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Un manifeste contre la Pasta

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Quand la cuisine futuriste bannissait les pâtes de l’alimentation italienne!


Dans toutes les avant-gardes, il y a une part d’insoumission violente et de provocation gamine, l’esprit des carabins taquine les certitudes et l’envie de secouer les bourgeoisies rances anime les forcenés du verbe. On ne sait jamais si l’on doit en rire ou s’en alarmer, espérer ou s’interroger sur l’essence même de ce mouvement. Ces gens-là sont-ils sérieux ? Est-ce un délire du professeur Choron ou un programme politique visant à détruire un système calaminé ? Les futuristes n’échappent pas à ce double mouvement de balancier, d’une part la volonté de régénérer l’identité italienne par la vitesse stylisée et d’autre part, la tentation d’inventer une nouvelle manière de s’alimenter, où l’on sent déjà poindre les prémices de l’art contemporain, ses divagations notamment, c’est-à-dire sombrer dans l’absurde et le risible.

Éloge des petites quantités

Le concept d’artification n’avait pas embrouillé les têtes au début des années 1930 et « manger une œuvre d’art » ne faisait pas partie des préoccupations des intellectuels.

Visionnaires à la recherche de l’épure, embrouilleurs pour le plaisir de manier la parabole dans l’écriture comme ailleurs, hommes d’action ou éminences brunes, culte du chef et virilisme en cartouchière, les futuristes demeurent un sujet d’étude aussi étrange que captivant. Les Impressions Nouvelles rééditent  La Cuisine futuriste de Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) et du peintre-poète Fillìa (1904-1936).

D’abord publié le 28 décembre 1930 dans le quotidien turinois La Gazetta del Popolo, puis dans Comoedia en 1931 et, en ouvrage relié en 1932 par les éditions Sonzogno, ce texte insolent et impalpable, original et outrancier, a dû attendre l’année 1982 pour être traduit en français par les éditions Métailié. Il était épuisé depuis lors. « Le propre de ce manifeste est de chercher à associer l’esthétique et le civique » rappelle Nathalie Heinich, dans son avant-propos.

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Si elle insiste sur le caractère « prémonitoire » de certaines thèses avancées comme l’esthétique corporelle de la minceur, « l’éloge des petites quantités » ou l’utilisation de la chimie dans la préparation des plats, elle n’en constate pas moins son échec historique: « au lieu d’être politiquement progressiste en même temps qu’artistiquement novatrice, [la cuisine futuriste] s’inscrit dans un programme politique plus proche du fascisme que de la révolution prônée à la même époque par les surréalistes ou les suprématistes : autoritariste voire totalitariste, élitiste, nationaliste voire xénophobe, et sexiste ».

Sortez les camisoles !

Ce manifeste aux relents peu ragoutants demeure une curiosité dans les courants de pensée du XXème siècle. On flirte souvent avec une poétique dérangeante et le délire culinaire permanent, surtout lorsqu’on consulte la liste des recettes : saumon d’Alaska aux rayons de soleil sauce Mars ou bécasse montrose sauce Vénus. Bocuse et Escoffier ne s’en remettront pas. Fillìa a même inventé « le plasticoviande » qui se veut une interprétation synthétique des paysages italiens et se compose d’une grande paupiette de veau rôtie et farcie de onze espèces de légumes verts préalablement cuits.

Le gloubi-boulga de Casimir semble nettement plus appétissant. Les futuristes, gastronomes étiques, font table rase du passé, en associant les aliments au risque de provoquer des dérangements intestinaux. L’objectif de cette cuisine est la déconstruction des habitudes, les futuristes veulent abolir les mélanges traditionnels, combattre la médiocrité du quotidien, ils vont même jusqu’à proscrire la fourchette et le couteau pour « des complexes plastiques capables de procurer un plaisir tactile pré-labial ».

Sortez les camisoles ! Mais là, où Marinetti et ses disciples dépassent toutes les bornes, c’est en déclarant la guerre aux pâtes. « La cuisine futuriste, libérée de la vieille obsession du volume et du poids, aura d’abord pour principe l’abolition des pâtes, même si elles plaisent au palais, elles sont une nourriture passéiste parce qu’elles alourdissent, parce qu’elles abrutissent, parce que leur pouvoir nutritif est illusoire, parce qu’elles rendent sceptique, lent, pessimiste. Il convient d’autre part, d’un point de vue patriotique, de favoriser le riz » écrit-il, avec sa fougue légendaire et sa mauvaise foi acrimonieuse. Et si, au contraire, on voyait dans la pasta, le creuset de l’italianité, son énergie immémoriale, sa source d’ironie mordante et l’antichambre des plaisirs charnels. Il est urgent d’écrire, après avoir lu les futuristes, un manifeste pour la pasta comme le chaînon manquant d’une humanité rieuse et partageuse.

La cuisine futuriste de Marinetti & Fillìa – traduit et présenté par Nathalie Heinich – Les Impressions Nouvelles

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Le Viêt Nam et l’Asie face au monde

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Géographe, notre contributeur a suivi le Viêt Nam depuis 1995. Le pays venait d’entamer en 1989 sa phase de renouveau, Doï Moï. Début février 2020 la circulation d’ordinaire animée après le Têt, nouvel an lunaire, s’évaporait comme par magie. Les sites visités avec ferveur étaient fermés les uns après les autres en riposte à l’épidémie de Covid-19.


Cet article a été rédigé le 19 mai 2020

Un ensemble confucéen asiatique hétérogène

Chine, Corée, Taïwan, Singapour, Viêt Nam, ne forment pas un même ensemble humaniste confucéen. La Chine impériale en adoptant la philosophie politique de Confucius figera la société en une hiérarchie terrestre, où l’empereur reçoit son mandat du Ciel. Le taoïsme, supplanté, restera en soubassement religio-culturel. L’ordre hiérarchique, clé de cet humanisme, la femme vis-à-vis de son mari, le cadet pour l’aîné… le village à l’Empereur… et l’Empereur au Ciel, la Chine le diffusera dans son aire d’extension. Devenue communiste elle ne fera que changer de dynastie.

La République de Corée très conservatrice avec son économie libérale en fait un monde à part entre Orient et Occident. Peu de décès[tooltips content= »263, selon les chiffres du 18 mai 2020″](1)[/tooltips], résultat d’un système drastique de contrôle. Taïwan, porteur de la vieille tradition chinoise, est ignoré des statistiques de l’OMS. En contact quotidien avec la Chine et Wuhan sa méfiance est permanente, connaissant le mensonge d’Etat chinois. Dès les prémices de l’infection, son système épidémiologique a réagi, enrichi des leçons du SRAS et de la grippe aviaire, seuls 7 décès. Singapour, à 75% chinoise, a réagi avec des mesures fortes, mais le cordon ombilical avec la Chine n’est pas coupé, 22 décès cependant.

Le faux « mystère vietnamien » avec aucun décès sur 320 cas positifs, est lié au bon sens, à l’histoire, et à un système politique en recherche de stabilité. Resté sous domination chinoise jusqu’au Xème siècle, une suspicion atavique persiste.

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Dès les premiers cas connus parmi les Vietnamiens revenus de Wuhan, des mesures drastiques sont prises, avec confinement d’un village entier, les fêtes du Têt réduites à un cercle plus restreint, et la frontière avec la Chine fermée début février. Une stratégie militaire est activée, pour une victoire à la Diên Biên Phu. Le Service Epidémiologique, hérité de l’Institut Pasteur complète le dispositif, avec le Parti, l’armée, les services de police. Le quadrillage politique en îlot, quartier… se réveille. Les leçons de la grippe aviaire et du SRAS, identifié et jugulé en 2003 à l’hôpital français de Hanoï, ont été retenues. Le contrôle se renforce début mars avec de nouveaux cas apparus. Les porteurs identifiés subissent un questionnaire qui hiérarchise les contacts, c’est un vrai « confessionnal » et les coordonnées deviennent publiques. Dans une société aux traditions confucéennes vivaces, mais où la transgression est aussi la règle, la peur de la mise en évidence de contacts coupables est une raison supplémentaire sine qua non de « rester chez soi », au risque de perdre la face, impensable ! Ajoutons un sens aigu du « prévenir plutôt que guérir » de la médecine taoïste.

L’indéniable réussite de cet État communiste à tradition humaniste confucéenne laisse à réfléchir. Ne pas s’y attarder est un déni. Le Viêt Nam a le souci de suivre une voie asiatique, mais recherche aussi une légitimité historique interne, pour s’inscrire dans une lignée qui reçoit son Mandat du ciel. La nouvelle Assemblée Nationale, avec sa coupole ronde sur un plan carré est la réplique architecturale de l’esplanade à Hué, dédiée au culte du Ciel et de la Terre, dans la plus pure tradition impériale confucéenne.

L’humanisme occidental et « le sexe des anges »

Au loin, l’Occident semblait figé, hypnotisé, les yeux fixés sur ce tsunami, « même pas peur », défiant la déferlante qui, comme au Mont St Michel, arrive à la vitesse d’un cheval au galop. La mémoire est défaillante des grandes épidémies. La grippe espagnole de 1918, le typhus, le choléra, les pestes médiévales auraient dû inciter à la prudence, sinon à s’inspirer des parades asiatiques. Mais fort de son invincible génie scientifique et curatif l’Occident attendait.

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L’Homme, au centre de tout Humanisme, l’est-il encore ? Celui occidental judéo-chrétien, le divise, par esprit cartésien, en une multitude d’Homo, parmi lesquels Homo economicus est l’objet de toutes les attentions. Né dans les vapeurs et les fumées du 19ème siècle industriel, il y est institutionnalisé. La finance internationale dans sa capacité à muter, comme les virus tenaces, l’aura à nouveau rendu plus vulnérable.

Les chiffres des décès demandent à être analysés, non dans leur brutalité métronomique mais dans la diversité des situations. Face à l’Occident, héraut des valeurs humanistes portées dans les combats contre les idéologies fascistes, totalitaires… le virus n’a qu’à bien se tenir. D’une Italie, incrédule, fauchée en premier, dans une Europe lente, hésitante, aux déclarations controversées d’un Premier ministre anglais, ou celles hallucinantes d’un président américain, il y a des fossés de réactions.

Il nous revient à l’esprit cette scène surréaliste de Constantinople, en 1453, assiégée par les mahométans. Derrière les remparts, les religieux byzantins discutaient de la question théologique fondamentale du « sexe des anges », au lieu de se préoccuper des défenses de la ville.

Le « clergé » des hommes politiques de la religion Economie libérale est-il sourd aux coups de boutoir ? Aujourd’hui une pandémie liée à un virus, demain, des dizaines échappés des pergélisols dégelés, ou franchissant la barrière des espèces aux distanciations sociales abolies par des brassages incessants.

Entre le modèle chinois hégémonique, ou celui d’un libéralisme à outrance des voies médianes s’ouvrent

Les images qui nous viennent d’Outre Atlantique nous envahissent de chagrin et de pitié. Est-ce là le credo d’une nation qui se dit porteuse de valeurs humanistes ? La honte des fosses communes de l’île de Hart Island n’a rien à envier aux milliers d’urnes funéraires de Wuhan, mais elles choquent davantage. Un humanisme réduit à des actions caritatives, cataplasmes de maux plus profonds. Portées par des associations, groupements religieux, elles offrent un terrain de prédilection pour s’acheter des indulgences, sinon une clientèle électorale. Et, tout un chacun s’interroge sur cet État Fédéral plus préoccupé par la balance de son économie que par celle de sa justice sociale.

Ne brûlons pas nos bibliothèques

Amadou Hampâté Bâ, sage malien, disait : « un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle« . Gardons à l’esprit cette sentence pour prendre soin des aînés et préserver le « disque dur » de notre mémoire familiale et collective de l’amnésie, du temps des papy et mamy trop vite partis sans conter les leçons de leur jeunesse.

La France n’est pas à l’abri de ce type d’incendie qui a donné lieu à hécatombe dans certaines EHPAD plus préoccupés par la rentabilité de fonds d’investissement lucratifs de groupes financiers, que par des intentions humanistes.

Pour les forêts tropicales, ce n’est pas une métaphore, la richesse inconnue de molécules miraculeuses disparaît en fumée non moins sous la hache des bûcherons que des financiers et des politiques avides. L’homme ne semble pas pouvoir résister à l’appel du néant, au risque de précipiter la planète en arrière, pour un nouveau départ, sans lui !

L’Humanisme à la française d’un Etat providence, souvent décrié, controversé, est-il une des voies d’un humanisme laïc ? Notre système de santé, envié, qui a pour autant faibli, non par la faute des femmes et des hommes qui le composent, ces héros applaudis au quotidien, mais par la dérive gestionnaire qui veut tout quantifier, même l’affection. On se serait cru, avec ces soignants au front, dans ces taxis de la Marne arrivant au « Chemin des Dames ». Un ministre des « Solidarités » et de la Santé, mot juste d’une louable intention ou vœu pieu ?

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Quant au calque communiste du confucianisme chinois, ses dérives maoïstes ont jeté au feu les écrits des sages antiques remplacés par un petit Livre rouge, nouvelle Bible, aussitôt écartée pour des ouvrages plus pragmatiques sur l’Economie Socialiste de marché.

Entre le modèle chinois hégémonique, ou celui d’un libéralisme à outrance des voies médianes s’ouvrent. Le modèle « à la française » peut-il être retenu ? Entre des principes individualistes de « liberté, liberté chérie« , en débat, avec des valeurs d’égalité où « la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres », le civisme est la clé entre individu et société. Un réflexe inné, non, mais acquis au sein d’un enseignement qui doit retrouver ses fondamentaux.

Dans l’attente craintive d’une éventuelle deuxième vague, ne faudrait-il pas aussi s’inspirer de la leçon vietnamienne qui sans bruit, mais avec rigueur a géré cette crise majeure ?

Le désastre et l’adieu


A la découverte de L’Inassouvissement, un chef-d’œuvre méconnu de la littérature polonaise


Stanislaw Ignacy Witkiewicz est une des figures majeures de l’avant-garde polonaise avec ses amis  Witold Gombrowicz, Bruno Schulz et Tadeusz Kantor, – lequel fut son metteur en scène. Né le 24 février 1885 à Varsovie, il mit fin à ses jours en 1939, après s’être adonné à la littérature, au théâtre, à la philosophie, à la peinture et à la photographie.  Connu comme homme de théâtre, il est aussi l’auteur de plusieurs romans, Les 622 chutes de Bungo, L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, autobiographie hallucinée et uchronie terrifiante. Les éditions Noir sur Blanc ont pris l’heureuse initiative de rééditer ce roman dans la « Bibliothèque de Dimitri », – ainsi intitulée en hommage à Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Âge d’Homme.

L’Inassouvissement, livre testamentaire contre le « nivellisme »

Witkiewicz se donne la mort au moment où la Pologne semble vaincue, et la civilisation elle-même. Dans L’Inassouvissement, l’avenir est au « nivellisme », autrement dit à la suprême égalité de la mort. Witkiewicz se pose ainsi, une dernière fois, la question de l’individu, au moment où celui-ci est sur le point de disparaître dans la massification.  Qu’est-ce, pour Witkiewicz, qu’un individu ? Rien d’autre qu’un influx de forces contradictoires, un exilé dans son pays lui-même et enfin, pour cet homme qui fut moraliste mais peu moralisateur, un drôle d’individu, une sorte de mauvais sujet, une présence dont la vocation est de tenir ses semblables en éveil.

« La caractéristique du moment, écrit Witkiewicz dans l’Inassouvissement en parlant de la guerre qui vient, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et de les imposer partout ». Ce que Witkiewicz nomme le « nivellisme » ne porte pas seulement atteinte à ses goûts ; et il serait trop facile d’opposer le généreux sens commun aux préférences aristocratiques de l’esthète.

Le « nivellisme » est aussi, et surtout, une négation de la nature humaine dans ses nuances. Emprisonné dans un seul temps, dans un seul état de conscience et d’être, nous voici, tel du bétail, ou des rats traqués, livrés à la pire des régressions, au nom du Progrès ou du bien moral.

Les hallucinogènes, les narcotiques et excitants divers dans le roman seront, non des refuges contre le désespoir, mais des clefs ouvrant à divers états de conscience qui aiguiseront, à l’inverse, la lucidité. Pour l’auteur de L’Inassouvissement, sa culture encyclopédique, ses voyages aux confins de l’entendement, loin de le ramener au bercail d’un savoir commun, seront la mise en abîme de son identité.

Requiem pour les derniers hommes

Toute philosophie, nous le savons depuis Nietzsche, est toujours autobiographique. Celle de l’Inassouvissement est un combat dans le désastre, un adieu au monde héraldique où le visible est plus mystérieux encore que l’invisible dont il est l’empreinte. Un adieu au monde complexe, tourmenté et fallacieux qui devra laisser place à un monde déterminé, banal, celui des « derniers des hommes » dont parle Nietzsche, où la conscience réduite à l’utilité sociale se laissera borner par une morale puritaine.

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Avant que cette banalité ne fasse oublier les fastes qui la précèdent, avant « l’oubli de l’oubli » dans lequel vivront des hommes heureux qui, « ne sauront plus rien de leur déchéance », autrement dit avant la bestialisation et l’infantilisation totale de l’espèce, Witkiewicz évoquera donc, dans l’Inassouvissement le grand silence antérieur :« Donc tout existe quand même. Cette constatation n’était pas aussi banale qu’elle pouvait paraître.

En amont de la culture commune « conviviale » et « citoyenne » , avant « l’homme-masse » , Witkiewicz retourne aux ressources profondes de la culture européenne, à l’esprit critique qui laisse entre les hommes et le monde une distance, une attention qui nous rendent à la possibilité magnifique d’être seuls, au lieu d’être voués, de naissance, à cette fusion sociale qui évoque bien davantage la vie des insectes.

L’œuvre de Witkiewicz est, à cet égard, anticipatrice, sinon prophétique ; le « nivellisme », nous y sommes, menacés par la facilité, et « cette sensation de triomphe et de domination qu’éprouvera en lui chaque individu moyen ». L’individu moyen, se concevant et se revendiquant comme « moyen », c’est-à -dire comme agent, sera non le maître sans esclave rêvé par les utopies généreuses, mais l’esclave sans maître, c’est à dire le dominateur le plus impitoyable, le plus résolu, le mieux armé, par sa quantité, le plus administratif, le mieux assis dans sa conviction d’incarner le Bien.

