacre ? Probable livre de chevet de Youssouf Fofana, Mohamed Merah, Ahmedy Koulibaly et Kobili Traoré, pour ne citer qu’eux…

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Dans une France découpée en communautés (ethniques, religieuses, sexuelles) avec l’aide de la politique d’actionnaires d’une poignée de notables communautaires complices de pouvoirs publics incapables depuis plus de trente ans de faire respecter la loi commune de notre « République laïque une et indivisible », il n’y a plus de Français, il n’y a que des membres de communautés. « Dormez braves gens… ».

La mort atroce de Sarah Halimi ne devait pas troubler la campagne électorale. Informer l’opinion risquait de l’encourager à « stigmatiser », « amalgamer ». Le parti des lépreux risquait d’en tirer un profit électoral. On se mobilisa : pour taire l’antisémitisme contemporain de l’affaire Halimi, pour exploiter l’antisémitisme fasciste d’hier. D’autant que certains leaders communautaires avaient depuis longtemps leur préférence ; il fallut veiller à ce que rien ne trouble la marche vers le pouvoir de leur candidat. On a fait silence. La journaliste, Noémie Halioua, mena seule l’enquête dont l’écho resta longtemps « communautaire ». Ce n’est qu’après l’élection que la presse généraliste se mit à relayer l’affaire. On ne finira jamais de s’interroger sur l’atonie qui entoura l’assassinat de Sarah Halimi et la surmédiatisation de l’assassinat de Mireille Knoll moins d’un an plus tard. Le contexte politique, encore et toujours. L’instrumentalisation de l’émotion populaire à des fins de récupération politicienne, encore et toujours.

« Sale juive », c’est une insulte ?

Une procédure judiciaire longue s’annonçait dans l’affaire Halimi. Le mis en cause, Kobili Traoré, interpellé calmement était devenu ingérable une fois arrivé au poste de police, il fut immédiatement transféré en hôpital psychiatrique : ni garde à vue, ni interrogatoire. Kobili Traoré a assassiné Sarah Halimi. Il ne nie pas les faits, aucune contestation de ses avocats. Ce sont les motivations du crime qui constituent le fond du débat judiciaire : pour la juge en charge du dossier il semble, dès le départ, que la dimension antijuive du crime n’est ni une piste prioritaire, ni une évidence. Kobili Traoré connaissait Sarah Halimi, il savait qu’elle était juive, cela ne fait bien sûr pas de lui un antisémite, mais éclaire le choix de la cible. En s’introduisant chez elle depuis l’appartement des voisins, il savait qui elle était. Il n’a pas attaqué les Diarra qui lui ont ouvert la porte. Après ses prières et ses préparatifs, il a enjambé le balcon pour entrer chez Sarah Halimi. Quand il est revenu chez les Diarra après avoir enjambé de nouveau ce balcon, il n’a pas cherché à les attaquer, il a fini ses prières. La police entendait les invocations depuis le palier.

Traoré a un casier long comme le bras, aucun antécédent psychiatrique, c’est un délinquant violent qui trafique des stupéfiants tout en fréquentant la mosquée de la rue Jean-Pierre Timbaud pas connue comme emblématique de cet « islam de paix et d’amour » qui – dit-on – règne dans la majorité des mosquées de France… La sœur de Traoré traitait la fille de Sarah Halimi de « sale juive » tout en crachant sur son passage, ce sont là des us et coutumes culturels qu’il est interdit de juger. On a appris depuis le procès de Georges Bensoussan, de la bouche de la « sociologue » Nacira Guenif, que « espèce de juif » et d’autres insultes en arabe du même acabit incluant le mot juif, ne sont en rien des expressions racistes mais de simples habitus de langage sans conséquence, un univers culturel en soi qu’il ne faut pas décontextualiser, ni essentialiser. Pourquoi s’inquiéter en effet, apparemment l’obsession antijuive n’a rien à voir avec l’islam « religion de paix et d’amour »… « Dormez braves gens ».

Traoré va mieux, merci pour lui

De tout cela, il résulte assez vite au cours de la procédure que Traoré est un de ces énièmes « déséquilibrés » qui semblent peupler notre univers criminel moderne. Déjà Adel Amastaibou, l’assassin de Sébastien Selam en 2003 avait échappé à une condamnation pénale pour son crime, il est aujourd’hui libre de ses mouvements. Il avait déclaré à la police qui le décrivit comme « sensé et volontaire » : « Je suis content s’il est mort cet enculé, ce bâtard, ce putain de juif, sale juif ». Une expertise psychiatrique, déjà du docteur Zagury, déclarait son discernement aboli par une pathologie délirante « alimentée d’une thématique antisémite ambiante ». L’antisémitisme d’ambiance… En effet, voici un des éléments du climat de bien des quartiers, bien des groupes culturels récemment installés dans notre pays. Cet antisémitisme d’ambiance conduit apparemment à quelques passages à l’acte criminel particulièrement barbares. La chasse au « sheitan » ne souffre aucune mansuétude quand le délire les prend. Amastaibou aurait fini par retrouver ses esprits. Nos psychiatres font des miracles, de vrais « casseurs d’ambiance »…

Depuis 2003, le code pénal a intégré la circonstance aggravante de racisme et  d’antisémitisme dans la commission d’un crime. L’excuse de « l’antisémitisme d’ambiance » risquait donc de ne pas suffire pour Traoré. Mais, vu le rebondissement de la procédure judiciaire intervenu le 11 juillet, il se pourrait qu’il rejoigne un jour prochain les siens, une fois remis de ses émotions, sans jamais passer par « la case prison ». L’expertise psychiatrique initiale du docteur Zagury avait fait état d’une bouffée délirante aigue (BDA), estimant que son discernement était altéré mais non aboli. De sorte que Traoré pouvait s’attendre à comparaître devant une Cour d’Assise, ce que son état actuel permet puisqu’il va de mieux en mieux. Expertise contestée par aucune des parties en présence. Une BDA est un état de délire qui peut être transitoire, apparaît de façon soudaine – donc sans antécédent majeur – et peut durer quelques jours, semaines ou mois. Le docteur Zagury explique dans son expertise que la consommation excessive de cannabis de Traoré dans les semaines précédant sa BDA était volontaire, sans doute pour apaiser les délires qui commençaient, il était donc conscient de son état. La juge a fini par concéder, en mars 2018, la dimension antisémite à la suite de la première audition de Traoré. Mais elle, et elle seule, n’est pas satisfaite de l’expertise du docteur Zagury, elle en a donc ordonné une seconde, et a déjà lancée une sur-expertise qui interviendra prochainement !

Quand la juge fait du zèle

La seconde expertise réalisée par trois experts, rendue publique il y a quelques jours, reprend les analyses du docteur Zagury mais conclue différemment : la consommation de cannabis et la BDA ont aboli le discernement de l’assassin. Dès lors, l’irresponsabilité pénale de Traoré est fort probable. Son cas serait donc présenté devant la Chambre d’instruction qui déciderait vraisemblablement d’une mesure de sûreté sous forme d’un internement psychiatrique jusqu’à sa guérison. La dernière expertise évoque un individu « réadaptable », même si cela sera « long et difficile ». Soyons confiants dans notre médecine, ce qu’elle a réussi avec Adel Amastaibou et tant d’autres, elle le réussira avec Traoré dont l’état s’améliore déjà. Entouré des siens, peut-être aidé par des méthodes alternatives de désenvoutement, de « chasse aux djinns », sous la surveillance de quelques ethno-psys, Traoré devrait reprendre sa place dans la société, au nom de son « droit » à la réinsertion. Sarah Halimi, qui avait dévoué sa vie aux autres en qualité de médecin puis de directrice d’école, n’est plus. Ses trois enfants sont orphelins, ses petits-enfants ne la reverront plus, ni ses frères et sœurs. Pour eux aussi la vie continue mais elle est à jamais obscurcie par ce crime sanguinaire, envahie par ce manque. Une vie hantée peut-être par l’injustice qui se profile à l’horizon si le non-lieu était prononcé en faveur de Kobili Traoré, comme celle de la mère de Sébastien Selam depuis quinze ans.

Autre élément signifiant du dossier : le refus de la juge à organiser une reconstitution. Demandée par les parties civiles, les avocats de Traoré ne l’ont jamais refusée, pas plus qu’ils n’ont demandé de nouvelle expertise après celle du docteur Zagury. Le mis en cause lui-même s’est dit favorable à une reconstitution. Mais la juge a persisté dans son refus : cela n’apporterait rien, selon elle, à la manifestation de la vérité et en outre, Traoré risquerait une rechute, une « décompensation psychique », s’il revenait sur les lieux de son forfait. Risque que l’expert psychiatre n’a pas évoqué.

Le règne de l’irresponsabilité

Aujourd’hui, l’ombre du non-lieu plane donc sur ce crime. L’assassin de Sarah Halimi bénéficierait de l’irresponsabilité pénale. Va-t-on assister à une épidémie de BDA pour « expliquer » les agressions et crimes antijuifs dans notre pays ? Bien commode la BDA, phénomène délirant qui peut surgir soudainement et ne pas conduire obligatoirement à une maladie psychique chronique grâce à une prise en charge efficace. Dans ce cas, qui peut dire si certains des terroristes qui ont été « neutralisés » ces dernières années ne se seraient pas vus déclarés « malades délirants », donc irresponsables pénalement par des experts psychiatres ? La psychiatrisation de la délinquance et de la criminalité semble devenir courante dans les affaires sensibles. Nouveau visage de la politique de l’excuse qui se donne des airs de science, la médecine est en effet plus sérieuse que les « sciences sociales ». Cette psychiatrisation révèle surtout l’avènement du règne de l’irresponsabilité collective et individuelle qui mine nos sociétés. L’individu qui transgresse gravement, monstrueusement, la loi commune n’est potentiellement plus responsable de rien car nous ne pouvons plus regarder la barbarie en face. Il suffit de trouver un « expert » pour expliquer qu’en fait l’homme est toujours agi, inconsciemment, par des forces externes ou internes qu’il ne peut ni contrôler, ni neutraliser. « Dormez braves gens, ce n’était pas de sa faute »…

Dans le cas de Traoré, qui avant ses 28 ans n’avait jamais fait aucune crise délirante (ce qui est assez tardif pour une première BDA chez un fumeur de cannabis récurent), le refus du pouvoir judiciaire d’interroger le contexte culturel et religieux dans lequel il a grandi, évolué est particulièrement prégnant. Les pincettes avec lesquelles ce sujet est abordé dans les médias illustrent le malaise ambiant sur la dimension culturelle des passages à l’acte ultra-violent de ces délinquants et criminels qu’on a inscrit dans notre paysage judiciaire comme une évolution insignifiante. L’effet du nombre sert à justifier la banalisation alors qu’il illustre au contraire une terrible situation, un danger auquel toute la société est exposée.

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La dimension antijuive du crime de Traoré ne fait guère de doute, qu’il ait été délirant ou non, c’est l’identité juive de sa victime qui a décuplé sa violence, il l’a reconnu devant la juge lors de son audition ce qui a obligé cette dernière à retenir ce facteur aggravant. Mais au-delà, cette tendance à la psychiatrisation et psychologisation des faits sociaux liés à la délinquance et la criminalité doit nous interroger. Il est fort probable que les grands criminels de l’Histoire étaient atteints de pathologies psychiques, mais qui oserait remettre en cause leur responsabilité dans les massacres ou exterminations qu’ils ont ordonnés, planifiés, exécutés à l’aide « d’hommes ordinaires » qui devaient tout de même être aussi « un peu dérangés » ? Des études en psychologie sociale ont montré qu’il existe une catégorie d’êtres humains capables de résister à la pression du groupe, de refuser la soumission à une autorité qui vous ordonne d’assassiner votre voisin qu’il soit « un sheitan » ou « un cancrelat » comme les Tutsis étaient désignés par le pouvoir hutu. Kobili Traoré n’est apparemment pas de ce genre humain-là. Que la justice y voit un élément à sa décharge justifiant d’ici quelque temps sa remis en liberté, peut légitimement nous glacer d’effroi.

En Ouganda, une taxe sur « le commérage »

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La meilleure loi anti « fake news » vient d’Ouganda. Elle taxe « les commérages » sur les réseaux sociaux…


“Mettons impôts sur les péchés ; ce sera source intarissable. L’homme est pécheur par nature, mais plus disposé à faire pénitence de cœur qu’à faire pénitence de bourse. Il éprouvera plus vivement le regret de ses fautes et hésitera davantage à retomber de ses événements si une taxe accompagne ses absolutions”, déclare Jacques Duèze – futur pape Jean XXII – dans La Loi des Mâles de Maurice Druon. A la tête de l’Ouganda depuis 1986, Yoweri Museveni, en bon chrétien éduqué chez les anglicans, a ainsi décidé d’un nouvel « impôt sur les péchés ».

Gazouillez, gazouillez, il en restera toujours quelque chose…

Face à une population de plus en plus critique et une dette nationale qui grimpe, le chef d’Etat africain a dégainé une taxe pour le moins originale : la taxe sur les « commérages » (« lugambo »). Elle concerne les cancans sur les réseaux sociaux et sera prélevée par les opérateurs mobiles – dans un pays où l’essentiel des connexions internet se font depuis un téléphone portable. Quoi de plus louable comme intention que de sauver l’âme d’une population qui perdrait son temps à jouer à la mère l’oie sur les plateformes de nos chers GAFA ? Depuis le mois de juillet, les commères ougandaises doivent ainsi s’acquitter quotidiennement d’un paiement électronique – 200 shilling ougandais soit 4 centimes d’euros – pour avoir accès à Facebook, Twitter et compagnie.

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Cela n’a pas empêché les protestations dans les rues, réprimées à coup de gaz lacrymogène. Une entreprise ougandaise, spécialisée dans les technologies, a aussi porté plainte contre le gouvernement au nom du « principe de neutralité du net ». Les plaignants veulent que la Cour constitutionnelle déclare la taxe « illégale, nulle et non avenue ».

Dans une lettre à son ministre des Finances, Yoweri Museveni affiche l’ambition d’engranger pas moins de 400 milliards de shillings locaux par an, grâce aux commères 2.0. Ces recettes serviraient à régler les problèmes provoqués par les commérages en ligne, explique de manière obscure le chef d’Etat ougandais. Une idée pour son homologue français ?

L’Algérie vers une faillite vénézuélienne


De plus en plus dépendante du pétrole, l’Algérie ne pourra pas éternellement compter sur l’économie de rente pour acheter la paix sociale. Malgré ses atouts, désespérément inexploités, sclérosé par la fin de règne de Bouteflika, le pays s’achemine vers une faillite à la vénézuélienne.


C’est un cas d’école enseigné en première année d’économie : comment la rente des hydrocarbures peut couler un pays. Dopant les salaires et la devise, elle mine la compétitivité des entreprises nationales. Les importations s’envolent et le chômage augmente, sauf à multiplier les emplois publics superflus, comme en Arabie saoudite. La maladie est appelée le « syndrome hollandais », les Pays-Bas ayant connu un énorme trou d’air dans les années 1960 quand leurs champs de gaz, en mer du Nord, se sont taris.

Alea jacta est ?

Le remède est connu, mais il demande une classe politique immunisée contre la démagogie. Il faut neutraliser une large partie des recettes des hydrocarbures dans un fonds souverain investi à très long terme. C’est le choix qu’a fait la Norvège[tooltips content= »Le « Statens pensjonsfond utland » (« Fonds de pension du gouvernement ») a mis de côté environ mille milliards de dollars, soit 200 000 dollars par habitant. »]1[/tooltips].

À l’opposé, l’option vénézuélienne consiste à dilapider la rente en sapant sa propre économie, jusqu’à l’effondrement final. C’est sans l’ombre d’un doute le chemin que prend l’Algérie. Dans son rapport annuel publié en avril 2018, la Banque mondiale qualifie la situation du pays de « très préoccupante ». Elle prédit une grave crise financière, sauf coupe drastique dans les dépenses, voie douloureuse de la sagesse.

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L’État algérien a pris résolument le chemin contraire. Son sort s’est joué en 2011, alors que les Tunisiens et les Égyptiens venaient d’expulser leurs potentats respectifs et que le baril atteignait son plus haut historique, à 110 dollars. La caste au pouvoir à Alger, peut-être convaincue que les cours du pétrole resteraient durablement au firmament, a ouvert en grand le robinet de la dépense publique. Elle était aiguillonnée par les émeutes contre la vie chère qui secouaient le pays. Recette de la stabilité, des subventions aux produits de première nécessité (pain, huile, sucre, etc.) et des grands travaux visant à maintenir l’activité. Rien de fondamentalement absurde, en théorie. C’est au niveau de l’application que cette super « relance keynésienne » tourne à la farce.

L’Algérie carbure à la dépendance

Démonstration par la baguette. Le prix du pain algérien est contrôlé. En échange, les boulangers peuvent acheter de la farine subventionnée. Celle-ci, hélas, est massivement détournée (l’Union nationale des boulangers algériens le déplore régulièrement). Les minotiers la revendent au prix fort, sans que les autorités réagissent. Les boulangers, contraints de s’approvisionner au marché libre, vendent à perte et font faillite. Trois mille d’entre eux ont fermé boutique en 2017, aggravant les pénuries de pain. Les grands investissements dans la modernisation des infrastructures aboutissent à des situations encore plus rocambolesques (voir l’article sur le chantier de l’A1 algérienne).

Le pays dépense de plus en plus, mais il dépend toujours à 95 % des hydrocarbures pour ses exportations et à 75 % pour ses recettes fiscales. « Sonatrach, c’est l’Algérie et l’Algérie, c’est Sonatrach», résume l’économiste Abderrahmane Mebtoul. « Dépenses improductives, subventions généralisées sans ciblage, mauvaise gestion, pour ne pas dire corruption, il faut un baril à 85 dollars pour ne pas puiser dans les réserves de change, et à 90/100 dollars pour les augmenter. »

Plus maîtresse de son destin

Or, à la mi-juin, la cotation du Brent mer du Nord atteint 72 dollars. C’est mieux qu’en début d’année, mais encore insuffisant. Il y a dix ans, un baril à 60 dollars permettait d’équilibrer les recettes et les dépenses[tooltips content= »Si on tient compte du taux de change, la dérive est encore plus grave, car le dinar algérien a perdu la moitié de sa valeur face au dollar en une décennie. Or, le pétrole est vendu en dollars. »]2[/tooltips]. Si l’État algérien avait simplement maintenu son niveau de dépenses, traditionnellement élevé, avec les prix actuels des hydrocarbures il aurait encore de la marge. En les accroissant, il s’est engagé sur une piste noire.

Les réserves de change, qui permettent de subventionner le coût de la vie, sont passées de 193 milliards de dollars en 2013 à 93 milliards en 2018. D’après les estimations d’Abderrahmane Mebtoul, il faut s’attendre à « un montant de sorties de devises de 55/60 milliards de dollars pour 2018 », ce qui signifie que, dans dix-huit mois ou deux ans, sauf remontée des cours du pétrole, les caisses seront vides. L’Algérie n’est plus maîtresse de son destin, qui se joue dans les réunions de l’OPEP. La seule solution envisagée par le gouvernement est de faire tourner la planche à billets, ce que tous les économistes de la planète considèrent comme une folie inflationniste.

Le risque d’embrasement social

Au Venezuela (dont le président Nicolas Maduro s’est rendu à Alger en septembre 2015 et janvier 2017…), l’inflation annualisée en mai 2018 dépassait les 15.000 %, ce qui rend inopérante la notion même de monnaie. Fuyant la paralysie totale de leur pays, plus d’un million de personnes ont quitté le Venezuela en un an et demi, trouvant refuge en Colombie voisine. Les Algériens n’auraient pas cette possibilité : la frontière avec le Maroc est fermée depuis 1994. Les relations entre les deux pays sont exécrables. Elles sont à peine meilleures avec la Tunisie.