Vacarme silencieux comme la mort

A lire L ‘Inassouvissement on reconnaît l’homme de théâtre, l’espace s’y réverbère dans une sorte de frayeur intersidérale. Un vide métaphysique, un « vacarme silencieux comme la mort », entoure ses personnages. Sur la scène de l’œuvre, deux configurations du passé s’entrebattent. L’une est liée à la forme qui voit les choses comme déjà advenues, réminiscences « de ces instants où la vie contemporaine mais lointaine et comme étrangère à elle-même, rayonnait de cet éclat mystérieux que n’avaient habituellement pour lui que certains des meilleurs moments du passé ».

L’autre est liée à la force de dissolution, de nostalgie mauvaise : « Être un taureau, un serpent, même un insecte, ou encore une amibe occupée à se reproduire par simple division, mais surtout ne pas penser, ne se rendre compte de rien. »  Autrement dit, être parfait, sans péché, sans manque, sans attente, sans transcendance d’aucune sorte. Nous en sommes là. L’heure, selon la formule rimbaldienne, « est  pour le moins très sévère ». L’Inassouvissement de Witkiewicz est une oraison funèbre à des êtres humains téméraires et fragiles, à des êtres humains imparfaits, livrés à l’incertitude et au doute.

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Une immense plénitude de l’âme

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«Je suis convaincu que Dieu devait avoir le sens de l’humour et qu’il croyait aux joies de la vie» Leo McCarey


La beauté du film Les Cloches de Sainte-Marie (Bells Of Saint-Mary 1945) de Leo McCarey m’a absolument convaincu de revoir ses trois films ayant pour personnage principal un prêtre, et notamment La Route semée d’étoiles (Going My Way 1943).

C’est est une comédie religieuse tournée en 1943 pendant la deuxième guerre mondiale. La petite paroisse de Saint-Dominique à New York  perd ses fidèles. Elle est pauvre et hypothéquée. Son vieux curé, le Père Fitzgibbon ne semble plus en mesure de prêcher. L’épiscopat envoie le jeune Père O’Malley pour redresser la situation. Mais il va se heurter à la désapprobation du curé qui n’aime pas ses méthodes modernes, son optimisme fondamental et son apparente insouciance heureuse…

Une joie communicative

Cette joie de vivre nous est transmise – Going My Way, suivez ma voie, mon chemin – par la force du personnage principal, le Père O’Maley, un curé qui joue du piano et chante, aime le golf et le baseball et se sert de sa gaité pour transmettre sans faillir, les valeurs de partage, d’amour, de bonté. Il va savoir convaincre tous les êtres humains qu’il rencontre de suivre son chemin – à part peut-être la vieille et incorrigible commère bigote, Mrs Hattie Quimp – d’emprunter la voie du bonheur et de se laisser guider par la foi. Pour ce faire, il emploie son sens de l’humour et son amour de la musique.

Sans crise et sans heurts, sans affrontements particuliers, il amène chaque personnage à se métamorphoser en ce qu’il a de meilleur. La grande intelligence du prêtre est de prendre le temps d’écouter ses interlocuteurs, de les laisser s’exprimer. Leur méfiance disparaît et il parvient à tirer parti des talents de chacun. Sa joie, sa miséricorde et son dynamisme sont communicatifs. Le film est un éloge de l’entraide et de l’amitié. « Aide ton prochain et le ciel t’aidera. »

Patient, il parvient par ses méthodes originales à convertir les adolescents délinquants du quartier au chant. Il les accompagne au cinéma et aux matchs de baseball. Puis il les amène à créer sous sa direction une chorale qui va interpréter dans la grâce Douce nuit, l’Ave Maria et la chanson titre du film Going My Way en compagnie d’une ancienne amie d’enfance,  Genevieve Linden, devenue chanteuse d’opéra au Métropolitan Opera. Et il transforme Carol, une jeune fille rebelle et perdue: elle va rencontrer Ted Haines jr, le fils oisif de la société immobilière de crédit à qui la paroisse doit de l’argent. Tous deux vont se métamorphoser de même que le riche Mr Haines père, impitoyable en affaires ou l’aimable policier Pat McCarthy… Tous vont ainsi retrouver le chemin de l’église.

Un mélange miraculeux des genres

Le Père O’Malley – interprété par Bing Crosby, excellent chanteur et acteur, mu par un entrain et un humour talentueux –  est le révélateur des qualités humaines et spirituelles  de chaque être qu’il croise. C’est la miraculeuse force morale du film, basée sur le postulat faisant de chaque être vivant des individus qui  choisissent un nouveau destin sous le regard attentif, bon, miséricordieux et exigeant du prêtre. A leur tour, ils transforment les personnes qu’ils rencontrent.

La force de l’œuvre de Leo McCarey est de faire se côtoyer comédie, mélodrame, chansons, humour et émotion. Son génie de cinéaste est de communiquer au spectateur la joie qui émane de son film par son formidable sens de la mise en scène, son génie du montage de séquences, qui semblent disparates, mais forment à mesure de l’écoulement du temps une véritable harmonie au service du bonheur.

Il nous transmet une immense plénitude de l’âme qui passe des personnages au spectateur comme un courant merveilleux. La beauté de la photographie en noir et blanc du chef opérateur, Lionel Lindon, la musique (cantiques, folklore, opéra, chansons populaires), l’alchimie magique des sentiments et des valeurs morales nobles font de La Route semée d’étoiles, l’un des plus émouvants chefs-d’œuvre du cinéaste, absolument fascinant!

La Route semée d’étoiles (Going My Way) de Leo McCarey

La route semee d'etoiles (going my way)

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États-Unis – 1943 – V.O.S.TF. et V.F. – 2h10

Interprétation: Bing Crosby (le Père Chuck O’Malley), Barry Fitzgerald (le Père Fitzgibbon), Jack McHugh (le Père Timothy O’Dowd), James Brown (Ted Haines Jr.), Gene Lockhart (Ted Haines Sr.), Jean Heather (Carol James), Porter Hall (Monsieur Belknap), Fortunio Bonanova (Tomaso Bozanni), Eily Malyon (Madame Carmody), Risë Stevens (Genevieve Linden).

Une infirmière déconfinée


Si le déconfinement, période floue, devait se résumer en une seule image, c’est bien celle de l’arrestation de Farida C., le 16 juin, selon Jérôme Leroy.


C’est tout de même revenu très vite, les vilaines habitudes du pouvoir. 

Nous ne sommes même pas totalement déconfinés que le macronisme reprend la main pour mieux gifler ceux qu’il fallait applaudir, la bonne conscience en bandoulière, alors que les soignants criaient dans le désert sur la situation désastreuse de l’hôpital depuis des mois.

Lors des manifestations du 16 juin, une seule image a résumé ce retour à l’ordre. C’est l’arrestation, pour le moins musclée, d’une infirmière de cinquante ans. Je ne reviens pas sur les faits eux-mêmes mais sur les réactions des habituels thuriféraires du macronisme, politiques et médiatiques. Ils sont à nouveau en marche après cette arrestation suivie d’une garde à vue et d’un procès qui aura lieu en septembre après la plainte de quatre CRS, sans doute étranglés par le stéthoscope manié par l’agresseuse d’1m55.

Pierres lancées sur les forces de l’ordre

Ce qui est intéressant, c’est que cet épisode nous permet de mettre à jour un raisonnement tranquillement malhonnête et très à la mode. À quoi, en 2020 reconnaît-on un macroniste, qui est finalement le frère jumeau mais avec du déodorant et bien coiffé, de la droite dure ?  Eh bien pour ces brillants dialecticiens, quand il y a une victime de la police, ce n’est pas la police qui est coupable, c’est évidemment la victime. La victime avait provoqué, – on remarquera qu’on accuse de la même manière les femmes violées de l’avoir bien cherché -, ou elle avait un passé de délinquant ou elle était la petite cousine par alliance de la belle-soeur d’un dealer. Par exemple, l’infirmière en question, elle, avait lancé des pierres sur la police et fait des doigts d’honneur. 

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Peu importe qu’elle se soit épuisée pendant trois mois, 18 heures sur 24, dans les services Covid,  qu’elle ait assisté à la mort de trente patients, qu’elle soit dans une rage folle devant les promesses trahies, son comportement justifie son traitement. C’était pareil pour Traoré qui vient forcément d’une famille de délinquant, c’était pareil pour Cédric Chouviat, le livreur père de famille décédé en janvier 48 heures après son interpellation : il roulait sans permis, ce qui vaut bien la peine de mort. À la limite, on devrait même se féliciter que l’infirmière en question s’en tire si bien face à une police excédée qui s’est montrée si aimablement républicaine en la menottant et en l’agenouillant, le front en sang.

Violence légitime

Comment le dire sans être désobligeant? La police est cette institution qui a ce qu’on appelle le monopole de la violence légitime. Elle doit donc en user avec discernement et de manière proportionnée. Elle doit se comporter de façon d’autant plus exemplaire qu’elle est armée, ce qui n’est pas le cas des citoyens.

Transposons un instant la situation au monde enseignant, vous savez là où on a trouvé tant de profs décrocheurs pendant le confinement qui se sont roulés les pouces et qu’il faudra sanctionner nous dit Blanquer, paniquant à l’idée que son incompétence ne lui retombe dessus lors d’un prochain remaniement.

Maitriser ses nerfs

Eh bien, si tous les profs se comportaient face à des élèves insultants, violents, comme la police se comporte avec des manifestants, même agités, même décidés à en découdre comme les Blacks Blocs,  il y aurait aussi du sang sur les murs de nos écoles. Mais le prof se souvient, parfois avec difficulté, mais il s’en souvient, qu’en face de lui ce sont des mômes, au bout du compte, et que lui est un adulte.  On peut au moins demander aux policiers, ou à leur commandement, de se souvenir qu’en face d’eux,  ce sont des civils. Alors, on est professionnel, on respire un bon coup et on passe à autre chose. Personne n’oblige un prof à être prof, personne n’oblige un policier à être policier S’ils n’ont pas les nerfs, ils n’ont qu’à changer de job et qu’on n’en parle plus.

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Ce dont il va falloir parler, en revanche, dans les mois qui viennent, si la pandémie ne revient pas pointer son nez, c’est comment en finir avec un système tellement plastique qu’il arrive à se nourrir de tout, y compris des catastrophes qu’il a lui-même provoquées.

Mais c’est une autre histoire.

Un autre son de cloche sur cette affaire, Elisabeth Lévy:

Sans touristes, Venise revit


Sinistrée par 30 millions de visiteurs annuels, Venise n’en retire aucun bénéfice économique. Grâce au confinement, la cité des Doges a retrouvé sa beauté et son authenticité. Charge aux Vénitiens d’inventer un modèle alternatif au tourisme de masse.


Venise revit, sa beauté resplendit. Plus un navire de croisière à l’horizon. Les dauphins se réapproprient la lagune, les canards nidifient sur le Grand Canal. Dans ses eaux clarifiées, on a récemment vu – et filmé – au pied d’un palais un poulpe s’accrochant aux huîtres.

Autour d’eux, les palais renouent plus que jamais avec leur vocation théâtrale, mais ils ont perdu leur public. C’est sublime et c’est triste. Venise est décidément dépouillée de ses habitants. Elle est vide ; mon frigo aussi. Oubliant que tous les supermarchés sont fermés, je m’aventure dans les rues un lundi de Pâques. De Rialto à San Basilio, j’avance sur deux kilomètres sans croiser un seul être humain. Décor de science-fiction.

Puis un miracle se produit : le déconfinement. En quelques jours la vérité éclate : Venise n’est pas inhabitée. Pour la première fois depuis des siècles, les Vénitiens sont confrontés à leur propre identité. Noyés parmi des millions de visiteurs, continûment incités à l’exil, ils pensaient avoir disparu. On leur tend enfin un miroir : ils existent. Et ils sont beaucoup plus nombreux qu’ils ne le pensaient. De vie de Vénitien, on n’a jamais vu ça. Les places grouillent d’enfants, les rameurs abondent sur les canaux, la ville éclot au cœur du printemps. Cafés et restaurants ouvrent de nouveau. Spectacle inédit : les quais regorgent de convives dînant à la chandelle dans le plus beau décor du monde, enfin libéré de la multitude passive des badauds. Tout reprend un sens. L’évidence est criante : jamais on ne voudra revivre ce qu’on a vécu. Une occasion historique se présente à nous. Celle d’un point de non-retour vers le spectacle d’une mise à mort annoncée.

Ce que Venise ne veut plus vivre

Cette mise à mort, quelques chiffres en témoignent. En 1951, la population de Venise « Centro storico » comptait 174 808 habitants. En 2019, nous sommes passés sous la barre des 50 000. En cause, le développement incontrôlé du tourisme. 30 millions de visiteurs l’année dernière : 600 fois la population locale. 600, c’est aussi le nombre de navires de croisière que les autorités continuent d’accueillir chaque année. Les fines particules empoisonnent l’air et les remous altèrent les fragiles fondations de la ville. De tels sacrifices permettent-ils au moins d’enrichir la ville ? C’est précisément le contraire qui advient. 75 % des visiteurs ne passent pas plus d’une journée sur place. La cité s’appauvrit. L’État italien, seule autorité compétente pour prendre des mesures efficaces, est aux abonnés absents. Pire, il semble avoir sacrifié la Sérénissime. Les autorités locales ne disposent pas du levier juridique pour prohiber le passage des cruise ships. En 2012, suite au désastre du Costa Concordia, le gouvernement Monti interdit à ces navires de s’approcher à moins de deux milles du littoral italien… exception faite de la lagune vénitienne. Le 2 juin 2019, incontrôlable, un monstre flottant s’écrase contre un quai. Quelques semaines plus tard, on permet à un autre mastodonte de sortir au cœur d’un violent orage de grêle. Il frôle la place Saint-Marc.

Fin 2016, l’Unesco tire la sonnette d’alarme et menace d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en danger

À Venise, seul l’État peut interdire Airbnb et limiter le développement des enseignes de souvenirs made in China. Mais il préfère contempler un spectacle apocalyptique, certes fort cinématographique. L’« acqua alta » du 12 novembre dernier révèle la gravité des choix politiques. Contre l’avis des pouvoirs locaux, c’est le gouvernement italien qui a lancé le projet MOSE, destiné à ériger un système de barrages temporaires afin de protéger la lagune en cas de montée des eaux. Massimo Cacciari, philosophe renommé et maire de Venise (1993-2000 et 2005-2010), a tout fait pour résister à un projet pensé non pour sauver la cité, mais pour créer un système de corruption performant. La technologie employée est coûteuse et inefficace. On enlise les travaux pour faire gonfler les factures. Le MOSE devait être inauguré en 1995. Il n’est toujours pas terminé. À ce jour, il a coûté au contribuable 6,2 milliards d’euros (au lieu des 2 milliards annoncés). Démis de ses fonctions pour corruption dans le cadre de ce chantier, le précédent maire de Venise, Giorgio Orsoni, entraîne dans sa chute toute l’élite politique de la ville : dominée par le mot d’ordre « tous pourris », l’élection de Luigi Brugnaro, homme d’affaires « hors système », aggrave la situation. Il n’a pas été choisi pour sauver le patrimoine vénitien, puisqu’il n’a pas été élu par les résidents du centre historique : ce dernier n’est qu’une partie d’une vaste commune qui compte à Mestre, sur le continent, beaucoup plus d’électeurs. Et ceux-ci ont d’autres priorités.

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Fin 2016, l’Unesco tire la sonnette d’alarme et menace d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en danger. Fraîchement élu, Brugnaro supprime le poste d’adjoint à la culture et annonce la mise en vente de trésors du patrimoine, dont les œuvres du XXe siècle, moins à son goût. Première sur la liste, la Judith II de Klimt, symbole de l’émergence de la Biennale de Venise. Jamais les structures culturelles et les musées d’une ville n’ont autant souffert. Le seul mot d’ordre est de renflouer le déficit de la commune. Mais en même temps, il faut limiter les dépenses culturelles. Tandis qu’il fait augmenter les bénéfices de sa holding, le maire multiplie les déclarations embarrassantes : sa gouaille s’adresse à l’électeur de Mestre et fait fuir non seulement les riches contribuables du centre historique, mais aussi les visiteurs avertis. En novembre 2019, le désastre de l’acqua alta révèle son incompétence et celle de son administration en matière de fundraising. Au lieu de se tourner vers les grandes fortunes et les groupes internationaux avec un diagnostic, un discours cohérent et des recommandations concrètes, il publie l’IBAN du compte bancaire de la Ville, sans objet ni fléchage des dons. Fiasco. À peine quelques centaines de milliers d’euros sont récoltés (un milliard l’a été pour la toiture de Notre-Dame de Paris).

Ce que Venise est en train de vivre

À Venise, la réalité dépasse la fiction depuis trop longtemps. On s’habitue à tout, même aux situations les plus extrêmes. Et puis soudain, un événement nous ouvre les yeux. Les choix politiques ont encouragé les lois du marché vers un monopole de l’activité touristique de courte durée. Venise était à genoux, le Covid-19 lui donne le coup de grâce. Les erreurs du passé apparaissent plus clairement que jamais. En quelques semaines, la ville est au bord du krach. La crise met en lumière le rôle de l’État et des pouvoirs publics. Or leur marge de manœuvre est bien plus faible qu’en France, laquelle dispose d’un véritable État providence. On se tourne vers l’administration de la Ville. Celle-ci multiplie les déclarations de bonnes intentions. Le 20 avril, Luigi Brugnaro affirme au monde entier : « Nous ne reviendrons pas au tourisme de masse. » Benissimo. De son côté, Simone Venturini, avocat de 32 ans, adjoint à la cohésion sociale et au développement économique, se déchaîne contre l’État. Au lieu de proposer des solutions pouvant être adoptées au niveau de la commune, il dénonce l’absence des décrets gouvernementaux pour limiter le règne d’Airbnb et des navires de croisière. Pense-t-il à quelques mesures simples, comme l’adoption d’un numerus clausus au sein des groupes de touristes ? Non. Et des mesures pour encourager le retour de résidents ? « Oui, nous avons restauré les propriétés de la Ville afin de créer des logements sociaux. » Très bien. Quand ouvriront-ils ? La réponse n’est pas très claire. Il est vrai que l’administration actuelle n’est au pouvoir que depuis… cinq ans. En 2019, devait être mise en place une sorte de billet d’entrée à Venise pour les touristes quotidiens. Où en sommes-nous ? « Ce n’est pas un billet d’entrée, c’est une contribution au nettoyage de la ville. » Premier message au visiteur : vous ne participez pas à soutenir le patrimoine vénitien, mais à la collecte des ordures. Cette contribution « devrait » être mise en place en 2021.

Les élections municipales se tiendront en octobre prochain. En pleine campagne électorale, le 25 avril, Luigi Brugnaro publie sur Facebook une déclaration filmée. Il est excédé par le confinement. Il craque. (Il craque souvent.) « J’ai cherché par tous les moyens à résister, mais je suis fatigué de ce truc. […] On comptera les morts et j’espère que tout cela n’est pas un bluff. » Le 13 mai, à la télévision (Rai, TG2), le maire prend à parti Antonio Misiani, vice-ministre de l’Économie ; il le tutoie, hurle, l’insulte. Il incarne la colère populaire. Le 24 mai, sur Rai 1, nouvelle déclaration polémique : « Je le dis aux Italiens, venez à Venise. Nous, nous pensons que le gouvernement ne fait plus rien, mais c’est mieux comme ça. On s’arrange sans lui. Les touristes aussi s’arrangent pour venir. Bien sûr, on aurait besoin de quelques ministres de bonne foi qui pensent au déficit de 115 millions que la Ville aura cette année, nous sommes complètement fauchés, mais on ne fera pas la manche. […] S’il y a quelque chose que je sais faire, ce n’est pas de la politique, mais de l’argent : il faut faire confiance aux personnes. Nous prenons la tête d’un mouvement lancé par les actifs. Nous continuons avec nos gondoliers, nos taxis, nos restaurants. » Si seulement Luigi Brugnaro savait « faire de l’argent » comme il l’affirme, sacité ne serait pas une des grandes villes les plus pauvres d’Italie.

On a eu tort de privilégier la quantité sur la qualité. On s’est appauvri

Jeune et talentueux producteur de cinéma périodiquement impliqué dans le renouvellement de la vie politique vénitienne, Marco Caberlotto dénonce l’inertie de la municipalité alors que l’état d’urgence étend ses compétences. Les impératifs sanitaires permettraient de contrôler les flux touristiques, à travers une planification urbaine (structures d’accueil, hôtels) et des transports.

Des raisons d’espérer

Bepi d’Este, 76 ans, chargé des relations entre la Ville et les îles de la lagune, croit malgré tout en une régulation naturelle du marché du tourisme suite à la crise du Codiv-19. « Rien ne sera plus comme avant », affirme-t-il. Il évoque avec émotion l’époque de Vacances à Venise (1955), où Katharine Hepburn incarnait « la touriste comme on l’on aime ». Il est vrai que la Venise de l’ère du Covid évoque magnifiquement ces images d’antan. « Les Chinois, les Japonais… ils ne reviendront pas. Ils ont peur. Et les voyages seront plus coûteux. Les B&B low cost vont fermer. Pensez à ces investisseurs qui ont acheté des petits appartements pour les louer aux touristes. Ils vont vendre. Seuls les meilleurs resteront. La Ville doit profiter de l’occasion pour appliquer une bonne stratégie marketing en s’adressant aux visiteurs éclairés. »

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Ce n’est pas gagné… Cependant, depuis le déconfinement, on voit accourir de nombreux visiteurs qui ne ressemblent pas à ceux auxquels nous étions habitués. Ils viennent du continent, de Vérone, de Vicence, de Padoue… Propriétaire d’un café à Rialto, Marco a pu, pour la première fois, installer cinq tables dans la rue : « Les affaires reprennent ! » J’y passe tous les jours, toutes les tables sont prises. J’y croise un agent immobilier, lui-même étonné par la rapide éclosion des demandes de visites de la part des acheteurs, principalement des ménages italiens.

Sur le pont du Rialto, Venis, 28 mars 2020 © Fondazione delle Arti - Venezia
Sur le pont du Rialto, Venis, 28 mars 2020 © Fondazione delle Arti – Venezia

Tout d’abord exclu du retour aux affaires à cause des règles de distanciation, Arrigo Cipriani, le propriétaire du Harry’s Bar, annonce qu’il va pouvoir ouvrir. L’Aman, un de plus beaux palaces du Grand Canal, avait fait un trait sur sa saison estivale : il ouvre finalement le 18 juin, et le Danieli à la fin du mois. Au Lido, l’Excelsior ouvre sa plage privée. Les hôtels de luxe et les restaurants gastronomiques annoncent des tarifs attractifs. Partout, le meilleur est à portée de main. Plus que jamais, on dénonce les mauvais choix des dernières décennies. On a eu tort de privilégier la quantité sur la qualité. On s’est appauvri. Avec 30 millions de visiteurs annuels, Venise devrait être une des villes les plus riches d’Europe. L’Italie devrait être la première destination culturelle au monde. Les pouvoirs ont vu le patrimoine comme une dépense. Ils n’ont pas su en faire une source de recettes.

La consommation touristique vénitienne demande à être encadrée. La ville est fragile, mais les lois du marché sont de retour : dans le centre historique, les prix n’ont jamais été si bas. On a besoin de liquidités. Faute d’une politique volontariste, qu’est-ce qui empêchera le visiteur low cost de revenir plus vite que prévu ? Ces jours-ci, c’est l’augmentation du prix du billet d’avion qui joue en notre faveur. Mais combien de temps cela durera-t-il ? Politiques et commerçants ont en commun de voir le court terme : sa réélection pour l’un, sa recette pour l’autre. Or, si le changement ne peut pas venir des pouvoirs publics, il faut compter sur une providentielle régulation du marché. Et le marché vénitien, fort complexe, repose sur une atomisation de petites structures dont le fourmillement anarchique brouille l’écran. Pensons à Katharine Hepburn et prions pour que le temps béni que vit Venise ne soit pas une parenthèse enchantée…

Jeanne d’Arc: par bon cœur et bon sens


Michel Bernard narre la réhabilitation de Jeanne d’Arc dans un roman original: Le Bon Sens. Il y imagine que le célèbre portrait du roi Charles VII de Jean Fouquet aurait été peint sur celui d’Agnès Sorel…


De Jeanne d’Arc, Michelet disait qu’elle avait « mené son action par bon coeur et par bon sens ». Le bon coeur, c’est le courage, la générosité. Mais le bon sens ? Nous n’aurons pas vu, le 31 mai, le visage qu’avait la Pucelle, lors des fêtes à Orléans. Occasion rêvée de nous plonger dans le livre de Michel Bernard, Le Bon sens qui fait suite à Le Bon coeur, paru, en janvier, aux éditions de la Table Ronde. 

L’histoire dans l’Histoire

L’Affaire d’Arc, c’est l’Affaire du siècle de la guerre de Cent Ans. On connaît bien l’histoire du procès de condamnation. Moins bien celle du procès en réhabilitation, dix-huit ans après la mort de Jeanne. C’est elle que choisit de raconter Michel Bernard. En novembre 1449, Charles VII entre à Rouen. Le chanoine Guillaume Manchon, greffier archiviste du procès, se souvient. Que s’était-il passé, du 9 mai au 12 mai 1431, dont témoignent les feuillets qu’il conserve précieusement dans des sacs de jute ? Le 15 février 1450, Charles VII signera la lettre qui permet de diligenter un nouveau procès. Il ne s’agit pas pour l’auteur de reconstitution historique mais d’évoquer l’enquête tenace du noyau pur et dur de ceux qui veulent rendre justice et honneur à la Pucelle. Ce qui nous vaudra, au fil des chapitres, de beaux portraits des acteurs de cette histoire, issus des plus hauts milieux ecclésiastique et universitaire. Ce premier chapitre qui se clôt sur un secret reçu en confession attise la curiosité du lecteur. 

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La toile de fond, c’est la reconquête et l’unité du royaume par Charles VII. Comme dans le Bon coeur, Michel Bernard a l’art d’intégrer les actions dans les saisons et les paysages d’une grande poésie. Voici la Normandie, quand les « fumées s’effilochent dans le ciel de feutre ». Les ciels de Loire au « bleu à peine mouillé qui se prolonge loin dans l’automne qui remplissait le roi d’une jouissance très douce et pénétrante ». Voilà le Barrois dont Michel Bernard est natif comme Jeanne, avec les étangs gelés de la Woëvre. Dans cette page de notre histoire, Rome n’est pas oubliée où s’instruit la cause de Jeanne. En 1453, l’annonce de la prise de Constantinople parvient en France. 

Les peintures de Fouquet

La trouvaille du romancier ? C’est d’avoir fait naître, de l’argumentaire politique et religieux, la surprise du « bon ressort au bon moment ». La mort, en couches, d’Agnès Sorel, la maîtresse très aimée, anéantit le Roi. Les fidèles de Jeanne se servent de ce désarroi pour susciter chez le Roi le désir de réhabiliter celle qui lui a donné le trône. Dans une mise en abîme ingénieuse, l’écrivain tisse une histoire entre les personnages, grâce aux tableaux du peintre Jean Fouquet.

Portrait de Charles VII, par Jean Fouquet, musée du Louvre.
Portrait d’Agnès Sorel d’après Jean Fouquet, Château Royal de Loches

Agnès Sorel avait fait réaliser d’elle un portrait que le roi emportait partout avec lui, enchâssé dans un retable. Agnès y était représentée, le sein gauche débordant du corset délacé. Or, il est au musée des Beaux Arts, à Anvers, un diptyque peint par Jean Fouquet, vers 1452, représentant une Vierge allaitant l’enfant Jésus, au sein très découvert dans un corsage délacé, dont le modèle, dit la tradition, aurait été Agnès Sorel. L’autre tableau de l’histoire est au Louvre : c’est celui, très célèbre, de Charles VII peint aussi par Fouquet. C’est là que Michel Bernard imagine que le Roi, voulant se délivrer de l’image obsessionnelle de « la belle embaumée » en s’unissant à elle pour l’éternité, demande au peintre de passer au blanc de céruse le tableau d’Agnès, après en avoir fait une copie, et de le reproduire, lui, le Roi, sur le corps d’Agnès. Laissons au lecteur le plaisir de découvrir le dernier avatar d’Agnès Sorel dans le diptyque de Melun qui représente le trésorier du Roi en donateur. Quels liens secrets unissent tous ces personnages ! Est-ce fantasme de romancier ? Une radiographie du portrait de Charles VII a fait apparaître, sous la figure du Roi, une Vierge, aux mêmes contours que ceux du diptyque. Ces peintures qui en recouvrent d’autres, effacées, sont fréquentes dans l’histoire de la peinture.

Un Charles VII complexe et attachant 

La figure de Jeanne, elle, c’est dans les yeux de ceux qui l’ont connue qu’elle vient à nous, diffractée, poétique, faite de nostalgie et de gaîté. Comme on l’entend « la voix » de cette fille du Barrois, « à l’éloquence rustique et fraîche » si différente de celle des clercs et qui savait si bien répondre aux questions sèches et abstraites « en allant plus haut qu’elles » ! À travers les yeux de Fouquet peignant le Roi, nous pénétrons dans la mémoire de Charles VII où remonte sa rencontre avec la Pucelle, dans la grand salle du château de Chinon. Jeanne l’avait « flairé comme un chien de chasse », reconnu et réconforté, lui, le gentil dauphin, méconnu, mal aimé. Elle lui avait rendu le trône. Il l’avait abandonnée ? C’était plus compliqué que ça. Charles VII, au visage las et majestueux, nous apparaît ici — et c’est une belle surprise— un personnage complexe, attachant. Quant au peintre Fouquet, il aurait aimé attraper le mystère de Jeanne et « le faire voir car elle était une énigme pour le royal modèle… qu’il était en train peindre. » Ce bel éloge de la peinture faite pour rendre, mieux que tout art, le mystère des êtres, n’étonnera pas les lecteurs de Deux Remords de Claude Monet.

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À ce livre foisonnant, écrit dans une langue si maîtrisée, superbement mis en page et illustré, l’auteur a mis en exergue une citation de de Gaulle — « l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie » — une autre de Villon, tirée de son Epitaphe — « tous hommes n’ont pas bon sens rassis ». C’est sur un concours de poésie auquel participe Villon que se clôt cette fresque historique. Hommage est ainsi rendu à « la fraîcheur native du français » parlé par Jeanne : à son « bon sens » et à celui de ceux, épris de vérité, qui, loin des ruses et des calculs, l’ont servie si droitement. Avec cette folle histoire pleine de bon sens, Michel Bernard écrit là une page vraiment originale de notre grand mythe national.

Adriatique, sortir de la masse


De Rimini à Dubrovnik, les rives italienne et balkanique de la mer Adriatique ont trop souffert du tourisme intensif. Les professionnels du voyage cherchent un autre modèle, plus lent, écologique et rentable. Enquête.


« Non mais vraiment, qu’est-ce qui t’a pris d’aller mourir à Rimini ?! […] À côté de Rimini, même Palavas a l’air sexy ! Car à côté de Rimini, La Grande Motte ressemble à Venise… » chantent les Wampas. Pourquoi la station balnéaire phare de la Riviera romagnole traîne-t-elle une réputation de bétaillère à touristes ? À l’est de l’Italie, Rimini a suivi la trajectoire typique des lieux de villégiature : création du premier établissement balnéaire en 1843, réservé à l’aristocratie européenne, émergence du tourisme petit-bourgeois durant la période fasciste, essor du tourisme de masse après-guerre. Malgré l’étendue de ses plages sablonneuses, la douceur de son climat et la beauté de ses fonds marins, l’étoile de Rimini a sacrément pâli depuis les années 1980. La faute à la bétonisation galopante, ses plages noires de monde, une offre hôtelière vieillissante, sans compter la pollution qu’engendre le tourisme all inclusive. Résultat des courses : Rimini est bel et bien devenu un Palavas-les-Flots transalpin largement boudé par les étrangers.

Deux cent cinquante kilomètres plus au nord, une belle engloutie polarise les critiques adressées au tourisme de masse : Venise, que les gigantesques bateaux de croisière et les embouteillages humains ont transformée en Luna Park. Comme les Barcelonais et les Florentins, un nombre croissant de Vénitiens ne se résolvent pas à perdre leur âme pour gagner leur vie.

Confusément, avant même la suspension des vols internationaux et la fermeture des frontières, les professionnels du voyage percevaient l’obsolescence du modèle productiviste, versions Rimini ou Venise, et s’employaient à imaginer le tourisme de demain. De la côte dalmate (Croatie) à la région italienne des Marches en passant par Trieste et la Slovénie, un périple adriatique nous donnera un aperçu des mutations en cours.

Croatie : la Tunisie de l’Europe

Inutile de traverser la Méditerranée pour découvrir une contrée perfusée au tourisme. Avec 4 millions d’habitants et cinq fois plus de touristes accueillis l’an dernier, la Croatie est la Tunisie de l’Europe. 20 % de son PIB dépend de ce secteur particulièrement sensible aux fluctuations mondiales. Le fiasco de la saison – entre 60 % et 80 % de touristes en moins – annonce une hécatombe. « La Croatie dépend encore plus du tourisme que l’Égypte de la monoculture du coton il y a cinquante ans… Imaginez qu’un terroriste islamiste bosniaque mette une bombe à Split, la saison est finie ! » conjecture le chef d’entreprise Bogdan Siminiati. Privée d’industrie lourde depuis l’indépendance (1991), après avoir été le deuxième poumon industriel de la Yougoslavie communiste avec ses chantiers navals et ses usines, la Croatie a investi sur ses atouts naturels (soleil, mer, un archipel unique d’un millier d’îles) dès la fin des années 1950, bien avant la chute du titisme. « Au début des années 1960, ils ont commencé à bétonner et à construire des hôtels en masse. Même au plus dur du régime de Tito, tous les hôtels étaient pleins l’été. Anglais, Américains, Français et Allemands affluaient à Dubrovnik », se souvient Siminiati. Brouille yougo-soviétique oblige, les ressortissants du bloc de l’Est n’avaient pas le droit de s’y goberger.

Un demi-siècle plus tard, les Croates prennent conscience des limites du tout-tourisme. Comme Tunis, saignée par la moindre crise du secteur, Zagreb déplore la faible consommation moyenne de ses visiteurs étrangers attirés par les forfaits tout compris. Mais tandis que l’artisanat tunisien peste contre les touristes allemands ou russes qui ne rapportent au pays que des babioles sans valeur, l’offre croate en matière de shopping est plutôt maigre. « Depuis dix ans, les Croates voudraient attirer des clients avec des poches un peu plus profondes, persifle Bogdan. Or, lorsque vous allez en France dans un camping près de Nice, le jour où il pleut, vous avez de quoi dépenser en ville. Alors qu’à Split ou Rijeka, il n’y a pas grand-chose à acheter, ni de sacs, ni de souliers… » Même topo sur la splendide île de Vis, au large de Split, dont on ne peut guère rapporter que miel et lavande en guise de souvenir. Afin de monter en gamme et d’accroître le nombre moyen de nuitées, le pays construit de plus en plus d’hôtels-boutiques quatre ou cinq étoiles.

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La bataille qui oppose tourisme de qualité et tourisme de masse se prolonge sur tous les fronts, de la terre à la mer. Ainsi, les millions d’arrivées par les airs (aujourd’hui grandement contrariées !) n’empêchent pas la croissance du trafic routier. Camping ! Le mot est lâché. Loin de l’image d’Épinal du prolo en marcel, les Autrichiens, Slovènes ou Allemands écumant la Croatie dans leur camping-car à 30 000 ou 40 000 euros n’ont rien de pauvres. Réalisant pratiquement un quart des nuitées, ils paient leur place assez cher, restent plus longtemps, visitent plusieurs sites et dépensent davantage. Vestiges grecs ou romains, théâtres et parcs nationaux comptent davantage sur cette clientèle moyenne supérieure que sur les masses impécunieuses charriées par les tour-opérateurs. « L’entrée du parc national des îles Brioni coûte 30 euros par tête de pipe, ce qui revient à 120 euros pour une famille de quatre. Les touristes qui viennent en masse restent dans leur hôtel trois étoiles ou leur appartement et consomment surtout de la bière et du vin », assure Siminiati. Chaque année, le festival de musique électronique Ultra Europe de Split draine pendant une semaine 150 000 spectateurs venus de tout le continent, la ville n’en peut mais. La consommation d’alcool et d’autres substances ne compense pas les nuisances et le manque à gagner provoqués par l’afflux de taxis clandestins ukrainiens et de prostituées roumaines.

Sur le front maritime, la lutte oppose les grands navires de croisière aux bateaux de location à taille plus humaine. Les premiers exaspèrent les autochtones tandis que les seconds restent le moyen le plus plaisant d’arpenter les côtes croates. Si la peur du confinement aux côtés d’éventuels malades pénalise aujourd’hui le croisiérisme, depuis quelques années, le secteur est saturé. Chaque débarquement de paquebot signifie au bas mot 2 000 touristes déchargés à quai, ce qui gonfle le nombre de visiteurs, mais dépasse les capacités d’accueil. À Dubrovnik, trois bateaux de croisière suffisent à bloquer l’étroite entrée de la vieille ville. Devant l’engorgement et la grogne des riverains, le nombre d’escales a été divisé par deux… On pourrait également brandir l’argument écologique pour défendre les bateaux à moteur ou à voile face à ces gros mastodontes. Sans violenter les paysages ni étrangler les ports, à raison de 120-150 euros la nuit, les bateaux de location font tourner l’économie et la restauration jusqu’aux rives de la Bosnie et du Monténégro. Cette année, avec la crise du transport aérien et des croisières, la tendance est à la démondialisation : la Croatie aux Croates… et aux Slovènes ! Comme au bon vieux temps de la Yougoslavie.