La situation est très grave, mais appelle seulement des mesures de bon sens. La plus emblématique, réclamée par tous les acteurs économiques, serait de supprimer la disposition qui interdit à un étranger de posséder plus de 49 % d’une société en Algérie. Elle constitue un frein énorme aux investissements industriels dont le pays a besoin. Il y a également consensus sur la nécessité de relancer l’agriculture, qui tourne largement en dessous de son potentiel. Seulement le tiers des surfaces cultivables est exploité, alors que les importations de produits agricoles représentent la moitié du déficit du commerce extérieur. Tous les analystes s’accordent aussi sur la nécessité de réduire les aides publiques inefficaces. Le gouvernement algérien s’y était engagé publiquement début 2017. Il a commencé à le faire, mais il n’a pas tenu dans la durée. « La loi de finances 2018 prévoit des dépenses budgétaires en très forte hausse par rapport à l’année 2017 », déplore Abderrahmane Mebtoul.

L’Algérie prise entre deux feux

Comment expliquer cette apathie gouvernementale ? « Abdelaziz Bouteflika a écrasé les corps intermédiaires qui pouvaient lui faire de l’ombre, il n’y a plus personne pour porter des réformes », répond Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences-Po. Selon lui, même âgé de 81 ans et gravement malade, le président au pouvoir depuis 1999 bloque le jeu. « Le Premier ministre actuel, Ahmed Ouyahia, me semble conscient de la gravité de la situation, mais il n’a pas assez d’influence. »

L’historien voit son pays « au bord de l’explosion sociale » et redoute qu’une crise économique affaiblisse le pouvoir central et embrase l’Algérie, avec deux foyers probables. Il y a tout d’abord les haines accumulées et les vengeances inassouvies de la « décennie noire » (1991-2002). « Des milliers de familles ont subi des meurtres, commis par des islamistes ou par des milices, on ne sait pas très bien. Elles n’ont pas oublié », reprend l’historien. Vient ensuite le clivage arabe/berbère. La wilaya (département) de Ghardaïa, à la limite nord du Sahara, connaît depuis des années une guerre civile larvée entre les deux peuples.

Kabylie vs Algérie 

Les blessés se comptent par milliers et les morts par dizaines : 22 décès pour le seul mois de juillet 2015 ! En 2014, il a fallu déployer 10 000 soldats pour mettre fin aux affrontements. En juin 2018, Ferhat Mehenni, une des figures historiques de la lutte pour l’autonomie de la Kabylie, a lancé depuis Londres un appel à la création d’un « corps de contrainte ». En clair, un mouvement armé kabyle ! Il a été désavoué par l’immense majorité des leaders autonomistes, mais qu’en pense la population ? Manifestement, certains ne demandent qu’à en découdre. Le 15 avril 2018, les affrontements en marge du match de demi-finale de la coupe d’Algérie de football, opposant la Jeunesse sportive de Kabylie au Mouloudia Club d’Alger, ont fait 104 blessés.

Toutes les semaines ou presque, des matches de football dégénèrent en bataille entre supporters ou avec les forces de l’ordre. La violence fait office de distraction, dans un pays où elles sont rares. Au dernier pointage du ministère de la Culture, en 2015, il restait 20 cinémas ouverts dans tout le pays, sur 400 salles ! En mai 2018, le gouvernement a fait fermer, pour « indécence », le cinéma Mohamed-Zinet, à Alger, qui avait diffusé Borat, avec l’actrice « porno » Pamela Anderson, pendant le ramadan. Une décision rapide et énergique, qui en dit long sur le sens des priorités du pouvoir algérien.

Macron est-il si clairvoyant ?

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Vanté pour son intelligence politique, le président Macron est-il conscient de la situation de la France ? De nombreux signes laissent penser, au contraire, qu’il ne s’en rend pas compte.


Depuis qu’il a été élu président de la France, il virevolte avec ce qui semble du brio. Ses discours, comme celui qu’il a récemment prononcé devant le Congrès réuni à Versailles, ont du style. Beaucoup de Français pensent que notre pays est mieux représenté par lui. Il a, à un degré caricatural, l’assurance bien connue des hauts fonctionnaires français – qui, sur la scène internationale, ne plait pas à tout le monde et  ne signifie pas non plus qu’il ait des idées.

L’OPA magistrale[tooltips content= »Olivier Piacentini , OPA sur l’Elysée, Editions de Paris, juin 2018″]1[/tooltips] qu’il a réalisée sur la France au printemps 2017 était assurément le signe d’une certaine intelligence. En ce temps de confusion de toutes les valeurs, avoir contourné les règles républicaines fondamentales qui tiennent chez nous les juges éloignés des processus électoraux passe non pour une faute mais pour un exploit : bravo l’artiste, dit-on ! La subversion du clivage gauche-droite qu’il a opérée n’est pas nouvelle mais jamais elle n’avait été poussée aussi loin.

Un président psychorigide ?

Macron fait preuve d’une incontestable habileté politicienne. Il est vrai que la bêtise d’une certaine droite, contaminée par les logiques techniciennes, lui facilite la tâche : en lançant des réformes qui plaisent à celle-ci comme celle du code du travail ou de la SNCF ou encore la sélection à l’entrée des universités, il conduit une partie de l’opposition républicaine à l’approuver et, dès lors, les Français à se demander à quoi elle sert.

Il reste que l’intelligence, la vraie intelligence politique, ce n’est pas de savoir vibrionner au jour le jour ou de gérer sa « com », c’est la capacité à s’adapter au monde tel qu’il est.

Ses nombreux faux-pas diplomatiques, tant  à l’égard des Etats-Unis que de l’Italie ou des pays du groupe de Višegrad, tout comme le conformisme de ses réformes, amènent à douter que le nouveau président soit vraiment aussi clairvoyant qu’on le dit et qu’il le croit.

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Or sur ce plan, Macron donne, il faut bien le dire, des signes inquiétants de psychorigidité. D’abord, sur l’Europe. Discours après discours, il présente un plan de relance de l’Europe supranationale, d’un idéalisme exalté, sans paraître voir que cela n’intéresse plus personne : ni aucun de nos partenaires, ni personne en France. Le président en est resté  sinon à Jean Monnet, du moins aux années 2000, au temps des grands débats sur la Constitution européenne et il n’a sûrement jamais compris  pourquoi le non l’avait emporté en 2005. Depuis, il y a eu le Brexit qu’il n’a pas avalé non plus ; et il y a l’opposition forcenée du groupe de Višegrad à tout approfondissement : loin de tendre la main à ces vieux pays, amis historiques de la France, il les insulte et se les met à dos. La classe politique allemande, paralysée, s’arc-boute pour empêcher la montée de l’AFD, parti eurocritique. Les Italiens viennent de montrer qu’ils ne veulent pas de l’Europe de Bruxelles : Macron les rappelle à l’ordre avec arrogance, ignorant visiblement combien les Italiens détestent les leçons de morale venues de France – surtout après avoir été contraints d’accueillir seuls près de 800 000 réfugiés.  Irrité de voir que les choses ne vont pas comme il le souhaiterait, il ressort la vieille rengaine que l’Europe n’aurait pas dû être élargie, et va même jusqu’à qualifier de « lèpre » le « populisme » de ceux qui résistent au projet européen. Demain des « vipères lubriques » ? On le dit ouvert mais il refuse le pluralisme, moderne, mais il refuse l’histoire.

Macron, le dernier des européistes

L’évolution de l’opinion publique n’est pas le seul signe de l’usure du projet européen : pour maintenir l’euro à flot, la Banque centrale européenne (BCE) poursuit sa fuite en avant inflationniste (c’est le sens du quantitative easing) : jusqu’où ? Le vaisseau Europe fait eau de toute part ; Macron seul ne semble pas s’en apercevoir : est-ce le fait d’un homme éclairé ? Dans la défunte Union soviétique nul doute que Macron aurait été plutôt du côté de Brejnev (ou de Souslov[tooltips content= »Idéologue marxiste qui représentait dans les années soixante-dix le conservatisme le plus étriqué au Bureau politique du parti communiste soviétique. »]2[/tooltips] !) que de Gorbatchev.

Le projet européen de Macron pourrait intéresser l’Allemagne sous un seul angle : la récupération de notre industrie de défense. Après le démantèlement d’Alstom dont il porte largement la responsabilité et au motif de faire l’Europe de la défense, le GIAT (le char Leclerc), la DCN (le Charles de Gaulle) sont en train de passer subrepticement sous pavillon allemand. Aveuglement ou volonté délibérée de laminer la singularité française ? Beaucoup se le demandent.

Même oubli de l’intérêt national au bénéfice de l’idéologie dans les rapports avec la Russie : si le front ukrainien semble un peu calmé – grâce à Trump plus qu’à Macron -, les sanctions à l’encontre de la Russie que Fillon voulait lever ne sont pas près de l’être et lèsent toujours autant les intérêts de la France. Si les Russes avaient apprécié l’invitation surprise du nouveau président à célébrer la visite du tsar Pierre le Grand à Versailles, par-delà les ronds de jambe, rien n’a changéquant au fond dans la relation franco-russe : les Russes s’en sont certainement aperçus.

Macron le continuateur

Les changements à la tête d’un Etat ont toujours servi à corriger la ligne politique d’un pays quand elle était mal engagée, sans que le nouveau président ait à se désavouer. Or elle l’avait été rarement aussi mal qu’en Syrie sous Sarkozy et Hollande : la rupture totale des relations diplomatiques, le soutien constant aux milices djihadistes, les mêmes qui se félicitaient bruyamment des  attentats en France (quand elles  ne les avaient pas organisés), la diabolisation  hystérique et – infantile quand on sait comment se manipule aujourd’hui l’opinion internationale – du gouvernement syrien, tout en constituant une trahison des chrétiens d’Orient, nous ont aliéné inutilement un pays, ancien mandat français, qui avait été au cours des deux dernières décennies un partenaire précieux. Or Bachar a aujourd’hui pratiquement gagné la guerre, les augures du Quai d’Orsay (la « secte » néoconservatrice) qui prédisaient en 2011 sa chute en huit jours  en sont pour leurs frais. Visiblement, Macron reste sur la même ligne que ses prédécesseurs ; au lieu de s’adapter à la nouvelle donne, il laisse son ministre des Affaires étrangères, le médiocre Le Drian, accuser Assad de massacrer son peuple. Des forces spéciales françaises, armées d’hélicoptères,  sont présentes dans le nord de la Syrie, on se demande pour y faire quoi : même Sarkozy et Hollande n’étaient pas allés jusque-là. Alors que Trump retire ses forces du pays, Macron y augmente  les siennes ; prétendant de manière ridicule avoir convaincu Trump de rester, il s’attire un démenti cinglant. Tout aurait pu changer sur ce front et rien ne change[tooltips content= »Hors la nomination récente d’un ambassadeur spécial, qui n’implique pas la reprise des relations diplomatiques. »]3[/tooltips]. Loin de déplacer les lignes, comme Trump a su le faire à sa manière avec la Corée du Nord, Macron reste sur le même rail.

Dans les affaires intérieures, beaucoup louent le dynamisme du nouveau président, ses multiples efforts pour faire « bouger la France ». Il donne le vertige par la multiplication des projets de réforme. Mais quelles réformes ? La vérité est que loin d’être originaux, les projets de Macron étaient tous dans les cartons des ministères et ne sont que le prolongement des réformes effectuées au cours des quinze ou vingt dernières années, lesquelles ont si bien réussi à la France comme on sait !

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Au titre de la réforme de la fonction publique, il annonce la rémunération au mérite des fonctionnaires ; sait-il qu’elle a été instaurée dès 2001 par une loi bien connue appelée « Lolf », mise en œuvre par Sarkozy et dont on connait déjà les effets pervers ? Faute de critères de rendement fiables, la porte a été ouverte à l’arbitraire, parfois à la promotion canapé, l’ambiance s’en est trouvée détériorée et le zèle découragé. Les deux piliers de l’Etat que sont le ministère des Finances et la représentation locale de l’Etat ont été gravement désorganisées. Macron veut aller encore plus loin…

Les Ordonnances travail, auxquelles certains trouvent cependant quelques aspects positifs, sont-elles autre chose qu’une  mise aux normes européenne ?  Comme l’est l’adhésion au Ceta, laquelle intervient au moment où un Jacques de la Rosière, ancien patron du FMI, remet en cause une partie des dogmes libre-échangistes.

Le spectacle permanent

La réforme de la SNCF est la transposition mécanique d’un règlement de Bruxelles. Déjà affaiblie par la séparation, économiquement absurde mais imposée par le dogmatisme de la commission, des réseaux et de l’exploitation, la SNCF le sera plus encore.

En décembre dernier, le gouvernement s’est réuni au grand complet à Cahors pour marquer son intérêt pour la « France périphérique ». Il n’en est pas sorti une seule idée. Est annoncée, au contraire, la fermeture de milliers d’écoles   rurales pour renforcer les ZEP et sans doute celle de nombreuses petites lignes de chemin de fer. L’abaissement de la limitation de vitesse à 80 km à l’heure, va d’abord toucher ces zones.

La réforme annoncée du bac est dans les cartons du ministère depuis des années. Elle s’inscrit dans la progressive déconstruction du système éducatif : course à la facilité, dilution de la notion de discipline scientifique, notes de gueule.

Il est vrai que, par exception, l’enseignement primaire semble géré par le ministre Blanquer plus intelligemment que par ses prédécesseurs : il faudrait voir dans ce retour au bon sens l’influence de Brigitte Macron. Dommage qu’on ne la voie pas ailleurs !

De cette réformite sans imagination, deux lectures. Celle de l’oligarchie économique, médiatique, technocratique, des think tanks libéraux qui tous font chorus : la France a besoin d’être réformée ; tout le monde sait quelles réformes il faut faire. Si on ne les a pas encore faites, c’est que les gouvernements successifs ont manqué de « courage ».

L’autre lecture se réfère à Guy Debord : la société du spectacle (disons de communication) dans laquelle nous sommes entrés a besoin de s’étourdir de réformes, lesquelles, au point où nous en sommes, ne sauraient faire aller les choses que de mal en pis : « La société du spectacle dans sa phase avancée (…) n’est plus pour l’essentiel réformable. Mais le changement est sa nature même, pour transmuter en pire chaque chose particulière ».[tooltips content= »Guy Debord, La société du spectacle, 1966″]4[/tooltips] Dans cette optique, la réforme est d’abord un produit de communication (de « spectacle »).

Macron ne comprend pas la France

Les réformes de type technocratique ne font que suivre les logiques de celles qui les ont précédées et qui sont précisément les causes des problèmes. Avec Macron, nous les voyons à l’œuvre de manière caricaturale. Comment espérer trouver les remèdes aux maux de l’Education nationale dans les cartons d’un ministère qui est le responsable de ces maux ? La technocratie française   élabore des  projets de réforme  qui, chacune dans son domaine, suit un schéma simple, voire simpliste, ignorant la  complexité des choses, en général le même depuis quarante ans : regrouper les communes, fusionner les services, étendre le mode de gestion privé, flexibiliser l’emploi, mettre aux normes européennes ou internationales (celles de l’OCDE pour le bac). Face aux résistances, jamais, au grand jamais, leurs initiateurs se demanderont si dans ces résistances, il n’y aurait pas quelque chose de légitime. On se contente d’y voir l’effet de l’archaïsme, de la routine, d’un conservatisme « bien français ». Nul n’imagine que ce pourrait être à la technocratie de s’adapter. Penser qu’il pourrait y avoir  de bonnes et de mauvaises réformes comme il y a de bons et de mauvais remèdes, est une question hors du champ épistémologique de ceux qui nous dirigent, comme dirait Foucault. Réformer est devenu intransitif comme communiquer ou changer. Face à ces blocages, « enfin Macron vint »[tooltips content= »Commentaire, n°158, été 2017″]5[/tooltips], selon une expression dont on peut penser qu’elle était ironique. Cette fois, ça passe où ça casse.

Macron, c’est jusqu’à la caricature l’incapacité à critiquer à partir d’une connaissance du terrain (qu’il n’a pas) ou d’idées neuves (qu’il n’a pas non plus) les projets des administrations que la plupart du temps, le gouvernement  avalise. Loin d’apporter la touche du vrai chef (« l’œil du maitre ») comme le faisait par exemple un Pompidou, homme supérieurement intelligent, lui, et critique lucide des logiques technocratiques, Macron ne doute pas que les services aient, sur tous les sujets, raison. Comme en politique étrangère, il est sur les rails et il y reste.

Erreur sur la personne ?

Tragique malentendu : les Français étaient las d’une classe politique usée, et en réalité d’une technocratie dont les projets étaient avalisés passivement par les politiques. Voulant du nouveau, ils élisent quelqu’un qui ne propose rien d’autre que de donner un coup d’accélérateur aux réformes qu’inspire ladite    technocratie.

Or la France d’aujourd’hui  rencontre des problèmes graves qui, comme jamais jusqu’ici, conditionnent son avenir. Ces problèmes : démographie, désindustrialisation, dépenses publiques excessives, justice et insécurité, déliquescence de l’Education nationale.   Il y a là de quoi être inquiet :  Macron, prisonnier des logiques du passé, ne semble armé intellectuellement pour se saisir sérieusement d’aucun de ces problèmes. Bien au contraire, la plupart de ses projets font craindre leur aggravation.

Comment s’étonner qu’au bout d’un an, s’installe le doute sur la capacité de Macron à vraiment réformer la France. Les Français ne vont pas tarder à comprendre, avant lui sans doute, qu’il se situe aux antipodes de ce qu’ils attendent.

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Il  y a, disaient les Romains, pour chacun, un sommet, une acmé, un moment de la vie où il atteint sa pleine réussite. Pour le jeune Macron, ce fut ses années Sciences po-ENA-Inspection des finances, sous l’égide d’un Richard Descoings à l’heure de sa gloire. La plupart des thèmes évoqués plus haut, de l’Europe supranationale à la privatisation des services publics et à la philosophie libérale-libertaire, connaissaient alors leur plus grande faveur, ils étaient si évidents que bien peu osaient les remettre en cause surtout s’ils voulaient sortir dans les premiers de l’ENA, temple du politiquement correct. Typique de cette école, la rhétorique balancée du « en même temps ». Le mépris ostensible de la francophonie qui pousse Macron à faire ses discours en anglais avait déjà entrainé la multiplication des cours en anglais à la rue Saint-Guillaume, sans que la cote de l’école y ait d’ailleurs gagné. Dans le milieu fermé  qu’il  fréquentait  alors, la criminalisation de la France coloniale, familière aux universités américaines,  ce n’était pas une provocation, c’était une évidence.

Macron est comme un animal parfaitement adapté à un certain milieu mais inadaptable ailleurs. Dans ce milieu, il peut certes faire preuve de brio. Mais il détonne dès que l’environnement  change un tant soit peu. Le nouveau président est aussi déphasé aujourd’hui que l’était Mitterrand en 1981 avec son lourd  programme de nationalisations. Mais Mitterrand, vieil animal politique, avait su s’adapter. On ne voit pas à ce jour, le moindre indice que Macron en soit capable.

Comprendra-t-il que ce qu’il a appris à l’Institut d’études politiques de Paris il y a vingt ans est complétement à côté de la plaque dans une planète dominée par Poutine, Trump, Xi et qui voit partout la révolte des peuples contre les logiques technocratiques et le retour des stratégies nationales ? On peut craindre que non.