Trieste : contre Venise, tout contre

Il faut dire qu’un mouvement centripète rapproche Slovènes, Croates et Italiens d’Istrie. Durement éprouvée par les exactions fascistes et communistes, la sphère adriatique panse les plaies du passé depuis une quinzaine d’années. Plutôt que de concurrence, le syndicat d’initiative de la région Frioul-Vénétie Julienne préfère parler de complémentarité entre une Slovénie tentée par le tourisme écolo, une Croatie qui se positionne sur le marché des voyages sportifs, religieux et culturels, et la sublime Trieste. « Le tourisme a explosé, surtout ces cinq dernières années, observe Gwendoline Nassivera, commandant de remorqueur du port. Il y a vingt ou trente ans, c’était assez marginal, avec soit des voyageurs très pointus passionnés par l’histoire de Trieste, soit des gens de passage qui allaient en Croatie. » Le charme suranné de la ville aux façades austro-hongroises explique sans doute sa popularité auprès des Allemands et des Autrichiens, davantage attirés par le cachet culturel de Trieste que par ses plages de bitume en bordure de trottoir.

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C’est contre, tout contre Venise, que l’ancien port de l’Autriche-Hongrie a affirmé son identité touristique. Piazza Unità d’Italia, plus grande place d’Europe donnant sur la mer, on croise fréquemment un grand bateau de croisière détourné de Venise pour mouiller à Trieste. « L’administration de Venise essaie de réduire l’arrivée des gros paquebots. Trieste propose aux bateaux d’accoster, puis aux touristes de rejoindre Venise en train ou en car », explique Gwendoline. L’initiative ne semble pas – pour l’instant ? – susciter le courroux de sa population, ravie de cette nouvelle manne touristique. Dans ce pôle de recherche scientifique à l’image jadis austère, des investisseurs privés se ruent sur Airbnb pour louer leurs appartements, Hilton ouvre un hôtel DoubleTree et l’économie locale profite à plein des projets d’agrandissement portuaire. Depuis le rachat par la Chine de la partie transport de containers du port, la route de la soie passe aussi par Trieste.

L’avenir en Marches

L’effet repoussoir du voyage organisé favorise des destinations longtemps délaissées. Juste au sud de Rimini, la région des Marches incarne parfaitement la contre-programmation touristique en vogue maintenant que les grands spots n’ont plus la cote. Avec son littoral méconnu, ses grottes, ses collines, ses montagnes et ses cités d’art, l’ancien État pontifical sort peu à peu de l’anonymat. « Notre tourisme n’a jamais été de masse, mais étalé et culturel. Les Marches sont un musée diffus », résume Claudia Lanari, responsable du service développement et valorisation de la région. Si Urbino est sa tête de gondole classée par l’Unesco, abritant la maison natale de Raphaël et un palais ducal, la cité de Cesare Borgia n’épuise pas la richesse patrimoniale du cru. Aux esthètes qui visiteront Recanati, la ville du poète Leopardi, il faut ajouter les mordus de la petite reine amateurs d’un tourisme de plein air (outdoor) que les Marches valorisent dans leurs publicités. À 70 % italiens, les visiteurs de la région pratique la pérégrination lente, notamment lors des mariages. Nombre de fiancés – italiens, allemands, néerlandais ou britanniques – jettent leur dévolu sur un village pour y louer une place, un point panoramique ou un théâtre historique et y convoler des jours durant avec amis et famille.

Village de Montefalcone Appennimo, dans la région des Marches (Italie) © Destinazione Marche
Village de Montefalcone Appennimo, dans la région des Marches (Italie) © Destinazione Marche

Les bed and breakfast et gîtes locaux applaudissent ce tourisme lent. On est loin des queues de touristes chinois devant Florence, Venise ou Sienne. « Désormais, ce type de tourisme est peut-être dépassé et insoutenable à long terme, plaide Claudia Lanari. Beaucoup de touristes ont un programme de visite impressionnant en Italie : ils parcourent parfois au pas de course cinq grandes villes en trois jours ! Il est important de mieux répartir le tourisme sur le territoire et de faire découvrir des particularités cachées. » Un vœu pieux ? Dans la Botte, on ne badine pas avec un secteur qui représente un emploi sur sept. À l’avenir, sans remettre en cause la liberté de voyager, « les tour-opérateurs pourraient proposer plus de territoires afin de ne pas engorger une seule ville », suggère Claudia Lanari. Reste qu’il est plus facile de critiquer le modèle économique intensif dominant lorsqu’on reste tenu à l’écart des grands flux intercontinentaux. Tout en développant leur offre alternative et durable, les Marches cherchent ainsi à multiplier les liaisons internationales de l’aéroport d’Ancône-Falconara. Qui sait si l’avenir appartient aux petits qui se rêvent grands…

Méchoui et pot-au-feu


J’aime beaucoup le méchoui mais je déteste le pot-au-feu halal. Le premier se mange avec gourmandise. Le second a un rapport étroit avec l’eau de vaisselle.


C’était une belle journée de mars dernier. Je me rendais chez mon fils qui m’avait invité à diner. Au menu : un pot-au-feu. Il savait que j’adorais ça.

Mon taxi quitta la porte de Montreuil pour s’engager dans la rue de Paris où les kebabs alternent avec les boucheries halal. Nous fûmes ralentis par un embouteillage imprévu. Le taxi demande à un commerçant du coin ce qui se passait. « Mais comment, vous ne savez pas ? Il y a aujourd’hui un match important des quarts de finale du championnat de foot d’Algérie ». Effectivement un événement de cette importance n’aurait pas dû nous échapper.

Devant nous, à quelques dizaines de mètres, les téléviseurs des cafés hurlaient en arabe : la retransmission du match. La rue était barrée par des « jeunes » qui tenaient une banderole aux couleurs de l’Algérie. Les voitures étaient obligées de passer lentement en-dessous.

Comme j’ai mauvais caractère et que je n’aime que le drapeau tricolore je demandais au taxi de prendre un autre itinéraire. Il manœuvra, reçu en échange quelques coups de pieds dans sa carrosserie. Mais avec une somme astronomique au compteur m’amena à bon port. Mon expédition montreuilloise avait bien mal commencé. La suite fut pire encore.

Mon fils m’attendait la gueule enfarinée. « Tu peux venir dans la cuisine ? ». Je le suivis. Il s’arrêta devant la marmite ou mijotait le pot au feu. « Goûte s’il te plait ». Je goûtais. Je recrachais. C’était infâme.

« Je ne comprends pas » me dit-il l’air penaud. « Mais tu l’as achetée où ta viande ? », lui demandais-je. « Ben, à la boucherie de la rue ». « Et c’est quoi comme boucherie ? ». J’entrepris de lui expliquer que le bœuf halal avait à peu près autant (ou aussi peu) de goût que le bœuf cacher. En bas de sa maison, il y avait un restaurant chinois. Nous y allâmes. Nous mangeâmes un sauté de crevettes et un canard laqué.

J’aime beaucoup le pot-au-feu. On en fait un délicieux au Bouillon de la rue Racine. J’aime également le méchoui. Il y en a un formidable à L’Étoile d’Agadir, avenue Michel-Bizot. Le patron de ce restaurant s’abstient sagement de cuisiner un pot-au-feu. Et celui du Bouillon se garde bien de servir du méchoui. Tous deux sont faits pour s’entendre.

Ps : Cet article me paraît quand même un peu trop restrictif. Pour les vrais gourmets – et il n’y a de vrais gourmets qu’antiracistes – un site propose une liste de restaurants tenus par des « racisés » noirs ou arabes. Le site veut que « l’argent ruisselle du bon côté ». Voilà une vraie et bonne action : il ne faudrait pas que l’argent ruisselle dans les poches de quelconque lyonnais, niçois ou breton. Là vous trouverez les meilleurs endroits pour déguster un ragoût de buffle accompagné de manioc ou un tajine aux olives (pour le méchoui vous savez déjà). N’y cherchez pas de restaurant où l’on sert de la carpe farcie ou du foie haché. Ils sont disqualifiés.

Ce que les Palestiniens pensent d’Israël

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Dans Israël sur sa terre. Ce qu’en disent les Palestiniens, Jacquot Grunewald nous donne rendez-vous l’an prochain à Jérusalem.


Imaginant une réponse à la Lettre à un ami juif d’Ibrahim Souss, Jacquot Grunewald éclaire un élément majeur du blocage du règlement du conflit israélo-arabe, à savoir le « narratif palestinien ». A partir du refus de la résolution de l’ONU de novembre 1947 par les pays arabes, s’est en effet construit un discours « qui dénie aux Juifs leurs droits sur leur terre et qui prétend nier leur passé à Jérusalem ainsi que leur identité ». Ce récit fantasmatique qui plonge ses racines dans une tradition musulmane antijuive ancestrale, « rythme toutes les négociations refusées ou inachevées » et est largement partagé désormais au-delà même du Moyen-Orient.

Imaginer une convivialité institutionnelle

Jacquot Grunewald va tenter de déconstruire ce narratif d’une part en rappelant à grands traits l’histoire millénaire des Juifs sur leur terre jusqu’à l’époque contemporaine, d’autre part, en analysant la vison que les Arabes ont des Juifs à partir de la domination musulmane sur le Yichouv (communauté juive demeurée et revenue en terre d’Israël), enfin en imaginant une forme de convivialité institutionnelle entre Juifs et Arabes par delà « la solution à deux Etats » qui semble dépassée aujourd’hui. Partisan à l’origine, de la création d’un Etat palestinien indépendant, Jacquot Grunewald développe ses arguments de façon à la fois dépassionnée et convaincante, ne contestant pas d’ailleurs, « que la présence israélienne en milieu palestinien a produit bien des souffrances, d’irréparables misères et dénis de justice (…) qui engagent la responsabilité citoyenne et biblique de chaque Israélien ».

Si Jacquot Grunewald affirme que ce coin de terre entre la Méditerranée et le Jourdain appartient aux Juifs, c’est parce qu’en droit foncier il leur est « aliéné » et que personne ne pouvait être autorisé à l’occuper. Mais sa perspective n’est pas religieuse pour autant : la Bible est certes la première référence du droit de propriété des juifs sur cette terre, elle en constitue le premier cadastre. Et un ouvrage tiré de la Bible qui pourrait s’intituler « Le Cadastris », réunirait « un choix de certificats d’Isaïe, d’Amos, de Michée, de Jérémie, d’Ezéchiel… ». Toutefois, ce document serait fondé en Histoire et non pas sur une « révélation » ou sur un texte « sacré » : « Dieu en fut-il l’inspirateur ? La question importe peu, dit Grunewald. Ce qui compte, c’est que ce sont des hommes, conducteurs d’Israël, des êtres de chair et de sang comme vous et moi, qui proclament dans cette charte que la terre d’Israël est inaliénable. Ni le monde chrétien pour laquelle la Bible hébraïque est… parole d’Evangile, ni le monde musulman selon qui les Juifs l’ont faussée (CQFD) ne pouvaient l’ignorer ».

Des persécutions à l’éternel retour

Certes, depuis Nabuchodonosor, puis les empereurs romains avant et après leur christianisation, Titus, Hadrien, Constantin, les Juifs n’ont cessé d’être chassés de leur terre et d’y être persécutés, pour ceux qui y étaient restés. Cela dura pendant les sept siècles chrétiens en « terre sainte ». Et cela continua, à partir de l’invasion musulmane en 640, des Omeyyades aux Fatimides en passant par les Abbassides jusqu’aux Turcs Seldjoukides. Mais les Juifs sont toujours revenus et ont perduré en Israël. On assista périodiquement à différentes aliaya et notamment celles du 17 au 19e siècle. « Qui dans le monde, pouvait ne pas entendre ce cri des Juifs entre deux pogroms: « L’an prochain à Jérusalem » ! La formule, qui exprimait l’infinie nostalgie de Sion, est relevée dès le XIe siècle en terre ashkénaze et sépharade pour, finalement, servir de credo au sionisme ».

Comment en effet prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle Jérusalem n’a rien à voir avec les Juifs ? Pourtant, une résolution de l’Unesco adoptée en octobre 2016 le prétend ! C’est que le narratif palestinien s’est progressivement constitué comme un discours hégémonique, contre toute évidence et à certains égards, contre une tradition arabo-musulmane elle-même : « les musulmans ont envahi la Palestine au VIIe siècle (…) et pendant treize siècles, pas un seul n’a jamais songé à nommer Jérusalem capitale d’une quelconque territorialité arabe ». Au demeurant, les Arabes « ont-ils jamais donné aux Juifs le sentiment que leur place était parmi eux, citoyens égaux, au sein des États arabes ? Si le mot « pogrom » est d’origine russe, celui de « farhud » est arabe. Il désigne le massacre par les foules arabes de 175 Juifs, du millier de blessés, des femmes violées à Bagdad, pendant la Pentecôte juive en 1941 ».

Le fiasco d’Oslo

Ainsi, Grunewald rappelle « la constance du refus arabe ou musulman : 1937 (Commission Peel), 1947 (vote de l’ONU), 1967 (les trois « non » de Khartoum), 2000 (Ehoud Barak à Camp David), puis les « paramètres Clinton », ceux d’Ehoud Olmert en 2008, sans parler des propositions Kerry en 2014… » Et pour finir, le Plan de Donald Trump, rejeté avant toute discussion. Alors on est en droit de s’interroger comme le fait Jacquot Grunewald : « peut-on ne pas tenir compte de l’échec d’Oslo ? » Bien qu’en 1998, le Conseil National palestinien ait accepté d’abroger les articles de la charte palestinienne qui appelait à la destruction d’Israël, l’Intifada al-Aqsa remit tout en cause en 2000. Pourtant, les accords signés en 1998 prévoyaient l’abandon aux Palestiniens entre autres et pour un premier temps, de Bethléem, Jéricho, Sichem, de la bande de Gaza et de trois autres villes. Ces accords qui furent reformulés et précisés en 2000 à Taba par Ehoud Barak qui y avait ajouté la reconnaissance de Jérusalem comme double capitale, devaient conduire à la paix. Alors, avec raison, « Arié Shavit, éditorialiste écouté de Haaretz, qualifiait la seconde intifada de « révolution copernicienne ». Elle fit 453 victimes en Israël, sans compter les blessés et rendaient au narratif palestinien la couleur sang ».

Depuis lors, la « solution à deux États » est devenue chimérique. L’avancée désormais systématique des implantations juives en Judée-Samarie ne répond-elle pas à ce qui manifestement est une fin de non recevoir définitive de la part des Palestiniens ? Seule Israël est condamnée régulièrement à l’ONU, pourtant la partie arabe ne devrait-elle l’être aussi fréquemment pour les intifada, les « marches du retour », les roquettes et les mortiers ou même les ballons incendiaires envoyés depuis la Bande de Gaza ? Et l’Autorité palestinienne de Ramallah n’est pas en reste. Ainsi, en 2013, « le professeur Mohammed Dajani Daoudi, repenti du Fatah, descendant d’une prestigieuse famille palestinienne de Jérusalem, qui avait publié plusieurs articles prônant l’étude de la Shoah en milieu arabe, organisait, lui, le premier voyage d’étudiants palestiniens à Auschwitz », il fut traité de vendu et menacé de mort, puis contraint à la démission de son poste à l’université Al-Qods.

Penser l’impensable

Car « le comportement des populations musulmanes envers les Juifs de Palestine n’a pas été uniforme à travers les siècles. Lors du pogrom d’Hébron (en 1929) des Arabes ont porté secours aux blessés juifs ». Et on sait « depuis longtemps que les Arabes d’Israël ne souhaitent pas vivre dans un État palestinien. Les avantages sociaux en Israël d’une part, le régime institué par Mahmoud Abbas de l’autre, auraient pu suffire à l’expliquer. Mais là ne s’arrête pas leurs sentiments. Parmi les Arabes qui ont voté pour la première Liste arabe unifiée aux législatives de mars 2015, 65% se déclaraient fiers d’être Israéliens ». Aujourd’hui, soixante-dix ans après la création du petit État d’Israël, alors que les Juifs d’Europe avaient failli être totalement exterminés et que Ben Gourion avait accepté de partager la terre pour que s’y fonde un État arabe aux côtés de l’État juif, les options du passé sont caduques. Jacquot Grunewald nous invite à nouveau à « penser l’impensable ». Sans intermédiaire, « des femmes et des hommes d’Israël et des femmes et des hommes de la Oumma arabe » collaborant comme ils l’ont fait dans une salle d’hôpital en Israël, soignant des centaines de Palestiniens blessés et malades amenés de la Bande de Gaza. « Les Arabes d’Israël (20% de la population) ne pourraient-ils être les catalyseurs d’un début de symbiose judéo-palestinienne ? ». Pour esquisser une sorte de confédération de territoires autodéterminés, collectivités territoriales cantons, où « un scrutin permettrait à chacun de décider de sa nationalité ».

Jacquot Grunewald n’en dit pas plus. Mais tous ceux qui comme lui, ont sincèrement défendu la création d’un État palestinien vivant en paix à côté de l’État d’Israël, sentent bien qu’il leur faut renoncer à cet espoir dépassé. Comme les bâtisseurs d’Israël ont hier réalisé l’impensable, il nous faut imaginer un nouvel impensable pour que celui-ci devienne à son tour réalité demain sur la terre d’Israël. Ce livre de Jacquot Grunewald y apporte sa pierre.

Jacquot Grunewald, Israël sur sa terre. Ce qu’en disent les Palestiniens. (Ed. Tsipa Laor, 2020)

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Un manifeste contre la Pasta

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Portrait de Filippo Tommaso Marinetti (1876 - 1944), ecrivain italien (futuriste) ©Farabola/ Leemage via AFP

Quand la cuisine futuriste bannissait les pâtes de l’alimentation italienne!


Dans toutes les avant-gardes, il y a une part d’insoumission violente et de provocation gamine, l’esprit des carabins taquine les certitudes et l’envie de secouer les bourgeoisies rances anime les forcenés du verbe. On ne sait jamais si l’on doit en rire ou s’en alarmer, espérer ou s’interroger sur l’essence même de ce mouvement. Ces gens-là sont-ils sérieux ? Est-ce un délire du professeur Choron ou un programme politique visant à détruire un système calaminé ? Les futuristes n’échappent pas à ce double mouvement de balancier, d’une part la volonté de régénérer l’identité italienne par la vitesse stylisée et d’autre part, la tentation d’inventer une nouvelle manière de s’alimenter, où l’on sent déjà poindre les prémices de l’art contemporain, ses divagations notamment, c’est-à-dire sombrer dans l’absurde et le risible.

Éloge des petites quantités

Le concept d’artification n’avait pas embrouillé les têtes au début des années 1930 et « manger une œuvre d’art » ne faisait pas partie des préoccupations des intellectuels.

Visionnaires à la recherche de l’épure, embrouilleurs pour le plaisir de manier la parabole dans l’écriture comme ailleurs, hommes d’action ou éminences brunes, culte du chef et virilisme en cartouchière, les futuristes demeurent un sujet d’étude aussi étrange que captivant. Les Impressions Nouvelles rééditent  La Cuisine futuriste de Filippo Tommaso Marinetti (1876-1944) et du peintre-poète Fillìa (1904-1936).

D’abord publié le 28 décembre 1930 dans le quotidien turinois La Gazetta del Popolo, puis dans Comoedia en 1931 et, en ouvrage relié en 1932 par les éditions Sonzogno, ce texte insolent et impalpable, original et outrancier, a dû attendre l’année 1982 pour être traduit en français par les éditions Métailié. Il était épuisé depuis lors. « Le propre de ce manifeste est de chercher à associer l’esthétique et le civique » rappelle Nathalie Heinich, dans son avant-propos.

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Si elle insiste sur le caractère « prémonitoire » de certaines thèses avancées comme l’esthétique corporelle de la minceur, « l’éloge des petites quantités » ou l’utilisation de la chimie dans la préparation des plats, elle n’en constate pas moins son échec historique: « au lieu d’être politiquement progressiste en même temps qu’artistiquement novatrice, [la cuisine futuriste] s’inscrit dans un programme politique plus proche du fascisme que de la révolution prônée à la même époque par les surréalistes ou les suprématistes : autoritariste voire totalitariste, élitiste, nationaliste voire xénophobe, et sexiste ».

Sortez les camisoles !

Ce manifeste aux relents peu ragoutants demeure une curiosité dans les courants de pensée du XXème siècle. On flirte souvent avec une poétique dérangeante et le délire culinaire permanent, surtout lorsqu’on consulte la liste des recettes : saumon d’Alaska aux rayons de soleil sauce Mars ou bécasse montrose sauce Vénus. Bocuse et Escoffier ne s’en remettront pas. Fillìa a même inventé « le plasticoviande » qui se veut une interprétation synthétique des paysages italiens et se compose d’une grande paupiette de veau rôtie et farcie de onze espèces de légumes verts préalablement cuits.

Le gloubi-boulga de Casimir semble nettement plus appétissant. Les futuristes, gastronomes étiques, font table rase du passé, en associant les aliments au risque de provoquer des dérangements intestinaux. L’objectif de cette cuisine est la déconstruction des habitudes, les futuristes veulent abolir les mélanges traditionnels, combattre la médiocrité du quotidien, ils vont même jusqu’à proscrire la fourchette et le couteau pour « des complexes plastiques capables de procurer un plaisir tactile pré-labial ».

Sortez les camisoles ! Mais là, où Marinetti et ses disciples dépassent toutes les bornes, c’est en déclarant la guerre aux pâtes. « La cuisine futuriste, libérée de la vieille obsession du volume et du poids, aura d’abord pour principe l’abolition des pâtes, même si elles plaisent au palais, elles sont une nourriture passéiste parce qu’elles alourdissent, parce qu’elles abrutissent, parce que leur pouvoir nutritif est illusoire, parce qu’elles rendent sceptique, lent, pessimiste. Il convient d’autre part, d’un point de vue patriotique, de favoriser le riz » écrit-il, avec sa fougue légendaire et sa mauvaise foi acrimonieuse. Et si, au contraire, on voyait dans la pasta, le creuset de l’italianité, son énergie immémoriale, sa source d’ironie mordante et l’antichambre des plaisirs charnels. Il est urgent d’écrire, après avoir lu les futuristes, un manifeste pour la pasta comme le chaînon manquant d’une humanité rieuse et partageuse.

La cuisine futuriste de Marinetti & Fillìa – traduit et présenté par Nathalie Heinich – Les Impressions Nouvelles

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Le Viêt Nam et l’Asie face au monde

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Une cycliste dans les rues vides d'Hanoi, au Vietnam, le 27 mars 2020 © Hau Dinh/AP/SIPA AP22442418_000003

 


Géographe, notre contributeur a suivi le Viêt Nam depuis 1995. Le pays venait d’entamer en 1989 sa phase de renouveau, Doï Moï. Début février 2020 la circulation d’ordinaire animée après le Têt, nouvel an lunaire, s’évaporait comme par magie. Les sites visités avec ferveur étaient fermés les uns après les autres en riposte à l’épidémie de Covid-19.


Cet article a été rédigé le 19 mai 2020

Un ensemble confucéen asiatique hétérogène

Chine, Corée, Taïwan, Singapour, Viêt Nam, ne forment pas un même ensemble humaniste confucéen. La Chine impériale en adoptant la philosophie politique de Confucius figera la société en une hiérarchie terrestre, où l’empereur reçoit son mandat du Ciel. Le taoïsme, supplanté, restera en soubassement religio-culturel. L’ordre hiérarchique, clé de cet humanisme, la femme vis-à-vis de son mari, le cadet pour l’aîné… le village à l’Empereur… et l’Empereur au Ciel, la Chine le diffusera dans son aire d’extension. Devenue communiste elle ne fera que changer de dynastie.

La République de Corée très conservatrice avec son économie libérale en fait un monde à part entre Orient et Occident. Peu de décès[tooltips content= »263, selon les chiffres du 18 mai 2020″](1)[/tooltips], résultat d’un système drastique de contrôle. Taïwan, porteur de la vieille tradition chinoise, est ignoré des statistiques de l’OMS. En contact quotidien avec la Chine et Wuhan sa méfiance est permanente, connaissant le mensonge d’Etat chinois. Dès les prémices de l’infection, son système épidémiologique a réagi, enrichi des leçons du SRAS et de la grippe aviaire, seuls 7 décès. Singapour, à 75% chinoise, a réagi avec des mesures fortes, mais le cordon ombilical avec la Chine n’est pas coupé, 22 décès cependant.

Le faux « mystère vietnamien » avec aucun décès sur 320 cas positifs, est lié au bon sens, à l’histoire, et à un système politique en recherche de stabilité. Resté sous domination chinoise jusqu’au Xème siècle, une suspicion atavique persiste.

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Dès les premiers cas connus parmi les Vietnamiens revenus de Wuhan, des mesures drastiques sont prises, avec confinement d’un village entier, les fêtes du Têt réduites à un cercle plus restreint, et la frontière avec la Chine fermée début février. Une stratégie militaire est activée, pour une victoire à la Diên Biên Phu. Le Service Epidémiologique, hérité de l’Institut Pasteur complète le dispositif, avec le Parti, l’armée, les services de police. Le quadrillage politique en îlot, quartier… se réveille. Les leçons de la grippe aviaire et du SRAS, identifié et jugulé en 2003 à l’hôpital français de Hanoï, ont été retenues. Le contrôle se renforce début mars avec de nouveaux cas apparus. Les porteurs identifiés subissent un questionnaire qui hiérarchise les contacts, c’est un vrai « confessionnal » et les coordonnées deviennent publiques. Dans une société aux traditions confucéennes vivaces, mais où la transgression est aussi la règle, la peur de la mise en évidence de contacts coupables est une raison supplémentaire sine qua non de « rester chez soi », au risque de perdre la face, impensable ! Ajoutons un sens aigu du « prévenir plutôt que guérir » de la médecine taoïste.

L’indéniable réussite de cet État communiste à tradition humaniste confucéenne laisse à réfléchir. Ne pas s’y attarder est un déni. Le Viêt Nam a le souci de suivre une voie asiatique, mais recherche aussi une légitimité historique interne, pour s’inscrire dans une lignée qui reçoit son Mandat du ciel. La nouvelle Assemblée Nationale, avec sa coupole ronde sur un plan carré est la réplique architecturale de l’esplanade à Hué, dédiée au culte du Ciel et de la Terre, dans la plus pure tradition impériale confucéenne.

L’humanisme occidental et « le sexe des anges »

Au loin, l’Occident semblait figé, hypnotisé, les yeux fixés sur ce tsunami, « même pas peur », défiant la déferlante qui, comme au Mont St Michel, arrive à la vitesse d’un cheval au galop. La mémoire est défaillante des grandes épidémies. La grippe espagnole de 1918, le typhus, le choléra, les pestes médiévales auraient dû inciter à la prudence, sinon à s’inspirer des parades asiatiques. Mais fort de son invincible génie scientifique et curatif l’Occident attendait.

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L’Homme, au centre de tout Humanisme, l’est-il encore ? Celui occidental judéo-chrétien, le divise, par esprit cartésien, en une multitude d’Homo, parmi lesquels Homo economicus est l’objet de toutes les attentions. Né dans les vapeurs et les fumées du 19ème siècle industriel, il y est institutionnalisé. La finance internationale dans sa capacité à muter, comme les virus tenaces, l’aura à nouveau rendu plus vulnérable.

Les chiffres des décès demandent à être analysés, non dans leur brutalité métronomique mais dans la diversité des situations. Face à l’Occident, héraut des valeurs humanistes portées dans les combats contre les idéologies fascistes, totalitaires… le virus n’a qu’à bien se tenir. D’une Italie, incrédule, fauchée en premier, dans une Europe lente, hésitante, aux déclarations controversées d’un Premier ministre anglais, ou celles hallucinantes d’un président américain, il y a des fossés de réactions.

Il nous revient à l’esprit cette scène surréaliste de Constantinople, en 1453, assiégée par les mahométans. Derrière les remparts, les religieux byzantins discutaient de la question théologique fondamentale du « sexe des anges », au lieu de se préoccuper des défenses de la ville.

Le « clergé » des hommes politiques de la religion Economie libérale est-il sourd aux coups de boutoir ? Aujourd’hui une pandémie liée à un virus, demain, des dizaines échappés des pergélisols dégelés, ou franchissant la barrière des espèces aux distanciations sociales abolies par des brassages incessants.

Entre le modèle chinois hégémonique, ou celui d’un libéralisme à outrance des voies médianes s’ouvrent

Les images qui nous viennent d’Outre Atlantique nous envahissent de chagrin et de pitié. Est-ce là le credo d’une nation qui se dit porteuse de valeurs humanistes ? La honte des fosses communes de l’île de Hart Island n’a rien à envier aux milliers d’urnes funéraires de Wuhan, mais elles choquent davantage. Un humanisme réduit à des actions caritatives, cataplasmes de maux plus profonds. Portées par des associations, groupements religieux, elles offrent un terrain de prédilection pour s’acheter des indulgences, sinon une clientèle électorale. Et, tout un chacun s’interroge sur cet État Fédéral plus préoccupé par la balance de son économie que par celle de sa justice sociale.

Ne brûlons pas nos bibliothèques

Amadou Hampâté Bâ, sage malien, disait : « un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle« . Gardons à l’esprit cette sentence pour prendre soin des aînés et préserver le « disque dur » de notre mémoire familiale et collective de l’amnésie, du temps des papy et mamy trop vite partis sans conter les leçons de leur jeunesse.

La France n’est pas à l’abri de ce type d’incendie qui a donné lieu à hécatombe dans certaines EHPAD plus préoccupés par la rentabilité de fonds d’investissement lucratifs de groupes financiers, que par des intentions humanistes.

Pour les forêts tropicales, ce n’est pas une métaphore, la richesse inconnue de molécules miraculeuses disparaît en fumée non moins sous la hache des bûcherons que des financiers et des politiques avides. L’homme ne semble pas pouvoir résister à l’appel du néant, au risque de précipiter la planète en arrière, pour un nouveau départ, sans lui !

L’Humanisme à la française d’un Etat providence, souvent décrié, controversé, est-il une des voies d’un humanisme laïc ? Notre système de santé, envié, qui a pour autant faibli, non par la faute des femmes et des hommes qui le composent, ces héros applaudis au quotidien, mais par la dérive gestionnaire qui veut tout quantifier, même l’affection. On se serait cru, avec ces soignants au front, dans ces taxis de la Marne arrivant au « Chemin des Dames ». Un ministre des « Solidarités » et de la Santé, mot juste d’une louable intention ou vœu pieu ?

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Quant au calque communiste du confucianisme chinois, ses dérives maoïstes ont jeté au feu les écrits des sages antiques remplacés par un petit Livre rouge, nouvelle Bible, aussitôt écartée pour des ouvrages plus pragmatiques sur l’Economie Socialiste de marché.

Entre le modèle chinois hégémonique, ou celui d’un libéralisme à outrance des voies médianes s’ouvrent. Le modèle « à la française » peut-il être retenu ? Entre des principes individualistes de « liberté, liberté chérie« , en débat, avec des valeurs d’égalité où « la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres », le civisme est la clé entre individu et société. Un réflexe inné, non, mais acquis au sein d’un enseignement qui doit retrouver ses fondamentaux.

Dans l’attente craintive d’une éventuelle deuxième vague, ne faudrait-il pas aussi s’inspirer de la leçon vietnamienne qui sans bruit, mais avec rigueur a géré cette crise majeure ?

Le désastre et l’adieu

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Autoportrait 1938 © D.R

A la découverte de L’Inassouvissement, un chef-d’œuvre méconnu de la littérature polonaise


Stanislaw Ignacy Witkiewicz est une des figures majeures de l’avant-garde polonaise avec ses amis  Witold Gombrowicz, Bruno Schulz et Tadeusz Kantor, – lequel fut son metteur en scène. Né le 24 février 1885 à Varsovie, il mit fin à ses jours en 1939, après s’être adonné à la littérature, au théâtre, à la philosophie, à la peinture et à la photographie.  Connu comme homme de théâtre, il est aussi l’auteur de plusieurs romans, Les 622 chutes de Bungo, L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, autobiographie hallucinée et uchronie terrifiante. Les éditions Noir sur Blanc ont pris l’heureuse initiative de rééditer ce roman dans la « Bibliothèque de Dimitri », – ainsi intitulée en hommage à Vladimir Dimitrijevic, fondateur des éditions L’Âge d’Homme.

L’Inassouvissement, livre testamentaire contre le « nivellisme »

Witkiewicz se donne la mort au moment où la Pologne semble vaincue, et la civilisation elle-même. Dans L’Inassouvissement, l’avenir est au « nivellisme », autrement dit à la suprême égalité de la mort. Witkiewicz se pose ainsi, une dernière fois, la question de l’individu, au moment où celui-ci est sur le point de disparaître dans la massification.  Qu’est-ce, pour Witkiewicz, qu’un individu ? Rien d’autre qu’un influx de forces contradictoires, un exilé dans son pays lui-même et enfin, pour cet homme qui fut moraliste mais peu moralisateur, un drôle d’individu, une sorte de mauvais sujet, une présence dont la vocation est de tenir ses semblables en éveil.

« La caractéristique du moment, écrit Witkiewicz dans l’Inassouvissement en parlant de la guerre qui vient, c’est que l’âme médiocre, se sachant médiocre, a la hardiesse d’affirmer les droits de la médiocrité et de les imposer partout ». Ce que Witkiewicz nomme le « nivellisme » ne porte pas seulement atteinte à ses goûts ; et il serait trop facile d’opposer le généreux sens commun aux préférences aristocratiques de l’esthète.

Le « nivellisme » est aussi, et surtout, une négation de la nature humaine dans ses nuances. Emprisonné dans un seul temps, dans un seul état de conscience et d’être, nous voici, tel du bétail, ou des rats traqués, livrés à la pire des régressions, au nom du Progrès ou du bien moral.

Les hallucinogènes, les narcotiques et excitants divers dans le roman seront, non des refuges contre le désespoir, mais des clefs ouvrant à divers états de conscience qui aiguiseront, à l’inverse, la lucidité. Pour l’auteur de L’Inassouvissement, sa culture encyclopédique, ses voyages aux confins de l’entendement, loin de le ramener au bercail d’un savoir commun, seront la mise en abîme de son identité.

Requiem pour les derniers hommes

Toute philosophie, nous le savons depuis Nietzsche, est toujours autobiographique. Celle de l’Inassouvissement est un combat dans le désastre, un adieu au monde héraldique où le visible est plus mystérieux encore que l’invisible dont il est l’empreinte. Un adieu au monde complexe, tourmenté et fallacieux qui devra laisser place à un monde déterminé, banal, celui des « derniers des hommes » dont parle Nietzsche, où la conscience réduite à l’utilité sociale se laissera borner par une morale puritaine.

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Avant que cette banalité ne fasse oublier les fastes qui la précèdent, avant « l’oubli de l’oubli » dans lequel vivront des hommes heureux qui, « ne sauront plus rien de leur déchéance », autrement dit avant la bestialisation et l’infantilisation totale de l’espèce, Witkiewicz évoquera donc, dans l’Inassouvissement le grand silence antérieur :« Donc tout existe quand même. Cette constatation n’était pas aussi banale qu’elle pouvait paraître.

En amont de la culture commune « conviviale » et « citoyenne » , avant « l’homme-masse » , Witkiewicz retourne aux ressources profondes de la culture européenne, à l’esprit critique qui laisse entre les hommes et le monde une distance, une attention qui nous rendent à la possibilité magnifique d’être seuls, au lieu d’être voués, de naissance, à cette fusion sociale qui évoque bien davantage la vie des insectes.

L’œuvre de Witkiewicz est, à cet égard, anticipatrice, sinon prophétique ; le « nivellisme », nous y sommes, menacés par la facilité, et « cette sensation de triomphe et de domination qu’éprouvera en lui chaque individu moyen ». L’individu moyen, se concevant et se revendiquant comme « moyen », c’est-à -dire comme agent, sera non le maître sans esclave rêvé par les utopies généreuses, mais l’esclave sans maître, c’est à dire le dominateur le plus impitoyable, le plus résolu, le mieux armé, par sa quantité, le plus administratif, le mieux assis dans sa conviction d’incarner le Bien.

Vacarme silencieux comme la mort

A lire L ‘Inassouvissement on reconnaît l’homme de théâtre, l’espace s’y réverbère dans une sorte de frayeur intersidérale. Un vide métaphysique, un « vacarme silencieux comme la mort », entoure ses personnages. Sur la scène de l’œuvre, deux configurations du passé s’entrebattent. L’une est liée à la forme qui voit les choses comme déjà advenues, réminiscences « de ces instants où la vie contemporaine mais lointaine et comme étrangère à elle-même, rayonnait de cet éclat mystérieux que n’avaient habituellement pour lui que certains des meilleurs moments du passé ».