Après les Bleus, le réconfort


Les Bleus, l’équipe de France est championne du monde. Et pour la première fois depuis 20 ans, les Français ne sont pas unis dans la peine, mais dans la félicité.


Ils l’ont fait ! Huit ans après l’abominable fiasco et l’humiliation morale de Knysna, l’équipe de France de football, emmenée par son sélectionneur et ancien champion du monde Didier Deschamps, a réalisé l’un des exploits les plus importants du monde sportif en accrochant au maillot bleu la seconde étoile de son histoire.

Pour la première fois depuis ces dernières années tragiques et après des centaines de morts, le peuple français s’est rassemblé spontanément dans les rues pour célébrer un émoi de joie collective, pour autre chose que pleurer ses morts, pour hurler son bonheur de relever la tête et de le faire rassemblé. De ce point de vue, rien ne sera comme avant le 15 juillet 2018. Cette étoile est celle de la résilience.

La victoire est en nous

Ce collectif, jeune, talentueux, bigarré, portant haut et fier les couleurs de la France, a su imposer son jeu, sa défense solide, verrouillée à l’arrière par l’ancien portier de l’Olympique lyonnais Hugo Lloris, à qui l’on pardonne son geste maladroit en finale après une compétition exceptionnelle, et son attaque fringante et impétueuse face aux adversaires les plus redoutables du moment.

Comme autrefois l’épopée des Platini, Rocheteau, Genghini, Tigana, Giresse, Amoros, Baratelli, Marius Trésor (tout un programme…), la saga des Zidane, Lizarazu, Blanc, Candela, Djorkaeff, Boghossian, Karembeu, aujourd’hui les Kylian Mbappé, les Raphaël Varane, les Samuel Umtiti, les Corentin Tolisso, Benjamin Pavard, Paul Pogba, Antoine Griezmann et tous les autres titulaires ou remplaçants, sont venus graver leurs patronymes poétiques dans la légende dorée du sport français, celle qui sera bientôt abondamment floquée sur les maillots des petits poussins éponymes en crampons, lesquels s’empressent déjà de s’inscrire dans les clubs amateurs pour tenter de ressembler à leurs glorieux aînés. Car c’est d’abord cela, le premier et principal effet d’une pareille victoire : un formidable effet d’entraînement sur les jeunes qui ont besoin à la fois de rêves et de voir que parfois les rêves se réalisent, à force d’y croire et de persévérer. L’exemplarité des parcours sportifs en général et des victoires en particulier produit une dynamique stimulante d’entraînement qui dure ensuite de nombreuses années et dont le sport français a besoin, victime d’un curieux mélange de mépris de classe et de mépris pseudo-intellectuel.

Plusieurs axes permettent d’appréhender cet événement, tout comme il y a plusieurs branches d’étoile qui conduisent à l’Arc de Triomphe.

Une autre jeunesse

Pour ceux qui, enfants, un soir de juillet 1982, pleurèrent toutes les larmes de leur corps après l’odieux attentat de Schumacher sur Battiston, jamais pardonné, puis qui, devenus grands, ont célébré ce moment de liesse incomparable que fut la victoire de juillet 1998, c’est une voie sentimentale de mémoire et de transmission, empreinte d’affects, entrelacée de souvenirs, d’espoirs souvent déçus et parfois récompensés, de nostalgies, de joies et de peines à l’image exacte de toute une vie, d’albums Panini conservés en précieux grimoires emplis de noms improbables de joueurs du monde entier s’affrontant sous des oriflammes chamarrés dont on ignorait jusqu’à l’existence, puis enfin le bonheur d’offrir cette même joie et peut-être ces mêmes souvenirs à leurs propres enfants…

Il y a, aussi, la notion patriotique, particulièrement réaffirmée cette année, la fierté assumée et revendiquée par cette équipe de porter les couleurs nationales quand précisément l’époque des sales gosses gâtés aux postures racaillisées de la précédente session semblait guidée par le mépris affiché de ces mêmes valeurs.

De là à souligner que l’amour de son pays et la fierté du maillot apportent toujours le petit supplément d’âme permettant au sportif de se transcender, il n’y a qu’un pas qui doit être franchi et souligné autant de fois que nécessaire.

Deschamps, la France qui gagne

Une joie donc, à considérer que grâce au sport, ce qui est ordinairement culpabilisé, flagellé en mépris pour la lèpre populaire et identitaire, se traduise ici par un orgueil retrouvé, fût-il symbolique et « seulement » sportif. La coïncidence calendaire avec la fête nationale, comme autrefois l’arrivée du Tour sur les Champs le 14 juillet dont il semblait par conséquent naturel qu’elle fût remportée par un Français, renforce ce sentiment de fierté habituellement tournée en dérision voire en haine. On est loin, ici, de l’époque où la Marseillaise fut sifflée en 2008 au Stade de France avant le match France-Tunisie. Les zélateurs gauchistes de la haine de soi et du sanglot de l’homme blanc, certains jeunes voire moins jeunes en sécession contre la République française, mais aussi les zélateurs pro-oustachis qui, à droite de la droite de la droite souhaitaient la défaite de ce collectif comprenant selon eux « trop de noirs », en sont tous pour leurs frais (voir les tweets de Rivarol).

Le dépassement de soi par le collectif, tel est bien le sens de cette victoire, et aussi ce qui l’a rendu possible comme ce fut le cas déjà en 1998 avec Aimé Jacquet qu’une presse aussi imbécile que vaniteuse ne cessa préalablement de railler tant il l’invoqua, justement, son fameux « collectif » : l’histoire a démontré qu’il avait raison et que l’autorité d’un chef ne se décrète pas par proclamations de toute puissance arrogante mais par la finesse managériale si efficiente en Didier Deschamps, permettant à chaque membre du collectif d’en être « augmenté » (« autorité » vient de « augere » qui signifie augmenter). Le bon leader sportif (mais pas que, et c’est ici qu’il faudrait prendre exemple…) est celui qui parvient à faire en sorte que chaque membre de l’équipe s’augmente, augmente ses capacités, et que le collectif lui-même s’en trouve magnifié, et toute la communauté nationale qui est derrière pareillement. Pari gagné donc.

Eh bien dansez maintenant !

La question que tout le monde se pose à présent, et qui constitue l’un des autres axes d’analyse de cette victoire, en raison de la surexposition médiatique de l’événement, est celle d’un éventuel impact sur la vie politique, économique, sociale, bref sur la situation générale du pays. Les spécialistes des sondages d’opinion tout comme la plupart des économistes sont toutefois sceptiques sur ce point, contrairement aux gouvernants qui, de tous temps, tentent de récupérer l’événement à leur compte en l’érigeant en paradigme victorieux de leur propre action, voire en conséquence de leur pouvoir démiurgique, pour ne pas dire jupitérien.

L’embellie dont avait bénéficié Jacques Chirac en 1998 était tout à fait exceptionnelle et fondée sur d’autres paramètres que la Coupe du Monde n’a fait qu’amplifier. Emmanuel Macron a pourtant donné le ton lors de sa visite à Clairefontaine, en déclarant aux Bleus avec un regard complice : « Une compétition réussie est une compétition gagnée », ce qui semble assez vrai sur le strict plan du trophée et renvoie évidemment à son propre parcours électoral, mais souligne a contrario que le style de jeu importerait peu, y compris donc une victoire contre le jeu, ou une élection « contre »… Pas sûr que cela flatte finalement l’équipe de France qui, en dehors des matchs de poule, s’est efforcée de produire un jeu pétillant, même si son réalisme l’a plusieurs fois sauvée dans cette compétition, pas sûr non plus que l’image soit très positive sur le plan politique puisque cela signifierait que la fin justifie les moyens et que seuls comptent les calculs au détriment des idéaux. Se méfier donc des métaphores sportives en politique, elles sont toujours à double tranchant. A noter toutefois pour sa défense que l’actuel président de la République est, paradoxalement, un vrai fan de foot (précisément de l’Olympique de Marseille), ce que n’était pas Jacques Chirac dont l’image semblait pourtant plus proche du peuple des stades.

La victoire en se méfiant

Sur le plan économique, chacun sait désormais qu’en l’absence de réelle relance, l’impact sur la croissance est structurellement nul, la consommation du moment se trouvant simplement gonflée par une euphorie ponctuelle des ménages qui devront compenser leurs excès festifs le mois suivant. La crise est là, polymorphe, économique, sociale, politique, culturelle, et elle n’aura pas disparu comme par enchantement au coup de sifflet final. Pas moins de 110 000 policiers ont dû être mobilisés pour la sécurisation de l’événement en plein contexte de terrorisme islamiste mais aussi de délinquance urbaine, afin de permettre au peuple de la France populaire et périphérique, par ailleurs abondamment méprisée le reste du temps, d’exulter joyeusement en dépensant son maigre pécule, son pognon de dingue. Deux ans précisément après le massacre islamiste de Nice, il faut des fan-zones et une segmentation sécurisée de l’espace public, sans quoi les inévitables « débordements » et risques deviennent immaîtrisables, débordements qui de toute façon se produisent aux confins des espaces dédiés ou dans les territoires non protégés.

C’est une victoire en temps de guerre, enfin, une victoire en temps de drôle de guerre, puisqu’on s’apprête parallèlement à libérer des détenus radicalisés, ce qui sera autant de travail pour la sécurisation des futures fan-zones… D’une certaine manière, cette victoire révèle, comme un procédé photographique, toutes les failles de la situation actuelle, et souligne en creux la crise bien davantage qu’elle ne la résorbe, même si, indéniablement, elle met du baume au cœur et laisse entrevoir l’hypothèse d’un avenir meilleur. Car le sport est une métaphore que seuls les ignorants ont tort de mépriser. Cette victoire risque de provoquer la joie suivie des réveils amers, quand le réel revient en mémoire. Et nul doute que la prochaine Coupe du Monde, organisée au Qatar, ne fera qu’entériner cette avancée vers le gouffre, puisqu’on parle déjà d’interdire les gros plans sur les jolies filles durant les retransmissions de matchs, sous couvert d’antisexisme imbécile, mais sans doute plutôt pour satisfaire un peu plus, consciemment ou non, les exigences d’une vaste régression obscurantiste : auront-elles simplement accès aux stades, non voilées et dans des gradins mixtes ? Mais, près de ce gouffre, nous serons peut-être désormais plus unis et plus forts.

Donald Trump et les économistes de l’Aix du bien

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Trois jours avant le déplacement houleux de Donald Trump à Bruxelles pour le sommet de l’OTAN, le Cercle des économistes se réunissait à Aix-en-Provence. L’occasion d’accuser le président américain de tous les maux dans le but de faire naître un « monde apaisé »


Les commentateurs de tout poil commencent à comprendre qu’ils n’avaient pas tout compris de la stratégie de Donald Trump. Il avait pourtant annoncé ses intentions pendant sa campagne présidentielle et il fait ce qu’il avait annoncé. Ou presque : car les méchantes querelles que le clan Clinton entretient au sujet d’une éventuelle russian connection l’empêchent pour l’instant (et jusqu’aux élections de mi-mandat en novembre) de développer son plan de coopération avec Poutine. Pourtant, loin des stratégies torturées de Bruxelles ou de Paris, de la langue de bois et de la pensée unique, Donald Trump fait ce qu’il veut et réussit tout ce qu’il entreprend. Sans doute parce qu’il a du bon sens, sous ce masque de scène destiné à ses électeurs.

Otan en emporte la Chine

Son passage à Bruxelles, les 11 et 12 juillet, pour une réunion de l’OTAN a été déstabilisant pour les pantouflards et les carriéristes de la défense, les partisans de la routine sans génie. Donald Trump s’en est notamment pris avec vigueur à l’Allemagne de Brunehilde-Merkel (en cours de suicide politique), qui non seulement est à la tête d’un pays qui ne cesse d’augmenter son bénéfice commercial sur le dos des Etats-Unis mais qu’il accuse aussi d’être « complètement contrôlée par la Russie » et de payer à cette même Russie « des milliards de dollars pour ses approvisionnements en énergie ». Pendant que « nous [l’OTAN et les Etats-Unis] devrions payer pour la protéger contre la Russie. Comment expliquer cela ? ». Il aurait même pu ajouter que les observateurs de l’économie russe constatent que les grandes entreprises allemandes ne respectent pas les sanctions internationales, post-crise de Crimée.

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Donald Trump aurait même menacé (il avait évoqué pendant sa campagne l’obsolescence de cette alliance) de quitter l’OTAN si les membres de l’organisation ne font pas un effort d’augmentation des dépenses militaires. Car son souci prioritaire c’est la Chine, et il ne veut pas que l’Europe ou l’OTAN, lui absorbent l’énergie économique, diplomatique, militaire dont il a besoin pour contenir Xi Jinping : il sait qu’il doit poser des barrages dans le Pacifique avant qu’il ne soit trop tard.

Le Cercle des économistes redoute un « embrasement mondial »

Trois jours auparavant se célébrait à Aix-en-Provence la grand-messe annuelle mièvre et désuète des économistes officiels : des universitaires, des chefs d’entreprises, des « gourous à toute heure », des lobbyistes et larbins en tout genre, des journalistes eux aussi officiels… Tous prudemment auto-cooptés. Les thèmes se voulaient soigneusement interrogateurs : une débauche de points d’interrogations. Mais, entre les lignes, une rafale de crédos libéraux, libre-échangistes, financiaristes, européistes, mondialistes, et, évidemment, anti-Trump.

La Session 29, par exemple, s’intitulait : Vers un choc des nationalismes ? ; et la Session 30 : Existe-t-il une réponse globale aux migrations ? L’ennemi clairement assigné est « la montée des nationalismes qui avait secoué le XXème siècle », que « la construction de l’Union européenne avait… pour objectif politique d’endiguer ». Mais « depuis le début des années 2000 pourtant, les signes indiquant le retour du sentiment de préférence nationale se multiplient et menacent cet idéal ». On note un choix des mots connotés qui suggère la réponse simpliste : Bruxelles c’est bien ; l’intérêt national c’est mal. Laissez-nous faire ; nous, nous savons. « La résurgence des pulsions nationalistes se révèle comme un phénomène international. Partout, en Chine, en Russie et, bien évidemment, aux États-Unis, le discours néo-nationaliste (d’où sort-on cela ?) prend de l’ampleur et freine brutalement (sic) l’élan d’ouverture (sic) et de libre-échange qui a animé les précédentes décennies. Au-delà des rivalités commerciales exacerbées, doit-on alors craindre un embrasement régional ou pire, mondial (sic) ? »

Au diable l’avarice, visons haut : une bonne guerre mondiale ! « Les populations, et leurs représentants politiques, semblent rejeter de plus en plus violemment (sic) les visions de coopération internationales ou d’ouverture des frontières. Les particularismes culturels se sont-ils renforcés à mesure du recul des prérogatives de souveraineté nationale ? Peut-on donc conclure à l’échec de l’expérience européenne ? Cette montée du nationalisme entraînera-t-elle des nouvelles formes de conflits (économiques, commerciaux, militaires)? Devons-nous repenser les formes de gouvernances supranationales pour répondre aux inquiétudes et aux tentations de repli sur soi ? »

« Lutter contre les populismes »

Tiens, on a oublié de qualifier le repli de « frileux »… Mais, plus loin on veut heureusement « lutter contre les populismes au Nord, mais aussi au Sud, que ces mouvements migratoires provoquent. » Et donc lutter contre la conséquence mais pas contre la cause ?

Parmi les officiants : Jacques ATTALI (Positive Planet – sic); Mario MONTI (Ancien président du Conseil, Italie); Augustin de ROMANET (Groupe ADP) ; Augustin LANDIER (Le Cercle des économistes); Sylvie KAUFFMANN (Le Monde) ; Coordinateur : Olivier PASTRÉ (Le Cercle des économistes); Rémy DESSARTS (JDD).

La session 31 : Quel leadership dans le monde de demain ? et la session 32 : Comment L’Europe va-t-elle inspirer le Monde (sic) ? avaient été dévolues à un panel tout aussi sélectionné : Benoit COEURÉ (Banque centrale européenne) ; Philipp HILDEBRAND (Black Rock) ; Robert MALLEY (International Crisis Group) ;  Susanna CAMUSSO (Confédération générale italienne du travail); Pierre-André de CHALENDAR (Saint-Gobain) ; Sigmar GABRIEL (Ancien ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne) ; Ross MCINNES (Safran) ; Jean PISANI-FERRY (Le Cercle des économistes) ; Anne-Sylvaine CHASSANY (Financial Times),  Hélène REY (Le Cercle des économistes).

Le questionnement, ici, visait plus expressément Donald Trump : « Pendant sept décennies, les relations économiques internationales se sont organisées sur la base des principes fixés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Construit à l’initiative des États-Unis, le système multilatéral a servi de cadre au développement des échanges, à la diffusion du progrès technique et à la recherche de solutions coordonnées aux problèmes d’action collective induits par le développement des interdépendances et la raréfaction des ressources communes. Malgré les difficultés du projet d’intégration européen […] l’Europe occupe toujours une place centrale dans l’échiquier géopolitique mondial (sic). Il semble cependant qu’elle soit menacée par la Chine, la Russie et les États-Unis. L’Europe, ralentie par un système de décision à 27, peut-elle réellement peser et préserver ses valeurs ? Depuis le début des années 2000, cependant, les signes annonciateurs d’un délitement de l’ordre international se sont multipliés sur fond de rivalité croissante entre Chine et États-Unis : échec des négociations commerciales multilatérales engagées à Doha, méfiance grandissante de l’Asie émergente à l’égard du FMI, incapacité de la communauté internationale à s’accorder sur des objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

« L’arrivée de Donald Trump accélère la décomposition de l’ordre économique mondial »

Et enfin : « L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche accélère la décomposition de l’ordre économique mondial : les États-Unis ne sont plus certains que le système multilatéral serve leurs intérêts, et multiplient des initiatives qui sont autant de coups de boutoir à son encontre. S’agit-il simplement d’une phase dangereuse, ou le chaos actuel (sic) est-il porteur de ruptures irréversibles dans le système international ? Le modèle européen demeure cependant un exemple unique d’union inter-États dépassant largement le seul cadre du libre-échange. Ses institutions constituent ainsi une source d’inspiration indéniable sur le plan de la stabilité politique, de la protection des citoyens, de la promotion des droits de l’homme, du modèle social ou encore du partage des richesses entre États. Mais pour conserver son image pionnière et lutter contre les démocraties illibérales (?) […] la politique extérieure de l’UE a-t-elle un vrai poids stratégique ? L’Europe de la défense peut-elle relancer le mouvement fédérateur européen ? Le Brexit constitue-t-il un précédent, ou vaccinera-t-il au contraire les États membres contre toute velléité de sortie ?Le principal bénéficiaire de cette situation semble être la Chine, qui a su à la fois s’affirmer comme une puissance économique globale soucieuse de faire vivre le multilatéralisme, et comme acteur de la disruption d’un système dont les règles ont été fixées par d’autres. Tantôt pilier de substitution, tantôt architecte d’une recomposition, Pékin développe graduellement sa vision de l’ordre économique mondial de demain. La Chine doit-elle être regardée comme un partenaire dans la recherche de nouveaux équilibres, ou comme un adversaire qui n’a accepté de se plier aux règles communes que pour autant qu’elles servaient ses intérêts immédiats ? Quant à l’Union Européenne, elle est de tous les grands acteurs la plus attachée à un système multilatéral fondé sur des règles, dans lequel elle tend à voir une réplique de son propre fonctionnement interne. Elle cherche à affirmer sa place sur la scène internationale mais hésite sur la voie à suivre : doit-elle s’opposer à l’unilatéralisme américain ? Construire un partenariat avec la Chine ? Ou au contraire s’accommoder des foucades de Washington (sic), au nom de la solidarité des intérêts et des valeurs ? ».