L’autre est liée à la force de dissolution, de nostalgie mauvaise : « Être un taureau, un serpent, même un insecte, ou encore une amibe occupée à se reproduire par simple division, mais surtout ne pas penser, ne se rendre compte de rien. »  Autrement dit, être parfait, sans péché, sans manque, sans attente, sans transcendance d’aucune sorte. Nous en sommes là. L’heure, selon la formule rimbaldienne, « est  pour le moins très sévère ». L’Inassouvissement de Witkiewicz est une oraison funèbre à des êtres humains téméraires et fragiles, à des êtres humains imparfaits, livrés à l’incertitude et au doute.

L'inassouvissement

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Une immense plénitude de l’âme

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«Je suis convaincu que Dieu devait avoir le sens de l’humour et qu’il croyait aux joies de la vie» Leo McCarey


La beauté du film Les Cloches de Sainte-Marie (Bells Of Saint-Mary 1945) de Leo McCarey m’a absolument convaincu de revoir ses trois films ayant pour personnage principal un prêtre, et notamment La Route semée d’étoiles (Going My Way 1943).

C’est est une comédie religieuse tournée en 1943 pendant la deuxième guerre mondiale. La petite paroisse de Saint-Dominique à New York  perd ses fidèles. Elle est pauvre et hypothéquée. Son vieux curé, le Père Fitzgibbon ne semble plus en mesure de prêcher. L’épiscopat envoie le jeune Père O’Malley pour redresser la situation. Mais il va se heurter à la désapprobation du curé qui n’aime pas ses méthodes modernes, son optimisme fondamental et son apparente insouciance heureuse…

Une joie communicative

Cette joie de vivre nous est transmise – Going My Way, suivez ma voie, mon chemin – par la force du personnage principal, le Père O’Maley, un curé qui joue du piano et chante, aime le golf et le baseball et se sert de sa gaité pour transmettre sans faillir, les valeurs de partage, d’amour, de bonté. Il va savoir convaincre tous les êtres humains qu’il rencontre de suivre son chemin – à part peut-être la vieille et incorrigible commère bigote, Mrs Hattie Quimp – d’emprunter la voie du bonheur et de se laisser guider par la foi. Pour ce faire, il emploie son sens de l’humour et son amour de la musique.

Sans crise et sans heurts, sans affrontements particuliers, il amène chaque personnage à se métamorphoser en ce qu’il a de meilleur. La grande intelligence du prêtre est de prendre le temps d’écouter ses interlocuteurs, de les laisser s’exprimer. Leur méfiance disparaît et il parvient à tirer parti des talents de chacun. Sa joie, sa miséricorde et son dynamisme sont communicatifs. Le film est un éloge de l’entraide et de l’amitié. « Aide ton prochain et le ciel t’aidera. »

Patient, il parvient par ses méthodes originales à convertir les adolescents délinquants du quartier au chant. Il les accompagne au cinéma et aux matchs de baseball. Puis il les amène à créer sous sa direction une chorale qui va interpréter dans la grâce Douce nuit, l’Ave Maria et la chanson titre du film Going My Way en compagnie d’une ancienne amie d’enfance,  Genevieve Linden, devenue chanteuse d’opéra au Métropolitan Opera. Et il transforme Carol, une jeune fille rebelle et perdue: elle va rencontrer Ted Haines jr, le fils oisif de la société immobilière de crédit à qui la paroisse doit de l’argent. Tous deux vont se métamorphoser de même que le riche Mr Haines père, impitoyable en affaires ou l’aimable policier Pat McCarthy… Tous vont ainsi retrouver le chemin de l’église.

Un mélange miraculeux des genres

Le Père O’Malley – interprété par Bing Crosby, excellent chanteur et acteur, mu par un entrain et un humour talentueux –  est le révélateur des qualités humaines et spirituelles  de chaque être qu’il croise. C’est la miraculeuse force morale du film, basée sur le postulat faisant de chaque être vivant des individus qui  choisissent un nouveau destin sous le regard attentif, bon, miséricordieux et exigeant du prêtre. A leur tour, ils transforment les personnes qu’ils rencontrent.

La force de l’œuvre de Leo McCarey est de faire se côtoyer comédie, mélodrame, chansons, humour et émotion. Son génie de cinéaste est de communiquer au spectateur la joie qui émane de son film par son formidable sens de la mise en scène, son génie du montage de séquences, qui semblent disparates, mais forment à mesure de l’écoulement du temps une véritable harmonie au service du bonheur.

Il nous transmet une immense plénitude de l’âme qui passe des personnages au spectateur comme un courant merveilleux. La beauté de la photographie en noir et blanc du chef opérateur, Lionel Lindon, la musique (cantiques, folklore, opéra, chansons populaires), l’alchimie magique des sentiments et des valeurs morales nobles font de La Route semée d’étoiles, l’un des plus émouvants chefs-d’œuvre du cinéaste, absolument fascinant!

La Route semée d’étoiles (Going My Way) de Leo McCarey

La route semee d'etoiles (going my way)

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États-Unis – 1943 – V.O.S.TF. et V.F. – 2h10

Interprétation: Bing Crosby (le Père Chuck O’Malley), Barry Fitzgerald (le Père Fitzgibbon), Jack McHugh (le Père Timothy O’Dowd), James Brown (Ted Haines Jr.), Gene Lockhart (Ted Haines Sr.), Jean Heather (Carol James), Porter Hall (Monsieur Belknap), Fortunio Bonanova (Tomaso Bozanni), Eily Malyon (Madame Carmody), Risë Stevens (Genevieve Linden).

Une infirmière déconfinée

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La CGT et la fille de l'infirmière Farida C. devant le commissariat de police le 17 juin 2020 © BASTIEN LOUVET/BRST/SIPA Numéro de reportage : 00968047_000008

Si le déconfinement, période floue, devait se résumer en une seule image, c’est bien celle de l’arrestation de Farida C., le 16 juin, selon Jérôme Leroy.


C’est tout de même revenu très vite, les vilaines habitudes du pouvoir. 

Nous ne sommes même pas totalement déconfinés que le macronisme reprend la main pour mieux gifler ceux qu’il fallait applaudir, la bonne conscience en bandoulière, alors que les soignants criaient dans le désert sur la situation désastreuse de l’hôpital depuis des mois.

Lors des manifestations du 16 juin, une seule image a résumé ce retour à l’ordre. C’est l’arrestation, pour le moins musclée, d’une infirmière de cinquante ans. Je ne reviens pas sur les faits eux-mêmes mais sur les réactions des habituels thuriféraires du macronisme, politiques et médiatiques. Ils sont à nouveau en marche après cette arrestation suivie d’une garde à vue et d’un procès qui aura lieu en septembre après la plainte de quatre CRS, sans doute étranglés par le stéthoscope manié par l’agresseuse d’1m55.

Pierres lancées sur les forces de l’ordre

Ce qui est intéressant, c’est que cet épisode nous permet de mettre à jour un raisonnement tranquillement malhonnête et très à la mode. À quoi, en 2020 reconnaît-on un macroniste, qui est finalement le frère jumeau mais avec du déodorant et bien coiffé, de la droite dure ?  Eh bien pour ces brillants dialecticiens, quand il y a une victime de la police, ce n’est pas la police qui est coupable, c’est évidemment la victime. La victime avait provoqué, – on remarquera qu’on accuse de la même manière les femmes violées de l’avoir bien cherché -, ou elle avait un passé de délinquant ou elle était la petite cousine par alliance de la belle-soeur d’un dealer. Par exemple, l’infirmière en question, elle, avait lancé des pierres sur la police et fait des doigts d’honneur. 

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Peu importe qu’elle se soit épuisée pendant trois mois, 18 heures sur 24, dans les services Covid,  qu’elle ait assisté à la mort de trente patients, qu’elle soit dans une rage folle devant les promesses trahies, son comportement justifie son traitement. C’était pareil pour Traoré qui vient forcément d’une famille de délinquant, c’était pareil pour Cédric Chouviat, le livreur père de famille décédé en janvier 48 heures après son interpellation : il roulait sans permis, ce qui vaut bien la peine de mort. À la limite, on devrait même se féliciter que l’infirmière en question s’en tire si bien face à une police excédée qui s’est montrée si aimablement républicaine en la menottant et en l’agenouillant, le front en sang.

Violence légitime

Comment le dire sans être désobligeant? La police est cette institution qui a ce qu’on appelle le monopole de la violence légitime. Elle doit donc en user avec discernement et de manière proportionnée. Elle doit se comporter de façon d’autant plus exemplaire qu’elle est armée, ce qui n’est pas le cas des citoyens.

Transposons un instant la situation au monde enseignant, vous savez là où on a trouvé tant de profs décrocheurs pendant le confinement qui se sont roulés les pouces et qu’il faudra sanctionner nous dit Blanquer, paniquant à l’idée que son incompétence ne lui retombe dessus lors d’un prochain remaniement.

Maitriser ses nerfs

Eh bien, si tous les profs se comportaient face à des élèves insultants, violents, comme la police se comporte avec des manifestants, même agités, même décidés à en découdre comme les Blacks Blocs,  il y aurait aussi du sang sur les murs de nos écoles. Mais le prof se souvient, parfois avec difficulté, mais il s’en souvient, qu’en face de lui ce sont des mômes, au bout du compte, et que lui est un adulte.  On peut au moins demander aux policiers, ou à leur commandement, de se souvenir qu’en face d’eux,  ce sont des civils. Alors, on est professionnel, on respire un bon coup et on passe à autre chose. Personne n’oblige un prof à être prof, personne n’oblige un policier à être policier S’ils n’ont pas les nerfs, ils n’ont qu’à changer de job et qu’on n’en parle plus.

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Ce dont il va falloir parler, en revanche, dans les mois qui viennent, si la pandémie ne revient pas pointer son nez, c’est comment en finir avec un système tellement plastique qu’il arrive à se nourrir de tout, y compris des catastrophes qu’il a lui-même provoquées.

Mais c’est une autre histoire.

Un autre son de cloche sur cette affaire, Elisabeth Lévy:

Sans touristes, Venise revit

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© La place Saint-Marc à Venise, durant le confinement en Italie, 25 avril 2020 © MARCO SABADIN / AFP

Sinistrée par 30 millions de visiteurs annuels, Venise n’en retire aucun bénéfice économique. Grâce au confinement, la cité des Doges a retrouvé sa beauté et son authenticité. Charge aux Vénitiens d’inventer un modèle alternatif au tourisme de masse.


Venise revit, sa beauté resplendit. Plus un navire de croisière à l’horizon. Les dauphins se réapproprient la lagune, les canards nidifient sur le Grand Canal. Dans ses eaux clarifiées, on a récemment vu – et filmé – au pied d’un palais un poulpe s’accrochant aux huîtres.

Autour d’eux, les palais renouent plus que jamais avec leur vocation théâtrale, mais ils ont perdu leur public. C’est sublime et c’est triste. Venise est décidément dépouillée de ses habitants. Elle est vide ; mon frigo aussi. Oubliant que tous les supermarchés sont fermés, je m’aventure dans les rues un lundi de Pâques. De Rialto à San Basilio, j’avance sur deux kilomètres sans croiser un seul être humain. Décor de science-fiction.

Puis un miracle se produit : le déconfinement. En quelques jours la vérité éclate : Venise n’est pas inhabitée. Pour la première fois depuis des siècles, les Vénitiens sont confrontés à leur propre identité. Noyés parmi des millions de visiteurs, continûment incités à l’exil, ils pensaient avoir disparu. On leur tend enfin un miroir : ils existent. Et ils sont beaucoup plus nombreux qu’ils ne le pensaient. De vie de Vénitien, on n’a jamais vu ça. Les places grouillent d’enfants, les rameurs abondent sur les canaux, la ville éclot au cœur du printemps. Cafés et restaurants ouvrent de nouveau. Spectacle inédit : les quais regorgent de convives dînant à la chandelle dans le plus beau décor du monde, enfin libéré de la multitude passive des badauds. Tout reprend un sens. L’évidence est criante : jamais on ne voudra revivre ce qu’on a vécu. Une occasion historique se présente à nous. Celle d’un point de non-retour vers le spectacle d’une mise à mort annoncée.

Ce que Venise ne veut plus vivre

Cette mise à mort, quelques chiffres en témoignent. En 1951, la population de Venise « Centro storico » comptait 174 808 habitants. En 2019, nous sommes passés sous la barre des 50 000. En cause, le développement incontrôlé du tourisme. 30 millions de visiteurs l’année dernière : 600 fois la population locale. 600, c’est aussi le nombre de navires de croisière que les autorités continuent d’accueillir chaque année. Les fines particules empoisonnent l’air et les remous altèrent les fragiles fondations de la ville. De tels sacrifices permettent-ils au moins d’enrichir la ville ? C’est précisément le contraire qui advient. 75 % des visiteurs ne passent pas plus d’une journée sur place. La cité s’appauvrit. L’État italien, seule autorité compétente pour prendre des mesures efficaces, est aux abonnés absents. Pire, il semble avoir sacrifié la Sérénissime. Les autorités locales ne disposent pas du levier juridique pour prohiber le passage des cruise ships. En 2012, suite au désastre du Costa Concordia, le gouvernement Monti interdit à ces navires de s’approcher à moins de deux milles du littoral italien… exception faite de la lagune vénitienne. Le 2 juin 2019, incontrôlable, un monstre flottant s’écrase contre un quai. Quelques semaines plus tard, on permet à un autre mastodonte de sortir au cœur d’un violent orage de grêle. Il frôle la place Saint-Marc.

Fin 2016, l’Unesco tire la sonnette d’alarme et menace d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en danger

À Venise, seul l’État peut interdire Airbnb et limiter le développement des enseignes de souvenirs made in China. Mais il préfère contempler un spectacle apocalyptique, certes fort cinématographique. L’« acqua alta » du 12 novembre dernier révèle la gravité des choix politiques. Contre l’avis des pouvoirs locaux, c’est le gouvernement italien qui a lancé le projet MOSE, destiné à ériger un système de barrages temporaires afin de protéger la lagune en cas de montée des eaux. Massimo Cacciari, philosophe renommé et maire de Venise (1993-2000 et 2005-2010), a tout fait pour résister à un projet pensé non pour sauver la cité, mais pour créer un système de corruption performant. La technologie employée est coûteuse et inefficace. On enlise les travaux pour faire gonfler les factures. Le MOSE devait être inauguré en 1995. Il n’est toujours pas terminé. À ce jour, il a coûté au contribuable 6,2 milliards d’euros (au lieu des 2 milliards annoncés). Démis de ses fonctions pour corruption dans le cadre de ce chantier, le précédent maire de Venise, Giorgio Orsoni, entraîne dans sa chute toute l’élite politique de la ville : dominée par le mot d’ordre « tous pourris », l’élection de Luigi Brugnaro, homme d’affaires « hors système », aggrave la situation. Il n’a pas été choisi pour sauver le patrimoine vénitien, puisqu’il n’a pas été élu par les résidents du centre historique : ce dernier n’est qu’une partie d’une vaste commune qui compte à Mestre, sur le continent, beaucoup plus d’électeurs. Et ceux-ci ont d’autres priorités.

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Fin 2016, l’Unesco tire la sonnette d’alarme et menace d’inscrire Venise sur la liste des sites du patrimoine mondial en danger. Fraîchement élu, Brugnaro supprime le poste d’adjoint à la culture et annonce la mise en vente de trésors du patrimoine, dont les œuvres du XXe siècle, moins à son goût. Première sur la liste, la Judith II de Klimt, symbole de l’émergence de la Biennale de Venise. Jamais les structures culturelles et les musées d’une ville n’ont autant souffert. Le seul mot d’ordre est de renflouer le déficit de la commune. Mais en même temps, il faut limiter les dépenses culturelles. Tandis qu’il fait augmenter les bénéfices de sa holding, le maire multiplie les déclarations embarrassantes : sa gouaille s’adresse à l’électeur de Mestre et fait fuir non seulement les riches contribuables du centre historique, mais aussi les visiteurs avertis. En novembre 2019, le désastre de l’acqua alta révèle son incompétence et celle de son administration en matière de fundraising. Au lieu de se tourner vers les grandes fortunes et les groupes internationaux avec un diagnostic, un discours cohérent et des recommandations concrètes, il publie l’IBAN du compte bancaire de la Ville, sans objet ni fléchage des dons. Fiasco. À peine quelques centaines de milliers d’euros sont récoltés (un milliard l’a été pour la toiture de Notre-Dame de Paris).

Ce que Venise est en train de vivre

À Venise, la réalité dépasse la fiction depuis trop longtemps. On s’habitue à tout, même aux situations les plus extrêmes. Et puis soudain, un événement nous ouvre les yeux. Les choix politiques ont encouragé les lois du marché vers un monopole de l’activité touristique de courte durée. Venise était à genoux, le Covid-19 lui donne le coup de grâce. Les erreurs du passé apparaissent plus clairement que jamais. En quelques semaines, la ville est au bord du krach. La crise met en lumière le rôle de l’État et des pouvoirs publics. Or leur marge de manœuvre est bien plus faible qu’en France, laquelle dispose d’un véritable État providence. On se tourne vers l’administration de la Ville. Celle-ci multiplie les déclarations de bonnes intentions. Le 20 avril, Luigi Brugnaro affirme au monde entier : « Nous ne reviendrons pas au tourisme de masse. » Benissimo. De son côté, Simone Venturini, avocat de 32 ans, adjoint à la cohésion sociale et au développement économique, se déchaîne contre l’État. Au lieu de proposer des solutions pouvant être adoptées au niveau de la commune, il dénonce l’absence des décrets gouvernementaux pour limiter le règne d’Airbnb et des navires de croisière. Pense-t-il à quelques mesures simples, comme l’adoption d’un numerus clausus au sein des groupes de touristes ? Non. Et des mesures pour encourager le retour de résidents ? « Oui, nous avons restauré les propriétés de la Ville afin de créer des logements sociaux. » Très bien. Quand ouvriront-ils ? La réponse n’est pas très claire. Il est vrai que l’administration actuelle n’est au pouvoir que depuis… cinq ans. En 2019, devait être mise en place une sorte de billet d’entrée à Venise pour les touristes quotidiens. Où en sommes-nous ? « Ce n’est pas un billet d’entrée, c’est une contribution au nettoyage de la ville. » Premier message au visiteur : vous ne participez pas à soutenir le patrimoine vénitien, mais à la collecte des ordures. Cette contribution « devrait » être mise en place en 2021.