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Ce sac de nœuds gordiens emberlificoté par nos graves « penseurs » vient d’être tranché d’un maître coup de sabre politique par Donald Trump : on a déjà sa réponse; une réponse incontournable ; mais les Européens et le Cercle des économistes en sont encore à poser les questions. Or les peuples, désormais, écartent ces questions et adoptent directement les bonnes réponses : les Pays Bas ont rejeté l’accord sur l’Ukraine, l’Italie a annoncé qu’elle rejetterait le CETA. Le TAFTA sans doute ; les accords de Dublin… Que restera-t-il bientôt du monde élucubré sur la base de paradigmes qui ont échoué ?

Mexico, mon amour métissé

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Mexico, avril 2012. SIPA. SIPAUSA31234616_000078

Il était deux heures du matin quand je suis arrivé à Mexico, dans la cité mythique de 22 millions d’habitants. Les rues étaient quasi désertes dans un centre historique où flottait une odeur familière. Un doux parfum d’Espagne sur une terre exotique. Des rues sombres, dignes et sérieuses où seuls des itinérants éméchés semblaient vouloir passer la nuit. Les lampadaires du Palais national ne suffisaient pas à éclairer l’immense place du Zócalo : inutile de pénétrer les arcanes de sa majesté colorée.

Mais comme dans toutes les villes du monde, les jours et les nuits ne se ressemblent pas. Le jour, une foule colossale surgit des confins précolombiens. Un air de fête malgré la pauvreté ambiante, la population mexicaine participe pleinement, intensément, à l’esprit latino-américain. Les Mexicains retournent la vie dure dans le sens du bonheur, ils transforment les malheurs en euphémismes moins lourds. L’optimisme n’est pas une option, mais le reflet de la sagesse populaire.

Une Nouvelle-Espagne

Quand l’Espagnol Hernán Cortés est arrivé, aurait-il pu prévoir son triomphe ? C’est une question que je me suis souvent posée en parcourant le « centro ». Le 10 février 1519, quelques années après l’arrivée de Christophe Colomb, il débarquait sur la côte du Mexique depuis La Havane avec 10 navires, 400 soldats, 16 chevaux et une poignée de canons. En quelques mois seulement, le conquistador parvenait à faire tomber l’Empire aztèque et tous les peuples indiens qui s’étaient rangés derrière lui. Très rapidement, la modeste armée allait vaincre plusieurs milliers d’Indiens subjugués par l’allure chevaleresque et la technologie des combattants espagnols.

Le sang a coulé, mais il s’est mélangé. La fusion de deux peuples a donné naissance à la Nouvelle-Espagne. En ce sens, ce pays résulte moins de la conquête que de l’union forcée qui en a découlé. Il est moins le résultat d’une seule guerre que d’une relation amour-haine entre deux grands ennemis. Pour comprendre le Mexique, il faut toujours revenir à sa dualité fondatrice. Aujourd’hui, dans ce pays, les divisions ne sont pas vraiment culturelles ou religieuses : elles sont encore avant tout économiques. D’ailleurs, la vieille pyramide aztèque de la hiérarchie divine s’est fort bien adaptée au capitalisme…

Le vivre-ensemble est un fait

Mexico est donc une ville de mélanges qu’il ne faut pas confondre avec nos grandes mégalopoles rongées par le désenchantement. Mélanges de genres et de styles, mais surtout de peuples. Le métissage, le vrai, celui qui réunit et non folklorise, est une réalité observable à chaque coin de rue. En Amérique latine, le vivre-ensemble n’est pas une théorie inventée dans les universités. Ce n’est pas une lubie d’utopistes branchés. C’est un fait, une réalité tangible, quelque chose qui se vit au jour le jour. L’air sera toutefois moins lourd quand on trouvera les moyens d’enrayer la violence.

Le Mexique n’est pas, pour autant, épargné par le phénomène du racisme. Loin de là. Les postes importants sont rarement occupés par les héritiers directs des autochtones. Il suffit d’allumer la télévision ou de lire les journaux pour le constater. Dommage, car rien n’est plus beau que ce spectacle grandiose, que ce théâtre urbain de la mixité corporelle. Rouge à lèvres carmin sur des bouches aztèques. Tatouages ancestraux sur des jambes « espagnoles ». Regards castillans issus d’yeux en amandes. Mexico est une femme de braise, une passion qui dérange. C’est Victoria Sánchez, une fleur rouge dans les cheveux, que vous voulez combler de louanges.

L’Eldorado de la douceur violente

Mexico, c’est aussi quatre membres d’une famille sur une même mobylette. Des niños de 6 ou 7 ans, apparemment seuls, qui jouent de la guitare dans la rue pour gagner de quoi vivre ou faire vivre. Des vendeurs de cigarettes à l’unité qui vous sollicitent sur les terrasses des restos. Des pitbulls en liberté que des gens caressent au passage. Des vendeurs d’icônes de la Vierge et des hordes de policiers répartis aux quatre coins de la ville. Ce sont des taxis rose et blanc, des joueurs de musique en boîte et des ruelles fatiguées qu’il vaut mieux ne pas emprunter trop tard. De longues files d’attente devant les guichets automatiques.

Eldorado de la douceur violente, Mexico est une ville immense, gargantuesque, qui est restée fidèle à son double héritage. Un pied en Espagne, un pied dans les Amériques. C’est la capitale d’une civilisation en soi, à part entière, blottie sous un empire américain qui la craint. Que tous les regards se tournent vers elle, car Mexico incarne un monde qui ne doit jamais mourir.

« Pour qu’il y ait du désir, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel »

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Jean-Pierre Winter, psychanalyste ©HANNAH ASSOULINE

Pour le psychanalyste Jean-Pierre Winter, la revendication égalitariste portée par #metoo mine les bases même du désir. En revendiquant le découplage de la sexualité et de la procréation, le néoféminisme indifférenciateur prépare une société sans père ni mère mais bourrée de névroses.


Causeur. Les sociétés occidentales semblent s’orienter vers toujours plus d’égalité, notamment entre les hommes et les femmes. Mais à en juger par la « révolution #metoo » après un siècle de lutte féministe, les femmes sont toujours victimes de la prédation masculine…

Jean-Pierre Winter. Paradoxalement, plus la société s’oriente vers une forme légitime de tendance à l’égalité, plus les inégalités se creusent. Sur le plan de la sexualité, plus les élites sociales et culturelles pensent en termes d’égalité, plus l’inégalité domine dans les banlieues. La fracture est considérable, et pas seulement pour des questions de différences culturelles ou ethniques : plus on parle d’égalité des sexes, plus l’industrie de la pornographie se généralise, plus les publicités sont sexuellement suggestives, plus la femme est l’objet du seul regard, plus l’image prend le pas sur la parole.

À lire aussi : Elisabeth Lévy: #Metoo, la révolution antisexuelle

À mesure qu’il s’affirme, ce paradoxe produit un choc violent, quand les tenants de l’égalitarisme se heurtent à une certaine forme de réalité qui ne correspond pas du tout à cette idéologie. Ladite idéologie se prétend dominante, mais ne l’est pas tant que ça en dehors des classes dominantes, des médias et des lieux artistiques, ce qui génère des tensions.

Les médias, les lieux artistiques, les classes dominantes, cela suffit à fabriquer une hégémonie. En réalité, l’idéologie égalitaire règne pratiquement sans partage. L’idée même de différence est-elle menacée ?

Absolument. Tel qu’il est revendiqué, le terme d’égalité tend à devenir un synonyme d’indifférenciation. En cela, il porte préjudice à la fois au combat pour l’égalité et au combat pour la différenciation signifiante. L’indifférenciation devient l’objectif vers lequel on nous somme de tendre alors que le désir suppose la différence. Pourquoi ? Parce que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, l’indifférenciation est porteuse d’agressivité, de haine. Si l’Autre ne peut pas être considéré comme différent et reconnu dans son altérité, alors il devient mon reflet et j’entretiens avec lui un rapport identique à celui de Narcisse avec le sien. Soit mon reflet me pousse au suicide, soit je le tue, ce qui signifie tuer l’Autre. Dès lors qu’on est dans l’indifférenciation, se met en place ce que Lacan appelait « la mystérieuse tendance suicide du narcissisme » : plus la société devient indifférenciée, plus elle pousse au suicide ou au meurtre, donc à la violence réelle ou symbolique.

Le dévoiement de l’idée d’égalité, déjà à l’origine de la catastrophe scolaire, serait donc aussi responsable de la violence dans nos sociétés ? C’est beaucoup charger la barque égalitariste.

Pourquoi #metoo a-t-il commencé avec l’affaire Weinstein dans le milieu du cinéma ? C’est un milieu où l’image domine. Or, une société dominée par l’image ne peut plus nommer les différences structurantes. Et quand on ne peut plus les nommer, la violence s’exacerbe comme elle s’est déchaînée à l’égard des Juifs en Allemagne, au moment où ils étaient le plus intégrés et le moins différenciables. À l’époque, ils pensaient sciemment ou inconsciemment que moins ils seraient différents des autres Allemands plus ils seraient admis dans la société. Ce fut une erreur car l’exact inverse se produisit. En voulant se normaliser, tout groupe prend le risque de renforcer le narcissisme des petites différences. C’est d’actualité !

Si on suit votre raisonnement, le voile est salutaire…

Ça aurait pu être le cas, sauf que, la plupart du temps, le voile est uniquement rapporté à une question politique (envahissement par les djihadistes) ou féministe (aliénation consentie ou non). Peu de gens font un lien entre la question du voile, l’industrie de la pornographie et l’indifférenciation égalitaire entre hommes et femmes. Or, tous ces éléments recomposent les rapports entre les sexes de façon à ce qu’ils ne passent plus par la pulsion et les règles implicites et inconscientes de la séduction, mais par le contrat. On s’oriente ainsi vers un rapport homme-femme totalement contractualisé. Par exemple, en Suède, certains proposent de faire signer un contrat juste avant un rapport sexuel de façon à définir les limites des gestes et paroles que le partenaire autorise. Or, ce sont des couples sadomasochistes qui signent des contrats, comme dans La Vénus à la fourrure ! Sous prétexte d’égalitarisme, on aboutit à la perversion sadomasochiste et à une régression civilisatrice sidérante. Car c’est dans les milieux juifs, chrétiens et musulmans orthodoxes que les rencontres entre les hommes et les femmes obéissent à un contrat et à un protocole précis où tout est codifié. Si on suivait les égalitaristes de notre époque, un homme et une femme ne pourraient pas se retrouver seuls dans une pièce, comme c’est déjà le cas dans certaines universités et entreprises américaines.

Dans le récit qu’on nous sert, l’homme de pouvoir étant tenté d’en abuser, #metoo permet aux faibles de se révolter contre leurs bourreaux pour prendre le pouvoir. Au-delà des caricatures, peut-on complètement évacuer les différences de pouvoir entre hommes et femmes comme il en existe dans l’industrie du cinéma ?

Il existe nécessairement des rapports de pouvoir dès lors qu’on a les moyens financiers et juridiques de l’exercer. Je ne nie absolument pas que dans la majorité des cas, ce pouvoir est entre les mains des hommes. Mais j’observe qu’une femme exerce le pouvoir de la même manière qu’un homme : abusive si c’est quelqu’un d’abusif, spontanément égalitaire sinon. Pourtant, des féministes pensent que la domination masculine est responsable d’une grande partie des maux de la terre. C’est un abus de faiblesse, au sens littéral du terme : le pouvoir de revendiquer sa faiblesse en abusant du fait qu’on est soi-disant faible. Faire de l’Autre un monstre est une astuce politique que dénonçait déjà Hannah Arendt – cela nous exonère de nos responsabilités. Dans l’histoire du monde occidental, les femmes n’ont pas été particulièrement plus faibles qu’un certain nombre d’hommes. Et on observe chez ceux-là des états de faiblesse et d’aliénation au moins comparables à ceux que dénoncent les militantes luttant contre la domination masculine. Chez des femmes qui ont organisé les choses de manière à pouvoir constamment s’ériger en victimes du pouvoir excessif des autres, il y a une forme de mythomanie. D’ailleurs, le syntagme #metoo peut aussi se lire « mytho » !

N’y a-t-il pas dans le masculin quelque chose de consubstantiellement plus puissant, plus violent et plus physique que le féminin ?

Il y a bien sûr une dissymétrie fondamentale entre les hommes et les femmes dans le rapport au corps, notamment à la force. Contrairement à ce que voudrait nous faire croire le déconstructivisme ambiant, les spécificités respectives de l’homme et de la femme ne sont pas que pures constructions culturelles ou sociales. Elles s’inscrivent dans l’histoire de l’humain depuis la nuit des temps et ne peuvent pas être éliminées d’un trait de plume par décision gouvernementale.

Qu’on le veuille ou non, nous restons des mammifères dont la biologie influe sur les comportements. Comme l’a montré Nancy Huston dans son livre magnifique Reflets dans un œil d’homme, notre biologie fait que nous ne sommes pas dans un rapport de symétrie ou d’égalité dans la sexualité. L’homme est tout regard, la femme est regardée, mais se regarde aussi être regardée. Quand elle est coquette, elle se maquille et s’habille en fonction de ce qu’elle imagine que l’homme désire voir. Il y a peu de chances que ce fait change dans les prochaines décades. Pour qu’il y ait du désir et un acte sexuels, il faut que chacun accepte d’être un objet sexuel dans le fantasme de l’autre. Quelqu’un qui le refuse n’aura tout simplement pas de relations sexuelles satisfaisantes.

Et nous serions incapables de nous affranchir de nos déterminismes biologiques ?

Des sociétés ont essayé de le faire, par exemple l’URSS où les femmes occupaient des postes nécessitant de la force physique. Aujourd’hui, notre société remet en question la féminité et la virilité pour des raisons non pas idéologiques, mais plutôt technoscientifiques. Pour les femmes, le fait de pouvoir disposer de leur désir ou de leur corps comme elles l’entendent, grâce à la pilule et au droit à l’avortement, a joué un rôle très important. Plus encore, le recours aux techniques de procréation découplées de la sexualité (PMA, GPA) crée des changements considérables dans les rapports de séduction. Dès lors que le but de la sexualité n’est plus la procréation, se produit une régression vers la sexualité infantile, c’est-à-dire l’âge bienheureux où l’enfant éprouvait du désir sexuel sans se poser la question de procréer.

Dans les années 1960-1970, le découplage entre sexualité et procréation était déjà engagé mais, inspirée par Reich, le féminisme revendiquait la libération des instincts sexuels. Aujourd’hui, la même mouvance a tendance à castrer le mâle blanc hétérosexuel. Comment expliquer cette évolution ?

Ce changement est le résultat de la revendication qui consiste à vouloir être sujet à tous les niveaux de l’existence humaine. Or, on peut très bien accepter d’être un objet dans le désir de l’autre tout en revendiquant d’être sujet dans la vie sociale et professionnelle. L’abus des petits maîtres consiste à érotiser toute relation sociale et professionnelle : « Puisque tu es une femme, même dans le travail je te traite comme un objet sexuel. » Or, pour que du désir se maintienne, il faut délimiter ce qui ressortit au domaine de la séduction, de l’érotisme, et ce qui appartient au registre social et professionnel, lequel doit être désérotisé. Actuellement, il se produit paradoxalement une érotisation généralisée en conflit constant avec une espèce de pudeur tout aussi généralisée. Nous sommes dans une période intermédiaire où un certain nombre de repères sur ce qui anime le désir sont perdus. Il faudra les reconstruire et les réinventer. Sans illusions sur leur universalité : il reste encore des gens qui revendiquent le maintien du jeu de la séduction avec ses codes intemporels. À l’époque de l’amour courtois, il y avait des règles de galanterie qui concernaient les chevaliers, mais pas la paysannerie. Nous sommes à peu près dans la même situation : les règles qui concernent les chevaliers d’aujourd’hui n’intéressent pas les gens qui n’occupent pas des postes de commandement.

Les détenteurs de ces postes sont devenus les symboles de notre prétendue société patriarcale. Comment interprétez-vous le combat contre le patriarcat ?

La société prétendument patriarcale n’a plus de patriarcale que le nom ! Certes, les conseils d’administration des sociétés du CAC 40 sont à majorité masculine, mais il y a un nombre de professions traditionnellement aux mains des hommes qui sont aujourd’hui à 80 % ou 90 % féminines – l’enseignement, la magistrature, les avocats.

Je note que l’ensemble du mouvement d’indifférenciation signifiante qui soutient #balancetonporc s’accompagne d’une volonté délibérée d’en finir avec le père. Au nom de la lutte légitime contre l’abus de pouvoir patriarcal, on jette le bébé avec l’eau du bain : on balance le père. Moyennant quoi, avec la PMA pour toutes, on remplace le père par un spermatozoïde. Que va devenir la sexualité féminine sans père comme signifiant ? Mon expérience de clinicien m’enseigne qu’il y a une énorme différence de destinée entre une femme qui a eu un père qui la regardait et qui a renoncé au désir qu’elle suscitait en lui, et une femme qui n’a pas eu de père ou dont le père a toujours méprisé sa féminité. Cette dernière perd sa capacité professionnelle, sa capacité de séduction, et se névrotise.

Pour le dire autrement, la construction œdipienne du sujet ne peut se passer des pères…

Exactement. On est passé d’une société dans laquelle les enfants entraient individuellement en conflit avec leurs pères à une société qui a collectivement pris en charge la destruction du père. Subitement, on a créé des lois qui font disparaître les pères. On a ainsi collectivisé Œdipe, la société entière est devenue œdipienne, ce qui nous exonère individuellement de l’affaire. Je sais bien que les tenants de la PMA pour toutes me rétorquent : « On ajoute des droits à des gens qui n’en avaient pas, vous n’êtes pas concernés. » Au contraire, on est tous concernés, car cela envoie un message collectif : le père est inutile. Et c’est la loi qui le dit – ou le dira.

Comment passe-t-on de l’égalitarisme à la mort du père ?

Celle-ci est une conséquence de celui-là. Le fait qu’il y ait du père et de la mère signifie qu’il y a une différence. Or, aujourd’hui, la différence est pensée comme uniquement hiérarchique, ce qui la rend intolérable. D’ailleurs, avec la GPA, ce sont les mères qui disparaissent. Cette évacuation est logique car père et mère sont des signifiants solidaires : vous ne pouvez pas faire disparaître l’un sans faire disparaître l’autre. On nous propose désormais l’indépendance des deux. Il n’est maintenant plus question de pères et de mères, mais de papas et de mamans. Ça change tout car père et mère désignent la succession de toutes les mères qui ont abouti à votre mère et de tous les pères qui ont abouti à votre père. Si vous enlevez le père, vous coupez une partie de la transmission en séparant l’enfant de son héritage psycho-historique. Dans les conditions actuelles, le spermatozoïde représente le père évacué. En même temps que le père, la question de son désir est évacuée.

Avance-t-on vers un monde sans désir ?

On tend à jouir plus qu’à désirer. Or, plus la société s’oriente vers un monde sans désir, uniformisé, plus elle s’oriente vers un monde de jouissances, plus la population devient dépressive et gavée d’antidépresseurs ou d’anxiolytiques. Dans ce domaine, la France est championne du monde !

La France, championne du monde de la casse

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Des policiers font face à des casseurs à Lyon au soir de la victoire de l'équipe de France en Coupe du Monde, 15 juillet 2018. ©MATHIS BOUSSUGE / CROWDSPARK

Même un mouvement de joie collective, comme la victoire des Bleus en Coupe du Monde, est le prétexte à des « débordements » de casse et de violence. Quand la République se décidera-t-elle à se défendre ?