Les élections municipales se tiendront en octobre prochain. En pleine campagne électorale, le 25 avril, Luigi Brugnaro publie sur Facebook une déclaration filmée. Il est excédé par le confinement. Il craque. (Il craque souvent.) « J’ai cherché par tous les moyens à résister, mais je suis fatigué de ce truc. […] On comptera les morts et j’espère que tout cela n’est pas un bluff. » Le 13 mai, à la télévision (Rai, TG2), le maire prend à parti Antonio Misiani, vice-ministre de l’Économie ; il le tutoie, hurle, l’insulte. Il incarne la colère populaire. Le 24 mai, sur Rai 1, nouvelle déclaration polémique : « Je le dis aux Italiens, venez à Venise. Nous, nous pensons que le gouvernement ne fait plus rien, mais c’est mieux comme ça. On s’arrange sans lui. Les touristes aussi s’arrangent pour venir. Bien sûr, on aurait besoin de quelques ministres de bonne foi qui pensent au déficit de 115 millions que la Ville aura cette année, nous sommes complètement fauchés, mais on ne fera pas la manche. […] S’il y a quelque chose que je sais faire, ce n’est pas de la politique, mais de l’argent : il faut faire confiance aux personnes. Nous prenons la tête d’un mouvement lancé par les actifs. Nous continuons avec nos gondoliers, nos taxis, nos restaurants. » Si seulement Luigi Brugnaro savait « faire de l’argent » comme il l’affirme, sacité ne serait pas une des grandes villes les plus pauvres d’Italie.

On a eu tort de privilégier la quantité sur la qualité. On s’est appauvri

Jeune et talentueux producteur de cinéma périodiquement impliqué dans le renouvellement de la vie politique vénitienne, Marco Caberlotto dénonce l’inertie de la municipalité alors que l’état d’urgence étend ses compétences. Les impératifs sanitaires permettraient de contrôler les flux touristiques, à travers une planification urbaine (structures d’accueil, hôtels) et des transports.

Des raisons d’espérer

Bepi d’Este, 76 ans, chargé des relations entre la Ville et les îles de la lagune, croit malgré tout en une régulation naturelle du marché du tourisme suite à la crise du Codiv-19. « Rien ne sera plus comme avant », affirme-t-il. Il évoque avec émotion l’époque de Vacances à Venise (1955), où Katharine Hepburn incarnait « la touriste comme on l’on aime ». Il est vrai que la Venise de l’ère du Covid évoque magnifiquement ces images d’antan. « Les Chinois, les Japonais… ils ne reviendront pas. Ils ont peur. Et les voyages seront plus coûteux. Les B&B low cost vont fermer. Pensez à ces investisseurs qui ont acheté des petits appartements pour les louer aux touristes. Ils vont vendre. Seuls les meilleurs resteront. La Ville doit profiter de l’occasion pour appliquer une bonne stratégie marketing en s’adressant aux visiteurs éclairés. »

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Ce n’est pas gagné… Cependant, depuis le déconfinement, on voit accourir de nombreux visiteurs qui ne ressemblent pas à ceux auxquels nous étions habitués. Ils viennent du continent, de Vérone, de Vicence, de Padoue… Propriétaire d’un café à Rialto, Marco a pu, pour la première fois, installer cinq tables dans la rue : « Les affaires reprennent ! » J’y passe tous les jours, toutes les tables sont prises. J’y croise un agent immobilier, lui-même étonné par la rapide éclosion des demandes de visites de la part des acheteurs, principalement des ménages italiens.

Sur le pont du Rialto, Venis, 28 mars 2020 © Fondazione delle Arti - Venezia
Sur le pont du Rialto, Venis, 28 mars 2020 © Fondazione delle Arti – Venezia

Tout d’abord exclu du retour aux affaires à cause des règles de distanciation, Arrigo Cipriani, le propriétaire du Harry’s Bar, annonce qu’il va pouvoir ouvrir. L’Aman, un de plus beaux palaces du Grand Canal, avait fait un trait sur sa saison estivale : il ouvre finalement le 18 juin, et le Danieli à la fin du mois. Au Lido, l’Excelsior ouvre sa plage privée. Les hôtels de luxe et les restaurants gastronomiques annoncent des tarifs attractifs. Partout, le meilleur est à portée de main. Plus que jamais, on dénonce les mauvais choix des dernières décennies. On a eu tort de privilégier la quantité sur la qualité. On s’est appauvri. Avec 30 millions de visiteurs annuels, Venise devrait être une des villes les plus riches d’Europe. L’Italie devrait être la première destination culturelle au monde. Les pouvoirs ont vu le patrimoine comme une dépense. Ils n’ont pas su en faire une source de recettes.

La consommation touristique vénitienne demande à être encadrée. La ville est fragile, mais les lois du marché sont de retour : dans le centre historique, les prix n’ont jamais été si bas. On a besoin de liquidités. Faute d’une politique volontariste, qu’est-ce qui empêchera le visiteur low cost de revenir plus vite que prévu ? Ces jours-ci, c’est l’augmentation du prix du billet d’avion qui joue en notre faveur. Mais combien de temps cela durera-t-il ? Politiques et commerçants ont en commun de voir le court terme : sa réélection pour l’un, sa recette pour l’autre. Or, si le changement ne peut pas venir des pouvoirs publics, il faut compter sur une providentielle régulation du marché. Et le marché vénitien, fort complexe, repose sur une atomisation de petites structures dont le fourmillement anarchique brouille l’écran. Pensons à Katharine Hepburn et prions pour que le temps béni que vit Venise ne soit pas une parenthèse enchantée…

Jeanne d’Arc: par bon cœur et bon sens

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Michel Bernard Photo: Hannah Assouline

Michel Bernard narre la réhabilitation de Jeanne d’Arc dans un roman original: Le Bon Sens. Il y imagine que le célèbre portrait du roi Charles VII de Jean Fouquet aurait été peint sur celui d’Agnès Sorel…


De Jeanne d’Arc, Michelet disait qu’elle avait « mené son action par bon coeur et par bon sens ». Le bon coeur, c’est le courage, la générosité. Mais le bon sens ? Nous n’aurons pas vu, le 31 mai, le visage qu’avait la Pucelle, lors des fêtes à Orléans. Occasion rêvée de nous plonger dans le livre de Michel Bernard, Le Bon sens qui fait suite à Le Bon coeur, paru, en janvier, aux éditions de la Table Ronde. 

L’histoire dans l’Histoire

L’Affaire d’Arc, c’est l’Affaire du siècle de la guerre de Cent Ans. On connaît bien l’histoire du procès de condamnation. Moins bien celle du procès en réhabilitation, dix-huit ans après la mort de Jeanne. C’est elle que choisit de raconter Michel Bernard. En novembre 1449, Charles VII entre à Rouen. Le chanoine Guillaume Manchon, greffier archiviste du procès, se souvient. Que s’était-il passé, du 9 mai au 12 mai 1431, dont témoignent les feuillets qu’il conserve précieusement dans des sacs de jute ? Le 15 février 1450, Charles VII signera la lettre qui permet de diligenter un nouveau procès. Il ne s’agit pas pour l’auteur de reconstitution historique mais d’évoquer l’enquête tenace du noyau pur et dur de ceux qui veulent rendre justice et honneur à la Pucelle. Ce qui nous vaudra, au fil des chapitres, de beaux portraits des acteurs de cette histoire, issus des plus hauts milieux ecclésiastique et universitaire. Ce premier chapitre qui se clôt sur un secret reçu en confession attise la curiosité du lecteur. 

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La toile de fond, c’est la reconquête et l’unité du royaume par Charles VII. Comme dans le Bon coeur, Michel Bernard a l’art d’intégrer les actions dans les saisons et les paysages d’une grande poésie. Voici la Normandie, quand les « fumées s’effilochent dans le ciel de feutre ». Les ciels de Loire au « bleu à peine mouillé qui se prolonge loin dans l’automne qui remplissait le roi d’une jouissance très douce et pénétrante ». Voilà le Barrois dont Michel Bernard est natif comme Jeanne, avec les étangs gelés de la Woëvre. Dans cette page de notre histoire, Rome n’est pas oubliée où s’instruit la cause de Jeanne. En 1453, l’annonce de la prise de Constantinople parvient en France. 

Les peintures de Fouquet

La trouvaille du romancier ? C’est d’avoir fait naître, de l’argumentaire politique et religieux, la surprise du « bon ressort au bon moment ». La mort, en couches, d’Agnès Sorel, la maîtresse très aimée, anéantit le Roi. Les fidèles de Jeanne se servent de ce désarroi pour susciter chez le Roi le désir de réhabiliter celle qui lui a donné le trône. Dans une mise en abîme ingénieuse, l’écrivain tisse une histoire entre les personnages, grâce aux tableaux du peintre Jean Fouquet.

Portrait de Charles VII, par Jean Fouquet, musée du Louvre.
Portrait d’Agnès Sorel d’après Jean Fouquet, Château Royal de Loches

Agnès Sorel avait fait réaliser d’elle un portrait que le roi emportait partout avec lui, enchâssé dans un retable. Agnès y était représentée, le sein gauche débordant du corset délacé. Or, il est au musée des Beaux Arts, à Anvers, un diptyque peint par Jean Fouquet, vers 1452, représentant une Vierge allaitant l’enfant Jésus, au sein très découvert dans un corsage délacé, dont le modèle, dit la tradition, aurait été Agnès Sorel. L’autre tableau de l’histoire est au Louvre : c’est celui, très célèbre, de Charles VII peint aussi par Fouquet. C’est là que Michel Bernard imagine que le Roi, voulant se délivrer de l’image obsessionnelle de « la belle embaumée » en s’unissant à elle pour l’éternité, demande au peintre de passer au blanc de céruse le tableau d’Agnès, après en avoir fait une copie, et de le reproduire, lui, le Roi, sur le corps d’Agnès. Laissons au lecteur le plaisir de découvrir le dernier avatar d’Agnès Sorel dans le diptyque de Melun qui représente le trésorier du Roi en donateur. Quels liens secrets unissent tous ces personnages ! Est-ce fantasme de romancier ? Une radiographie du portrait de Charles VII a fait apparaître, sous la figure du Roi, une Vierge, aux mêmes contours que ceux du diptyque. Ces peintures qui en recouvrent d’autres, effacées, sont fréquentes dans l’histoire de la peinture.

Un Charles VII complexe et attachant 

La figure de Jeanne, elle, c’est dans les yeux de ceux qui l’ont connue qu’elle vient à nous, diffractée, poétique, faite de nostalgie et de gaîté. Comme on l’entend « la voix » de cette fille du Barrois, « à l’éloquence rustique et fraîche » si différente de celle des clercs et qui savait si bien répondre aux questions sèches et abstraites « en allant plus haut qu’elles » ! À travers les yeux de Fouquet peignant le Roi, nous pénétrons dans la mémoire de Charles VII où remonte sa rencontre avec la Pucelle, dans la grand salle du château de Chinon. Jeanne l’avait « flairé comme un chien de chasse », reconnu et réconforté, lui, le gentil dauphin, méconnu, mal aimé. Elle lui avait rendu le trône. Il l’avait abandonnée ? C’était plus compliqué que ça. Charles VII, au visage las et majestueux, nous apparaît ici — et c’est une belle surprise— un personnage complexe, attachant. Quant au peintre Fouquet, il aurait aimé attraper le mystère de Jeanne et « le faire voir car elle était une énigme pour le royal modèle… qu’il était en train peindre. » Ce bel éloge de la peinture faite pour rendre, mieux que tout art, le mystère des êtres, n’étonnera pas les lecteurs de Deux Remords de Claude Monet.

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À ce livre foisonnant, écrit dans une langue si maîtrisée, superbement mis en page et illustré, l’auteur a mis en exergue une citation de de Gaulle — « l’honneur, le bon sens, l’intérêt supérieur de la patrie » — une autre de Villon, tirée de son Epitaphe — « tous hommes n’ont pas bon sens rassis ». C’est sur un concours de poésie auquel participe Villon que se clôt cette fresque historique. Hommage est ainsi rendu à « la fraîcheur native du français » parlé par Jeanne : à son « bon sens » et à celui de ceux, épris de vérité, qui, loin des ruses et des calculs, l’ont servie si droitement. Avec cette folle histoire pleine de bon sens, Michel Bernard écrit là une page vraiment originale de notre grand mythe national.

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Adriatique, sortir de la masse

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Plage de Dubrovnik (Croatie), juillet 2013 © Sébastien Boisse / Photononstop / AFP

De Rimini à Dubrovnik, les rives italienne et balkanique de la mer Adriatique ont trop souffert du tourisme intensif. Les professionnels du voyage cherchent un autre modèle, plus lent, écologique et rentable. Enquête.


« Non mais vraiment, qu’est-ce qui t’a pris d’aller mourir à Rimini ?! […] À côté de Rimini, même Palavas a l’air sexy ! Car à côté de Rimini, La Grande Motte ressemble à Venise… » chantent les Wampas. Pourquoi la station balnéaire phare de la Riviera romagnole traîne-t-elle une réputation de bétaillère à touristes ? À l’est de l’Italie, Rimini a suivi la trajectoire typique des lieux de villégiature : création du premier établissement balnéaire en 1843, réservé à l’aristocratie européenne, émergence du tourisme petit-bourgeois durant la période fasciste, essor du tourisme de masse après-guerre. Malgré l’étendue de ses plages sablonneuses, la douceur de son climat et la beauté de ses fonds marins, l’étoile de Rimini a sacrément pâli depuis les années 1980. La faute à la bétonisation galopante, ses plages noires de monde, une offre hôtelière vieillissante, sans compter la pollution qu’engendre le tourisme all inclusive. Résultat des courses : Rimini est bel et bien devenu un Palavas-les-Flots transalpin largement boudé par les étrangers.

Deux cent cinquante kilomètres plus au nord, une belle engloutie polarise les critiques adressées au tourisme de masse : Venise, que les gigantesques bateaux de croisière et les embouteillages humains ont transformée en Luna Park. Comme les Barcelonais et les Florentins, un nombre croissant de Vénitiens ne se résolvent pas à perdre leur âme pour gagner leur vie.

Confusément, avant même la suspension des vols internationaux et la fermeture des frontières, les professionnels du voyage percevaient l’obsolescence du modèle productiviste, versions Rimini ou Venise, et s’employaient à imaginer le tourisme de demain. De la côte dalmate (Croatie) à la région italienne des Marches en passant par Trieste et la Slovénie, un périple adriatique nous donnera un aperçu des mutations en cours.

Croatie : la Tunisie de l’Europe

Inutile de traverser la Méditerranée pour découvrir une contrée perfusée au tourisme. Avec 4 millions d’habitants et cinq fois plus de touristes accueillis l’an dernier, la Croatie est la Tunisie de l’Europe. 20 % de son PIB dépend de ce secteur particulièrement sensible aux fluctuations mondiales. Le fiasco de la saison – entre 60 % et 80 % de touristes en moins – annonce une hécatombe. « La Croatie dépend encore plus du tourisme que l’Égypte de la monoculture du coton il y a cinquante ans… Imaginez qu’un terroriste islamiste bosniaque mette une bombe à Split, la saison est finie ! » conjecture le chef d’entreprise Bogdan Siminiati. Privée d’industrie lourde depuis l’indépendance (1991), après avoir été le deuxième poumon industriel de la Yougoslavie communiste avec ses chantiers navals et ses usines, la Croatie a investi sur ses atouts naturels (soleil, mer, un archipel unique d’un millier d’îles) dès la fin des années 1950, bien avant la chute du titisme. « Au début des années 1960, ils ont commencé à bétonner et à construire des hôtels en masse. Même au plus dur du régime de Tito, tous les hôtels étaient pleins l’été. Anglais, Américains, Français et Allemands affluaient à Dubrovnik », se souvient Siminiati. Brouille yougo-soviétique oblige, les ressortissants du bloc de l’Est n’avaient pas le droit de s’y goberger.

Un demi-siècle plus tard, les Croates prennent conscience des limites du tout-tourisme. Comme Tunis, saignée par la moindre crise du secteur, Zagreb déplore la faible consommation moyenne de ses visiteurs étrangers attirés par les forfaits tout compris. Mais tandis que l’artisanat tunisien peste contre les touristes allemands ou russes qui ne rapportent au pays que des babioles sans valeur, l’offre croate en matière de shopping est plutôt maigre. « Depuis dix ans, les Croates voudraient attirer des clients avec des poches un peu plus profondes, persifle Bogdan. Or, lorsque vous allez en France dans un camping près de Nice, le jour où il pleut, vous avez de quoi dépenser en ville. Alors qu’à Split ou Rijeka, il n’y a pas grand-chose à acheter, ni de sacs, ni de souliers… » Même topo sur la splendide île de Vis, au large de Split, dont on ne peut guère rapporter que miel et lavande en guise de souvenir. Afin de monter en gamme et d’accroître le nombre moyen de nuitées, le pays construit de plus en plus d’hôtels-boutiques quatre ou cinq étoiles.

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La bataille qui oppose tourisme de qualité et tourisme de masse se prolonge sur tous les fronts, de la terre à la mer. Ainsi, les millions d’arrivées par les airs (aujourd’hui grandement contrariées !) n’empêchent pas la croissance du trafic routier. Camping ! Le mot est lâché. Loin de l’image d’Épinal du prolo en marcel, les Autrichiens, Slovènes ou Allemands écumant la Croatie dans leur camping-car à 30 000 ou 40 000 euros n’ont rien de pauvres. Réalisant pratiquement un quart des nuitées, ils paient leur place assez cher, restent plus longtemps, visitent plusieurs sites et dépensent davantage. Vestiges grecs ou romains, théâtres et parcs nationaux comptent davantage sur cette clientèle moyenne supérieure que sur les masses impécunieuses charriées par les tour-opérateurs. « L’entrée du parc national des îles Brioni coûte 30 euros par tête de pipe, ce qui revient à 120 euros pour une famille de quatre. Les touristes qui viennent en masse restent dans leur hôtel trois étoiles ou leur appartement et consomment surtout de la bière et du vin », assure Siminiati. Chaque année, le festival de musique électronique Ultra Europe de Split draine pendant une semaine 150 000 spectateurs venus de tout le continent, la ville n’en peut mais. La consommation d’alcool et d’autres substances ne compense pas les nuisances et le manque à gagner provoqués par l’afflux de taxis clandestins ukrainiens et de prostituées roumaines.