Les pilleurs du Drugstore Publicis, les casseurs qui, en de nombreux points du pays, ont profité de la magnifique liesse populaire pour tout saccager sur leur passage, ne s’en sont pas seulement pris à des biens matériels. Ils ont volé la victoire.

Volé la victoire aux Français qui, unis quelques heures auparavant, se prenaient dans les bras les uns des autres, chantaient, dansaient, célébraient ensemble une résilience légère mais profonde sous le simple prétexte sportif, après toutes ces années de plomb manifestement pas finies.

Si ce soir, j’ai envie de casser la joie…

Ils ont aussi volé la victoire aux Bleus, à cette si belle équipe que, dans le fond, ils détestent comme ils détestent la France et ses valeurs. Parce que cette équipe leur tient un discours qu’ils ne veulent pas entendre. Cette équipe de jeunes gens d’origines diverses leur dit d’aimer la France, d’aimer aussi la République, d’aimer ses couleurs, d’aimer son drapeau. Cette équipe leur dit que ce n’est pas en cassant et en volant qu’on devient un homme, un vrai, mais en se levant tous les matins pour suivre des heures et des heures d’entraînement avec une discipline de fer, ce qui vaut pareillement dans le monde du travail et qui postule toujours le risque assumé de l’échec. Cette équipe leur parle de fierté patriotique, de travail, de rigueur. Autant dire que c’est odieux, pour eux. Elle leur parle aussi d’autorité, en la personne de Didier Deschamps qui a écarté avec justesse de son collectif les esprits frondeurs et les sales gosses gâtés pour lesquels toutes ces valeurs fondamentales n’étaient pas grand-chose, n’en déplaise à l’humoriste douteux Yassine Bellatar dont on continue de s’interroger sur le sens de sa présence dans l’entourage présidentiel.

En s’abattant une nouvelle fois comme la vérole sur le bas clergé, ces individus qui constituent une lèpre désintégratrice de notre société, pour reprendre la métaphore autorisée, bizarrement pas dénoncée comme telle, et qui ont eu au moins le mérite de montrer leur vrai visage, ont tenté, et en partie réussi, de dérober un trophée que leur paresse et leur mentalité destructrice ne leur permettraient pas d’obtenir autrement. Mais comment la République se défend-elle, au juste ?

La République gouverne mal… et elle se défend mal

Car ces faits soulèvent de nombreuses questions, lancinantes et restées jusqu’à présent sans réponse, mais qui pourraient bien devenir désormais incontournables pour tous les candidats se présentant devant n’importe quel type de suffrages. Question des mesures réellement coercitives mises en place pour mettre ces individus hors d’état de nuire, tout d’abord. Un pays quel qu’il soit peut-il accepter d’être meurtri, dépecé, séparé, rongé par certains éléments qui ne semblent vouloir osciller qu’entre l’abêtissement consumériste global et une radicalisation obscurantiste qui se nourrit de cet abêtissement ? Est-il simplement concevable, d’un point de vue citoyen,  que le député et président de l’Assemblée nationale François de Rugy ait été chassé quelques jours plus tôt d’un  « quartier » par des «  jeunes » (l’euphémisation du vocabulaire ne s’est jamais aussi bien portée) ? Est-ce à dire que la représentation nationale incarnant la République (supposée « une et indivisible ») n’y a plus sa place ? Cet affront fait au peuple à travers sa représentation peut-il durer sans que la République elle-même ne s’avoue vaincue ? Quels véritables moyens nouveaux de sécurité peuvent-ils être déployés pour recouvrer ces territoires perdus ? Territoires sur lesquels règnent de pathétiques caïds en coupe réglée, avec sans doute des forces plus coercitives que celles dont disposent actuellement les fonctionnaires de police constamment harassés, agressés, tout comme le sont aussi les pompiers, les agents du secteur médical, les enseignants, les acteurs culturels qui, bien que cherchant toutes sortes d’excuses sociologisantes à ces ouailles incontrôlables, se retrouvent gros-jean comme devant avec leurs équipements brûlés ou saccagés en guise de remerciements ?

Il est probable désormais, et particulièrement après les scènes de dimanche soir, que l’ambiguïté de l’action et du discours publics sur cette question de l’insécurité ne pourra plus guère perdurer, à un moment extrême de dilution du tissu social. On imagine mal dans pareil contexte quelle pourrait être la place du « en même temps », ce qui n’exclut pourtant pas des solutions médianes, raisonnées et lucides, en l’occurrence fondées sur le respect simple des principes républicains – impossibles sans la sécurité qui les garantit tous -, lesquels devraient, normalement, structurer aussi le fameux « vivre-ensemble » qui se traduit désormais surtout par « subir et se soumettre ensemble ».

La plus belle avenue du Bronx

Le temps des excuses et de la victimisation est révolu car devenu inaudible puisque la victime c’est le peuple français qui se fait voler même sa joie généreuse, reconnaissante et intégratrice. Tous les racialistes et désintégrateurs étaient hostiles à cette équipe des Bleus, rassemblés comme à la parade de l’anti-France, de Rivarol à Houria Bouteldja, se pourléchant les babines et se repaissant d’un chaos ardemment souhaité. Ils ont chapardé une bataille, mais ils n’ont pas gagné la guerre.

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L’image renvoyée au monde entier d’un pays livré au chaos dans un moment supposé de joie se révèle absolument désastreuse et a pulvérisé en une poignée de minutes tout ce qui avait été échafaudé par les uns et les autres. On peut d’ores et déjà considérer qu’en raison de ces scènes insupportables où les Champs-Elysées ont été concrètement transformés en territoire perdu de la République, en plus belle avenue du Bronx des années 1980, la retombée de la victoire sportive sur la popularité de l’exécutif sera au moins nulle, si ce n’est négative. Si bien que même ceux qui espéraient sans doute pouvoir récupérer cette victoire à leur compte se la sont fait dérober.

La France, seule au monde

Dans quel autre pays de la planète voit-on la délinquance s’emparer aussi aisément de l’espace public, manifester aussi librement – et quasi impunément – sa haine du pays qui la nourrit, l’éduque, la soigne, la protège, la défend ? A l’extrême limite, il est imaginable que des mouvements de colère aient lieu lors de faits violents et négatifs, mais que ces « débordements » qui en réalité deviennent la règle se déroulent lors d’un événement aussi festif, voilà qui traduit un état de rupture et de sécession préoccupant, sur lequel les observateurs des bilans réels des nuits de la Saint-Sylvestre, 14 juillet et autres joyeusetés de ces dernières années n’ont cessé d’essayer d’alerter.

292 personnes ont été placées en garde à vue en France après les événements consécutifs à la finale de la Coupe du Monde. On peut légitimement s’interroger sur l’effet de ces arrestations et de la réponse pénale qui y sera apportée, étant entendu que le problème est autrement plus vaste.

Charge en attendant à ceux qui subissent tout cela de supporter sans broncher. Jusqu’à quand ? Car, ce qui a été volé, le peuple divers mais rassemblé se décidera peut-être bien un jour tout de même à le reprendre…

Des Bleus dans les yeux: victoire et désespoir…

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Le bus de l'équipe de France descend les Champs-Elysées, plus près des policiers que des supporters, 16 juillet 2018. SIPA. 00868231_000035

La folie douce qui a gagné les Français depuis la victoire des Bleus ne cachera pas longtemps de douloureuses fractures. La sphère médiatico-politique est tiraillée entre l’envie de tirer parti du formidable résultat sportif et la volonté de ne pas en faire trop… D’autant que la délinquance endémique a une nouvelle fois troublé la fête.


Ainsi, depuis dimanche soir, tout va pour le mieux dans la meilleure des France ! « Les Bleus sont entrés dans l’histoire » par ici. « Rien ne sera plus comme avant » par là. La presse nationale se repaît de ces fadaises depuis 48 heures. Mais on ne nous fera pas le même coup qu’en 1998 : au diable les récupérations politiques ! N’est-ce pas ? Et c’est vrai, on est d’abord tenté d’adhérer à l’optimisme de Natacha Polony quand elle affirme que « les jours de gloire ne se dédaignent pas, quels qu’ils soient ».

L’unité retrouvée, vraiment ?

Depuis dimanche, les journalistes n’ont de cesse de rappeler la baraka d’Emmanuel Macron. Sa cote de popularité devrait en toute logique remonter après ce Mondial. A écouter nos éditorialistes, c’est formidable pour la France. Ah ! Les bains délicieux à venir pour savourer tout ça dans la piscine hors-sol de Brégançon ! En bon chef croquignolesque de notre startup nation, Emmanuel Macron avait déclaré aux joueurs que la compétition ne serait réussie que si la France allait jusqu’au bout. La coupe sinon rien. Euphorie des télés : le pari est gagné. La pression « de dingue » du président et l’exigence de Deschamps ont payé !

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On s’extasie devant les embrassades entre les joueurs et Macron (sans oublier la présidente de la Croatie, sosie officiel de Jeane Manson). Toutefois, il demeure pour certains mauvais coucheurs une difficulté à se réjouir complètement. La lecture des journaux entretient leur malaise. D’une manière plus ou moins sibylline, les gros titres nous apprennent que l’équipe de France signerait l’unité retrouvée d’un merveilleux peuple multiculturel. Les gros sabots (à crampons) de 1998 n’ont pas été chaussés par les politiques, mais les médias de la Macronie semblent tentés. L’impayable Lilian Thuram n’a-t-il pas successivement été invité, hier soir, à commenter le retour des Bleus en France sur M6 puis TF1 ? La France « black blanc beur », ce cadeau empoisonné que la Chiraquie a laissé à nos footeux en 1998 ? Notre sphère politico-médiatique y va à présent piano piano… Sans avoir complètement changé sa partition, l’évoquer semble du plus mauvais goût 20 ans plus tard. Le « suicide français » vient cette fois s’immiscer dans notre petite parenthèse de bonheur… Pendant des heures d’un « décryptage » sociologique plus ou moins appuyé à l’antenne, tout ce petit cirque minimise soigneusement les graves débordements qui ont émaillé certains rassemblements le soir de la victoire de Griezmann, Mbappé et leurs amis.

Identité caricaturée

La pression que l’équipe de France a eue sur les épaules est à la mesure de l’écrasant poids de la question identitaire française. Craignant de se faire complètement voler la vedette par son ami Mbappé, Griezmann avait gentiment « trollé » TF1 avec un tonitruant : « Vive la France ! Vive la République! », un soir de France-Argentine.

Depuis, toute l’équipe s’y est joyeusement mise. « Regardez comme ils s’affirment spontanément français », s’émerveillent nos sociologues du PAF. Pas de doute, ce mouvement si spontané va irriguer la société française toute entière, apparemment !

Plus ou moins inconsciemment, en singeant un patriotisme exacerbé (que seulement le foot autorise), Griezmann a adressé à Macron – et aux médias – un petit pied de nez. Après tout, à chacun son métier ! A Macron de régler le problème des fractures françaises, et aux Bleus de marquer des buts. La tâche est immense… et seuls les footeux ont assuré leur mission pour l’instant. Au Congrès, Macron a prévenu qu’un président, « ça ne peut pas tout ». Je ne sais pas s’il nous préparait ainsi des lendemains qui déchantent mais, dès lundi matin, les commerces des Champs-Elysées n’étaient déjà plus à la fête.

Des pains et des jeux

Plus de 100 personnes y ont été interpellées et 90 ont filé en garde à vue. Combien seront condamnées ? Et combien d’entre elles auront autre chose que du sursis ? Mouvements de foule, magasins pillés, voitures retournées, bagarres, jets de projectiles sur les CRS : la magie de la soirée de dimanche a été fortement atténuée par ces émeutes. Un dispositif de sécurité monstre avait pourtant été établi. Bien sûr, il s’agit toujours pour la presse d’une « petite poignée de casseurs », de « quelques dizaines de personnes » venues « gâcher la fête ». Quand on va chercher sur les réseaux sociaux des images que les médias nous montrent si peu, on y voit systématiquement des hordes de sauvageons décidées à casser, piller et à en découdre avec les forces de l’ordre. Leur idole, Paul Pogba, avait fort maladroitement déclaré que l’équipe de France avait « tout cassé ». Certains l’ont pris au mot.

La Coupe du Macron

Et pourtant, l’alcool avait cette fois-ci été interdit dans la « fanzone » parisienne du Champ de Mars. Malgré les fouilles, de nombreux fumigènes et artifices y ont toutefois été actionnés. Coup de bol lundi : le retard du vol retour des Bleus était tel que le bus a descendu les Champs-Elysées en deux-deux pour ne pas rater la réception prévue à l’Elysée. Par souci d’agenda de la présidence, le défilé hasardeux a miraculeusement tourné court. Scène surréaliste que de voir des centaines de CRS protéger le bus des Bleus d’une partie de la population… La peur des perturbateurs, avec la menace terroriste, a en tout cas empêché la pleine rencontre de l’équipe avec le public fourni venu l’acclamer. Ce ne fut pas le cas des Croates à Zagreb ni des Portugais à Lisbonne il y a 2 ans.

Le procès de l’assassin de Sarah Halimi aura-t-il lieu?

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Rassemblement en hommage à Sarah Halimi, avril 2017. ©ALPHACIT NEWCIT / CROWDSPARK

Une nouvelle expertise psychiatrique a conclu, la semaine dernière, l’abolition – et non l’altération – du discernement de Kobili Traoré, qui a reconnu l’assassinat de Sarah Halimi. Il pourrait échapper à un procès. 


Il en va de la médiatisation des affaires criminelles comme de celle d’autres sujets sociétaux : elle permettra aux générations futures de révéler les sensibilités de notre époque, ses réticences à ouvrir des débats qu’on préfère recouvrir de la pudeur de notre politiquement correct. Elle éclaire les rapports qu’une société entretient avec la criminalité de son temps, la façon dont elle explore les faits et cherche à élucider cet espace de l’obscurité humaine. Dès le Moyen-Âge, l’opinion publique était mobilisée par le pouvoir au moyen de récits criminels afin de la conduire à respecter davantage l’ordre social. Mais c’est le développement de la presse populaire au XIXe siècle et des médias de masse dans la seconde moitié du XXe siècle qui a permis de mobiliser des émotions tant collectives qu’individuelles. La révolution des réseaux sociaux annonce le pire comme le meilleur.

Les crimes parlent de notre époque

Quand certaines affaires criminelles emplissent tout le champ médiatique, c’est soit que le mystère persiste quant à l’auteur des faits, soit que ce dernier est un tel déviant au regard de l’humanité, par sa perversité, sa violence barbare, qu’il exerce une fascination-répulsion qui contribue à renforcer notre sentiment collectif et individuel d’appartenir à une humanité porteuse de sens et d’unité morale. Il en va autrement d’autres affaires criminelles que les pouvoirs publics et les autorités médiatiques rechignent à exposer devant l’opinion pour des raisons aussi variées que les agendas politiciens ou le maintien du déni d’une nouvelle forme de criminalité que l’on ne sait encore ni nommer, ni traiter. Lorsqu’une mobilisation s’opère pour briser ce silence, pour informer l’opinion, les résistances perdurent, les frilosités demeurent.

L’assassinat barbare de Sarah Halimi par son voisin Kobili Traoré est de ces affaires qu’il fallut éviter de soumettre au jugement populaire quand on n’hésitât pas à user des litres d’encre et du temps d’antenne pour décrypter la personnalité perverse d’un Nordahl Lelandais ou bavarder pour savoir qui était le corbeau dans l’affaire Grégory.

Quand Sarah Halimi a été réveillée en pleine nuit, ce 3 avril 2017, par ce voisin qu’elle connaissait, qu’elle craignait comme d’autres habitants de l’immeuble de la rue Vaucouleurs, dans cette partie du quartier parisien de Belleville « territoire perdu de la République », a-t-elle compris qu’elle ne reverrait plus le soleil se lever, ni ses enfants, ni sa famille ? Après l’avoir battue à mort, alternant coups de poings, insultes et invocations coraniques, il l’a défenestrée sous le regard des policiers impuissants et de voisins traumatisés, même si beaucoup continuent de faire « comme si de rien n’était ». Puis, son crime commis, Traoré est retourné dans l’appartement des voisins par où il était arrivé pour terminer ses prières ; la police attendait derrière la porte, croyant avoir à faire à un terroriste, elle attendait des renforts… C’est en tous cas, pour l’heure, la version des policiers impliqués. Ces 25 minutes sans intervenir, à attendre devant la porte de la famille Diarra où Traoré est installé pour prier, ne sont toujours pas expliquées par la procédure judiciaire en cours, les parties civiles n’ayant reçu aucune information sur l’avancement de l’enquête interne de police. De même, la famille Diarra qui s’est portée partie civile pour séquestration (le père inquiet par l’intrusion de Traoré survolté s’est enfermé lui-même dans une pièce avec sa famille), reste silencieuse et aucune demande d’acte n’a été faite par ses avocats jusqu’ici.

Silence, on vote !

En ce début avril 2017, la campagne électorale battait son plein, tout le monde savait que cela se jouerait entre Emmanuel Macron et ceux que les médias présentent alors comme les « extrémistes » (Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen) pour en finir d’avance avec une élection devenue procédure de validation de l’icône du « nouveau monde ». L’assassinat de Sarah Halimi est passé sous silence pour ne pas troubler le sacre. Quand il fait l’entrefilet d’un journal, c’est un banal fait divers qui « émeut la communauté juive ». Oui elle est « émotive » la « communauté juive » et chacun sait que l’émotion est mauvaise conseillère. Il faut écouter les hommes de raison. Certains notables communautaires sont raisonnables. La plupart des hommes politiques sont très raisonnables. « Dormez braves gens, les agressions et les crimes qui ciblent depuis près de vingt ans vos concitoyens juifs ne vous concernent pas ». Ceux qui disent que ces crimes commis par des hommes se revendiquant de l’islam révèlent la montée en puissance d’une violence radicale plus globale, que cet antisémitisme dépasse le sort des Français juifs. Ceux-là sont des pompiers-pyromanes, des crypto-fascistes qui ne pensent qu’à « stigmatiser » les musulmans. Ils méritent même parfois de comparaître devant les juges. Préoccupons-nous davantage de la réédition des pamphlets antisémites de Céline. Bagatelle pour un massacre ? Probable livre de chevet de Youssouf Fofana, Mohamed Merah, Ahmedy Koulibaly et Kobili Traoré, pour ne citer qu’eux…

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Dans une France découpée en communautés (ethniques, religieuses, sexuelles) avec l’aide de la politique d’actionnaires d’une poignée de notables communautaires complices de pouvoirs publics incapables depuis plus de trente ans de faire respecter la loi commune de notre « République laïque une et indivisible », il n’y a plus de Français, il n’y a que des membres de communautés. « Dormez braves gens… ».

La mort atroce de Sarah Halimi ne devait pas troubler la campagne électorale. Informer l’opinion risquait de l’encourager à « stigmatiser », « amalgamer ». Le parti des lépreux risquait d’en tirer un profit électoral. On se mobilisa : pour taire l’antisémitisme contemporain de l’affaire Halimi, pour exploiter l’antisémitisme fasciste d’hier. D’autant que certains leaders communautaires avaient depuis longtemps leur préférence ; il fallut veiller à ce que rien ne trouble la marche vers le pouvoir de leur candidat. On a fait silence. La journaliste, Noémie Halioua, mena seule l’enquête dont l’écho resta longtemps « communautaire ». Ce n’est qu’après l’élection que la presse généraliste se mit à relayer l’affaire. On ne finira jamais de s’interroger sur l’atonie qui entoura l’assassinat de Sarah Halimi et la surmédiatisation de l’assassinat de Mireille Knoll moins d’un an plus tard. Le contexte politique, encore et toujours. L’instrumentalisation de l’émotion populaire à des fins de récupération politicienne, encore et toujours.

« Sale juive », c’est une insulte ?

Une procédure judiciaire longue s’annonçait dans l’affaire Halimi. Le mis en cause, Kobili Traoré, interpellé calmement était devenu ingérable une fois arrivé au poste de police, il fut immédiatement transféré en hôpital psychiatrique : ni garde à vue, ni interrogatoire. Kobili Traoré a assassiné Sarah Halimi. Il ne nie pas les faits, aucune contestation de ses avocats. Ce sont les motivations du crime qui constituent le fond du débat judiciaire : pour la juge en charge du dossier il semble, dès le départ, que la dimension antijuive du crime n’est ni une piste prioritaire, ni une évidence. Kobili Traoré connaissait Sarah Halimi, il savait qu’elle était juive, cela ne fait bien sûr pas de lui un antisémite, mais éclaire le choix de la cible. En s’introduisant chez elle depuis l’appartement des voisins, il savait qui elle était. Il n’a pas attaqué les Diarra qui lui ont ouvert la porte. Après ses prières et ses préparatifs, il a enjambé le balcon pour entrer chez Sarah Halimi. Quand il est revenu chez les Diarra après avoir enjambé de nouveau ce balcon, il n’a pas cherché à les attaquer, il a fini ses prières. La police entendait les invocations depuis le palier.

Traoré a un casier long comme le bras, aucun antécédent psychiatrique, c’est un délinquant violent qui trafique des stupéfiants tout en fréquentant la mosquée de la rue Jean-Pierre Timbaud pas connue comme emblématique de cet « islam de paix et d’amour » qui – dit-on – règne dans la majorité des mosquées de France… La sœur de Traoré traitait la fille de Sarah Halimi de « sale juive » tout en crachant sur son passage, ce sont là des us et coutumes culturels qu’il est interdit de juger. On a appris depuis le procès de Georges Bensoussan, de la bouche de la « sociologue » Nacira Guenif, que « espèce de juif » et d’autres insultes en arabe du même acabit incluant le mot juif, ne sont en rien des expressions racistes mais de simples habitus de langage sans conséquence, un univers culturel en soi qu’il ne faut pas décontextualiser, ni essentialiser. Pourquoi s’inquiéter en effet, apparemment l’obsession antijuive n’a rien à voir avec l’islam « religion de paix et d’amour »… « Dormez braves gens ».

Traoré va mieux, merci pour lui

De tout cela, il résulte assez vite au cours de la procédure que Traoré est un de ces énièmes « déséquilibrés » qui semblent peupler notre univers criminel moderne. Déjà Adel Amastaibou, l’assassin de Sébastien Selam en 2003 avait échappé à une condamnation pénale pour son crime, il est aujourd’hui libre de ses mouvements. Il avait déclaré à la police qui le décrivit comme « sensé et volontaire » : « Je suis content s’il est mort cet enculé, ce bâtard, ce putain de juif, sale juif ». Une expertise psychiatrique, déjà du docteur Zagury, déclarait son discernement aboli par une pathologie délirante « alimentée d’une thématique antisémite ambiante ». L’antisémitisme d’ambiance… En effet, voici un des éléments du climat de bien des quartiers, bien des groupes culturels récemment installés dans notre pays. Cet antisémitisme d’ambiance conduit apparemment à quelques passages à l’acte criminel particulièrement barbares. La chasse au « sheitan » ne souffre aucune mansuétude quand le délire les prend. Amastaibou aurait fini par retrouver ses esprits. Nos psychiatres font des miracles, de vrais « casseurs d’ambiance »…

Depuis 2003, le code pénal a intégré la circonstance aggravante de racisme et  d’antisémitisme dans la commission d’un crime. L’excuse de « l’antisémitisme d’ambiance » risquait donc de ne pas suffire pour Traoré. Mais, vu le rebondissement de la procédure judiciaire intervenu le 11 juillet, il se pourrait qu’il rejoigne un jour prochain les siens, une fois remis de ses émotions, sans jamais passer par « la case prison ». L’expertise psychiatrique initiale du docteur Zagury avait fait état d’une bouffée délirante aigue (BDA), estimant que son discernement était altéré mais non aboli. De sorte que Traoré pouvait s’attendre à comparaître devant une Cour d’Assise, ce que son état actuel permet puisqu’il va de mieux en mieux. Expertise contestée par aucune des parties en présence. Une BDA est un état de délire qui peut être transitoire, apparaît de façon soudaine – donc sans antécédent majeur – et peut durer quelques jours, semaines ou mois. Le docteur Zagury explique dans son expertise que la consommation excessive de cannabis de Traoré dans les semaines précédant sa BDA était volontaire, sans doute pour apaiser les délires qui commençaient, il était donc conscient de son état. La juge a fini par concéder, en mars 2018, la dimension antisémite à la suite de la première audition de Traoré. Mais elle, et elle seule, n’est pas satisfaite de l’expertise du docteur Zagury, elle en a donc ordonné une seconde, et a déjà lancée une sur-expertise qui interviendra prochainement !

Quand la juge fait du zèle

La seconde expertise réalisée par trois experts, rendue publique il y a quelques jours, reprend les analyses du docteur Zagury mais conclue différemment : la consommation de cannabis et la BDA ont aboli le discernement de l’assassin. Dès lors, l’irresponsabilité pénale de Traoré est fort probable. Son cas serait donc présenté devant la Chambre d’instruction qui déciderait vraisemblablement d’une mesure de sûreté sous forme d’un internement psychiatrique jusqu’à sa guérison. La dernière expertise évoque un individu « réadaptable », même si cela sera « long et difficile ». Soyons confiants dans notre médecine, ce qu’elle a réussi avec Adel Amastaibou et tant d’autres, elle le réussira avec Traoré dont l’état s’améliore déjà. Entouré des siens, peut-être aidé par des méthodes alternatives de désenvoutement, de « chasse aux djinns », sous la surveillance de quelques ethno-psys, Traoré devrait reprendre sa place dans la société, au nom de son « droit » à la réinsertion. Sarah Halimi, qui avait dévoué sa vie aux autres en qualité de médecin puis de directrice d’école, n’est plus. Ses trois enfants sont orphelins, ses petits-enfants ne la reverront plus, ni ses frères et sœurs. Pour eux aussi la vie continue mais elle est à jamais obscurcie par ce crime sanguinaire, envahie par ce manque. Une vie hantée peut-être par l’injustice qui se profile à l’horizon si le non-lieu était prononcé en faveur de Kobili Traoré, comme celle de la mère de Sébastien Selam depuis quinze ans.

Autre élément signifiant du dossier : le refus de la juge à organiser une reconstitution. Demandée par les parties civiles, les avocats de Traoré ne l’ont jamais refusée, pas plus qu’ils n’ont demandé de nouvelle expertise après celle du docteur Zagury. Le mis en cause lui-même s’est dit favorable à une reconstitution. Mais la juge a persisté dans son refus : cela n’apporterait rien, selon elle, à la manifestation de la vérité et en outre, Traoré risquerait une rechute, une « décompensation psychique », s’il revenait sur les lieux de son forfait. Risque que l’expert psychiatre n’a pas évoqué.

Le règne de l’irresponsabilité

Aujourd’hui, l’ombre du non-lieu plane donc sur ce crime. L’assassin de Sarah Halimi bénéficierait de l’irresponsabilité pénale. Va-t-on assister à une épidémie de BDA pour « expliquer » les agressions et crimes antijuifs dans notre pays ? Bien commode la BDA, phénomène délirant qui peut surgir soudainement et ne pas conduire obligatoirement à une maladie psychique chronique grâce à une prise en charge efficace. Dans ce cas, qui peut dire si certains des terroristes qui ont été « neutralisés » ces dernières années ne se seraient pas vus déclarés « malades délirants », donc irresponsables pénalement par des experts psychiatres ? La psychiatrisation de la délinquance et de la criminalité semble devenir courante dans les affaires sensibles. Nouveau visage de la politique de l’excuse qui se donne des airs de science, la médecine est en effet plus sérieuse que les « sciences sociales ». Cette psychiatrisation révèle surtout l’avènement du règne de l’irresponsabilité collective et individuelle qui mine nos sociétés. L’individu qui transgresse gravement, monstrueusement, la loi commune n’est potentiellement plus responsable de rien car nous ne pouvons plus regarder la barbarie en face. Il suffit de trouver un « expert » pour expliquer qu’en fait l’homme est toujours agi, inconsciemment, par des forces externes ou internes qu’il ne peut ni contrôler, ni neutraliser. « Dormez braves gens, ce n’était pas de sa faute »…

Dans le cas de Traoré, qui avant ses 28 ans n’avait jamais fait aucune crise délirante (ce qui est assez tardif pour une première BDA chez un fumeur de cannabis récurent), le refus du pouvoir judiciaire d’interroger le contexte culturel et religieux dans lequel il a grandi, évolué est particulièrement prégnant. Les pincettes avec lesquelles ce sujet est abordé dans les médias illustrent le malaise ambiant sur la dimension culturelle des passages à l’acte ultra-violent de ces délinquants et criminels qu’on a inscrit dans notre paysage judiciaire comme une évolution insignifiante. L’effet du nombre sert à justifier la banalisation alors qu’il illustre au contraire une terrible situation, un danger auquel toute la société est exposée.

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La dimension antijuive du crime de Traoré ne fait guère de doute, qu’il ait été délirant ou non, c’est l’identité juive de sa victime qui a décuplé sa violence, il l’a reconnu devant la juge lors de son audition ce qui a obligé cette dernière à retenir ce facteur aggravant. Mais au-delà, cette tendance à la psychiatrisation et psychologisation des faits sociaux liés à la délinquance et la criminalité doit nous interroger. Il est fort probable que les grands criminels de l’Histoire étaient atteints de pathologies psychiques, mais qui oserait remettre en cause leur responsabilité dans les massacres ou exterminations qu’ils ont ordonnés, planifiés, exécutés à l’aide « d’hommes ordinaires » qui devaient tout de même être aussi « un peu dérangés » ? Des études en psychologie sociale ont montré qu’il existe une catégorie d’êtres humains capables de résister à la pression du groupe, de refuser la soumission à une autorité qui vous ordonne d’assassiner votre voisin qu’il soit « un sheitan » ou « un cancrelat » comme les Tutsis étaient désignés par le pouvoir hutu. Kobili Traoré n’est apparemment pas de ce genre humain-là. Que la justice y voit un élément à sa décharge justifiant d’ici quelque temps sa remis en liberté, peut légitimement nous glacer d’effroi.

En Ouganda, une taxe sur « le commérage »

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Yoweri Museveni, le président de l'Ouganda, mai 2018. SIPA. AP22197316_000004

La meilleure loi anti « fake news » vient d’Ouganda. Elle taxe « les commérages » sur les réseaux sociaux…


“Mettons impôts sur les péchés ; ce sera source intarissable. L’homme est pécheur par nature, mais plus disposé à faire pénitence de cœur qu’à faire pénitence de bourse. Il éprouvera plus vivement le regret de ses fautes et hésitera davantage à retomber de ses événements si une taxe accompagne ses absolutions”, déclare Jacques Duèze – futur pape Jean XXII – dans La Loi des Mâles de Maurice Druon. A la tête de l’Ouganda depuis 1986, Yoweri Museveni, en bon chrétien éduqué chez les anglicans, a ainsi décidé d’un nouvel « impôt sur les péchés ».

Gazouillez, gazouillez, il en restera toujours quelque chose…

Face à une population de plus en plus critique et une dette nationale qui grimpe, le chef d’Etat africain a dégainé une taxe pour le moins originale : la taxe sur les « commérages » (« lugambo »). Elle concerne les cancans sur les réseaux sociaux et sera prélevée par les opérateurs mobiles – dans un pays où l’essentiel des connexions internet se font depuis un téléphone portable. Quoi de plus louable comme intention que de sauver l’âme d’une population qui perdrait son temps à jouer à la mère l’oie sur les plateformes de nos chers GAFA ? Depuis le mois de juillet, les commères ougandaises doivent ainsi s’acquitter quotidiennement d’un paiement électronique – 200 shilling ougandais soit 4 centimes d’euros – pour avoir accès à Facebook, Twitter et compagnie.

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Cela n’a pas empêché les protestations dans les rues, réprimées à coup de gaz lacrymogène. Une entreprise ougandaise, spécialisée dans les technologies, a aussi porté plainte contre le gouvernement au nom du « principe de neutralité du net ». Les plaignants veulent que la Cour constitutionnelle déclare la taxe « illégale, nulle et non avenue ».

Dans une lettre à son ministre des Finances, Yoweri Museveni affiche l’ambition d’engranger pas moins de 400 milliards de shillings locaux par an, grâce aux commères 2.0. Ces recettes serviraient à régler les problèmes provoqués par les commérages en ligne, explique de manière obscure le chef d’Etat ougandais. Une idée pour son homologue français ?

L’Algérie vers une faillite vénézuélienne

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Le président algérien Abdelaziz Bouteflika prête serment près sa réélection pour un quatrième mandat, Alger, 28 avril 2014. © Sidali Djarboub/AP/SIPA

De plus en plus dépendante du pétrole, l’Algérie ne pourra pas éternellement compter sur l’économie de rente pour acheter la paix sociale. Malgré ses atouts, désespérément inexploités, sclérosé par la fin de règne de Bouteflika, le pays s’achemine vers une faillite à la vénézuélienne.


C’est un cas d’école enseigné en première année d’économie : comment la rente des hydrocarbures peut couler un pays. Dopant les salaires et la devise, elle mine la compétitivité des entreprises nationales. Les importations s’envolent et le chômage augmente, sauf à multiplier les emplois publics superflus, comme en Arabie saoudite. La maladie est appelée le « syndrome hollandais », les Pays-Bas ayant connu un énorme trou d’air dans les années 1960 quand leurs champs de gaz, en mer du Nord, se sont taris.

Alea jacta est ?

Le remède est connu, mais il demande une classe politique immunisée contre la démagogie. Il faut neutraliser une large partie des recettes des hydrocarbures dans un fonds souverain investi à très long terme. C’est le choix qu’a fait la Norvège[tooltips content= »Le « Statens pensjonsfond utland » (« Fonds de pension du gouvernement ») a mis de côté environ mille milliards de dollars, soit 200 000 dollars par habitant. »]1[/tooltips].

À l’opposé, l’option vénézuélienne consiste à dilapider la rente en sapant sa propre économie, jusqu’à l’effondrement final. C’est sans l’ombre d’un doute le chemin que prend l’Algérie. Dans son rapport annuel publié en avril 2018, la Banque mondiale qualifie la situation du pays de « très préoccupante ». Elle prédit une grave crise financière, sauf coupe drastique dans les dépenses, voie douloureuse de la sagesse.

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L’État algérien a pris résolument le chemin contraire. Son sort s’est joué en 2011, alors que les Tunisiens et les Égyptiens venaient d’expulser leurs potentats respectifs et que le baril atteignait son plus haut historique, à 110 dollars. La caste au pouvoir à Alger, peut-être convaincue que les cours du pétrole resteraient durablement au firmament, a ouvert en grand le robinet de la dépense publique. Elle était aiguillonnée par les émeutes contre la vie chère qui secouaient le pays. Recette de la stabilité, des subventions aux produits de première nécessité (pain, huile, sucre, etc.) et des grands travaux visant à maintenir l’activité. Rien de fondamentalement absurde, en théorie. C’est au niveau de l’application que cette super « relance keynésienne » tourne à la farce.

L’Algérie carbure à la dépendance

Démonstration par la baguette. Le prix du pain algérien est contrôlé. En échange, les boulangers peuvent acheter de la farine subventionnée. Celle-ci, hélas, est massivement détournée (l’Union nationale des boulangers algériens le déplore régulièrement). Les minotiers la revendent au prix fort, sans que les autorités réagissent. Les boulangers, contraints de s’approvisionner au marché libre, vendent à perte et font faillite. Trois mille d’entre eux ont fermé boutique en 2017, aggravant les pénuries de pain. Les grands investissements dans la modernisation des infrastructures aboutissent à des situations encore plus rocambolesques (voir l’article sur le chantier de l’A1 algérienne).

Le pays dépense de plus en plus, mais il dépend toujours à 95 % des hydrocarbures pour ses exportations et à 75 % pour ses recettes fiscales. « Sonatrach, c’est l’Algérie et l’Algérie, c’est Sonatrach», résume l’économiste Abderrahmane Mebtoul. « Dépenses improductives, subventions généralisées sans ciblage, mauvaise gestion, pour ne pas dire corruption, il faut un baril à 85 dollars pour ne pas puiser dans les réserves de change, et à 90/100 dollars pour les augmenter. »

Plus maîtresse de son destin

Or, à la mi-juin, la cotation du Brent mer du Nord atteint 72 dollars. C’est mieux qu’en début d’année, mais encore insuffisant. Il y a dix ans, un baril à 60 dollars permettait d’équilibrer les recettes et les dépenses[tooltips content= »Si on tient compte du taux de change, la dérive est encore plus grave, car le dinar algérien a perdu la moitié de sa valeur face au dollar en une décennie. Or, le pétrole est vendu en dollars. »]2[/tooltips]. Si l’État algérien avait simplement maintenu son niveau de dépenses, traditionnellement élevé, avec les prix actuels des hydrocarbures il aurait encore de la marge. En les accroissant, il s’est engagé sur une piste noire.

Les réserves de change, qui permettent de subventionner le coût de la vie, sont passées de 193 milliards de dollars en 2013 à 93 milliards en 2018. D’après les estimations d’Abderrahmane Mebtoul, il faut s’attendre à « un montant de sorties de devises de 55/60 milliards de dollars pour 2018 », ce qui signifie que, dans dix-huit mois ou deux ans, sauf remontée des cours du pétrole, les caisses seront vides. L’Algérie n’est plus maîtresse de son destin, qui se joue dans les réunions de l’OPEP. La seule solution envisagée par le gouvernement est de faire tourner la planche à billets, ce que tous les économistes de la planète considèrent comme une folie inflationniste.

Le risque d’embrasement social

Au Venezuela (dont le président Nicolas Maduro s’est rendu à Alger en septembre 2015 et janvier 2017…), l’inflation annualisée en mai 2018 dépassait les 15.000 %, ce qui rend inopérante la notion même de monnaie. Fuyant la paralysie totale de leur pays, plus d’un million de personnes ont quitté le Venezuela en un an et demi, trouvant refuge en Colombie voisine. Les Algériens n’auraient pas cette possibilité : la frontière avec le Maroc est fermée depuis 1994. Les relations entre les deux pays sont exécrables. Elles sont à peine meilleures avec la Tunisie.

La situation est très grave, mais appelle seulement des mesures de bon sens. La plus emblématique, réclamée par tous les acteurs économiques, serait de supprimer la disposition qui interdit à un étranger de posséder plus de 49 % d’une société en Algérie. Elle constitue un frein énorme aux investissements industriels dont le pays a besoin. Il y a également consensus sur la nécessité de relancer l’agriculture, qui tourne largement en dessous de son potentiel. Seulement le tiers des surfaces cultivables est exploité, alors que les importations de produits agricoles représentent la moitié du déficit du commerce extérieur. Tous les analystes s’accordent aussi sur la nécessité de réduire les aides publiques inefficaces. Le gouvernement algérien s’y était engagé publiquement début 2017. Il a commencé à le faire, mais il n’a pas tenu dans la durée. « La loi de finances 2018 prévoit des dépenses budgétaires en très forte hausse par rapport à l’année 2017 », déplore Abderrahmane Mebtoul.