Sur le front maritime, la lutte oppose les grands navires de croisière aux bateaux de location à taille plus humaine. Les premiers exaspèrent les autochtones tandis que les seconds restent le moyen le plus plaisant d’arpenter les côtes croates. Si la peur du confinement aux côtés d’éventuels malades pénalise aujourd’hui le croisiérisme, depuis quelques années, le secteur est saturé. Chaque débarquement de paquebot signifie au bas mot 2 000 touristes déchargés à quai, ce qui gonfle le nombre de visiteurs, mais dépasse les capacités d’accueil. À Dubrovnik, trois bateaux de croisière suffisent à bloquer l’étroite entrée de la vieille ville. Devant l’engorgement et la grogne des riverains, le nombre d’escales a été divisé par deux… On pourrait également brandir l’argument écologique pour défendre les bateaux à moteur ou à voile face à ces gros mastodontes. Sans violenter les paysages ni étrangler les ports, à raison de 120-150 euros la nuit, les bateaux de location font tourner l’économie et la restauration jusqu’aux rives de la Bosnie et du Monténégro. Cette année, avec la crise du transport aérien et des croisières, la tendance est à la démondialisation : la Croatie aux Croates… et aux Slovènes ! Comme au bon vieux temps de la Yougoslavie.

Trieste : contre Venise, tout contre

Il faut dire qu’un mouvement centripète rapproche Slovènes, Croates et Italiens d’Istrie. Durement éprouvée par les exactions fascistes et communistes, la sphère adriatique panse les plaies du passé depuis une quinzaine d’années. Plutôt que de concurrence, le syndicat d’initiative de la région Frioul-Vénétie Julienne préfère parler de complémentarité entre une Slovénie tentée par le tourisme écolo, une Croatie qui se positionne sur le marché des voyages sportifs, religieux et culturels, et la sublime Trieste. « Le tourisme a explosé, surtout ces cinq dernières années, observe Gwendoline Nassivera, commandant de remorqueur du port. Il y a vingt ou trente ans, c’était assez marginal, avec soit des voyageurs très pointus passionnés par l’histoire de Trieste, soit des gens de passage qui allaient en Croatie. » Le charme suranné de la ville aux façades austro-hongroises explique sans doute sa popularité auprès des Allemands et des Autrichiens, davantage attirés par le cachet culturel de Trieste que par ses plages de bitume en bordure de trottoir.

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C’est contre, tout contre Venise, que l’ancien port de l’Autriche-Hongrie a affirmé son identité touristique. Piazza Unità d’Italia, plus grande place d’Europe donnant sur la mer, on croise fréquemment un grand bateau de croisière détourné de Venise pour mouiller à Trieste. « L’administration de Venise essaie de réduire l’arrivée des gros paquebots. Trieste propose aux bateaux d’accoster, puis aux touristes de rejoindre Venise en train ou en car », explique Gwendoline. L’initiative ne semble pas – pour l’instant ? – susciter le courroux de sa population, ravie de cette nouvelle manne touristique. Dans ce pôle de recherche scientifique à l’image jadis austère, des investisseurs privés se ruent sur Airbnb pour louer leurs appartements, Hilton ouvre un hôtel DoubleTree et l’économie locale profite à plein des projets d’agrandissement portuaire. Depuis le rachat par la Chine de la partie transport de containers du port, la route de la soie passe aussi par Trieste.

L’avenir en Marches

L’effet repoussoir du voyage organisé favorise des destinations longtemps délaissées. Juste au sud de Rimini, la région des Marches incarne parfaitement la contre-programmation touristique en vogue maintenant que les grands spots n’ont plus la cote. Avec son littoral méconnu, ses grottes, ses collines, ses montagnes et ses cités d’art, l’ancien État pontifical sort peu à peu de l’anonymat. « Notre tourisme n’a jamais été de masse, mais étalé et culturel. Les Marches sont un musée diffus », résume Claudia Lanari, responsable du service développement et valorisation de la région. Si Urbino est sa tête de gondole classée par l’Unesco, abritant la maison natale de Raphaël et un palais ducal, la cité de Cesare Borgia n’épuise pas la richesse patrimoniale du cru. Aux esthètes qui visiteront Recanati, la ville du poète Leopardi, il faut ajouter les mordus de la petite reine amateurs d’un tourisme de plein air (outdoor) que les Marches valorisent dans leurs publicités. À 70 % italiens, les visiteurs de la région pratique la pérégrination lente, notamment lors des mariages. Nombre de fiancés – italiens, allemands, néerlandais ou britanniques – jettent leur dévolu sur un village pour y louer une place, un point panoramique ou un théâtre historique et y convoler des jours durant avec amis et famille.

Village de Montefalcone Appennimo, dans la région des Marches (Italie) © Destinazione Marche
Village de Montefalcone Appennimo, dans la région des Marches (Italie) © Destinazione Marche

Les bed and breakfast et gîtes locaux applaudissent ce tourisme lent. On est loin des queues de touristes chinois devant Florence, Venise ou Sienne. « Désormais, ce type de tourisme est peut-être dépassé et insoutenable à long terme, plaide Claudia Lanari. Beaucoup de touristes ont un programme de visite impressionnant en Italie : ils parcourent parfois au pas de course cinq grandes villes en trois jours ! Il est important de mieux répartir le tourisme sur le territoire et de faire découvrir des particularités cachées. » Un vœu pieux ? Dans la Botte, on ne badine pas avec un secteur qui représente un emploi sur sept. À l’avenir, sans remettre en cause la liberté de voyager, « les tour-opérateurs pourraient proposer plus de territoires afin de ne pas engorger une seule ville », suggère Claudia Lanari. Reste qu’il est plus facile de critiquer le modèle économique intensif dominant lorsqu’on reste tenu à l’écart des grands flux intercontinentaux. Tout en développant leur offre alternative et durable, les Marches cherchent ainsi à multiplier les liaisons internationales de l’aéroport d’Ancône-Falconara. Qui sait si l’avenir appartient aux petits qui se rêvent grands…

Méchoui et pot-au-feu

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J’aime beaucoup le méchoui mais je déteste le pot-au-feu halal. Le premier se mange avec gourmandise. Le second a un rapport étroit avec l’eau de vaisselle.


C’était une belle journée de mars dernier. Je me rendais chez mon fils qui m’avait invité à diner. Au menu : un pot-au-feu. Il savait que j’adorais ça.

Mon taxi quitta la porte de Montreuil pour s’engager dans la rue de Paris où les kebabs alternent avec les boucheries halal. Nous fûmes ralentis par un embouteillage imprévu. Le taxi demande à un commerçant du coin ce qui se passait. « Mais comment, vous ne savez pas ? Il y a aujourd’hui un match important des quarts de finale du championnat de foot d’Algérie ». Effectivement un événement de cette importance n’aurait pas dû nous échapper.

Devant nous, à quelques dizaines de mètres, les téléviseurs des cafés hurlaient en arabe : la retransmission du match. La rue était barrée par des « jeunes » qui tenaient une banderole aux couleurs de l’Algérie. Les voitures étaient obligées de passer lentement en-dessous.

Comme j’ai mauvais caractère et que je n’aime que le drapeau tricolore je demandais au taxi de prendre un autre itinéraire. Il manœuvra, reçu en échange quelques coups de pieds dans sa carrosserie. Mais avec une somme astronomique au compteur m’amena à bon port. Mon expédition montreuilloise avait bien mal commencé. La suite fut pire encore.

Mon fils m’attendait la gueule enfarinée. « Tu peux venir dans la cuisine ? ». Je le suivis. Il s’arrêta devant la marmite ou mijotait le pot au feu. « Goûte s’il te plait ». Je goûtais. Je recrachais. C’était infâme.

« Je ne comprends pas » me dit-il l’air penaud. « Mais tu l’as achetée où ta viande ? », lui demandais-je. « Ben, à la boucherie de la rue ». « Et c’est quoi comme boucherie ? ». J’entrepris de lui expliquer que le bœuf halal avait à peu près autant (ou aussi peu) de goût que le bœuf cacher. En bas de sa maison, il y avait un restaurant chinois. Nous y allâmes. Nous mangeâmes un sauté de crevettes et un canard laqué.

J’aime beaucoup le pot-au-feu. On en fait un délicieux au Bouillon de la rue Racine. J’aime également le méchoui. Il y en a un formidable à L’Étoile d’Agadir, avenue Michel-Bizot. Le patron de ce restaurant s’abstient sagement de cuisiner un pot-au-feu. Et celui du Bouillon se garde bien de servir du méchoui. Tous deux sont faits pour s’entendre.

Ps : Cet article me paraît quand même un peu trop restrictif. Pour les vrais gourmets – et il n’y a de vrais gourmets qu’antiracistes – un site propose une liste de restaurants tenus par des « racisés » noirs ou arabes. Le site veut que « l’argent ruisselle du bon côté ». Voilà une vraie et bonne action : il ne faudrait pas que l’argent ruisselle dans les poches de quelconque lyonnais, niçois ou breton. Là vous trouverez les meilleurs endroits pour déguster un ragoût de buffle accompagné de manioc ou un tajine aux olives (pour le méchoui vous savez déjà). N’y cherchez pas de restaurant où l’on sert de la carpe farcie ou du foie haché. Ils sont disqualifiés.

Ce que les Palestiniens pensent d’Israël

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jacquot grunewald israel palestine
Auteurs : Mahmoud Illean/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22459985_000004

Dans Israël sur sa terre. Ce qu’en disent les Palestiniens, Jacquot Grunewald nous donne rendez-vous l’an prochain à Jérusalem.


Imaginant une réponse à la Lettre à un ami juif d’Ibrahim Souss, Jacquot Grunewald éclaire un élément majeur du blocage du règlement du conflit israélo-arabe, à savoir le « narratif palestinien ». A partir du refus de la résolution de l’ONU de novembre 1947 par les pays arabes, s’est en effet construit un discours « qui dénie aux Juifs leurs droits sur leur terre et qui prétend nier leur passé à Jérusalem ainsi que leur identité ». Ce récit fantasmatique qui plonge ses racines dans une tradition musulmane antijuive ancestrale, « rythme toutes les négociations refusées ou inachevées » et est largement partagé désormais au-delà même du Moyen-Orient.

Imaginer une convivialité institutionnelle

Jacquot Grunewald va tenter de déconstruire ce narratif d’une part en rappelant à grands traits l’histoire millénaire des Juifs sur leur terre jusqu’à l’époque contemporaine, d’autre part, en analysant la vison que les Arabes ont des Juifs à partir de la domination musulmane sur le Yichouv (communauté juive demeurée et revenue en terre d’Israël), enfin en imaginant une forme de convivialité institutionnelle entre Juifs et Arabes par delà « la solution à deux Etats » qui semble dépassée aujourd’hui. Partisan à l’origine, de la création d’un Etat palestinien indépendant, Jacquot Grunewald développe ses arguments de façon à la fois dépassionnée et convaincante, ne contestant pas d’ailleurs, « que la présence israélienne en milieu palestinien a produit bien des souffrances, d’irréparables misères et dénis de justice (…) qui engagent la responsabilité citoyenne et biblique de chaque Israélien ».

Si Jacquot Grunewald affirme que ce coin de terre entre la Méditerranée et le Jourdain appartient aux Juifs, c’est parce qu’en droit foncier il leur est « aliéné » et que personne ne pouvait être autorisé à l’occuper. Mais sa perspective n’est pas religieuse pour autant : la Bible est certes la première référence du droit de propriété des juifs sur cette terre, elle en constitue le premier cadastre. Et un ouvrage tiré de la Bible qui pourrait s’intituler « Le Cadastris », réunirait « un choix de certificats d’Isaïe, d’Amos, de Michée, de Jérémie, d’Ezéchiel… ». Toutefois, ce document serait fondé en Histoire et non pas sur une « révélation » ou sur un texte « sacré » : « Dieu en fut-il l’inspirateur ? La question importe peu, dit Grunewald. Ce qui compte, c’est que ce sont des hommes, conducteurs d’Israël, des êtres de chair et de sang comme vous et moi, qui proclament dans cette charte que la terre d’Israël est inaliénable. Ni le monde chrétien pour laquelle la Bible hébraïque est… parole d’Evangile, ni le monde musulman selon qui les Juifs l’ont faussée (CQFD) ne pouvaient l’ignorer ».

Des persécutions à l’éternel retour

Certes, depuis Nabuchodonosor, puis les empereurs romains avant et après leur christianisation, Titus, Hadrien, Constantin, les Juifs n’ont cessé d’être chassés de leur terre et d’y être persécutés, pour ceux qui y étaient restés. Cela dura pendant les sept siècles chrétiens en « terre sainte ». Et cela continua, à partir de l’invasion musulmane en 640, des Omeyyades aux Fatimides en passant par les Abbassides jusqu’aux Turcs Seldjoukides. Mais les Juifs sont toujours revenus et ont perduré en Israël. On assista périodiquement à différentes aliaya et notamment celles du 17 au 19e siècle. « Qui dans le monde, pouvait ne pas entendre ce cri des Juifs entre deux pogroms: « L’an prochain à Jérusalem » ! La formule, qui exprimait l’infinie nostalgie de Sion, est relevée dès le XIe siècle en terre ashkénaze et sépharade pour, finalement, servir de credo au sionisme ».

Comment en effet prendre au sérieux l’affirmation selon laquelle Jérusalem n’a rien à voir avec les Juifs ? Pourtant, une résolution de l’Unesco adoptée en octobre 2016 le prétend ! C’est que le narratif palestinien s’est progressivement constitué comme un discours hégémonique, contre toute évidence et à certains égards, contre une tradition arabo-musulmane elle-même : « les musulmans ont envahi la Palestine au VIIe siècle (…) et pendant treize siècles, pas un seul n’a jamais songé à nommer Jérusalem capitale d’une quelconque territorialité arabe ». Au demeurant, les Arabes « ont-ils jamais donné aux Juifs le sentiment que leur place était parmi eux, citoyens égaux, au sein des États arabes ? Si le mot « pogrom » est d’origine russe, celui de « farhud » est arabe. Il désigne le massacre par les foules arabes de 175 Juifs, du millier de blessés, des femmes violées à Bagdad, pendant la Pentecôte juive en 1941 ».

Le fiasco d’Oslo

Ainsi, Grunewald rappelle « la constance du refus arabe ou musulman : 1937 (Commission Peel), 1947 (vote de l’ONU), 1967 (les trois « non » de Khartoum), 2000 (Ehoud Barak à Camp David), puis les « paramètres Clinton », ceux d’Ehoud Olmert en 2008, sans parler des propositions Kerry en 2014… » Et pour finir, le Plan de Donald Trump, rejeté avant toute discussion. Alors on est en droit de s’interroger comme le fait Jacquot Grunewald : « peut-on ne pas tenir compte de l’échec d’Oslo ? » Bien qu’en 1998, le Conseil National palestinien ait accepté d’abroger les articles de la charte palestinienne qui appelait à la destruction d’Israël, l’Intifada al-Aqsa remit tout en cause en 2000. Pourtant, les accords signés en 1998 prévoyaient l’abandon aux Palestiniens entre autres et pour un premier temps, de Bethléem, Jéricho, Sichem, de la bande de Gaza et de trois autres villes. Ces accords qui furent reformulés et précisés en 2000 à Taba par Ehoud Barak qui y avait ajouté la reconnaissance de Jérusalem comme double capitale, devaient conduire à la paix. Alors, avec raison, « Arié Shavit, éditorialiste écouté de Haaretz, qualifiait la seconde intifada de « révolution copernicienne ». Elle fit 453 victimes en Israël, sans compter les blessés et rendaient au narratif palestinien la couleur sang ».

Depuis lors, la « solution à deux États » est devenue chimérique. L’avancée désormais systématique des implantations juives en Judée-Samarie ne répond-elle pas à ce qui manifestement est une fin de non recevoir définitive de la part des Palestiniens ? Seule Israël est condamnée régulièrement à l’ONU, pourtant la partie arabe ne devrait-elle l’être aussi fréquemment pour les intifada, les « marches du retour », les roquettes et les mortiers ou même les ballons incendiaires envoyés depuis la Bande de Gaza ? Et l’Autorité palestinienne de Ramallah n’est pas en reste. Ainsi, en 2013, « le professeur Mohammed Dajani Daoudi, repenti du Fatah, descendant d’une prestigieuse famille palestinienne de Jérusalem, qui avait publié plusieurs articles prônant l’étude de la Shoah en milieu arabe, organisait, lui, le premier voyage d’étudiants palestiniens à Auschwitz », il fut traité de vendu et menacé de mort, puis contraint à la démission de son poste à l’université Al-Qods.

Penser l’impensable

Car « le comportement des populations musulmanes envers les Juifs de Palestine n’a pas été uniforme à travers les siècles. Lors du pogrom d’Hébron (en 1929) des Arabes ont porté secours aux blessés juifs ». Et on sait « depuis longtemps que les Arabes d’Israël ne souhaitent pas vivre dans un État palestinien. Les avantages sociaux en Israël d’une part, le régime institué par Mahmoud Abbas de l’autre, auraient pu suffire à l’expliquer. Mais là ne s’arrête pas leurs sentiments. Parmi les Arabes qui ont voté pour la première Liste arabe unifiée aux législatives de mars 2015, 65% se déclaraient fiers d’être Israéliens ». Aujourd’hui, soixante-dix ans après la création du petit État d’Israël, alors que les Juifs d’Europe avaient failli être totalement exterminés et que Ben Gourion avait accepté de partager la terre pour que s’y fonde un État arabe aux côtés de l’État juif, les options du passé sont caduques. Jacquot Grunewald nous invite à nouveau à « penser l’impensable ». Sans intermédiaire, « des femmes et des hommes d’Israël et des femmes et des hommes de la Oumma arabe » collaborant comme ils l’ont fait dans une salle d’hôpital en Israël, soignant des centaines de Palestiniens blessés et malades amenés de la Bande de Gaza. « Les Arabes d’Israël (20% de la population) ne pourraient-ils être les catalyseurs d’un début de symbiose judéo-palestinienne ? ». Pour esquisser une sorte de confédération de territoires autodéterminés, collectivités territoriales cantons, où « un scrutin permettrait à chacun de décider de sa nationalité ».

Jacquot Grunewald n’en dit pas plus. Mais tous ceux qui comme lui, ont sincèrement défendu la création d’un État palestinien vivant en paix à côté de l’État d’Israël, sentent bien qu’il leur faut renoncer à cet espoir dépassé. Comme les bâtisseurs d’Israël ont hier réalisé l’impensable, il nous faut imaginer un nouvel impensable pour que celui-ci devienne à son tour réalité demain sur la terre d’Israël. Ce livre de Jacquot Grunewald y apporte sa pierre.

Jacquot Grunewald, Israël sur sa terre. Ce qu’en disent les Palestiniens. (Ed. Tsipa Laor, 2020)

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