L’Algérie prise entre deux feux

Comment expliquer cette apathie gouvernementale ? « Abdelaziz Bouteflika a écrasé les corps intermédiaires qui pouvaient lui faire de l’ombre, il n’y a plus personne pour porter des réformes », répond Kader Abderrahim, maître de conférences à Sciences-Po. Selon lui, même âgé de 81 ans et gravement malade, le président au pouvoir depuis 1999 bloque le jeu. « Le Premier ministre actuel, Ahmed Ouyahia, me semble conscient de la gravité de la situation, mais il n’a pas assez d’influence. »

L’historien voit son pays « au bord de l’explosion sociale » et redoute qu’une crise économique affaiblisse le pouvoir central et embrase l’Algérie, avec deux foyers probables. Il y a tout d’abord les haines accumulées et les vengeances inassouvies de la « décennie noire » (1991-2002). « Des milliers de familles ont subi des meurtres, commis par des islamistes ou par des milices, on ne sait pas très bien. Elles n’ont pas oublié », reprend l’historien. Vient ensuite le clivage arabe/berbère. La wilaya (département) de Ghardaïa, à la limite nord du Sahara, connaît depuis des années une guerre civile larvée entre les deux peuples.

Kabylie vs Algérie 

Les blessés se comptent par milliers et les morts par dizaines : 22 décès pour le seul mois de juillet 2015 ! En 2014, il a fallu déployer 10 000 soldats pour mettre fin aux affrontements. En juin 2018, Ferhat Mehenni, une des figures historiques de la lutte pour l’autonomie de la Kabylie, a lancé depuis Londres un appel à la création d’un « corps de contrainte ». En clair, un mouvement armé kabyle ! Il a été désavoué par l’immense majorité des leaders autonomistes, mais qu’en pense la population ? Manifestement, certains ne demandent qu’à en découdre. Le 15 avril 2018, les affrontements en marge du match de demi-finale de la coupe d’Algérie de football, opposant la Jeunesse sportive de Kabylie au Mouloudia Club d’Alger, ont fait 104 blessés.

Toutes les semaines ou presque, des matches de football dégénèrent en bataille entre supporters ou avec les forces de l’ordre. La violence fait office de distraction, dans un pays où elles sont rares. Au dernier pointage du ministère de la Culture, en 2015, il restait 20 cinémas ouverts dans tout le pays, sur 400 salles ! En mai 2018, le gouvernement a fait fermer, pour « indécence », le cinéma Mohamed-Zinet, à Alger, qui avait diffusé Borat, avec l’actrice « porno » Pamela Anderson, pendant le ramadan. Une décision rapide et énergique, qui en dit long sur le sens des priorités du pouvoir algérien.

Macron est-il si clairvoyant ?

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Emmanuel Macron lors de la finale de la Coupe du Monde de football entre la France et la Croatie, 15 juillet 2018. SIPA. AP22226029_000001

Vanté pour son intelligence politique, le président Macron est-il conscient de la situation de la France ? De nombreux signes laissent penser, au contraire, qu’il ne s’en rend pas compte.


Depuis qu’il a été élu président de la France, il virevolte avec ce qui semble du brio. Ses discours, comme celui qu’il a récemment prononcé devant le Congrès réuni à Versailles, ont du style. Beaucoup de Français pensent que notre pays est mieux représenté par lui. Il a, à un degré caricatural, l’assurance bien connue des hauts fonctionnaires français – qui, sur la scène internationale, ne plait pas à tout le monde et  ne signifie pas non plus qu’il ait des idées.

L’OPA magistrale[tooltips content= »Olivier Piacentini , OPA sur l’Elysée, Editions de Paris, juin 2018″]1[/tooltips] qu’il a réalisée sur la France au printemps 2017 était assurément le signe d’une certaine intelligence. En ce temps de confusion de toutes les valeurs, avoir contourné les règles républicaines fondamentales qui tiennent chez nous les juges éloignés des processus électoraux passe non pour une faute mais pour un exploit : bravo l’artiste, dit-on ! La subversion du clivage gauche-droite qu’il a opérée n’est pas nouvelle mais jamais elle n’avait été poussée aussi loin.

Un président psychorigide ?

Macron fait preuve d’une incontestable habileté politicienne. Il est vrai que la bêtise d’une certaine droite, contaminée par les logiques techniciennes, lui facilite la tâche : en lançant des réformes qui plaisent à celle-ci comme celle du code du travail ou de la SNCF ou encore la sélection à l’entrée des universités, il conduit une partie de l’opposition républicaine à l’approuver et, dès lors, les Français à se demander à quoi elle sert.

Il reste que l’intelligence, la vraie intelligence politique, ce n’est pas de savoir vibrionner au jour le jour ou de gérer sa « com », c’est la capacité à s’adapter au monde tel qu’il est.

Ses nombreux faux-pas diplomatiques, tant  à l’égard des Etats-Unis que de l’Italie ou des pays du groupe de Višegrad, tout comme le conformisme de ses réformes, amènent à douter que le nouveau président soit vraiment aussi clairvoyant qu’on le dit et qu’il le croit.

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Or sur ce plan, Macron donne, il faut bien le dire, des signes inquiétants de psychorigidité. D’abord, sur l’Europe. Discours après discours, il présente un plan de relance de l’Europe supranationale, d’un idéalisme exalté, sans paraître voir que cela n’intéresse plus personne : ni aucun de nos partenaires, ni personne en France. Le président en est resté  sinon à Jean Monnet, du moins aux années 2000, au temps des grands débats sur la Constitution européenne et il n’a sûrement jamais compris  pourquoi le non l’avait emporté en 2005. Depuis, il y a eu le Brexit qu’il n’a pas avalé non plus ; et il y a l’opposition forcenée du groupe de Višegrad à tout approfondissement : loin de tendre la main à ces vieux pays, amis historiques de la France, il les insulte et se les met à dos. La classe politique allemande, paralysée, s’arc-boute pour empêcher la montée de l’AFD, parti eurocritique. Les Italiens viennent de montrer qu’ils ne veulent pas de l’Europe de Bruxelles : Macron les rappelle à l’ordre avec arrogance, ignorant visiblement combien les Italiens détestent les leçons de morale venues de France – surtout après avoir été contraints d’accueillir seuls près de 800 000 réfugiés.  Irrité de voir que les choses ne vont pas comme il le souhaiterait, il ressort la vieille rengaine que l’Europe n’aurait pas dû être élargie, et va même jusqu’à qualifier de « lèpre » le « populisme » de ceux qui résistent au projet européen. Demain des « vipères lubriques » ? On le dit ouvert mais il refuse le pluralisme, moderne, mais il refuse l’histoire.

Macron, le dernier des européistes

L’évolution de l’opinion publique n’est pas le seul signe de l’usure du projet européen : pour maintenir l’euro à flot, la Banque centrale européenne (BCE) poursuit sa fuite en avant inflationniste (c’est le sens du quantitative easing) : jusqu’où ? Le vaisseau Europe fait eau de toute part ; Macron seul ne semble pas s’en apercevoir : est-ce le fait d’un homme éclairé ? Dans la défunte Union soviétique nul doute que Macron aurait été plutôt du côté de Brejnev (ou de Souslov[tooltips content= »Idéologue marxiste qui représentait dans les années soixante-dix le conservatisme le plus étriqué au Bureau politique du parti communiste soviétique. »]2[/tooltips] !) que de Gorbatchev.

Le projet européen de Macron pourrait intéresser l’Allemagne sous un seul angle : la récupération de notre industrie de défense. Après le démantèlement d’Alstom dont il porte largement la responsabilité et au motif de faire l’Europe de la défense, le GIAT (le char Leclerc), la DCN (le Charles de Gaulle) sont en train de passer subrepticement sous pavillon allemand. Aveuglement ou volonté délibérée de laminer la singularité française ? Beaucoup se le demandent.

Même oubli de l’intérêt national au bénéfice de l’idéologie dans les rapports avec la Russie : si le front ukrainien semble un peu calmé – grâce à Trump plus qu’à Macron -, les sanctions à l’encontre de la Russie que Fillon voulait lever ne sont pas près de l’être et lèsent toujours autant les intérêts de la France. Si les Russes avaient apprécié l’invitation surprise du nouveau président à célébrer la visite du tsar Pierre le Grand à Versailles, par-delà les ronds de jambe, rien n’a changéquant au fond dans la relation franco-russe : les Russes s’en sont certainement aperçus.

Macron le continuateur

Les changements à la tête d’un Etat ont toujours servi à corriger la ligne politique d’un pays quand elle était mal engagée, sans que le nouveau président ait à se désavouer. Or elle l’avait été rarement aussi mal qu’en Syrie sous Sarkozy et Hollande : la rupture totale des relations diplomatiques, le soutien constant aux milices djihadistes, les mêmes qui se félicitaient bruyamment des  attentats en France (quand elles  ne les avaient pas organisés), la diabolisation  hystérique et – infantile quand on sait comment se manipule aujourd’hui l’opinion internationale – du gouvernement syrien, tout en constituant une trahison des chrétiens d’Orient, nous ont aliéné inutilement un pays, ancien mandat français, qui avait été au cours des deux dernières décennies un partenaire précieux. Or Bachar a aujourd’hui pratiquement gagné la guerre, les augures du Quai d’Orsay (la « secte » néoconservatrice) qui prédisaient en 2011 sa chute en huit jours  en sont pour leurs frais. Visiblement, Macron reste sur la même ligne que ses prédécesseurs ; au lieu de s’adapter à la nouvelle donne, il laisse son ministre des Affaires étrangères, le médiocre Le Drian, accuser Assad de massacrer son peuple. Des forces spéciales françaises, armées d’hélicoptères,  sont présentes dans le nord de la Syrie, on se demande pour y faire quoi : même Sarkozy et Hollande n’étaient pas allés jusque-là. Alors que Trump retire ses forces du pays, Macron y augmente  les siennes ; prétendant de manière ridicule avoir convaincu Trump de rester, il s’attire un démenti cinglant. Tout aurait pu changer sur ce front et rien ne change[tooltips content= »Hors la nomination récente d’un ambassadeur spécial, qui n’implique pas la reprise des relations diplomatiques. »]3[/tooltips]. Loin de déplacer les lignes, comme Trump a su le faire à sa manière avec la Corée du Nord, Macron reste sur le même rail.

Dans les affaires intérieures, beaucoup louent le dynamisme du nouveau président, ses multiples efforts pour faire « bouger la France ». Il donne le vertige par la multiplication des projets de réforme. Mais quelles réformes ? La vérité est que loin d’être originaux, les projets de Macron étaient tous dans les cartons des ministères et ne sont que le prolongement des réformes effectuées au cours des quinze ou vingt dernières années, lesquelles ont si bien réussi à la France comme on sait !

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Au titre de la réforme de la fonction publique, il annonce la rémunération au mérite des fonctionnaires ; sait-il qu’elle a été instaurée dès 2001 par une loi bien connue appelée « Lolf », mise en œuvre par Sarkozy et dont on connait déjà les effets pervers ? Faute de critères de rendement fiables, la porte a été ouverte à l’arbitraire, parfois à la promotion canapé, l’ambiance s’en est trouvée détériorée et le zèle découragé. Les deux piliers de l’Etat que sont le ministère des Finances et la représentation locale de l’Etat ont été gravement désorganisées. Macron veut aller encore plus loin…

Les Ordonnances travail, auxquelles certains trouvent cependant quelques aspects positifs, sont-elles autre chose qu’une  mise aux normes européenne ?  Comme l’est l’adhésion au Ceta, laquelle intervient au moment où un Jacques de la Rosière, ancien patron du FMI, remet en cause une partie des dogmes libre-échangistes.

Le spectacle permanent

La réforme de la SNCF est la transposition mécanique d’un règlement de Bruxelles. Déjà affaiblie par la séparation, économiquement absurde mais imposée par le dogmatisme de la commission, des réseaux et de l’exploitation, la SNCF le sera plus encore.

En décembre dernier, le gouvernement s’est réuni au grand complet à Cahors pour marquer son intérêt pour la « France périphérique ». Il n’en est pas sorti une seule idée. Est annoncée, au contraire, la fermeture de milliers d’écoles   rurales pour renforcer les ZEP et sans doute celle de nombreuses petites lignes de chemin de fer. L’abaissement de la limitation de vitesse à 80 km à l’heure, va d’abord toucher ces zones.

La réforme annoncée du bac est dans les cartons du ministère depuis des années. Elle s’inscrit dans la progressive déconstruction du système éducatif : course à la facilité, dilution de la notion de discipline scientifique, notes de gueule.

Il est vrai que, par exception, l’enseignement primaire semble géré par le ministre Blanquer plus intelligemment que par ses prédécesseurs : il faudrait voir dans ce retour au bon sens l’influence de Brigitte Macron. Dommage qu’on ne la voie pas ailleurs !

De cette réformite sans imagination, deux lectures. Celle de l’oligarchie économique, médiatique, technocratique, des think tanks libéraux qui tous font chorus : la France a besoin d’être réformée ; tout le monde sait quelles réformes il faut faire. Si on ne les a pas encore faites, c’est que les gouvernements successifs ont manqué de « courage ».

L’autre lecture se réfère à Guy Debord : la société du spectacle (disons de communication) dans laquelle nous sommes entrés a besoin de s’étourdir de réformes, lesquelles, au point où nous en sommes, ne sauraient faire aller les choses que de mal en pis : « La société du spectacle dans sa phase avancée (…) n’est plus pour l’essentiel réformable. Mais le changement est sa nature même, pour transmuter en pire chaque chose particulière ».[tooltips content= »Guy Debord, La société du spectacle, 1966″]4[/tooltips] Dans cette optique, la réforme est d’abord un produit de communication (de « spectacle »).

Macron ne comprend pas la France

Les réformes de type technocratique ne font que suivre les logiques de celles qui les ont précédées et qui sont précisément les causes des problèmes. Avec Macron, nous les voyons à l’œuvre de manière caricaturale. Comment espérer trouver les remèdes aux maux de l’Education nationale dans les cartons d’un ministère qui est le responsable de ces maux ? La technocratie française   élabore des  projets de réforme  qui, chacune dans son domaine, suit un schéma simple, voire simpliste, ignorant la  complexité des choses, en général le même depuis quarante ans : regrouper les communes, fusionner les services, étendre le mode de gestion privé, flexibiliser l’emploi, mettre aux normes européennes ou internationales (celles de l’OCDE pour le bac). Face aux résistances, jamais, au grand jamais, leurs initiateurs se demanderont si dans ces résistances, il n’y aurait pas quelque chose de légitime. On se contente d’y voir l’effet de l’archaïsme, de la routine, d’un conservatisme « bien français ». Nul n’imagine que ce pourrait être à la technocratie de s’adapter. Penser qu’il pourrait y avoir  de bonnes et de mauvaises réformes comme il y a de bons et de mauvais remèdes, est une question hors du champ épistémologique de ceux qui nous dirigent, comme dirait Foucault. Réformer est devenu intransitif comme communiquer ou changer. Face à ces blocages, « enfin Macron vint »[tooltips content= »Commentaire, n°158, été 2017″]5[/tooltips], selon une expression dont on peut penser qu’elle était ironique. Cette fois, ça passe où ça casse.

Macron, c’est jusqu’à la caricature l’incapacité à critiquer à partir d’une connaissance du terrain (qu’il n’a pas) ou d’idées neuves (qu’il n’a pas non plus) les projets des administrations que la plupart du temps, le gouvernement  avalise. Loin d’apporter la touche du vrai chef (« l’œil du maitre ») comme le faisait par exemple un Pompidou, homme supérieurement intelligent, lui, et critique lucide des logiques technocratiques, Macron ne doute pas que les services aient, sur tous les sujets, raison. Comme en politique étrangère, il est sur les rails et il y reste.

Erreur sur la personne ?

Tragique malentendu : les Français étaient las d’une classe politique usée, et en réalité d’une technocratie dont les projets étaient avalisés passivement par les politiques. Voulant du nouveau, ils élisent quelqu’un qui ne propose rien d’autre que de donner un coup d’accélérateur aux réformes qu’inspire ladite    technocratie.

Or la France d’aujourd’hui  rencontre des problèmes graves qui, comme jamais jusqu’ici, conditionnent son avenir. Ces problèmes : démographie, désindustrialisation, dépenses publiques excessives, justice et insécurité, déliquescence de l’Education nationale.   Il y a là de quoi être inquiet :  Macron, prisonnier des logiques du passé, ne semble armé intellectuellement pour se saisir sérieusement d’aucun de ces problèmes. Bien au contraire, la plupart de ses projets font craindre leur aggravation.

Comment s’étonner qu’au bout d’un an, s’installe le doute sur la capacité de Macron à vraiment réformer la France. Les Français ne vont pas tarder à comprendre, avant lui sans doute, qu’il se situe aux antipodes de ce qu’ils attendent.

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Il  y a, disaient les Romains, pour chacun, un sommet, une acmé, un moment de la vie où il atteint sa pleine réussite. Pour le jeune Macron, ce fut ses années Sciences po-ENA-Inspection des finances, sous l’égide d’un Richard Descoings à l’heure de sa gloire. La plupart des thèmes évoqués plus haut, de l’Europe supranationale à la privatisation des services publics et à la philosophie libérale-libertaire, connaissaient alors leur plus grande faveur, ils étaient si évidents que bien peu osaient les remettre en cause surtout s’ils voulaient sortir dans les premiers de l’ENA, temple du politiquement correct. Typique de cette école, la rhétorique balancée du « en même temps ». Le mépris ostensible de la francophonie qui pousse Macron à faire ses discours en anglais avait déjà entrainé la multiplication des cours en anglais à la rue Saint-Guillaume, sans que la cote de l’école y ait d’ailleurs gagné. Dans le milieu fermé  qu’il  fréquentait  alors, la criminalisation de la France coloniale, familière aux universités américaines,  ce n’était pas une provocation, c’était une évidence.

Macron est comme un animal parfaitement adapté à un certain milieu mais inadaptable ailleurs. Dans ce milieu, il peut certes faire preuve de brio. Mais il détonne dès que l’environnement  change un tant soit peu. Le nouveau président est aussi déphasé aujourd’hui que l’était Mitterrand en 1981 avec son lourd  programme de nationalisations. Mais Mitterrand, vieil animal politique, avait su s’adapter. On ne voit pas à ce jour, le moindre indice que Macron en soit capable.

Comprendra-t-il que ce qu’il a appris à l’Institut d’études politiques de Paris il y a vingt ans est complétement à côté de la plaque dans une planète dominée par Poutine, Trump, Xi et qui voit partout la révolte des peuples contre les logiques technocratiques et le retour des stratégies nationales ? On peut craindre que non.

Après les Bleus, le réconfort

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Les Bleus, l’équipe de France est championne du monde. Et pour la première fois depuis 20 ans, les Français ne sont pas unis dans la peine, mais dans la félicité.


Ils l’ont fait ! Huit ans après l’abominable fiasco et l’humiliation morale de Knysna, l’équipe de France de football, emmenée par son sélectionneur et ancien champion du monde Didier Deschamps, a réalisé l’un des exploits les plus importants du monde sportif en accrochant au maillot bleu la seconde étoile de son histoire.

Pour la première fois depuis ces dernières années tragiques et après des centaines de morts, le peuple français s’est rassemblé spontanément dans les rues pour célébrer un émoi de joie collective, pour autre chose que pleurer ses morts, pour hurler son bonheur de relever la tête et de le faire rassemblé. De ce point de vue, rien ne sera comme avant le 15 juillet 2018. Cette étoile est celle de la résilience.

La victoire est en nous

Ce collectif, jeune, talentueux, bigarré, portant haut et fier les couleurs de la France, a su imposer son jeu, sa défense solide, verrouillée à l’arrière par l’ancien portier de l’Olympique lyonnais Hugo Lloris, à qui l’on pardonne son geste maladroit en finale après une compétition exceptionnelle, et son attaque fringante et impétueuse face aux adversaires les plus redoutables du moment.

Comme autrefois l’épopée des Platini, Rocheteau, Genghini, Tigana, Giresse, Amoros, Baratelli, Marius Trésor (tout un programme…), la saga des Zidane, Lizarazu, Blanc, Candela, Djorkaeff, Boghossian, Karembeu, aujourd’hui les Kylian Mbappé, les Raphaël Varane, les Samuel Umtiti, les Corentin Tolisso, Benjamin Pavard, Paul Pogba, Antoine Griezmann et tous les autres titulaires ou remplaçants, sont venus graver leurs patronymes poétiques dans la légende dorée du sport français, celle qui sera bientôt abondamment floquée sur les maillots des petits poussins éponymes en crampons, lesquels s’empressent déjà de s’inscrire dans les clubs amateurs pour tenter de ressembler à leurs glorieux aînés. Car c’est d’abord cela, le premier et principal effet d’une pareille victoire : un formidable effet d’entraînement sur les jeunes qui ont besoin à la fois de rêves et de voir que parfois les rêves se réalisent, à force d’y croire et de persévérer. L’exemplarité des parcours sportifs en général et des victoires en particulier produit une dynamique stimulante d’entraînement qui dure ensuite de nombreuses années et dont le sport français a besoin, victime d’un curieux mélange de mépris de classe et de mépris pseudo-intellectuel.

Plusieurs axes permettent d’appréhender cet événement, tout comme il y a plusieurs branches d’étoile qui conduisent à l’Arc de Triomphe.

Une autre jeunesse

Pour ceux qui, enfants, un soir de juillet 1982, pleurèrent toutes les larmes de leur corps après l’odieux attentat de Schumacher sur Battiston, jamais pardonné, puis qui, devenus grands, ont célébré ce moment de liesse incomparable que fut la victoire de juillet 1998, c’est une voie sentimentale de mémoire et de transmission, empreinte d’affects, entrelacée de souvenirs, d’espoirs souvent déçus et parfois récompensés, de nostalgies, de joies et de peines à l’image exacte de toute une vie, d’albums Panini conservés en précieux grimoires emplis de noms improbables de joueurs du monde entier s’affrontant sous des oriflammes chamarrés dont on ignorait jusqu’à l’existence, puis enfin le bonheur d’offrir cette même joie et peut-être ces mêmes souvenirs à leurs propres enfants…

Il y a, aussi, la notion patriotique, particulièrement réaffirmée cette année, la fierté assumée et revendiquée par cette équipe de porter les couleurs nationales quand précisément l’époque des sales gosses gâtés aux postures racaillisées de la précédente session semblait guidée par le mépris affiché de ces mêmes valeurs.

De là à souligner que l’amour de son pays et la fierté du maillot apportent toujours le petit supplément d’âme permettant au sportif de se transcender, il n’y a qu’un pas qui doit être franchi et souligné autant de fois que nécessaire.

Deschamps, la France qui gagne

Une joie donc, à considérer que grâce au sport, ce qui est ordinairement culpabilisé, flagellé en mépris pour la lèpre populaire et identitaire, se traduise ici par un orgueil retrouvé, fût-il symbolique et « seulement » sportif. La coïncidence calendaire avec la fête nationale, comme autrefois l’arrivée du Tour sur les Champs le 14 juillet dont il semblait par conséquent naturel qu’elle fût remportée par un Français, renforce ce sentiment de fierté habituellement tournée en dérision voire en haine. On est loin, ici, de l’époque où la Marseillaise fut sifflée en 2008 au Stade de France avant le match France-Tunisie. Les zélateurs gauchistes de la haine de soi et du sanglot de l’homme blanc, certains jeunes voire moins jeunes en sécession contre la République française, mais aussi les zélateurs pro-oustachis qui, à droite de la droite de la droite souhaitaient la défaite de ce collectif comprenant selon eux « trop de noirs », en sont tous pour leurs frais (voir les tweets de Rivarol).

Le dépassement de soi par le collectif, tel est bien le sens de cette victoire, et aussi ce qui l’a rendu possible comme ce fut le cas déjà en 1998 avec Aimé Jacquet qu’une presse aussi imbécile que vaniteuse ne cessa préalablement de railler tant il l’invoqua, justement, son fameux « collectif » : l’histoire a démontré qu’il avait raison et que l’autorité d’un chef ne se décrète pas par proclamations de toute puissance arrogante mais par la finesse managériale si efficiente en Didier Deschamps, permettant à chaque membre du collectif d’en être « augmenté » (« autorité » vient de « augere » qui signifie augmenter). Le bon leader sportif (mais pas que, et c’est ici qu’il faudrait prendre exemple…) est celui qui parvient à faire en sorte que chaque membre de l’équipe s’augmente, augmente ses capacités, et que le collectif lui-même s’en trouve magnifié, et toute la communauté nationale qui est derrière pareillement. Pari gagné donc.

Eh bien dansez maintenant !

La question que tout le monde se pose à présent, et qui constitue l’un des autres axes d’analyse de cette victoire, en raison de la surexposition médiatique de l’événement, est celle d’un éventuel impact sur la vie politique, économique, sociale, bref sur la situation générale du pays. Les spécialistes des sondages d’opinion tout comme la plupart des économistes sont toutefois sceptiques sur ce point, contrairement aux gouvernants qui, de tous temps, tentent de récupérer l’événement à leur compte en l’érigeant en paradigme victorieux de leur propre action, voire en conséquence de leur pouvoir démiurgique, pour ne pas dire jupitérien.

L’embellie dont avait bénéficié Jacques Chirac en 1998 était tout à fait exceptionnelle et fondée sur d’autres paramètres que la Coupe du Monde n’a fait qu’amplifier. Emmanuel Macron a pourtant donné le ton lors de sa visite à Clairefontaine, en déclarant aux Bleus avec un regard complice : « Une compétition réussie est une compétition gagnée », ce qui semble assez vrai sur le strict plan du trophée et renvoie évidemment à son propre parcours électoral, mais souligne a contrario que le style de jeu importerait peu, y compris donc une victoire contre le jeu, ou une élection « contre »… Pas sûr que cela flatte finalement l’équipe de France qui, en dehors des matchs de poule, s’est efforcée de produire un jeu pétillant, même si son réalisme l’a plusieurs fois sauvée dans cette compétition, pas sûr non plus que l’image soit très positive sur le plan politique puisque cela signifierait que la fin justifie les moyens et que seuls comptent les calculs au détriment des idéaux. Se méfier donc des métaphores sportives en politique, elles sont toujours à double tranchant. A noter toutefois pour sa défense que l’actuel président de la République est, paradoxalement, un vrai fan de foot (précisément de l’Olympique de Marseille), ce que n’était pas Jacques Chirac dont l’image semblait pourtant plus proche du peuple des stades.

La victoire en se méfiant

Sur le plan économique, chacun sait désormais qu’en l’absence de réelle relance, l’impact sur la croissance est structurellement nul, la consommation du moment se trouvant simplement gonflée par une euphorie ponctuelle des ménages qui devront compenser leurs excès festifs le mois suivant. La crise est là, polymorphe, économique, sociale, politique, culturelle, et elle n’aura pas disparu comme par enchantement au coup de sifflet final. Pas moins de 110 000 policiers ont dû être mobilisés pour la sécurisation de l’événement en plein contexte de terrorisme islamiste mais aussi de délinquance urbaine, afin de permettre au peuple de la France populaire et périphérique, par ailleurs abondamment méprisée le reste du temps, d’exulter joyeusement en dépensant son maigre pécule, son pognon de dingue. Deux ans précisément après le massacre islamiste de Nice, il faut des fan-zones et une segmentation sécurisée de l’espace public, sans quoi les inévitables « débordements » et risques deviennent immaîtrisables, débordements qui de toute façon se produisent aux confins des espaces dédiés ou dans les territoires non protégés.

C’est une victoire en temps de guerre, enfin, une victoire en temps de drôle de guerre, puisqu’on s’apprête parallèlement à libérer des détenus radicalisés, ce qui sera autant de travail pour la sécurisation des futures fan-zones… D’une certaine manière, cette victoire révèle, comme un procédé photographique, toutes les failles de la situation actuelle, et souligne en creux la crise bien davantage qu’elle ne la résorbe, même si, indéniablement, elle met du baume au cœur et laisse entrevoir l’hypothèse d’un avenir meilleur. Car le sport est une métaphore que seuls les ignorants ont tort de mépriser. Cette victoire risque de provoquer la joie suivie des réveils amers, quand le réel revient en mémoire. Et nul doute que la prochaine Coupe du Monde, organisée au Qatar, ne fera qu’entériner cette avancée vers le gouffre, puisqu’on parle déjà d’interdire les gros plans sur les jolies filles durant les retransmissions de matchs, sous couvert d’antisexisme imbécile, mais sans doute plutôt pour satisfaire un peu plus, consciemment ou non, les exigences d’une vaste régression obscurantiste : auront-elles simplement accès aux stades, non voilées et dans des gradins mixtes ? Mais, près de ce gouffre, nous serons peut-être désormais plus unis et plus forts.

Donald Trump et les économistes de l’Aix du bien

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Donald Trump entouré de ses homologues lors du sommet de l'Otan à Bruxelles, 11 juillet 2018. SIPA. 00867480_000041

Trois jours avant le déplacement houleux de Donald Trump à Bruxelles pour le sommet de l’OTAN, le Cercle des économistes se réunissait à Aix-en-Provence. L’occasion d’accuser le président américain de tous les maux dans le but de faire naître un « monde apaisé »


Les commentateurs de tout poil commencent à comprendre qu’ils n’avaient pas tout compris de la stratégie de Donald Trump. Il avait pourtant annoncé ses intentions pendant sa campagne présidentielle et il fait ce qu’il avait annoncé. Ou presque : car les méchantes querelles que le clan Clinton entretient au sujet d’une éventuelle russian connection l’empêchent pour l’instant (et jusqu’aux élections de mi-mandat en novembre) de développer son plan de coopération avec Poutine. Pourtant, loin des stratégies torturées de Bruxelles ou de Paris, de la langue de bois et de la pensée unique, Donald Trump fait ce qu’il veut et réussit tout ce qu’il entreprend. Sans doute parce qu’il a du bon sens, sous ce masque de scène destiné à ses électeurs.

Otan en emporte la Chine

Son passage à Bruxelles, les 11 et 12 juillet, pour une réunion de l’OTAN a été déstabilisant pour les pantouflards et les carriéristes de la défense, les partisans de la routine sans génie. Donald Trump s’en est notamment pris avec vigueur à l’Allemagne de Brunehilde-Merkel (en cours de suicide politique), qui non seulement est à la tête d’un pays qui ne cesse d’augmenter son bénéfice commercial sur le dos des Etats-Unis mais qu’il accuse aussi d’être « complètement contrôlée par la Russie » et de payer à cette même Russie « des milliards de dollars pour ses approvisionnements en énergie ». Pendant que « nous [l’OTAN et les Etats-Unis] devrions payer pour la protéger contre la Russie. Comment expliquer cela ? ». Il aurait même pu ajouter que les observateurs de l’économie russe constatent que les grandes entreprises allemandes ne respectent pas les sanctions internationales, post-crise de Crimée.

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Donald Trump aurait même menacé (il avait évoqué pendant sa campagne l’obsolescence de cette alliance) de quitter l’OTAN si les membres de l’organisation ne font pas un effort d’augmentation des dépenses militaires. Car son souci prioritaire c’est la Chine, et il ne veut pas que l’Europe ou l’OTAN, lui absorbent l’énergie économique, diplomatique, militaire dont il a besoin pour contenir Xi Jinping : il sait qu’il doit poser des barrages dans le Pacifique avant qu’il ne soit trop tard.

Le Cercle des économistes redoute un « embrasement mondial »

Trois jours auparavant se célébrait à Aix-en-Provence la grand-messe annuelle mièvre et désuète des économistes officiels : des universitaires, des chefs d’entreprises, des « gourous à toute heure », des lobbyistes et larbins en tout genre, des journalistes eux aussi officiels… Tous prudemment auto-cooptés. Les thèmes se voulaient soigneusement interrogateurs : une débauche de points d’interrogations. Mais, entre les lignes, une rafale de crédos libéraux, libre-échangistes, financiaristes, européistes, mondialistes, et, évidemment, anti-Trump.

La Session 29, par exemple, s’intitulait : Vers un choc des nationalismes ? ; et la Session 30 : Existe-t-il une réponse globale aux migrations ? L’ennemi clairement assigné est « la montée des nationalismes qui avait secoué le XXème siècle », que « la construction de l’Union européenne avait… pour objectif politique d’endiguer ». Mais « depuis le début des années 2000 pourtant, les signes indiquant le retour du sentiment de préférence nationale se multiplient et menacent cet idéal ». On note un choix des mots connotés qui suggère la réponse simpliste : Bruxelles c’est bien ; l’intérêt national c’est mal. Laissez-nous faire ; nous, nous savons. « La résurgence des pulsions nationalistes se révèle comme un phénomène international. Partout, en Chine, en Russie et, bien évidemment, aux États-Unis, le discours néo-nationaliste (d’où sort-on cela ?) prend de l’ampleur et freine brutalement (sic) l’élan d’ouverture (sic) et de libre-échange qui a animé les précédentes décennies. Au-delà des rivalités commerciales exacerbées, doit-on alors craindre un embrasement régional ou pire, mondial (sic) ? »

Au diable l’avarice, visons haut : une bonne guerre mondiale ! « Les populations, et leurs représentants politiques, semblent rejeter de plus en plus violemment (sic) les visions de coopération internationales ou d’ouverture des frontières. Les particularismes culturels se sont-ils renforcés à mesure du recul des prérogatives de souveraineté nationale ? Peut-on donc conclure à l’échec de l’expérience européenne ? Cette montée du nationalisme entraînera-t-elle des nouvelles formes de conflits (économiques, commerciaux, militaires)? Devons-nous repenser les formes de gouvernances supranationales pour répondre aux inquiétudes et aux tentations de repli sur soi ? »

« Lutter contre les populismes »

Tiens, on a oublié de qualifier le repli de « frileux »… Mais, plus loin on veut heureusement « lutter contre les populismes au Nord, mais aussi au Sud, que ces mouvements migratoires provoquent. » Et donc lutter contre la conséquence mais pas contre la cause ?

Parmi les officiants : Jacques ATTALI (Positive Planet – sic); Mario MONTI (Ancien président du Conseil, Italie); Augustin de ROMANET (Groupe ADP) ; Augustin LANDIER (Le Cercle des économistes); Sylvie KAUFFMANN (Le Monde) ; Coordinateur : Olivier PASTRÉ (Le Cercle des économistes); Rémy DESSARTS (JDD).

La session 31 : Quel leadership dans le monde de demain ? et la session 32 : Comment L’Europe va-t-elle inspirer le Monde (sic) ? avaient été dévolues à un panel tout aussi sélectionné : Benoit COEURÉ (Banque centrale européenne) ; Philipp HILDEBRAND (Black Rock) ; Robert MALLEY (International Crisis Group) ;  Susanna CAMUSSO (Confédération générale italienne du travail); Pierre-André de CHALENDAR (Saint-Gobain) ; Sigmar GABRIEL (Ancien ministre des Affaires étrangères de l’Allemagne) ; Ross MCINNES (Safran) ; Jean PISANI-FERRY (Le Cercle des économistes) ; Anne-Sylvaine CHASSANY (Financial Times),  Hélène REY (Le Cercle des économistes).

Le questionnement, ici, visait plus expressément Donald Trump : « Pendant sept décennies, les relations économiques internationales se sont organisées sur la base des principes fixés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Construit à l’initiative des États-Unis, le système multilatéral a servi de cadre au développement des échanges, à la diffusion du progrès technique et à la recherche de solutions coordonnées aux problèmes d’action collective induits par le développement des interdépendances et la raréfaction des ressources communes. Malgré les difficultés du projet d’intégration européen […] l’Europe occupe toujours une place centrale dans l’échiquier géopolitique mondial (sic). Il semble cependant qu’elle soit menacée par la Chine, la Russie et les États-Unis. L’Europe, ralentie par un système de décision à 27, peut-elle réellement peser et préserver ses valeurs ? Depuis le début des années 2000, cependant, les signes annonciateurs d’un délitement de l’ordre international se sont multipliés sur fond de rivalité croissante entre Chine et États-Unis : échec des négociations commerciales multilatérales engagées à Doha, méfiance grandissante de l’Asie émergente à l’égard du FMI, incapacité de la communauté internationale à s’accorder sur des objectifs contraignants de réduction des émissions de gaz à effet de serre ».

« L’arrivée de Donald Trump accélère la décomposition de l’ordre économique mondial »

Et enfin : « L’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche accélère la décomposition de l’ordre économique mondial : les États-Unis ne sont plus certains que le système multilatéral serve leurs intérêts, et multiplient des initiatives qui sont autant de coups de boutoir à son encontre. S’agit-il simplement d’une phase dangereuse, ou le chaos actuel (sic) est-il porteur de ruptures irréversibles dans le système international ? Le modèle européen demeure cependant un exemple unique d’union inter-États dépassant largement le seul cadre du libre-échange. Ses institutions constituent ainsi une source d’inspiration indéniable sur le plan de la stabilité politique, de la protection des citoyens, de la promotion des droits de l’homme, du modèle social ou encore du partage des richesses entre États. Mais pour conserver son image pionnière et lutter contre les démocraties illibérales (?) […] la politique extérieure de l’UE a-t-elle un vrai poids stratégique ? L’Europe de la défense peut-elle relancer le mouvement fédérateur européen ? Le Brexit constitue-t-il un précédent, ou vaccinera-t-il au contraire les États membres contre toute velléité de sortie ?Le principal bénéficiaire de cette situation semble être la Chine, qui a su à la fois s’affirmer comme une puissance économique globale soucieuse de faire vivre le multilatéralisme, et comme acteur de la disruption d’un système dont les règles ont été fixées par d’autres. Tantôt pilier de substitution, tantôt architecte d’une recomposition, Pékin développe graduellement sa vision de l’ordre économique mondial de demain. La Chine doit-elle être regardée comme un partenaire dans la recherche de nouveaux équilibres, ou comme un adversaire qui n’a accepté de se plier aux règles communes que pour autant qu’elles servaient ses intérêts immédiats ? Quant à l’Union Européenne, elle est de tous les grands acteurs la plus attachée à un système multilatéral fondé sur des règles, dans lequel elle tend à voir une réplique de son propre fonctionnement interne. Elle cherche à affirmer sa place sur la scène internationale mais hésite sur la voie à suivre : doit-elle s’opposer à l’unilatéralisme américain ? Construire un partenariat avec la Chine ? Ou au contraire s’accommoder des foucades de Washington (sic), au nom de la solidarité des intérêts et des valeurs ? ».

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Ce sac de nœuds gordiens emberlificoté par nos graves « penseurs » vient d’être tranché d’un maître coup de sabre politique par Donald Trump : on a déjà sa réponse; une réponse incontournable ; mais les Européens et le Cercle des économistes en sont encore à poser les questions. Or les peuples, désormais, écartent ces questions et adoptent directement les bonnes réponses : les Pays Bas ont rejeté l’accord sur l’Ukraine, l’Italie a annoncé qu’elle rejetterait le CETA. Le TAFTA sans doute ; les accords de Dublin… Que restera-t-il bientôt du monde élucubré sur la base de paradigmes qui ont échoué ?